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10.07.2025 à 21:00

« Le déficit : un choix politique » avec Christophe Ramaux et Liêm Hoang-Ngoc

Le gouvernement Bayrou prétend que la France dépense trop. Mais la réalité est toute autre : le creusement du déficit depuis 2017 et l’arrivée de Macron au pouvoir vient avant tout des baisses massives d’impôts sur le capital et les entreprises — près de 60 milliards d’euros par an. Alors que les plus riches bénéficient … Continued
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Le gouvernement Bayrou prétend que la France dépense trop. Mais la réalité est toute autre : le creusement du déficit depuis 2017 et l’arrivée de Macron au pouvoir vient avant tout des baisses massives d’impôts sur le capital et les entreprises — près de 60 milliards d’euros par an.

Alors que les plus riches bénéficient d’un système fiscal taillé sur mesure, on exige 40 milliards d’économies qui frapperont l’éducation, la santé, l’investissement public et une fois de plus, des millions de ménages français modestes.

Cette politique récessive n’est pas une nécessité économique, c’est un choix idéologique. Pendant ce temps, les ultra-riches et héritiers défendent bec et ongles leurs privilèges tout en faisant un lobbying acharné auprès d’un pouvoir largement acquis à leur cause. Il est désormais temps de remettre la réforme fiscale au cœur du débat pour ne pas tomber dans un chaos politique et social. Sans justice fiscale, pas de transition, pas de redistribution, pas d’avenir.

Pour en discuter, Haussman Vwanderday a reçu le mardi 8 juillet deux économistes de renom : Christophe Ramaux, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne, membre des Economistes atterrés et Liêm Hoang-Ngoc, économiste et ancien député européen

10.07.2025 à 10:59

Les Irresponsables, par Rodophe Bocquet

Première partie : « Chacun pour soi et Dieu pour tous » « Assurer l’impunité du ministre pour des infractions qu’il aurait commises dans l’exercice de ses fonctions, ce serait méconnaître les exigences de la démocratie et le principe de l’égalité des citoyens devant la loi pénale. Robert Badinter (1) ». Il y a cinq ans, j’écrivais ma première chronique … Continued
Texte intégral (5709 mots)

Première partie : « Chacun pour soi et Dieu pour tous »

« Assurer l’impunité du ministre pour des infractions qu’il aurait commises dans l’exercice de ses fonctions, ce serait méconnaître les exigences de la démocratie et le principe de l’égalité des citoyens devant la loi pénale. Robert Badinter (1) ».

Il y a cinq ans, j’écrivais ma première chronique pour QG « La France a-t-elle encore un Président ? », reflétant mon effarement face à des propos d’Emmanuel Macron bouffis d’orgueil, d’une indécente légèreté et incapable de résonner avec la réalité des français-es balayés-es par la première vague Covid-19.

Parmi toutes celles et ceux qui souffrirent et souffrent encore de cette période, plus de 20.000 personnes décidèrent de ne pas se satisfaire du sort qu’il leur avait été réservé et portèrent plainte devant la Cour de justice de la République (CJR). Il s’agissait pour elles d’obtenir des réponses face à ce qui ne faisait aucun sens, l’absurde et inhumaine perte d’un proche. En juillet 2020, la CJR déclara certaines de ces plaintes recevables (2) et ouvrit une enquête sur la gestion par les ministres concernés des neuf premiers mois de la crise, de janvier à septembre 2020 (3).

Les juges et l’assassin (4), de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, journalistes au Monde, plonge au cœur de cette enquête. C’est un livre précieux, d’utilité publique.

Fabrice Lhomme et Gérard Davet sont tous deux grand reporters au Monde. Ils ont publié un livre-enquête, « Les juges et l’assassin », sur le travail des magistrats qui se sont penchés pendant 5 ans sur les décisions politiques dans la gestion de la crise sanitaire de 2020. – Photo Pascal Ito © Flammarion

La richesse du propos, sa pédagogie et sa minutie sont exemplaires ; un effort d’analyse et de synthèse colossal dont les auteurs ne sortent pas indemnes, grandis d’une empathie augmentée et accablés d’une lucidité renforcée.

Se coltiner la matière aride de cette investigation, naviguer la labyrinthique et absconse organisation du système de santé, dénouer les fils des prises de décision, se révèle un bienfaisant hommage aux victimes et aux soignants. On y découvre des juges au travail, avec intégrité et pugnacité, s’engageant sans retenue, tout en sachant qu’il n’y a dans cette histoire que des coups à prendre. A lire leur dévouement, on reprend des couleurs. Puis on blêmit.

Expurgé de sa dimension technique, ce récit prend tous les traits d’une tragédie antique, Davet et Lhomme en guise de chœur, commentant le dialogue entre les ministres et la CJR. Les turpitudes des puissants, les péripéties et les révélations, la fatalité et le pathétique, l’émergence progressive d’une sentence, rien ne manque. Les rôles titres vont à Agnès Buzyn, Jérôme Salomon, Edouard Philippe et Emmanuel Macron (5). 

La réalité se plaît à dépasser la fiction. Archétype du conflit tragique entre passions et devoir, le personnage d’Agnès Buzyn est assurément un grand rôle. Plus Hélène, Hermione, voire Iphigénie ou Phèdre, qu’Antigone ou Andromaque. 

Dès le 20 janvier 2020, la ministre apparaît sincèrement préoccupée par l’ampleur du risque à venir, alertant en vain le Premier Ministre (PM). Mais fin 2019, elle l’avait également sollicité pour lui faire part de ses ambitions municipales. Cette tension persiste longtemps (6), avant qu’un pacte faustien ne soit finalement scellé à la faveur de la pantalonnade de l’affaire Griveaux, lui offrant un dessein de sauveuse de la Macronie.

Contrairement à Philippe et Darmanin qui seront autorisés à faire campagne tout en conservant leur maroquin, Agnès Buzyn doit quitter son poste. On comprend qu’il s’agit d’une véritable trahison intime et la schizophrénie qu’elle va engendrer. Ayant abandonné le navire de son ministère en pleine tempête, elle essaiera de faire amende honorable, déclarant le 16 février à Darmanin: « S’il n’y avait pas la menace à nos portes d’une grande pandémie mondiale, la décision serait plus simple pour moi », alertant Macron le 23 février sur l’absence d’expérience de gestion de crise parmi les conseillers de l’Elysée et de Matignon et concluant « Je sais que le seul problème que nous aurons à affronter cette année va être le coronavirus », ou encore le 5 mars à Edouard Philippe « Le pire est à venir, je te l’ai toujours dit. Vous ne pourrez maintenir les élections (…). Nos hôpitaux vont déborder », et le 6 mars à Macron « Même si le premier tour des élections peut se faire (ce dont je doute fort depuis toujours)… Mon avis est de prendre des décisions fortes et rapides. Les chiffres italiens sont très inquiétants ».

Las, Macron tout à la réforme des retraites déclare: « Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sorties » et s’affiche le 6 mars au théâtre Antoine avec Brigitte.

Les municipales sont maintenues. La débâcle est totale pour Buzyn. Le 17 mars le Président déclare l’entrée en guerre contre le virus.

Quelle ironie dès lors pour cette hématologue, de se voir soumise au supplice éternel de Prométhée, que représentent ces vingt-et-une auditions par la CJR ! Un des juges lui demandera « Est-il cohérent de soutenir qu’on a suggéré la suppression des élections municipales et de s’y présenter soi-même ? ». Lors du débat des municipales du 4 mars, Anne Hidalgo demandait: « Madame Buzyn, pourquoi n’êtes-vous pas restée au ministère de la Santé ?», obtenant pour réponse aussi éloquente que concise « Parce que je veux vraiment être maire ». 

Sur un fil, dévorée par les remords, Agnès Buzyn ondule encore un temps déclarant à Edouard Philippe « Je ne perds pas mes nerfs, je suis lucide, derrière vos décisions ce sont des gens qui vont mourir » ou se confiant à Ariane Chemin du quotidien Le Monde à propos des élections « On aurait du tout arrêter, c’était une mascarade ». Mais elle choisit finalement d’ajouter au pacte signé une clause de non-agression : le silence et le déni, en échange de la garantie de ne pas servir de bouc-émissaire, d’être protégée dans la procédure et d’obtenir un nouveau poste. Mi-2021, elle sera nommée directrice exécutive de l’Académie de l’OMS, organisation qu’elle considérait pourtant « en-dessous de tout » dans la gestion de la crise.

Le personnage devient alors pour le moins antipathique, dans le dénigrement systématique de ses pairs (7), dans sa suffisance, dans l’indigence de ses lamentations. Comment Agnès Buzyn peut-elle feindre de s’étonner qu’on ne puisse être, en même temps, ténébreuse et rayonnante ? Qu’une fois passée du côté obscur, il n’y ait plus de lumière ?

Agnès Buzyn était ministre de la Santé en janvier 2020, aux débuts du coronavirus en Europe. Elle avait alerté son N+1 et le Président de la République du danger à venir avec le Covid-19, en vain. Elle a quitté le navire pour se concentrer sur la Mairie de Paris. En 2021, elle rejoindra l’Organisation Mondiale de la Santé

Au-delà des trajectoires personnelles, aussi dramatiques soient-elles, il ressort de ce livre des enseignements plus systémiques.

D’abord qu’en matière de santé publique l’État dysfonctionne. « 51 rapports, plans d’actions et circulaires officiels ont été produits par l’administration française ou le parlement entre 2001 et 2019 pour prévenir l’imminence d’une pandémie et anticiper les moyens à mettre en œuvre pour l’endiguer ». Pourtant en janvier, 2020 la France ne dispose que de 117 millions de masques, soit 12% seulement du stock recommandé. Le Général Lizurey, appelé à la rescousse de la gestion de crise interministérielle, décrit un « État profond » désorienté, en proie à l’improvisation et sans capacité de prise de décision alors qu’il faudrait une mobilisation générale. La cause de ce grand désarmement ? « Une dictature du budget ».

C’est que les Diafoirus zélotes de la saignée, ont été à la manœuvre. Le stock de masque était initialement géré par l’Eprus, un établissement public autonome avec des financements quasi pérennes, jusqu’à ce qu’il soit intégré le 1er mai 2016 au sein de Santé publique France (SPF), à l’initiative de la ministre de la Santé Marisol Touraine. Ce fut l’acte de décès d’une capacité d’action réactive, sous forme de « commando sanitaire » maîtrisant la logistique. C’est aussi le manque de moyens que Jérôme Salomon, Directeur Général de la Santé (DGS) (8), pointe dans un courrier confidentiel au secrétaire général de l’Elysée, pour expliquer les conditions d’évaporation du stock de masques détenu par l’État « La gestion du stock de masques est aussi symptomatique des déséquilibres de notre système de santé. Elle illustre la faible place de la santé publique et de la prévention (…). Elle montre la faiblesse des politiques de prévention face aux régulations budgétaires ». Un sujet que Salomon connaît bien, puisque dans le cadre du dialogue de gestion initié en avril 2018 avec Santé publique France, l’établissement a signalé « Dans la configuration de l’assiette actuelle de recettes de SPF, l’agence n’est pas en capacité de mettre en œuvre un tel plan de reconstitution des stocks ». Pour autant, la DGS et le cabinet d’Agnès Buzyn ne donneront pas suite à ces alertes sur « la réduction continue des emplois qui fragilise l’agence » (9), notamment « sa très faible capacité logistique à distribuer des produits en cas de pandémie majeure« .

N’en déplaise à Mme de Montchalin, récemment partie dans une énième croisade pour une fusion ou une suppression d’un tiers des opérateurs de l’État (10), probablement émoustillée par le fracassant succès outre-Atlantique du DOGE (11), ce n’est pas de moins d’État mais d’un meilleur État dont la France a besoin. Au cours de mes dix années passées au service de l’État et des collectivités, j’ai moi-même pu quotidiennement constater l’immense bénéfice collectif que nous pourrions retirer à ré-enchanter la fonction publique: lui redonner un sens et de la visibilité, la revaloriser, lui donner les moyens d’une action claire et cohérente dans la durée, la rendre redevable auprès des différentes parties prenantes.

« Je pense que toutes celles et ceux qui cherchent déjà à faire des procès, alors que nous n’avons pas gagné la guerre, sont des irresponsables. » Emmanuel Macron, 31 mars 2020.

Le second enseignement majeur est le besoin impérieux de faire évoluer certains aspects de notre démocratie, pour établir les conditions d’une véritable culture de la responsabilité.

On pourrait être tenté d’accabler Jérôme Salomon, ex-conseiller de Marisol Touraine. Docteur es flagornerie (12), rallié de la première heure à la Macronerie, il transmit en 2016 à Emmanuel Macron une note alarmiste évoquant « la possibilité de survenue d’un événement naturel d’ampleur, avec un impact sur un grand nombre de personnes, des dommages matériels importants, un impact financier et d’image, et des capacités de réaction dépassées (…) doit être sérieusement envisagée et anticipée. La France n’est pas prête ». Davet et Lhomme ont été bien en mal de trouver des éléments concrets de remédiation à cette situation une fois Salomon parvenu DGS.

A contrario, on découvre avec stupéfaction ses efforts pour obtenir avec succès la suppression de l’objectif d’un milliard de masques dans un rapport d’experts commandité en 2017 par SPF (13). Le prétexte avancé est qu’il n’appartenait pas au comité d’experts de se prononcer à ce sujet, eu égard au périmètre de leur saisine initiale… C’est en fait beaucoup plus simple, comme nous l’apprend cette déclaration de Salomon en février 2019 : « Comment concevoir qu’un groupe d’experts laisse penser que le stock de masques doit être autour de 1 milliard et que l’établissement pharmaceutique de SPF n’ait pas constitué des stocks à hauteur de ce qui est recommandé… ». En un mot : la réalité nous dérange, cassons le thermomètre.

« Nous sommes en guerre ». Par ces mots, Emmanuel Macron va annoncer un confinement total sur le territoire français. Une politique brutale mise en place par un Chef de l’État qui, après avoir affiché une confiance excessive, a semblé être pris de court dans sa gestion du virus

A partir de 2018, le DGS ordonnera la destruction de plusieurs centaines de millions de masques non conformes ou périmés (qui se révèleront en fait utilisables), en n’en remplaçant qu’un quart. En septembre 2019, il décide de ne pas renforcer le stock stratégique de masques. Le 7 février 2020, il fait expédier 810.000 masques chirurgicaux en Chine !

On notera que les échanges entre Buzyn et Salomon sur la messagerie Telegram, entre le 13 septembre 2019 et le 11 avril 2020, ont purement et simplement disparu, l’un et l’autre niant avoir effacé quoi que ce soit. Au printemps 2023, Salomon rejoindra Agnès Buzyn à l’OMS.

Mais le mal est plus profond.

L’enquête des juges et l’analyse de Davet et Lhomme écartent tout doute raisonnable sur le fait que plusieurs fautes majeures ont été commises :

-La mauvaise gestion de stock de masques, héritée du précédent gouvernement mais non corrigée (14), entraînant une communication mensongère pour cacher la pénurie ;
-Le maintien du premier tour des élections municipales le 15 mars 2020, en dépit d’une situation caractérisée par Emmanuel Macron lui-même le 12 mars comme « la plus grave crise sanitaire qu’ait connue la France depuis un siècle ». Choix politique déplorable (15), aggravé par les conditions d’organisation du vote:  la circulaire du 9 mars de Christophe Castaner, définissant les consignes visant à prévenir les contaminations lors du vote, indiquant « Le port du masque chirurgical n’est pas recommandé sans présence de symptômes ». L’Université de Warwick estimera que cette décision engendra plus de 4000 hospitalisations à la fin du mois de mars 2020, soit 15% de toutes les hospitalisations.
-La non-activation du plan de pandémie grippale et le retard de plusieurs semaines dans la mise en œuvre de mesures de gestion interministérielle de crise, malgré l’indication claire des conséquences à venir, constatables dans des pays voisins tels que l’Italie, « en avance » sur la France dans le développement de l’épidémie.

Ces erreurs, d’autres que les juges et les victimes les ont également reconnues :

 Non une telle pandémie n’était pas imprévisible (…). On n’était pas suffisamment prêts ». Professeur Delfraissy, Président du Conseil Scientifique instauré par le PR,
 Non, ce n’est pas audible de prétendre qu’on ne pouvait pas prévoir (…) S’ils avaient été correctement protégés, nos soignants auraient payé un moins lourd tribut (…) La seule chose que l’on a gagné avec chaque nouveau jour de non-confinement, c’est des morts (16)». William Dab, ex-Directeur Général de la Santé (2003-05) (17)
– Il est vraisemblable que l’interdiction plus précoce de rassemblements aurait pu ralentir l’épidémie ». Geneviève Chêne, Directrice Générale de Santé publique France.
-« Bien sûr que l’on s’est trompés », Benoît Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet du PM. (18)

Ce mal profond, c’est la morgue de ces responsables qui ont failli, leur aversion à devoir rendre des comptes aux Français et leur capacité à tordre les institutions pour se protéger.

Les juges à Agnès Buzyn, qu’ils surnomment entre eux « Madame on a tout bien fait » :

-Les juges : « Comprenez-vous que les plaintifs vous reprochent une part de responsabilité dans l’impréparation à la crise sanitaire ? »
-AB « Je réfute complètement ces accusations »
-« Estimez-vous avoir commis la moindre erreur, le moindre retard, la moindre maladresse d’expression durant la gestion de cette crise ? » 
-AB « Non ». 

Les juges à Edouard Philippe :

« La crise n’a-t-elle commencée à être perçue comme majeure qu’à partir du 27 février ? »
-EP : « Je trouve que la question est indécente. Plus exactement ce qu’elle implique ».
« Estimez-vous que des Français-es ont pu être contaminés-ées, et pour certains tués-ées, à cause de choix de l’exécutif ? »
-EP : « Je ne sais pas répondre à votre question, et je ne comprends pas que vous me posiez cette question. »

Édouard Philippe était le Premier Ministre au début de la crise sanitaire. Mis en cause par la justice pour sa gestion du Covid-19 et pour s’être abstenu de combattre le virus. La Cour de Justice de la République a rendu un non-lieu dans cette affaire, ce 7 juillet 2025

Le déni ne suffit pas, dans cette stratégie où l’indignité libère de toute limite, on n’hésite pas à se présenter comme victime :

Emmanuel Macron qui traite ceux qui cherchent des réponses « d’irresponsables ».

Agnès Buzyn qui se plaint devant les juges :

-« Nous sommes les seuls au monde à être poursuivis en justice : Je pense que ce dénigrement systématique de nos institutions nuit à la démocratie, avec des citoyens qui se sentent en permanence floués, qui pensent en permanence qu’on leur ment (…) Cette procédure participe à créer une ambiance de défiance vis-à-vis des institutions et des politiques »
« Je considère que l’on pourrait me remercier d’avoir été clairvoyante et d’avoir fait voter le plan Orsan-REB », une affirmation qui ne manque pas d’air, elle, puisqu’en juin 2020 prise de panique Agnès Buzyn demandait en urgence des fiches de révision au DGS dont : « Je m’aperçois que je ne sais pas définir les stades d’une épidémie (…) je ne sais pas décrire la différence entre épidémie et pandémie (…) Par ailleurs c’est quoi le plan Orsan-REB ? ». Comme le commentera dans un autre contexte Geneviève Chêne, DG de Santé Publique France « Quelle mauvaise foi et quelle méconnaissance de ce que c’est l’alerte sanitaire ! Faut-il que Mme Buzyn soit tombée bien bas (…) Très décevant pour sauver leur peau… Cela ne tient pas debout devant les faits. Prête à tout. »

Olivier Véran aux juges: « Je ne m’inscris pas dans une démarche visant à chercher des responsabilités individuelles au titre qu’une personne porterait des fonctions qui la rendraient responsable de tout ». Derrière ce sophisme de première catégorie, un message bien peu amène : puisqu’on ne peut nous accuser d’être responsable de tout, nous ne sommes responsables de rien.

Enfin, on s’arrange entre amis, même si cela nécessite d’écorner les institutions et l’éthique.
Qu’on en juge :

-Les auditions parlementaires à l’Assemblée et au Sénat sont préparées faisant fi de toute confidentialité avec l’aide d’élus amis, transmettant en amont la liste des questions et influant sur l’ordre du jour. Avec cette perle du député LREM Julien Borowczyk écrivant à Agnès Buzyn: « Je fais le max pour t’assurer une audition qui te permettra de dire la vérité.»
-Dans la même veine, Hélène Davo, conseillère justice de Macron, constatant que les conseillers du Président n’ont pas d’autres options que donner suite à la convocation des juges et de répondre sous serment, recommandera « de donner une suite favorable mais de façon très encadrée » suggérant que les deux conseillères « se rendent à la CJR en refusant de répondre aux questions ». Comme le notent Davet et Lhomme, dire la vérité aux juges apparaît comme une perspective manifestement insoutenable, donc mieux vaut garder le silence.
-Cette même conseillère préconisera « Tout au long de cette affaire, il est indispensable que tous les acteurs appartenant à la majorité interrogés ou susceptibles de l’être par la CJR soient alignés ». Dont acte, Richard Ferrand, Président de l’Assemblée nationale soumettra à l’Elysée son projet de réponse aux juges et Madame Davo indiquera « qu’il mériterait d’être retravaillé ». Au diable la séparation des pouvoirs, en Macronie on appelle pudiquement ce genre de collusion « un dialogue institutionnel ».

On se souvient de la célèbre formule de Georgina Dufoix dans l’affaire du sang contaminé : « responsable, mais pas coupable ». Davet et Lhomme tranchent ici : « irresponsables mais pas coupables ».

Couverture du livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, publié chez Flammarion, en janvier 2025

Certes, il est peu probable que la CJR parvienne à un jugement autre qu’un non-lieu. La mise en examen d’Agnès Buzyn au motif de mise en danger de la vie d’autrui a en effet été annulée par la Cour de cassation en janvier 2023. « Le délit de mise en danger d’autrui ne peut être reproché à une personne que si une loi ou un règlement lui impose une obligation particulière de prudence ou de sécurité. Cette obligation doit être objective, immédiatement perceptible et clairement applicable. Or aucun des textes auxquels s’est référée la commission d’instruction pour mettre en examen l’ancienne ministre de la Santé ne prévoir d’obligation de prudence ou de sécurité ». Comprenne qui peut.

Il me semble qu’il faille aller plus loin.

Les ministres incriminés ne seront peut-être pas coupables aux yeux de la justice pénale mais ils le sont aux yeux de toutes celles et ceux qui auront légitimement cherché la cause des injustes souffrances qu’ils ont subies et n’auront trouvé pour toute réponse que le mépris et la couardise.

Edouard Philippe déclarera aux juges « J’ai eu à gérer deux épidémies qui ne m’ont pas fait rire du tout : celle du COVID 19 et celle de l’ouverture de parapluies destinés à se protéger du risque pénal. »

La tragédie a, selon Aristote, un rôle de catharsis, permettant au spectateur éprouvant la pitié et l’effroi, d’expurger ses passions.

Les gouvernements Macron portent en l’espèce une immense responsabilité. Celle de n’avoir pas permis, sur ce sujet comme tant d’autres, les conditions d’un apaisement.  

Président du Conseil scientifique lors de la crise, Jean-François Delfraissy s’est permis à titre personnel, d’adresser une note à la fois à l’Elysée et à Matignon, pour demander la création d’un comité de liaison citoyenne qui n’a jamais vu le jour (il n’a reçu aucune réponse). « C’est totalement incompréhensible pour moi (qu’il n’y ait pas eu de suite) (…) Je ne comprends pas pourquoi ce gouvernement n’a pas monté un comité de liaison citoyenne pour rétablir et installer la confiance », déclarera-t-il aux juges.

Le 14 avril 2021, alors porte-parole du Gouvernement, Gabriel Attal déclara : « Il y aura évidemment ce moment d’hommage et de deuil pour la Nation. » Dommage qu’il n’ait pas mentionné de date, les victimes attendent toujours.

On pourrait également imaginer un post mortem (19) de cette douloureuse période. Rechercher notamment d’éventuelles améliorations à apporter au fonctionnement de la CJR (qu’Emmanuel Macron voulait supprimer au début de son mandat) : l’absence de constitution de partie civile empêchant les plaignants et leurs avocats d’avoir accès à la procédure, le fait que la formation de jugement comporte parmi ses quinze membres douze parlementaires, l’absence de possibilité d’appel. 

Enfin, la classification « secret défense » d’une partie des éléments de gestion de la crise COVID 19 en France semble ne pas avoir d’équivalent dans son ampleur dans d’autres pays et ne peut qu’interroger (20). La publication en Allemagne par une lanceur d’alerte des procès-verbaux non censurés de l’institut Robert Koch a conduit à l’ouverture de procédures civiles et administratives notamment pour clarifier l’usage de ces documents dans des litiges portant sur le statut vaccinal.

J’ai demandé à Chat GPT combien d’articles avaient été consacrés à « Les juges et l’assassin ». Une publication des bonnes feuilles dans le Monde (les auteurs y sont grands reporters), une interview dans Marianne, deux podcasts RFI et Radio France. Bien loin des performances de « Fugue américaine » de Bruno Lemaire.

J’espère ici avoir modestement contribué à réparer cette injustice.

Rodolphe Bocquet

(1) Ex-garde des Sceaux dans la préface de « Les Ministres devant la justice », étude collective organisée par l’Association française pour l’histoire de la justice, Actes Sud, 1997.

(2)  L’immense majorité des plaintes déposées fut jugée irrecevable mais quelques-unes dont celles de Julie Grasset, ayant perdu son père, suffirent à déclencher l’instruction. Juile Grasset a fondé l’association Coeurvide19.

(3)  Les magistrats n’ont pas été autorisés à enquêter sur les deux autres confinements (automne 2020, printemps 2021)

(4)  Flammarion, 2025

(5)  Si seuls les ministres tombent sous le mandat de la CJR, les partitions interprétées par Salomon et Macron ne peuvent être éludées. Quant à Olivier Véran, pour le premier opus de ce qui pourrait être une trilogie à la manière d’Eschyle n’apparaît à ce stade que comme doublure.

(6)  Faute d’une place lui convenant aux côtés de Benjamin Griveaux, Agnès Buzyn annonce au PM le 10 février « J’ai décidé de ne pas aller aux Municipales »

(7)  A propos de Delfraissy « un mondain, surtout très médiatique, aimant aller dans le sens du vent et de ce que les gens souhaitent entendre », Martin Hirsch « Un gros C… », Raoult « Le dingue de Marseille », Bourdillon « très faible scientifiquement, plus petit dénominateur commun de la santé publique en France, qui ainsi ne gênait personne », ou encore « Le conseiller du PR et son Conseil scientifique sont de la daube. C’est à pleurer de voir qui vous conseille. Et te (Edouard Philippe) voir en photo sur Instagram avec ce con de Delfraissy rend vraiment dingue (…) C’est un faiseur, dandy, sans colonne vertébrale.(…) Un spécialiste du mélange des genres prônant la démocratie participative de la société civile pour masquer son incompétence.»

(8) Ex-membre du cabinet de Marisol Touraine, en tant que DGS, il est le bras droit d’Agnès Buzyn

(9)  Le 4 juin 2019, François Bourdillon Directeur en partance de SPF déclare lors des Rencontres de Santé publique France : « En perdant près de 20% de ses effectifs en près de dix ans, SPF, au même titre que les autres agences sanitaires, ne peut raisonnablement faire face aux défis qui se présentent, dans un cadre où la pression budgétaire continue à prédominer » 

(10) https://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2025/05/15/bousculee-au-senat-amelie-de-montchalin-s-explique-sur-la-fusion-ou-suppression-d-un-tiers-des-operateurs-de-l-etat_6606261_1656968.html

(11)  Department Of Government Efficiency, dirigé jusqu’il y a peu par Elon Musk, visant à réduire la dette nationale de deux milles milliards par des coupes drastiques dans les dépenses de fonctionnement de l’État fédéral américain.

(12)  Ambitionnant initialement le poste de ministre de la Santé, il semble très admiratif de ses supérieurs et de ceux en vue. A Agnès Buzyn sortant d’une interview avec Bourdin en janvier 2020 « Tu as du être excellente comme d’habitude ». Lors de la lune de miel Macron/Véran avec Raoult, à Raoult « Bravo à toi », « Génial bravo à tes équipes ! », « Vous êtes top », « Vous êtes les meilleurs », « Vous êtes vraiment parfaits ».

(13)  Rapport ayant pour objectif d’affiner la stratégie française de « contre-mesures médicales face à une épidémie »

(14)  L’ex-patron de Santé publique France François Bourdillon a adressé en septembre 2018 une lettre à Jérôme Salomon Directeur Général de la Santé, lui recommandant de se procurer un milliard de masque, recommandation très largement ignorée.

(15)  L’argument selon lequel le report du premier tour aurait gravement contrevenu à la bonne tenue de cet exercice démocratique fera rapidement pschitt pour le second tour.

(16)  Edouard Philippe déclarait s’agissant du premier confinement, « chaque jour de non-confinement a été un jour de gagné ».

(17)  Également longtemps titulaire de la chaire « hygiène et sécurité » du Conservatoire National des arts et métiers (CNAM), ex-membre du comité exécutif de l’OMS.

(18)  Depuis retiré (vacciné) de la politique.

(19)  Pratique de management dans les entreprises visant à tirer des enseignements à l’issue de projets, notamment lorsque ceux-ci ont été un échec.

(20)  Est-ce la raison pour laquelle les juges de la CJR n’ont été autorisés à enquêter que sur les 9 premiers mois de la crise ?

09.07.2025 à 17:07

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Souvent présentée sous son meilleur jour par les grandes entreprises et les figures politiques, l’intelligence artificielle (IA) est décrite comme une révolution technologique, une avancée sociale, une aide précieuse capable de répondre à tous les besoins. Derrière ce discours idéaliste, c’est pourtant bien à un monstre numérique que nous avons affaire, une pieuvre aux mille … Continued
Texte intégral (3973 mots)

Souvent présentée sous son meilleur jour par les grandes entreprises et les figures politiques, l’intelligence artificielle (IA) est décrite comme une révolution technologique, une avancée sociale, une aide précieuse capable de répondre à tous les besoins. Derrière ce discours idéaliste, c’est pourtant bien à un monstre numérique que nous avons affaire, une pieuvre aux mille tentacules, qui s’immisce dans nos vies, nos foyers, nos travails, nos manières de penser et de débattre. L’IA fragilise les fondements de la démocratie, éloigne les citoyens du pouvoir, et influence les décisions des institutions, des entreprises aux services publics. En France, elle s’est installée sans bruit au cœur des administrations : Caisses d’Allocations, France Travail, plateformes d’orientation scolaire… Froids, impassibles, insensibles aux rapports qu’entretiennent les hommes et les femmes à l’intérieur d’une société, les algorithmes décident du sort de millions de personnes. Hubert Guillaud, qui publie Les algorithmes contre la société aux éditions La Fabrique, ouvre une brèche dans un monde qui paraît impénétrable et très technique. Le directeur de la revue « Dans les algorithmes » dénonce des modes de calculs faillibles et intéressés et appelle à penser une IA compatible avec la justice sociale et non au service d’une nouvelle forme d’exploitation des classes précaires par une infime partie de nos sociétés.

QG : Vous démontrez que l’essence d’Internet et de l’interconnexion des données – « renverser les inégalités, étendre la liberté d’expression », etc.. – a été détournée par des intérêts privés. Pourquoi parler de « dépossession » et de « privation » ?

Hubert Guillaud : Oui, Internet a représenté une forme de dépossession parce qu’à l’origine, il s’agissait d’un réseau conçu pour les chercheurs, pour les utilisateurs, pensé comme un outil d’échange d’informations et de liens. Ces liens deviendront d’ailleurs très rapidement l’une des ressources majeures des premiers réseaux. Cette dépossession s’est produite très vite : ce réseau de recherche a rapidement attiré d’autres enjeux, notamment militaires, qui sont eux aussi à l’origine du développement d’Internet. En effet, la création même de ce réseau s’explique par une commande militaire, avec l’idée de concevoir une infrastructure distribuée et résiliente (1). Mais la dépossession s’accentue lorsque des intérêts financiers s’en emparent, avec cette logique : “Que peut-on faire de ce réseau ? Comment le transformer en autre chose qu’un bien commun, pour lequel il avait pourtant été conçu ?” Le chercheur Ben Tarnoff l’explique très bien dans son livre Internet for the People (2). Il montre comment ce réseau, pensé comme un bien commun de l’humanité – ouvert, libre, décentralisé – a été très rapidement récupéré par des intérêts capitalistes, qui l’ont restructuré, doté d’une infrastructure propre, et refermé. Le symbole fort de cette dynamique, c’est le boom des années 2000, avec l’arrivée de nombreux services et outils marchands, qui façonnent aujourd’hui en profondeur notre rapport au réseau. À tel point qu’on pourrait presque cesser de parler “d’Internet” pour évoquer à la place les réseaux Google, Meta ou OpenAI. Dépossession et privatisation vont de pair.

QG : Une interconnexion des données et un échange s’effectuent dans le domaine privé mais également dans les organisations publiques. Quelles sont les administrations concernées par ces partages et quelles conséquences sur la population ?

Cela concerne les impôts, la CAF ou France Travail. Le cadre exact de ces échanges reste flou : s’agit-il simplement d’accès en consultation, ou bien de transferts de données que chaque administration peut ensuite exploiter librement ? Prenons l’exemple de FICOBA, le fichier des comptes bancaires. Selon les administrations, l’accès à ce fichier varie : certaines ne peuvent consulter que la liste des comptes à votre nom, d’autres ont accès aux relevés bancaires mensuels. Ce type de consultation étendue n’existait pas auparavant. Cela représente un vrai changement dans la manière dont fonctionnent les administrations publiques. Elles étaient auparavant très cloisonnées, indépendantes les unes des autres. Lorsqu’une administration avait besoin d’une information, elle devait la demander spécifiquement et individuellement. Il ne s’agissait pas de données massives sur l’ensemble des usagers. Aujourd’hui, ce cloisonnement a disparu. Les données échangées sont souvent personnelles ou sensibles : numéro de sécurité sociale, identité, composition du foyer, revenus. Les administrations peuvent effectuer des requêtes globales, des enquêtes croisées, des recoupements massifs. Et cela ouvre la voie à des dérives. Ce cloisonnement avait un rôle : il protégeait les citoyens d’éventuels abus administratifs, de contrôles qui se prolongent d’un service à l’autre sans limites. Ce n’est plus le cas. Et le risque de dérive, aujourd’hui, est très largement sous-estimé.

QG : Dans les système de recommandations (réseaux sociaux, plateformes) et depuis « l’âge de la souscription et la recommandation simple » , quels ont été les changements marquants pour arriver à ce que vous appelez “l’âge du cynisme et des distorsions de marchés”

À l’origine, les premiers échanges de données concernaient simplement le numéro de sécurité sociale, afin d’identifier correctement les individus, éviter les erreurs d’orthographe sur les noms. Mais à mesure que les bases de données se sont structurées, que les échanges entre services se sont organisés, les possibilités de croisements et de traitements se sont elles aussi complexifiées. Aujourd’hui, ces croisements permettent des analyses bien plus poussées. C’est un parallèle que je trace aussi avec les systèmes de recommandation sur les plateformes privées. Ce que j’appelle « l’âge du cynisme et des distorsions de marché« , c’est cette période actuelle où les algorithmes, qu’ils soient publics ou privés, fonctionnent souvent selon des logiques opaques, biaisées ou intéressées. C’est ce que l’on observe aujourd’hui, par exemple, avec les problèmes algorithmiques de Parcoursup, de France Travail ou encore de la CAF. On peut faire le parallèle avec Amazon, qui utilise ses algorithmes non pas pour vous faire économiser, mais pour maximiser ses profits, parfois au détriment de l’intérêt de l’usager ou du consommateur. On est entré dans un âge des algorithmes – ou de l’intelligence artificielle – où tout traitement semble possible, où l’on peut faire n’importe quoi avec les données… sans toujours se demander si on le doit vraiment.

Les organismes de services publics ont incorporé l’IA et ses calculs dans leurs contrôles, leurs fichage. La CAF est notamment pointée du doigt pour les utiliser afin de contrôler les foyers précaires et évaluer des « risques de fraudes », jamais pour avertir du non-recours à un droit ou à une prestation sociale

QG : La politique austéritaire des gouvernements français successifs a été menée en parallèle du développement des outils numériques. À quel point ces derniers se sont immiscés dans nos sociétés et dans des enjeux collectifs essentiels ? 

Aujourd’hui, ces systèmes de traitement numérique sont omniprésents. Ils se sont fortement développés dans le contexte politique des 15 ou 20 dernières années, marqué par une logique austéritaire. L’objectif a été de rendre les services publics les moins coûteux possible, tout en traitant un volume toujours plus important de demandes. Cela a entraîné une numérisation massive des services publics, en particulier dans le domaine de l’attribution des droits sociaux : places à l’université, en crèche, surveillance des allocations, gestion des aides, mais aussi systèmes de contrôle concernant diverses populations — de la détection de la maltraitance infantile jusqu’à la gestion des places pour les personnes sans-abri. Les travaux pionniers de Virginia Eubanks (3) aux États-Unis ont mis en lumière ces systèmes numérisés dans le champ social. Elle montre — et ce constat reste valable aujourd’hui — que ces outils sont souvent développés et mis en place non pas par les services publics eux-mêmes, mais par des entreprises privées, mandatées pour les concevoir et les gérer. Et ces outils obéissent à des logiques similaires: restreindre l’accès aux droits, réduire les montants versés, rationaliser les prestations. La logique néolibérale et austéritaire de réduction des coûts est inscrite directement dans les outils eux-mêmes. Beaucoup de ces systèmes sont conçus par les mêmes entreprises, qui les revendent d’un pays à l’autre. Résultat: toutes les politiques sociales sont aujourd’hui encadrées par des systèmes qui visent à minimiser l’accès aux droits, à restreindre les remboursements, à réduire les aides. Pour les usagers, cela se traduit par un sentiment d’impuissance. Ils se heurtent à des refus, à des calculs qu’ils ne comprennent pas, à des exclusions arbitraires.

QG : “Plus que de vous piquer votre job, l’IA risque surtout de vous empêcher d’être embauché”. L’IA s’est-elle imposée comme moteur et pilote de recrutement dans beaucoup d’entreprises privées ? 

La numérisation et la dématérialisation sont aujourd’hui généralisées, elles sont partout. Désormais, lorsque vous postulez dans les grandes entreprises, votre CV et votre lettre de motivation ne sont plus analysés par des humains, mais par des robots. Toutes les enquêtes que j’ai pu lire sur le sujet sont catastrophiques, et ne montrent que des défaillances généralisées. Ces systèmes essaient de faire correspondre les mots d’un CV avec ceux d’une offre d’emploi, ou de les comparer à ceux des personnes déjà embauchées à un poste similaire. Mais concrètement, il manque souvent des dictionnaires de synonymes, et les critères sont tellement stricts que, par exemple, un trou de six mois dans un CV ou des dates manquantes entraînent un rejet automatique. C’est une analyse automatisée qui oublie l’humain, qui applique des règles d’exclusion rigides, et qui empêche toute forme de discussion normale et structurée. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle empêche de nombreuses personnes d’accéder à un emploi. Si vous n’avez jamais été directeur, il devient très difficile de postuler à un poste de direction, même si vous en avez les compétences : le système privilégie ceux qui ont déjà occupé un poste équivalent. Nous sommes pris dans des logiques de calcul que l’on imagine objectives, fiables, fluides, alors qu’en réalité, elles sont souvent mal comprises, autant par ceux qui les utilisent que par ceux qui y sont soumis.

QG : On observe une numérisation croissante du management dans les entreprises. Comment ces outils transforment-ils concrètement les conditions de travail des salariés ?

Dans de plus en plus d’entreprises, les employés sont gérés via des applications. C’est quelque chose que tout le monde a déjà expérimenté, par exemple avec un chauffeur Uber ou un réparateur Darty. Le réparateur, lorsqu’il intervient chez vous, passe son temps sur son téléphone à renseigner ce qu’il fait, parce qu’il est soumis à des contraintes précises, avec des tâches à accomplir dans un temps donné. Cette forme de surveillance à distance des salariés se généralise, dans tous les secteurs, de la logistique au soin. Les infirmières, notamment celles qui travaillent à domicile, sont elles aussi surveillées. Aujourd’hui, nous sommes contrôlés par des machines qui imposent des règles à suivre, avec des moyennes de temps à respecter pour chaque service ou déplacement. Le risque, c’est que nous devenions tous soumis à ces outils, à ces contraintes, à ces moyennes qui résultent de la compétition entre les personnes exerçant le même métier.

QG : Le rôle de la publicité est considérable dans le traitement des données mais semble de moins en moins efficace. Comment marchent les ciblages publicitaires ?

Le web ne s’est développé qu’à travers la publicité. Les revenus de Meta, Google, Amazon, voire même d’Uber, sont de plus en plus publicitaires. Tout est donc fait pour exploiter, de quelque manière que ce soit, les données personnelles des utilisateurs, afin de les partager ou de les monnayer à des fins publicitaires. On nous vante alors une publicité “formidable”, ciblée, adaptée à nos envies, capable de nous proposer ce que nous voulons, au moment où nous le voulons. Mais c’est un mythe qu’il faut essayer de détruire. Sur ces réseaux ou applications, vous n’êtes pas individualisé mais massifié : votre profil est comparé à celui de tous les autres. On vous attribue des étiquettes publicitaires en fonction de ce que vous regardez, likez ou commentez. Les mots sont analysés, et vous pouvez vous retrouver classé dans une catégorie simplement parce que vous avez liké un contenu sur une grève des cheminots, par exemple. Résultat : vous recevrez de la publicité pour les trains Ouigo. Quand on comprend ça, on saisit la folie de ce monde. Tout repose sur des calculs statistiques complexes, destinés à vous vendre quelque chose dont vous ne voulez pas. Et le plus inquiétant, c’est qu’on ne se contente plus aujourd’hui de vous cibler avec de la publicité, mais qu’on cherche aussi à optimiser votre propension à dépenser.

Sur les plateformes de fast-fashion, de commerces en ligne ou même sur l’application McDonald’s, le « meilleur prix est celui que le consommateur est prêt à payer » selon Hubert Guillaud. Des systèmes tarifaires algorithmiques qui proposent des prix différents selon les utilisateurs

QG : Avec le commerce en ligne, la question des prix personnalisés se pose de plus en plus. Quels risques posent ces pratiques pour l’équité entre les consommateurs ?

La question se pose sur des applications très courantes comme Temu. Avant, dans le monde physique, vous aviez un prix public, le même pour tout le monde, dans une région ou un magasin. Mais aujourd’hui, sur ces plateformes de fast-fashion ou de commerce en ligne, qu’est-ce qui vous garantit que vous payez le même prix que votre conjoint ou votre voisine ? Plus rien. Et c’est un vrai enjeu de société. Le risque est que cette pratique se généralise, que les tarifs soient optimisés sur ce que vous êtes capable et prêt à payer et non sur votre possibilité de le faire. Et quand on étudie ces systèmes de tarification algorithmique, on se rend compte qu’ils ne proposent pas des prix plus bas aux plus démunis. Au contraire, ils ont tendance à offrir de meilleures promotions à ceux qui ont justement les moyens de payer.

QG : La numérisation de nos vies s’est imposée très rapidement, souvent sans débat. Que dit cet essor de l’intelligence artificielle de la manière dont nous perdons peu à peu le contrôle sur notre rapport à l’information et à la connaissance ?

Tout au long de cette histoire, de cette rapide numérisation, nous n’avons jamais vraiment eu notre mot à dire. Et aujourd’hui, nous en sommes tous complètement dépendants. Très peu de gens paient encore en espèces, nous avons tous des cartes bancaires, des téléphones, des smartphones dans nos poches. Ces transformations se sont imposées très rapidement, sans que nous ayons véritablement donné notre avis, avec un consentement tacite, parce que cela nous a rendu beaucoup de services. Aujourd’hui, une nouvelle évolution d’Internet se profile : la disparition du web tel que nous le connaissons, au profit d’un Internet dominé par l’intelligence artificielle. Bientôt, nous n’irons plus simplement surfer sur des sites comme Mediapart ou QG, mais ce seront des robots conversationnels qui nous diront ce que pense Aude Lancelin, ce que pense Edwy Plenel. Mais n’aurait-on pas préféré pouvoir accéder directement à la source ? C’est précisément cela qui est en jeu : la disparition de l’idéal d’Internet tel qu’il a été fondé par des scientifiques, comme un moyen de diffuser la connaissance, de tisser des liens entre les savoirs, de relier un livre à un autre, une page à une autre, une citation à sa source. C’était une sorte de promesse des Lumières augmentées, un peu comme la révolution philosophique du XVIIIe siècle, où tout devenait soudain accessible. Et c’est ce modèle-là qui est menacé aujourd’hui, avec l’arrivée de l’IA. Le risque, d’une certaine manière, est que cela entraîne une forme de régression — une régression de la raison, de la compréhension, de l’intelligence elle-même.

L’Union Européenne a adopté son texte phare, IA Act, en mars 2024. Il doit permettre de régulariser l’utilisation de l’IA dans l’embauche, prévenir des cyberattaques ou protéger les citoyens des manipulations ou des catégorisations biométriques

QG : La course avec les Etats-Unis et la Chine est-elle encore possible pour nos autres Européens, notamment en contribuant à un développement et à une utilisation « éthique » de cette technologie ?

On voudrait bien faire la course avec les autres, mais on n’en a peut-être pas les capacités — fort heureusement. L’enjeu n’est pas d’entrer dans cette course sans nom, mais, au contraire, de mettre en place une régulation. Parce que la régulation est la protection de chacun d’entre nous, et non le contraire. Elle nous oblige à innover en pensant aux enjeux, aux valeurs, à l’intérêt général, et pas seulement aux intérêts privés de certains acteurs. Notre grand déficit démocratique — qui est en réalité un déficit démocratique de la technique depuis toujours —, c’est qu’on n’associe pas les gens, parce que c’est “trop compliqué pour eux” et il est facile de les exclure. À mesure que les systèmes se complexifient, se pacifient et deviennent plus puissants, nous avons justement encore plus besoin des gens, des utilisateurs, des bénéficiaires. Ce sont eux, et eux seuls, qui peuvent nous aider à montrer les limites, à les pointer, et à nous aider à les défier ou à les dépasser. Nous devons absolument faire entrer les usagers dans ces systèmes, pour que ceux qui en sont impactés puissent décider de leur orientation. Un vrai message est à adresser tant aux services publics qu’aux services privés : nous devons améliorer le niveau démocratique de ces outils, il n’y a pas d’autre solution.

(1) Une infrastructure distribuée et résiliente, aux débuts d’Internet, désigne un réseau sans centre, réparti entre de nombreux nœuds autonomes, capable de résister aux pannes ou attaques, en redirigeant les flux de données à travers des chemins alternatifs.
(2) Ben Tarnoff, Internet for the people, the fight for the future (Verso, 2022)
(3)Virginia Eubanks, Automating Inequality (St Martin’s Press, 2018

Interview par Thibaut Combe

Hubert Guillaud est journaliste et rédacteur en chef du média Dans les algorithmes. Il est spécialiste des systèmes techniques et numériques et de leurs impacts sur nos sociétés. Auteur, il publié notamment Coincés dans Zoom, à qui profite le télétravail ? (octobre 2022, Fyp édition), Les algorithmes contre la société (2025, La Fabrique)

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