13.11.2024 à 11:40
Tommy Corvellec
Trois périodes différentes, mais à chaque fois, des cahiers de Doléances. Des lignes et des lignes d’espoirs comme de colères, d’idées, de bouts de vie aussi. Pour ce nouvel épisode du Passé faisons table basse, Mathilde Larrère convoque trois connaisseurs de ces cahiers, chacun dans leur époque.
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Pour en parler, Guillaume Mazeau, historien de la Révolution française, Michel Pigenet, historien des mouvements sociaux, auteur d’un livre passionnant sur les États généraux de 1945, et Hélène Desplanques, autrice et réalisatrice d’un documentaire nécessaire sur les cahiers de 2019: Les Doléances. À travers, tous trois racontent les aspirations du corps social.
Quelle que soit l’année, ces cahiers ont tous été rédigés dans un contexte de crise longue, systémique. En 1789, comme le rappelle Guillaume Mazeau, le roi, contesté, convoque les États généraux. Le Tiers États, le clergé et la noblesse se réunissent et rédigent des Doléances.
C’est un moment de crise où le roi redore son blason en prenant conseil, mais admet la difficulté. C’est à double tranchant. Personne ne sait qu’il y aura une révolution, mais tout le monde sait que la crise sera très forte.
Guillaume Mazeau
En 1945, selon Michel Pigenet, c’est le besoin d’une nouvelle république qui fait la différence. Des comités locaux, sous la coupe du Conseil national de la Résistance, se réunissent en États généraux, avec là aussi la rédaction de cahiers de Doléances.
Pour Hélène Desplanques, ces cahiers ont pénétré l’imaginaire français: « On voit que les symboles perdurent. » Puisque c’est ici que la démocratie se construisait, les premiers cahiers de 2019 sont nés sur les ronds-points. Des maires ruraux ont très vite suivi: citoyens et citoyennes sont invité-es à déposer leurs doléances en mairie. L’expérience prend. Quelques jours après, poursuit la réalisatrice, « Macron va lancer le grand débat national ».
Guillaume Mazeau revient aux origines de ce patrimoine, qu’il n’idéalise pas. En 1789, les doléances s’attachent d’ailleurs à la préservation des privilèges, souvenir d’une prétendue stabilité passée dans une société à la dérive. Les cahiers de 1945 ne sont pas non plus le reflet d’une liberté totale. Michel Pigenet le précise: « Ils vont prendre le programme du CNR pour orienter les discussions ».
Ce qui se révèle de manière assez nette, c’est que ce sont de grands moments d’expression, de forte émotion et de conflictualité très forte. Ça bouge, ça discute, ça combat. On considère que, sur les hommes qui étaient convocables, il y en a un sur deux, dans le royaume de France, à s’être exprimé.
Guillaume Mazeau
Quand Hélène Desplanques se lance dans l’étude des cahiers de 2019, elle fait un constat: « Il y a beaucoup d’espérance, mais aussi la conscience que ça ne va pas être lu ni diffusé ». Si l’initiative part de l’Élysée, l’appropriation sur le terrain est massive. Ils portent tous types de noms, tous types de formes. Chacun se débrouille. Pour la connaisseuse, « le seul truc commun, c’est le tampon de la mairie à la fin ».
« Un truc intéressant, c’est qu’à aucun moment le chef de l’exécutif, Emmanuel Macron, ne parle de doléances. Quand il ouvre le grand débat national, il dit que l’on va parler de cahiers de «droits et de devoirs», parce que: «on n’est plus sous l’Ancien régime et je ne suis pas monarque».
Hélène Desplanques
Cinq ans après, le compte-rendu des cahiers se fait attendre. Avec d’autres, Hélène Desplanques souhaite rendre les cahiers publics. Dans les faits, ils ne sont pas sous verrous. Mais en l’absence de communication du gouvernement sur leur accessibilité, rares sont ceux qui savent et font la démarche d’aller les trouver. Souvent, elle est la seule. Il y avait pourtant une promesse faite par le gouvernement, celle de les numériser pour les publier en accès libre. Mais puisque personne ne les réclame, ils se font oublier.
Ce qui est assez tragique dans cette série de consultations, c’est que c’est une chose de se dire que ces paroles vont être tordues, manipulées. Mais c’en est une autre de se dire qu’elles ne vont tout simplement pas être restituées. C’est presque pire que de ne pas consulter la population.
Guillaume Mazeau
« Ce qui rassemble dans les cahiers de Doléances, c’est qu’on est au-delà de la politique partisane », témoigne Hélène Desplanques. Le souvenir des cahiers des gilets jaunes n’est pas encore mort. Avec une vingtaine de groupes locaux, elle a entrepris à l’échelle départementale d’aller consulter les archives pour commencer leur numérisation : « On va arrêter d’attendre que l’État le fasse. Faisons-le nous-mêmes ».
Sur la forme, les cahiers de Doléances sont divers. Ils sont longs, courts, rédigés ou sous forme de listes. Ils retranscrivent des idées, des plaintes, des espoirs, des cris ou des témoignages en tous genres. Sur le fond, tous ont pour objet des revendications ou des plaintes à l’attention d’un-e dirigeant-e ou d’une institution.
Un imprévu au planning. Le jour prévu par l’Élysée pour la prise de parole d’Emmanuel Macron au sujet des cahiers de Doléances et du grand débat national, Notre-Dame de Paris s’est enflammée. Cinq ans après, en l’absence de réponse, des collectifs demandent la mise en ligne en accès libre des cahiers.
Guillaume Mazeau s’attache à montrer que lors de la révolution de 1789, les cahiers de Doléances n’étaient pas révolutionnaires. À l’inverse, nombre de contributions montrent un désir de retour aux privilèges d’antan. Au-delà de la noblesse, certains corps de métiers bénéficiaient encore d’avantages propres à leurs professions. Dans un contexte de crise durable, ce retour en arrière était perçu comme salutaire.
Emmanuel Macron, lorsqu’il les annonce, refuse le terme de cahiers de Doléances. Lui parle de « cahiers de droits et de devoirs », pour les dissocier de ceux, connotés, de 1789. À gauche aussi, certains tentent de s’en distinguer. Michel Pigenet rappelle des réticences de communistes : ils préfèreraient ‘cahier de vœux’, parce qu’il faut se projeter, il ne faut pas juste consigner ce qui ne va pas. Le mot de ‘doléances’ est associé à la plainte. Il relègue le peuple dans une position de demandeur, qui ne sait pas agir.
Résistance reconnaît la légitimité du gouvernement provisoire, qui l’a lui renié, n’ayant plus d’utilité. Fort d’un soutien populaire, le CNR a des revendications et entend peser sur les décisions politiques. Des élections ne pouvant pas avoir lieu dans l’immédiat, la convocation des États généraux, avec la rédaction de cahiers de Doléances doivent jouer leur rôle démocratique.
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11.11.2024 à 23:45
Shumona Sinha
Le capitalisme ultra-libéral a ses réseaux tentaculaires à travers la planète, les multimilliardaires et les multinationales agissent, établissent leurs pactes, en négociant avec les chefs d’Etat autoritaires, ultra-religieux : le combat contre l'extrême-droite aussi devrait être sans frontières.
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Il faut en finir avec l’exotisation des intellectuel·les du Sud et lire leurs textes en déplaçant constamment le lieu de discours. Il serait donc très intéressant de lire ce livre de Gayatri Chakraborty Spivak, Romila Thapar – deux éminences intellectuelles de gauche, connues mondialement – pour contrebalancer la propagande fasciste et l’hégémonie culturelle hindouiste de Modi, son parti et sa milice.
Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, deux éminences intellectuelles, indiennes de naissance et internationalistes par conviction, l’une théoricienne littéraire et l’autre historienne, toutes deux marxistes, féministes, avant-gardistes, ont décidé de dialoguer sur le vaste sujet qu’est l’Inde. Le livre est la retranscription de leur conversation qui a eu lieu « le 14 août 2017 à Calcutta dans le cadre du cycle de conférences « History for Peace » organisé par The Seagull Foundation for the Arts. » Et il est beau ce livre, dans tous les sens du terme. Évidemment, pas question de nous priver du premier sens du « beau » et du plaisir qu’il éveille. Avec sa couverture de feuillage couleur vert sauge imprimé sur la douce peau crème du papier, « illustration d’une composition de William Morris sur une carte MetsäBoard 195 g. », sa « police de caractères créée par Ed Benguiat, imprimé sur un papier Munken Print Crème 80g » et sa taille frêle de 90 pages à peine, l’apparence est aussi délicate que la substance, l’intention même du projet.
D’emblée, le duo d’amies érudites nous prévient qu’il s’agit là de saisir une idée de l’Inde, ou une ouverture sur les idées de l’Inde, d’où naîtra le sentiment de l’Inde. Parce que, aussi farfelu que cela puisse paraître en ce temps de revendication identitaire ultranationaliste qui confond délibérément « indienneté » avec « hindouisme », qui proclame d’avoir hérité une nation hindoue ancestrale vieille de 5000 ans, l’idée de l’Inde est une idée relativement moderne, née à l’époque coloniale. Subversif, brillant, limpide – c’est un petit bijou de livre que nous avons entre les mains et que nous avons envie d’offrir à nos amis indiens et français, pour qu’ils revalorisent l’histoire de l’Inde sous un autre angle.
Avec simplicité et précision, Romila Thapar nous rappelle que nous ne savons point quelle idée de l’état indien prédominait à l’époque pré-védique, puis à l’ère védique, ensuite durant les règnes Gupta et Mogol, sur le territoire vaste et flou composé de divers royaumes déconnectés par les contraintes géographiques, reliés au temps de guerre et de commerce, dont une partie est aujourd’hui reconnue comme l’Inde. Les Sumériens l’avaient cité au nom de « la vallée de l’Indus » ou de « la civilisation de l’Indus », située au sud de l’actuel Pakistan. Nommé comme « l’Aryavarta » à l’époque védique, l’endroit ne cesse de changer. « Dans les textes védiques, il s’étend depuis le Doab, donc entre le Pakistan et l’Inde, jusqu’au milieu à peu près de la vallée du Gange. Dans les textes bouddhistes, son emplacement se déplace plus à l’Est. » Selon les textes jaïnistes, il se déplace davantage à l’Est, tandis que d’après Manu, à qui on doit le fameux Manu Samhita, son traité de lois, « l’Aryavarta » s’étend entre les Himalayas et le mont Bindhya qui divise le pays entre sa partie nord et sa partie sud (page 10-11).
Il est évident que l’Histoire et la Géographie sont non seulement indissociables, mais aussi qu’elles se confondent et s’influencent depuis l’existence de leurs notions. Ainsi l’idée de l’Inde comme nation apparaît durant la période coloniale, donc comme une idée de la résistance face à une nation étrangère coloniale. La proposition de Romila Thapar peut nous encourager à nous référer à la structure dialectique de thèse-antithèse-synthèse pour définir l’idée de l’Inde selon les paradigmes coloniaux. L’émergence de l’idée d’une nation dans le rapport entre « colon-colonisé », « dominant-dominé », suivant les trois phases constituées de « colonialisme », « dé-colonialisme » et « décolonisé ».
Commençant par cette définition postcoloniale du pays, Romila Thapar et Gayatri C. Spivak proposent des qualificatifs socio-économiques, suivant les ambitions des chefs d’état et des partis politiques. Les années 1950 de la postindépendance ont passé dans l’euphorie de la reconstruction. Guidée par le rêveur Nehru, l’Inde aspirait au socialisme, ce qui, très vite dans les 1960 s’est transformé en une obsession de la croissance économique. D’après Romila Thapar, la focalisation sur l’économie dans le pays neuf était telle que personne n’a considéré la religion et la caste comme une source de problèmes, de défis, encore moins de danger. La croyance naïve était que l’indépendance allait résoudre tous les problèmes. (Page 22).
Or, l’Inde décolonisée mena une politique liberticide, imposant autant de censure et les représailles à l’encontre de ses citoyens activistes notamment communistes que ses colons britanniques à l’égard des indépendantistes. Bien avant le mouvement maoïste déclenché en 1967 dans la ville de Naxalbari – d’où le nom « Naxalite » – dès les années 1950, le gouvernement indien a commencé la répression des intellectuels marxistes, communistes. À Bombay, Romesh Thapar, frère de Romila Thapar, en fut la victime en raison d’avoir publié la revue politique d’extrême-gauche, de tendance sociale révolutionnaire, Crossroads. Emprisonnement, assassinat, massacre en masse : la politique liberticide notamment à l’encontre des militants communistes a toujours ponctué l’histoire de l’Inde de points sanguinaires ineffaçables.
Gayatri C. Spivak évoque l’image de l’Inde mystifiée, mythifiée par les enthousiastes indophiles européens et étatsuniens. « Allen Ginsberg et tous ces trucs… c’était dément de se confronter à leur Inde à eux, la ganja et les trucmuches et le tantrisme et Gary Snyder et le Zen…et tout ça ne ressemblait à rien. » page 26. Lorsqu’à 20 ans, à l’université de Cornell, elle écoute discourir Malcolm X, elle a enfin l’impression de se retrouver à Calcutta. Il n’y a pas de hasards, il n’y a que des rendez-vous, vous direz, à juste titre. Elle nous rappelle comment l’hégémonie culturelle hindouiste depuis ces dernières décennies est en train de déformer, dénaturaliser, vicier l’Inde multiculturelle. « Aujourd’hui, on n’entend plus que Ganesh par-ci, Ganesh par-là », contrairement à l’époque où, à Calcutta, ils se conduisaient « en bons laïcs syncrétisés de la classe moyenne supérieure », de naissance hindous, précisons-le, tout en se référant très naturellement, socialement, à la culture musulmane.
La religion, la langue, tout ce qui a de l’articulation culturelle a été ignoré au profit de l’obsession économique, et nous savons qu’elle-même s’est vite éloignée de son idéalisme socialiste initial, a ignoré sans broncher la justice sociale et la distribution des richesses, avec pour le seul but de placer le capital au centre du dynamisme, en reléguant l’humain à ses pieds, à son service. Gayatri C. Spivak regrette aussi l’eurocentrisme habituel dans les études du capital, qui ignorent les enjeux du développement économique et de la justice sociale dans les pays comme la Turquie, le Rwanda ou l’Inde.
Romila Thapar démontre comment en ignorant les questions sur la caste dans les années 1960, le système électoral indien a engendré le vote communautariste/vote selon caste, puisque socialement le système hiérarchique castiste a toujours existé, a toujours été discriminatoire à l’encontre des castes dites inférieures. Ce qui a engendré un pseudo-système démocratique. À part l’éducation qui aurait dû être davantage interrogative et introspective au lieu de créer la soumission aveugle de la masse, Thapar évoque aussi le manque cruel du multilinguisme, du bilinguisme dans le système éducatif, dépourvu de traductions des œuvres mondiales majeures, donc in fine dans une pratique intellectuelle, conceptuelle appauvrie en raison du repli unilinguiste, à part de rares exceptions dans quelques langues régionales. « …quelque chose qui d’ailleurs force les gens à penser au-delà de ce que leur propre tradition leur a enseigné. » page 40.
Très logiquement elle nous rappelle que le système éducatif indien n’a insisté ni sur la laïcité, ni sur le statut égalitaire de toutes les religions. « Le contenu de l’éducation dépend de qui contrôle ce contenu et de qui finance l’éducation, en particulier dans un État soi-disant laïc. ». Si les organisations religieuses contrôlent les institutions scolaires et sociales, on peut facilement deviner les conséquences. Ce qui inquiète à juste titre Romila Thapar, puisque « l’éducation publique n’est plus du tout laïque. » Nous sommes en plein cœur de la problématique qu’est la réécriture de l’histoire, la réécriture des manuels scolaires, commencée depuis que Narendra Modi et son parti d’extrême-droite ultranationaliste le BJP issu de la milice fasciste le RSS sont au pouvoir. Mais le refus de l’approche laïque dans l’éducation avait déjà commencé dans les années 1970 sous le gouvernement de Morarji Desai, ancien leader du Congrès qui a rejoint ensuite le BJP.
S’ajoute ici la problématique du droit civil qui est souvent substitué par le code religieux, plus précisément par le code hindou. La tentative existe depuis 1956, dégénéré au cours des années sous forme des lois religieuses traditionnelles variées selon les régions dont Thapar aimerait que l’Inde se débarrasse pour reformuler un droit civil véritablement laïc (Page 42).
Spivak – à l’appui de diverses anecdotes personnelles, dont une bien corsée où il est question de Middleton, le premier évêque anglican de Calcutta, qui jugeait qu’en raison de leur paganisme, les Indiens hindous n’étaient ni dignes ni capables d’acquérir « la connaissance » occidentale – regrette que son travail intellectuel auprès des subalternes (les aborigènes notamment au Bengale) lui a valu des malentendus à son sujet qui la suspectaient de ne pas être suffisamment laïque. En Europe nous connaissons les méprises similaires qui consistent à accuser les intellectuels d’être judéo-bolchéviques ou islamo-gauchistes en raison de leur engagement auprès des peuples marginalisés. Spivak finit par s’insurger que « l’idée de Sud global est un renversement profondément raciste qui ignore complètement la question de la classe » (Page 46).
Autre sujet majeur évoqué par Thapar est la migration interne massive et ses conséquences linguistiques : la perte de la langue première, l’inaccessibilité à la seconde langue et donc le besoin et la possibilité d’une troisième langue. De ce fait, la question de la culture des migrants internes. Elle nous rappelle aussi « qu’au lieu de ne regarder qu’un seul fil, qu’il s’agisse de la croissance économique ou de la caste, ou de la religion, (de l’éducation, de la langue et de la culture), il nous faut considérer des totalités, le maillage de ces totalités… » (Page 53). Sur ce point, Spivak peut nous paraître légèrement fataliste, puisqu’elle cite Karl Marx et sa « poésie du futur » et conclut que « ce n’est pas parce que nous construirions la société que nous serions capables de les prévoir » (Page 55).
Le dialogue est accompagné d’une postface éclairante par Mamadou Diouf, historien sénégalais, spécialiste de l’Empire coloniale française et directeur de l’Institut d’études africaines à l’École des affaires internationales et publiques de l’université de Colombia, qui depuis des années contribue à faire traduire en français les études indiennes postcoloniales et subalternes menées notamment par Ranajit Guha, Dipesh Chakarbarty, Gayatri Chakravorty Spivak …
Saluons ici le travail de traduction impeccable de Jean-Baptiste Naudy qui rend la lecture délectable, qui nous permet d’entendre les accents vifs de ces deux voix majeures de la pensée indienne contemporaine. Pour saisir l’idée de l’Inde, l’ouvrage propose, selon les principes postcoloniales et marxistes, plusieurs axes : économique, politique, religieux, langagier, culturel… et leur évolution au cours des décennies, sinon des siècles. Ce que son format court et dense ne permet pas d’être développé, éveille la curiosité, encourage à apprendre.
À la fin de leur conversation, elles disent se sentir vieillies. Romila Thapar espère que la prochaine génération prendra le relais et sera plus efficace que la leur. Pas si sûr que nous serions plus efficaces qu’elles, mais l’héritage intellectuel qu’elles nous lèguent toutes les deux durant leur activité en Inde et à travers le monde est d’une richesse inouïe, demeure un guide indispensable pour penser l’Inde, et par extension, pour penser la vie et ses combats existentiels.
Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, Le Sentiment de l’Inde. Éditions Rot-Bo-Krik. 90 p., 11 €
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11.11.2024 à 20:10
Marc Endeweld
Il a mené la contre-enquête pendant 22 ans. Benoît Collombat, grand reporter et responsable des enquêtes à Radio France, nous révèle les ficelles de son métier. Immersion d'une obsession au long cours sur le cas d’un ancien ministre devenu homme à abattre, Robert Boulin.
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C’est l’une des affaires les plus symboliques de la chape de plomb mise en place par la cinquième République sur ses institutions. Selon Benoît Collombat, elle est symptomatique du comportement d’une certaine presse qui accompagne notre régime politique. Dans la nuit du 29 au 30 octobre 1979 est retrouvé mort dans un étang le ministre Robert Boulin, gaulliste.
L’homme, qui a mis fin à ses jours selon la version officielle, se serait noyé dans 50 centimètres d’eau. Député-maire de Libourne, son décès survient dans un contexte de changements sur la scène politique, à droite. Son nom était alors évoqué pour Matignon, ce qui l’avait exposé sur le plan politique.
L’affaire est complexe. Benoît Collombat y rentre comme dans un labyrinthe : « On se jette dedans, on ne sait pas comment on va en ressortir ». Lorsqu’il s’y plonge, en 2002, l’affaire était éteinte sur le plan judiciaire. Mais pour lui, comme pour d’autres, le doute est nécessaire : « Un ministre de la République a manifestement été assassiné. La République l’a visiblement caché ». Marc Endeweld abonde : « Il y a eu une vraie chape de plomb sur ce dossier, une volonté de transformer la réalité ». De fait, d’autres journalistes qui se sont confrontés au dossier ont reçu des pressions ou des menaces.
Dans un premier temps, tout le monde pense à un suicide de Boulin. Sa famille fait confiance aux institutions : ils ont été élevés avec ce culte des institutions républicaines. On ne remet pas en cause l’ordre républicain établi. Quand on vient vous dire : «Écoutez on a tout fait dans les règles, on va faire le maximum», il n’y a pas de raison de se dire que ce n’est pas possible.
Benoît Collombat
À l’époque, le contexte, c’est celui d’une guerre des droites. Le journaliste le rappelle : Valéry Giscard d’Estaing est à l’Élysée et un certain Jacques Chirac a claqué la porte de Matignon pour fonder le RPR, dans la perspective de la présidentielle de 1981. Pour Benoît Collombat, ce dernier ne s’entend pas du tout avec Robert Boulin, qui le considère être un homme sans conviction.
C’est incroyable comment tous les intérêts qu’il y avait autour de Boulin, et qui potentiellement ont eu une responsabilité dans sa mort, ont encore intérêt aujourd’hui à cacher la vérité.
Benoît Collombat
Benoît Collombat s’interrompt pour montrer une photo de Louis-Bruno Chalret, alors discret procureur de la circonscription de Versailles où a été retrouvé le corps du premier ministrable : « Il a transformé la scène de crime en suicide ». Louis-Bruno Chalret, c’est le fantôme de l’affaire Boulin et un barbouze pour le journaliste : « C’est lui qui va donner des instructions. On n’examine pas la tête, alors que Boulin a pris des coups sur le visage ». La première autopsie ne prouve pas non plus la noyade : les poumons de Robert Boulin ne sont pas étudiés.
Beaucoup des acteurs et des témoins de cette histoire sont morts aujourd’hui. Benoît Collombat se remémore avoir interviewé en 2002 l’un des derniers ‘dinosaures’ de cette époque, Olivier Guichard : « Il m’a dit : ‘Mais bien sûr qu’il ne s’est pas suicidé, il a été tué !’ Mais il ne voulait pas en dire plus ».
Les bizarreries sont nombreuses. Sur la partie médico-légale, le corps a été déplacé. À l’époque, une partie de la presse, de concert avec les institutions, explique ce déplacement par les flux et reflux de l’étang, voire par la présence de sangliers. Un récit qui laisse l’enquêteur dubitatif.
Sur une histoire comme ça, il faut quelques personnes bien placées au départ pour cadrer les choses. Les scellés ont été détruits. On pourrait éventuellement refaire des expertises avec les poumons, mais ça a été détruit et les flacons de sang aussi. Le dossier a été bien saboté au départ.
Benoît Collombat
Malgré tout, quelques journalistes n’ont pas laissé mourir l’affaire. Suite à la publication des reportages de Benoît Collombat, de nouvelles auditions ont été faites par la justice et de nouvelles personnes ont parlé. En 2015, finalement, le dossier a été rouvert.
Il y a beaucoup de témoignages, Boulin se savait menacé. Il savait qu’il était en danger de mort. Il y a des témoins tout à fait dignes de foi qui le disent. Il aurait dit à sa femme : «Ils nous tueront tous».
Benoît Collombat
L’affaire a été instrumentalisée politiquement par tous les camps politiques. Dans un certain nombre de déclarations publiques, des dirigeants politiques disent clairement que Robert Boulin a été tué. « C’est un cadavre dans le placard de la droite, mais de la gauche aussi », lâche Benoît Collombat. L’affaire vit encore aujourd’hui dans l’inconscient des personnels politiques et demeure irrésolue.
Ancien résistant, il a servi comme secrétaire d’État sous Charles de Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing. Il meurt alors qu’il est depuis ministre du Travail depuis un an et demi pour ce dernier. Son nom était alors évoqué pour devenir Premier ministre. Son corps est retrouvé dans un étang de la forêt de Rambouillet.
Journaliste d’investigation, il suit l’affaire Robert Boulin depuis plus de 22 ans. Sur ce sujet, il publie la bande dessinée ‘Cher pays de notre enfance : enquête sur les années de plomb de la cinquième République’ et une contre enquête : ‘Un homme à abattre : contre-enquête sur la mort de Robert Boulin’.
Louis-Bruno Chalret était procureur général près la cour d’appel de Versailles au moment des faits. Il a été parmi les premiers informés de la mort de Robert Boulin, entre une heure trente et deux heures du matin, le 30 octobre. D’après le dossier pénal, le corps est retrouvé à huit heures quarante par la gendarmerie.
Benoît Collombat mentionne un autre cas, l’affaire Jean-Pascal Couraud, surnommé JPK. Le journaliste d’investigation était engagé politiquement contre Gaston Flosse, dernier homme politique à avoir officiellement rencontré Robert Boulin, peu avant son décès. D’abord présentée comme un suicide, sa mort fait toujours l’objet d’une enquête.
L’affaire est encore présente au sein de la droite. En 2007, Nicolas Sarkozy, alors empêtré dans l’affaire Clearstream, voit dans l’affaire l’influence des chiraquiens ligués contre lui. Il lance un avertissement pendant un de ses meetings : « Je n’oublie pas Robert Boulin, victime du mensonge et de la diffamation ».
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