28.07.2025 à 21:27
Andreas Umland
Le Kremlin dispose désormais d'un calendrier quasi officiel lui permettant de poursuivre ses bombardements sans conséquences économiques immédiates.
<p>Cet article Les États-Unis se tournent-ils vers l’Ukraine ? a été publié par desk russie.</p>
Selon le politologue allemand, le changement de discours de Trump vis-à-vis de la Russie n’a pour l’instant que peu de signification. Car sa récente annonce ne fera probablement qu’intensifier les attaques russes contre l’Ukraine au cours des prochaines semaines. Le délai de 50 jours accordé par Washington laisse soupçonner que Poutine se voit délibérément offrir une nouvelle occasion d’occuper davantage de territoire et de remporter des succès militaires avant la reprise éventuelle de négociations.
Après avoir menacé il y a quelques mois de mettre fin à l’aide militaire à l’Ukraine, le président américain Donald Trump semble avoir changé d’avis. Au départ, la nouvelle administration américaine pensait que sa rhétorique, ses signaux et sa diplomatie pro-russes susciteraient des réactions réciproques à Moscou et ouvriraient la voie à la fin de la guerre russo-ukrainienne. Aujourd’hui, Trump et ses collaborateurs semblent avoir pris conscience que cette approche est non seulement une impasse, mais qu’elle a eu l’effet inverse. Les attaques aériennes russes contre les villes et villages ukrainiens se sont intensifiées au cours des derniers mois, loin de s’apaiser.
La plupart des Américains, parmi lesquels de nombreux membres du Parti républicain, des électeurs républicains et même des partisans MAGA, restent favorables à un soutien à l’Ukraine. Trump pourrait désormais reconnaître que le coût politique de son approche pro-russe devient élevé. Son récent changement de cap est davantage une concession à l’opinion publique anti-Poutine et pro-ukrainienne qui prévaut dans le pays qu’une évolution de l’évaluation de la politique étrangère russe par la Maison-Blanche.
Le 14 juillet, Trump a publiquement menacé les partenaires commerciaux de Moscou de sanctions secondaires si le Kremlin n’acceptait pas rapidement un cessez-le-feu en Ukraine. Cela pourrait-il constituer un revirement de la politique de Trump à l’égard de la Russie ? Probablement pas, du moins pas encore. Ou même pas du tout. Jusqu’à présent, cette déclaration officielle et d’autres déclarations similaires de Trump et de son administration restent des discours sur des actions futures incertaines. Pour employer un euphémisme, la plupart des déclarations orales et même certaines déclarations écrites de Trump doivent être prises avec des pincettes.
Les réactions en Ukraine à la nouvelle rhétorique de Washington ont donc été mitigées. Les commentateurs ukrainiens reconnaissent que Trump adopte désormais un ton différent, après avoir publiquement courtisé Vladimir Poutine pendant des mois. Cependant, la plupart des Ukrainiens restent sceptiques quant à la durabilité de ce changement d’attitude apparent à Washington.
Comme Trump a, pour la première fois, lancé un ultimatum à Poutine, il est possible que la situation évolue. Si le Kremlin n’accepte pas un accord de paix dans les 50 jours, les États-Unis sont censés imposer des droits de douane punitifs de 100 % aux partenaires commerciaux de la Russie. Bien que ce plan soit beaucoup plus concret que les annonces précédentes, Washington s’est lancé dans un jeu compliqué. La pression que Trump souhaite exercer sur Moscou ne doit pas venir directement des États-Unis. Elle doit plutôt être exercée par des pays tiers tels que la Chine, l’Inde et le Brésil, qui achètent du pétrole et/ou d’autres produits à la Russie.
Il est difficile de savoir si ces pays et d’autres céderont à la pression américaine, et dans quelle mesure. Des droits de douane américains de 100 % suffiront-ils à motiver l’Inde, par exemple, à cesser ses échanges commerciaux avec la Russie ? Si le plan de Trump ne conduit pas à une réduction significative du commerce extérieur non occidental avec la Russie et que Washington impose effectivement des droits de douane aux pays qui continuent à conclure des accords avec Moscou, ces derniers prendront des mesures de rétorsion sur les importations en provenance des États-Unis. Les Américains ordinaires sont-ils prêts à souffrir pour l’Ukraine ?
Le plan de Trump ne semble pas avoir été mûrement réfléchi et n’a peut-être jamais été destiné à être mis en œuvre. Une approche plus efficace aurait consisté à menacer les partenaires commerciaux de la Russie de droits de douane très élevés, tels que les 500 % proposés par le Sénat américain. Cela aurait signifié à ces États qu’il était impératif de rompre leurs liens avec la Russie. Il reste à voir quel sera le résultat final de l’approche alambiquée actuelle de Trump pour mettre fin à l’agression russe.
À court terme, les nouvelles sanctions américaines pourraient avoir l’effet inverse de celui escompté. L’annonce de Trump ne fera probablement qu’intensifier les attaques russes contre l’Ukraine au cours des prochaines semaines. Curieusement, le Kremlin dispose désormais d’un calendrier quasi officiel lui permettant de poursuivre ses bombardements sans conséquences économiques immédiates. Le délai de 50 jours accordé par Washington laisse soupçonner que Poutine se voit délibérément offrir une nouvelle occasion d’occuper davantage de territoire et de remporter des succès militaires avant la reprise des négociations.
Si le plan de Trump venait néanmoins à fonctionner, la perte de partenaires commerciaux non occidentaux pourrait en effet nuire à la machine de guerre de Poutine. Si la Chine, l’Inde et d’autres pays, sous la menace de sanctions américaines, se détournent de la Russie et suivent l’exemple des États-Unis, cela posera un problème au Kremlin. À ce jour, la plus grande faiblesse – mais pas la seule – des nombreuses sanctions internationales directes contre la Russie est que Moscou a pu et peut toujours se tourner vers d’autres marchés, des acheteurs et des intermédiaires étrangers, ainsi que vers des voies de transport non occidentales, compensant ainsi l’impact des mesures punitives occidentales. Si les droits de douane de Trump entrent en vigueur, ces détours pourraient devenir plus compliqués pour Moscou.
Outre l’ultimatum tarifaire, Washington a également annoncé des livraisons « massives » d’armes américaines à l’Ukraine. Cela concerne principalement (mais pas uniquement) les célèbres systèmes mobiles de missiles sol-air « Patriot ». Plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, sont censés les acheter aux États-Unis puis les transmettre à l’Ukraine. Il s’agit là aussi d’un plan compliqué, mais plus réaliste que les sanctions secondaires envisagées par Washington. Ici, les tiers sont les partenaires occidentaux des États-Unis plutôt que des gouvernements non occidentaux moins coopératifs, voire hostiles.
Les systèmes Patriot se sont avérés être parmi les armes d’interception les plus efficaces contre les différents missiles russes de grande taille. Ils sont donc très demandés à Kyïv, où l’on espère que la défense aérienne ukrainienne disposera bientôt de davantage de systèmes Patriot. Le nombre de ces armes et celles qui seront fournies à l’Ukraine semblent désormais dépendre en grande partie de leurs acheteurs, principalement européens. Il est pour l’instant difficile de déterminer quelles armes arriveront en Ukraine, en quelle quantité et dans quels délais. Le gouvernement allemand a en outre décidé de ne plus fournir d’informations détaillées à l’avance sur les livraisons d’armes.
Le caractère peu orthodoxe des sanctions et des programmes de soutien de Trump s’explique par le fait qu’ils trouvent leur origine dans les préoccupations de Trump pour les affaires intérieures plutôt que pour les affaires internationales. En particulier, son approbation des livraisons d’armes payantes à l’Ukraine relève davantage d’une politique « America First » que d’une nouvelle stratégie géopolitique. Pire encore, son approche transactionnelle en matière de sécurité sape la crédibilité et la confiance des États-Unis en tant que partenaire international.
L’histoire de l’aide militaire américaine à l’Ukraine, actuellement au point mort, est instructive. Après l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 1990, les États-Unis se sont fortement impliqués dans le désarmement stratégique de l’Ukraine. Suivant des intérêts sécuritaires strictement nationaux, Washington a non seulement fait pression sur Kyïv pour qu’elle renonce aux ogives nucléaires que l’État ukrainien nouvellement indépendant avait héritées de l’URSS. L’accord promu par les États-Unis à l’époque, principalement associé au désormais tristement célèbre Mémorandum de Budapest sur les garanties de sécurité de 1994, concernait également les vecteurs de ces ogives. L’Ukraine a également dû se débarrasser de ses bombardiers, missiles de croisière et diverses roquettes de l’époque soviétique, c’est-à-dire des armes conventionnelles qui lui seraient aujourd’hui très utiles.
Ces accords internationaux conclus par les précédentes administrations américaines sont désormais de l’eau sous les ponts pour Trump & Co. Aujourd’hui, Washington tente plutôt de tirer profit de la triste situation de Kyïv et des craintes croissantes de l’Europe. Le fait que Trump insiste désormais pour que l’aide militaire américaine à l’Ukraine dans sa lutte pour sa survie soit payée est plus qu’une trahison américaine envers les Ukrainiens qui, en 1994, ont pris au sérieux les garanties de sécurité données par Washington en échange du désarmement de l’Ukraine.
La nouvelle stratégie de l’administration Trump va également à l’encontre de la logique du régime mondial de non-prolifération nucléaire. Elle contredit en particulier la responsabilité qui incombe aux cinq États officiellement dotés d’armes nucléaires – les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France – dans le maintien de l’ordre international. L’approche transactionnelle de Trump envers les règles fondamentales des relations interétatiques postérieures à 1945, telles que l’inviolabilité des frontières et l’interdiction du génocide, affaiblit un système international que les États-Unis ont eux-mêmes créé et dont ils bénéficient depuis maintenant 80 ans.
À première vue, faire payer aux autres le prix de l’affaiblissement quotidien de l’ennemi juré des États-Unis depuis des décennies peut sembler judicieux. Pourtant, par rapport à l’ensemble du budget de défense américain, le coût du soutien militaire gratuit apporté à l’Ukraine par les administrations précédentes est faible. En revanche, les effets destructeurs des armes américaines entre les mains de l’Ukraine sur l’armée et l’économie russes ont été considérables. Ils ont continuellement réduit la capacité de Moscou à attaquer un État membre de l’OTAN que les États-Unis seraient tenus de soutenir en vertu de l’article 5 du Traité de Washington de 1949. L’administration Trump se retire désormais volontairement de cet accord stratégique et ignore étrangement ses répercussions bénéfiques pour la sécurité nationale américaine.
Quoi qu’il en soit, le récent revirement rhétorique de Trump à l’égard de Poutine reste à saluer. La question est de savoir si Washington a réellement l’intention de joindre le geste à la parole et, dans l’affirmative, s’il sera effectivement disposé à le faire. Jusqu’à présent, l’administration Trump n’a pas renoncé à sa vision généralement myope des intérêts nationaux américains et à sa propension à les définir à l’aide de slogans populistes, voire démagogiques. La nouvelle administration continue d’ignorer les implications profondes de la position américaine sur la guerre russo-ukrainienne pour l’ordre mondial, dont la stabilité et la légitimité devraient préoccuper les Américains autant que la plupart des autres nations.
<p>Cet article Les États-Unis se tournent-ils vers l’Ukraine ? a été publié par desk russie.</p>
28.07.2025 à 21:26
Mykola Riabtchouk
Lors du dernier sommet de l’OTAN, Donald Trump a amorcé un léger revirement sur l’Ukraine. Une évolution nourrie par les flatteries de ses alliés, mais pas seulement.
<p>Cet article La corde raide avec Trump a été publié par desk russie.</p>
Le politologue ukrainien revient ici sur le dernier sommet de l’OTAN, qui a amorcé le très relatif revirement de Trump vis-à-vis de Moscou. Il décrit l’atmosphère pendant ce sommet où les dirigeants des pays de l’OTAN ont tout fait pour flatter le vaniteux président américain. Cette politique a produit ses fruits, à savoir la déclaration finale de l’Alliance atlantique, signée par Trump. Mais, entre-temps, Poutine continue à détruire l’Ukraine, alors que les Européens peinent à convaincre leurs opinions publiques de la nécessité absolue d’agir avec résolution.
Le dernier sommet de l’OTAN, qui s’est tenu les 24 et 25 juin à La Haye, était le premier depuis 2022 à ne pas avoir pour thème principal l’Ukraine et sa lutte désespérée contre l’agression russe. Pourtant, paradoxalement, ses résultats ont été largement salués dans le pays comme un grand succès diplomatique tant pour l’Ukraine que pour ses partenaires européens.
Il y a à cela deux raisons, qui sont liées : la déclaration finale en cinq points approuvée par le sommet – la plus courte de l’histoire des sommets – a clairement défini la Russie comme « la menace à long terme pour la sécurité euro-atlantique » et réaffirmé « l’engagement souverain et durable des alliés à apporter leur soutien à l’Ukraine, dont la sécurité contribue à la nôtre ». Ce qui, au cours des trois dernières années, était considéré comme acquis et n’a été que réaffirmé à La Haye, a provoqué pourtant un soupir de soulagement et même une ambiance joyeuse en Ukraine, difficile à comprendre sans tenir compte des changements radicaux survenus dans la politique internationale au cours des six derniers mois et des relations fondamentalement nouvelles entre les États-Unis et leurs anciens alliés.
Le mot le plus court pour décrire ces changements est « trumpisme », cette manière imprudente et égocentrique de faire de la politique, assez typique de nombreuses dictatures et qui, tout à coup, est devenue le style national de la plus grande, la plus ancienne et, vraisemblablement, la plus forte démocratie du monde. L’Ukraine est sans doute la principale victime collatérale de ces changements, dans la mesure où le nouveau président américain a indiqué sa volonté de conclure un accord de paix avec Moscou en acceptant tacitement toutes ses exigences maximalistes (qui équivalent à une capitulation de facto de l’Ukraine) et en exerçant toutes sortes de pressions sur Kyïv, en épargnant à Moscou de nouvelles sanctions (s’abstenant même de condamner l’agression dans des forums internationaux tels que l’ONU, le G7, etc.). Cette « politique de paix » perverse a été correctement interprétée à Moscou pour ce qu’elle est : de l’apaisement. Le nombre de frappes aériennes russes sur les villes ukrainiennes a augmenté de manière exponentielle depuis janvier, la majeure partie étant constituée de « proxy bombings », c’est-à-dire des frappes qui visent délibérément des infrastructures civiles, des zones résidentielles et des personnes.
L’OTAN pourrait bien être une nouvelle victime de cette nouvelle politique, après que le président américain a formulé des revendications territoriales étranges à l’égard du Danemark et du Canada (membres de l’OTAN), menacé de retirer les troupes américaines d’Europe (autre signal encourageant pour Moscou) et, enfin, remis en question l’applicabilité du paragraphe 5 de la Charte de l’OTAN (qui oblige tous les membres à s’entraider en cas d’agression extérieure, en considérant l’attaque contre l’un d’entre eux comme une attaque contre tous). Toutes ces déclarations ont été une musique douce aux oreilles de Poutine, qui a rapidement appris à manipuler l’ignorance, la vanité et la bouffonnerie de son « pote » autoproclamé à Washington. Les six mois de « négociations de paix » menées par Moscou constituent sans doute un excellent cas d’étude illustrant la perfidie calculée d’un côté et la stupidité mal calculée de l’autre.
Dans ce contexte, la signature par les États-Unis du document final, qui réitère l’engagement de l’OTAN à aider l’Ukraine, reconnaît la Russie comme la principale menace pour la sécurité (aux côtés du terrorisme international) et maintient implicitement, par défaut, la validité des promesses passées d’admettre à terme l’Ukraine dans le club (malgré la tendance de Trump à vouloir passer outre à la demande de Poutine). Tout cela peut constituer une agréable surprise et une bonne raison de se réjouir.
La plupart des commentateurs attribuent ce succès (relatif) aux talents diplomatiques et aux efforts pragmatiques des dirigeants européens qui auraient apparemment appris de Moscou comment jouer sur l’arrogance et le narcissisme de Donald Trump. Probablement à partir du désastre spectaculaire de Zelensky dans le Bureau ovale à la fin du mois de février, ils ont conclu de manière raisonnable (et l’ont fait savoir à leur homologue ukrainien) que le nouveau président américain n’est pas quelqu’un qui tolère les opinions contraires aux siennes, et qui n’est pas enclin à écouter des arguments qui le dérangent. Le sommet de l’OTAN à La Haye a été mis en scène comme un one-man show où tout l’univers tournait autour du roi Don. Celui-ci a été logé dans le palais royal, en tant qu’invité personnel du roi et de la reine des Pays-Bas, il a été félicité et remercié par tous les participants au sommet, le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte jouant un rôle de premier plan dans ces flatteries et ces compliments. Même le président Zelensky, pour faire plaisir à son patron, a changé sa traditionnelle tenue paramilitaire kaki pour quelque chose qui ressemblait à un costume noir.
Certains observateurs se sont empressés de tourner en dérision tout ce spectacle, y voyant une humilité des Européens frôlant l’humiliation. Rishi Iyengar et John Haltiwanger, de Foreign Policy, ont même intitulé leur rapport sur le sommet de l’OTAN « Le syndrome de Stockholm à La Haye », comparant les participants à des otages ou à des victimes d’abus qui développent des sentiments positifs envers leur agresseur. D’autres ont toutefois estimé que ces efforts avaient porté leurs fruits et que c’était le succès final qui comptait vraiment. Comme l’affirmait Hans Morgenthau il y a longtemps dans son ouvrage classique Politics Among Nations (1948), « l’éthique abstraite » n’est pas applicable dans le domaine des relations internationales. « La moralité des décisions politiques, affirmait-il, ne doit pas être jugée par les intentions, mais par les résultats. » De ce point de vue « réaliste », on pourrait soutenir que c’est en réalité Trump qui a été humilié par des conspirateurs qui l’ont traité comme un enfant capricieux ou une personne mentalement déficiente, lui assurant qu’il n’était pas seulement un « Napoléon », mais le plus grand « Napoléon » de tous les temps et de tous les pays.
Il pourrait y avoir une autre raison qui a poussé le président américain, connu pour son caractère imprévisible, à adopter une position plus conciliante vis-à-vis de l’Ukraine et de ses alliés de l’OTAN. Cette raison est purement interne et découle de l’opinion publique américaine, qui désapprouve de plus en plus l’apaisement de Trump envers Poutine et sa position ferme envers l’Ukraine et les Européens. Un sondage d’opinion réalisé en mai-juin indique que 37 % des personnes interrogées estiment que l’administration Trump favorise la Russie dans les négociations visant à mettre fin au conflit, 36 % estiment qu’elle adopte une approche neutre et seulement 14 % affirment que la Maison-Blanche favorise l’Ukraine. Et comme la plupart des Américains ont une opinion très négative de Poutine, considèrent la Russie comme un adversaire majeur et une menace pour leur sécurité, et condamnent massivement son agression contre l’Ukraine, le président ne peut pas ignorer complètement ces opinions et compter exclusivement sur son électorat MAGA. Les critiques croissantes à l’égard de la politique de Trump au Congrès, y compris les voix de républicains influents, ont peut-être également contribué à modifier sa position initiale. Enfin, les membres de l’OTAN ont convenu à La Haye d’augmenter progressivement leurs dépenses de défense pour les porter à 5 % du budget, ce que le président américain, connu pour ses fanfaronnades, pourrait présenter à ses fidèles électeurs comme une victoire majeure.
On ne sait pas combien de temps il restera dans cet état d’esprit. Ce qui est clair, en revanche, c’est que le président russe a correctement évalué la menace et a répondu par une proposition trompeuse visant à reprendre les « pourparlers de paix » avec l’Ukraine à Istanbul – un écran de fumée perfide qui lui permet d’assassiner davantage d’Ukrainiens, de bombarder des infrastructures et d’échapper à toute sanction sérieuse de la part des États-Unis.
Un autre problème pour les Ukrainiens et les Européens viendra de l’intérieur, s’ils ne parviennent pas à accompagner leur modeste succès en politique internationale par des succès beaucoup plus importants sur le plan intérieur, notamment dans le domaine délicat de la communication publique. Certes, selon des sondages réalisés à l’échelle européenne, la majorité des personnes interrogées approuvent la poursuite du soutien à l’Ukraine, reconnaissent la menace russe et acceptent d’augmenter progressivement les dépenses de défense. Elles désapprouvent les pressions exercées sur Kyïv pour que l’Ukraine cède les territoires occupés ou la levée des sanctions contre la Russie, même si les États-Unis changent de cap.
Le diable est toutefois dans les détails : ces mêmes sondages révèlent de grandes différences d’opinions et d’attitudes entre les pays, les partis politiques et les groupes sociaux. Cela signifie que le succès relatif du sommet de l’OTAN à La Haye ne marque pas la fin, mais seulement le début d’un travail difficile. Comme l’a fait remarquer avec ironie l’ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker : « Nous savons tous ce qu’il faut faire. Nous ne savons simplement pas comment être réélu après l’avoir fait. »
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Version originale : Tightroping with Trump
<p>Cet article La corde raide avec Trump a été publié par desk russie.</p>
28.07.2025 à 21:26
Marianna Perebenesiuk
La présidence Trump ressemble à la rediffusion d’un feuilleton culte au style un peu démodé. Mais ce qui se joue, ce n’est pas un script. Ce sont des vies humaines.
<p>Cet article Columbo à Washington a été publié par desk russie.</p>
Avec un humour caustique, notre autrice compare la présidence de Donald Trump à la série télévisée Columbo. Mais Columbo cherchait — et trouvait la vérité. C’est en revanche le cadet des soucis de Trump. Il faut résister à la fascination pour la série télé de la Maison-Blanche. Ce qui se joue n’est pas un script, ni un énième rebondissement dans une série politique. Des civils ukrainiens meurent chaque jour sous les bombes ou sont traqués par les drones de l’armée russe. Et le sort de l’Ukraine, sa survie et sa victoire dépendent d’abord de nous. De l’Europe.
Depuis le 20 janvier 2025, le public suit, presque sans s’en rendre compte, une étrange série télévisée. C’est comme une rediffusion d’un feuilleton culte au style un peu démodé. On y trouve un monsieur bizarre qui se veut vieux jeu mais qui ne respecte rien, se comporte comme un éléphant dans un magasin de porcelaine et l’assume avec un plaisir à peine caché. Il parle beaucoup mais de manière tellement confuse qu’on ne sait jamais vraiment de quoi il s’agit. Il évoque parfois son épouse – qu’on ne voit jamais – mais qui semble être à l’origine de toutes ses décisions. On dirait une nouvelle saison de Columbo sans la bonne musique. Mais non : il s’agit de la seconde présidence de Donald Trump.
Et comme dans un feuilleton, le public suit chaque rebondissement au jour le jour, à coups de « priorités au direct » et de déclarations nombreuses : la guerre en Ukraine, les tensions au Proche-Orient, les conflits commerciaux. À chaque épisode, Trump tourne en rond sans logique apparente, radote, change d’avis, revient sur les mêmes sujets, les contourne, les répète sans jamais les clarifier. Le tout, dans une atmosphère de suspense absurde et d’incohérence savamment entretenue – à la manière du célèbre lieutenant au pardessus froissé.
Pour parfaire la ressemblance, Trump a même sa propre « Madame Columbo » : Melania Trump, figure aussi énigmatique que la fantomatique épouse de Columbo, évoquée uniquement à travers les propos de son mari. On ne l’entend jamais, mais c’est elle qui inspire ses choix. Mieux encore : Trump s’est entouré de toute une galerie de « Mesdames » et de « neveux », chacun servant de justification à ses décisions ou plutôt à ses absences de décision. S’il doute de l’utilité de ses échanges avec Poutine, c’est parce que Madame Trump lui a soufflé le mot. S’il n’envoie pas de troupes américaines en Ukraine, c’est « parce que le vice-président n’en veut pas ».
Que voulez-vous ? À la manière d’un Columbo, Trump écoute, interroge, rumine…
Mais la comparaison s’arrête là. Car entre Columbo et Donald Trump, il y a une différence, et de taille : la fiction, elle, ne tue pas. Ce feuilleton-là, Trump l’écrit, le met en scène et le monte lui-même. C’est sa spécialité : star de la téléréalité The Apprentice, et il continue de traiter le pouvoir comme un spectacle, avec ses effets dramatiques, ses mises en scène et ses faux suspenses. Souvenons-nous de cette scène glaçante à la Maison-Blanche, lorsque le président ukrainien fut prié de partir, conclue par la phrase adressée par Trump aux journalistes : « Ça va vous faire une belle séquence télé. »
Et c’est précisément pour cela qu’il devient urgent d’éteindre la télé.
Ce qui se joue n’est pas un script, ni un énième rebondissement dans une série politique. Ce sont des vies humaines. Des civils ukrainiens meurent chaque jour sous les bombes ou sont traqués par les drones de l’armée russe. Des milliers de soldats tombent, blessés ou tués, sur les lignes de front. Des villes sont attaquées quotidiennement.
Et cela ne dépend pas d’un scénariste à Washington. Que l’aide militaire américaine se poursuive – voire s’intensifie – ce sera un atout et il faut tout mettre en œuvre pour que ce soit le cas. Mais le sort de l’Ukraine, sa survie et sa victoire dépendent d’abord de nous. De l’Europe. Car l’Ukraine est en Europe, elle est l’Europe. Elle n’est ni un théâtre de guerre éloigné, ni un épisode dans une série politique américaine. Il est temps de cesser d’en être les spectateurs.
<p>Cet article Columbo à Washington a été publié par desk russie.</p>
28.07.2025 à 21:25
Anton Koslov
L’un des plus odieux idéologues russes, Sergueï Karaganov, est l’auteur principal d’un texte programmatique récent qui veut définir l’essence de ce que signifie d’être russe.
<p>Cet article À la recherche de l’idéologie perdue a été publié par desk russie.</p>
L’un des idéologues russes les plus radicaux, Sergueï Karaganov, est l’auteur principal d’un texte programmatique récent qui veut définir l’essence de « l’État-civilisation » russe et ce que signifie être russe. L’auteur décortique ce magma verbal qui ne donne pas de fondement rationnel à la politique, mais le remplace par une structure sacralisée, construite comme rituel ou dogme. Il s’agit d’un manichéisme néo-bolchévique : soit tu es croyant, soit tu es un ennemi. Effrayant !
Depuis le milieu des années 1990, la Russie entreprend des tentatives constantes pour formuler une idéologie d’État capable de remplacer le marxisme. Car, après l’effondrement de l’URSS, la Russie s’est retrouvée sans noyau symbolique, sans le « ciment idéologique » qui assurait auparavant la téléologie et la légitimation du pouvoir. En 1995, l’administration du président Boris Eltsine lança un concours pour une « idée nationale ». Ce fut un geste de désespoir : le pays se régionalisait, les élites se fragmentaient, et la population se trouvait dans un état de choc moral et social. Le pouvoir tentait de trouver un discours universel qui unifierait la société. Cependant, le concours tourna à l’échec. Une quantité énorme de propositions fut présentée – des orthodoxes-monarchistes aux libérales-cosmopolites, mais aucune d’entre elles ne fut véritablement unificatrice. Cela démontra l’impossibilité d’ « inventer » une idéologie par le haut – dans des conditions où la société est désunie et où l’idée même d’idéologie est perçue avec suspicion.
Néanmoins, depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, les autorités russes, avec une persévérance qui mériterait une meilleure application, tentent régulièrement de présenter à la société et au monde ce qu’on peut appeler « l’idéologie d’État russe ». En mars 2023, le Kremlin publia une conception actualisée de la politique étrangère russe, dans laquelle, pour la première fois au niveau officiel, la Russie était déclarée État-civilisation.
Et voici qu’apparaît maintenant un nouveau projet idéologique « L’Idée vivante – rêve de la Russie. Code du Russe au XXIe siècle » [Russe est utilisé ici pour traduire le terme rossianine, c’est-à-dire tout citoyen de Russie quelle que soit son « origine ethnique », NDLR], préparé sous l’égide du Conseil de politique étrangère et de défense. L’auteur principal de ce document programmatique est Sergueï Karaganov, expert en relations internationales, directeur scientifique de la faculté d’économie mondiale et de politique mondiale de l’École supérieure d’économie. Il est connu en Europe surtout pour son appel en juin 2023 à des frappes nucléaires contre les États membres de l’OTAN en Europe.
Le retour du sacré en politique dans ce contexte ne constitue pas une simple restauration de l’éthique religieuse ou des valeurs traditionnelles. Il s’agit d’une transformation plus profonde de l’imagination politique, dans laquelle la Russie est considérée comme sujet métaphysique, porteuse d’une mission unique, appelée à sauver « l’humain dans l’homme ». Ce langage prétend être le fondement normatif d’un nouveau paradigme de gouvernance, où la légitimité se construit sur l’appartenance à une mission historico-culturelle.
Ainsi, nous avons affaire à un ensemble d’idéologuèmes, un texte destiné à l’enthousiasme mobilisateur. Ce texte est intéressant surtout par la manière dont il agit : comment il produit un sujet, construit un ennemi, sacralise la guerre, et dote le pouvoir d’un statut ontologique. En ce sens, il représente un nouveau type de mythe politique post-séculier – combinant rhétorique antiglobaliste, ressentiment post-soviétique, exégèse orthodoxe et philosophie antidémocratique de l’histoire.
L’une des constructions clés du texte est la notion déjà mentionnée d’ « État-civilisation ». Ce n’est pas simplement un terme géopolitique, mais une désignation profondément symbolique, à l’aide de laquelle s’effectue la redéfinition de l’identité de la Russie comme sujet dépassant les limites de l’État national. Dans cette formule, la Russie cesse d’être une formation spatio-juridique et se transforme en un être mystique, englobant une multitude d’ethnies, de religions, et même de codes culturels hétérogènes – mais unis par un « esprit », une « sobornost » et une « mission » uniques.
Cette redéfinition sert plusieurs objectifs. Avant tout, elle permet d’annuler les frontières ethniques de la Russie, en les remplaçant par l’appartenance civilisationnelle. Le Russe, à l’instar du Russien, selon le texte, n’est pas tant celui qui est né russe, que celui qui « aime la culture commune », parle la langue russe et partage le « rêve de la Russie ». Ainsi, l’identité nationale se transforme en appartenance idéologique. Ce n’est pas simplement une stratégie d’intégration – c’est un moyen de créer un empire post-ethnique, dans lequel l’appartenance, déterminée par la loyauté symbolique, remplace l’origine ethnique.
Deuxièmement, l’idée de la Russie comme « civilisation de civilisations » permet d’inverser le statut de la périphérie. La multinationalité, l’hétérogénéité, le pluralisme religieux – ce qui dans les théories de modernisation était considéré comme faiblesse, est ici déclaré source de force. La Russie devient une source d’universalité civilisationnelle.
La troisième conséquence de cette conception devient le refus de l’européanité historique de la Russie. La formule « nous sommes les héritiers de Byzance et de la Grande Mongolie », répétée à plusieurs reprises dans le texte, rompt symboliquement avec l’identité ouest-européenne et transfère la source de légitimité vers l’Orient. Il ne s’agit pas d’un simple « tournant vers l’Orient » (en politique étrangère), mais d’une reconfiguration profonde de la conscience de soi historique. La Russie n’est pas simplement une non-Europe – elle ne doit pas être l’Europe, car l’Europe a déjà renoncé à sa mission spirituelle, devenant porteuse de valeurs « post-humaines ».
Ainsi nous avons affaire à une auto-identification totale, ne tolérant pas l’ambivalence. Si, dans la période soviétique la Russie se pensait comme État avec un projet universaliste (le communisme), maintenant l’universalisme a pris un signe inverse : ce n’est pas le progrès, mais le retour à la source, à la tradition, à la forme spirituelle originelle. Cela permet de formuler une opposition normative : l’Occident c’est le nihilisme, la Russie c’est le supérieur dans l’homme. Cette dichotomie rend impossible le compromis et assure également le fondement idéologique de la mobilisation.
C’est précisément dans le cadre de cette auto-identification totale que se forme la figure de l’ennemi – l’Occident comme civilisation de la décomposition et de la dégradation métaphysique. Mais contrairement au socialisme soviétique, qui proposait un modèle alternatif d’organisation sociale (justice sociale, progrès, collectivisme), ici l’alternative prend la forme d’un sentiment sacré, d’une « connaissance » intuitive – cette même « conscience d’amour » dont parle le texte. Ce n’est pas une politique d’idées, mais une politique de sentiments, une politique d’humeur. Elle exige surtout la loyauté avant la conviction.
Le nerf central de l’Idée vivante n’est pas tant un programme positif qu’une anthropologie négative de l’Occident. Le modèle de « l’humain dans l’homme », que le texte propose de défendre, se forme avant tout par un rejet radical de la modernité occidentale, décrite comme processus de dégradation, de dévaluation et de déshumanisation. Dans cette logique, la Russie n’est pas simplement un pays ayant ses propres valeurs – elle devient le seul refuge pour l’humain en tant que tel.
Au centre de la critique se trouve la figure de l’homme occidental moderne, réduit au consommateur, « animal numérique », coupé de la tradition, de Dieu et de la famille. Sa subjectivité se dissout dans les flux d’information, ses désirs sont interceptés par les algorithmes, son corps – objet de manipulation, sa liberté – illusion. Tout ce qui fait l’homme humain – travail, amour, mémoire, éducation, participation – est détruit par le capitalisme, le libéralisme, les technologies numériques et les idéologies en « -isme » et autres (féminisme, transhumanisme, LGBT, etc.). Cette critique anthropologique acquiert des traits eschatologiques : la civilisation occidentale est décrite comme règne satanique, entraînant l’humanité dans l’abîme du post-humain.
Cette rhétorique fait écho tant à l’eschatologie chrétienne primitive qu’à la philosophie de la culture d’Oswald Spengler et du penseur russe Nikolaï Danilevski. Il faut noter entre parenthèses que, parmi tous les penseurs russes, le pouvoir poutinien a choisi Danilevski, un penseur fondamentalement antichrétien. Pour un chrétien, l’histoire possède un télos, une finalité, et un horizon eschatologique. Son développement est conçu comme un processus linéaire unifié. Chez Danilevski, en revanche, l’histoire est constituée d’une pluralité de cycles clos : chaque culture traverse les phases de naissance, d’épanouissement et de mort. Il n’existe chez lui ni idée de salut universel, ni concept d’une histoire unique de l’humanité. En ce sens, sa vision est antichrétienne, ou plutôt anti-abrahamique, car elle rejette l’idée même d’une histoire providentielle, orientée vers un accomplissement. Sa philosophie de l’histoire est radicalement opposée à la pensée eschatologique chrétienne. Chez Danilevski, il n’y a pas de vérité universelle, hormis celle de la pluralité des types historico-culturels. Il affirme un principe de clôture culturelle, en contradiction avec l’universalité missionnaire du christianisme.
Cependant, contrairement à Spengler ou Danilevski, le texte de l’Idée vivante renonce à l’analyse philosophique et passe à la description rituelle de la menace, dans laquelle le danger et l’ennemi sont présentés sans analyse, non en termes de relations de cause à effet ou d’arguments, mais sous forme d’énoncé répétitif, émotionnellement coloré, rappelant une incantation. L’Occident est présenté comme source de « contagion » – culturelle, sexuelle, technologique – qui a déjà commencé à détruire le fondement même de l’homme en tant que genre et espèce. Dans ce modèle, la culture devient non expression de l’esprit, mais instrument de contamination. Même des catégories comme le genre, le corps, la sexualité, l’éducation, sont présentées comme objets de transformation hostile.
S’oppose à cela la figure du Russe – comme porteur d’humanité résiduelle, lié à la tradition, et à la foi. Mais cette figure n’a pas d’enveloppe sociale concrète. Elle est à la fois populaire et élitaire, orthodoxe et multiconfessionnelle, conservatrice et messianique. C’est le porteur d’un potentiel sacré : capacité d’aimer, de se sacrifier, de porter le « rêve vivant ». Le Russe n’agit pas – il témoigne par son existence que l’homme est encore possible.
Ainsi, le texte affirme un type anthropologique particulier, enraciné dans l’altérité métaphysique de la Russie. L’Occident – c’est l’anti-homme. La Russie – c’est l’homme capable d’être plus qu’homme, porteur du divin. Une telle anthropologie ne laisse pas d’espace pour le dialogue ou l’échange : elle suppose la défense, et en perspective – l’offensive. Le texte parle directement de la nécessité d’une « défense offensive de l’humanité » – c’est-à-dire non seulement d’une résistance, mais de l’exportation de mission spirituelle. Dans cette logique, la guerre – et avec l’Ukraine, et avec l’Occident – cesse d’être un acte politique. Elle reçoit une justification anthropologique : il ne s’agit pas de défendre des frontières, mais de sauver l’homme même de la déshumanisation. La géopolitique cède ici la place à l’eschatologie. La guerre devient une forme de lutte pour l’intégrité de l’homme futur. Ainsi, le texte construit une théodicée anthropologique, dans laquelle la Russie sauve non seulement elle-même, mais l’Homme comme idée. Cette affirmation maximaliste rend impossible le compromis et le règlement rationnel : l’enjeu est l’être même de l’homme.
L’un des paradoxes remarquables de l’Idée vivante est son inventivité rhétorique pour contourner l’interdiction directe de l’idéologie d’État, inscrite dans l’article 13 de la Constitution de la Fédération de Russie. Selon cet article, « aucune idéologie ne peut être établie en tant qu’étatique ou obligatoire ». Cependant, le texte propose une démarche alternative : si l’idéologie est suspecte, appelons-la rêve. Le rêve, selon la logique des auteurs, ne contraint pas – il inspire. On ne peut l’imposer – mais on peut l’inculquer, l’éduquer, l’implanter à travers la culture, l’éducation, « les manuels et l’art ».
Ce truc euphémistique permet de produire une ré-institutionnalisation de l’idéologie, sans la nommer. Ainsi, le « Code du Russe » se révèle être une norme morale-éthique, agissant dans la logique du sacré – comme une révélation. C’est une échelle symbolique de loyauté, selon laquelle sera mesurée la disposition à entrer dans la « classe dirigeante ». En ce sens, le texte introduit un modèle, informel mais rigide, de filtrage de l’élite selon le critère d’appartenance au rêve.
Sur ce fond se forme également le second axe de légitimation – la guerre comme forme de cristallisation idéologique. Le texte souligne à plusieurs reprises que la guerre moderne n’est pas seulement un conflit pour le territoire, mais une « guerre pour l’homme », « pour le sens », « pour le code civilisationnel ». Ainsi, la guerre n’est pas une défaillance tragique du système, mais son apogée. Elle est le rituel d’auto-affirmation, dans lequel la nation se purifie, prend conscience d’elle-même, se sacrifie et renaît. Autrement dit, la guerre apparaît comme une forme de légitimation ontologique de l’État.
Ce motif continue la tradition du messianisme russe, dans laquelle souffrance et violence purifient la nation, lui donnent une dimension sacrée. Mais, contrairement à la version religieuse, où la souffrance est perçue comme voie vers la rédemption, elle devient ici instrument de mobilisation. Elle légitime les sacrifices et rend impossible l’opposition politique : toute critique de la guerre se révèle par définition trahison anthropologique, refus du rêve, de l’homme, de la Russie.
Intéressant aussi est le moyen par lequel le texte nie la possibilité de la neutralité. Toute tentative de se distancier de « l’idée vivante » est interprétée comme soit infantilisme, soit trahison, soit contamination par le virus de l’occidentalisme. Ainsi, le texte introduit la loyauté idéologique totale, tout en réfutant le terme « idéologie ». Ce n’est pas un État idéologique au sens soviétique, mais un État où l’idéologie ne se prononce pas, et pourtant agit partout : dans la culture, dans la rhétorique, dans les standards éducatifs, dans le langage de la guerre.
La sacralisation de la guerre s’accompagne en même temps d’une double fonction d’exclusion et d’inclusion. Sont inclus ceux qui rêvent, qui aiment, qui « croient en l’homme ». Sont exclus ceux qui doutent, qui insistent sur le pragmatisme, le compromis, les mécanismes démocratiques. Cette division binaire n’est pas politique – elle est ontologique. Elle forme une nouvelle forme de citoyenneté : être russe signifie être initié à l’idée vivante, être capable de mourir pour elle, être participant du corps sacré de la nation.
Telle est l’idéologie sans nom : elle ne se déclare pas, elle se respire, comme atmosphère. Elle ne s’impose pas, elle s’absorbe « avec le lait maternel ». Elle ne se prouve pas, elle se ressent comme devoir. Et c’est pourquoi il est impossible de la contester sans risquer de perdre le droit à l’existence.
L’un des éléments les plus provocateurs de l’Idée vivante est sa critique conséquente de la démocratie comme forme d’organisation politique. Cette critique ne se base pas sur des défauts institutionnels concrets ou des échecs historiques, mais se construit comme dichotomie esthético-anthropologique : la démocratie est présentée comme inadéquate, et humiliant la dignité du pouvoir et du peuple. Non seulement elle ne fonctionne pas mais elle défigure l’homme et l’humain.
Suivant la logique du nihilisme culturel envers l’Occident, Karaganov affirme que la démocratie dans sa forme contemporaine n’est pas le pouvoir du peuple, mais le mécanisme de domination anonyme des oligarchies. Dans cette logique, les élections n’ouvrent pas au peuple la voie vers le pouvoir, mais servent de rituel d’auto-humiliation, dans lequel les masses se choisissent leurs semblables, c’est-à-dire les pires. C’est une référence directe à la critique aristocratique de l’égalité démocratique comme destruction de la mesure et de la dignité, d’où le mépris latent pour le principe de représentation.
En échange, le texte propose un modèle qu’on peut appeler autocratie esthétique. L’État, selon cette logique, doit être « beau », « élevé », « digne », « dirigé vers l’avenir ». On ne peut le choisir par vote, comme on choisit des marchandises au supermarché. Il doit être objet d’amour, et non de choix. Cette esthétisation du pouvoir exige la promotion d’un leader charismatique – mais comme image, figure, idée. D’où le motif de « l’idée vivante » : l’idée doit être vivante, c’est-à-dire être un phénomène incarné en quelqu’un.
Ainsi la légitimité du pouvoir politique se transfère de l’espace juridique vers l’éthique et le symbolique. Le leader ne prouve pas sa justesse, il l’incarne. Sa force n’est pas dans la procédure, mais dans l’aura. Son règne n’est pas le résultat du contrat social, mais d’une correspondance métaphysique avec l’esprit du peuple. Cela nous rapproche du modèle de monarchie sacrée ou de la théologie politique de Carl Schmitt, dans laquelle le souverain n’est pas simplement porteur du pouvoir, mais figure se tenant hors la loi, parce que c’est précisément lui qui décide quand la loi cesse d’agir.
En même temps, le texte souligne que la démocratie en tant que telle n’est pas un mal, mais l’instrument de groupes dirigeants indignes, fauteurs de décadence. L’idée de méritocratie (promotion des meilleurs) est conservée, mais elle est détachée des procédures démocratiques et se recode dans le langage d’une mission sacrée : le meilleur n’est pas celui qu’on a élu, mais celui qui est fidèle au rêve.
Dans la question de l’alternance du pouvoir, Karaganov reconnaît qu’une trop longue période sans alternance mène à l’apathie managériale mais, en même temps, il souligne que la rotation fréquente du pouvoir détruit sa continuité et sa pensée stratégique. C’est un argument en faveur de l’autoritarisme programmable, où l’alternance est possible, mais régulée par quelque « raison supérieure », logique interne du système, ou providence.
Enfin, toute la critique de la démocratie dans le texte se base sur la rhétorique de la dégradation : la démocratie occidentale, c’est le choix de l’homme infantile, faible, immature, dépendant. C’est le pouvoir des adolescents. La Russie doit affirmer le pouvoir des matures, capables de sacrifice, qui comprennent le sens du destin et respectent la verticalité. La politique, ainsi, devient affaire des forts, et non des élus.
« L’Idée vivante – rêve de la Russie » est un texte dans lequel la rhétorique du sacré remplace l’analyse, et les notions d’amour, de sobornost et d’esprit remplacent la politique concrète. Sa fonction principale n’est pas l’explication, mais la mobilisation, et la définition d’appartenance existentielle. C’est une tentative de créer un mythe politique de type nouveau.
Toute la structure discursive de « l’Idée vivante » se base sur la répétition de trois thèses : la Russie = civilisation, l’Occident = décomposition, la Russie = salut. Ces trois points, non développés et non vérifiables, deviennent axiomes, autour desquels tourne toute la rhétorique. Cela produit une tautologie idéologique, fermée sur elle-même, dépourvue de dialogue et de relation critique à son propre présupposé. Elle ne construit pas d’argumentation, elle condense la foi – précisément comme répétition du même à travers une multitude de variations.
Une telle répétition, comme l’écrivait Roland Barthes, est le seuil du mythe : quand le langage cesse de signifier et commence à symboliser, et ne peut plus être mis en doute. Ainsi se construit la logique rituelle de l’idéologie – elle ne convainc pas, mais rend le sens indiscutable à travers le rythme des répétitions, des images archétypiques, des mots de résonance. Le sens ne s’énonce pas – il circule.
Pour assurer une telle circulation, le texte s’appuie sur des signifiants flous et symboliquement surchargés : peuple, tradition, Dieu, amour, sobornost, empire. Leur force réside précisément dans le fait qu’ils ne fixent pas la signification, mais attirent vers eux tous les sens qui correspondent à la tâche politique actuelle. Cela donne au texte flexibilité, résistance à la critique et universalité d’application.
Tout cela compose une conception qui ne donne pas de fondement rationnel à la politique, mais le remplace par une structure sacralisée, construite comme rituel ou dogme. Ce n’est ni moderne, ni postmoderne, ni archaïque, c’est une forme de contre-modernisation symbolique, dans laquelle la politique retrouve une dimension sacrée. Mais ce sacré est dépourvu de noyau mystique : Dieu, tradition, empire, peuple – tout cela est ici enveloppes rhétoriques, signifiants flottants, remplis de contenu selon les besoins de la mobilisation politique actuelle. C’est précisément en ce sens que « l’idée vivante-rêve » n’est pas une idéologie, mais un système de reproduction rhétorique, maintenant la stabilité du pouvoir par la production de sentiments et d’émotions positifs envers ce pouvoir.
En fin de compte, « l’Idée vivante » révèle la faiblesse : l’incapacité du pouvoir russe contemporain à articuler un projet politique rationnel, basé sur les principes de responsabilité, de multiplicité et de discussion. Cela témoigne d’une misère intellectuelle profonde et d’un refus systémique de la pensée en tant que telle. Là où la pensée se substitue par l’incantation, là où la vérité se réduit à la présence rhétorique, et l’appartenance politique se détermine par la foi, disparaît l’espace public, dans lequel l’action authentique est possible.
Ainsi, nous avons affaire non simplement à un texte idéologique, mais au symptôme d’une crise plus fondamentale : perte de la cohésion sociale, d’un espace public où le désaccord sans hostilité est possible. Hannah Arendt appelait une telle cohésion « pluralité » – la présence qualitative de différences, sans lesquelles la politique comme coexistence et compromis est impensable. Dans le texte de Karaganov, au contraire, la pluralité est annihilée et il ne reste pas de sujet, mais une fonction : soit tu es croyant, soit tu es ennemi. Un tel manichéisme néo-bolchévique est une voie ouverte vers la conscience totalitaire. Et si « l’Idée vivante » reflète réellement l’état de l’élite russe, alors ce n’est pas un projet d’avenir, mais le striptease d’un pouvoir ayant perdu toute capacité de dialogue intellectuel et de pensée rationnelle.
<p>Cet article À la recherche de l’idéologie perdue a été publié par desk russie.</p>
28.07.2025 à 21:25
Katia Margolis
La Russie tente de ramener ses artistes sur la grande scène européenne.
<p>Cet article Valery Gergiev à Caserte : victoire contre la normalisation de la propagande russe a été publié par desk russie.</p>
L’été 2025 en Italie a été chaud, et pas seulement à cause du climat. Le 27 juillet, Valery Gergiev, l’un des représentants les plus connus et influents de l’élite musicale russe et allié de longue date de Vladimir Poutine, devait donner un concert au Palais royal de Caserte, dans le cadre du festival Un’Estate da Re. Cette date aurait pu entrer dans l’histoire comme le jour du retour honteux de la propagande culturelle du Kremlin sur la scène européenne. Mais la mobilisation contre la tenue de ce concert a porté ses fruits : au dernier moment, il a été annulé. L’artiste vénitienne raconte l’histoire du combat contre la venue du musicien.
La guerre de l’information est indissociable de la guerre impériale. Si l’on apprend à ne pas remarquer les attaques quotidiennes de la Russie contre des villes pacifiques d’un pays indépendant au cœur de l’Europe, on peut alors aller jusqu’à organiser des concerts de ceux qui fournissent une couverture musicale au génocide. Toutes ces initiatives « culturelles » sont comparables aux portraits d’écrivains russes utilisés pour masquer les ruines du théâtre bombardé de Marioupol.
Contrairement à l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas ou la Scandinavie, où de nombreuses institutions culturelles ont cessé de collaborer avec des artistes ouvertement pro-Kremlin, l’Italie préfère souvent adopter une position « tolérante » ou « neutre » à l’égard de ceux qui servent les intérêts de Moscou. Mais, ici aussi, en février 2022, Gergiev a dû renoncer à diriger à La Scala après avoir refusé de condamner l’invasion russe en Ukraine. En Allemagne, il a été démis de ses fonctions de chef d’orchestre principal de l’Orchestre philharmonique de Munich. Au Royaume-Uni, il a été exclu du Festival d’Édimbourg, malgré son ancien poste de chef d’orchestre principal de l’Orchestre symphonique de Londres. Aux États-Unis, ses tournées et ses contrats avec des orchestres américains ont été annulés. En France, sa collaboration avec le Théâtre des Champs-Élysées et plusieurs autres institutions a été interrompue. Au Canada, il fait l’objet de sanctions personnelles. L’Italie, en revanche, avec la tolérance qui lui est propre, a failli accueillir Gergiev grâce aux efforts des dirigeants de la région de Campanie, dirigée par Vincenzo De Luca. Sous couvert de discours habituels sur le « dialogue culturel » et les « ponts », De Luca a promu cette intervention culturelle de propagande russe avec un zèle et une obstination extraordinaires.
C’est dans ce contexte favorable que la Russie a tenté de briser le front de la guerre hybride de l’information en tentant, pour la première fois depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, de ramener Valery Gergiev sur la scène européenne. D’autant plus qu’il peut entrer librement sur le territoire de l’UE grâce à son passeport néerlandais. Depuis plusieurs années, les autorités néerlandaises répondent par un silence assourdissant aux questions des députés sur l’origine de la nationalité de Gergiev.
Gergiev n’a jamais caché son soutien au régime de Poutine. Non seulement il a publiquement fait l’éloge du président et approuvé l’annexion de la Crimée en 2014, mais il a également dirigé un concert à Moscou en l’honneur des forces armées russes. Après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, Gergiev est resté du côté du Kremlin et il a même continué à se produire dans les territoires occupés de l’Ukraine.
Avant même la guerre en Ukraine, Gergiev participait à des événements servant les intérêts du Kremlin. En 2008, après l’invasion russe de la Géorgie, il a dirigé un concert à Tskhinvali, la capitale de l’Ossétie du Sud contrôlée par l’armée russe. En 2016, il s’est produit sur les ruines de Palmyre après la prise de la ville par les forces russes et syriennes. Ces deux événements ont été largement médiatisés et n’étaient rien d’autre que des actes de légitimation culturelle de l’agression militaire russe.
Hélas, tous les Européens ne se rendent pas compte que Gergiev n’est pas seulement un musicien, mais aussi une personnalité culturelle influente et loyale au Kremlin. L’enquête du FBK [la Fondation contre la corruption, fondée par Alexeï Navalny, NDLR] sur les propriétés de Gergiev en Italie est également inconnue en Europe. Sa fortune personnelle est estimée à plus de 100 millions d’euros. Cet empire comprend le célèbre palais Barbarigo à Venise, décoré de mosaïques en verre de Murano, sur le Grand Canal, le café historique Quadri sur la place Saint-Marc, une villa sur la côte de Sorrente, des terres en Romagne, un domaine près de Milan et bien d’autres choses encore. Tous ces biens de grande valeur lui ont été légués par la harpiste et mécène japonaise Yoko Nagae Ceschina, veuve du comte Renzo Ceschina. Ironie de l’histoire, ce dernier était un célèbre fabricant d’armes italien.
Tout récemment, la célèbre famille de restaurateurs Alajmo a prolongé le bail du café Quadri pour 7 ans, en versant 3,5 millions d’euros directement sur les comptes de Gergiev. Cela signifie que le chef d’orchestre pro-Kremlin continue de tirer profit des espaces publics italiens les plus prestigieux sur le territoire de l’UE.
C’est au festival Estate di Re à Caserte que le premier concert du maestro depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie était prévu le 27 juillet. Au début, tout se déroulait selon le plan russe. La presse italienne et certains politiciens ont immédiatement entonné leurs airs favoris : « la musique est au-dessus de la politique », « nous sommes contre la censure », « le tsar revient au festival Estate da Re »…
L’amour indéfectible de certains Européens pour les « tsars » russes – une question de psychologie sociale – se manifeste ici à travers le célèbre centre « Tsar »(CSAR, Centro Studi sull’Arte Russa ») à l’université de Venise, sous l’égide de l’amie de Medinski, Silvia Burini, insubmersible depuis 2014,, et de toutes sortes d’autres tsars. Et maintenant, voici le tsar Gergiev. Le tsar de la musique. Comme si on n’avait pas à s’en émouvoir. Ce n’est pas une affaire royale que d’écouter l’opinion du peuple.
La propagande russe, qui s’efforce de plus en plus de « normaliser » l’agression, utilise des événements culturels traditionnels depuis l’époque soviétique pour envahir en douce l’espace informationnel européen. L’idée est simple : il ne s’agit pas seulement de dissimuler les crimes, mais de les normaliser, de les mettre entre parenthèses, de les dissoudre discrètement, en utilisant le cocktail préféré de la propagande, à savoir la culture et l’indifférence.
Pour cette raison, l’annulation du concert est une victoire non seulement symbolique, mais aussi stratégique.
J’ai appris le 4 juillet la date prévue du concert de Gergiev à Caserte par un musicien canadien qui m’en a informée à titre privé pour que je le rende public : j’ai donc immédiatement publié un premier message sur les réseaux sociaux et adressé un appel aux responsables politiques italiens.
L’une des premières à réagir presque immédiatement à cet appel à l’aide a été la vice-présidente du Parlement européen, Pina Picierno. Elle n’a pas seulement condamné publiquement le concert, mais a agi de manière très professionnelle et systématique : elle a adressé des questions parlementaires soulignant le caractère inacceptable d’un événement soutenant directement la guerre dans un palais classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle a également demandé une enquête sur l’utilisation des fonds européens, le concert étant en partie financé par le Fonds de cohésion de l’UE pour la période 2021-2027.
Picierno a clairement formulé le problème : « Il ne peut être question de liberté artistique lorsque cet art devient le porte-voix d’un régime criminel. Gergiev n’est pas seulement un musicien. Il est le visage de la propagande de Poutine […]. Le concert de Valery Gergiev, prévu le 27 juillet, doit également être annulé parce qu’il enfreint le règlement éthique du palais de Caserta. Ce règlement exclut la tenue d’événements et l’accueil de personnes dont les actions sont contraires aux résolutions de l’ONU qui condamnent toutes les formes de violence, de torture, de commerce d’armes et de blanchiment d’argent, et exigent l’égalité d’accès à la justice pour tous. Ces valeurs sont sans aucun doute diamétralement opposées aux opinions de Gergiev et du régime qu’il soutient, représente et justifie. Le palais de Caserta est un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Comment peut-on, dans un lieu aussi emblématique, offrir une tribune à ceux qui soutiennent la destruction d’autres sites protégés, tels que la cathédrale Sainte-Sophie de Kyïv, endommagée en juin à la suite d’une frappe russe, ou le centre historique d’Odessa, qui subit depuis trois ans des attaques aveugles ? Je m’adresse au gouvernement italien, et en particulier au ministre de la Culture Alessandro Giuliani, pour lui demander instamment de ne pas laisser le système culturel italien devenir un instrument de propagande et de complaisance envers le régime de Vladimir Poutine », a-t-elle écrit sur Twitter.
Europa Radicale, dirigée par Marco Taradash, Igor Boni et Silvja Manzi, a réagi très rapidement, publiant une déclaration et jouant un rôle essentiel dans la mobilisation de la société civile. Ils ont lancé une pétition qui a été signée par plus de 16 000 personnes. Dans le même temps, les militants du parti ont commencé à acheter des billets pour le concert afin de transformer le spectacle en un acte de protestation publique si l’annulation n’avait pas lieu. Leurs actions ont été accompagnées de déclarations à la presse, de requêtes juridiques et d’une participation active à des manifestations de rue.
Le sénateur Carlo Calenda s’est également prononcé clairement contre le concert, qualifiant l’invitation de Gergiev d’ « insulte à la démocratie ».
Ioulia Navalnaïa a publié une lettre ouverte dans le journal La Repubblica, dans laquelle elle a rappelé la responsabilité personnelle de Gergiev dans la propagande de guerre, le qualifiant d’« homme représentant le système qui a tué mon mari ». Cette déclaration de la veuve a sans aucun doute impressionné le public italien. Le FBK a également envoyé des lettres au ministère italien de la Culture, au palais de Caserte et au ministère de l’Intérieur pour demander l’annulation du concert et l’interdiction d’entrée sur le territoire. Ils ont été soutenus par l’association des Russes en exil, Comunità dei Russi Liberi.
Memorial Italia a lancé une pétition adressée à Ursula von der Leyen, signée par des lauréats du prix Nobel, des musiciens, des champions et des écrivains et intellectuels de renom.
Tout cela a été largement relayé dans la presse.
Les organisations ukrainiennes en Italie, en particulier le Forum des Ukrainiens en Italie, avec le soutien du Congrès mondial ukrainien et du Réseau Associazioni per Ucraina, ont été l’un des principaux moteurs des protestations directes, elles ont organisé des manifestations, envoyé des lettres aux autorités et préparé des manifestations pour le jour du concert. Des actions publiques ont eu lieu dans plusieurs villes, dont Milan, Rome et Naples. Des bus ont été affrétés pour transporter les personnes souhaitant se rendre à Caserte au cas où le concert ne serait pas annulé. Des militants italiens ont organisé des manifestations dans leurs villes, qui ont également été largement relayées par la presse locale. En outre, les musiciens de l’Orchestre philharmonique national de Kyïv ont publié une vidéo adressée aux autorités italiennes. Le metteur en scène d’opéra Evgueni Lavrentchouk a préparé de son côté une action à distance.
L’enquête du journaliste italien Massimiliano Coccia, publiée dans le journal Linkiesta, a été un moment important pour l’opinion publique italienne. Elle décrit en détail comment Gergiev diffuse des discours pro-russes à travers un réseau de fondations et de biens immobiliers en Italie. L’enquête de Linkiesta a révélé que Gergiev ne se contente pas de posséder des richesses fabuleuses, des palais et des villas en Italie, mais que ceux-ci servent précisément de quartiers généraux pour la guerre de l’information, de centres opérationnels pour la diffusion de la propagande russe, et que leur financement passe par des sociétés opaques qui gèrent ces biens. Cette publication a attiré l’attention du grand public et a suscité des réactions dans les milieux politiques.
Le dernier clou, cependant, a été enfoncé par le maestro lui-même.
Le Bolchoï a clôturé sa saison avec l’opéra mineur de Prokofiev Semyon Kotko, écrit à l’époque pour flatter Staline en guise de paiement pour permettre au compositeur de revenir en URSS.
À l’origine, l’intrigue était quelque peu différente, mais la signature du pacte Molotov-Ribbentrop en 1939 a nécessité une réécriture du livret de Semyon Kotko. Le livret final est le suivant : en 1918, le personnage principal, Semyon Kotko, un paysan ukrainien, revient de l’armée dans son village natal. Il y est accueilli par des collaborateurs, des « petliourovtsy », des officiers allemands, des bourgeois et autres ennemis du jeune pouvoir soviétique. Sa bien-aimée meurt, sa mère est tuée, son village souffre. Pour finir, Semyon se venge de tous, triomphe et part vers le soleil couchant pour construire le socialisme.
À la fin de la nouvelle mise en scène de l’opéra au Bolchoï, sous la baguette de Gergiev, le rideau se lève sur l’inscription suivante : « En 2014, la junte a pris le pouvoir à Kiev et a commencé à réprimer ses citoyens. En réponse, les habitants de la ville et de la région ont proclamé la République populaire de Lougansk. Au lieu de négocier, le régime criminel de Kiev a commencé à détruire le Donbass. En février 2022, l’armée russe est venue en aide aux habitants du Donbass, qui se battaient depuis huit ans pour leur vie et leur liberté. À la suite d’un référendum populaire, la région de Lougansk a rejoint définitivement la Russie. »
La clôture de la saison du Bolchoï, qui a glorifié l’occupation et l’invasion de l’Ukraine, n’est pas passée inaperçue dans la presse italienne. Le journal La Repubblica y a consacré un article. Cela a privé de leurs derniers arguments De Luca et ceux qui ont si diligemment répété en chœur que l’art était hors de la politique, car c’est Gergiev qui dirige le Bolchoï.
Enfin, le ministre italien de la Culture, Alessandro Giulio, a officiellement retiré le logo du ministère de l’affiche du festival et a déclaré : « L’art doit être libre, mais lorsqu’il est utilisé pour promouvoir la propagande, même de manière voilée, c’est inacceptable. »
Et bien que le concert ait été organisé au niveau de l’autonomie régionale de Campanie, la pression exercée par le ministère, les députés européens et l’opinion publique a été décisive.
Le 21 juillet, l’annulation de l’événement a été annoncée avec la formulation suivante : « La raison en est la vive réaction de l’opinion publique à la participation du chef d’orchestre Valery Gergiev, connu pour sa proximité avec Vladimir Poutine. Des craintes ont été exprimées quant à d’éventuelles manifestations organisées par des associations ukrainiennes à l’approche de l’événement. » (Notons ici la tentative de donner une image négative des Ukrainiens, présentés comme des perturbateurs de l’ordre public, par opposition à une initiative prétendument pacifique et purement culturelle.)
Massimiliano Cocchiara écrit : « Selon des sources fiables, Vincenzo De Luca aurait tenté dans les dernières heures d’organiser une représentation extraordinaire du chef d’orchestre russe Valery Gergiev le 27 juillet, en changeant le lieu initial du palais de Caserte au Teatro Stabile de Salerne. Il s’agissait d’une tentative de dernière minute pour offrir une scène officielle au maestro controversé et, dans le même temps, atténuer les critiques suscitées par le projet initial. Mais Gergiev a refusé. “Je ne veux pas subir une nouvelle humiliation”, a-t-il déclaré à ses assistants. »
Jusqu’au dernier moment, les médias officiels pro-Kremlin ont célébré le « retour du maestro en Europe », qualifiant cet événement de « triomphe de l’art russe ». Les médias d’État russes ont présenté et salué ce concert comme une victoire militaire, comme leur retour triomphal en Europe sur le cheval de Troie de la culture.
La culture a toujours été un instrument et une arme du régime. Depuis l’époque soviétique, la musique, le ballet et l’art ont été des outils clés de la propagande du Kremlin. Au KGB, il existait des départements entiers chargés de façonner l’image de l’URSS à travers la culture. Ces efforts de propagande sont à double tranchant : ils visent non seulement à exporter la « grande culture » sous les applaudissements du public occidental, mais aussi à renforcer la fierté et la cohésion interne des citoyens pour « les leurs » : musiciens, écrivains, poètes, qu’ils soient encore en vie ou décédés depuis longtemps.
Après l’annulation du concert, le silence s’est installé, remplacé par une rhétorique agressive. L’ambassadeur de Russie en Italie, Sergueï Paramonov, a fait une déclaration paniquée dans laquelle, outre les menaces habituelles et les plaintes contre la « russophobie », il a lancé un ultimatum à l’Italie, pour qu’elle reconnaisse les annexions russes et « pousse Zelensky à la table des négociations ». Pendant ce temps, Gergiev lui-même, comme d’habitude, « ne savait rien » de l’annulation. Un jour plus tard, la propagandiste Margarita Simonian s’est également exprimée, évitant soigneusement dans sa déclaration de mentionner la mobilisation de la société civile italienne et rejetant toute la responsabilité des protestations et de l’annulation du concert, comme De Luca, sur les Ukrainiens et… les Géorgiens, qui n’avaient pourtant rien à voir avec tout cela.
Le jour de l’annulation du concert de Gergiev, une conférence de presse s’est tenue au centre de presse de la Chambre des députés du Parlement italien sur le thème : « Culture ou propagande ? Gergiev à Caserte et l’influence russe en Italie ». Des politiciens, des journalistes, des historiens, des personnalités culturelles et des députés ont pris la parole. L’intention de créer un groupe de travail pour contrer la propagande russe a été une conclusion très importante.
Cela donne l’espoir que des mesures plus systématiques seront enfin prises contre la propagande russe, que des sanctions personnelles seront imposées aux propagandistes au niveau gouvernemental, et que les artistes, les musiciens et les gens honnêtes n’auront plus à abandonner leur famille et leur travail principal à chaque fois, pour abattre ce mur derrière lequel la propagande russe opère depuis si longtemps, librement et avec arrogance.
Le refus de normaliser le mal par le retour symbolique et triomphal de l’agresseur sur la scène mondiale a montré que les politiciens, les militants, les artistes et la société civile européens, même s’ils ont des points de vue très différents, peuvent agir de manière résolue et efficace pour défendre des valeurs fondamentales communes. Et interdire l’instrumentalisation et l’utilisation de l’art comme arme d’agression – art qui est par essence même l’incarnation de la liberté – en fait partie.
Traduit du russe par Desk Russie
<p>Cet article Valery Gergiev à Caserte : victoire contre la normalisation de la propagande russe a été publié par desk russie.</p>
28.07.2025 à 21:24
Peter Pomerantsev
Les ressorts du succès de la désinformation et les moyens de gagner cette guerre.
<p>Cet article La désinformation joue sur l’identité, les émotions et les traumatismes a été publié par desk russie.</p>
L’écrivain britannique a prononcé ce discours à la conférence « Truth in Motion », consacrée à la lutte contre la désinformation, à Prague le 30 mai 2025. Il y analyse les raisons profondes de l’efficacité de la désinformation propagée en particulier par les Russes et favorisée par les algorithmes des grandes plateformes numériques. Il propose également des solutions pour ne pas perdre cette bataille.
Je suis très heureux d’être ici, à Prague, pour de nombreuses raisons. Mes parents vivent ici, c’est donc un peu comme si je rentrais à la maison. Mais, surtout, je passe ma vie entre deux zones de guerre. Je vis à Washington, où nous sommes en pleine guerre civile froide, en tout cas une guerre civile informationnelle. On ne peut certainement pas qualifier ce qui se passe en Amérique de débat démocratique normal. Il ne s’agit pas de différentes idées discutées dans la sphère publique. On a affaire à des gens qui considèrent l’espace informationnel comme un champ de bataille. Leur objectif est de détruire les institutions, d’éliminer les cadres intellectuels et de prendre le contrôle des rouages de l’État. Et puis, je suis en route pour l’Ukraine, où une guerre physique fait rage. Ma vie se partage entre Washington et Kyïv.
Là-bas, la guerre est bien réelle mais, pour ceux d’entre nous qui travaillent sur l’Ukraine depuis longtemps, nous savons qu’elle a été préparée pendant plus d’une décennie à coups d’opérations de désinformation, en semant la division, en achetant des politiciens et, dans ce cas aussi, l’espace informationnel est considéré non comme une sphère publique où l’on peut confronter des idées différentes, mais comme une série de tactiques et d’outils pour détruire un pays ou le préparer à une invasion à grande échelle. Je voyage donc d’une zone de guerre à l’autre, où l’information joue un rôle crucial.
Nous vivons les derniers instants de la démocratie libérale telle que nous l’avons connue. La pression exercée par la Russie s’intensifie. Il ne s’agit pas seulement de ces vieilles histoires dont nous parlons depuis longtemps. Il ne s’agit pas seulement, par exemple, des trolls et des bots sur les réseaux sociaux. Cela, c’était il y a cinq ans. À l’heure actuelle, la Russie lance sans relâche des cyberattaques contre des infrastructures critiques en Pologne et en Allemagne.
Elle recrute souvent des réfugiés ukrainiens pour commettre des incendies criminels, mettre le feu à des bâtiments, incendier le plus grand centre commercial de Varsovie, tenter d’assassiner le directeur du plus grand fabricant d’armes allemand. Ce sont aussi des opérations informationnelle : bien qu’il s’agisse d’attaques physiques contre la cybersécurité et la sécurité de l’Europe, elles sont toujours pensées dans une optique informationnelle.
Les Russes recrutent des réfugiés ukrainiens pour commettre des crimes afin de donner une mauvaise image des Ukrainiens en Europe et d’attiser les sentiments anti-immigrés, qui seront ensuite amplifiés en ligne avec le soutien aux partis d’extrême droite, etc. Ils envisagent donc toutes ces opérations comme un tout. Ils avancent et avancent encore.
Dans le même même temps, le chancelier allemand Friedrich Merz estime que les États-Unis, grâce à leurs vastes outils algorithmiques, ont tenté d’influencer les élections allemandes. Par exemple, Elon Musk a utilisé son algorithme, un outil totalement opaque, pour renforcer l’extrême droite. L’Europe est donc confrontée à une double menace.
Et n’oublions pas la montée du populisme autoritaire en Europe. Je ne parle pas de gauche ou de droite, je ne parle même pas des débats sur l’immigration. Je parle de la montée d’un type de discours, appelons-le propagande, qui rend la démocratie impossible. Il s’agit de l’abus de l’espace informationnel, pas seulement pour gagner une élection, mais pour rendre la pratique démocratique impossible. Je parle de l’utilisation de certains types de discours, comme les théories du complot, après lesquelles il est impossible d’avoir un débat rationnel. Je parle également du développement de formes d’identité extrêmement toxiques, qui déshumanisent les autres à tel point que nous ne pouvons plus coexister au sein d’une même communauté politique, parce que nous considérons les autres comme moins qu’humains.
Il y a tellement de désinformation que l’environnement devient confus au point que nous ne pouvons plus fonctionner. Telle est la menace. Et nous avons déjà vu le basculement dans une politique non démocratique en Hongrie, et on n’en est pas passé loin en Pologne. Nous devons admettre que ceux d’entre nous qui rêvaient d’une sphère démocratique, où nous débattrions tous ensemble sur la base d’une certaine empathie avec nos adversaires, sur la base d’une conception commune de la preuve, sur la base de récits permettant de se comprendre et de faire progresser la société et de prendre des décisions, ceux-là ont perdu.
Cette sphère a disparu. Et la question qui se pose aujourd’hui est la suivante : ceux d’entre nous qui prétendent défendre la démocratie, ceux d’entre nous qui prétendent être les héritiers de l’esprit de la révolution de velours de 1989, pouvons-nous rivaliser et pouvons-nous gagner ? Nous devons admettre que tous les outils dont nous disposions jusqu’à présent ont échoué. Les nobles idées comme la vérification des faits sont nobles, belles et, d’une certaine manière morale, mais elles n’ont aucune chance contre une propagande qui renforce le sentiment de supériorité ou d’infériorité des uns et des autres.
L’idée d’un marché des idées est une merveilleuse notion selon laquelle les gens sont des êtres rationnels et que, tant que vous leur donnez beaucoup d’informations différentes, ils choisiront la meilleure. Cette théorie fondée sur le choix rationnel, nous l’avons en quelque sorte écartée en économie et en sociologie, mais les journalistes continuent de défendre, ils sont les derniers à s’accrocher à cette idée qui s’est avérée être une philosophie complètement fausse. L’idée du pluralisme, selon laquelle il y aurait différents journaux qui contribueraient au débat, a disparu.
Le pluralisme a dégénéré en des formes de polarisation si virulentes que nous ne pouvons plus avoir de débat démocratique. La question est donc maintenant de savoir comment réagir lorsque l’autre camp utilise des tactiques et raisonne en termes purement militarisés, en termes révolutionnaires. C’est un vieux débat. Ceux qui se prétendent défenseurs de la démocratie peuvent-ils lutter efficacement ? Et doivent-ils lutter en recourant à des moyens un peu sales ? Dans mon dernier livre, je remonte à la Seconde Guerre mondiale.
J’y examine comment les Britanniques avaient créé une armada de stations de radio clandestines afin de renverser les nazis. Ils utilisaient la pornographie : des scènes incroyables et très réalistes d’orgies entre des officiers nazis, des marins et des femmes de petite vertu. Ils utilisaient des jurons sans arrêt. Ils utilisaient vraiment une sorte de fontaine de vitriol, de méchanceté et de sexe. Certains membres du gouvernement britannique étaient consternés. Comment pouvions-nous utiliser la pornographie pour défendre notre grande cause éclairée ? Et ceux qui travaillaient là-dessus répondaient : « C’est ce qui marche. C’est comme ça qu’on touche un public séduit par la propagande nazie. C’est comme ça qu’on fait déserter les soldats. Et ça marche parce que c’est adapté à la psychologie humaine et au pouvoir de la propagande nazie. »
Le débat qu’ils ont eu pour décider jusqu’où les forces démocratiques doivent aller pour être efficaces est un débat auquel nous devons commencer à réfléchir dès maintenant. Je ne parle pas ici de pornographie. En essayant de réfléchir aux mesures, aux tactiques et aux outils qui seraient efficaces pour lutter contre les ennemis de la démocratie, tout en restant fidèles à nos valeurs, j’ai commencé à esquisser ce à quoi pourrait ressembler une telle architecture. Et je considère cela comme une discussion ouverte, car, franchement, nous n’en savons rien.
Nous avons tiré quelques leçons de l’histoire. Nous avons mené quelques expériences universitaires. Nous avons tiré quelques leçons de l’Ukraine, de l’Estonie, de Taïwan, des endroits où la guerre informationnelle est une question existentielle et où nous devons apprendre.
En réalité, nous ne sommes qu’au début de ce voyage. Mais commençons par les choses que nous pouvons aborder très rapidement. Quand j’entends parler de désinformation, la première question qui se pose et qui, selon certains, pourrait changer la donne, est la question juridique.
Quel est le rôle de la réglementation ? Comme nous le savons, il y a une forte opposition de la part des États-Unis, qui affirment que toute tentative de contrôler la liberté d’expression est de la censure. J. D. Vance a donné une conférence à Munich pour dire aux Européens qu’ils avaient trahi les idéaux de 1989 et qu’ils pratiquaient désormais la censure en adoptant des lois sur les discours haineux, en arrêtant des gens pour ce qu’ils disent en ligne, en annulant les élections en Roumanie en raison d’une opération de désinformation russe sur TikTok. L’accusation était la suivante : vous trahissez vos traditions démocratiques.
J’ai récemment témoigné devant le Parlement européen sur ce sujet. Il ne s’agit pas seulement d’idées américaines. Ces idées trouvent un écho. L’idée qu’il y a une attaque contre la démocratie en Europe par la censure est reprise par de nombreux acteurs du spectre politique, et même, reconnaissons-le, par des groupes de défense des droits de l’Homme.
Et le plus ennuyeux, c’est qu’ils ont en apparence raison. Il n’y a eu aucune apparition d’un nouveau type de discours nécessitant une réglementation. Nous avons déjà des lois qui empêchent, disons, à quelqu’un parmi vous d’envoyer un message qui induit en erreur sur l’endroit où voter. Nous avons des lois qui empêchent cela, c’est déjà illégal. Nul besoin de nouvelles lois pour ces types de désinformation.
Vraiment ? J’ai l’impression que nous n’avons rien compris au défi. Le défi n’est pas un nouveau type de discours. Les mensonges ont toujours existé, la désinformation a toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est la technologie. Ce qui est nouveau, c’est la possibilité de développer la désinformation à grande échelle, de la cibler. Ce qui est nouveau, ce sont les algorithmes qui organisent profondément tout ce que vous voyez, qui organisent votre réaction en plaçant une chose en haut et une autre en bas sans que vous sachiez pourquoi.
C’est l’accusation que Merz porte contre Musk. Il dit que soudainement, sur sa plateforme, l’AfD (le parti d’extrême droite allemand) s’est retrouvé en tête. Que s’est-il passé ? A-t-il changé quelque chose ? A-t-il modifié quelque chose ? Nous ne le savons pas.
En Roumanie, c’est le même problème. Il y a eu une campagne mystérieuse sur la plateforme TikTok, dont les liens avec le Parti communiste chinois sont très opaques, qui a soudainement propulsé un candidat d’extrême droite sorti de nulle part en tête de son algorithme. Comment ? Que s’est-il passé ? Tout cela reste dans l’ombre.
Si nous utilisons cette métaphore de la sphère publique, d’une place publique, à l’heure actuelle, en raison de la nature de la technologie dans laquelle nous vivons, celle-ci est envahie par un brouillard toxique, une brume noire à travers laquelle nous ne voyons rien. Nous ne comprenons pas comment notre environnement est façonné. Je pense donc que la réglementation doit imposer une transparence radicale.
En tant que citoyen, je devrais comprendre. J’ai le droit de comprendre. En fait, cela fait partie de ma liberté d’expression. La liberté d’expression, c’est le droit de recevoir des informations, pas seulement de s’exprimer. Je dois pouvoir comprendre si ce que je vois en ligne est une opération russe ou juste des gens énervés à Ostrava. Je dois pouvoir comprendre pourquoi Elon Musk a soudainement mis l’AfD en tête.
Était-ce naturel ? Qu’a-t-il fait ? Est-il un acteur politique ? S’il est un acteur politique, il existe des lois à ce sujet. Je devrais comprendre pourquoi les candidats d’extrême droite en Roumanie se sont soudainement retrouvés en tête. Qui était derrière cela ? Je devrais comprendre quelles données me concernant sont recueillies et ensuite utilisées contre moi.
Je devrais comprendre, quand je vois une publicité politique, si mon voisin voit la même ou une publicité complètement différente parce qu’il a été profilé différemment ? Tant que nous n’aurons pas cette transparence, nous ne pourrons pas avoir de sphère publique. La censure à laquelle nous sommes confrontés tient plutôt au fait que nous ne comprenons pas comment notre environnement informationnel est façonné. Ce type de réglementation, ou du moins certains éléments, figure d’ailleurs dans la loi sur les services numériques proposée par l’UE.
Elles ne sont pas très bien expliquées, mais elles sont là. Si c’est ce sur quoi nous nous concentrons, cela est tout à fait conforme aux valeurs démocratiques. C’est une demande d’information, pas de censure. Cela sape totalement les arguments des adversaires de cette avancée. En fait, nous pouvons dire : « Amérique, c’est vous qui avez un problème avec la censure. C’est vous qui avez un problème avec le manque de transparence. »
Une telle réglementation ne ferait que donner une vision. Nous pourrions voir notre sphère publique pour la première fois depuis au moins 11 ans. Nous pourrions comprendre ce qui se passe. Mais c’est tout ce que la réglementation peut faire, à savoir créer les conditions dans lesquelles nous, les forces qui pensent défendre la démocratie, avons une chance. Pour l’instant, nous n’avons aucune chance.
C’est donc la première étape. Ensuite, nous pouvons mettre en place une réglementation très stricte, sans aller jusqu’à la censure, pour éviter le débat impossible sur ce qu’est ou n’est pas la désinformation. Mais les Russes et les Chinois, et malheureusement pour l’instant, les oligarques américains, ne permettront jamais que cela se produise. Ils ne veulent pas que les gens comprennent comment ils manipulent l’environnement informationnel. Cela ferait de l’Europe le phare de la liberté que l’Amérique est en train d’abandonner.
Il nous faut créer un espace dans lequel nous pourrions rivaliser. Voici ce que cela signifie : il y a au moins deux aspects à cela. L’un d’eux concerne la technologie elle-même. Comment concevoir des espaces technologiques propices au discours démocratique ? Encore une fois, nous avons beaucoup à apprendre de pays comme Taïwan car, pour eux, c’est une question de survie. À Taïwan, plusieurs projets menés par l’incroyable ministre du Numérique, Audrey Tang, visent à créer une sorte d’anti-Facebook et d’anti-X. Des plateformes de réseaux sociaux conçues pour ne pas créer une mentalité de foule, qui ne récompensent pas l’extrémisme, qui ne mettent pas en avant la haine, mais qui sont transparentes, et dont l’une, par exemple, appelée VTaiwan, cherche les points d’accord et les arguments qui permettent de résoudre les débats politiques et stratégiques.
Il ne s’agit donc pas d’accentuer les contradictions, mais de trouver les points d’accord. Ce n’est qu’un exemple. Cela peut fonctionner pour certaines choses. Mais je pense que ce qui est essentiel ici, c’est que cela doit permettre aux citoyens de s’approprier, de contrôler et de définir les règles de l’algorithme – ou donner aux citoyens les moyens pour cela. De nombreuses recherches menées par des sociologues montrent que dans les environnements où, comme sur la plateforme Reddit, le groupe décide des règles, de ce qui doit être classé ou non, de ce qui constitue une preuve et de ce qui n’en est pas une, l’ordre dans lequel les gens répondent, les règles à respecter, la qualité de la conversation s’améliore considérablement.
Il y a quelque chose dans le fait que les citoyens s’impliquent dans le processus d’établissement des règles relatives à la technologie qui rend le débat beaucoup plus productif. Et cela m’amène à mon aspect suivant. La technologie est une chose. La réglementation en est une autre. Une troisième est la production de contenu, la production médiatique. Au cours des huit dernières années, j’ai travaillé principalement avec des journalistes ukrainiens avec lesquels nous avons expérimenté sans relâche des moyens de contrecarrer les agissements de la Russie en Ukraine.
Certains projets étaient purement tactiques. D’autres étaient beaucoup plus approfondis. Par exemple, nous avons cherché à comprendre pourquoi les complots du Kremlin étaient si populaires. Ils n’étaient pas seulement populaires dans l’est, mais également dans l’ouest du pays. Nous avons notamment examiné la grande popularité des théories du complot affirmant que des gens téléguidés par George Soros, les sorosiata, contrôlaient secrètement le gouvernement ou que la seule raison pour laquelle le FMI aidait l’Ukraine était qu’il voulait lui voler ses terres.
Toutes ces théories du complot anti-occidentales étaient incroyablement populaires dans les régions les plus patriotiques de l’Ukraine. Lorsque nous avons organisé des groupes de discussion et que nous avons mené des recherches approfondies pour essayer de comprendre pourquoi, les gens disaient : « C’est probablement de la propagande russe. Nous ne sommes pas tout à fait sûrs. Cela semble bizarre. Mais toute notre vie, nous avons été trompés. Historiquement, nous avons été maltraités, trompés, volés. Dans les années 1990, des banques occidentales sont venues chez nous, ont pris notre argent et se sont enfuies. Le FMI fera la même chose. » Le sentiment profond d’impuissance, d’absence totale de contrôle sur son propre destin était le terreau sur lequel les théories du complot ont pu se développer.
La réponse à ces théories du complot ne pouvait donc être la vérification des faits. Il fallait travailler sur ce sentiment profond d’impuissance. Comment faire ? Le journalisme fonctionne généralement ainsi : nous fournissons simplement des informations. Mais cela n’aide pas. Vous pouvez leur fournir toutes les informations que vous voulez, les Russes continueront à gagner, car ils sont partout en Europe, tout comme leurs alliés.
Nous pensons que c’est une affaire d’information et de vérification des faits. Eux savent qu’il s’agit d’émotions, d’identités et de traumatismes. Considérez cela comme une compétition, non pas entre l’information et la désinformation, mais entre le chef de secte et le thérapeute. Tous deux comprennent les traumatismes des gens. Le chef de secte les prend sous son emprise, les manipule et en fait ses esclaves, tandis que le thérapeute essaie d’amener les gens à parler d’eux-mêmes et, finalement, à leur donner les moyens de se libérer. Les médias ne raisonnent généralement pas en ces termes. Nous devons commencer à le faire si nous voulons rivaliser.
Cela pourrait signifier passer de la simple fourniture d’informations à la fourniture d’informations socialement utiles pour les gens. Commencez à aider les gens en leur donnant les moyens de s’émanciper. Allez plus loin et commencez à travailler sur leurs traumatismes profonds.
Lorsque nous avons réalisé des programmes sur l’histoire de l’Ukraine, nous avons d’abord mené de nombreux entretiens avec des gens. Quels sont les aspects de votre histoire qui, selon vous, ne sont pas abordés, dont on ne parle pas ? Et voici ce qui a commencé à ressortir : la guerre en Afghanistan, le fait que quelqu’un dans leur famille avait combattu en Afghanistan ou avait été liquidateur à Tchernobyl et le sentiment d’avoir été abusé. Nous avons donc commencé à réaliser des documentaires sur la responsabilité du régime de Moscou dans cette douleur et cette souffrance. Nous avons soulevé ces questions et dit : « Regardez, c’est là que se trouve le coupable », ce qui était vrai. Puis la guerre a éclaté et nous avons dû nous concentrer davantage sur les chaînes d’approvisionnement militaires et des aspects plus pratiques.
Mais en réfléchissant à des choses très concrètes ces deux dernières années, comme la manière d’acheminer des drones vers le front en Ukraine ou de boycotter les entreprises occidentales afin qu’elles ne livrent pas des pièces détachées à la Russie pour construire des missiles, j’ai dû apprendre à analyser de manière stratégique les chaînes d’approvisionnement de la désinformation.
Tout comme pour les chaînes d’approvisionnement militaires, nous devons commencer à réfléchir aux chaînes d’approvisionnement de la désinformation de l’ennemi, aux chaînes d’approvisionnement des médias, aux chaînes d’approvisionnement de l’influence, aux chaînes d’approvisionnement des assassinats.
Nous devons donc cesser de nous contenter de courir après chaque élément de désinformation. Il faut plutôt se demander d’où vient le financement. Comment pouvons-nous commencer à le détruire ? Quelle est la technologie qu’ils utilisent ? Comment pouvons-nous commencer à la subvertir ? Qui sont leurs intermédiaires ? Comment leur rendre la vie si difficile qu’ils abandonneront ? Nous pourrons alors concentrer nos efforts sur les moyens classiques que nous utilisons toujours, sur le journalisme d’investigation, sur le plaidoyer, sur toutes les choses que nous savons faire, mais que nous n’avons pas encore appliquées de manière systématique aux moyens utilisés par l’ennemi.
Résumons les quatre points. Une réglementation qui rende la sphère publique transparente. Une technologie qui permette le discours démocratique. Des médias intelligents qui rivalisent avec l’adversaire et le battent dans sa course à l’audience. Et une approche visant à démanteler systématiquement la machine de désinformation : voilà comment nous pouvons commencer à riposter en faveur des valeurs démocratiques. Aucune de ces mesures ne contredit en quoi que ce soit les idéaux de la démocratie, mais chacune d’entre elles est ciblée et calculée pour avoir un effet.
Transcrit et traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article La désinformation joue sur l’identité, les émotions et les traumatismes a été publié par desk russie.</p>
28.07.2025 à 21:23
Laurence Saint-Gilles
Un haut responsable de l'administration Trump soupçonné d’être une taupe du Kremlin : décryptage de « l’affaire Gor ».
<p>Cet article Le « Serpent » a été publié par desk russie.</p>
En marge de son divorce houleux avec le Président Trump, Elon Musk aurait-il accidentellement permis de démasquer « le fantôme de la machine Trump12 » ? Après les révélations du New York Post selon lesquelles un des membres les plus influents de l’actuelle administration Trump pourrait être une taupe au service du Kremlin, « l’affaire Gor » est devenue virale. L’historienne française décortique des failles et des incohérences dans la biographie de Sergio Gor.
Les faits sont rapportés par le très conservateur New York Post, un titre du groupe Murdoch, très prisé des MAGA. Et ils sont si troublants qu’ils semblent tout droit sortis d’un nouvel épisode de la série populaire The Americans. L’enquête porte sur Sergio Gor, chargé par le Président Trump de la sélection de quatre mille membres de l’exécutif recrutés pour mettre en œuvre son programme. En tant que directeur des personnels de la Maison-Blanche, Monsieur Gor doit préalablement s’assurer de leur loyauté avant de leur délivrer une accréditation. Il s’est acquitté de sa tâche avec une minutie extrême allant jusqu’à vérifier les anciens tweets et dons politiques des postulants. Mais d’après plusieurs sources de l’administration, il s’est lui-même soustrait à cette obligation : « Le vetter-in-chief [vérificateur en chef, NDLR] n’a pas remis son formulaire standard (86 ou SF-86), une série de questions de plus de 100 pages requises pour les fonctionnaires qui ont besoin d’une habilitation de sécurité. Parmi les questions auxquelles les candidats doivent répondre sous peine de sanctions pénales figurent leur lieu de naissance et l’existence éventuelle de liens avec l’étranger13. » Remplir le formulaire est la première étape nécessaire pour tout candidat à l’obtention d’une accréditation, notamment pour les personnes qui travaillent à la Maison-Blanche. Il marque le début d’un processus impliquant le FBI et le ministère de la Défense, précise le New York Post14.
Le fait que M.Gor n’ait pas rempli ses obligations constitue un cas rare voire unique, ce qui a immédiatement suscité un malaise au sein de l’administration. L’entourage de Trump a tenté d’étouffer l’affaire : le conseiller juridique de la Maison-Blanche, David Warrington a immédiatement démenti les faits : « M. Gor respecte pleinement toutes les obligations éthiques et légales applicables. Son habilitation de sécurité est active, et toute insinuation selon laquelle il n’a pas d’habilitation est fausse. » Mais il a omis de préciser que l’autorisation qu’il détient n’est que temporaire, l’accréditation définitive ne pouvant être délivrée qu’après l’enquête de sécurité. Le vice-président J. D Vance, saluant son « excellent travail », lui a renouvelé son soutien ainsi que l’attachée de presse, Karoline Leavitt, qui a renchéri : « Sergio Gor est un conseiller de confiance du président et il a joué un rôle essentiel en aidant le président Trump à doter en personnel l’administration la plus talentueuse de l’histoire. Il est triste que le New York Post se livre à des ragots sans fondement plutôt que de se concentrer sur la manière dont l’administration Trump s’attaque aux problèmes qui ont un impact sur notre pays et sur le monde15. » Cette attaque contre le New York Post est assez insolite, ce média trumpiste n’ayant pas pour habitude de nuire à Donald Trump en colportant des bobards. Les dénégations des fidèles du Président n’ont cependant pas suffi à éviter le scandale et c’est à son rival, pour ne pas dire son ennemi, l’ancien chef du DOGE, que Gor doit de se retrouver sous les feux des projecteurs.
Sergio Gor est en effet sorti de l’ombre, à l’occasion du clash entre le Président Trump et son ex-fidèle supporter et patron du DOGE. Ce dernier voit là l’occasion de savourer sa vengeance contre Gor qu’il tient pour responsable de sa disgrâce. Politico explique que la brouille entre les deux conseillers couvait en fait depuis longtemps, Musk refusant de travailler avec Gor qui l’avait humilié en joignant ses critiques à celles de plusieurs membres du Cabinet au sujet des coupes budgétaires de leurs agences. Mais la décision de retirer la nomination de M. Isaacman à la tête de la NASA, fut « la goutte d’eau qui [fit] déborder le vase » pour M. Musk, qui avait poussé cette nomination16. C’est « un serpent », a réagi Musk sur sa plate-forme X17.
Or le « serpent » de la Maison-Blanche pourrait bien s’avérer être une « taupe », tant le mystère qui entoure sa personnalité est épais. Si Gor a bien rempli le formulaire comme l’affirme la Maison-Blanche, pourquoi refuse-t-il de le transmettre ? L’hypothèse la plus plausible est que Gor voudrait cacher son lieu de naissance, selon Elon Musk qui l’a accusé d’un « crime grave18 ».
Sergio Gor a toujours clamé haut et fort son identité maltaise : « Aucun de ses anciens ou actuels collaborateurs n’a déclaré l’avoir jamais entendu mentionner une autre origine nationale. Il en parlait tout le temps. C’était comme s’il était Monsieur Malte », a résumé un de ses anciens collègues. Sergio Gor a bien grandi à Cospicua, dans l’île de Malte, de 3 à 12 ans, avant d’émigrer aux États-Unis en 1998 ou 1999. Des informations confirmées par le vice-premier ministre de Malte qui voit dans l’ascension de Gor un sujet de fierté pour les Maltais. Pourtant, il n’existe aucune trace de sa naissance à Malte, et il a refusé de révéler à la presse son lieu de naissance tout en précisant que ce n’était pas la Russie : une situation du genre « la dame proteste trop bien », pour le New York Post19. Cette déclaration soigneusement formulée n’exclut cependant pas qu’il soit né dans une ancienne république soviétique. En outre, il y a dans l’insistance de Gor sur ses origines insulaires, « les pâtisseries maltaises » de sa « boulangerie préférée dans le Queens », quelque chose qui ressemble à une légende montée de toutes pièces pour détourner l’attention de ses véritables origines. Car les habitants de Cospicua se souviennent d’un « gars russe » qui s’appelait Gorokhovsky, nom qu’il utilisa par la suite aux États-Unis, au lycée et au début de ses études universitaires.
Outre son acte de naissance, il manque d’autres pièces pour reconstituer le puzzle de sa vie. De ses parents l’on ne sait pratiquement rien hormis qu’ils sont arrivés à la fin des années 1980 à Malte, qu’ils parlent « une langue d’Europe de l’Est » et possèdent un passeport israélien. Ce dernier détail retient l’intérêt car de nombreux « illégaux » de la période soviétique ont suivi un cheminement similaire à celui du couple Gorokhovsky, notamment à l’époque de la Détente : l’immigration aux États-Unis intervenait au terme d’un parcours qui débutait souvent en Israël (ils pouvaient ainsi se faire passer pour des refuzniks) et passait par l’Europe afin de brouiller les pistes et de construire leur légende20. L’espionnage soviétique n’a fait que se poursuivre et s’amplifier à la fin de la guerre froide, sous l’ère du réformateur Gorbatchev. Pour le dauphin de Youri Andropov, l’homme du KGB, le renseignement restait une priorité – l’URSS cherchant à combler son retard technologique sur l’Occident grâce à l’espionnage21. Or, fait extrêmement troublant, peu après leur installation aux États-Unis en 1999, les parents de Gor semblent avoir quitté le pays et disparaissent mystérieusement des radars. Le blogueur Youri Chvets, ancien espion soviétique, laisse entendre que Gor pourrait être un enfant d’émigrés illégaux, entrés sous une fausse identité aux États-Unis avant d’en repartir une fois leur mission terminée. Préparer la relève des espions des années 1970-1980 en donnant naissance à une nouvelle génération d’agents russes, formés dans les grandes universités américaines pour les agréger à la classe politique locale fut en effet une préoccupation du Centre. Ainsi, les anomalies et les incohérences dans la biographie de Gor trouveraient leur explication : elles ne correspondent pas à de simples erreurs aléatoires mais à une volonté de dissimulation pour obscurcir ses véritables origines.
Le parcours professionnel de Sergio Gor révèle un opérateur politique motivé par la recherche de la proximité du pouvoir. Après avoir fréquenté un lycée de la banlieue de Los Angeles (où il était enregistré sous son nom russe), Gor intègre la prestigieuse université Georges Washington (Washington D.C.) qui forme la fine fleur de l’élite politique et des hauts fonctionnaires washingtoniens, un endroit idéal pour repérer les futurs cadres et ténors politiques. Il se distingue d’emblée par son militantisme : il participe en 2008 à une action contre Obama en se déguisant en écureuil, dirige la Young America’s Foundation et organise des conférences avec des personnalités conservatrices.
Son diplôme en poche, il intègre le Comité national républicain et travaille aux côtés d’élus alors marginaux et controversés du GOP, le Parti républicain : Randy Forbes, un fervent défenseur du port d’armes, Michelle Bachmann, fondatrice du groupe Tea Party au Congrès et Steve King. Ce dernier a notamment été accusé d’avoir tenu des propos polémiques sur la défense du suprémacisme blanc, ou sur l’avortement auquel il se dit farouchement opposé même en cas de viol ou d’inceste. Sans surprise, Gor effectue ensuite un passage à Fox News en tant que producteur associé ou programmateur. Principale, voire seule source d’information de Donald Trump, cette chaîne épouse une ligne éditoriale si proche de celle du média russe Russia Today qu’elle apparaît comme la rampe de lancement des élites kremlinophiles qui forment le noyau dur du gouvernement Trump II, comme la directrice du renseignement national, Tulsi Gabbard ou le secrétaire à la Défense Pete Hegseth.
Mais le moment clef dans la carrière de Sergio Gor a été sa nomination comme chef de cabinet adjoint du sénateur Rand Paul, un libertarien pro-russe et ancien élu du Tea Party22. À la suite de Pat Buchanan, Rand Paul, candidat aux primaires du GOP en 2016, développe les thèmes de prédilection (lutte sur l’immigration, nationalisme économique, isolationnisme) du trumpisme. Par ses relations politiques et personnelles, Gor se rattache à une lignée ultra-conservatrice et nationaliste du GOP, celle qui est issue notamment des réseaux d’Edouard Lozansky et de Dimitri Simes, deux prétendus « dissidents » soviétiques installés aux États-Unis qui ont infiltré les instances du parti républicain dans les années 1970 pour œuvrer à son rapprochement avec l’extrême droite européenne et russe23. C’est grâce à Sergio Gor que Rand Paul, lors de son voyage controversé à Moscou en août 2018, obtient des contacts en haut lieu. Après avoir promis de bloquer les sanctions contre la Russie, le sénateur du Kentucky était venu en Russie porter une lettre de Trump à Vladimir Poutine l’invitant à renforcer la diplomatie bilatérale, et à renouer les contacts parlementaires et culturels24. Placé au cœur de l’aile libertarienne-conservatrice du Parti Républicain, Gor tisse un réseau influent.
Après une ascension politique rapide dans l’ombre de Rand Paul, Sergio Gor s’installe en Floride, se rapprochant ainsi du clan Trump. Après 2016, il entre dans la sphère de Trump en devenant un collecteur de fonds important pour la campagne présidentielle de 2020. Il se lie d’abord avec le fils aîné du président, Donald Trump Jr. Ils fondent ensemble en 2021 l’entreprise Winning Team Publishing, après le refus des grandes maisons d’édition de publier les mémoires du président en raison de problèmes sur la véracité des faits. Cette initiative, qui résout un problème épineux pour Trump, lui permet de devenir indispensable à la famille Trump tant sur le plan financier que politique. Cette relation commerciale cimente sa relation avec Trump pendant sa « période d’exil post-2020 », un test de fidélité crucial dans l’univers trumpiste. En outre, l’entreprise s’avère extrêmement lucrative. La publication des livres de Donald Trump, Marjorie Taylor Green et d’autres figures du mouvement MAGA lui permet de s’enrichir en un temps record : il fait l’acquisition d’un manoir au bord d’un lagon au nord de Palm Beach et à quelques kilomètres du club Mar-a-Lago de Trump où sa présence constante lui vaut le surnom de « Maire de Mar-a-Lago ». Il y est décrit comme une personnalité de premier plan, sollicitant des dons sur la terrasse du club et s’improvisant DJ amateur lors des soirées à thème MAGA. Cette proximité constante solidifie sa relation avec Trump : il fait partie désormais de son cercle restreint. Comme le souligne Donald Trump Jr : « J’imagine qu’il a dîné plus souvent avec mon père qu’avec moi au cours de la dernière année. » Trump lui est redevable pour son rôle dans le super PAC (Political Action Committee) Right for America, qui finance sa campagne de 2024 à hauteur de 72 millions de dollars.
L’ascension de Sergio Gor vers les hautes sphères du pouvoir a été facilitée par son aptitude à louvoyer entre les différentes factions du Parti républicain : il a débuté avec des figures marginales et contestées du GOP comme Bachmann ou King, a transité par l’aile libertarienne plus reconnue mais distincte idéologiquement avant de pivoter vers le mouvement MAGA de Donald Trump. Cette trajectoire ne doit rien au hasard, elle témoigne d’une flexibilité idéologique et d’une capacité d’adaptation qui sont la clef de sa réussite et suggère le mode opératoire d’un agent.
Les soupçons de liens avec la Russie sont omniprésents dans les médias américains, les blogs et les réseaux sociaux sont alimentés par les lacunes ou anomalies biographiques. La plupart du temps il s’agit de simples sous-entendus, telle la réaction virulente de Musk sur X. Mais la principale allégation reposait sur un élément de preuve numérique reliant Gor à un ressortissant russe, apporté par le journaliste spécialiste en cyber sécurité Brian Krebs. Dans une enquête explosive, ce dernier révélait qu’un compte de messagerie de Gor utilisait un mot de passe similaire à celui d’un citoyen russe dénommé Sergueï Anatolievitch Goriatchev. Le 20 juin dernier, Krebs s’est finalement rétracté via son compte X et Linkedin, reconnaissant avoir fait une erreur critique dans ses analyses.
Cette rétractation semble invalider « la théorie de l’agent » en supprimant sa seule preuve tangible. Reste toutefois un faisceau de présomptions qui convergent en faveur de liens avec la Russie : le nom, le surnom, les origines, le lieu de naissance, la disparition inexpliquée des parents, l’obstination de Gor à vouloir dissimuler ces informations, enfin, ses contacts avec des personnalités russes de haut niveau. Le voyage de Gor en Russie en tant que collaborateur du sénateur Rand Paul ne constitue pas en soi une activité illicite mais il documente son engagement direct, à un haut niveau, avec le personnel politique russe. En outre, la personnalité de Gor semble compatible avec celle d’un agent. Gor apparaît comme un personnage aux multiples facettes : tantôt décrit comme un fidèle de Trump, doté d’un sens aigu de la loyauté, extrêmement sympathique et agréable en société, tantôt est comparé à un « serpent » en raison de sa duplicité et de sa personnalité torve. Cette dualité ne constitue pourtant pas une contradiction mais plutôt le double visage d’un opérateur politique capable d’adapter sa personnalité à la situation. Ce sont exactement les qualités requises pour un professionnel du renseignement, comme Fiona Hill et Clifford G. Gaddy le démontrent dans leur biographie de Vladimir Poutine, « l’homme sans visage », capable d’amalgamer six identités distinctes25.
Ainsi, indépendamment de l’allégation d’agent du Kremlin, Sergio Gor semble bien représenter un risque significatif pour la sécurité des États-Unis. Sa volonté de cacher son lieu de naissance, ses origines et son nom, combinée au mystère qui entoure ses parents, sont hautement suspects. Or un individu au passé louche est une cible classique pour les services étrangers. Si M. Gor a menti sur son passé en falsifiant des documents officiels, cela pourrait être utilisé comme moyen de pression par un gouvernement malveillant et rendre M. Gor extrêmement vulnérable au chantage. Mais le plus grand risque est d’ordre systémique.
En sa qualité de directeur du personnel de la Maison-Blanche, il a accès aux informations personnelles sensibles de milliers de candidats à des postes de sécurité nationale. Un individu non vérifié et compromis à ce poste peut corrompre l’ensemble du processus de recrutement et cela de plusieurs façons. D’abord en nommant à des postes clefs des individus compromis ou inaptes, en bloquant au contraire des candidats qualifiés, enfin, en exfiltrant des données sensibles de milliers de candidats vers des services étrangers. De façon très équivoque, Gor n’a cessé de marteler pendant la période de transition que le formulaire SF-86 n’était pas nécessaire, que « l’État profond » risquait de corrompre le processus d’habilitation et que Trump pouvait simplement fournir à tout le monde une autorisation via son autorité exécutive26. L’affaire Gor n’est pas une simple intrigue politique, elle dévoile un dysfonctionnement de plus dans la machine de Trump, mettant en danger la sécurité nationale. Le 8 juillet 2025, Le Times of Malta a confirmé que Sergio Gor est né à Tachkent en Ouzbékistan27.
Desk Russie vous rappelle que Laurence Saint-Gilles va présenter un cycle de cinq conférences : « Les relations russo-américaines, de la guerre froide jusqu’à Trump », dans le cadre de l’Université Libre Alain Besançon.
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<p>Cet article Le « Serpent » a été publié par desk russie.</p>