16.01.2025 à 10:29
Voilà quatre ans qu'Ashebu Haguzum, âgé de 45 ans, attend. Lorsqu'en 2020, la guerre a éclaté dans la région du Tigré, à l'extrême nord de l'Éthiopie, lui et sa famille ont fui à 300 kilomètres de chez eux, à Maï-Kadra, près de la frontière soudanaise, vers Mékélé, la capitale du Tigré. Depuis, ils vivent dans un camp pour personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays, et ce, malgré le fait que la guerre ait pris fin en 2022. Ils ont réussi à survivre dans des conditions d'exiguïté (…)
- Actualité / Ethiopie , Emploi, Migration, Pauvreté, Jeunesse, Politique et économie, Armes et conflits armés , Histoire, Charles KatsidonisVoilà quatre ans qu'Ashebu Haguzum, âgé de 45 ans, attend. Lorsqu'en 2020, la guerre a éclaté dans la région du Tigré, à l'extrême nord de l'Éthiopie, lui et sa famille ont fui à 300 kilomètres de chez eux, à Maï-Kadra, près de la frontière soudanaise, vers Mékélé, la capitale du Tigré. Depuis, ils vivent dans un camp pour personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays, et ce, malgré le fait que la guerre ait pris fin en 2022. Ils ont réussi à survivre dans des conditions d'exiguïté et d'insalubrité grâce à des aides financières. Ils veulent à tout prix rentrer chez eux.
« Avant la guerre, j'étais riche », déclare ce père de quatre enfants. Il employait 15 personnes dans sa ferme, qui était bien équipée en machines. « J'avais mon propre chauffeur. J'aidais les autres ».
La famille de M. Haguzum occupe une partie d'une salle de classe du camp de déplacés internes de Maï-Wenyi, qui abritait autrefois un lycée. Quelque 3.600 personnes y résident actuellement, chaque pièce pouvant accueillir jusqu'à 40 personnes. Il n'y a pas de salle de bains et les lits y sont infestés de punaises de lit et de puces. Les virus se propagent facilement.
M. Haguzum a sauvé sa famille en l'envoyant à Mékélé à bord d'un camion. Il les a ensuite rejoints à pied. « J'ai vu 50 cadavres sur le chemin », déclare-t-il. « C'est quelque chose que je n'oublierai jamais. »
Sa femme, Letehewat, 32 ans, est assise à côté de lui et berce leur fils Ma'rk, âgé de quatre mois. Le père de sa femme pourrait figurer parmi les morts, selon M. Haguzum. Il est porté disparu depuis que la milice est venue chez lui et l'a emmené. Letehewat ne dit pas grand-chose, mais regarde à travers la fenêtre sale et relève le menton, comme si elle essayait d'arrêter le flot de larmes qui coule sur ses joues.
Pendant ce temps, un autre fils, Amanuel, âgé de trois ans, est allongé sur un lit, presque immobile. Deux de ses frères aînés sont ailleurs dans l'école. Pendant toute la durée de notre conversation, Amanuel bouge à peine, contrairement à la plupart des enfants en bas âge qui tendent à gigoter beaucoup. Mais il est né dans une situation d'attente, avec peu d'espace pour le jeu.
« Vivre ici, ce n'est pas quelque chose que je peux comparer à ma vie d'avant », explique M. Haguzum à Equal Times. « Nous vivons à présent dans un endroit où il n'y a rien. Si les enfants demandent du pain, nous ne pouvons pas leur en donner. Voir mes enfants dans cette situation me fait regretter d'être né ».
La guerre a contraint 2,5 millions de Tigréens à quitter leur foyer ; à ce jour, seules 1,5 million de personnes sont rentrées chez elles. Mais la zone occidentale, où vivait la famille de M. Haguzum, est toujours occupée par les forces de la région éthiopienne voisine d'Amhara. Le conflit du Tigré a opposé le gouvernement fédéral éthiopien et le parti politique au pouvoir, le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT), mais d'autres pays et régions se sont engagés aux côtés des deux camps. Des troupes d'Érythrée et de Somalie, ainsi que des régions d'Amhara et d'Afar, ont soutenu la Force de défense nationale éthiopienne, parmi d'autres parties belligérantes. Ces troupes alliées n'ont pas signé l'accord de paix de novembre 2022.
Les causes de la guerre diffèrent selon les personnes interrogées. Dans l'ouvrage Understanding Ethiopia's Tigray War, publié en 2023, Martin Plaut et Sarah Vaughan décrivent les causes de la guerre comme puisant « dans les sources d'amertume et de ressentiment profondément ancrées dans les mémoires collectives de l'histoire et de la politique de la région ».
Un argument en faveur du gouvernement fédéral soutient que le FLPT cherchait à rétablir son pouvoir (de 1995 à 2012, le Premier ministre de l'Éthiopie était Meles Zenawi, membre du FLPT). Mais les relations entre le parti et l'actuel Premier ministre Abiy Ahmed, qui n'appartient pas au FLPT, se sont envenimées après son élection en 2018. Entre-temps, un argument pro-Tigré soutient que le gouvernement fédéral a lancé une guerre génocidaire contre la région, dans l'intention d'éradiquer le groupe ethnique.
Indépendamment des raisons évoquées, les violences qui ont suivi ont fait quelque 600.000 victimes. Depuis le cessez-le-feu, le Tigré a du mal à se relever. Les combats ont endommagé et détruit les infrastructures, notamment les industries, les services de santé et les établissements d'enseignement. Le ministre éthiopien des Finances a estimé le coût de la reconstruction à 20 milliards de dollars US (19,42 milliards d'euros).
En conséquence, les niveaux de pauvreté ont grimpé en flèche, passant de 27 % en 2019 à 92 % de la population en 2022, selon l'Agence des statistiques du Tigré (AST). Les récoltes totales de la région ont diminué de près de trois quarts, ce qui a entraîné une inflation importante du prix des denrées alimentaires.
Le chômage a plus que quadruplé depuis le début de la guerre. Les niveaux actuels ne sont pas connus, car l'AST n'a pas encore terminé son étude d'évaluation, mais elle a transmis à Equal Times des statistiques montrant que le taux de chômage était passé de 17 % en 2019 à 74,1 % en 2022.
Pire encore, les effets des changements climatiques dans la Corne de l'Afrique ont provoqué la pire sécheresse que la région ait connue depuis 40 ans. L'agriculture fait traditionnellement vivre 80 % de la population éthiopienne. Outre le fait que les fermes, les équipements et les produits essentiels, tels que les semences et les engrais, ont été décimés par la guerre, le manque d'eau de pluie a transformé les pâturages en déserts.
Le Réseau des systèmes d'alerte précoce contre la famine classe actuellement la quasi-totalité de la région du Tigré dans la catégorie « urgence » ou « crise » en matière d'insécurité alimentaire. Le gouvernement régional estime que 4,5 millions de personnes dépendent de l'aide alimentaire.
En 2020, juste avant le début de la guerre, l'Éthiopie connaissait l'une des croissances économiques les plus rapides au monde. À l'époque, elle avait publié un Plan d'action national pour la création d'emplois destiné à fournir des emplois à plus de deux millions de jeunes entrant sur le marché du travail chaque année. Pendant plus d'une décennie, l'accent avait été fortement placé sur la position prometteuse de l'Éthiopie en tant que carrefour pour les usines mondiales de textiles et de vêtements, mais la guerre a eu un impact sur le secteur (qui, en 2021, représentait plus de 45 % de l'ensemble des revenus du secteur manufacturier dans le pays), en particulier dans la région du Tigré.
Paule France Ndessomin, secrétaire régionale d'IndustriALL Global Union pour l'Afrique subsaharienne, souligne à Equal Times que les usines de textiles et de vêtements du Tigré ont besoin d'investissements et de reconstruction. « La guerre dans la région du Tigré a plongé les travailleurs dans l'angoisse, car leurs usines ont été détruites, d'autres ont fermé leurs portes et des milliers d'emplois ont été perdus », explique-t-elle.
Angesom Gebre Yohannes, président Fédération industrielle des travailleurs du textile, du cuir et de l'habillement (Industrial Federation of Textile Leather Garment Workers Trade Union), affiliés à IndustriALL, a déclaré que certaines usines ont commencé à rouvrir leurs portes, mais que de nombreux travailleurs ne reprenaient pas leur poste. Il a donné l'exemple de l'usine de vêtements Almeda dans la ville d'Adwa, qui employait auparavant plus de 7.500 travailleurs, mais où, à l'heure de l'entretien avec Equal Times en décembre 2024, seuls 1.200 d'entre eux étaient revenus. « Lorsque la production est faible, seuls 500 travailleurs sont appelés à se présenter au travail », explique-t-il.
« Par ailleurs, à l'usine de vêtements et de textiles MAA, près de Mékélé, les travailleurs attendent plus de 41 mois de salaires impayés et le tribunal a ordonné que les travailleurs soient payés. L'employeur fait cependant appel de la décision. »
Depuis la fin de la guerre, le gouvernement fédéral ne fournit que peu d'argent pour la reconstruction ou la création d'emplois d'après les fonctionnaires du gouvernement régional du Tigré. L'un d'entre eux, qui a demandé à rester anonyme par crainte de nuire aux relations avec le gouvernement fédéral, explique que son département a signalé les niveaux de besoins à la capitale Addis-Abeba, mais qu'il n'a pas encore reçu de réponse. « Au niveau national, les ressources manquent », déclare-t-il. « Le système économique s'est effondré. »
Il ajoute qu'il est important que les personnes déplacées rentrent chez elles et reprennent le travail, tout comme il est important de mettre fin à l'occupation de zones autrefois productives de la région : « Ces personnes productives sont toujours dans des camps, ce qui représente un fardeau supplémentaire pour la région. »
Le gouvernement intérimaire du Tigré dépend du soutien d'organisations humanitaires, selon le fonctionnaire anonyme. À Maï-Wenyi, la mission catholique Daughters of Charity (DOC), soutient les déplacés internes depuis 2020. Elle apporte un soutien psychologique aux résidents traumatisés et tente de les aider à gagner de l'argent.
« Actuellement, notre travail le plus important est la réhabilitation et l'autonomisation des femmes vulnérables, tant sur le plan social qu'économique », explique sœur Medhin Tesfay, directrice de DOC Mékélé. Un grand nombre de femmes ont perdu leurs maris à cause de la guerre. « Nous avons aidé 300 femmes des centres de déplacés internes à acquérir des compétences commerciales de base et une formation à l'entrepreneuriat, et nous leur avons fourni un capital de départ pour lancer de petites entreprises qui peuvent les aider à gagner un salaire décent », explique-t-elle.
Mme Tesfay donne l'exemple d'une femme parmi les 100.000 qui, selon les estimations, ont été violées pendant le conflit. Après six mois de traitement psychiatrique intensif, DOC lui a donné une formation et un financement pour ouvrir un commerce de vente de denrées alimentaires. Mais démarrer une entreprise dans le climat économique actuel relève de la gageure. « Les commerces sont incapables de faire face à la moindre secousse économique et les femmes sont découragées après des mois de travail acharné et de faible croissance », explique Mme Tesfay. « Avec l'augmentation des taux d'inflation, elles ont du mal à rester compétitives. »
Malgré cela, il est important de fournir aux déplacés internes des compétences leur permettant de gagner leur vie. « Le fait de se lever tous les matins et d'avoir un objectif à atteindre a un impact significatif sur leur santé mentale », explique Mme Tesfay.
DOC a établi un partenariat avec l'organisation caritative britannique Mary's Meals International (MMI) pour fournir des repas dans les écoles depuis 2017. Lorsque la guerre a éclaté, les écoles ont fermé et MMI a réorienté son approvisionnement en nourriture vers les déplacés internes. Le directeur des programmes affiliés et des partenariats, Alex Keay, s'est récemment rendu dans les camps et a constaté que les opportunités économiques étaient limitées.
« Comme il y a beaucoup de personnes déplacées dans les camps, le marché est concurrentiel. Il arrive que des personnes puissent trouver du travail, mais celui-ci se trouve à une grande distance du camp et les frais de déplacement sont donc prohibitifs ».
Cette situation a forcé des dizaines de milliers de jeunes à quitter l'Éthiopie pour chercher du travail ailleurs. Une enquête menée par l'Office des affaires de la jeunesse du Tigré a révélé que 29.600 jeunes âgés de 15 à 35 ans avaient quitté le pays depuis la fin de la guerre. Mais cette évaluation ne couvre qu'un peu plus de la moitié des districts du Tigré. « Les jeunes quitteront la région et il n'y aura plus personne pour reconstruire le Tigré », déclare son directeur, Haish Subagadis.
Le périple qu'entreprennent les migrants est dangereux et tourne souvent à la catastrophe, explique M. Subagadis. Les trafiquants les emmènent soit au Yémen, dans le but d'atteindre l'Arabie saoudite, soit à travers le Soudan vers la Libye et l'Europe (bien que ce trajet soit plus rare aujourd'hui en raison du conflit au Soudan). Les trafiquants demandent un million de birrs éthiopiens (environ 8.260 dollars US ou 7.997 euros) pour la traversée. « S'ils ne reçoivent pas l'argent, les trafiquants les obligent à rester dans un camp », explique M. Subagadis. « Ils sont sous leur contrôle à condition de payer ».
Le prix augmente au fil du temps. Les migrants ont fait état de conditions de vie inhumaines, de passages à tabac et de tortures. Nombre d'entre eux disparaissent purement et simplement. La migration a pris une telle ampleur qu'en juin, l'Organisation internationale du Travail a organisé trois jours de formation consacrée à l'atténuation des risques de migration irrégulière à Mékélé, en collaboration avec le ministère fédéral du Travail et des Compétences.
Le chômage des jeunes est un problème qui touche l'ensemble de l'Éthiopie. Le taux de chômage des jeunes en milieu urbain est de 26 %, selon l'ONG Amref Health Africa, qui mène un programme appelé Kefeta qui a soutenu deux millions de jeunes gens âgés de 15 à 29 ans dans 18 villes éthiopiennes. Mais les défis auxquels sont confrontés les jeunes touchés par les conflits et les déplacés internes sont plus complexes, selon Kellali Tsegay Alemu, responsable régional du programme.
En raison du conflit, Amref n'est présent à Mékélé, dans la région du Tigré, que depuis un an. Une étude menée par la Tigray Youth Association a révélé que 81 % des personnes âgées de 15 à 35 ans dans la région du Tigré sont actuellement au chômage. L'accès aux opportunités financières est limité et il est difficile d'apporter un soutien aux jeunes, car les centres de jeunesse ont été pillés ou endommagés, explique M. Alemu.
Sa collègue, Hermon Amare Abay, conseillère principale pour les services à la jeunesse, a soutenu des déplacés internes vivant dans des camps. Elle indique que les problèmes de réinstallation sont hors du contrôle de l'organisation : « C'est le gouvernement qui s'en charge ». En attendant, elle a tenté de répondre aux besoins fondamentaux des personnes : nourriture, abri et santé mentale. Une enquête menée auprès de 100 personnes a révélé que 80 % d'entre elles souffraient d'un syndrome de stress post-traumatique.
« Il est très difficile de résoudre vos problèmes de santé mentale lorsque vos moyens de subsistance sont encore menacés », explique Mme Abay.
Chalachew Tiruneh Alemu, responsable de Kefeta, estime qu'il faut davantage d'investissements pour remettre les jeunes sur le chemin de l'activité économique. Les usines doivent être reconstruites et des entreprises commerciales doivent être créées. De nombreux jeunes du Tigré et de la région voisine d'Amhara, où le conflit se poursuit, souhaitent lancer de petites entreprises. Mais l'organisation n'a pas les moyens de leur fournir le capital nécessaire. « Ce que nous pouvons faire en revanche, c'est essayer de changer leur état d'esprit », explique M. Alemu.
14.01.2025 à 04:00
Dans ma tête résonnait le bourdonnement perçant et irritant des drones, même lorsqu'ils avaient cessé de survoler le bâtiment. Jusqu'il y a quelques semaines encore, assise à mon écran d'ordinateur, au moindre bruit strident, j'étais à cran. J'arrêtais alors d'écrire pour me perdre dans des recherches compulsives sur le réseau social X, à l'affût de messages du porte-parole arabophone de l'armée israélienne, Avichay Adraee, craignant à tout moment de tomber sur une alerte d'évacuation (…)
- Opinions / Moyen-Orient-Global, Santé et sécurité, Travail, Morts au travail, Armes et conflits armés , Médias, Travail précaire, Salman YunusDans ma tête résonnait le bourdonnement perçant et irritant des drones, même lorsqu'ils avaient cessé de survoler le bâtiment. Jusqu'il y a quelques semaines encore, assise à mon écran d'ordinateur, au moindre bruit strident, j'étais à cran. J'arrêtais alors d'écrire pour me perdre dans des recherches compulsives sur le réseau social X, à l'affût de messages du porte-parole arabophone de l'armée israélienne, Avichay Adraee, craignant à tout moment de tomber sur une alerte d'évacuation urgente adressée aux habitants de la banlieue de Beyrouth. S'il n'y avait rien à signaler, je poussais un soupir de soulagement et me persuadais qu'il devait probablement s'agir d'un bang sonique provoqué par des avions de chasse israéliens volant à basse altitude.
À présent, suite au cessez-le-feu conclu fin novembre entre Israël et le Hezbollah, ces moments paraissent lointains, bien que le souvenir, lui, reste très présent. Même un simple bruit d'orage qui ferait trembler les fenêtres de mon bureau suffirait à déclencher chez moi un profond malaise. Dès lors que l'état d'alerte et de stress psychologique constant est intégré « naturellement » dans notre quotidien, il en résulte des cicatrices invisibles qui paraissent difficiles à effacer.
En tant que journalistes indépendants, nous ne tardons pas à nous rendre à l'évidence que le médias pour lesquels nous travaillons dans les zones de guerre font peu de cas de notre santé mentale et physique. Vous vous dites que ce n'est pas le moment de lever le pied, tout en sachant qu'il en sera de même le lendemain. Le stress post-traumatique est une des batailles que doit affronter tout correspondant de guerre, or pratiquement aucun média n'est prêt à investir dans la sécurité ou le bien-être de ses reporters, si ce n'est à de rares exceptions près comme dans le cas du NYT.
La journaliste britannico-iranienne Leila Molana-Allen a posté sur le réseau social X un message qui transcende les frontières numériques et expose une vérité inquiétante à propos du journalisme en temps de guerre : « Avis aux rédactions : De grâce, arrêtez d'envoyer des journalistes indépendants non préparés dans les zones de guerre. J'organise, ici à Beyrouth, des formations en sécurité d'urgence, et il est absolument atterrant de constater au fil de nos conversations à quel point la plupart des professionnels qui travaillent depuis des années pour des grandes agences d'information n'ont jamais reçu de formation ni d'équipements de protection. » Cet appel nous rappelle brutalement la vulnérabilité de celles et ceux qui risquent leur vie pour informer le monde, souvent sans disposer des moyens nécessaires pour se protéger.
Le soulèvement en Libye en 2011 a constitué le premier laboratoire pour une génération de journalistes indépendants qui y ont débarqué sans la moindre connaissance des dispositifs de protection à adopter pour travailler dans des zones de guerre. Plus de dix ans plus tard, de nombreux reporters indépendants continuent à se rendre en Ukraine, en Israël et au Liban sans équipement de protection individuelle (EPI) ni couverture d'assurance, tandis que les médias auxquels ils vendront leurs reportages écrits ou audiovisuels ne sont souvent pas disposés à les prendre en charge.
Outre la précarité croissante à laquelle sont exposés les reporters dans les zones de conflit, cette situation révèle l'absence de soutien institutionnel aux journalistes.
Le besoin de campagnes de sensibilisation et d'aide internationale « se fait pressant », déclare Jad Shahrour, coordinateur de la Samir Kassir Foundation (SKF), dont le siège se trouve à Beyrouth. La SKF est l'une des rares organisations au Liban à organiser des cours de sécurité. Connus sous l'acronyme anglais HEFAT (Hostile Environment and First Aid Training, ou « formation en environnements hostiles et premiers secours »), ces programmes visent à combler le vide laissé par le manque de soutien aux journalistes, tant par les médias eux-mêmes que par le gouvernement libanais. Au cours des trois dernières années, quelque 190 journalistes locaux et internationaux en ont bénéficié.
« Dans les médias locaux surtout, nous avons le sentiment que les ressources et la mentalité nécessaires pour soutenir les journalistes travaillant dans des zones de conflit font défaut. Qui plus est, nous nous trouvons au Moyen-Orient, une région traversée par de multiples zones de conflit et où nous sommes aujourd'hui confrontés à deux des crises les plus graves : Gaza et le Liban », explique M. Shahrour.
La dernière formation, en février 2024, s'adressait non seulement aux nouveaux journalistes qui couvrent les conflits sur le terrain, mais aussi aux chefs de rédaction et aux responsables qui coordonnent ces reporters depuis les salles de rédaction. « Nous avons mis au point une version du programme HEFAT à l'intention des personnes chargées de coordonner les journalistes dans les zones de bombardement, afin de leur permettre de communiquer efficacement et de gérer les situations extrêmes », explique-t-il.
Au Liban, le manque d'équipements de protection individuelle (EPI) est un autre problème récurrent. En collaboration avec Reporters sans frontières (RSF), la fondation SKF a fourni des équipements de sécurité – gilets pare-balles et casques – à plus de 60 reporters. M. Shahrour reconnaît toutefois que la liste d'attente est longue.
« La question qui se pose est la suivante : que se passerait-il si nous n'étions pas là ? Même les médias traditionnels n'ont ni la volonté ni les ressources nécessaires pour doter leurs journalistes des connaissances et de l'équipement nécessaires. Cette situation ne se limite d'ailleurs pas aux conflits armés, nous l'avons également observée dans d'autres scénarios, tels que la pandémie de Covid-19 ou les manifestations de 2019 au Liban », ajoute-t-il.
La situation est encore plus tendue lorsque les missions impliquent de travailler sous la surveillance constante d'acteurs locaux répondant à des agendas politiques bien définis.
À Gaza, le récit est souvent contesté, instrumentalisé par les factions belligérantes ou influencé par les intérêts internationaux. La situation n'est guère différente dans le sud du Liban : lorsqu'ils tentent de rapporter les faits de manière impartiale, les journalistes sont pris en tenaille entre la censure imposée par les différents groupes armés et la nécessité de protéger leur intégrité.
À cette difficulté s'ajoute la crainte constante que la vérité ne se transforme en une arme à double tranchant. M. Shahrour explique que les journalistes nationaux et internationaux doivent faire preuve d'une extrême prudence, car « dans de nombreux cas, le fait de rapporter des informations erronées ou de publier des informations sensibles peut être interprété comme une menace directe par les acteurs sur le terrain ». Pour cette raison, les formations proposées par des organisations telles que la Samir Kassir Foundation portent non seulement sur la sécurité physique, mais aussi sur la prévention des représailles à l'encontre des reporters. La santé mentale est rarement prise en considération dans les plans.
Dans ce contexte, les réseaux sociaux jouent un double rôle. D'une part, ils constituent un outil essentiel permettant aux journalistes de signaler les bombardements, les zones à risque ou les évacuations imminentes. Toutefois, ils sont aussi devenus un espace où prolifèrent la propagande, les menaces et le harcèlement numérique, ne faisant qu'exacerber le stress et la vulnérabilité des acteurs de terrain.
« Les journalistes indépendants constituent des cibles faciles pour les campagnes de désinformation, les diffamations et les menaces, et sans le soutien d'une organisation forte, ils sont pratiquement livrés à eux-mêmes dans ces batailles », avertit Ghasan Moukheiber, du Syndicat de la presse alternative (SPA) du Liban.
À cela s'ajoute l'absence d'un cadre juridique qui soutienne les journalistes indépendants dans les situations extrêmes. Selon un rapport de la SPA, la législation de pays comme le Liban ne prévoit pas de mesures spécifiques pour protéger les reporters indépendants dans les zones de conflit face à des situations allant de la détention jusqu'au cas extrême où ils perdent la vie dans l'exercice de leur métier.
Le conflit au Liban a laissé des dizaines de journalistes dans une situation critique. Au moins trois journalistes ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions et 11 autres ont été blessés. Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) rappelle que le conflit entre Israël et le Hezbollah a « fait payer un tribut alarmant à la presse au Liban ». Depuis septembre, le CPJ enquête sur cinq nouveaux cas d'assassinats de professionnels des médias, qui mettent en évidence un schéma d'attaques et d'obstructions qui menace le travail journalistique. « Les journalistes sont des civils et doivent être protégés. La communauté internationale ne peut tolérer cette impunité », insiste Carlos Martínez de la Serna, directeur des programmes au CPJ.
Au-delà des chiffres, ces attaques sont révélatrices d'une tendance inquiétante : le bâillonnement des personnes qui documentent la guerre. La difficulté d'accès à des enquêtes indépendantes et l'absence de sanctions alimentent un cycle de violence qui se répercute non seulement sur les journalistes, mais aussi sur le droit de la société à être informée. Dans un contexte où la vérité semble être la première cible, la presse reste un bastion fragile mais indispensable.
« Nous ne sommes pas des numéros », souligne M. Moukheiber, qui rappelle que derrière chaque journaliste il y a des familles, des enfants et des vies qui doivent être pris en compte. « Si un journaliste meurt dans l'exercice de ses fonctions, sa famille ne reçoit rien », dit-il avec amertume.
« Nous nous trouvons confrontés, tour à tour, à l'indifférence des grands médias, qui privilégient l'effet de manchette et le sensationnalisme, et à un public qui ne comprend pas les difficultés que pose le travail dans les zones de conflit. Nous ne sommes ni des héros ni des martyrs mais des professionnels qui avons besoin d'un véritable soutien, pas de paroles en l'air », dit-il.
Entre-temps, les intimidations sont constantes, non seulement de la part d'acteurs extérieurs, mais aussi de groupes locaux tels que le mouvement Amal ou le Hezbollah.
À Beyrouth, les journalistes ont commencé à observer que les tendances au contrôle et à la censure observées à Gaza se reproduisaient au Liban : en attestent notamment des incidents plus ou moins graves survenus avec l'AFP, Paris Match, NPR, VTM, TG3 et Bild. Si le métier de journaliste dans les zones de conflit représente un véritable défi, les journalistes indépendants, dépourvus de tout soutien de la part des grands médias, vivent une situation critique.
Sans compter que le travail des indépendants tend à être sous-évalué. Les médias ne compensent pas suffisamment les efforts que représentent les déplacements dans les zones de conflit, ce qui signifie que ces journalistes doivent non seulement couvrir les frais liés à leur sécurité personnelle, mais qu'ils ne reçoivent pas non plus une rémunération équitable pour leur travail. « Les indépendants doivent couvrir leurs propres dépenses, du transport au logement », explique Joan Cabasés Vega, qui regrette que la précarisation du travail journalistique soit considérée comme un aspect inhérent à la profession.
Malgré les difficultés, les journalistes indépendants continuent de se battre pour préserver leur indépendance et transmettre des informations qui, autrement, seraient passées sous silence. Cela se fait toutefois au prix de grands sacrifices.