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08.06.2021 à 07:00

Du soin à la surveillance…

Hubert Guillaud

La surveillance relève la plupart du temps de la coercition, mais bien souvent, elle nous est présentée comme un moyen de prendre soin des autres, et cet argument sert à nous y adapter, à normaliser et justifier la surveillance. Le problème, c’est que l’argument de la protection de nos proches, (...)
Texte intégral (2578 mots)

La surveillance relève la plupart du temps de la coercition, mais bien souvent, elle nous est présentée comme un moyen de prendre soin des autres, et cet argument sert à nous y adapter, à normaliser et justifier la surveillance. Le problème, c’est que l’argument de la protection de nos proches, comme le proposent nombre de technologies proposées aux parents par exemple, contribue à l’acceptation finalement de bien d’autres formes de surveillance. Pour autant, si la surveillance relève bien d’une idéologie, si la surveillance de nos proches peut relever du soin, elle a des conséquences problématiques sur nos capacités à faire société, quand elle instrumente et alimente nos anxiétés en réseaux.

De la surveillance des enfants à la surveillance d’État : un continuum

Couverture du livre The Distance Cure de Hannah ZeavinEn février, Hannah Zeavin (@hzeavin), historienne spécialiste des technologies médicales (qui s’apprête à publier cet été The Distance Cure, MIT Press, 2021, une histoire de la « téléthérapie »), revenait pour Real Life (@_reallifemag) sur l’origine du babyphone, ce fantasme de vigilance parentale. Depuis l’enlèvement du bébé Lindbergh au début des années 30 et la frénésie médiatique qui l’a accompagné, la peur des disparitions d’enfants a façonné les technologies de leur surveillance. « La promesse d’étendre et d’augmenter l’attention et la protection parentales a conduit à la commercialisation et au développement de nombre de technologies parentales de surveillance des enfants comme de ceux qui en ont la charge ». L’intensification de la surveillance parentale liée aux vulnérabilités des enfants définit différentes menaces face auxquelles les enfants ne sont pourtant pas tous égaux socialement. Pour autant, ces modalités modernes de surveillance n’ont cessé de s’étendre : le babyphone inventé à la fin des années 30 est désormais utilisé par environ 75 % des parents américains. Il a été complété depuis de nombreux autres appareils (bracelets GPS, dispositifs biométriques…) dans une offre d’innovation toujours plus étendue. Ces surveillances ont l’air innocentes, mais leurs implications ne sont pas sans poser problème, à l’image des caméras pour surveiller celles et ceux qui s’occupent des enfants. Lorsqu’elles sont apparues, l’industrie et la culpabilité parentale ont été stimulées par les images qui en ont été diffusées. L’anxiété s’ajoute au classisme, voire au sexisme ou au racisme, et participe notamment d’une matrice psychologique ancienne à l’égard des travailleurs domestiques comme des enfants.

Les dispositifs de surveillance numériques tiennent de dispositifs d’auto-apaisements, explique Hannah Zeavin. « Le soin s’accommode et justifie la surveillance et la présente comme une nécessité de sécurité, une nécessité « éthique », plutôt que comme un choix politique ». Les technologies de surveillance domestiques se présentent comme permettant de renforcer les barrières entre l’extérieur et l’intérieur, alors que les captures qu’elles produisent (données et vidéo notamment) ouvrent de nouvelles voies d’intrusion dans les foyers (par d’autres services que ce soit la police ou les fournisseurs de technologies, mais aussi par leur piratage…), renforçant finalement les anxiétés qu’elles sont censées apaiser. Ces technologies ne cessent de renforcer leurs techniques pour lutter contre l’anxiété qu’elles génèrent, comme quand les babyphones se dotent de capteurs biométriques pour tenter de distinguer le sommeil d’un arrêt respiratoire. En fait, souligne l’historienne, ces outils développent surtout l’anxiété des parents : la compulsion à leur vérification conduit nombre d’entre à des insomnies voire à des dépressions et les faux positifs de ces appareils conduisent également nombre de parents jusqu’aux services pédiatriques d’urgence expliquait le New York Times.

Pour Hannah Zeavin, la surveillance des enfants et la surveillance d’État sont moins distinctes qu’il n’y paraît. L’utilisation de technologies parentales peut sembler un choix individuel, mais leur portée dépasse souvent ce cadre par les impacts qu’ils peuvent produire auprès de services sociaux, des services de police ou par l’entretien voire le renforcement des préjugés culturels de la société. Le risque de leur généralisation ou de leur extension (à l’école notamment) montre que les compromis moraux et politiques des parents ont un impact au-delà de la cellule privée. Du soin à la surveillance, il y a un continuum d’anxiété qui a des effets sur la société elle-même.

Distinguer le soin de la surveillance : une question de genre ?

Dans un autre article du magazine Real Life, Autumm Caines (@autumm) revient sur la militarisation du soin. Pour cela, la chercheuse rappelle la distinction établie par l’éthique de la sollicitude (ou éthique du care), dans les travaux fondateurs des années 80 de Nel Noddings (auteure de Caring, University of California Press, 1984, non traduit) et de Carol Gilligan (auteure de Une voix différente, 1986) : à savoir, la distinction entre « l’attention vertueuse » et « l’attention relationnelle », la première étant plus théorique et générale, quand la seconde est plus intime et contingente – la seconde étant souvent plus dévaluée que la première et plus souvent féminisée. Les deux semblent pourtant pareillement utilisées pour justifier le déploiement de la surveillance de nos proches, pourtant elles restent mobilisées distinctement l’une de l’autre. Pour Caines, cela montre que dans la communication, le soin reste distinct du contrôle et que l’on peut adopter l’un sans assumer les implications de l’autre. Cette distinction fait écho à celle établie par Luke Stark (@luke_stark) et Karen Levy (@karen_ec_levy) dans leur article sur le « consommateur surveillant » qui distingue le consommateur gestionnaire (le vertueux) du consommateur observateur (le relationnel). Par exemple quand les consommateurs sont recrutés pour faire de la surveillance en évaluant les travailleurs des plateformes de services (comme Uber), ils sont recrutés en invoquant un idéal de service au service de la commodité afin d’améliorer la qualité de service plutôt que de prendre soin des travailleurs qui effectuent ces services. Alors que les dispositifs de surveillance du consommateur observateur visent surtout à « améliorer » nos relations, comme le propose un babyphone. « Dans ce paradigme, la surveillance est construite comme étant normativement essentielle aux devoirs de soins (…). L’observation et le contrôle ne sont pas simplement interprétés comme les droits d’un parent responsable, d’un partenaire romantique consciencieux ou d’un enfant aimant, mais comme des obligations inhérentes à ces rôles ». Prendre soin de ceux que nous aimons est l’un des instincts humains les plus forts, et les sociétés de surveillance s’en servent comme d’une vulnérabilité. Pour Caines, « à mesure que les technologies créent des moyens de surveillance toujours plus nuancés, la ligne définissant ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas devient floue » et permet de justifier des intrusions toujours plus avancées.

Dans un cas comme dans l’autre, la communication joue des stéréotypes de genre qui leur sont liés, pour renforcer ces deux types d’attention aux autres. « Leur lien avec les différentes manières de prendre soin des autres est utilisé pour inciter les gens à adopter des technologies de surveillance contraires à l’éthique, en fonction de la manière dont ils aspirent à s’identifier à ces normes : pour être suffisamment homme ou femme, il faut être capable de démontrer un engagement à surveiller d’une manière particulière ». Ces stéréotypes influencent la façon dont le soin est instrumenté dans des milieux professionnels eux-mêmes sexués et genrés. L’éducation par exemple est truffée de technologies de surveillance, comme le montrait la spécialiste du sujet Audrey Watters, avec une approche plus relationnelle quand elle concerne les enfants les plus petits. L’attention vertueuse, elle, est souvent convoquée pour promouvoir des systèmes de surveillance à distance, comme ceux déployés à l’égard des étudiants tels que ProctorU, ce système pour protéger les examens en distancie de la triche, qui visent à protéger l’intégrité académique. Dans ce cas, bien sûr, comme dans celui des plateformes de livraisons, les préjudices subis par les étudiants sont clairement minimisés. Les outils de surveillance, relationnels comme vertueux, sont également très développés dans le domaine de la santé. La poétesse et militante féministe Audre Lorde a rejeté les idées d’un soin sexué. Pour elle, le soin est un acte politique qui nécessite de reconnaître qu’il peut être utilisé comme une arme contre les intérêts des communautés auxquels chacun est relié, contre ses proches et contre soi-même. Pour Caines, cela implique que nous ayons besoin de mieux comprendre les limites du soin.

Hubert Guillaud

La militarisation du soin sur Real Life

MAJ du 24/06/2021 : Pour le « Nouveau lexique de l’IA » que lance l’AI Now Institute – un appel à contribution pour générer d’autres récits sur l’IA -, Hannah Zeavin rappelle que dès l’origine l’IA a été orientée vers le soin des humains. L’IA s’est imposée dans nombre d’établissements hospitaliers et de soins, comme alternative, outil d’aide, ou mesure palliative lorsque les infrastructures traditionnelles du soin ne sont plus accessibles (voir notre article « En médecine, l’IA est en plein essor, mais pas sa crédibiilité »). Mais en fait, l’IA a surtout contribué à étendre la portée des inégalités (tout en prétendant le contraire) car elle intègre et recodifie la race et le genre… Pour Zeavin, c’est le contrôle prédictif qui explique cette expansion rapide de l’IA dans la santé. L’IA est utilisée pour atteindre plus de gens, dans une dépersonnalisation problématique, ainsi ceux qui sont les plus loins des soins de santé, mais qui sont aussi rendus encore plus vulnérables par cette auscultation nouvelle et ce qu’elle génère… Derrière l’extension du soin qu’ils promeuvent, les outils étendent surtout la surveillance et la discrimination… et proposent de nouvelles formes de soins qui flirtent à la marge de la médecine. En fait, l’IA en santé vise une montée en charge par le déploiement de systèmes sans médecins, où les patients sont désormais responsables de la coordination de leurs propres soins, sous couvert d’une idéologie comptable et profondément individualiste. Désormais, il nous faut prendre soin de soi sans le soin d’un autre. Ce que Zeavin appelle le développement de « l’auto-soin » assisté par l’IA, une forme ultime d’accès au soin sans ce qui fonde le soin : l’autre !

Peut-on pourtant faire reposer la responsabilité des traitements uniquement sur les personnes qui en ont besoin ? Comment en sommes-nous arrivés à une forme de soin qui finalement dénie ce qui le fonde, la relation ? Pas étonnant qu’en réaction on entende parler de « soins radicaux », comme le proposent Hi’ilei Hobart (@hiokinai) ou Tamara Kneese (@tamigraph) pour nous inviter à trouver des modalités de soins plus mutuelles. Pour Kim TallBear (@kimtallbear), ces relations doivent être mises en réseau et non hiérarchisées, déroulées d’une manière spatiale sous la forme d’une toile relationnelle pour mieux prêter attention à nos obligations.

MAJ du 30/06/2021 : The Markup revient sur la multiplication de caméras de surveillance dans les maisons de retraite, placées par les enfants des retraités pour garder un oeil sur les traitements que leurs aïeux reçoivent. Des caméras qui posent des problèmes juridiques spécifiques de surveillance sur lesquels de plus en plus de juridiction américaines doivent se prononcer, alors que depuis la pandémie, la demande de surveillance des résidents en maisons de soin a augmenté. Pour Clara Berrigde qui étudie depuis longtemps l’utilisation des caméras de surveillance dans les centres de soins, celles-ci ont un coût réel en terme de perte d’intimité, de surveillance… (voir notamment son article de recherche sur l’éthique de la surveillance). Elles ne résolvent pas le problème essentiel : le fait que le personnel soit sous-payé et surchargé ! Pour elle aussi, la caméra est un symptôme plus qu’une solution. La question est en tout cas en train de devenir explosive !

03.06.2021 à 11:38

En médecine, l’IA est en plein essor, mais pas sa crédibilité

Hubert Guillaud

Avec la pandémie, les chercheurs ont eu plus que jamais recours à l’IA pour tenter de percer les secrets du Covid-19, notamment pour tenter de détecter la maladie plus tôt sur les images pulmonaires et mieux prédire quels patients sont plus susceptibles de tomber gravement malades. Des centaines d’études ont (...)
Texte intégral (2292 mots)

Avec la pandémie, les chercheurs ont eu plus que jamais recours à l’IA pour tenter de percer les secrets du Covid-19, notamment pour tenter de détecter la maladie plus tôt sur les images pulmonaires et mieux prédire quels patients sont plus susceptibles de tomber gravement malades. Des centaines d’études ont été publiées dans les revues médicales et sur les serveurs de prépublication pour démontrer les capacités de l’IA à effectuer ces analyses avec précision. Une équipe de recherche de l’université de Cambridge en Angleterre a examiné quelques 400 de ces modèles pour Nature et est arrivée à une conclusion bien différente. Chacun d’eux présentait de graves lacunes méthodologiques. En fait, dans la plupart des études, les algorithmes étaient entraînés sur de petits échantillons de données, provenant d’une seule origine, avec une diversité très limitée. Certaines études ont même utilisé les mêmes données pour l’entraînement et les tests, ce qui conduit souvent à des performances impressionnantes, mais totalement fallacieuses.

Le problème ne se limite pas au Covid, explique le toujours excellent Casey Ross (@caseymross) pour Statnews (@statnews) – qui nous avait déjà alerté sur les limites du Watson d’IBM dans le domaine de la santé, qui a visiblement depuis tiré des leçons de ses échecs et changé sa politique. Le Machine learning génère des milliards d’investissements en médecine, mais est confronté à une crise de crédibilité. Nombre d’articles s’appuient sur des données limitées ou de faibles qualités, beaucoup d’autres ne précisent par leurs méthodes, et d’autres voire les mêmes ne vérifient pas si leurs modèles fonctionnent pour des personnes de sexe, d’âge ou d’origines différentes. Certes, l’intensité de la concurrence et l’urgence ont tendance à générer la surpublication d’études peu rigoureuses. Mais le problème tient plutôt du cercle vicieux de l’apprentissage automatique : il existe peu de grands ensembles de données diversifiées pour entraîner et valider un nouvel outil. Trop souvent, les données sont protégées pour des raisons juridiques ou commerciales. Conséquence, les évaluateurs n’ont pas de données pour tester ou comparer, étape pourtant clé dans l’approbation des travaux. Le fait de ne pas tester les modèles avec des données différentes est courant dans les études de prépublication… Le problème, c’est que les algorithmes semblent souvent précis et efficaces, mais lorsque les modèles sont exposés à d’autres données (parfois seulement des images médicales obtenues avec d’autres appareils !), leur niveau de performance s’effondre. Au final, le risque, c’est d’approuver des modèles, des services ou des algorithmes auxquels nous ne pouvons pas faire confiance, explique Matthew McDermott (@mattmcdermott) du MIT qui vient de cosigner un article sur cet enjeu.

L'article de Casey Ross pour StatNews

En fait, c’est déjà le cas avec des systèmes utilisés pourtant pour traiter des maladies graves comme les maladies cardiaques ou le cancer. En février, Casey Ross avait publié un article sur le sujet qui montrait que seuls 73 des 161 produits basés sur l’IA approuvés par la Food and Drug Administration (FDA), l’autorité qui autorise la commercialisation des médicaments aux États-Unis, ont publiés les données qu’ils avaient utilisés et que seulement 7 ont donné des indications sur la composition et la diversité des populations étudiées. En fait, les sources de données ne sont « presque jamais » indiquées !

Dans un autre article pour Nature, des chercheurs de Stanford ont lancé l’alerte sur ces produits d’IA à haut risque autorisés par la FDA. L’étude des chercheurs de Cambridge souligne quant à elle que seuls 62 des 400 articles passent un succinct contrôle de qualité sur la question de l’indication de sources de données et d’explication sur la méthode d’entraînement. Mais qu’ensuite, sur ces 62 articles, 55 sont jugés à « haut risque de partialité » ! Un des problèmes que rencontre ce champ de recherche émergent tient à l’absence de normes consensuelles pour évaluer la recherche en IA en médecine. Les chercheurs de l’université de Cambridge, eux, ont utilisé une des rares listes de contrôle méthodologique dans le domaine (CLAIM) qui établit une liste de critères pour les auteurs et évaluateurs.

L’urgence peut certes peut-être excuser les lacunes de nombres de ces études… Mais les failles méthodologiques ne concernent pas que le Covid ! La mise en évidence des problèmes du machine learning en médecine, exhortant la recherche à améliorer ses méthodes d’évaluation et leurs transparences, est même devenue un sous-genre à part entière dans la recherche médicale (voir notamment notre article « Vers un renouveau militant des questions technologiques »), estime Casey Ross. Le problème c’est que l’incapacité à reproduire les résultats érode la confiance dans l’IA et sape les efforts qui cherchent à la déployer dans les soins cliniques.

« Un examen récent de plus de 500 études sur l’apprentissage automatique dans de multiples domaines a révélé que celles réalisées dans le domaine des soins de santé étaient particulièrement difficiles à reproduire, car le code et les ensembles de données sous-jacents étaient rarement divulgués. Cet examen, mené par des chercheurs du MIT, a révélé que seulement 23 % des études sur l’apprentissage automatique dans le domaine de la santé utilisaient des ensembles de données multiples pour établir leurs résultats, contre 80 % dans le domaine voisin de la vision par ordinateur et 58 % dans le traitement du langage naturel. »

Ce problème s’explique notamment par les restrictions en matière de protection des données plus affirmées dans le domaine de la santé et la difficulté d’obtenir des données provenant de plusieurs institutions.

Google a récemment annoncé une application qui utilise l’IA pour analyser les problèmes dermatologiques (parmi de nombreuses recherches que Google consacre à la santé), mais a refusé de divulguer publiquement les sources des données utilisées pour créer le modèle. Pour McDermott, ces obstacles structurels doivent être surmontés, notamment en utilisant l’apprentissage fédéré (une méthode qui permet de développer des modèles sans échanger les données) ou en utilisant des données virtuelles, modelées depuis des patients réels. Casey Ross signale encore un autre problème : dans un monde en constante évolution, les effets des maladies sur les patients peuvent rapidement changer tout comme les méthodes de traitement, rendant les modélisations plus fragiles sur le long terme. Pour McDermott, la stabilité des résultats en santé n’est pas acquise. « Un paradigme réglementaire statique où nous disons : « OK, cet algorithme obtient un tampon d’approbation et maintenant vous pouvez aller faire ce que vous voulez avec lui pour toujours et à jamais » – cela me semble dangereux. »

Hubert Guillaud

MAJ du 07/06/2021 : Au coeur de la pandémie, Epic, un des géant privé américain de la gestion de dossiers médicaux électroniques et l’un des principaux fournisseurs de données de santé, a accéléré le déploiement d’un outil de prédiction clinique du Covid depuis un système d’IA pour aider les médecins dans leur sélection de personnes à placer en soins intensifs en produisant un « score de détérioration », rapporte Fast Company. Pour les médecins Vishal Khetpal et Nishant Shah, ce score d’automatisation du « tri » des patients censé aider les médecins dans leur décision n’est pas sans poser problème, comme le pointait également Casey Ross. Une étude a montré que l’indice réussissait moyennement à distinguer les patients à faible risque de ceux qui avaient un risque élevé d’être transférés dans une unité de soin intensifs. Le déploiement « précipité » a pourtant créé un inquiétant précédent. Alors que l’utilisation d’algorithmes pour soutenir les décisions cliniques n’est pas nouvelle, leur mise en oeuvre, jusqu’à présent, nécessitait des examens rigoureux. Si Epic produit la liste de variable utilisée et l’estimation de l’impact de chaque variable sur le score, les données et les calculs demeurent non auditables par le corps médical. L’indice de détérioration n’a pas fait l’objet d’une validation indépendante avant son déploiement. Le risque bien sûr est qu’il encode des préjugés. Les médecins rappellent néanmoins que là encore, pourtant, il existe des listes de contrôle et des normes pour juger de la fiabilité d’une prédiction clinique (comme la liste de contrôle Tripod en 22 points (.pdf) développée en 2015 par le réseau international Equator Network). Et les médecins d’exiger une évaluation indépendante rapide de cet outil.

MAJ du 23/06/2021 : Dans un nouvel article pour State News, Casey Ross revient sur une étude (.pdf) du Centre pour l’intelligence artificielle appliquée de Chicago Booth qui montre que les préjugés algorithmiques dans la santé sont omniprésents et influent sur d’innombrables décisions quotidiennes concernant le traitement des patients par les hôpitaux. Le rapport est accompagné d’une check list pour aider les équipes à contrôler leurs outils d’aide à la décision. Parmi les calculs biaisés, les chercheurs pointent « l’indice de gravité des urgences », rien de moins que le système pour prioriser les arrivées aux urgences ! Mais encore les systèmes qui évaluent la gravité de l’arthrose du genou, ceux qui mesurent la mobilité, les outils de prédiction de l’apparition de maladies telles que le diabète, les maladies rénales et l’insuffisance cardiaque, ou les outils qui tentent d’identifier les patients qui ne se présenteront pas à leurs rendez-vous… Les chercheurs parlent d’un problème systémique. Des premiers éléments montrent que le problème s’étend également aux systèmes d’assurance santé…

MAJ du 16/09/2021 : Dans une tribune pour Le Monde, la spécialiste de l’éthique en IA, Nozha Boujemaa, revient également sur les défaillances de nombres de projets d’IA dans le domaine de la santé et souligne que les checks-lists éthiques, qui se positionnent en amont des déploiements, peinent à évaluer les systèmes. Dans le domaine médical notamment, c’est plus la robustesse et la précision des algorithmes qui pose problème. Tester la robustesse d’un algorithme repose surtout sur des principes de reproductibilité et répétabilité des systèmes : « Un algorithme est répétable s’il délivre les mêmes résultats quand il est appliqué plusieurs fois sur les mêmes données des patients. Il est reproductible quand il donne les mêmes résultats et performances dans des conditions différentes. » Elle signale d’ailleurs que l’Association for Computing Machinery (ACM) a déployé des procédures de validation des publications scientifiques incluant la répétabilité, la reproductibilité et la réplicabilité, comme des leviers pour améliorer la robustesse de l’IA. Il serait peut-être tant de les intégrer au-delà des seules publications scientifiques…

26.05.2021 à 07:00

Pour apaiser nos réseaux, il est temps de prendre soin de la construction du tissu social

Hubert Guillaud

Il n’y a pas si longtemps, la sociologue Zeynep Tufekci (@zeynep) dans un remarquable article pour The Atlantic distinguait les fonctions latentes de nos environnements sociaux de leurs environnements manifestes. Appliquées aux campus américains, les fonctions manifestes consistent à étudier, mais les fonctions latentes, elles, relèvent essentiellement de la sociabilité (...)
Texte intégral (7856 mots)

Il n’y a pas si longtemps, la sociologue Zeynep Tufekci (@zeynep) dans un remarquable article pour The Atlantic distinguait les fonctions latentes de nos environnements sociaux de leurs environnements manifestes. Appliquées aux campus américains, les fonctions manifestes consistent à étudier, mais les fonctions latentes, elles, relèvent essentiellement de la sociabilité et de la socialisation. « Ces fonctions qui peuvent sembler secondaires sont en fait essentielles, elles apportent le sens nécessaire à la réalisation des activités manifestes », expliquions-nous à la suite de la chercheuse. Le problème, c’est que ces fonctions latentes ne sont pas au programme, elles ne sont pas explicites, elles font partie de l’environnement, de l’organisation des lieux et structures que nous fréquentons… mais elles sont souvent implicites, alors que les formes de socialisations qui y sont organisées sont éminemment fonctionnelles.

À l’occasion d’une intervention donnée en mai lors de la conférence annuelle d’Educause, l’une des grandes associations américaines qui s’intéresse aux liens entre l’éducation supérieure et la technologie, la chercheuse américaine, danah boyd (@zephoria), fondatrice et présidente de l’excellent Institut de recherche Data&Society (@datasociety), a délivré un discours particulièrement pénétrant sur la question de la polarisation via les réseaux sociaux, en faisant, comme à son habitude, un imposant pas de côté pour nous aider à mieux trouver des leviers d’action. Une intervention qu’elle a retranscrit sur sa newsletter personnelle (on renverra les lecteurs notamment à la plus récente intervention de danah boyd – parmi de nombreuses autres interventions auxquelles nous avons si souvent fait écho, dont la présente intervention semble la suite logique : « De quelle éducation aux médias avons-nous besoin ? »).

Tisser un tissu social sain par danah boyd

Une société fracturée

En préambule, boyd rappelle que pour nombre d’entre nous, la polarisation et la haine sont pleinement liées à l’écosystème de l’information dans lequel nous vivons, notamment aux médias de masse et aux réseaux sociaux. Cela produit nombre de conversations (passionnantes) sur la désinformation, le pouvoir des plateformes et la politique. Pour elle, cependant, la polarisation et la haine sont d’abord les conséquences sociales d’une société fracturée, de personnes qui ne sont pas connectées les unes aux autres de manière significative ou profonde. Les divisions sont d’abord sociales avant d’être technologiques. Les technologies n’en sont que le reflet ou l’accélérateur. Il est nécessaire de nous intéresser au graphe social, explique-t-elle, mais pas à la carte produite par nos connexions technologiques (voir par exemple de vieilles explications sur ce sujet), mais bien avant tout à la réalité de nos interconnexions sociales, à ceux auxquels nous sommes reliés et donc à ceux auxquels nous ne le sommes pas. Ce graphe social de la société est une infrastructure civique essentielle, explique-t-elle, mais trop peu de gens comprennent vraiment comment l’alimenter et l’entretenir.

danah boyd rappelle que le concept de réseau social remonte aux années 50, bien avant l’internet donc. À l’époque, les chercheurs qui étudiaient les structures de relations parlaient d’ailleurs de « sociogramme ». Ils cherchaient à comprendre les structures des tissus sociaux de la société en observant à la fois les réseaux sociaux au niveau micro, les relations que les individus entretiennent, et à la fois au niveau macro, en observant comment ces relations s’entrecroisent. De nouveaux concepts comme la « force des liens » ont alors fait leur apparition en sociologie pour décrire la valeur des relations entre les personnes. Mark Granovetter a montré que les gens usaient de différentes stratégies pour développer, maintenir et renforcer leurs réseaux sociaux, notamment en distinguant les liens forts (famille, amis proches) et les liens faibles (relations) et en soulignant combien ces derniers sont essentiels pour accéder à des opportunités professionnelles par exemple. Ainsi, bien souvent, les liens sociaux établis dès l’école s’avèrent être un fondement essentiel pour l’accès des jeunes à de futurs emplois.

L’intégration ne se fait pas toute seule

« Bien sûr, les gens ont compris que les relations étaient importantes bien avant que les sociologues ne commencent à effectuer des analyses de réseaux sociaux et à étiqueter les dynamiques sociales », rappelle la sociologue en constatant qu’on apporte peu d’attention aux endroits où la planification stratégique autour des réseaux sociaux a fini par profiter à la société de manière inattendue. La fin de la guerre civile américaine, en 1877, n’a pas clos la méfiance entre le Nord et le Sud des États-Unis et encore moins la réalité de la discrimination raciale, des Blancs envers les Noirs. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la haine et l’animosité se sont même développées, notamment via les lois Jim Crow, pour entraver les droits constitutionnels des Afro-Américains. Mais avec la guerre, les hommes blancs de tout le pays ont été rassemblés dans des unités militaires. Les Noirs également, dans des unités distinctes et de seconde zone bien souvent. Durant la Seconde Guerre, ils ont plus souvent combattu côte à côte. « Après les deux guerres, les soldats sont rentrés chez eux. Mais ils rentraient chez eux en connaissant quelqu’un d’autre dans le pays, ayant construit des liens sociaux qui leur permettaient d’apprécier et d’humaniser des personnes différentes d’eux. » « En fait, nombre de ces liens seront activés par d’anciens soldats dans les années 1950, lorsque le mouvement des droits civiques commencera à émerger. Il s’avère que l’intensité du service aux côtés d’autres gens pendant une guerre crée des amitiés et un respect qui peuvent souder le pays de manière profonde », par-delà les classes sociales ou les différences de couleur de peau.

De nombreuses institutions participent à tisser des réseaux de personnes, intentionnellement ou non. Des communautés se forment autour d’activités religieuses, à la fois localement et par le biais de services qui relient les gens au-delà des frontières géographiques. Des liens professionnels se créent au sein des entreprises et entre elles. « Et puis, bien sûr, il y a l’école. Et c’est de cela que nous sommes venus parler aujourd’hui, l’école. Parce que l’école est un lieu essentiel de création de liens sociaux. Et mon intervention d’aujourd’hui a pour but de vous aider à réfléchir au rôle que vous jouez dans la construction du tissu social de l’avenir. Je vous demande de prendre ce rôle au sérieux, de le reconnaître et d’être stratégique à cet égard. Car vous jouez ce rôle, que vous en soyez conscient ou non », adresse-t-elle aux éducateurs venus l’écouter.

« Nous traitons souvent les relations entre camarades de classe comme un merveilleux sous-produit de l’éducation, quelque chose qui se produit, mais que nous ne considérons pas comme un élément central du mandat éducatif. Bien sûr, nous créons des équipes de projet dans la classe et nous aidons à former des groupes d’étudiants ou des équipes sportives avec plus ou moins de considération pour ces groupes, mais nous ne formons pas ces équipes. Notre décision d’ignorer la façon dont les groupes de pairs sont formés est particulièrement étrange étant donné que nous nous disons que la raison d’être de l’éducation publique est de socialiser les jeunes à la vie publique afin que nous puissions avoir une démocratie fonctionnelle. De nombreuses communautés éducatives sont profondément engagées dans la lutte contre les inégalités et considèrent la diversité des écoles comme un élément clé de cette mission. Mais si elles ne comprennent pas comment construire un tissu social, les écoles peuvent contribuer à la montée de la haine sans même essayer. En ignorant le travail de construction de réseaux sains, en prétendant qu’un rôle neutre est même possible, nous mettons notre tissu social en danger. »

« Au cours des premières années de mes études sur les jeunes et les médias sociaux, j’ai réalisé un mini-projet que je n’ai jamais publié. Je passais mes journées dans une poignée d’écoles racialement diversifiées de Los Angeles. J’ai remarqué que, lorsque la cloche sonnait, ces classes diversifiées se transformaient en groupes ségrégés sur le plan racial dans les couloirs, la cantine et les cours de récréation. J’ai décidé d’examiner les réseaux sociaux que ces élèves mettaient en place par le biais des médias sociaux, en démontant les réseaux complets des écoles tels qu’ils étaient articulés par les liens d’amitié. Ces écoles n’avaient pas de groupe racial dominant. Mais sur les médias sociaux, j’ai constaté une forte polarisation raciale parmi les groupes de pairs. En bref, les élèves pouvaient être assis à côté de personnes de couleurs différentes dans leurs classes, mais les personnes avec lesquelles ils parlaient dans la cour et en ligne étaient ségrégées. »

« Nous avons toujours su que l’intégration ne se fait pas toute seule ». Le travail d’intégration scolaire ne s’est pas terminé avec l’affaire Brown contre Board, c’est-à-dire avec les arrêts qui ont rendu la ségrégation raciale dans les écoles publiques américaines inconstitutionnelle. « Ce n’est pas parce que des élèves ayant des expériences de vie différentes se retrouvent dans la même école physique que les écoles font le travail nécessaire pour aider à créer des liens entre des personnes ayant des expériences de vie différentes ».

« Les gens s’auto-séparent pour des raisons saines et problématiques ». Pensez à vos propres amitiés à l’école. « Vous avez probablement rencontré des personnes différentes de vous, mais si vous êtes comme la plupart des gens, vos relations les plus proches sont probablement de la même origine raciale, socio-économique ou religieuse que vous. Les gens s’auto-ségrègent en fonction de leurs expériences, de leurs antécédents et de leurs intérêts. Par exemple, si vous êtes passionné de basket-ball, vous avez peut-être développé des amitiés avec d’autres personnes qui partagent cet intérêt. Si vous étiez dans l’équipe de basket et que vous passiez tout votre temps libre à jouer au basket, il est presque certain que vos amis sont majoritairement des membres de l’équipe de basket. »

Nous recherchons des personnes qui nous ressemblent parce que c’est plus facile et confortable. Les sociologues appellent cela « l’homophilie » (et c’est déjà danah boyd qui avait attiré notre attention sur cet aspect, renforcé par les réseaux sociaux électroniques). Dans nombre de contextes de nos existences, comme l’école, nous faisons et subissons des choix qui augmentent ou diminuent la diversité des réseaux sociaux auxquels nous sommes confrontés.

Former des groupes est aussi important que la pédagogie

« Prenons l’exemple des équipes de projet de groupe assignées avec des notes de groupe. Si vous faites travailler ensemble des personnes qui se ressemblent, elles auront plus de chances de se lier. Cela augmentera l’homophilie, mais aussi la perception que ces ressemblances sont « bonnes ». Mais si vous faites travailler ensemble des personnes qui ne se ressemblent pas afin d’accroître la diversité, les liens ne sont pas acquis. De plus, si elles ne sont pas bien gérées, ces situations peuvent devenir compliquées. » Travailler avec des personnes différentes est plus difficile. Cela demande du travail. C’est épuisant. « Lorsque nous ne parvenons pas à trouver un terrain d’entente et des objectifs communs, nous en venons à éprouver du ressentiment à l’égard des autres personnes avec lesquelles nous pensons être « coincés ». Pensez à ce sentiment que vous avez eu à propos d’un projet de groupe où quelqu’un n’a pas fait sa part. Le problème est que lorsque nous en voulons à une personne différente de nous pour une injustice perçue comme le fait de ne pas faire sa part, nous commençons à en vouloir à la catégorie de personnes que cette personne représente pour nous. En d’autres termes, nous pouvons accroître l’intolérance par des efforts mal accompagnés pour constituer des équipes diversifiées. »

« La conception de groupe est importante. Tout autant que la pédagogie. »

Si notre objectif est de diversifier le graphe social, d’aider les gens à surmonter les différences, la structure des activités doit être stratégiquement alignée sur cet objectif. Si tout le monde partage le même objectif, ils peuvent se lier sans beaucoup plus que la co-présence. C’est la beauté d’un club scolaire ou d’une équipe sportive. Il est également utile d’avoir un ennemi commun, comme c’est le cas dans les sports où l' »ennemi » est l’autre équipe. Mais l’objectif d’un groupe de projet scolaire est formulé par l’enseignant, pas par les élèves. Les élèves ont des objectifs différents lorsqu’ils participent. Au mieux, les liens au sein d’une équipe de groupe se feront par le biais d’un ressentiment partagé envers l’enseignant.

Les liens se créent lorsqu’il y a un alignement intrinsèque sur les objectifs ou un ennemi extrinsèque. Mais il y a une troisième composante… Lorsque les gens sont vulnérables les uns envers les autres, ces liens deviennent plus importants. C’est vrai dans l’armée, où vous devez être prêt à donner votre vie pour quelqu’un. Mais c’est également vrai dans les dortoirs des lycées et collèges d’élite américains.

De nos ingénieries sociales invisibles

Les personnes qui sortent de l’enseignement d’élite américain ont souvent une réussite extraordinaire, même par rapport à celles qui ont été éduquées dans des établissements d’élite dans d’autres pays, explique la chercheuse. Mais les étudiants américains ne sont pas intrinsèquement meilleurs que les autres, pas plus que leurs enseignants, rappelle l’enseignante en soulignant que la plupart ne sont pas formés à enseigner et que beaucoup ne sont pas très bons dans cette fonction. Et ce d’autant que les enseignants viennent dans ces institutions pour faire de la recherche plutôt que pour devenir de meilleurs enseignants. Certes, il existe des professeurs exceptionnels, mais la plupart d’entre eux ne sont pas dans les écoles les plus prestigieuses. « Ce qui fait l’élite des écoles d’élite est ancré dans la façon dont les réseaux sociaux se forment à travers les universités. » Et les établissements d’élite américains ont quelque chose que peu d’autres universités dans le monde proposent : la résidence universitaire obligatoire pendant plusieurs années où l’attribution des chambres (souvent pour deux personnes) est confiée à un administrateur et pour beaucoup au hasard. Bien souvent, les étudiants se retrouvent à partager leur espace de vie avec quelqu’un qu’ils ne connaissent pas. « Que vous soyez allé dans une école qui a conçu ces paires de colocataires de manière sociale ou dans une école qui les a générées de manière aléatoire, vous avez été forcé de participer à une expérience sociale. Vous deviez trouver un moyen de vivre avec un étranger, ce qui exigeait de négocier l’intimité et la vulnérabilité de manière approfondie. Personne ne vous a dit que ce mode de vie était essentiel à la construction du tissu social de la société américaine, mais il l’était. Même si vous sortez de l’université sans jamais reparler à votre colocataire de première année, vous avez appris quelque chose sur les gens et les relations en négociant cette relation. C’est ainsi que se créent les réseaux d’élite. » Et c’est cet apprentissage qui est la véritable valeur d’une éducation d’élite. Apprendre à vivre avec quelqu’un qui n’est pas comme vous.

Bien sûr, reconnaît la chercheuse, même sur les campus universitaires, cela a changé. « Lorsque Facebook a commencé à apparaître sur les campus, j’ai remarqué quelque chose d’étrange chez les étudiants. Ils utilisaient Facebook pour s’auto-ségréger avant même le début de leur première année. Ils suppliaient les administrateurs de changer leur colocation ; ils ne se liaient pas autant avec leurs camarades de chambrée quand c’était difficile. Puis, lorsque les téléphones portables sont devenus un appendice pour les adolescents, les étudiants à l’université ont choisi de maintenir les liens avec leurs amis du secondaire plutôt que de se lancer dans le travail inconfortable de la construction de nouvelles amitiés à l’université. Cette année, pendant la pandémie, les étudiants de première année au collège se sont à peine liés les uns aux autres. J’ai réalisé avec horreur que ces technologies sapaient un projet d’ingénierie sociale dont les étudiants et les universités ne connaissaient même pas l’existence. Que les écoles ne reconnaissaient pas comme précieux. Et dont nous commençons maintenant à payer le prix. »

Avec la pandémie, le manque de sensibilisation à l’importance du développement du lien social est devenu encore plus profond. D’innombrables outils sont venus aider les élèves et les enseignants à transférer leurs méthodes pédagogiques sur l’internet, en produisant des contenus vidéos interactifs et en utilisant des outils de sondages pour interagir avec les élèves à distance. Mais la relation sur laquelle tous ces outils se sont focalisés était la dynamique entre l’enseignant et l’élève. Combien d’outils ont été déployés cette année pour renforcer les liens entre étudiants ? Pour les aider à se connecter aux autres de manière saine ? « La plupart des outils que j’ai vus visaient à accroître la compétition et la culpabilité ». Des outils qui maximisent les capacités des plus performants. Des outils ancrés dans la comptabilité et la responsabilité individuelle. « Pourquoi n’a-t-on pas vu naître d’outils qui aident les élèves à tisser des liens par-delà leurs différences ? »

Briser et façonner les réseaux sociaux : un outil phare du contrôle social

Les situations traumatisantes comme une pandémie créent souvent des ruptures qui réorganisent les relations sociales. Mais agir sur les réseaux sociaux est depuis longtemps un moyen pour provoquer des traumatismes et du contrôle social. Des plantations d’esclaves au contrôle de la population juive par les nazis, le contrôle des familles et des réseaux sociaux, leur démantèlement, leur reconfiguration a toujours été mis en œuvre à pour renforcer le contrôle social. « Dans ces deux contextes d’ailleurs, l’une des formes les plus radicales et les plus importantes de résistance de la part des personnes asservies et maltraitées a été de construire et de maintenir des réseaux dans l’ombre. Ces réseaux ont rendu possible la fuite des personnes, des idées et des connaissances et ont produit des formes de solidarité qui ont permis de lutter pour la dignité ».

Le monde de l’élite de la finance et du conseil en gestion offre un autre type d’exemple, explique encore la chercheuse. Ici, c’est un contrôle par l’endoctrinement plutôt que par la force physique qui opère. Lorsque les nouveaux diplômés se lancent dans ces univers, ils sont confrontés à un bizutage contrôlé par le secteur, qui n’est pas sans rappeler l’entraînement militaire. Ils doivent travailler de longues heures, et on attend d’eux qu’ils soient d’astreinte, qu’ils voyagent, qu’ils soient à l’écoute de leurs patrons. Ce traitement contribue à démanteler leurs réseaux sociaux, à les reconfigurer. Le but, comme à l’armée, est de parvenir à une forme de contrôle idéologique total et ce contrôle idéologique passe également par la transformation des réseaux relationnels.

Pour danah boyd, ces exemples montrent combien le contrôle des réseaux de sociabilité joue un rôle essentiel. L’école obligatoire a également été adoptée pour briser les réseaux de sociabilité, mais elle ne s’est réellement imposée qu’avec la grande dépression, à une époque où trop d’adolescents occupaient trop d’emplois d’adultes alors qu’il y avait moins d’emplois pour tous. La solution a donc consisté à les enfermer à l’école. Autre exemple encore. Jusqu’à la création de l’école obligatoire, les associations sportives étaient mixtes en âge, comprenant autant des adolescents que des adultes. « Grâce au sport, les adolescents apprenaient à connaître des adultes qui les aidaient à accéder au travail ». En créant le sport à l’école, la ségrégation par âge a été promulguée, mais elle a eu des coûts importants. « Lorsque les jeunes n’interagissent pas avec des personnes d’âges différents, les dynamiques de statut et de pouvoir se replient sur elles-mêmes. » La ségrégation par âge a certainement construit nombre de maux sociaux inédits… suggère danah boyd.

Ces exemples soulignent combien l’organisation et la structuration des réseaux de sociabilité compte. Les travailleurs sociaux qui tentent d’aider des jeunes à échapper à la toxicomanie, aux gangs, à la prostitution… savent très bien la nécessité de couper leurs connexions sociales pour en créer de nouvelles. Mais pour que cela fonctionne, il faut bien sûr que les personnes soient consentantes. « Forcer une personne à rompre ses liens sociaux simplement parce que vous pensez que c’est bon pour elle a tendance à avoir l’effet inverse » Refaire des réseaux de sociabilité est un projet qui se déploie sans cesse. « La rupture des relations sociales change la vie. » Elle peut aider les gens à sortir d’un traumatisme, mais elle peut aussi être traumatisante. Le sociologue Paul Willis dans son livre Learning to labor (1977, L’école des ouvriers, Agone, 2011) a montré par exemple que les jeunes de la classe ouvrière qui bénéficiaient d’interventions éducatives considérables, refusaient bien souvent les nouvelles opportunités qui s’offraient à eux en préférant occuper des emplois ouvriers. De fait, ils ne souhaitent pas laisser derrière eux leur famille et leurs amis. Ils ne veulent pas que leurs réseaux sociaux soient brisés. Ceux qui partent sont souvent ceux qui sont en difficultés dans ces communautés, comme les jeunes LGBTQ qui cherchent à échapper à l’homophobie.

« Les jeunes qui disposent de réseaux sociaux de soutien limités à l’école se tournent régulièrement vers l’internet pour en trouver ». Mais ce n’était déjà autant le cas quand la chercheuse a commencé ses recherches sur le rapport des jeunes à l’internet, notamment parce que la rhétorique du danger des années 90 avait modifié la perception de l’internet par les parents, comme l’explique son excellent livre, C’est compliqué (2016, C&F éditions). Trop souvent encore, parents et éducateurs pensent qu’il faut éloigner les jeunes de l’internet et des réseaux sociaux, prolongeant la ségrégation par âge que nous connaissons depuis trop longtemps. Or, on ne peut pas apprendre à faire confiance à une population si on ne la fréquente pas. Nous avons construit des générations ségrégées qui discutent peu avec les autres. Mais ce n’est pas « naturel » rappelle la chercheuse. « C’est socialement construit », et cela rend les générations vulnérables les unes aux autres.

Les campagnes de désinformation sont fondamentalement des projets de restructuration des réseaux sociaux

Depuis plusieurs années, explique danah boyd, j’essaie de comprendre pourquoi certains jeunes adhèrent aux motifs conspirationnistes ou se livrent à la haine en ligne. « À chaque fois, je constate que les jeunes sont à la recherche d’une communauté ». Tout comme les jeunes gays pensent trouver une communauté en faisant leur coming out (et en récoltant surtout du harcèlement), nombre d’autres pensent trouver une communauté en partageant des horreurs.

Ces tensions semblent plus polarisées qu’elles ne l’étaient avant. L’alimentation de la haine en ligne semble construite délibérément en opposition à l’éducation. Bien sûr, l’éducation publique a toujours été controversée, notamment dans des débats sans fin sur ce que les enfants devaient apprendre. La question de l’enseignement de l’évolution, aux États-Unis, est certainement l’exemple le plus vif des innombrables guerres juridiques et culturelles qui ont façonné la politique scolaire. Mais ce débat est longtemps resté de l’ordre de désaccords entre adultes. Ce qui a changé ces dernières années, c’est que les élèves eux-mêmes sont désormais enrôlés dans ces luttes culturelles, au risque de déstabiliser l’enseignement et remettre en question le projet d’éducation.

danah boyd prend l’exemple de PragerU, un site web de vidéos présenté comme un répertoire de contenus éducatifs à destination des jeunes. À première vue, ces vidéos sont clairement conservatrices sur une grande variété de questions. Mais leur devise est claire, elle annonce vouloir défaire l’endoctrinement idéologique du système éducatif américain. Les détracteurs de PragerU qualifient ces contenus de désinformation, mais ces vidéos sont surtout conçues pour déstabiliser. Par exemple, ils proposent une série de vidéos sur « Ce qui ne va pas avec le féminisme » qui vise clairement à recadrer l’histoire et semer le doute, en affirmant par exemple que les droits à porter une arme sont un droit des femmes ou qu’il n’y pas d’écart salarial entre hommes et femmes… et soutiennent ouvertement qu’il y a une guerre à l’encontre des hommes et tiennent un propos très conservateur sur les rôles sexués. Ces vidéos s’inscrivent dans un écosystème en réseau visant à alimenter une certaine culture, et là encore, briser les liens sociaux existants pour les orienter vers d’autres réseaux de relations. « Les campagnes de désinformation sont fondamentalement des projets de restructuration des réseaux sociaux ». Ces vidéos visent à mettre en doute les savoirs en suggérant que les professeurs et leurs enseignements sont orientés. Ce cadre de déstabilisation se prolonge d’autres déstabilisations.

« Si vous vous engagez sur la voie d’un savoir déstabilisé qui rejette la faute sur les féministes, vous serez introduit dans d’autres cadres qui vous diront que le « vrai problème », ce sont les immigrants, les Noirs, les Juifs et les musulmans ». Ceux qui dégringolent dans ces contenus sont invités à s’y investir, alors que toujours plus de contenus déformés leur sont proposés. « En raison de la manière dont l’information est organisée et mise à disposition sur internet, il est beaucoup plus facile d’accéder à une vidéo conspirationniste toxique sur YouTube, diffusée par quelqu’un qui se dit expert, que d’accéder à des connaissances scientifiques ou à des contenus d’actualité, qui sont souvent verrouillés derrière un mur payant. »

« Les élèves qui ont du mal à nouer des liens à l’école se tournent vers l’internet pour trouver une communauté. Les élèves dont les parents leur apprennent à ne pas faire confiance aux enseignants cherchent des cadres alternatifs. Les élèves qui ont des difficultés en classe cherchent d’autres mécanismes de validation. Tous ces élèves sont vulnérables aux cadres qui disent que le problème ne vient pas d’eux, mais d’autre chose. Et lorsqu’ils se tournent vers l’internet pour donner un sens au monde, ils ne sont pas seulement exposés à des contenus toxiques. Leurs réseaux sociaux changent également. L’épistémologie – ou notre capacité à produire des connaissances – est devenue une arme permettant de remodeler les réseaux sociaux. La polarisation politique n’est pas seulement idéologique ; elle est également inscrite dans le graphe social lui-même. »

« Ce n’est pas seulement ce que vous enseignez qui est menaçant : c’est la façon dont les écoles construisent les relations sociales entre pairs qui est menaçante »

Dans les années 1990, des universitaires ont commencé à se préoccuper de la façon dont les connaissances scientifiques étaient attaquées, notamment autour de la montée du climatoscepticisme. À la suite de l’historien Robert Proctor, ils ont proposé un terme pour évoquer l’étude de l’ignorance : l’agnotologie. L’ignorance selon ces chercheurs était à la fois le fait de ne pas savoir, mais également caractérisait les connaissances perdues et les connaissances déstabilisées ou polluées. Reste que la fabrication de l’ignorance n’est pas possible sans s’attaquer aux réseaux relationnels.

« Pour modifier radicalement la façon dont les gens voient le monde, il faut modifier leurs liens avec ceux qui pourraient remettre en question ces nouveaux cadres », à l’image des pratiques sectaires dont le principal effort vise à vous faire douter et à vous couper de réseaux de relations. Parce qu’elle invite les jeunes à examiner la connaissance de manière critique, il n’est pas étonnant que l’école soit particulièrement attaquée. « Ce n’est pas seulement ce que vous enseignez qui est menaçant : c’est la façon dont les écoles construisent les relations sociales entre pairs qui est menaçante », explique la chercheuse aux professeurs venus l’écouter. « Que vous en soyez conscients ou non, vous tous – en tant qu’éducateurs, travailleurs sociaux, bibliothécaires et constructeurs d’outils – configurez la vie publique d’une manière qui menace toute une série d’objectifs financiers, idéologiques et politiques. Et cela, rien qu’en essayant d’enseigner aux étudiants. Juste en créant les conditions dans lesquelles les étudiants se rencontrent. Même si vous ne tentez pas de retisser le tissu social ».

À un certain niveau, cela ne devrait pas être surprenant, rappelle la chercheuse. Une grande part des promoteurs de l’école à la maison est née de la crainte que l’éducation laïque n’incite les jeunes à remettre Dieu en question. Mais l’enseignement ne menace plus seulement l’Église. Les luttes du secteur éducatif étaient centrées sur le financement pour lutter contre la logique d’austérité. Demain, les nouveaux combats seront centrés sur le réarrangement des réseaux sociaux des élèves, sur la reconfiguration de leur vision du monde, et les conflits à venir auront lieu dans la salle de classe elle-même, prévient la sociologue.

La création et la refonte de réseaux à des fins idéologiques, économiques et politiques sont omniprésentes. Nombre d’éducateurs aimeraient ne pas s’engager dans ces questions. « Nous voulons être neutres », mais nous sommes également les témoins des coûts sociaux que cette neutralité implique. Nombre de professeurs n’observent pas comment les pratiques façonnent les réseaux relationnels et la plupart des élèves ne sont pas conscients de la façon dont leurs réseaux relationnels les déterminent et façonnent leur monde.

Façonner le graphe social

« Je crois fermement qu’il est grand temps de reconnaître que l’éducation façonne le graphe social et qu’il est temps de faire un effort concerté pour s’attaquer à ce problème dans nos salles de classe et dans la construction de nos outils. En termes simples, nous ne pouvons pas avoir de démocratie si nous ne réfléchissons pas à notre tissu social », au risque d’une guerre civile. « Nous ne pouvons pas lutter contre les inégalités ou accroître la diversité sans nous occuper consciencieusement du graphe social. Bon nombre des défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui – polarisation, haine, violence et anomie (c’est-à-dire l’absence d’organisation ou de loi, la disparition des valeurs communes à un groupe, NDLR) – peuvent être relevés en alimentant activement, intentionnellement et stratégiquement le graphe social de notre société », explique la chercheuse qui invite les professeurs à trouver des modalités d’interventions nouvelles. Pour cela, elle expose quelques exemples possibles d’interventions.

Nos sociétés surinvestissent la rhétorique du danger et de l’étranger. Mais, « lorsque les jeunes appellent à l’aide sur l’internet, qui doivent-ils trouver ? » Alors que dans les salles de classe, nous apprenons aux jeunes à être réactifs face aux méchancetés qui ont lieu à l’école, trop souvent nous ignorons les appels à l’aide que nous croisons sur les réseaux sociaux. La peur de l’étranger et de l’inconnu perpétue l’inaction. Pourtant, c’est bien souvent d’inconnus que nous parviennent les meilleures aides. danah boyd rappelle qu’elle est membre du conseil d’administration de Crisis Text Line, un service d’aide et de prévention du suicide par SMS notamment (que nous avions déjà évoqué). Ce service gère chaque année des millions de conversations, notamment avec des jeunes, par des conseillers formés à ces questions, plutôt qu’à des inconnus mal intentionnés. C’est un exemple qui montre qu’on peut stratégiquement orienter les jeunes vers des inconnus qui les aideront. Plus nous insistons sur le danger que représentent les inconnus, plus nous risquons de générer des interactions négatives ou impossibles avec eux, alors que nombre de professionnels inconnus sont la meilleure réponse que nous ayons à proposer pour aider les jeunes dans leurs difficultés.

De nombreux bénévoles viennent en aide aux sans-abris ou aux toxicomanes qui errent dans nos rues. Mais nous n’avons pas de « travailleurs de rue » pour venir en aide à ceux qui trainent dans les rues d’internet (une idée que la chercheuse défendait déjà en 2008). « Nous n’avons pas de programmes pour aider les personnes en souffrance en ligne », rappelle la chercheuse en invitant à apprendre aux élèves à réagir d’une manière empathique aux souffrances qu’ils y rencontrent.

Les programmes de correspondants ont longtemps été populaires dans les écoles. Ils étaient des leviers pour apprendre de la différence, voire combler les fossés sociaux et culturels. Il existait également des programmes pour mettre en relation des étudiants et des prisonniers ou avec des personnes âgées. La technologie et la peur de l’étranger les ont fait en grande partie disparaître. En s’informant sur ces programmes, la chercheuse souligne que peu de personnes en comprenaient encore la valeur.

Pourtant, nous pourrions tout à fait utiliser la technologie pour mettre au goût du jour ce type de programmes. Avec la pandémie, nombre d’écoles ont utilisé des plateformes en ligne, mais bien peu pour aider les élèves à se soutenir entre eux.

Les programmes de correspondance se concentrent sur les connexions individuelles, mais l’enjeu exposé ici vise à aller au-delà, et à construire stratégiquement un graphe social de relation. Et la technologie peut nous y aider. Qui a déjà cartographié les relations des élèves entre eux dans leur classe, leur école ? Les écoles disposent d’outils pour suivre les performances scolaires de chaque élève, mais qui surveille la santé de leurs relations sociales ? Placer cette question au centre de son travail pourrait modifier nombre des pratiques des éducateurs. Pour les administrateurs, cela signifie agencer les classes selon d’autres stratégies. Pour les enseignants, cela signifie veiller à la manière dont sont construits les groupes, dont sont placés les élèves en classe… Nombre d’enseignants font cela au feeling, mais qu’en serait-il si vous aviez une carte qui vous permettrait d’attribuer des objectifs ? « Plutôt que d’avoir pour objectif la réussite du projet de groupe, imaginez un objectif qui vise à renforcer ou élargir le graphe social des élèves », propose la chercheuse.

La création de nouvelles relations dépend beaucoup des changements de contextes. Les nouvelles amitiés se forment souvent au début de l’année scolaire, quand les élèves sont exposés à de nouveaux élèves et à de nouveaux rituels. Mais il y a également des moyens stratégiques pour cela, comme les voyages scolaires ou les projets extérieurs, qui permettent justement de créer des conditions stratégiques pour réunir certains élèves entre eux.

Les étrangers familiers : le coup de pouce au social !

« Stanley Milgram était un psychologue surtout connu pour ses expériences d' »obéissance à l’autorité », mais il a également mené une série d’études sur les « étrangers familiers ». Considérez quelqu’un que vous voyez rituellement, mais avec qui vous ne parlez jamais vraiment. Le banlieusard qui prend votre train tous les jours, par exemple. Si vous rencontrez cette personne dans un contexte différent, vous devenez plus susceptible de lui dire bonjour et d’entamer une conversation. Si vous êtes vraiment loin de votre zone de confort, il est presque certain que vous créerez des liens, au moins pendant un moment. De nombreux étudiants sont des étrangers familiers les uns pour les autres. Si vous les sortez de leur contexte et les placez dans un contexte totalement différent, ils sont plus susceptibles de se lier. Ils sont encore plus susceptibles de se lier lorsque les rencontres se répètent. »

danah boyd évoque à ce propos une anecdote particulièrement éclairante. Pour mieux fidéliser les Deadhead, les fans du groupe de rock Grateful Dead, la pratique voulait que les organisateurs gardent traces des gens auprès desquels vous étiez placé lors de l’achat d’une place de concert. Ainsi, quand vous en achetiez une autre, la pratique était de vous placer près de quelqu’un qui était près de vous au précédent concert pour faciliter les relations sociales. Ainsi peut-on inciter les gens à entrer en contact en créant les conditions nécessaires pour qu’ils se rencontrent régulièrement. Pour boyd, c’est là un exemple qui montre comment prendre les réseaux au sérieux, à prendre soin, intentionnellement, du tissu social. « Vous pouvez être aussi intentionnel dans le tricotage du graphe social que dans votre pédagogie. Et les deux sont essentiels à l’autonomisation de vos étudiants. » danah boyd conclut son intervention en esquissant d’autres pistes encore, comme d’inviter les jeunes à évaluer réellement leur réseau et à réfléchir à la manière d’être plus réfléchi justement quant aux relations qu’ils entretiennent. Bref, à leur apprendre à être parfois plus stratégiques ou au moins plus ouverts à la question de leurs sociabilités.

danah boyd livre une idée simple et stimulante, un contrepoint à la manière dont nous observons les questions de désinformation… Reste qu’elle les livre sans beaucoup de garde-fous. Réunir des jeunes qui n’ont pas d’intérêts communs ou peinent à être ensemble génère bien souvent des difficultés, qu’il faut savoir traiter et accompagner. Ce qu’avance danah boyd est plus facile à dire qu’à faire. Cela demande certainement bien plus d’investissement de la part des accompagnateurs, comme d’être plus proches des groupes, de leur fournir des méthodes ou de les aider dans les difficultés qu’ils ne manqueront pas d’affronter du fait de leurs différences, d’arbitrer des choses qui ne s’arbitrent pas si facilement. Enfin, cela demande également de savoir quand et comment agir… Nombre de ces coups de pouce au social ne fonctionnent pas si bien. Et ce « nudging social », ce type de coup de pouce comportemental, peut aussi créer des difficultés plus que les résoudre. Reste que là où on la rejoindra certainement, c’est sur le constat que nous avons certainement des progrès à faire pour améliorer la complexité et la richesse du social, dans un temps où l’individualisation semble ne cesser de le faire reculer.

La pandémie nous a montré combien nos sociabilités nous ont manquées. Elle nous a montré que quelque chose n’était pas réductible à nos outils techniques. Que quelque chose qui tenait à la forme de création du social y résistait profondément. Ce à quoi nous invite danah boyd c’est assurément à mieux observer – comme nous le disions en conclusion de notre dossier sur Zoom -, ce que nos socialités et sociabilités produisent, ce à quoi elles ne peuvent être réduites, mais comment, au contraire, elles peuvent être amplifiées, augmentées, structurées… En nous invitant à améliorer la construction sociale du social, elle nous montre qu’il y a encore des pans de nous-mêmes qui nous échappent.

Couverture du livre Quiproquos de Malcolm GladwellCela m’évoque d’une certaine manière le dernier livre de l’essayiste américain Malcom Gladwell (Wikipédia, @gladwell), Quiproquos (Kero, 2020), qui explique combien nous sommes nuls à interpréter les autres et notamment les inconnus. La plupart du temps, nous nous trompons à leur égard. Comme Chamberlain quand il rencontre Hitler, la plupart des juges pensent pouvoir confondre la vérité d’un accusé juste en perçant leur cœur de leur regard. Hélas, ça ne fonctionne pas si bien. Nous sommes, contrairement à ce que l’on croit, de mauvaises machines à lire les autres.

Pire, nos erreurs sont renforcées par nos jugements trop rapides sur les autres qui nous font prendre du bruit pour des signaux, l’apparence pour de l’information… Nous sommes incapables de détecter le mensonge. « Nous commençons par croire. Et nous arrêtons de croire seulement lorsque nos doutes atteignent un seuil où nous ne pouvons plus trouver d’explication convaincante. » Nous optons toujours pour la vérité par défaut et pour la confiance, afin de faciliter nos échanges sociaux. Nous pensons aussi que les gens sont transparents, que nous parvenons parfaitement à lire leurs expressions et émotions, mais là encore, nous surestimons l’expressivité des autres, comme de la nôtre. La transparence des émotions est un mythe, rappelle Gladwell. Nous jugeons des gens nerveux sans saisir leur contexte, culturel ou spécifique, tant il est souvent éloigné du nôtre. Nous sommes définitivement myopes. Gladwell finalement souligne combien nous sommes de piètres machines à décrypter le social.

Tout cela sonne certes comme autant d’évidences qui devraient nous inviter à beaucoup d’humilité, mais nous montre également que la question de l’évolution du social demeure un plafond de verre que nous peinons à adresser et à faire évoluer, c’est-à-dire à faire progresser lui aussi… Le chemin pour apprendre à vivre avec ceux qui ne nous ressemblent pas ne sera pas si simple, mais il serait intéressant de commencer à le regarder plus concrètement que nous ne le faisons actuellement, pour tenter de préciser comment avancer et comment sortir d’une forme de crise du social que l’individualisation n’aide pas du tout à dépasser.

Hubert Guillaud

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