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11.01.2025 à 22:06

Milei : derrière le désastre, la bombe à retardement

Erwing Chartier Galeano

Selon les soutiens de Javier Milei, il faut laisser le temps faire son oeuvre. Les réformes sont douloureuses, mais elles finiront par porter leurs fruits – un argument martelé par le service de communication de la Casa Rosada. Si les « miléistes » demandent du temps avant de juger, Le Figaro fait déjà l’éloge de celui qu’il […]
Texte intégral (4875 mots)

Selon les soutiens de Javier Milei, il faut laisser le temps faire son oeuvre. Les réformes sont douloureuses, mais elles finiront par porter leurs fruits – un argument martelé par le service de communication de la Casa Rosada. Si les « miléistes » demandent du temps avant de juger, Le Figaro fait déjà l’éloge de celui qu’il nomme « le Trump Argentin ». Au risque de se muer en caisse de résonance de la présidence argentine, à l’instar d’une partie de la presse française. Celle-ci salue notamment la maîtrise supposée de l’inflation ; et peu importe qu’elle ait été permise par une compression historique du pouvoir d’achat. L’excédent budgétaire dégagé par Milei provoque le même émerveillement ; et peu importe qu’il ait été obtenu en retardant le paiement des salaires et des dividendes. La Casa Rosada n’est pas avare de chiffres mirobolants, qui sont repris sans distance critique ; quand bien même ils ont été obtenus au prix d’un triturage des données minutieusement organisé par l’État. Décryptage.

Entre deux tweets où elle se compare à Salomé Saqué, l’éditorialiste Eugénie Bastié parvient à louer la « thérapie de choc » de Javier Milei et à se demander si elle ne ferait pas du bien à la France. Que cela ait eu des résultats catastrophiques en Grèce n’est qu’un détail qui passe sous les radars des fins analystes de plateaux, lesquels ont souvent pour caractéristique commune une formation médiocre en économie.

Ce petit milieu médiatique était resté bien silencieux lors des deux premiers trimestres du mandat de Milei, où les principaux indicateurs macro-économiques ont été peu reluisants. Qu’à cela ne tienne : il suffisait d’accuser le gouvernement précédent, dont les résultats économiques étaient effectivement assez mauvais. Milei l’avait d’ailleurs annoncé : les débuts seront difficiles, mais une fois l’économie « assainie » les résultats se feront sentir.

Le miracle semble enfin se produire. Là où tous les autres néolibéraux ont échoué, Milei serait en train de réussir à réduire déficit, pauvreté et inflation, tout en évitant les effets récessifs maintes fois provoqués par ces politiques d’ajustement structurel.

L’autre élément explicatif de la baisse de l’inflation peut se résumer comme suit : si personne n’a de quoi manger, la pression sur les prix s’adoucira.

Alors que le chômage augmente, que l’informalité bondit, que la consommation recule et que le pouvoir d’achat s’effondre, les « bons résultats » fièrement annoncés et maintes fois loués par des journalistes qui ne se sont jamais rendus en territoire argentin laissent songeur. L’observateur peut légitimement se demander : qui a raison ?

L’inflation : combattre un problème structurel par une bombe à retardement

Malgré une inflation annuelle de 112%, l’une des plus élevées du monde, Milei annonce une baisse du taux mensuel, qui ne serait plus que de 2.4%. Étant donnée la manière dont le gouvernement Milei combat l’inflation, nul doute que celle-ci diminue – bien que dans des proportions sans doute moindres qu’annoncées.

Il faut dire que l’Argentine est en proie à un cycle infernal depuis des décennies. Du fait de sa position dans le commerce international et sa structure productive, le pays connaît des déficits commerciaux chroniques, les prix des matières premières et des commodities qu’il exporte augmentant moins vite que ceux des biens de capital qu’il importe. Cela provoque une pression structurelle à la dépréciation du peso. Les importateurs, lésés, reportent ce manque à gagner sur les biens qu’ils vendent au marché intérieur, et les commerçants le répercutent sur les prix finaux. Il faut ajouter que l’effet-signal est performatif : personne n’attend que ses coûts soient impactés pour augmenter le prix de la marchandise offerte.

À lire aussi... Javier Milei, le dollar et les BRICS : le vrai tournant dans…

D’un autre côté, si les revenus en pesos perdent du pouvoir d’achat en raison de l’inflation, les agents économiques ont toutes les chances de s’en prémunir à travers des valeurs-refuge : et notamment le dollar. D’où la hausse de sa demande, et la dépréciation subséquente du peso. Autrement dit, si la dépréciation provoque l’inflation, cette dernière vient alimenter la première dans un cycle infernal difficile à briser.

Ces contraintes en tête, le gouvernement de Javier Milei a mis en place deux dispositifs anti-inflation. Le premier, court-termiste, consiste en une série d’annulations de dettes envers l’État, conditionnées par le retour des capitaux cachés dans des paradis fiscaux ou investis dans des activités spéculatives à l’étranger. Une mesure à usage unique, et qui ressemble furieusement à une mobilisation de la puissance publique pour effacer les dettes des plus aisés, sous couvert de lutte contre l’inflation.

Le second consiste en une forme de carry trade – pratique surnommée « bicyclette financière » par les Argentins. Il s’agit de freiner la dépréciation du peso par une méthode simple : proposer des bons du trésor très rémunérateurs en monnaie nationale. Mais une fois ceux-ci parvenus à maturité, les investisseurs convertissent leurs gains en sens inverse, dans une monnaie dont ils sont assurés de la fiabilité : ils troquent une somme supérieure de peso contre des dollars. Et d’où sortiront ces nouveaux billets verts ? Des réserves de change argentines. Pour maintenir leur niveau, le gouvernement a donc tendance à accroître l’endettement du pays en dollars, ce qui ne va pas sans nouvelles négociations avec le FMI.

Cette tendance à en revenir au dollar n’est pas la seule. Actuellement, les spéculateurs choisissent plutôt de réinvestir leur pactole dans un nouveau cycle, et ne se reportent pas encore massivement sur le dollar [comme le montre la structure de la dette argentine représentée par le graphique ci-dessous NDLR].

Source : Office du budget du Congrès.

Si le stock total de dette a augmenté durant la gestion de Milei, cela s’explique pour le moment surtout par la hausse de l’endettement en pesos. Un phénomène présenté par les libertariens argentins comme manifestation d’une confiance retrouvée dans la monnaie nationale, mais qui ne doit pas faire illusion.

En effet, si le stock de dettes en dollars diminue, c’est pour deux raisons. D’une part, il faut être bien peu averti – très « risquophile » selon l’expression consacrée – pour prêter des dollars à l’Argentine. Les investisseurs connaissent la fragilité du modèle Milei, contrairement aux « économistes » du Figaro. D’autre part, il s’agit là d’un stock mesuré en valeur notionnelle (prix du titre sur le marché secondaire multiplié par la quantité de titres en circulation). Si la valeur du stock diminue, c’est que les titres de dette argentine s’échangent à moindre prix. En clair : on se défait déjà des titres de dette argentine.

Il faut ajouter que si la dette en dollars diminue au profit de celle en pesos, c’est en raison du carry trade, et que celui-ci est par nature insoutenable. Prétendre au (mal nommé) « prix Nobel » en économie ne semble pas être une condition suffisante pour le comprendre.

La première limite que rencontre le système du carry trade consiste simplement dans le stock de devises dont dispose la banque centrale argentine. En effet, au fur et à mesure qu’un investisseur se lance dans de nouveaux cycles de « bicyclette financière », la quantité de pesos à reporter sur le dollar en fin de jeu augmente. Lorsque les investisseurs estimeront le jeu trop risqué, ils tenteront de sécuriser leurs gains en se reportant massivement vers le dollar – un processus que la littérature économique nomme « envol vers la qualité » (fly to quality).

S’il n’en existait que deux, la seconde limite se situerait au niveau de « l’économie réelle ». Un peso trop fort favorise les importations au détriment de l’industrie nationale et des exportations. L’industrie nationale, mal en point, est exposée à faillites en chaîne. Quant aux exportateurs, ils n’ont aucun intérêt à vendre avec un dollar si bon marché. Leur attentisme compromet davantage l’entrée de devises sur le marché des changes argentin. Si le gouvernement Milei se targue d’avoir des comptes équilibrés en 2024, la balance commerciale est sous pression, et le déficit inévitable. Si cela n’est pas compensé par un excédent durable ailleurs, une seule solution subsiste : appauvrir suffisamment la population pour diminuer les importations. Une fois dans cette situation, il faudra dans tous les cas importer ce que les Argentins continueront à consommer, creusant inévitablement le déficit commercial et aggravant par la même occasion la pression sur le stock de devises…

De plus, la faillite de la production nationale ne fera qu’accroître le « risque pays » tout en rendant les dettes publiques impayables. Dans les deux cas, les investisseurs financiers prendront tôt ou tard leur « envol vers la qualité », précipitant une dépréciation brutale du peso. Le gouvernement disposera alors d’options limitées : contrôler la circulation des capitaux – on image mal les « libertariens » au pouvoir imposer de telles restrictions -, renflouer les réserves de la banque centrale avec de la nouvelle dette – ce qui présente des limites évidentes en pleine hémorragie – ou laisser filer le taux de change – ce qui fera exploser l’inflation en retour. On peut d’ores et déjà deviner que Javier Milei optera pour un alliage des deux dernières options.

Les plus ingénus parleront d’incompétence, mais ce modèle n’en relève pas. Il fonctionne très bien pour ceux qui soutiennent sa mise en place. Il permet un formidable transfert de richesse vers les spéculateurs – au détriment des travailleurs argentins.

On peut faire la pari que l’explosion aura lieu après les législatives à venir, à l’instar de ce qui s’était passé avec le très libéral Mauricio Macri (2015-2019), avec qui Milei finalement a fait alliance malgré son discours « anti caste » en campagne. Macri avait en effet mis très ponctuellement en place des politiques de relance keynésienne pour contenir la hausse de la pauvreté qu’il avait lui-même créée, afin de ne pas trop dégrader la situation économique avant les élections de mi-mandat. Milei, de son côté, doit maintenir le taux de change coûte que coûte avant les législatives afin d’éviter une vague d’inflation de court terme, quitte à flamber 600 millions de dollars de réserves de change en quelques jours. Comme aiment à le dire les commentateurs d’opposition : « tic-tac, tic-tac, tic-tac… ».

Pour diminuer l’inflation, diminuer le pouvoir d’achat – et trafiquer les chiffres

L’autre élément explicatif de la baisse de l’inflation peut se résumer comme suit : si personne n’a de quoi manger, la pression sur les prix s’adoucira. Malgré les annonces mirobolantes du gouvernement sur une supposée hausse des salaires réels, le pouvoir d’achat diminue. Comment l’expliquer ?

Les hausses actuelles, de l’ordre de 305 % pour l’eau, 189 % pour l’électricité, 564 % pour le gaz et 601 % pour les transports, sont totalement sous-évaluées

Le salaire (par ailleurs surestimé par les statistiques officielles) n’indique pas forcément grand-chose du pouvoir d’achat dans la mesure où le premier ne prend pas en compte les unités de consommation. Si on considère par exemple l’évolution du salaire minimum lors de ces douze derniers mois, le constat est sans appel : on observe une hausse de 80%. Par contre, si on la confronte aux 120% d’inflation sur l’année 2024, on comprend que les travailleurs ont perdu du pouvoir d’achat. Actuellement, le salaire minimum s’élève à environ 270 dollars, qui se trouve sous le seuil de pauvreté, de 300 dollars.

La variable la plus pertinente pour évaluer les variations de niveau de vie est le « reste à vivre », c’est-à-dire ce qu’il reste du revenu une fois déduites toutes les dépenses contraintes. Si le gouvernement se garde bien de diffuser des statistiques officielles la concernant, nul doute que la hausse indiscriminée des tarifs des services publics ainsi que la réduction de la couverture santé augmente les dépenses contraintes du plus grand nombre et diminue leur « reste à vivre ». Par exemple, le gouvernement a restreint l’accès aux médicaments pour les retraités ou encore pour les patients atteints de cancer.

Pour masquer cette détérioration, Javier Milei a inauguré un chapitre inédit dans l’histoire argentine des manipulation statistiques, pourtant déjà fournie. Les mêmes qui dénonçaient la sous-estimation de l’inflation par les kirchnéristes sont aujourd’hui bien silencieux.

Alors que le taux de pauvreté officiel avait respectivement atteint 54,8% et 51% au premier et au deuxième trimestre, Milei annonce fièrement sur son compte twitter – écrivant au passage que « ce gouvernement est le meilleur de l’Histoire » – que ce taux ne serait plus que de 38,9% aujourd’hui. Victoire ! Dans un élan d’optimisme, le président prédit un taux de 0% en 2025, une promesse à faire pâlir Ferdinand Lop et Isidore Cochon. Là où même la Suède a échoué, l’Argentine réussira.

Si on regarde de plus près, on découvre que ce chiffre n’est pas issu de l’Indec (traditionnellement chargé de mesurer la pauvreté), mais du « Ministère de capital humain », créé par Javier Milei. Celui-ci a signé un accord avec l’Université Catholique Argentine (UCA), qui a pour coutume de mesurer la pauvreté de manière parallèle à l’Indec. Avant cette la signature de cet accord, l’UCA avait annoncé un taux de pauvreté de 46,8%, et Milei l’avait publiquement critiquée. Mais après la signature de l’accord, ce chiffre passe à… 38,9%. Pas de quoi alerter les « grands reporters » du Figaro, naturellement.

Ce chiffre n’est toutefois pas une invention sans queue ni tête, mais plutôt le fruit d’une méthodologie de calcul très discutable. En effet, un détail technique dans la mesure de la pauvreté, autrefois peu significatif, est devenu central avec l’inflation. L’UCA évalue la pauvreté en comparant les revenus déclarés par les ménages pour le mois précédent (via l’Enquête Permanente des Ménages) au coût du panier de base du mois actuel, ce qui crée un décalage d’un mois entre les revenus et les prix.

Avec une faible inflation, ce décalage a peu d’effet. Mais en cas de forte inflation, il devient crucial. Par exemple, si un individu déclare avoir gagné 200 000 pesos en octobre, et que le panier de base coûtait 180 000 pesosce mois-là mais a grimpé à 216 000 en novembre à cause d’une inflation de 20 %, il serait considéré comme pauvre selon cette méthode. Pourtant, en comparant ses revenus au panier d’octobre, il ne le serait pas. Ce décalage amplifie les chiffres de la pauvreté lorsque l’inflation accélère et les réduit lorsqu’elle ralentit – comme on l’a observé récemment. Par conséquent, maintenir d’une part ce décalage dans la méthode de calcul surestime l’effet de la baisse de l’inflation sur la diminution de la pauvreté.

D’autre part, avec une inflation est sous-estimée, une partie de la baisse du taux de pauvreté s’explique par la baisse non pas de l’inflation réelle, mais par celle d’une variation positive de l’IPC calculé sur un panier mal pondéré. Ici encore, le gouvernement Milei se livre à une manipulation statistique de haute volée, qui concerne le panier de biens qui sert de calcul à l’indice des prix. Au-delà de toutes les discussions méthodologiques qui lui sont associées, il faut pointer les gros manquements actuels. Le panier représentatif en vigueur a été constitué en 2004, à une époque où les pondérations étaient sensiblement différentes.

Par exemple, le poids relatif des tarifs des services publics y est marginal, car à l’époque ils étaient fortement subventionnés par l’administration Kirchner. On comprend alors que les hausses actuelles, de l’ordre de 305 % pour l’eau, 189 % pour l’électricité, 564 % pour le gaz et 601 % pour les transports, sont largement sous-évaluées dans la variation de l’indice des prix à la consommation, étant sous-pondérées. En effet, il ne suffit pas de calculer la variation de ces prix en gardant leur poids relatif de 2004, encore faut-il les pondérer en fonction de ce qu’ils représentent réellement dans le panier de biens !

Il existe une autre manière de réduire rapidement le taux de pauvreté monétaire, indépendamment de la justesse du calcul de l’inflation. Comme l’analyse Bruno Lautier dans ses travaux, la distribution des individus se situant sous le seuil du pauvreté n’est pas homogène. Il existe souvent un « plateau » juste en dessous du seuil. Pour réduire rapidement le taux, il suffit d’abaisser légèrement le seuil ou de faire monter le « plateau », à travers la hausse d’un subside par exemple. La droite latino-américaine n’a cessé de prétendre que les dizaines de millions de Brésiliens sortis de la pauvreté par Lula le devaient à de tels mécanismes. Elle reste néanmoins très silencieuse sur le modus operandi de Milei, qui a procédé à une

Dans le même temps, la pauvreté structurelle, la plus massive, ne bouge pas. Mesurée par le manque d’accès à un certain nombre de biens et de services publics et privés (eau courante, logement, électricité, canalisations…), il est même probable qu’elle augmente avec le gouvernement actuel. Mais nous ne le saurons que dans plusieurs années.

Le taux de pauvreté ne prend pas en compte plusieurs éléments clés. À revenus monétaires constants, vivre dans un pays où les services publics sont gratuits n’aura pas les mêmes implications que vivre dans un pays où le gouvernement accroît leur coût.

D’autre part, il faut considérer l’appauvrissement de ceux qui se trouvent au-dessus du seuil sans pour autant l’atteindre, et celui de ceux qui se trouvaient déjà en dessous du seuil. En effet, un même seuil peut correspondre à des structures de la pauvreté très différentes. Il est d’ailleurs très probable que les pauvres se soient appauvris, et que la « classe moyenne » se situe maintenant juste au-dessus du seuil de pauvreté, sans pour autant que cela ne change le taux.

Présenté comme une « révolution libertarienne », le modèle Milei n’a rien de nouveau. Il reconduit les politiques initiées sous la dictature de Videla (1976-1983), réactualisées par Carlos Menem durant les années 1990 et Mauricio Macri (2015-2019)

Certains chiffres le laissent présumer. Par exemple, le chômage dans l’économie formelle a bondi de 22%. Ou encore, la consommation de viande bovine atteint le niveau le plus bas de son histoire, ou en tout cas depuis 1914, année depuis laquelle la mesure existe. À moins de supposer une vague de véganisme en 2024 en Argentine, les causes sont de toute évidence à chercher dans la situation économique. Pour finir, en septembre 2024 les ventes des supermarchés et des grossistes affichaient un effondrement de 12.8% en glissement annuel. Cela s’explique très probablement par une « classe moyenne » qui s’appauvrit.

« Révolution libertarienne » ou retour à l’ordre oligarchique ?

Outre la lutte contre l’inflation et la diminution de la pauvreté, la Casa Rosada a mis en avant un solde budgétaire primaire est à l’équilibre. La « tronçonneuse » de Javier Milei s’est dirigée contre les fonctionnaires, dont le corps a subi une suppression de 33 000 emplois en un an dans le cadre d’une réduction de 30% des dépenses publiques. Tandis que les libéraux exultent face à la détresse des travailleurs du public, des patients se retrouvent sans soignants à l’hôpital.

Ce que certains oublient de dire, c’est qu’il est facile d’avoir des excédents budgétaires primaires lorsque les salaires des fonctionnaires ne sont pas versés. Autrement dit, les déficits sont différés dans le temps. Mais encore, il est tout aussi aisé d’avancer fièrement l’excédent du compte capital de la balance des paiements lorsque l’on retarde le paiement de dividendes, chose que dénonce régulièrement l’opposition.

De quoi Milei est-il le nom ? Une réponse à cette question impose de sortir du domaine technique pour appréhender les enjeux politiques. Loin d’être le président « anti-caste » qu’il avait promis en campagne, il n’a cessé d’en faire partie. Si les promesses n’engagent que ceux qui y croient, il est tout de même frappant de voir le candidat du renouveau gouverner avec de vieux dinosaures argentins, comme sa ministre de Sécurité intérieure Patricia Bullrich ou Luis Caputo, actuellement ministre de l’économie, célèbre pour sa propension à emprunter au FMI.

Si Milei réduit les dépenses de l’Etat en stigmatisant les fonctionnaires, il est beaucoup moins disert concernant ses amis, comme Marcos Galperin. Ce « Jeff Bezos argentin », n’est autre que le PDG de Mercado Libre, l’équivalent d’Amazon pour l’Amérique latine, entreprise qui bénéficie de cent millions de dollars de subsides de l’Etat par an. Une pratique qui n’est pas inconnue à la dynastie Milei – la fortune de son père étant en grande partie due aux largesses de l’Etat.

Le « modèle Milei » est synonyme d’un immense transfert de richesses du bas vers le haut, accompagné d’un pillage continu des ressources naturelles et des biens publics. Le gouvernement a en effet fait voter une batterie de lois – alors que l’opposition dénonce l’achat pur et simple de votes de parlementaires – qui crée d’immenses facilités dans l’appropriation des ressources stratégiques pour le capital étranger, tandis que de nombreuses entreprises publiques sont ouvertes à la privatisation. Loin d’apporter un quelconque bénéfice à la population laborieuse, il ne s’agit là que d’un partage du gâteau entre puissants. Jusqu’à mener l’Argentine sur le chemin du non-retour ?

Lorsque le carry-trade s’effondrera – et il s’effondrera inévitablement – l’illusion des « bons résultats » de Milei volera en éclats. La baisse de l’inflation mensuelle – à mettre en regard avec une inflation annuelle de 112% – ne vaut rien tant qu’il existe un retard de change. Lorsque les investisseurs prendront leur « envol vers la qualité » après avoir saigné les réserves argentines, ils laisseront un écrasant stock de dettes qui ne seront payées qu’à travers la surexploitation des travailleurs. C’est sans doute l’une des raisons qui conduit le gouvernement à vouloir imposer des journées de douze heures dans le cadre de sa « loi travail »…

La crise financière pointe déjà son nez : la Banque Centrale « brûle » ses réserves pour contenir l’hémorragie et maintenir le taux de change coûte que coûte avant les législatives, tandis que de grands groupes industriels sont déjà en faillite ou quasi-faillite. Présenté comme une « révolution libertarienne », le modèle Milei n’a en réalité rien de nouveau. Ce sont exactement les mêmes politiques qui ont été appliquées par la dictature de Videla et Galtieri (1976-1983), par le néolibéral Carlos Menem durant les années 1990 ou encore par Mauricio Macri (2015-2019) plus récemment, avec exactement le même résultat : une hausse de l’endettement en dollars, le retour du FMI, la hausse de la pauvreté et du chômage et bien sûr, l’inévitable accélération de l’inflation.

Les apparents « bons résultats » de Milei sont soit une illusion basée sur une bombe à retardement, soit obtenus à travers des compromis méthodologiques ou des subsides. Assez cocasse pour quelqu’un qui taxait ses prédécesseurs de « populistes » lorsqu’ils se livraient aux mêmes pratiques.

Le modèle Milei est donc une réussite. Il réussit très bien à certaines fractions de la bourgeoisie argentine et aux investisseurs financiers étrangers. Mais rien de nouveau sous le soleil pour les travailleurs, qui subissent ce transfert de richesse du bas vers le haut, opéré par la même « caste » que dénonçait Milei en campagne mais qui gouverne à présent avec lui.

Ou bien, finalement, « la caste » c’était les travailleurs ?

08.01.2025 à 13:18

Les organisations internationales en font-elles trop ?

Anne-Cécile Robert

Accusées tantôt d'impuissance, tantôt d'usurper leurs prérogatives pour imposer une vision politique, les organisations internationales sont à la croisée des chemins. Si le système onusien mérite urgemment des réformes, il n'en reste pas moins que ce sont les Etats-nations qui le dirige.
Texte intégral (3556 mots)

Plus que jamais, les organisations internationales (OI) font l’objet d’une défiance croissante de la part des États. Coûteuses et inefficaces pour certains, elles sont au contraire intrusives et partisanes pour d’autres. Ainsi, le 28 octobre 2024, la Knesset votait deux lois interdisant à l’UNWRA, l’agence onusienne chargée de la protection des réfugiés palestiniens, d’exercer ses prérogatives humanitaires sur le « territoire souverain » d’Israël. Un mois auparavant, Benyamin Netanyahou prononçait un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies dans lequel il associait l’organisation à un « marécage antisémite ». Face aux attaques des États qui leur sont hostiles, les organisations internationales peuvent-elles toujours agir librement ? Ont-elles encore un rôle à jouer dans la prise en charge des grands enjeux du XXIe siècle ? Dans son nouvel ouvrage, Le Défi de la paix, remodeler les organisations internationales (Armand Colin, 2024), Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde Diplomatique, analyse les relations souvent conflictuelles des OI avec les Etats et plaide pour leur réhabilitation sur la scène internationale.

Souvent accusées d’impuissance face aux grandes crises internationales, les organisations internationales (OI) doivent aujourd’hui répondre aux reproches exactement contraires. L’ONU et ses agences, pourtant tenues par les traités et règlements qui les fondent, outrepasseraient leur mandat pour développer leur propre vision du monde en se serrant les coudes pour l’imposer. Leur pratique quotidienne et leurs actions sur leur terrain les conduiraient à se substituer aux responsables politiques, au nom notamment des impératifs liés aux droits de l’Homme. Leur dynamique aurait créé un univers incontrôlé, voire une idéologie spécifique sans le consentement des États. Mais la contradiction n’est qu’apparente.

Extensions de mandat

Les OI sont, en principe, dépendantes du principe de spécialité qui les contraint à demeurer dans le périmètre de compétences qui leur est attribué par les États. Chaque instance voit ses missions définies par des mandats écrits permettant aux gouvernements d’en maîtriser les actions. Pourtant, on constate en pratique que, souvent au fil du temps et pour résoudre des problèmes imprévus, les OI acquièrent d’elles-mêmes de nouvelles compétences.

Il s’agit souvent d’extensions logiques, un type d’action découlant mécaniquement d’un autre. Par exemple, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1957, pour « promouvoir des technologies nucléaires sûres, sécurisées et pacifiques » apporte une aide logistique et scientifique aux États qui en ont besoin pour assurer leur coopération sous la bannière de « l’atome pour la paix ». Elle intervient notamment pour surveiller le développement non militaire d’infrastructures et de centrales dans certains pays comme l’Iran. Mais, aujourd’hui, l’AIEA émet des recommandations en matière d’alimentation et de santé, par exemple pour protéger les femmes enceintes des radiations lorsqu’elles subissent des examens radiologiques ou IRM. Ce qui n’était pas prévu lors de sa création mais constitue un prolongement logique de ses compétences écrites.

L’Organisation météorologique mondiale a pour sa part étendu son rôle à l’hydrologie et à la surveillance du climat. Elle visait à l’origine à « instaurer une coopération entre les services météorologiques et les services hydrologiques, à encourager la recherche et la formation en météorologie et à développer l’utilisation de la météorologie au profit d’autres secteurs tels que l’aviation, la navigation maritime, l’agriculture et la gestion des ressources en eau ».

L’Organisation maritime internationale (OMI), chargée à l’origine de la sécurité et la sûreté des transports maritimes, s’occupe désormais de la protection des équipages, de la surveillance des océans et des rives polaires mais aussi du secours en mer des migrants, et de prévenir la pollution des mers et de l’atmosphère par les navires. Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a rapidement étendu son mandat aux apatrides. Aujourd’hui, il travaille avec des gouvernements confrontés à des flux massifs de réfugiés, comme le Liban depuis la guerre de Syrie dont 40 % de la population est déplacée. L’Organisation mondiale du commerce s’est octroyée de nouveaux champs à régir, notamment les « aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce » (ADPIC) faisant craindre pour les brevets en matière de santé. On pourrait multiplier les exemples.

Par ailleurs, les OI agissent de plus en plus en coalition, mènent des actions concertées, dans ce que le juriste Yves Schemeil nomme « une coopération multisectorielle permanente » dans le cadre de « réseaux inter-organisationnels »[1]. Les questions migratoires sont l’exemple emblématique de ce phénomène. Plusieurs organisations, outre naturellement l’Organisation internationale des migrations, travaillent de concert pour gérer les flux migratoires : HCR, Organisation maritime internationale (OMI), Programme alimentaire mondial (PAM), etc. L’OMI traite aujourd’hui du secours en mer et de la sécurité des migrants, légaux ou illégaux.

« Moins les organisations sont connues, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), créée pour aider de petits groupes de migrants, s’occupe dorénavant de la recherche et de la restitution des corps de personnes noyées. Cette coopération produit des actions conjointes mais aussi des normes, de plus en plus nombreuses, au nom de la maîtrise d’une certaine technicité. Elles s’étendent à des normes qualitatives progressivement transposées et appliquées par les administrations et les entreprises. « Moins les organisations sont connues, estime Schemeil, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées. Dans le secteur humanitaire, cette technicité profite, selon le chercheur Frédéric Thomas, surtout aux ONG occidentales rompues à ces discours et aux codes propres à chaque organisation[2]. Ce fonctionnement en circuit produirait, selon certains observateurs, une pensée politique, une véritable idéologie.

Les OI ont-elles une idéologie ?

Dans la crise de Gaza, la mobilisation inter-organisations est, comme on l’a déjà mentionné, particulièrement visible : l’UNWRA, le PAM, l’OMS, le HCR collaborent tandis que la CIJ cite leurs rapports en références pour appuyer ses décisions.

Les OI ont reçu pour mandat de contribuer à organiser le monde et de faciliter la tâche des États en les déchargeant de certaines missions qu’elles sont supposées mieux assurer qu’eux grâce à la maîtrise de coopération technique transnationale. Elles affichent la volonté de promouvoir une éthique globale autour d’objectifs communs comme les Objectifs de développement durable (ODD) souvent cités en référence. On a vu, notamment dans le domaine humanitaire, qu’elles savent se montrer solidaires et agir de concert. La réponse des agences de secours de l’ONU face à la guerre en Ukraine est ainsi coordonnée depuis New York.

Les extensions de mandat sont observées et la plupart du temps explicitement consenties par les États. Les extensions de mandat sont définies et acceptées par les conseils d’administration des OI où siègent les gouvernements. Ceux-ci y voient une manière de se décharger de certains problèmes en les confiant à des OI qui développent une forme de technicité. Le caractère précisément technique, et a priori non politique, rassure les gouvernements. Mais on a vu précédemment les polémiques suscitées par le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières dit « Pacte de Marrakech sur les migrations ». Celui-ci présente clairement les migrations comme un phénomène positif, « facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs ». Concrètement, il vise à lutter contre les trafics d’êtres humains mais aussi à « rendre plus accessibles les voies de migration légale, en particulier pour motif professionnel, et faciliter l’intégration des migrants ». Il prévoit aussi de « coopérer en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants dans leur pays d’origine en toute sécurité et dignité. » Quoi qu’on pense de cette vision, elle est très politique et non pas simplement technique.

Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

Mais ce Pacte est, à ce jour, demeuré lettre morte. En effet, l’ambiance au niveau des États est plutôt au contrôle des flux de populations, y compris pour des raisons électorales. La coordination du sauvetage en mer, notamment en Méditerranée, est un échec et ce sont des associations et des ONG qui s’en chargent. Les migrations cristallisent les contradictions et fractures d’un monde en voie de dislocation. Au Liban, le HCR est parfois accusé de cogérer des politiques restrictives menées par le gouvernement face à l’afflux de réfugiés depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Il a ainsi accepté en 2022 de partager les données personnelles collectées sur les déplacés avec l’administration, au risque de fragiliser leur droit à la vie privée et leur protection juridique. Invoquant un manque de moyens, il laisserait les autorités organiser le retour forcé de personnes en danger vers la Syrie. Pour sa part, l’OIM a été critiquée pour promouvoir la politique restrictive des États-Unis pour le contrôle des flux migratoires.

Dans certains secteurs, les tensions s’exacerbent ouvertement entre les OI et les gouvernements. C’est ainsi le cas en ce qui concerne les droits des personnes LGBTQIA+. Depuis 1945, la non-discrimination selon les sexes figure dans les textes fondamentaux du système onusien : la Déclaration universelle des droits de l’Homme mais aussi la Charte de l’ONU qui mentionne, dans son préambule que les États ont « foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes ». Des agences et programmes de l’ONU s’attellent donc depuis l’origine à promouvoir par exemple l’égal accès à l’éducation et à la santé en matière de développement et énoncent des règles pour le respect des droits politiques de chaque sexe. Mais un phénomène nouveau est apparu à partir des années 1990, la référence aux droits des personnes homosexuelles et, plus largement, de toutes les minorités ou groupes désormais désignées sous l’acronyme LGBTQIA+. Cette extension est notamment portée par le bureau du Haut-commissaire aux droits de l’Homme. Le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale indiquent désormais, parmi leurs recommandations, des mesures à prendre pour assurer la non-discrimination de ces personnes. Dans certains pays, cette nouveauté suscite des débats très vifs au motif que les cultures et coutumes locales seraient heurtées. Ainsi, au Ghana, en 2024, un débat a eu lieu sur la signature d’un programme du FMI. En Tunisie, le président a saisi le prétexte de telles conditions pour rejeter un accord avec cette instance. Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

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Mais les États font parfois de la résistance. L’Allemagne s’oppose à l’extension des compétences de l’OMS. Washington a empêché que l’IUT supervise la cybersécurité. Les États-Unis s’opposent à ce que l’Organe de règlement des différends de l’OMC puisse mener des enquêtes techniques indépendantes. Les politistes Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien analysent le « processus d’expansion de la gouvernance mondiale », c’est-à-dire la manière dont, par capillarité, les OI traitent d’un nombre croissant de sujets, notamment à partir des politiques de développement ou de l’action humanitaire. Un « bricolage de pratiques », formalisé par des études techniques aboutit à la création de concepts qui peuvent avoir des effets opérationnels comme le « développement durable » ou la « protection des civils » pour ne prendre que les plus courants. Ils soulignent le rôle déterminant des experts et des modèles économétriques ou mathématiques. Le cadre global d’indicateurs permettant d’évaluer les Objectifs de développement durable ne serait pas neutre. Les décideurs ne devraient pas tant « chérir ce que nous mesurons » que « mesurer ce que nous chérissons » écrivent-ils à la suite de Navi Pillay, ancienne directrice du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme[3].

On assiste à un processus contradictoire où les OI, dans le feu de l’action, promeuvent des coopérations transnationales tandis que les États, qui conservent le contrôle politique, suivent avec une attention plus ou moins soutenue ces développements. Quoi qu’on en pense sur le fond, ces tensions traduisent un doute sur la légitimité de ce que font les OI et le manque de débats et de contrôle démocratique, au sein de chaque pays, sur ce que font les gouvernements sur la scène internationale. Une plus grande transparence et des comptes rendus d’action plus fréquents et plus clairs devant les Parlement éviteraient peut-être ces crispations. De manière méconnue, les OI sont ainsi parfois de véritables champs de bataille entre gouvernements.

Les OI comme champs de bataille

Les postes de direction au sein du système multilatéral ont toujours fait l’objet de luttes d’influences. Les États tentent d’obtenir le contrôle de certaines OI en plaçant à leur tête certains de leurs fonctionnaires ou ambassadeurs. Les règles d’élection sont fixées par les statuts de chaque OI. Pour les programmes onusiens, il arrive que ce soit le Secrétaire général qui procède aux nominations sous le contrôle de l’Assemblée générale. Les luttes de pouvoir sont permanentes et parfois très vives.

On pourrait croire que les puissances « révisionnistes » d’aujourd’hui délaissent ces jeux pour s’adonner aux pures logiques de rapports de forces. En réalité, leur attitude est plus subtile, démontrant que l’ordre international est en transition : affaibli, il n’en demeure pas moins une référence. En quelques années, la Chine a ainsi obtenu la direction de plusieurs OI : l’Organisation de l’aviation civile internationale (Icao), l’Union internationale des télécommunications (ITU), l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) et, depuis 2019, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes.

De leurs côtés, les États-Unis ont récemment placé des ressortissants à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM) et de l’Organisation internationale des douanes. Ils ont obtenu de haute lutte la direction de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) en 2023 après un processus électoral à rebondissements à l’intérieur de l’organisation. Notons que l’OIM a été créée à l’initiative des États-Unis pour contrer l’influence supposée de l’URSS au HCR.

Fidèle à une certaine circonspection historique, la Russie soutient des candidats mais ne brigue que rarement la tête d’organisations. Elle s’assure en revanche de l’élection de ses représentants dans les comités et conseils de l’ONU. Américains et Européens se partagent depuis 1944 les directions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, au grand dam des pays du Sud qui réclament une meilleure représentation dans ces institutions essentielles au développement. Ces deux institutions, créées en 1944 à Bretton Woods, sont gouvernées selon la richesse de leurs membres : plus le produit intérieur brut d’un État est élevé, plus il a de poids dans les instances de direction, notamment des droits de vote. Mais la répartition des pouvoirs a été fixée en 1944 et sa modification appelle un consensus inatteignable pour l’instant, les pays industrialisés dominant ces institutions.

Les pays du Sud, soutenus par les Brics, demandent officiellement une répartition plus équitable des droits de vote et une place plus juste au sein des conseils d’administration. Le sujet est régulièrement abordé dans les discussions internationales et au sein des organes de l’ONU. C’est l’un des enjeux des réformes discutées en 2024. Ces batailles sont souvent méconnues du grand public mais révélatrices d’un entre-deux qui voit les États prendre des libertés avec l’ordre international sans pour autant le contester tout à fait.

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Un étau se forme autour des OI, entre des États amnésiques, saisis des vertiges identitaires, et des reproches de plus en plus forts, aussi menaçant que contradictoires. D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes. Une fois de plus, les gouvernements évacuent leurs propres responsabilités : n’apposent-ils pas leur signature au bas des traités ? N’envoient-ils pas des émissaires et des fonctionnaires dans les OI ? Peuvent-ils raisonnablement prétendre que l’ONU est la cause des passions identitaires qui fracturent l’espace public ?

L’organisation internationale a un caractère contingent, c’est-à-dire qu’elle constitue une solution provisoire aux problèmes de l’action collective : elle propose des réponses partielles et plus ou moins durables aux besoins d’actions. On a vu des institutions communes se transformer au gré des besoins. Ainsi, entre 1947 et 1995, le commerce mondial n’était régi que par un accord de coordination, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, plus connu sous son acronyme anglais, Gatt. En 1995, les États ont décidé de créer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un Organe de règlement des différends.

Certes, l’ONU peut se transformer et évoluer, mais la SDN a montré que les organisations n’étaient pas non plus immortelles. Leur vie et leur survie dépendent de l’intérêt que les États y trouvent. Les tensions internationales actuelles sont inédites par leur intensité et leur généralité, même si le monde fut, au cours de la guerre froide, au bord de grandes déflagrations comme en 1962 au moment de la crise de Cuba. Dans le langage diplomatique et à l’ONU, on s’inquiète de l’absence de « cordes de rappel », c’est-à-dire de solutions pour réactiver le dialogue quand les tensions montent. C’est l’engagement des États qui ont signé la Charte de San Francisco, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme en 1945, qui semble s’émousser. Un risque grandit, celui de la rechute non seulement nos alcooliques anonymes se sont repris de boisson mais ils ne prennent même plus la peine de dissimuler les bouteilles. C’est pourquoi un sursaut est nécessaire et urgent.

Notes :

[1] Yves Schemeil, The Making of the World: How International Organizations Shape Our Future, Verlag Barbara Budrig, 2023.

[2] Frédéric Thomas, L’Échec humanitaire : Le Cas haïtien, Éditions Couleur livre, 2012.

[3] Lire Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, Comment s’élabore une politique mondiale. Dans les coulisses de l’ONU, Presses de Science Po, 2024.

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