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06.06.2024 à 07:30

« Toutes les campagnes contre les politiques climatiques depuis la fin des années 80 ont des liens avec le réseau Atlas. »

Jeremy Walker, professeur à l'University of Technology de Sydney en Australie, étudie depuis des années les agissement du réseau Atlas dans son pays et au niveau international. Pour lui, l'opposition aux politiques climatiques et environnementales est la clé du développement du réseau depuis les années 1980, et explique son alignement sur des positions ultraconservatrices sur les sujets de société. Rencontre.
Comment est-ce que vous avez commencé à vous intéresser au réseau Atlas ? (…)

- Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits / , , , , ,
Texte intégral (2660 mots)

Jeremy Walker, professeur à l'University of Technology de Sydney en Australie, étudie depuis des années les agissement du réseau Atlas dans son pays et au niveau international. Pour lui, l'opposition aux politiques climatiques et environnementales est la clé du développement du réseau depuis les années 1980, et explique son alignement sur des positions ultraconservatrices sur les sujets de société. Rencontre.

Comment est-ce que vous avez commencé à vous intéresser au réseau Atlas ?

Jeremy Walker : Si je remonte aux origines, je crois que je pourrais aller jusqu'à mes années étudiantes, où on manifestait contre la destruction des forêts primaires. Les entreprises forestières nous accusaient de nous mettre en travers de la croissance économique et de l'emploi. Cette vision économique où les ressources seraient infinies et pourraient être exploitées jusqu'au bout, sans conséquences, m'a interpellé. Cela a continué en 1992 avec les conférences internationales sur la biodiversité ou le climat, avec beaucoup de frustration à chaque fois, car il n'y avait pas d'accord ambitieux. Et à côté, dans les médias, il y avait des discours qui remettaient en cause l'existence même des dérèglements climatiques, portés par des économistes. Pourquoi ces économistes contredisaient-ils la science ? Je me suis intéressé au néo-libéralisme, puis j'ai lu The Road from Mont Pèlerin [1]… C'est quand on établit leurs liens avec l'industrie fossile, qui a financé très tôt la construction de ces réseaux, que ce narratif prend tout son sens. Sinon ça n'a aucune logique de clamer que les ressources seraient infinies, qu'il n'y a pas de limites écologiques et que tous les scientifiques du GIEC se trompent. En réalité, ces « économistes » servent surtout à porter les revendications des grandes entreprises, en les masquant derrière un discours académique.

Dès 1976, John Bonython, l'un des fondateur de l'entreprise pétrolière australienne Santos, écrit à propos du fondateur du réseau Atlas, Antony Fisher : « Fisher a une technique qui consiste à amener les universitaires à dire et à écrire en leur propre nom ce que les entreprises ne peuvent pas dire pour elles-mêmes. [...] La méthode de Fisher me semble être la meilleure que j'aie jamais rencontrée (…) [Cette méthode] n'est pas sporadique, c'est un processus continu [2]. » Le réseau Atlas a reçu des financements d'Exxon, mais aussi de milliardaires qui ont bâti leurs fortunes sur le pétrole, le tabac, d'autres industries polluantes ou la finance (Scaife Foundation, Koch Industries…). En Australie, les subventions qui ont permis de fonder le Center for independant studies (CIS) en 1979, qui rejoindra ensuite le réseau Atlas, viennent de Santos, Shell, BHP, Rio Tinto, Western Mining Corporation (WMC).

L'opposition aux politiques climatiques est l'un des enjeux clés derrière l'expansion massive du réseau Atlas

Dès la fin des années 80, le public commençait à être informé des risques de dérèglement climatique à cause des énergies fossiles – une information que les entreprises pétrolières avaient depuis longtemps. Ces dernières ont alors orienté leurs stratégies de relations publiques avec l'idée « d'accentuer l'incertitude ». Il y a eu les premiers groupes climato-sceptiques, les premiers ouvrages sur le sujet comme celui de Fred Singer, qui a également créé en 1990 le Science & Environmental Policy Project (SEPP), qui a été domicilié à la même adresse que les bureaux du réseau Atlas, et ensuite de la Fondation Charles Koch. Pour autant que je sache, toutes les campagnes pour s'opposer aux politiques climatiques depuis la fin des années 80 ont des liens, d'une nature ou d'une autre, avec le réseau Atlas. Et je pense que cette opposition aux politiques climatiques est l'un des enjeux clés derrière l'expansion massive du réseau (d'une quarantaine de think tanks fin des années 90 à plus de 500 aujourd'hui).

Dans plusieurs pays, on voit aussi que ces think tanks portent des idées très conservatrices socialement, à côté du libéralisme économique, et se rapprochent de l'extrême-droite. A quoi est lié cet agenda réactionnaire selon vous ?

Il n'y a rien de libéral dans le néo-libéralisme : ils travaillent pour les multinationales, ils ne veulent pas de taxes sur les entreprises, pas d'obstacles aux transferts des capitaux, ils veulent maximiser les profits… La démocratie ne les arrange pas forcément. Ils ne veulent pas d'un parlement fort qui va pouvoir établir des régulations environnementales ou mettre en place des politiques de redistribution. Dans les années 1980 et 1990, ils ont largement gagné la « guerre économique » de la mondialisation : ils ont eu le libre-échange, des tribunaux d'arbitrage, la dérégulation de la finance… Bien sûr, ils continuent à se battre sur le plan économique : on a encore une éducation publique, un système de santé publique, auxquels ils s'attaquent. Mais ils ont beaucoup avancé dans ces domaines là aussi. En Australie, par exemple, les écoles privées reçoivent aujourd'hui plus de fonds que les écoles publiques.

Leur nouveau champ de bataille est la « guerre culturelle », qui leur permet d'avoir des votes, de mobiliser une partie de la population en attisant leurs colères, leurs frustrations.

Aujourd'hui, leur nouveau champ de bataille est la « guerre culturelle ». Ca leur permet d'avoir des votes, de mobiliser une partie de la population en attisant leurs colères, leurs frustrations. C'est plus facile de faire réagir les gens sur les sujets de « guerre culturelle » que sur la dérégulation bancaire. Et puis ils peuvent utiliser les idées réactionnaires pour pousser leurs intérêts. Par exemple, ils détestent les aides sociales. Pour les attaquer ils vont utiliser le cliché de la « black welfare queen », c'est-à-dire la mère célibataire afro-américaine qui profite de l'État providence. Cela permet d'avoir le soutien de personnes racistes. En Australie, le racisme a été mobilisé stratégiquement dans la campagne pour s'opposer au référendum accordant des droits aux communautés aborigènes. Et ce, même si l'opposition de départ des think tanks du réseau Atlas repose davantage en réalité sur le fait que donner aux aborigènes une Voix permanente au Parlement national menace l'accès des industries extractives à leurs terres.

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Cette campagne contre le référendum « The Voice » est l'un des récent succès du réseau Atlas en Australie. Comment est-ce qu'ils s'y sont pris ?

Il faut savoir que l'Australie est un pays très riche en ressources minérales. Et aussi un État qui n'a pas reconnu ses populations indigènes dans sa constitution. L'an dernier, il y a eu une tentative pour obtenir cette reconnaissance, et le réseau Atlas s'est mobilisé pour que ça échoue. On est passé de 65 % de soutien à la reconnaissance des droits des aborigènes à 40 %. Ils ont été très efficaces, ils ont trouvé un homme et une femme issus de communautés aborigènes qui étaient liés depuis des années à leur think tanks, qui étaient là pour répéter les slogans qu'ils avaient conçus contre le référendum. Et ils les ont envoyés partout, dans tous les médias, tout le temps, comme s'ils représentaient une opinion majoritaire parmi les aborigènes. Ce qui n'était absolument pas le cas.

Les droits constitutionnels des communautés aborigènes sont aussi remis en cause, parce qu'ils sont des obstacles au développement pétrolier et minier, chez notre voisin néo-zélandais. Le traité de Waitangi de 1840 reconnaît les droits préexistants des Maori à la terre et leur assure une position forte au Parlement. Les think tanks Atlas étaient très opposés à la politique de Jacinda Ardern et ont mené des campagnes contre elle, jouant sur les colères des électeurs autour de la gestion de la crise du covid ou l'opposition au vaccin. Maintenant, le nouveau gouvernement veut s'attaquer aux droits des populations indigènes et au traité de Waitangi. Parmi les ministres, on trouve David Seymour, qui sera vice-premier ministre à partir de mars 2025 (selon l'accord de coalition), et qui a travaillé pour des think tanks du réseau Atlas au Canada (Frontier centre for public policy et Manning Center) et a suivi un programme de formation de l'Atlas Network, le think tank MBA.

Sur quels autres sujets les partenaires d'Atlas en Australie sont-ils mobilisés ?

En parlant constamment du nucléaire dans les médias, les think tanks du réseau Atlas ont réussi à changer les termes du débat public.

En Australie, nous avons sept ou huit partenaires du réseau Atlas, les deux plus gros étant l'Institute of Public Affairs (IPA) et le CIS, l'un portant des discours qui vont apparaître plus raisonnables, à destination des classes moyennes, du monde du business, et l'autre beaucoup plus virulent et radical. Mais tous coordonnent dans une certaine mesure leurs campagnes. En ce moment, on a une énorme campagne visant à convaincre le public qu'il y a besoin d'énergie nucléaire en Australie. Ce qui est fou, c'est que personne ne proposait ça sérieusement avant. On s'est opposés aux mines d'uranium, aux essais nucléaires français dans le Pacifique... Et aujourd'hui, alors que l'on pourrait avoir un déploiement massif des énergies renouvelables, avec du solaire et de l'éolien peu coûteux, on a cette idée ridicule qu'on aurait besoin de nucléaire. Les réacteurs, on mettrait dix à vingt ans à les construire, on n'a pas les ressources en eau pour les refroidir, et les « mini-réacteurs » dont on nous parle, ça n'existe pas et aucune communauté n'en voudra à côté de chez elle. Tout ça vise à empêcher que l'on développe les renouvelables le plus vite possible, avec notre potentiel énorme. Mais, en parlant constamment du nucléaire dans les médias, les think tanks du réseau Atlas ont réussi à changer les termes du débat public, et les oppositions se sont engouffrées dedans.

Ils ont aussi des campagnes systématiques contre l'éolien offshore, qui permettrait de se passer de l'électricité à base de charbon ou de gaz dans les grandes villes. Elles sont menées sur le même modèle que les campagnes similaires aux États-Unis, avec des fausses informations conçues là-bas et diffusées à travers des groupes Facebook ou d'autres canaux. D'une part, il va y avoir de fausses « associations locales » (community groups) qui sont montées. Aux États-Unis, des journalistes ont montré que des partenaires d'Atlas étaient derrière, comme le Caesar Rodney Institute ou le Heartland Institute. En Australie, c'est pareil : on se retrouve face à des organisations un peu mystérieuses, et derrière on se rend compte que leurs « experts » ont des liens avec l'IPA, le CIS ou d'autres think tanks du réseau. Et d'autre part, ces campagnes se basent sur une fake news » : que les éoliennes offshore tueraient les baleines. Ce n'est pas vrai, mais ils le répètent partout.

Comment ces think tanks peuvent-ils avoir autant d'influence, et comment pourrait-on la réduire ?

Ils ont des entreprises et fondations très puissantes derrière eux – on a déjà parlé des géants du gaz et du pétrole, des banquiers. Mais il y a aussi des liens avec l'empire Murdoch par exemple. Le père de Rupert Murdoch, Keith Murdoch, a été l'un des co-fondateur de l'IPA en Australie. Et ces think tanks ont toujours quelqu'un de prêt à aller à une interview à la télévision. Ici les médias sont très concentrés, et les médias Murdoch sont dominants.

Les porte-parole des partenaires du réseau Atlas peuvent aller y dire ce que les entreprises ne peuvent pas exprimer directement, sans être accusés de défendre des intérêts établis. Ils se font appeler « Instituts » pour avoir l'air universitaire, ils se qualifient de « fellow », « researchers », mais ils ne sont pas vraiment des centres de recherche. D'ailleurs, ils passent aussi du temps à tenter de discréditer de vrais chercheurs, notamment en sciences sociales. Comme ils le formulent eux-mêmes, leur rôle est de « propagandiser » des idées pour le compte d'entreprises qui restent cachées. C'est de la propagande car ils trompent le public à des fins politiques. Ils diffusent des messages qui sont faux : les changements climatiques n'existent pas, les éoliennes tuent les baleines, les communautés aborigènes ne veulent pas la reconnaissance de leurs droits… Et ils cachent les intérêts commerciaux qu'ils défendent (ceux de très grandes entreprises) ainsi que le fait qu'ils coordonnent leur action à travers le réseau Atlas.

Il est donc important d'exposer ces liens et ces intérêts. De préciser qu'une personne appartient au réseau Atlas quand elle s'exprime pour influencer l'opinion ou les décideurs. Ils détestent ça. Leur succès tient aussi au fait qu'ils bombardent le public de messages prétendument « indépendants » en faisant croire qu'ils viennent de plusieurs sources, alors qu'ils viennent tous d'une même source : le réseau Atlas et ses alliés les médias. Ils n'aiment donc pas qu'on montre ça non plus.

Propos recueillis par Anne-Sophie Simpere


Photo : King Coal, sculpture de Louis Pratt, par Ashlet cc by-nc-nd


[1] The Road from Mont Pelerin : The Making of the Neoliberal Thought Collective, livre collectif publié par Harvard University Press en 2015.

[2] Bonython, J. 1976, Letter from Bonython to Murchison, 19 August 1976

03.06.2024 à 11:00

Face au Covid et à l'inflation, des plans de soutien pour les entreprises plutôt que pour les gens

Pour faire face à la pandémie de Covid-19, puis à la hausse sans précédent des prix de l'énergie et de l'alimentation, les gouvernements européens ont débloqué des sommes inédites. Les exemples de la France, de l'Espagne et de la Belgique suggèrent que ces financements de crise ont bénéficié principalement aux entreprises et au monde des affaires, plutôt qu'aux gens et aux services publics. Nouveau rapport du réseau ENCO.
À l'approche des élections européennes, il est nécessaire d'évaluer (…)

- Plan de relance : 100 milliards d'euros et une opportunité gâchée / , , , , , ,
Texte intégral (671 mots)

Pour faire face à la pandémie de Covid-19, puis à la hausse sans précédent des prix de l'énergie et de l'alimentation, les gouvernements européens ont débloqué des sommes inédites. Les exemples de la France, de l'Espagne et de la Belgique suggèrent que ces financements de crise ont bénéficié principalement aux entreprises et au monde des affaires, plutôt qu'aux gens et aux services publics. Nouveau rapport du réseau ENCO.

À l'approche des élections européennes, il est nécessaire d'évaluer ce qui a été mis en place pour faire face à la multicrise actuelle, aggravée par la pandémie, la crise du coût de la vie et par l'invasion russe de l'Ukraine. Le rapport "Les affaires au détriment des gens. Une analyse critique du financement public des réponses aux crises du COVID-19 et du coût de la vie en France, en Espagne et en Belgique fournit un aperçu détaillé du financement public des crises (d'un montant de 456 milliards d'euros) et démontre que les gouvernements français, espagnol et belge, au cours de la période étudiée, n'ont ni donné la priorité aux services socialement nécessaires ni placé le bien-être des personnes et de la planète au centre de leurs politiques publiques.

Peu de mesures ont été prises pour soutenir les personnes les plus vulnérables (femmes exerçant des tâches non rémunérées, jeunes et personnes âgées, migrant·es, travailleur·euses occupant des emplois non réglementés ou informels...). En outre, pendant la période de suspension des règles fiscales européennes, les gouvernements n'ont pas engagé de dépenses publiques pour renforcer les secteurs publics et ainsi garantir les droits collectifs.

En revanche, entre un tiers et la moitié des financements ont été alloués à des entreprises privées. Si l'on tient également compte des aides indirectes, telles que les mesures de protection de l'emploi ou les subventions à l'énergie des ménages, elles ont reçu 69 % (France), 68 % (Espagne) et 58 % (Belgique) des financements publics. Par conséquent, le principal bénéficiaire des mesures de crise a été le secteur privé - par le biais de subventions, de prêts à taux préférentiels, de leviers fiscaux et de garanties publiques -, mais il a également bénéficié d'un soutien indirect - en recevant des milliards d'argents publics pour maintenir sa main-d'œuvre. En outre, ces fonds n'étaient pas tenus de respecter des critères climatiques ou de genre.

À lire : Les affaires au détriment des gens. Une analyse critique du financement public des réponses aux crises du COVID-19 et du coût de la vie en France, en Espagne et en Belgique

31.05.2024 à 07:30

« L'objet politique devrait être la société par actions. Pas la personne des dirigeants »

Et si se focaliser sur les personnes de Bernard Arnault ou d'Elon Musk était, d'une certaine manière, un piège, si cela nous empêche de comprendre le fonctionnement des grandes entreprises d'aujourd'hui, les clivages sociaux qui en découlent, et comment elles sont devenues des machines à générer de la richesse pour les actionnaires ? C'est la question que l'on ne peut manquer de se poser à la lecture du récent livre de François-Xavier Dudouet et Antoine Vion, Sociologie des dirigeants de (…)

- Actualités / ,
Texte intégral (4704 mots)

Et si se focaliser sur les personnes de Bernard Arnault ou d'Elon Musk était, d'une certaine manière, un piège, si cela nous empêche de comprendre le fonctionnement des grandes entreprises d'aujourd'hui, les clivages sociaux qui en découlent, et comment elles sont devenues des machines à générer de la richesse pour les actionnaires ? C'est la question que l'on ne peut manquer de se poser à la lecture du récent livre de François-Xavier Dudouet et Antoine Vion, Sociologie des dirigeants de grandes entreprises. Rencontre.

Il y a aujourd'hui beaucoup de colère qui s'exprime contre les « ultra-riches », les milliardaires, les actionnaires, les patrons... Ces différentes figures sont souvent confondues, et de fait Bernard Arnault ou Elon Musk semblent être tout cela à la fois. Dans votre livre, vous insistez au contraire sur la différence entre d'un côté la figure du milliardaire ou de la grande fortune, et de l'autre celle du dirigeant de grande entreprise. En quoi est-il important de faire cette distinction ?

Antoine Vion : Il faut distinguer deux questions. La première est : comment se construit la richesse de ces milliardaires dont on parle beaucoup aujourd'hui ? La seconde, qui est l'objet de notre livre, est : qui sont les gens qui dirigent aujourd'hui les entreprises ? Pour répondre à ces deux questions, il faut revenir sur la spécificité de la société par actions telle qu'elle a été créée au XIXe siècle. La société par actions crée un mode spécifique d'enrichissement lié au statut de l'actionnaire et au mécanisme de l'introduction en bourse. L'introduction en bourse d'une société génère ce que l'on appelle un « surprofit du fondateur », qui est souvent à la source des fortunes colossales que l'on observe aujourd'hui. Une partie des grandes fortunes s'enrichit aussi par plus-values successives, c'est-à-dire par des opérations financières sur les marchés, et en même temps convertissent ces plus-values en acquérant d'autres types d'actifs, immobiliers par exemple.

François-Xavier Dudouet : Traditionnellement, l'enrichissement se faisait par accumulation du capital, et de la rente qui en découlait. La société par actions introduit un nouveau mode d'enrichissement, à travers la valorisation des actions. L'action de Google, au début, valait 0,001 dollar. Elle en vaut aujourd'hui 150. C'est là qu'est l'effet d'enrichissement. C'est un mécanisme difficile à appréhender, tellement difficile que quand les premières grandes fortunes de ce type se constituent à la fin du XIXe siècle, aux États-Unis (les Rockefeller, les Mellon, les Carnegie) et en Europe, cela paraît tellement incroyable, tellement loin de ce que les gens gagnent au quotidien, qu'il semble que, selon le mot de Balzac, cela ne peut venir que d'un crime. L'accumulation de capital ne permet pas de s'enrichir ainsi, donc forcément ils ont fait quelque chose de mal. C'est la même chose aujourd'hui.

Quelle est la place du dirigeant d'entreprises dans cette mécanique ?

F.-X. Dudouet et A. Vion, Sociologie des dirigeants de grandes entreprises, La Découverte Repères, janvier 2024, 11€

François-Xavier Dudouet : Si la société par actions permet ce type d'enrichissement, c'est précisément parce qu'elle sépare – ce qui est une véritable révolution – le capital-action du capital productif. Ce faisant, elle libère les capitalistes du risque lié à la gestion de l'activité économique. Ils ne sont plus soumis qu'au risque financier – lequel est en pratique bien moins risqué que l'activité économique elle-même. Il y a désormais une séparation fonctionnelle entre le bénéficiaire de la rente et le dirigeant du capital productif. D'où l'émergence d'une nouvelle figure, celle qui est l'objet de notre livre : le dirigeant de grande entreprise.

Antoine Vion : Aujourd'hui, les dirigeants de grandes entreprises qui en sont aussi les fondateurs sont, d'un point de vue statistique, très minoritaires. Des théoriciens comme Veblen, Weber ou Marx ont identifié, très tôt, ce phénomène de dissociation. Veblen en parle dans sa Théorie de la classe de loisir et dans Absentee Ownership, dans une perspective de critique morale. Il se focalise précisément sur les pratiques de construction de rente et de consommation de cette classe qu'il appelle « de loisir », c'est-à-dire de cette classe qui n'a plus besoin de travailler pour s'enrichir, pas même de diriger son entreprise, et qu'il distingue très nettement des ingénieurs, sur lesquels il a aussi beaucoup travaillé, qui sont ceux qui font pour ainsi dire tourner la boutique.

Pourquoi, alors, assiste-t-on aujourd'hui au retour du type de critique virulente qui était dirigé il y a un siècle contre les Rockefeller et autres ? La distinction entre milliardaire et dirigeant d'entreprise n'est-elle pas redevenue moins claire ?

Antoine Vion : Il y a eu des changements importants ces cinquante dernières années, que l'on peut faire remonter au Pension Act de 1974 aux États-Unis. Avec cette réforme, le paiement des pensions de retraites va reposer sur des profits réalisés par des fonds spécialisés, comme les fonds de pension, grâce à l'investissement en actions. L'objectif de construire une rente dans le cadre de la retraite par capitalisation engendre une véritable révolution financière. Un autre moment clé est la marche vers la crise de 2007-2008 et la manière dont cette crise se résout. À travers les politiques dites de « quantitative easing », les banques centrales garantissent des taux extrêmement bas, avec pour effet de faire croître la masse monétaire et d'intensifier encore la mécanique de valorisation boursière, de manière absolument inédite. Cela a eu pour effet de faire exploser les grandes fortunes et du même coup les inégalités.

L'explosion de la tech réintroduit sur le devant de la scène des managers de première génération, autrement dit des fondateurs, qui vont bénéficier du même surprofit lors de l'entrée en bourse de leur entreprise que les « barons voleurs » d'il y a un siècle et demi.

François-Xavier Dudouet : On pourrait dire que les ultra-riches surfent en quelque sorte sur des mécanismes macroéconomiques qui leur échappent. Pour revenir à votre question, c'est vrai qu'il y a eu plusieurs moments. La critique des grands milliardaires culmine dans les années 1920 et 1930 avec par exemple le procès intenté à Andrew Mellon par l'administration Roosevelt. Au même moment, Berle et Means publient un livre qui fera date, The Modern Corporation and Private Property, qui explique que ce sont en réalité les dirigeants, les « managers », qui sont aux manettes des grandes entreprises. En découle toute une littérature plus ou moins critique, et qui finira par devenir très bienveillante, présentant les managers comme des Prométhée des temps modernes. Et ce, jusqu'aux années 1970, où les grandes entreprises américaines commencent à connaître des difficultés et à détruire des emplois. On assiste alors chez les économistes à un retour au modèle de la valeur actionnariale, selon lequel les entreprises ne sont pas là pour leurs travailleurs ni leurs clients, mais pour leurs actionnaires. Ces actionnaires ne sont pas seulement des grandes fortunes, mais aussi les fonds qui versent leurs pensions aux retraités. Et bien entendu, dans les années 2000, l'explosion de la tech va réintroduire sur le devant de la scène des managers de première génération, autrement dit des fondateurs, qui vont bénéficier du même surprofit lors de l'entrée en bourse de leur entreprise que les « barons voleurs » d'il y a un siècle et demi.

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On constate aussi à partir des années 1980 une profonde transformation de la manière dont sont établies les rémunérations patronales, avec des parts variables, des paiements en action et des mécanismes comme les stock-options qui visent précisément à aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires.

François-Xavier Dudouet : Auparavant, les dirigeants se rémunéraient aussi au tantième et à travers ce que l'on appellerait aujourd'hui le délit d'initiés. Autrement dit, ils se rémunéraient en bourse, grâce aux informations qu'ils détenaient. Ce n'était pas contrôlé. Il y a effectivement un changement dans les années 1980, parce que les fonds de pension n'aiment pas prendre de risques. Ils veulent des retours les plus élevés possibles, mais aussi les plus stables possibles. Commence alors une sorte de bureaucratisation de la finance, qui passe à la fois par des réformes de « gouvernance », sur l'indépendance des conseils d'administration ou les droits des actionnaires minoritaires par exemple, mais aussi par une indexation des rémunérations patronales sur la valeur actionnariale. Aujourd'hui, les émissions nouvelles d'actions se font quasi uniquement à destination des hauts dirigeants – et un petit peu des salariés.

Antoine Vion : C'est un mouvement de rationalisation que l'on observe des deux côtés de l'Atlantique, avec une double logique, d'incitation mais aussi de régulation financière. Dès lors qu'il y a des mécanismes d'incitation, il faut des règles du jeu, sinon cela deviendrait trop problématique du fait des asymétries d'information. C'est donc aussi l'époque où l'on criminalise le délit d'initiés. Du même coup, le gain réalisé par les patrons devient transparent – ce qui n'était pas le cas avant.

Vous insistez dans votre livre sur la distinction entre les dirigeants et les actionnaires. Mais en quoi les dirigeants se distinguent-ils des salariés ? Quand Patrick Pouyanné s'est défendu il y a quelques mois contre les critiques sur sa rémunération, il a affirmé être « un salarié comme les autres ». Est-ce vraiment le cas ?

Les dirigeants comme Patrick Pouyanné ne sont pas des actionnaires ou des capitalistes au sens où on l'entend traditionnellement.

François-Xavier Dudouet : C'est faux d'un point de vue juridique, parce qu'il est mandataire social, et ne peut donc pas être un salarié. Ce qu'il touche est une indemnité.

Antoine Vion : C'est aussi faux d'un point de vue sociologique, pour toutes les raisons qu'on vient d'évoquer. Les écarts de rémunération au sein des entreprises sont extrêmement importants.

François-Xavier Dudouet : Et pourtant, les dirigeants comme Patrick Pouyanné ne sont pas non plus des actionnaires ou des capitalistes au sens où on l'entend traditionnellement. Marx l'avait très bien vu, à propos des frères Pereire et du Crédit mobilier, dans un article que nous citons dans notre livre. Il en parle comme d'une nouvelle espèce inclassable : ni des actionnaires, ni des capitalistes financiers, ni des salariés.

Vous passez en revue dans votre livre les recherches faites depuis un siècle et plus sur les grands patrons. Un des éléments qui ressort est que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, les dirigeants d'entreprises sont rarement des « héritiers ».

François-Xavier Dudouet : Lorsque l'on parle des grands patrons, on a souvent en tête des Bernard Arnault ou des Elon Musk – des individus riches à milliards. Mais ce ne sont pas ces gens là que l'on voit en majorité à la tête des grandes entreprises. Certes, beaucoup de dirigeants sont issus de de milieux privilégiés, les classes supérieures au sens de l'INSEE : des médecins, des professeurs d'université. Mais cela représente un cinquième de la population active, beaucoup plus que les « 1% ». Les critères qui font accéder à la direction des grandes entreprises, c'est d'abord le diplôme – qui est certes lié à l'origine sociale des parents, on le sait, mais qui n'est pas réservé aux fils de milliardaires. On a aussi des cas qui ne sont pas anodins de patrons qui viennent des classes populaires. En outre, ce n'est pas seulement parce qu'on a un diplôme – y compris de Polytechnique, de l'ENA ou de Harvard – que l'on devient grand patron. Bref, il n'y a pas d'automaticité à devenir patron de par ses origines sociales, comme le laisserait entendre l'idée de reproduction. C'est ce que nous voulions nuancer.

Antoine Vion : Un des problèmes de la thèse de la reproduction sociale appliquée aux dirigeants de grandes entreprises, c'est que l'on confond deux types d'héritage. Il y a d'un côté un héritage qui est directement lié au fondateur et au surprofit du fondateur et à la construction de dynasties actionnariales. On a tous les noms en tête. Et il y a de l'autre côté un héritage qui est de nature scolaire et culturelle, d'appartenance à des classes moyennes et supérieures, mais déconnecté de l'accès direct au capital économique.

On souligne souvent les liens étroits entre les grands patrons français et la haute fonction publique. Beaucoup des patrons du CAC40 sont issus des mêmes grandes écoles et sont passés par les cabinets ministériels. Est-ce que c'est véritablement une spécificité française, ou est-ce que cela ne reflète pas le constat plus général que vous faites, que ce qui compte pour devenir patron est avant tout l'éducation et ce que l'on pourrait appeler le capital bureaucratique ?

La facilité des passages de l'administration publique à l'administration privée et inversement montre bien que des deux côtés les dirigeants, sur le plan sociologique et sur le plan des compétences, ont fondamentalement les mêmes dispositions.

Antoine Vion : Les spécificités françaises tiennent en partie à la période de l'après-guerre et aux nationalisations. La reconstruction de l'économie s'est faite autour de grandes entreprises nationales, avec une haute fonction publique extrêmement présente, et ce jusque dans les années 1990 ou même 2000.

François-Xavier Dudouet : Effectivement, les études qui ont été réalisées dans différents pays montrent que les dirigeants d'entreprises sont d'abord des bureaucrates. Là où il y a une spécificité française, c'est dans le passage par la très haute fonction publique en début de carrière. Aux États-Unis, il y a aussi des « portes tournantes », mais qui durent pendant toute la carrière : vous pouvez commencer dans le privé, aller dans le public, et revenir. C'est beaucoup plus fluide. La facilité des passages de l'administration publique à l'administration privée et inversement montre bien que des deux côtés les dirigeants, sur le plan sociologique et sur le plan des compétences, ont fondamentalement les mêmes dispositions. Ils sont là pour gérer des grandes quantités de ressources et d'êtres humains.

Lire aussi Les portes tournantes

Antoine Vion : Historiquement, les dirigeants sont des des gens qui ont des dispositions à l'appropriation de formes de savoir que l'on peut qualifier de savoirs de gouvernement ou de savoirs bureaucratiques, mais dont les paradigmes changent tout de même au cours du temps. Pour la génération des dirigeants des années 1970 et 1980, les individus que l'on trouve en haut de la hiérarchie ont plutôt fait des des études juridiques ou d'ingénierie. Il y a ensuite un mouvement de bascule, qui devient très net à partir du début des années 1990, vers les formations en économie et gestion, les MBA et les business schools. Le MBA était dominant dès les années 1940 aux États-Unis, et a fini par se répandre partout dans le monde à ce moment-là.

On peut donc dire qu'il y a une sorte de standardisation de la figure du dirigeant au niveau international ?

Antoine Vion : Comme nous l'expliquons dans notre livre, il y a des différences assez nettes dans la manière dont sont constitués aujourd'hui les états-majors et les conseils d'administration selon les pays et le degré d'internationalisation de la société. Il n'y a donc pas de modèle de gouvernance qui serait absolument homogène. S'il y a standardisation des carrières, c'est plutôt du point de vue de l'importance du capital scolaire, de la capacité à maîtriser des connaissances qui font appel à des modèles abstraits d'analyse appliqués à des organisations – par exemple des modèles d'analyse des coûts, des modèles d'analyse financière ou ce genre de choses. La capacité à maîtriser ces modèles et à les implémenter comme des dogmes semble s'être développée dans le monde entier. Même en Chine, où le capitalisme d'État reste fort, les dirigeants fonctionnent avec ces modèles. Cette tendance nous semble au centre des clivages sociaux d'aujourd'hui - on l'a encore vu avec le mouvement des agriculteurs. D'un côté, il y a tous ceux qui sont capables de s'approprier et de promouvoir ce type de modèle de gestion, et qui appartiennent à des grandes bureaucraties publiques ou privées. Ils ont en quelque sorte une capacité immédiate à se comprendre via le recours à tout un ensemble de catégories communes – même si, en regardant de plus près, on voit que cela repose souvent en partie sur des malentendus. De l'autre côté, il y a les travailleurs indépendants, qui au fond auraient le même intérêt matériel à lutter contre ces bureaucrates que des agents publics du bas de l'échelle, même si dans les faits on ne voit pas de convergence.

Pendant longtemps, lorsqu'on recherchait une protection, on se tournait vers la personne physique du riche, c'est-à-dire le patron au sens étymologique du terme. Aujourd'hui, ce qui apporte la richesse aujourd'hui, ce sont les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises.

François-Xavier Dudouet : Ce n'est pas quelque chose que nous abordons directement dans le livre. L'idée est que la fracture sociale se joue moins sur le capital que sur le fait de pouvoir bénéficier des grandes structures bureaucratiques ou non, c'est-à-dire d'être protégé par elles ou pas. On en revient donc à votre question initiale. Pendant longtemps, lorsqu'on recherchait une protection, on se tournait vers la personne physique du riche, le détenteur du capital, c'est-à-dire le patron au sens étymologique du terme. Il pouvait vous protéger parce qu'il détenait la richesse, et cette richesse allait de pair avec le pouvoir politique. Aujourd'hui, les institutions qui apportent la richesse, ce ne sont pas les milliardaires. Ce qui apporte la richesse aujourd'hui, ce sont les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises.

Pourtant, on voit bien que certains grands dirigeants – Bernard Arnault pour ne pas le citer – aiment encore à cultiver l'image traditionnelle du patron tout-puissant, sorte de roi-soleil de son entreprise, qui fait bénéficier la société de sa magnificence.

François-Xavier Dudouet : Même lorsqu'ils sont fondateurs ou héritiers, ces « super riches » ne dirigent pas seules leurs entreprises. Qui trouve-t-on dans les conseils d'administration de LVMH ou de Bouygues aujourd'hui ? Des inspecteurs des finances, des X Ponts, des HEC. Bernard Arnault et Martin Bouygues dirigent avec des purs managers. On croit qu'ils sont dans des directions autocéphales, mais ce sont des directions fondamentalement collégiales. Même d'un point de vue légal, ils n'ont pas le droit de diriger seuls. Ils font croire qu'ils sont chez eux, mais en fait ils ne sont pas chez eux. Chez Bouygues, la famille a encore 25% du capital, mais les salariés sont passés devant. Les familles sont là et encore puissantes, parce qu'elles ont des droits de vote, mais l'essentiel du capital est déjà collectivisé – que ce soit à travers l'État, les fonds comme BlackRock ou les salariés. Ce n'est que du capital collectif.

La figure du patron qui fait toute sa carrière ou presque dans une seule entreprise, en commençant relativement bas dans l'échelle hiérarchique, est-elle en train de disparaître ?

François-Xavier Dudouet : Nous avons quelques chiffres à ce sujet, qui datent de 2019. Les carrières maison n'ont pas disparu. Elles restent même majoritaires, mais la mobilité augmente beaucoup, notamment chez les femmes. Une mobilité reste tout de même un facteur de fragilité : on prend toujours un risque en allant ailleurs. Ce n'est pas un hasard que cela concerne d'abord les femmes. Cette tendance va probablement aller en s'accentuant, pour plusieurs raisons. D'abord, jusqu'aux années 1990 environ, les employés étaient la seule variable d'ajustement, et dans la plupart des pays riches, les managers intermédiaires étaient relativement protégés. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Par ailleurs, on observe effectivement une mobilité de plus en plus importante au niveau des managers supérieurs. Le cas de Carlos Tavares, passé de Renault chez Peugeot (aujourd'hui Stellantis), est emblématique, mais ce n'est pas le seul. De plus en plus de patrons d'une entreprise deviennent par exemple présidents du conseil d'administration d'une autre. Cela tient à ce que les firmes tendent à se ressembler de plus en plus d'un point de vue organisationnel. Lorsque l'on regarde les « interlockers », c'est-à-dire les membres des conseils administrations qui siègent dans d'autres d'autres sociétés, ils sont tous issus de grandes entreprises, et souvent de grandes entreprises du petit cénacle du CAC40. Ce que l'on qualifie souvent d'entre-soi ou de consanguinité n'est pas d'origine capitalistique, ni même étatique – en lien, par exemple, avec les réseaux des cabinets ministériels. C'est un phénomène de cohésion managériale et professionnelle.

Lire aussi La toile du CAC40

Parmi les figures du dirigeant d'entreprise qui ont émergé plus récemment, il y a aussi le « start-upper ».

Antoine Vion : Les statistiques sont claires. Seule une proportion infinitésimale des start-uppers deviennent dirigeants-fondateurs de grandes entreprises. Le slogan de la « start-up nation » de 2017 repose sur un mirage sociologique. Mais évidemment, ce sont seulement les « success stories » dont on parle. D'un point de vue sociologique, l'ascension des grands noms du numérique – on peut aussi prendre en France l'exemple de Xavier Niel – est intéressante parce qu'elle ne va pas sans rappeler la construction très rapide de fortunes aux États-Unis au XIXe siècle. Ces gens-là captent l'attention parce que quelque part ils entretiennent un mythe. Cependant, quand on y regarde de plus près, au fond, le start-upper est avant tout un communicant. Son activité consiste essentiellement, en partant d'une idée ou d'une innovation, à s'occuper de levée de fonds, de relations avec les capitaux-risqueurs, les business angels, et ainsi de suite.

Le slogan de la « start-up nation » de 2017 repose sur un mirage sociologique.

François-Xavier Dudouet : Et dès lors que la start-up est repérée, elle entre dans un schéma tout fait classique. On crée une société, on émet des actions avec des série A, B et C, on passe différents « rounds ». La mécanique est extrêmement huilée. À la fin, dans le meilleur des cas, on entre en bourse, ou bien on est revendu. Une fois que les fondateurs ont réussi, soit ils arrivent à rester aux commandes comme Elon Musk ou Jeff Bezos, soit ils sont écartés, comme c'est arrivé à Larry Page et Sergei Brin chez Google. Même ceux qui restent aux manettes sont accompagnés d'un aréopage de managers. Ce sont de grands communicants – il suffit de penser à Elon Musk – mais ce n'est pas ça qui fait tourner la boutique derrière.

Pourrait-on dire, au fond, que toutes les critiques adressées aujourd'hui aux Bernard Arnault, Elon Musk et autres « ultra-riches » manquent une partie de leur cible faute de comprendre comment fonctionnent les grandes entreprises ?

Antoine Vion : Nous sommes confrontés à deux mythes très puissants : le mythe du « self-made man » et le mythe de la transmission familiale et de la reproduction. Ces deux mythes sont les deux faces d'une même médaille, à savoir notre très grande difficulté à saisir les mécanismes économiques et sociaux à l'œuvre dans le fait social total qui est la société par actions aujourd'hui.

Les moyens de production ne sont plus des propriétés privées, et pourtant tout le monde continue à les penser comme s'ils l'étaient encore.

François-Xavier Dudouet : Les moyens de production ne sont plus des propriétés privées, et pourtant tout le monde continue à les penser comme s'ils l'étaient encore. On persévère à croire que le but des grandes entreprises est de servir leur « propriétaire ». Dès lors que l'on se débarrasse de ce mythe, on se retrouve face à une question politique énorme : celle du but de la société par actions et de son statut dans la cité. Si les fins de la société par actions ne sont plus de servir un propriétaire légitime, on peut se poser la question, par exemple, de pourquoi continuer à servir ad vitam aeternam des dividendes à des ayant-droit qui n'ont jamais apporté d'argent, ni risqué quoi que ce soit.

Antoine Vion : Il s'agit de considérer la société par actions – et non pas leurs dirigeants - comme un objet politique plutôt qu'une affaire privée. Il faut arrêter de focaliser l'attention sur les personnes physiques et commencer à réfléchir au problème politique que pose cette forme très particulière de personne morale.

Propos recueillis par Olivier Petitjean


Photo : Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay / CC BY-SA 2.0

30.05.2024 à 14:56

« Changer le climat des idées » - La lettre du 30 mai 2024

Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
N'hésitez pas à rediffuser cette lettre, à nous envoyer vos réactions, commentaires et informations.
Bonne lecture
Une internationale libertarienne et ses discrets partenaires en France
Quel est le point commun entre le Brexit, le Climategate, les élections de Trump et Milei... ... et en France des organisations comme l'Ifrap ou l'Institut de formation politique où se côtoient droite et extrême-droite ? (…)

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Texte intégral (1417 mots)

Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.

N'hésitez pas à rediffuser cette lettre, à nous envoyer vos réactions, commentaires et informations.

Bonne lecture

Une internationale libertarienne et ses discrets partenaires en France

Quel est le point commun entre le Brexit, le Climategate, les élections de Trump et Milei... ... et en France des organisations comme l'Ifrap ou l'Institut de formation politique où se côtoient droite et extrême-droite ?

Réponse : l'Atlas Network, un réseau de think tanks et d'organisations libertariennes et ultraconservatrices, financé par les frères Koch et d'autres milliardaires étatsuniens, créé pour « changer le climat des idées » partout dans le monde.

Sa méthode ? Créer un chambre d'écho et travailler en réseau pour propager des idées anti-climat, anti-régulation, anti-impôts, anti-minorités, anti-services publics, anti-autochtones.

Le réseau se prévaut de nombreuses victoires politiques tout autour de la planète, comme le rejet de référendums au Chili et en Australie, le Brexit, le départ forcé de Dilma Rousseff au Brésil ou encore l'élection en Argentine de Javier Milei.

En France, le réseau Atlas compte parmi ses partenaires des think tanks omniprésents dans les médias comme l'Ifrap, tandis que d'autres comme l'IFP s'occupent de formation et de mise en réseau des leaders et porte-parole de droite et d'extrême-droite.

Ces partenaires français de l'Atlas Network préfèrent rester discrets sur leurs liens avec le réseau américain qui les a activement soutenus et inspirés. De plus en plus efficaces et omniprésents dans les médias, ils réussissent à imposer leurs idées et leurs thèmes parfois jusque dans les discours gouvernementaux, sur l'éducation ou le logement par exemple.

Notre enquête est à lire ici : Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.

L'Europe dans le viseur

Green Deal (contre), accords de libre-échange (pour), tabac (pour), pesticides (pour), droits pour les travailleurs des plateformes (contre)...

Les partenaires du réseau Atlas sont également de plus en plus présents et bruyants à Bruxelles, au niveau des institutions de l'UE, et les prochaines élections européennes pourraient leur offrir un terreau encore plus favorable.

En complément de notre rapport sur le réseau Atlas en France, nous avons également enquêté sur les partenaires du réseau à Bruxelles, et comment ils essaient de pousser l'Europe dans une direction plus conforme à leur vision du monde : toujours moins de régulation, toujours plus de libre-échange, toujours plus de « liberté » pour les multinationales.

Ils cultivent des liens avec l'extême-droite et la droite européennes, mais aussi avec le parti libéral ALDE-Renew, dont font partie les eurodéputés macronistes. Une convergence que l'on a observé, notamment, à propos de la directive sur les travailleurs des plateformes.

Lire notre article : Comment le réseau Atlas cible l'Europe

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En bref

Eurosatory et les armes destinées à Israël. Eurosatory, le salon international de défense et de sécurité terrestre, doit se tenir à la mi-juin dans la banlieue de Paris. Plusieurs associations (ASER, Stop Arming Israël, Urgence Palestine et Association France Palestine Solidarité) ont appelé mercredi les organisateurs à empêcher le commerce d'armements susceptibles d'être utilisés par l'armée israélienne à Gaza, sous peine de poursuites judiciaires. 74 entités israéliennes sont annoncées parmi les plus de 2000 exposants attendus. Mais les associations visent aussi toutes les entreprises qui vendent des équipements militaires à Israël, et participent ainsi indirectement à ce qui est reconnu de plus en plus largement comme un génocide à Gaza. On relira à ce sujet notre article Les liaisons dangereuses de l'industrie française de l'armement avec Israël.

CAC40 degrés. Un nouveau rapport d'Oxfam France se penche sur le CAC40 et ses émissions de gaz à effet de serre. L'analyse montre que la plupart des groupes de l'indice parisien ne sont pas alignés sur les objectifs de l'Accord de Paris, puisque leurs stratégies nous amènent vers un réchauffement global des températures de +2,7°C. Sans surprise, les entreprises les moins alignées sur l'Accord de Paris sont aussi les plus polluantes : TotalEnergies, ArcelorMittal, Airbus et Safran. Illustration du sens des priorités de nos chers champions nationaux : en 2022, les entreprises non financières du CAC 40 ont versé près de 4 fois de plus de dividendes à leurs actionnaires qu'elles n'ont investi dans la transition écologique.

Paris est à nous LVMH. Une série de Mediapart se plonge dans la stratégie de conquête de Paris dans laquelle s'est lancé depuis plusieurs années le groupe LVMH, avec la bénédiction de l'exécutif municipal. Avec ses acquisitions immobilières et en s'appropriant l'espace public parisien, le groupe domine désormais des quartiers entiers de la capitale, comme les alentours de la Samaritaine, la place Vendôme, les Champs Elysées ou encore le Bois de Boulogne. Utilisant le patrimoine parisien à des fins publicitaires, LVMH concourt aussi à transformer encore plus la ville en Disneyland du luxe à destination des séries Netflix et des touristes chinois.

Une AG sous le feu des projecteurs. Et comme il n'est pas possible d'achever une lettre de l'Observatoire des multinationales sans parler au moins une fois de TotalEnergies, rappelons que le groupe pétrogazier a tenu vendredi 24 mai son assemblée générale annuelle. Une occasion, cette année encore, de forte mobilisation policière et de répression des militants pour le climat. Mais aussi l'occasion d'une plainte inédite devant la justice pénale émanant de victimes du groupe dans plusieurs pays. Ainsi que de plusieurs publications intéressantes, notamment une série d'article dans Le Monde à l'occasion des 100 ans du groupe, avec des analyses intéressantes sur sa politique d'influence tous azimuts (science, sport, culture), pour lesquelles nous avons été interrogés. Et une enquête en profondeur sur la manière dont la diplomatie française se met au service de TotalEnergies, à grands coups de portes tournantes, dans la lignée du rapport que nous avions publié sur ce sujet en 2022 Comment l'État français fait le jeu de Total en Ouganda. À noter aussi, un article de Reporterre sur les moyens de « désarmer » TotalEnergies, qui discute de notre étude de décembre dernier TotalEnergies : comment mettre une major pétrogazière hors d'état de nuire.

30.05.2024 à 09:52

Comment le réseau Atlas cible l'Europe

L'influence du réseau Atlas, financé par des milliardaires tels que les Koch, a été bien documentée aux États-Unis, au Royaume-Uni et, plus récemment, en Argentine suite à l'élection de Javier Milei. Sa présence croissante en Europe a été moins remarquée. Les prochaines élections européennes pourraient offrir un paysage politique encore plus favorable à ses idées. Dans cet article, nous présentons quelques-uns des partenaires du réseau Atlas au niveau de Bruxelles.
Les 23 et 24 mai s'est (…)

- Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits / , , , , , ,
Texte intégral (7152 mots)

L'influence du réseau Atlas, financé par des milliardaires tels que les Koch, a été bien documentée aux États-Unis, au Royaume-Uni et, plus récemment, en Argentine suite à l'élection de Javier Milei. Sa présence croissante en Europe a été moins remarquée. Les prochaines élections européennes pourraient offrir un paysage politique encore plus favorable à ses idées. Dans cet article, nous présentons quelques-uns des partenaires du réseau Atlas au niveau de Bruxelles.

Les 23 et 24 mai s'est tenu à Madrid le « Forum européen de la Liberté ». L'événement, organisé par le réseau Atlas, a été l'occasion de réunir la plupart des partenaires du réseau sur le vieux continent, à quelques jours de la tenue d'élections européennes cruciales [1]. Il a eu lieu peu après une autre rassemblement de l'extrême-droite européenne, là aussi à Madrid, à l'initiative du parti Vox, en présence de Marine Le Pen, des premiers ministres italiens et hongrois Giorgia Meloni et Viktor Orban, du président argentin Javier Milei et de proches alliés de Donald Trump comme Roger Severino, de la Heritage Foundation [2]. La proximité entre les deux événements n'est pas que temporelle. La Heritage Foundation est un membre clé de l'Atlas Network, et le programme politique de Milei, axé sur une austérité et une dérégulation radicales, est fortement influencé par les think tanks du réseau. Ces deux événements symbolisent la montée de l'extrême droite en Europe, non seulement sur le plan électoral mais aussi - de manière peut-être tout aussi importante - du point de vue de la « bataille des idées ».

Comme il l'a fait au Royaume-Uni et en Argentine par exemple, et comme il le fait aujourd'hui en France (lire notre enquête Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits), le réseau Atlas cultive des partenariats dans toute l'Europe, où l'on retrouve le même type d'alliance qu'aux Etats-Unis entre libertarianisme économique (anti-régulation, anti-climat, anti-fiscalité) et ultraconservatisme sociétal (anti-avortement, anti-minorités, anti-migrants). Le Forum de Madrid est par exemple, co-organisé avec la fondation pour l'avancée de la liberté (Fundalib). En 2023, Fundalib a gagné un prix international du réseau Atlas pour son travail en faveur des réductions des taxes et impôts pour les freelancers et les entrepreneurs espagnols. La fondation travaille aussi sur d'autres sujets, comme le climat ; elle s'est alliée en 2019 avec un autre think tank espagnol, le Juan de Mariana Institute (JMI), également partenaire du réseau Atlas, qui a été récemment qualifié d'épicentre espagnol de l'obstructionnisme aux politiques climatiques en Europe du Sud [3]. Mais Fundalib cultive aussi des relations dans un autre camp de la politique européenne : celui des libéraux. En avril 2024, sa présidente Roxana Nicula était à Bruxelles pour être formellement accueillie comme membre par le Forum Libéral Européen [4], la fondation politique du parti libéral européen ALDE-Renew, qui compte parmi ses membres les élus macronistes français.

Le même Forum libéral européen est aussi partenaire du « Free Market Road Show », aux côtés de dizaines d'organisations d'inspiration libérale et libertariennes dont beaucoup sont partenaires du réseau Atlas [5]. Lancé à Bruxelles le 5 mars dernier, l'édition 2024 de ce grand tour libertarien s'est arrêtée dans de nombreuses grandes villes européennes au cours des semaines qui ont suivi, avec un bref excursus en Amérique du nord. L'étape parisienne s'est tenue le 13 mars dans les locaux de l'ALEPS, et a été organisée par l'IREF (voir notre rapport). Le Road show s'est achevé le 21 mai à Londres avec une conférence organisée par le Legatum Institute, un acteur clé de la campagne pour le Brexit.

L'activisme des réseaux libertariens en Europe à l'approche d'élections cruciales n'a rien d'un hasard.

Cette activité des réseaux libertariens en Europe à l'approche d'élections cruciales n'a rien d'un hasard. Si l'Union européenne s'est fondée historiquement sur la libre circulation des marchandises et des personnes, elle est aussi à l'origine d'un vaste édifice de régulations que les libertariens n'ont eu de cesse de dénoncer. C'est pour cela que la plupart des partenaires britanniques du réseau Atlas ont activement encouragé la sortie de leur pays de l'Union. En même temps, et plus discrètement, les partenaires du réseau ont œuvré pour encourager l'Europe dans les politiques qu'ils affectionnent davantage, comme la signature de nombreux accords de libre-échange (voir ci-dessous). Avec la montée des extrêmes-droites partout en Europe et l'arrivée au pouvoir de dirigeants favorables à leurs idées dans plusieurs pays, ils sentent peut-être l'opportunité de pousser l'Europe vers des politiques encore plus dérégulationnistes et moins protectrices.

De fait, l'influence du réseau Atlas en Europe ne se situe pas uniquement au niveau des différentes capitales du continent mais également à Bruxelles, siège de la plupart des institutions de l'UE. Parmi les organisations les plus influentes du réseau en Europe, on retrouve par exemple l'Epicenter (European Policy Information Center) [6]. Celui-ci a récemment publié un rapport sur le marché unique qui s'en prend à la directive sur les travailleurs des plateformes et à la réglementation de l'UE sur les Big Tech et l'IA. L'Epicenter publie un classement des « nanny states » (« Etats nounous » ou « Etats moralisateurs ») qui vise à dénoncer les pays qui entravent la liberté individuelle de ses citoyens en s'immisçant dans leurs choix de vie. Ce classement mais aussi ses études, toutes orientées vers la défense de la moindre entrave possible aux multinationales, sont produites et diffusées de façon à être facilement reproduites par les médias. Ils sont relayés dans chaque pays par les partenaires locaux du réseau Atlas, comme l'institut Molinari en France. C'est ce qui permet à l'Epicenter de se vanter d'avoir touché en 2023 250 millions de citoyens européens et d'avoir été mentionné plus de 300 fois dans les médias.

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Le réseau Atlas vient tout juste de voir ses rangs grossis à Bruxelles par un nouveau membre : l'Association européenne des contribuables, chapitre européen de la Tax Foundation étatsunienne, qui défend une fiscalité « favorable aux investisseurs » et s'oppose aux projets de justice fiscale. Cette jeune organisation semble déjà très bien connectée politiquement puisque le directeur de l'administration européenne travaillant sur les impôts était présent pour son événement de lancement à Bruxelles le 23 février 2024, et s'est même félicité publiquement de cette nouvelle arrivée dans la bulle bruxelloise [7].

Nous présentons ci-dessous trois autres partenaires du réseau Atlas au niveau des institutions bruxelloises, qui illustrent chacun une palette différente des thèmes et des modes d'action promus par le réseau.

ECIPE : une expertise sur le libre-échange très biaisée

ECIPE (European Center for International Political Economy) est un think tank spécialiste du commerce, et grand défenseur du libre-échange. Il fait la promotion de nombreux traités comme l'accord de commerce entre l'UE et le Mercosur, tant décrié par la profession agricole européenne récemment. Ainsi, en juin 2023, l'ECIPE a défendu cet accord dans une tribune dans le journal El Pais, un quotidien de référence en Espagne. En 2021 déjà, une employée senior du think tank demandait la ratification de l'accord avec les quatre pays d'Amérique du Sud, dont le Brésil et l'Argentine [8]. Elle est aujourd'hui directrice de CropLife International, le lobby international des producteurs de pesticides. En mars 2024, quelques jours avant le vote des sénateurs français sur l'accord de commerce entre l'UE et le Canada, le think tank traduit en français et fait la promotion sur son site d'un article co-écrit par un fonctionnaire de la Commission européenne en faveur du CETA.

Au-delà de l'actualité, le think tank est souvent cité pour son expertise « indépendante » par des journaux importants, tels que Politico, lu quotidiennement par les décideurs européens au plus haut niveau, ou encore Borderlex, la référence des négociateurs commerciaux européens. En décembre 2023, à l'heure de faire le bilan des cinq années de politique commerciale, menée par la Commission européenne, par exemple, Politico cite deux sources non institutionnelles, dont l'ECIPE. Lorsque le magazine du Parlement européen commente en janvier 2024 les manifestations agricoles, l'ECIPE est à nouveau cité en référence au traité avec le Mercosur.

Le think tank est aussi considéré comme un expert par le think tank interne du parlement européen[Voir ici.]]. Il est cité en référence dans un récent papier sur la politique commerciale entre les États-Unis et l'UE. D'ailleurs, son directeur actuel Fredrik Erixon a été classé par le Financial Times comme l'une des 30 personnes les plus influentes dans la bulle européenne de Bruxelles [9].

Un think tank soutenu par des multinationales et des Etats

L'ECIPE est un think tank financé par les grands gagnants des accords de commerce européens : les multinationales.

Cette hyper-présence médiatique et ces liens avec les institutions européennes expliquent sans doute l'influence de l'ECIPE et son efficacité dans la défense du libre-échange. Le think tank est généralement perçu et présenté comme expert et apolitique. Pourtant, ses dirigeants affichent volontiers leur foi dans le marché libre et leur préférence pour le moins de régulations possibles. Surtout, l'ECIPE est un think tank financé par les grands gagnants des accords de commerce européens : les multinationales. Selon les données fournies par l'ECIPE sur le registre européen de transparence, le think tank reçoit 250 000 euros annuellement de la Fondation pour l'entreprise libre, la fondation de la confédération suédoise des entreprises. D'ailleurs, cette confédération (l'équivalent suédois du MEDEF) verse aussi directement 100 000 euros annuellement à l'ECIPE [10]. Mais l'ECIPE n'indique pas tous ses financeurs sur le registre européen des lobbies. En réponse à nos demandes, le think tank nous a fait parvenir une liste de ses sponsors qui inclut des géants du numérique tels qu'Amazon, Google, Meta ou Microsoft, des constructeurs automobiles tels que Daimler ou Volkswagen, le secteur des énergies fossiles (British Petroleum, Repsol, Shell) ou des entreprises françaises (Alstom, Carrefour, Lafarge, SEB, Veolia). Deux chambres de commerce (Paris et Stockholm) ont appuyé financièrement l'ECIPE.

L'ECIPE a aussi reçu de l'argent de plusieurs ministères des affaires étrangères (Corée, Taïwan, Australie, Nouvelle-Zélande), qui voyaient certainement dans cette collaboration un moyen d'accélérer la ratification de traités commerciaux avec l'UE. D'après l'ECIPE, ce financement portait notamment sur des projets de recherche de l'état des relations commerciales bilatérales. Signe de la réputation de l'ECIPE, on trouve parmi ses financeurs passés la Banque mondiale et l'Organisation Mondiale du Commerce.

Un relais du réseau Atlas en Europe

Le directeur de l'ECIPE Fredrik Erixon est un ancien employé d'un think tank suédois très libéral, Timbro, qui est d'ailleurs un financeur de l'ECIPE. Selon Le Monde, ce think tank, proche du parti conservateur, a réussi à imposer les dérégulations et les baisses d'impôts à l'agenda de la politique suédoise, jusqu'au sein du parti social-démocrate. C'est aussi un lieu important dans la carrière politique des conservateurs suédois. Nombre de secrétaires d'Etat et de membres des cabinets ministériels y sont passés. ECIPE est domicilié à la même adresse que Timbro. Les deux organisations sont des membres éminents du réseau Atlas depuis des années. Selon les documents internes du réseau que nous avons pu consulter, en 1993, Timbro a fêté ses 15 ans à Stockholm en partenariat avec le réseau Atlas. L'ECIPE est financé par la fondation Templeton, l'un des partenaires clés du réseau Atlas qui a aussi soutenu le Forum de la Liberté de Madrid.

Consumer Choice Center : une « association » très proche des ultra-riches et de l'agro-industrie

Le Consumer Choice Center (CCC), basé à Washington, se revendique comme un mouvement global d'organisations de terrain. Il a pourtant récemment sponsorisé un événement à Davos [11] : Bill Wirtz, le représentant en Europe du CCC, était présent dans ce rendez-vous annuel des riches de la planète, où il a pu faire un selfie avec le premier ministre belge Alexander de Croo. Il a profité de ce voyage pour se rendre dans le centre de recherche du géant mondial des pesticides et OGM, Bayer, pour « parler de science » et s'entretenir avec son responsable, Philippe Méresse, autre pourfendeur des écologistes [12].

Une pseudo-association de consommateurs

Représentant autoproclamé des consommateurs, le CCC est surtout une organisation de lobbying, inscrite comme tel dans le registre européen. Son créneau ? L' « astroturfing », c'est-à-dire le fait de cacher la défense des intérêts des industriels et des riches en faisant semblant de défendre celui des petites gens. La provenance de ses financements n'est pas connue. Le directeur du CCC Frederik Roeder a affirmé en 2017, à sa création, que l'organisation n'accepterait pas de fonds publics mais qu'elle est « totalement ouverte » aux dons des entreprises [13] : « Je connais beaucoup d'entreprises et d'industriels qui vont voir la valeur que leur apporte leur soutien au Consumer Choice. » Le même Frederik Roeder restera cependant silencieux face à la journaliste du Monde qui lui demandera en 2021 les détails des membres et des financements de son organisation.

Comment le CCC peut-il prétendre parler au nom des consommateurs ? Ces derniers sont déjà représentés à Bruxelles par le Bureau européen des unions de consommateurs, une fédération de 43 associations de consommateurs issues de 31 pays. En 2020, en s'adressant au commissaire européen à l'Agriculture, le CCC se présente pourtant comme une association représentant deux millions de consommateurs en Europe [14]. On ne sait pas exactement d'où vient ce chiffre. Il pourrait s'agir – suivant la pratique d'autres membres du réseau Atlas - du nombre cumulé de signatures récoltées par ses pétitions.

Une alliée fidèle des industriels

L'agriculture est un des sujets de prédilections de Bill Wirtz et du CCC. Dans la prétendue guerre des écologistes contre les agriculteurs, ils sont résolument du côté des multinationales de l'agrochimie et des semences. Le CCC est membre d'une coalition européenne pour l'innovation agricole, la Biocontrol Coalition, dont les membres incluent Syngenta, géant des OGM [15]. Il parle des écologistes comme des promoteurs de théories du complot en 2020 dans le magazine britannique libertarien Spiked, soutenu financièrement par la fondation Charles Koch entre 2016 et 2018.

Pour les multinationales comme Syngenta, l'action du CCC est particulièrement utile. Lorsque Bill Wirtz écrit un tweet, produit un podcast ou intervient dans des débats, il n'est pas vu comme un vendeur d'OGM mais comme un consommateur. Cela permet aux messages identiques à ceux des industriels d'être répétés par un canal « non marchand ».

Cette fausse association de consommateurs est également très proche des industriels du tabac. Elle défend la liberté de vapoter et critique toute forme de taxation du tabac et de l'e-cigarette [16]. Si Bill Wirtz était à Davos cette année, c'est d'ailleurs pour parler du tabac et de la réduction des risques, un concept en vogue chez les multinationales du secteur qui incitent les fumeurs à se tourner vers les inhalateurs de nicotine. D'après le registre européen, le Consumer Choice Center a financé l'alliance internationale des vapoteurs à hauteur de 58 500 euros en 2023 [17].

Le CCC s'est aussi manifesté en 2020 pour dénoncer la fin de certaines lignes aériennes intérieures ou les projets de taxes vertes sur l'avion comme des atteintes inacceptables aux libertés individuelles [18].

Une idéologie libertarienne

Le Consumer Choice Center a été créé en mars 2017 en tant qu'émanation de Students For Liberty, une organisation libertarienne proche des Koch [19]. Students for Liberty forme des jeunes libertariens à travers le monde pour leur apprendre à s'organiser, à lancer des projets et à communiquer. D'après Stefan Aćimović, le directeur des programmes européens de Students For Liberty (SFL), l'organisation fournit « une éducation informelle qui offre des opportunités aux étudiants pour poursuivre une carrière politique ». Il précise que des députés européens, des vice-présidents au pouvoir et des universitaires sont passés par des formations de SFL [20].

Le SFL comme le CCC ont des liens avec des partis politiques européens. SFL est partenaire du forum libéral européen, un regroupement de partis européens, dont le parti macroniste Renaissance. Luca Bertoletti, lobbyiste senior pour le CCC en 2023, chargé du développement international de SFL jusqu'en 2020, a créé en 2020 une agence de relations publiques qu'il préside aujourd'hui. Cette agence, B&K Agency, a financé le parti européen d'extrême droite ECR, présidé par la première ministre italienne Giorgia Meloni, à hauteur de 18 000 euros en 2023, la donation maximale autorisée. Ce n'est pas la seule connexion financière entre le parti européen d'extrême droite et Students for Liberty relevée par Politico.

Le CCC est aussi et surtout un membre important du réseau Atlas en Europe. Fin 2023, Zoltán Kész, directeur européen du Consumer Choice Center, était présent au forum annuel du réseau Atlas à New York [21]. Selon les documents internes que nous avons pu consulter, il a été repéré par le réseau dès 2010. Il complétera sa formation universitaire par deux formations données par des membres du réseau Atlas (l'institut Cato en 2008 et Foundation for Economic Education en 2010).

Les enseignements qu'il a reçus aux États-Unis sont aujourd'hui appliqués dans le cadre de la campagne pour les élections européennes. Le CCC a lancé une campagne et un site Internet pour « aider les électeurs européens à naviguer dans le paysage complexe des candidats politiques en lice pour des sièges au Parlement européen en 2024 » [22]. Le site « Consumer Champs », géré depuis Washington, propose notamment un classement des candidats en fonction de leurs réponses à certaines questions. Les premiers du classement avec 110 points sont des candidats libéraux allemands, suivis en 3e place par un candidat suédois d'extrême-droite. Certaines questions sont particulièrement caricaturales [https://consumerchamps.eu/survey/]. Dans la section sur les prix des carburants et la lutte contre le changement climatique, seule la réponse « baisser les taxes des carburants » donne 10 points aux candidats européens. L'augmentation de ces mêmes taxes ou la promotion des véhicules électriques ne donne aucun point. Sur l'alimentation, les candidats reçoivent 10 points pour la légalisation des OGM et 5 pour la réduction des subventions à l'agriculture.

Cette association de consommateurs, sans consommateurs parmi ses membres, est plutôt un lobby à l'idéologie limpide : celle d'un État qui doit laisser faire les multinationales.

Free Trade Europa : le droit du travail comme atteinte aux libertés ?

Même si les propos violents ne sont pas rares sur X, il n'est pas coutume d'y lire un lobbyiste se réjouir publiquement d'un échec d'une présidence du Conseil de l'UE. Et encore moins que les autres États membres aient fait « saigner du nez » le gouvernement espagnol, qui essayait de trouver un consensus européen pour valider une loi donnant des droits sociaux aux travailleurs des plateformes [23]. C'est dire à quel point, en cette fin de mois de décembre 2023, l'enjeu du statut de ces travailleurs cristallisait un enjeu politique de fond, autour duquel s'affrontent des visions du monde diamétralement opposées.

C'est en particulier la France d'Emmanuel Macron qui, alliée à l'Estonie, la Grèce et l'Allemagne a fait échouer la directive et que Glen Hodgson semble féliciter dans son tweet. Le projet initial élaboré par la Commission européenne offrait la possibilité pour les personnes effectuant des livraisons pour Deliveroo, du transport de personnes pour Uber, etc., de devenir salariés, avec de nombreux avantages par rapport à leur statut d'auto-entrepreneur ou freelancer : une couverture en cas d'accident, des congés payés, un salaire minimum, une représentation syndicale. Finalement validé après une longue bataille de lobbying (lire notre enquête), le texte avait été bloqué à la dernière minute du fait notamment de la France. Il sera finalement validé, dans une version encore amoindrie, au mois de mars.

Glen Hodgson est un lobbyiste passé par un des cabinets les plus influents de la bulle européenne, Hill & Knowlton [24]. Jonathan Hill, son fondateur, conseillait les fabricants du tabac dans les années 1950, et est considéré comme l'un des inventeurs de la stratégie de la « fabrique du doute » appliquée ensuite à d'autres produits et technologies contestés, depuis l'amiante jusqu'aux énergies fossiles. Aujourd'hui, Hodgson est à la tête d'un think tank basé en Suède qu'il a lui-même créé : Free Trade Europa.

Free Trade Europa, le think tank de Glen Hodgson, prétend parler au nom des travailleurs qui veulent rester auto-entrepreneurs, des travailleurs « freelance ». Il est surtout l'un des partenaires à Bruxelles du réseau Atlas, qui lui accordé un financement en 2022 et qui lui a offert une tribune sur son site web pour y défendre une vision résolument libertarienne décrivant le salaire minimum, le droit à une représentation syndicale ou d'autres droits du travail comme des atteintes à la liberté.

Free Trade Europa donne peu d'informations publiques sur ses activités de lobbying. Il ne s'est enregistré au registre de transparence de la Commission européenne que début mai 2024, déclarant entre 100 000 et 200 000 € de dépenses annuelles de lobbying, pour un effectif de 9 personnes (3,8 ETP). Outre le dossier des travailleurs des plateformes, il déclare s'intéresser notamment au Green Deal et aux questions commerciales. Récemment, Glen Hogdson a fait paraître un article dans la presse européenne payé par le lobby des entreprises d'alcool. Il s'y prononce notamment pour que les institutions européennes écoutent davantage la voix des entreprises et sollicitent leurs contributions lors de l'élaboration des lois [25].

L'expérience de la directive sur les travailleurs des plateformes montre que sur certains dossiers, les libertariens peuvent trouver un terrain d'entente avec les gouvernements de l'Union et notamment celui de la France.

Au sujet de la directive sur les travailleurs des plateformes, Free Trade Europa a mené des actions de lobbying auprès de diplomates suédois à Bruxelles [26], a fait réaliser un sondage concluant que les « freelancers » étaient heureux au travail, et a lancé une pétition contre la directive européenne signée par plus de 12 000 personnes [27]. La pétition a ensuite été envoyée à un ministre estonien et a été mentionnée par plusieurs médias européens [28]. Il s'agit dans certains cas d'articles payés par Free Trade Europa [29]. Free Trade Europa est également membre de SME Connect, une structure qui prétend elle aussi défendre les intérêts des travailleurs indépendants et des petites entreprises, mais où Glen Hogdson côtoie surtout les lobbyistes des GAFAM et des responsables politiques conservateurs [30].

Après le vote final sur la loi européenne sur les travailleurs des plateformes, Glen parlera à Pieter Cleppe, un journaliste proche de la NVA, le parti d'extrême-droite flamand, pour fustiger l'Union Européenne qui « réglemente, réglemente, réglemente ». Free Trade Europa fait partie de ces membres du réseau Atlas de plus en plus présents à Bruxelles qui entendent bien changer les choses, et comptent sur les prochaines élections européennes et la progression de la droite et de l'extrême droite pour trouver davantage d'alliés. L'expérience de la directive sur les travailleurs des plateformes montre que sur certains dossiers, ils peuvent trouver un terrain d'entente avec les gouvernements de l'Union et notamment celui de la France.

Avec la montée des partis d'extrême droite dans toute l'Europe, il y a lieu de craindre qu'après les élections de juin, le rapport de forces au niveau européen ne penche encore davantage en un sens conservateur, anti-climat et anti-réglementation. Le réseau libertarien Atlas Network, financé depuis les États-Unis, a été créé au début des années 1980 dans le but de « changer le climat des idées » et de faire reculer la justice sociale et les politiques environnementales progressistes. Lors du Forum de la Liberté Europe qui s'est récemment tenu à Madrid, où 191 organisations de 47 pays étaient représentées, il vient de faire une démonstration de sa force en Europe, y compris à Bruxelles. Du Royaume-Uni à l'Argentine, le réseau Atlas a engrangé des victoires significatives, et l'UE est aussi dans sa ligne de mire.

Lora Verheecke, avec Olivier Petitjean (pour l'introduction et la conclusion)


Photo : Teemu Mäntynen cc by-sa


[2] Voir [l'article de Mediapart.

[3] Voir ici et .

[4] Voir ici.

[5] Voir leur site.

[6] Site web : ttps ://www.epicenternetwork.eu/

[7] voir ici.

[8] Voir ici.

[9] Voir ici.

[11] Voir ici.

[12] Voir par exemple ici.

[13] Source.

[14] Voir ici.

[15] Voir ici.

[16] Voir ici.

[18] Voir ici.

[19] Voir ici.

[20] Voir ici.

[21] Voir ici.

[22] Voir ici.

[23] Voir ici.

[24] Source.

[25] Voir ici.

[26] Source.

[29] Par exemple celui-ci en Croatie.

[30] Voir ici.

27.05.2024 à 07:30

L'institut économique Molinari : le goût du pétrole et du tabac

Anne-Sophie Simpere

L'Institut Molinari alimente la chambre d'écho libertarienne dans les médias en portant des idées similaires : critique des impôts et diatribes contre une supposée « haine des riches », opposition aux politiques climatiques, appel à la privatisation de services publics... Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.
Les 21 et 22 septembre 2017 s'est tenu à Budapest, sous le parrainage du réseau Atlas, le « Europe Liberty Forum ». 134 (…)

- Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits / , ,
Texte intégral (4478 mots)

L'Institut Molinari alimente la chambre d'écho libertarienne dans les médias en portant des idées similaires : critique des impôts et diatribes contre une supposée « haine des riches », opposition aux politiques climatiques, appel à la privatisation de services publics... Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.

Les 21 et 22 septembre 2017 s'est tenu à Budapest, sous le parrainage du réseau Atlas, le « Europe Liberty Forum ». 134 représentants de 34 pays se sont réunis pour « célébrer les victoires, partager des histoires inspirantes » et réfléchir à la manière de faire avancer le projet ultra-libéral du réseau Atlas. L'événement a bénéficié du « soutien généreux de la John Templeton Foundation, de la Smith Family Foundation et de la Freda Utley Foundation ». La française Cécile Philippe, présidente de l'institut économique Molinari, a pu y présenter son travail sur les indices de libération fiscale, dont elle espère qu'il encourage la concurrence entre les pays pour faire baisser les impôts [1]. Cécile Philippe est très intégrée dans le milieu des libertariens. Ancienne étudiante de Pascal Salin (président de la Société du Mont Pèlerin de 1994 à 1996), elle a passé sa dernière année de thèse au Mises Institute, membre d'Atlas, dans l'Alabama. Impressionnée par leur travail, elle décide de monter son propre think tank en 2003 : l'institut économique Molinari. Enregistré en Belgique, il compte parmi ses six membres fondateurs, outre Cécile Philippe, deux noms liés à d'autres think tanks et associations libertariennes en France : François Laarman (voir Contribuables associés et l'Ifrap) et Guy Plunier (voir IEP, Sauvegarde Retraites, Contribuables associés...). Autre fondateur de l'IEM : Michel Kelly-Gagnon, avocat québecois, directeur de l'Institut économique de Montréal, et qui fut aussi à la tête du Conseil du patronat du Québec de 2006 à 2009. A l'époque où elle crée l'Institut économique Molinari, Cécile Philippe bénéficie d'ailleurs d'une formation à la gestion des think tanks à l'institut économique de Montréal, financée par Atlas [2].

À la différence des autres partenaires d'Atlas en France, l'Institut économique Molinari (IEM) affiche clairement son affiliation avec le réseau international ainsi qu'avec les think tanks du réseau dans différents pays : Institut économique de Montréal, bien sûr, mais aussi Institute of Economic Affairs (IEA) au Royaume-Uni, Foro Regulación Inteligente en Espagne, Timbro en Suède, Kefim en Grèce... L'institut français est aussi l'un des dix membres de l'European Policy Information Center (Epicenter), un think tank libertarien européen basé à Bruxelles. En outre, l'IEM reprend des données et baromètres que l'on retrouve chez d'autres membres du réseau Atlas. À commencer par le « jour de libération fiscale », un indicateur publié dans plusieurs pays et relayé aussi par Contribuables associés en France. Il est présenté comme le jour de l'année [3] où les Français ont fini de s'acquitter des taxes et impôts et commencent à travailler pour eux-mêmes. Outre les débats autour de sa méthode de calcul, le principe est critiqué pour le fait qu'il considère que les versements faits à l'État sont une perte, sans prendre en compte les services reçus en échange (transports, éducation, santé, sécurité sociale...). Si ces biais sont signalés par certains médias, d'autres diffusent l'information du « jour de la libération fiscale » sans plus de précaution. L'opération a avant tout pour objectif de « faire le buzz », mais elle infuse également dans le débat politique. L'indicateur a ainsi été cité par Eric Ciotti lors du débat pour les primaires des Républicains en 2021, mais aussi dans des amendements et débats autour des projets de loi de finances [4], ou encore dans la communication de Marion Maréchal, candidate Reconquête aux européennes de 2024 [5]. Même les députés qui critiquent la méthodologie de calcul finissent par devoir se prononcer sur le sujet, interrogés par des journalistes sur cette « libération » qui n'a pourtant pas beaucoup de sens [6].

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Sur les sujets économiques, l'IEM est sur la même ligne que les autres think tanks du réseau Atlas, même s'il tend à mettre davantage l'accent sur les intérêts des entreprises : il défend ainsi les baisses d'impôts mais surtout des impôts de production, l'assouplissement du salaire minimum, ou encore la privatisation des services publics et des systèmes de retraite. Ce dernier sujet revient souvent dans ses interventions, vu l'actualité autour de la réforme, mais peut-être aussi parce qu'avant de rejoindre le think tank, le directeur de l'IEM Nicolas Marques a travaillé pendant 11 ans chez Amundi, leader français dans le domaine de l'actionnariat salarié et de l'épargne retraite.

Des liens plus discrets avec des industriels

Nicolas Marques comme Cécile Philippe sont très présents dans les médias : Le Figaro, Le Point, Valeurs Actuelles, Les Echos, mais aussi BFM, Radio France... Par rapport à l'Ifrap ou à Contribuables associés, la question des migrations ou d'autres sujets de société (avortement, port d'armes...) n'apparaît pas vraiment dans leurs interventions. En revanche, l'institut se montre assez prolixe dans deux domaines : le tabac et les questions climatiques. Il va par exemple relayer, en France, l'index des « Nanny States » ou « États nounous », un baromètre réalisé en partenariat avec plusieurs think tanks européens. Celui de 2023 a été produit par Christopher Snowdon, directeur de la division « économie des modes de vie » à l'Institute of Economic Affairs (IEA). Le baromètre classe les pays en fonction des réglementations sur le tabac, les cigarettes électroniques, l'alcool et l'alimentation, et vise à dénoncer les États qui seraient trop contraignants par leurs taxes ou autres interdictions. Christopher Snowdon et l'IEA publient régulièrement des papiers pour critiquer les réglementations sur les cigarettes (proposition d'instaurer une interdiction en fonction de l'âge [7], paquet neutre [8], interdiction des vapoteurs à usage unique [9]). Si le think tank britannique ne communique pas sur ses financeurs, des médias et chercheurs ont révélé qu'il avait reçu des fonds de plusieurs industriels du tabac, dont British American Tobacco, Imperial Brands ou Philipp Morris International [10]. Cette dernière entreprise a également financé Epicenter, dont l'institut Molinari est l'un des dix membres. En France, l'institut a publié plus de 25 textes (articles et rapports) critiquant les taxes et restrictions sur le tabac ou les cigarettes électroniques depuis 2012 [11]. Jusqu'en 2013, ils étaient signés par Valentin Petkantchin, chercheur à l'IEM, qui était également chercheur à l'Institut économique de Montréal. Il est ensuite parti travailler comme économiste chez Philip Morris International pendant sept ans, avant de retourner à l'institut économique de Montréal en 2022, dont il est aujourd'hui le vice-président pour la recherche [12]. En janvier 2024, l'association Génération sans tabac accusait l'IEM de se baser essentiellement sur des recherches financées par l'industrie du tabac pour étayer son plaidoyer [13].

S'agissant des dérèglements climatiques, en 2005, l'IEM et Cécile Philippe portaient un discours de déni : « Une chose est sûre : il n'y a pas de consensus sur le changement climatique parmi les scientifiques. Ils semblent tous s'accorder sur l'augmentation du dioxyde de carbone dans l'atmosphère au cours des 200 dernières années. Mais de nombreuses questions restent en suspens, comme le lien entre les émissions de gaz à effet de serre et l'augmentation de la température, ou les conséquences pour la vie humaine et les écosystèmes naturels. » Face à ce doute, la recommandation du think tank est de ne pas agir [14]. En 2007, Cécile Philippe publie le livre C'est trop tard pour la Terre ! dans lequel elle s'attaque au principe de précaution, défend les OGM et déconstruit ce qu'elle considère comme des mythes : la fin du pétrole, la responsabilité de l'homme dans les changements climatiques, les effets néfastes du marché et les bénéfices d'un développement durable [15]. La publication de l'ouvrage obtient une certaine couverture médiatique, et conduit l'autrice à participer à un débat autour du film « La grande escroquerie du changement climatique » à la Fête de la Liberté 2007, un événement où on retrouve Bernard Zimmern, Benoite Taffin, Alexandre Pesey, Vincent Laarman, Nicolas Lecaussin, ou encore Alain Mathieu [16]. En 2009, l'IEM se faisait encore le relais du « ClimateGate » et appelait à entendre les climato-sceptiques [17].

Cette position va cependant évoluer, le déni climatique devenant plus difficile à tenir en France. Les critiques se portent désormais, de manière plus subtile, sur les réglementations et taxes environnementales ou encore sur les énergies renouvelables [18]. Mais ce que l'IEM ne précise jamais dans ses interventions, c'est qu'il a bénéficié de financements d'ExxonMobil via le réseau Atlas. En 2004, le pétrolier destine des fonds au travail des think tanks sur « les changements climatiques, le développement durable et la responsabilité des entreprises », et il souhaite expressément qu'une partie d'entre eux aille à l'institut dirigé par Cécile Philippe [19].

Aujourd'hui, l'IEM s'active surtout pour promouvoir l'énergie nucléaire, dont elle défend les effets positifs sur ces mêmes changements climatiques dont elle déniait la réalité quelques années auparavant. L'auteur de ses notes sur le sujet – dont l'argumentaire est souvent cavalier – est Georges Sapy, un ingénieur qui a fait toute sa carrière dans le groupe EDF [20]. Compte tenu de son passif avec ExxonMobil, l'engouement récent de l'institut pour l'énergie atomique interroge forcément sur d'éventuels bailleurs sur le sujet. Mais les sources de financement de l'IEM ne sont pas publiques et aucun rapport annuel n'est publié par l'organisation. Si elle est transparente sur ses liens avec les réseaux de think tanks internationaux, elle l'est moins sur ses donateurs – et les conflits d'intérêts que cela pourrait susciter. Ce qui ne l'empêche pas de revendiquer son « indépendance intellectuelle » dans sa mission de recherche et d'éducation pour « favoriser la liberté et la responsabilité économique ».


Photo : Richard Hurd - creative commons-attribution 3.0


[1] Atlas network, « Europe Liberty Forum 2017 covers sophisticated messaging, authoritarian populism, land reform », 22 septembre 2017 - https://www.atlasnetwork.org/articles/europe-liberty-forum-2017-covers-sophisticated-messaging-authoritarian-populism-land-reform

[2] Mentionné dans un email de Brad Lips à Walt F. Buchholtz (ExxonMobil), 29 janvier 2004.

[4] « La France bat cette année deux records : le niveau des dépenses publiques – elle est le premier pays de l'OCDE – et celui des impôts et taxes – elle est le premier pays de l'Union européenne. Elle est le pays d'Europe pour lequel le jour de libération fiscale est le plus tardif. Tout le monde sait de quoi il s'agit : c'est le jour où l'on a fini de payer tous ses impôts et taxes dans l'année. En France, cela arrive le 27 juillet. En d'autres termes, jusqu'au 27 juillet, on travaille pour l'État et toutes les caisses de sécurité sociale et de retraite ; à partir du 27 juillet, on travaille pour soi-même. » Intervention du sénateur Vincent Delahaye, séance du 22 novembre 2018 - https://www.senat.fr/seances/s201811/s20181122/s20181122.pdf

[5] Voir le post de Marion Maréchal sur son compte Linkedin : « A partir d'aujourd'hui, vous travaillez enfin pour vous. Le pouvoir d'achat, c'est ce que l'Etat ne vous prend pas. Avec RECONQUÊTE !, mobilisons-nous pour sortir de l'enfer fiscal ! #LibérationFiscale »https://www.linkedin.com/posts/marionmarechal_libaezrationfiscale-activity-7086603278397911042-bpTk?utm_source=share&utm_medium=member_desktop

[6] En 2017, la députée LREM Amélie de Montchalin doit ainsi commenter l'indice du jour de libération fiscale a dans une interview au Figaro. Anne de Guigné, « Amélie de Montchalin : « Nous ne pouvons plus nous permettre de gaspiller l'argent public ! » », Le Figaro, 26 juillet 2017 - https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2017/07/26/20002-20170726ARTFIG00275-amelie-de-montchalin-nous-ne-pouvons-plus-nous-permettre-de-gaspiller-l-argent-public.php

[7] Christopher Snowdon, « Prohibition 2.0 : Critiquing the Generational Tobacco Ban », IEA, 29 novembre 2023 https://iea.org.uk/publications/prohibition-2-0-critiquing-the-generational-tobacco-ban/#Arguments_for_a_generational_ban

[8] IEA, « Ruling on plain packaging : a bad decision on many levels », 19 mai 2016 - https://iea.org.uk/media/ruling-on-plain-packaging-a-bad-decision-on-many-levels

[9] IEA, « Single use vape ban would deprive smokers of an attractive tobacco alternative », 25 novembre 2022 - https://iea.org.uk/media/single-use-vape-ban-would-deprive-smokers-of-an-attractive-alternative-to-tobacco/

[10] Tobacco Tactics ; « Institute of economic Affairs », 14 mars 2024 : https://tobaccotactics.org/article/institute-of-economic-affairs/

[12] Voir le profil Linkedin de Valentin Petkanchin : https://www.linkedin.com/in/dr-v-petkanchin-phd/details/experience/

[13] Génération sans tabac, « Une étude de l'institut Molinari directement inspirée par Philip Morris », 23 janvier 2024 - https://www.generationsanstabac.org/article/une-etude-de-institut-molinari-directement-inspiree-par-philip-morris/

[14] Article published on TechCentralStation, 19 juillet 2005. Par Cécile Philippe : https://www.institutmolinari.org/2005/07/21/lords-a-leaping/

[15] « C'est trop tard pour la terre », chez JC Lattès, mars 2007

[16] Voir le programme de la fête de la Liberté 2007 : http://www.quebecoislibre.org/07/070909-2.htm

[17] Cécile Philippe et Mathieu Laine, « Climat : entendre (aussi) les sceptiques », Les Echos, 11 décembre 2009 - https://www.lesechos.fr/2009/12/climat-entendre-aussi-les-sceptiques-1084623

[18] Matt Ridley, « Quelques vérités qui dérangent à propos des énergies renouvelables », Traduction d'un article publié le 21 mai 2011 dans The Wall Street Journal publié sur le site de l'Institut Molinari, 21 mai 2011 - https://www.institutmolinari.org/2011/05/25/quelques-verites-qui-derangent-a-propos-des-energies-renouvelables

[19] « ExxonMobil is pleased to provide a $55,000 contribution to the continued efforts of Atlas Economic Research Foundation. This contribution is for Atlas to continue their work in the areas of climate change, sustainable development and corporate responsibility. It is important that we continue to demonstrate the real key to sustainable development in developing countries is economic development. Also, I would like to see some of these funds provided to Atlas Associates within developing country think tanks in Africa, Latin America and Asia. In addition, there is a new free market think tank in France, Institut Molinari, that should receive a small grant. » Courrier de Walt Buckholtz (Exxon Mobil) à Alejandro Chafuen (Atlas network), 4 mars 2004.

[20] Institut économique Molinari, « Pourquoi la France doit absolument pérenniser son choix historique de l'énergie nucléaire », 20 décembre 2023 - https://www.institutmolinari.org/2023/12/20/pourquoi-la-france-doit-absolument-perenniser-son-choix-historique-de-lenergie-nucleaire/

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