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21.11.2024 à 06:00

Nord de Gaza. « Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? »

Marine Bequet

L'armée israélienne impose depuis le 6 octobre 2024 un siège meurtrier à tout le nord de Gaza. Les habitants, sans secours, sans abri, sans nourriture ni eau, y subissent un nettoyage ethnique dans le silence assourdissant de la « communauté internationale ». Dans les gravats, une main se dresse, mais il n'y a plus de bras pour la tenir. Les rescapés trient les membres éparpillés et tentent de reconnaître leurs proches à la couleur d'un vêtement. Peut-on deviner qui est son enfant à son (…)

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L'armée israélienne impose depuis le 6 octobre 2024 un siège meurtrier à tout le nord de Gaza. Les habitants, sans secours, sans abri, sans nourriture ni eau, y subissent un nettoyage ethnique dans le silence assourdissant de la « communauté internationale ».

Dans les gravats, une main se dresse, mais il n'y a plus de bras pour la tenir. Les rescapés trient les membres éparpillés et tentent de reconnaître leurs proches à la couleur d'un vêtement. Peut-on deviner qui est son enfant à son pied ou son bras ? Sur les images provenant du nord de la bande de Gaza, nous voyons des corps en angle droit, des visages aux trois-quarts absents et des cadavres, projetés par le souffle de la bombe, qui pendent aux armatures saillantes des bâtiments détruits. 

Depuis le 6 octobre 2024, date du début du siège complet sur le nord de la bande, au moins 1 027 Gazaouis sont morts dans les bombardements et les tirs d'artillerie israéliens 1. Selon les Nations unies, entre 100 000 et 131 000 personnes ont été chassées des villes de Jabaliya, de Beit Hanoun et de Beit Lahiya, et se sont réfugiées plus au sud. Des chiffres vertigineux qui augmentent chaque jour.

Le nord de la bande de Gaza vit ses « heures les plus sombres », a déclaré, le 25 octobre, Volker Turk, haut-commissaire aux droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU) :

 La situation s'aggrave de jour en jour de façon inimaginable. Les politiques et pratiques du gouvernement israélien dans le nord de Gaza risquent de vider la zone de tous les Palestiniens. Nous sommes confrontés à ce qui pourrait s'apparenter à des atrocités criminelles, incluant de possibles crimes contre l'humanité.

Des sources de défense de haut niveau ont indiqué au journal Haaretz que les soldats de l'armée israélienne étaient tenus de vider les villages et les villes de leurs habitants dans le nord, mais aussi dans d'autres parties de la bande2. C'est donc bien un nettoyage ethnique qui se déroule sous nos yeux.

Plus de secours, plus d'ambulances

Le 26 octobre, des roquettes israéliennes détruisent la maison de quatre étages de la famille Muqat, dans le quartier de Zarqa au nord de la ville de Gaza. Elle abritait un grand nombre d'habitants déplacés du nord du territoire. Sur les images du photojournaliste Omar Al-Qattaa, on peut voir des civils tenter de dégager les corps, mais ils n'ont rien pour le faire, ni pelleteuse ni grue. Ils creusent et ils désobstruent les décombres avec leurs mains, la tête nue, en sandales ou en baskets. Des ruines, ils extraient un enfant recouvert de poussière. La taille de ses pieds nus indique un âge entre deux et quatre ans. Impuissants, tous les hommes autour détournent le regard.

Deux jours auparavant, la défense civile (pompiers et secours) de Gaza avait annoncé devoir cesser leurs activités dans le nord de la bande « en raison des menaces des forces d'occupation israéliennes de tuer et bombarder [les] équipes si elles restaient à l'intérieur du camp (de réfugiés) de Jabaliya ». Cinq de ses secouristes avait été arrêtés dans la zone de Cheikh Zayed et emmenés dans un lieu inconnu. Le porte-parole de la défense civile a ajouté que l'armée israélienne avait détruit leur dernier véhicule dans le gouvernorat du Nord, les autres ayant été saisis. Il n'y a donc plus aucune ambulance sur plus de 61 km2. Les blessés qui peuvent être transportés le sont donc dans des véhicules de fortune, motorisés ou non. Quand il y en a. Mais pour aller où ?

Raid contre le dernier hôpital

L'hôpital Kamal Adwan, situé entre Beit Lahia et Jabaliya, est le dernier des trois plus grands hôpitaux du district encore — à peine — fonctionnel. Comme tous les autres établissements de santé, il est ciblé par l'armée qui le frappe régulièrement et souvent sans avertissement. L'heure n'est plus aux dénégations des débuts du massacre : ces opérations sont revendiquées par l'état-major israélien.

Le 24 octobre, les chars de l'armée encerclent l'hôpital, assiégé depuis plusieurs jours, explosent un mur extérieur, et frappent le troisième étage. Les fournitures médicales que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) avait livrées les jours précédents sont détruites. L'attaque a également coupé le générateur d'oxygène médical. Deux nourrissons dans l'unité de soins intensifs en meurent. À l'extérieur, les soldats préparent un raid sur Kamal Adwan. Mais, à l'intérieur, plus de 150 patients et personnel sont bloqués. La chaîne de télévision Al Jazira retransmet en direct les images filmées depuis l'intérieur du service pédiatrique. Sur un lit, une femme cajole doucement un enfant d'une dizaine d'années. La teinte de son épiderme est d'un jaune intense et il semble dormir. Un autre enfant, plus jeune encore, est assis dans son lit. Il est seul. Son corps est recouvert de bandages. Son visage et son corps présentent de nombreuses ecchymoses. Son bras gauche s'agite dans l'air, comme s'il tentait de chasser une mouche. Il regarde avec interrogation les alentours et ce qui semble son moignon emmailloté.

Lors de ce raid, l'armée israélienne arrête 44 membres du personnel, tous masculins. Comme lors des évacuations forcées de Jabaliya, où les soldats ont séparé les femmes et les enfants des civils masculins de plus de 16 ans. Sur plusieurs photographies datant de fin octobre, nous voyons les seconds passer en file devant des chars, en sous-vêtements, les mains en l'air et tenant leurs documents d'identité en évidence3. Des témoignages de Gazaouis ayant été libérés déclarent que les personnes sélectionnées pour être détenues sont mises en combinaison blanche par les soldats qui leur bandent aussi les yeux avant de les emmener, entassés dans un camion, vers une destination inconnue. Depuis octobre 2023, ces images se répètent. Des hommes arrêtés en décembre 2023, aujourd'hui relâchés, ont témoigné des conditions de détention, inhumaines et dégradantes, et d'actes de tortures à Sdé Teiman, une base de l'armée israélienne située dans le désert du Néguev, et transformée depuis le 7 octobre en camps d'internement pour les prisonniers palestiniens. Ce Guantanamo israélien a aussi été dénoncé par un chirurgien israélien, appelé pour une opération sur un prisonnier blessé par balle, dans un témoignage auprès de RFI :

Les patients n'ont pas de nom. Ils sont tous attachés à leur lit. Ils ne peuvent pas bouger. Ils ont les yeux bandés. Ils sont nus. Ils portent des couches. C'est une violation assumée de la Convention de Genève, et du code de déontologie de l'Organisation mondiale de la santé. C'est bien plus que de la torture physique et psychologique.4

Crier dans le silence

Parmi le personnel arrêté à Kamal Adwan, Mohamed Obeid, chirurgien orthopédique de médecins sans frontière (MSF), qui avait trouvé refuge à l'hôpital et apporté son soutien médical. L'ONG a fait plusieurs appels et communiqués pour connaître sa situation, restés lettre morte. Ce n'est pas la seule organisation à crier dans le silence. Les différents organismes internationaux de santé alertent, en vain, depuis le début du siège.

Dans un communiqué diffusé sur X le 26 octobre, Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS, écrit avec gravité :

La situation dans le nord de la bande de Gaza est catastrophique. Les opérations militaires intensives qui se déroulent autour et à l'intérieur des établissements de santé et la pénurie critique de fournitures médicales, aggravée par un accès très limité, privent les gens de soins vitaux. […] [A Kamal Adwan] il ne reste plus que les infirmières, le directeur de l'hôpital et un médecin pour s'occuper de près de 200 patients qui ont désespérément besoin de soins médicaux.

Le directeur de Kamal Adwan, le pédiatre Houssam Abou Safiya, qui a été brièvement détenu lors du raid du 25 octobre, refuse d'abandonner ses patients. Son fils de 15 ans, Ibrahim, a été tué le jour même par un drone israélien. Le médecin, qui a mené lui-même la prière funéraire pour son enfant et l'a enterré près d'un mur de l'hôpital — « pour qu'il reste près de [lui]  » — déclare dans un entretien accordé au média +9725  :

Nous avons vécu de nombreuses guerres, mais nous n'avons jamais rien connu de tel : une guerre qui a franchi toutes les lignes rouges, où nous ne voyons aucune capacité des institutions humanitaires, judiciaires ou sanitaires internationales à intervenir pour l'arrêter. Tout est permis pour tuer et détruire, et ce que le système de santé de Gaza vit est sans précédent.

Le 20 novembre, l'hôpital est de nouveau sous le feu des bombes israéliennes qui en détruisent le toit et les étages supérieurs, touchant les réservoirs d'eau et les systèmes d'égouts.

Une morgue à ciel ouvert

Le 6 novembre, Louise Wateridge, responsable de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), partage sur les réseaux sociaux une vidéo du nord de Gaza — un champ de ruine — avec ce commentaire :

Dans le nord de la bande de Gaza, il est impossible de dire où commence et où finit la destruction. Quelle que soit la direction par laquelle vous entrez dans la ville de Gaza, les maisons, les hôpitaux, les écoles, les dispensaires, les mosquées, les appartements, les restaurants — tous ont été complètement rasés. Une société entière désormais transformée en cimetière.

Un constat terrible et pourtant en deçà de la réalité. Un cimetière a des tombes, le nord de la bande n'en a plus. Les défunts sont enterrés, lorsque c'est possible, dans des fosses communes creusées à la pelle par les habitants. Sur les photographies du journaliste Anas Al-Sharif, correspondant d'Al-Jazira, l'on voit des sacs plastiques en guise de linceuls — les pénuries frappant la région concernent aussi bien les vivants que les morts — avec les noms écrits au feutre ou au stylo.

Houssam Abou Safiya fait état de nombreux appels à l'aide venant du nord de Gaza. Mais sans ambulance, il doit leur dire de venir par eux-mêmes jusqu'à l'hôpital, s'ils le peuvent ; et sans secouristes, les victimes des bombardements emprisonnées sous les décombres meurent à petit feu. Combien de morts seront trouvés sous ces stèles de béton ?

Plusieurs témoignages, corroborés par des vidéos authentifiées, font état de l'utilisation par l'armée israélienne de la tactique de la « double frappe », consistant à frapper à nouveau une zone quelques minutes après une première attaque, dans le but de maximiser les victimes, en visant à la fois les survivants et les personnes venues leur porter secours. Considérée comme un crime de guerre, elle a été utilisée par les États-Unis au Pakistan6, par le régime syrien et par l'aviation russe en Syrie et en Ukraine. Israël se rajoute donc à cette liste funeste.

Ainsi, Beit Lahia, Jabaliya, Beit Hanoun sont aujourd'hui des morgues à ciel ouvert. Les victimes agonisent dans les rues, sans possibilité de secours. Seules. Les cadavres, eux, se décomposent, à la vue de toutes et tous, livrés aux chats et aux chiens affamés, après le travail d'anéantissement de l'armée israélienne. « Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? », demande Tirésias à Créon dans la tragédie de Sophocle7. Une question que l'on pourrait retourner aux soldats qui se prennent fièrement en selfie devant les ruines fumantes du nord de la bande de Gaza.

Plus de secours, plus d'ambulances, plus de soins, plus de nourriture, plus d'eau, plus d'enterrements. Il n'y a plus rien dans le nord de la bande de Gaza. La mort elle-même n'existe plus ; seule subsiste l'annihilation.


1Ce chiffre ne compte pas les décès liés à d'autres causes telles que la maladie, la dénutrition, la déshydratation

2Yaniv Kubovich et Avi Scharf, «  IDF Gearing Up to Remain in Gaza Until End of 2025, at Least. This Is What It Looks Like  », Haaretz, 13 novembre 2024.

3Abeer Salman et Ivana Kottasová, «  Israeli soldiers forced Palestinian men to take off their clothes as they evacuated war-torn Jabalya  », CNN, 30 octobre 2024

4RFI avec Sami Boukhelifa, «  Nus, attachés à leur lit : un médecin alerte sur les conditions de détention de Palestiniens dans une prison israélienne  », RFI, 2 juin 2024

5Ruwaida Kamal Amer, «  « I will stay inside my hospital until the last moment »  », +972, 5 novembre 2024.

6Glenn Greenwald, «  US drone strikes target rescuers in Pakistan – and the west stays silent  », The Guardian, 20 août 2012.

7Référence à la tragédie grecque Antigone de Sophocle. Après le suicide de Jocaste, femme d'Œdipe, et l'exil de ce dernier, les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice s'entre-tuent pour le trône de Thèbes. Créon, frère de Jocaste et — à ce titre — nouveau roi, décide de n'offrir de sépulture qu'à Étéocle et non à Polynice, qualifié de traître. Il ordonne que le cadavre de Polynice soit laissé en pâture aux chiens afin que chacun sache bien ce qu'il en coûte à ceux qui veulent prendre la ville.

20.11.2024 à 06:00

Égypte. « Jusqu'au bout », la grève de la faim de la mère de Alaa Abdel Fattah

Pierre Noble

Leïla Soueif, mère d'Alaa Abdel Fattah, est en grève de la faim pour protester contre l'incarcération de son fils, prisonnier politique égyptien depuis plus de trois ans.

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Texte intégral (2171 mots)

Enfermé à plusieurs reprises depuis treize ans, le blogueur et militant égyptien, symbole de la révolution de 2011, est maintenu en cellule bien qu'ayant purgé sa peine. Sa mère, Leïla Soueif, mathématicienne et militante de longue date, jette ses dernières forces dans la bataille pour tenter de débloquer la situation.

Quand elle nous ouvre les portes de son lumineux appartement dans le quartier de Dokki, au centre du Caire, Leïla Soueif en est à son 43e jour de grève de la faim. Tuka, son border collie, scanne le visiteur de ses yeux azur. La voix de la mère de Alaa Abdel Fattah est affaiblie, mais son regard demeure vif. À 68 ans, cette professeure de mathématiques — qui continue de dispenser ses cours à l'Université du Caire malgré son état — et opposante de longue date n'en est pas à sa première grève de la faim. Mais cette fois, elle se dit prête à aller « jusqu'au bout », c'est-à-dire jusqu'à « la perte de connaissance ou la mort ». « J'ai atteint le stade où je n'en peux plus. Cela fait dix ans que je cours après Alaa en vain », se désole-t-elle en regardant par la fenêtre.

Rembobinons : en 2011, Alaa Abdel Fattah, informaticien, blogueur et militant, alors âgé de 29 ans, est l'une des figures de proue de la révolution qui emporte l'ancien président Hosni Moubarak. Dans la décennie mouvementée qui s'ensuit, il fait plusieurs allers-retours en prison, sous tous les régimes qu'a connus le pays, du Conseil suprême des forces armées jusqu'aux Frères musulmans, dans des conditions de détention précaires. En 2019, il est incarcéré puis condamné, en 2021, à cinq ans d'emprisonnement pour « diffusion de fausses nouvelles », pour avoir partagé sur Facebook une publication écrite par un tiers accusant un officier de torture. Devenu le prisonnier politique le plus célèbre d'Égypte, il aurait dû sortir le 29 septembre 2024.

Mais le procureur en décide autrement, choisissant de ne pas comptabiliser les deux ans de détention provisoire déjà effectués. Alaa Abdel Fattah devrait donc être relâché seulement début 2027. « Mais s'ils ont trouvé un prétexte pour ne pas le libérer maintenant, ils en trouveront un autre pour ne pas le faire dans deux ans », se méfie sa mère, soutenue dans son combat par Amnesty International, Reporters sans Frontières et une flopée d'autres organisations de défense des droits humains.

Pression sur le Royaume-Uni

Pour obtenir gain de cause, Leila Soueif multiplie les allers-retours en Angleterre, pays où elle a vu le jour et dont son fils a obtenu la nationalité en 2021 depuis sa prison. À Londres, elle rencontre récemment des membres du Parlement pour faire entendre sa cause. Ce n'est pas la première fois que la famille de Alaa Abdel Fattah tente de mobiliser le Royaume-Uni. En octobre 2022, alors que l'Égypte s'apprête à accueillir la COP27, sa sœur Sanaa effectue un sit-in devant le ministère des affaires étrangères.

L'ex-premier ministre britannique Rishi Sunak lui écrit alors une lettre, lui garantissant que son gouvernement était « totalement engagé » à résoudre cette affaire. Quelques jours plus tard, en Égypte, en marge de la conférence, le locataire du 10, Downing Street serre la main du président Abdel Fattah Al-Sissi devant les caméras du monde entier, sans qu'aucune avancée n'ait été réalisée pour la libération du prisonnier politique. Une aubaine pour un régime égyptien en quête de reconnaissance internationale, et des photos restées en travers de la gorge de la famille d'Alaa Abdel Fattah.

Mais Leila Soueif espère que le changement de gouvernement fera pencher la balance. Lorsqu'il était dans l'opposition, l'actuel ministre des affaires étrangères David Lammy avait pris fait et cause pour son fils, rejoignant même Sanaa lors de son sit-in. La professeure exige :

Il s'agit maintenant pour lui de passer à l'action. Ce sont deux puissances amies, l'Égypte n'est pas un pays paria comme l'Iran ou la Chine. Il y a donc des marges de manœuvre, notamment au niveau des accords commerciaux.

Début novembre, alors que le régime de Sissi est en discussion pour de nouveaux accords avec Londres, 15 organisations de défense des droits humains adressent une missive au ministre demandant de geler toute coopération financière entre les deux pays tant que Alaa est toujours en prison.

Perte d'espoir

Car le président égyptien ne semble pas imperméable aux pressions extérieures. En 2022, sous les projecteurs de la COP27, certains prisonniers politiques sont libérés dans le cadre du « dialogue national » qui devait permettre au pays d'aborder ses problèmes sans œillères. Cette année-là, plusieurs dizaines d'entre eux sont sortis de prison. Le mouvement s'est poursuivi l'année dernière, avec notamment la libération du poète Ahmed Douma et celle de l'avocat Mohamed Al-Baqer, par ailleurs défenseur de Alaa Abdel Fattah, qui n'a pas bénéficié de cette vague de grâces présidentielles.

Une mobilisation sans précédent avait pourtant été mise en place autour de son cas. Outre les sit-in de sa sœur à Londres, son recueil de textes You have not yet been defeated, partiellement écrit depuis sa prison et qui perpétue l'esprit de la révolution de 2011, a été publié. Alaa lui-même effectue une grève de la faim dès avril 2022, en protestation contre son placement en isolement. En novembre, lors de la COP27, il arrête également de s'hydrater. Face à sa santé déclinante, le Royaume-Uni, l'Union européenne et l'ONU appellent à sa libération. En vain.

Depuis, le militant semble avoir perdu espoir. Sa mère rapporte :

S'il tient le coup, ce n'est que par égard pour nous. Si lors d'une visite, on fait l'erreur de lui parler de l'avenir ou de son fils, il réagit abruptement : « Élevez-le comme s'il était orphelin », nous dit-il.

Ces dernières années, le prisonnier a martelé que s'il venait à être libéré, sa seule priorité serait de s'envoler vers le Royaume-Uni pour s'occuper de son fils autiste, âgé de 13 ans et qu'il n'a presque pas connu, et de continuer à vivre bien loin des tourments de la politique égyptienne. Quitter le territoire, c'est la seule option qui a été proposée à un autre prisonnier politique, Ramy Shaath. Arrêté en 2019 pour « complot contre l'État », cet activiste égypto-palestinien, figure de la révolution de 2011 et porte-voix de la cause palestinienne, a été libéré en 2022 et expulsé vers la France, dont il portait la nationalité, en échange de l'abandon de sa nationalité égyptienne.

Pourquoi les autorités égyptiennes n'appliquent-elles pas la même recette avec Alaa ? « Cela fait longtemps que j'ai arrêté d'essayer de comprendre les intentions du gouvernement. Mais le régime est totalement tétanisé par les têtes qui dépassent », constate Leila Soueif. D'autant plus que, parmi ces têtes, celle de Alaa est sans doute la plus connue, y compris aux yeux de la nouvelle génération d'Égyptiens pour qui il continue d'être une source d'inspiration.

De la mobilisation inédite de 2022, Alaa Abdel Fattah n'a retiré comme bénéfice que l'amélioration de ses conditions de détention. Il a été déplacé de la prison de Tora, dans la banlieue du Caire, vers celle de Wadi El-Natroun, entre la capitale et Alexandrie, présentée par le régime comme « un hôtel 5 étoiles » et répondant aux dernières normes internationales en matière de droits humains. Là, il partage sa cellule avec deux codétenus. S'il ne peut toujours pas humer l'air frais, il a désormais de quoi lire, regarder la télévision et correspondre par écrit. En revanche, il n'a droit qu'à une visite de 20 minutes par mois, alors que le règlement prévoit deux visites mensuelles d'une heure chacune. Un durcissement mis en place lors des années Covid-19 et qui n'a jamais été levé.

Soutien international au régime

Deux ans après la COP27, la situation régionale s'est métamorphosée, mais la position de l'Égypte sur la scène internationale n'a pas bougé. Malgré les 60 000 prisonniers politiques que compte le pays selon les ONG, le régime conserve le soutien des puissances occidentales. En début d'année, il a signé un accord de 7,4 milliards d'euros avec l'Union européenne en échange d'un contrôle renforcé aux frontières. Et malgré la guerre en cours à Gaza et au Liban, le pays demeure un allié des États-Unis et d'Israël, avec qui il assure l'étanchéité de sa frontière le long de la bande de Gaza.

Près d'un an après la réélection triomphale de Abdel Fattah Al-Sissi, le bilan est morose pour la famille de Alaa Abdel Fattah, dont tous les membres ou presque sont passés par la case prison : le père, aujourd'hui décédé1, avocat et militant pour les droits humains, qui a subi la torture ; Leila Soueif, libérée sous caution depuis 2021 ; son fils bien sûr, mais aussi sa fille Sanaa, incarcérée en 2014 et 2020, chaque fois libérée après un peu plus d'un an.

Toutes ces peines en valaient-elles la peine ? « Oui », insiste Leila Soueif :

Il ne faut pas comparer la situation actuelle à celle de 2011, mais considérer une période bien plus étendue, lors de laquelle la stagnation était totale et les opposants très isolés pendant des décennies. Vu le contexte actuel, notamment le marasme économique que traverse le pays, il n'est pas impossible que la situation évolue plus vite qu'on ne le croit.


1Lire le témoignage d'Alain Gresh, «  Dans les prisons égyptiennes  », Nouvelles d'Orient, 15 novembre 2011.

19.11.2024 à 06:00

Syrie. Bachar Al-Assad piégé au coeur du triangle Iran-Israël-Russie

Eva Koulouriotis

Le président syrien Bachar Al-Assad a hérité de son père l'alliance entre Damas et Téhéran. Celle-ci s'est transformée au fil du temps en une nécessité, notamment avec le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011. Mais, dans le cadre de la guerre actuelle au Proche-Orient, elle est devenue un fardeau perturbant. Les 17 et 18 septembre 2024, plus de 3 000 bipeurs et talkies-walkies utilisés par le Hezbollah ont explosé. Particulièrement choquants par leur ampleur, ces événements (…)

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Le président syrien Bachar Al-Assad a hérité de son père l'alliance entre Damas et Téhéran. Celle-ci s'est transformée au fil du temps en une nécessité, notamment avec le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011. Mais, dans le cadre de la guerre actuelle au Proche-Orient, elle est devenue un fardeau perturbant.

Les 17 et 18 septembre 2024, plus de 3 000 bipeurs et talkies-walkies utilisés par le Hezbollah ont explosé. Particulièrement choquants par leur ampleur, ces événements constituaient le prélude à l'opération militaire israélienne contre la milice libanaise, et sonnaient l'alarme autant à Beyrouth qu'à Damas.

Un mois auparavant, le directeur du département des renseignements généraux du régime de Bachar Al-Assad, le général de division Houssam Louqa, avait effectué une visite secrète à Beyrouth, où il avait rencontré le secrétaire général adjoint du Hezbollah, Naïm Qassem. Louqa avait demandé au Hezbollah de réduire l'escalade et de ne pas tomber dans le piège israélien, étant donné le risque militaire tant pour la milice libanaise que pour le régime syrien. Qassem avait mis en avant la stratégie par étapes, réfléchie du Hezbollah ainsi que l'usure d'Israël après une année de guerre dans la bande de Gaza.

Naïm Qassem et Hassan Nasrallah ont de fait commis une erreur d'appréciation en écartant le risque d'une offensive israélienne. Le second a été assassiné le 27 septembre, et le régime Assad s'est retrouvé face à son défi le plus complexe depuis le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011, avec pour enjeu le contrôle de la frontière syro-libanaise, d'une importance stratégique pour le Hezbollah et les Iraniens, mais aussi pour Israël.

Le rôle central du Hezbollah

Les dirigeants iraniens estiment qu'une défaite écrasante du Hezbollah entraînerait des conséquences négatives pour leur propre sécurité nationale. L'existence du groupe libanais assurait jusqu'alors une dissuasion pour l'Iran et son programme nucléaire, en tant que première ligne de confrontation et atout de chantage de la part de Téhéran envers Israël et les États-Unis. La milice a également joué un rôle dans le soutien technique et logistique aux milices soutenues par l'Iran en Irak et des houthistes au Yémen. Le Hezbollah a également contribué à sauver le régime d'Assad dans les premières années de la révolution contre lui, surtout entre 2012 et 2015. Téhéran considère donc que la déroute du Hezbollah présenterait un risque pour sa sécurité nationale et, en particulier, pour son programme nucléaire face à Israël. C'est la raison pour laquelle la poursuite d'un soutien au Hezbollah via la frontière syro-libanaise s'avère une priorité stratégique, quel qu'en soit le coût. Un coût qui inquiète surtout Bachar Al-Assad, dont les yeux sont rivés sur Israël.

Côté israélien, deux dossiers sont prioritaires sur le théâtre syrien. Le premier concerne la frontière syro-libanaise et le second les milices soutenues par l'Iran en Syrie. Ces préoccupations pourraient devenir plus intenses compte tenu du refus de Téhéran et du Hezbollah d'accepter la défaite et de faire des concessions incitant le gouvernement israélien à mettre un terme à son opération militaire au Liban. Tel-Aviv est toutefois conscient de la difficulté à poursuivre son offensive à court terme, après l'élection présidentielle américaine, malgré la réélection de Donald Trump. D'où la décision de s'en prendre à la porosité de la frontière syro-libanaise, comme en témoigne la récente déclaration du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou : « Nous allons couper le pipeline d'oxygène du Hezbollah qui relie l'Iran à la Syrie1. »

Trois scénarios militaires

En pratique, trois scénarios militaires sont sur la table du gouvernement israélien pour entraver cette frontière. Le premier consiste à étendre l'offensive militaire israélienne terrestre sur le territoire libanais vers la plaine de la Bekaa, les régions de Baalbek et d'Hermel, pour contrôler la frontière. Ce scénario apparaît très coûteux et complexe.

Le deuxième consiste à lancer une nouvelle offensive terrestre au sud-ouest du territoire syrien, vers Quneitra, puis vers l'ouest de Damas, vers le Qalamoun et Homs, afin de fermer la frontière du côté syrien. Ce scénario est contraint du fait de la présence russe en Syrie et ses coûts seraient élevés en raison de la forte présence de milices soutenues par l'Iran.

Le troisième consisterait pour Israël à intensifier ses frappes aériennes des deux côtés de la frontière. Depuis le début de l'opération contre le Hezbollah, l'aviation israélienne a mené des dizaines de frappes aériennes ciblant les points de passage officiels, ou non, au niveau de la frontière syro-libanaise. Israël a également assassiné trois dirigeants de l'unité 4400, affiliée au Hezbollah et chargée de financer et d'approvisionner le groupe depuis le territoire syrien, dont le plus important, Muhammad Jaafar Qasir, était un proche personnel de Bachar Al-Assad. Mais l'efficacité de ces frappes semble avoir été limitée.

Fort de ce constat, Israël a averti Assad de la nécessité de prendre la décision de fermer ces frontières. Mais ce dernier n'a pas encore répondu à cet avertissement, et pour cause.

L'archipel syrien

L

Légende :
En rouge : zone contrôlée par Bachar Al-Assad
En vert et gris : Afrin et Tal Abyad-Serekeniye, zone contrôlée par la Turquie
En vert foncée : Idleb, zone contrôlée par Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC)
En jaune : la zone contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS)

À la merci de Téhéran

Après le déclenchement de la révolution syrienne, l'Iran est intervenu militairement et a directement protégé Assad. Fort de son soutien à des personnalités militaires briguant des postes importants et de ses relations avec les dirigeants des services de sécurité, son influence s'est accrue au sein du régime syrien lui-même. Téhéran a aussi étoffé ses relations avec les principaux entrepreneurs syriens proches du régime. Cette ingérence s'est produite parallèlement à l'envoi sur le terrain de milliers de combattants des milices soutenues par l'Iran, venus d'Irak et du Liban. Ainsi, l'Iran est progressivement passé du statut d'allié protégeant Assad à celui de partenaire dans la gestion du territoire. Cette réalité contraint Assad à bien réfléchir avant de prendre quelques mesures qui contrarieraient les intérêts iraniens, y compris dans les zones sous son contrôle. Un éventuel conflit sur une question stratégique avec les dirigeants iraniens pourrait avoir de graves répercussions sur la situation sécuritaire et économique en Syrie et, possiblement, sur Assad lui-même. Sur la base de ces préoccupations, Assad frappe à la porte de la Russie.

Ce n'est pas la première fois que Damas demande l'aide de Moscou dans une crise où Téhéran est impliquée et qui constitue une menace pour la stabilité du régime syrien. Dans son livre Le roman perdu, l'ancien vice-président syrien responsable des affaires étrangères, Farouk Al-Charah, évoque la réaction de Hafez al-Assad après le déclenchement de la première guerre du Golfe entre l'Irak et l'Iran (1979-1989) :

Hafez Al-Assad s'est précipité pour signer le traité d'amitié et de coopération entre la Syrie et l'Union soviétique le 8 octobre 1980, qu'il avait toujours hésité à signer. Cette démarche constitue une réponse à cette nouvelle variable. 

Lors d'une visite surprise à Moscou en juillet 2023, Bachar Al-Assad a rencontré le président russe Vladimir Poutine, qui lui a indiqué que la situation régionale se dégradait et que la Syrie était directement concernée. Or la Russie, malgré la guerre en Ukraine et la coopération stratégique avec Téhéran, entretient toujours des relations étroites avec Israël. D'où la question fondamentale d'Assad dans son dilemme relatif à la frontière syro-libanaise : Moscou se rangera-t-il du côté de Téhéran, de Tel-Aviv ou de Damas ?

Le 8 septembre, dans la région de Masyaf, des hélicoptères israéliens ont mené une opération militaire contre une installation du corps des Gardiens de la Révolution islamique, vraisemblablement de fabrication d'ogives pour missiles balistiques. Dans la base russe de Hmeimim, située à quelques kilomètres seulement de cette zone, un calme prudent régnait. Les batteries de défense antiaérienne S-400 de la base, bien qu'ayant identifié la cinétique israélienne, n'ont fait montre d'aucune réaction. Cela est conforme à la manière dont Moscou a toujours toléré les frappes aériennes israéliennes contre les intérêts iraniens en Syrie. Les Russes distinguent leurs intérêts dans ce pays de ceux de Téhéran, avec pour priorité le maintien du régime syrien, et la préservation de leurs bases militaires sur la côte syrienne, leur unique débouché sur la mer Méditerranée. D'où l'absence de réaction notable de la part de la Russie.

Les cartes du Kremlin

L'Union soviétique ne figurait pas sur la liste des alliés de l'Iran avant l'arrivée au pouvoir de l'ayatollah Rouhollah Khomeiny ni après. Pendant la première guerre du Golfe entre l'Iran et l'Irak, l'Union soviétique n'a pas fourni d'équipements à Téhéran, mais a soutenu Bagdad, l'approvisionnant en avions de combat, en missiles et en munitions. Il apparaît aujourd'hui que Moscou et Téhéran ont des relations plus complexes que ce que leurs politiciens laissent apparaître. Poutine affirme que la République islamique est un allié stratégique de la Russie, et le Guide de la Révolution Ali Khamenei souligne l'amitié avec Moscou tout comme leur rapprochement face à « l'Occident ». Cependant, derrière ces déclarations, des contradictions pointent. Par exemple, concernant l'invasion russe de l'Ukraine, Téhéran soutient Moscou de manière importante, en fournissant des missiles à moyenne et longue portée, des drones, et en assurant le transfert de technologie pour fabriquer ces drones en Russie. Mais au Yémen, cette alliance diffère de nature. Malgré les demandes répétées des Iraniens et des houthistes pour la fourniture de missiles sol-mer Yakhont, de fabrication russe, Moscou hésite encore. Cette hésitation se reflète également dans la fourniture à Téhéran du système S-400, que les Iraniens espèrent toujours obtenir du Kremlin en urgence, notamment après la frappe aérienne israélienne du 26 octobre. La Russie justifie sa posture par la complexité de la situation. Les relations entre la Russie et l'Iran changent donc en fonction du dossier, y compris sur le théâtre syrien, où Moscou reste en recul sur le conflit irano-israélien.

En reliant les fils venant de Téhéran, de Moscou et de Tel-Aviv à Damas, la Syrie se retrouve face à une équation qui menace la stabilité du palais des Mouhajirine (le palais présidentiel syrien). Les Iraniens pensent que l'obstruction de la frontière syro-libanaise accélérera la défaite du Hezbollah et menacera leur sécurité nationale. De leur côté, les Israéliens savent que pour affaiblir le Hezbollah et l'empêcher de rétablir ses capacités militaires, Assad doit fermer sa frontière avec le Liban. Les Russes ne sont pas prêts à intervenir dans ce conflit. Ils essaient donc au moins de comprendre les desseins de chacune des deux parties sans prendre de mesures concrètes, que ce soit pour servir de médiateur ou pour, si besoin, soutenir l'une des parties contre l'autre. Assad se retrouve seul entre un allié qui le pousse dans l'abîme, un autre qui observe la scène à distance et un voisin résolument sérieux dans ses menaces.

La Syrie d'Assad est piégée entre ces trois parties. L'assassinat d'Hassan Nasrallah, par les Israéliens, et celui de l'ancien président yéménite Ali Abdallah Saleh, le 4 décembre 2017, par les houthistes — sans doute avec l'aval iranien —, alimentent les craintes de ce dernier. Sans compter que les Israéliens considèrent plus que jamais Assad, non comme un président utile à leurs intérêts, mais comme une menace pour leur sécurité nationale et leurs projets régionaux. Mais la décision de s'en débarrasser n'est possible qu'avec l'aval du président russe Vladimir Poutine.


1Tovah Lazaroff, «  Netanyahu : With or without deal, we'll push Hezbollah back to Litani  », The Jerusalem Post, 3 novembre 2024.

18.11.2024 à 06:00

Gaza. Une Autorité palestinienne impuissante

Xavier Guignard

Devant l'ampleur de la destruction humaine et matérielle de Gaza, rendue pratiquement inhabitable, la nécessité d'une solution politique brandie par de nombreux États contraste avec l'enfermement israélien dans une guerre sans fin. Parmi les pistes mises en avant, outre la relance d'un processus de négociations, revient fréquemment le principe d'un retour de l'Autorité palestinienne à Gaza, un territoire qui lui échappe depuis 2007. Cette solution n'a pourtant rien d'évident. L'Autorité (…)

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Texte intégral (2909 mots)

Devant l'ampleur de la destruction humaine et matérielle de Gaza, rendue pratiquement inhabitable, la nécessité d'une solution politique brandie par de nombreux États contraste avec l'enfermement israélien dans une guerre sans fin. Parmi les pistes mises en avant, outre la relance d'un processus de négociations, revient fréquemment le principe d'un retour de l'Autorité palestinienne à Gaza, un territoire qui lui échappe depuis 2007. Cette solution n'a pourtant rien d'évident.

L'Autorité palestinienne (AP) est créée en mai 1994 par l'accord dit « Gaza-Jéricho » ou « Oslo I ». Ses compétences y sont définies afin de concrétiser le concept de gouvernement autonome et intérimaire. La période ainsi définie est de cinq ans — jusqu'au 4 mai 1999 — et doit alors permettre aux parties d'avancer sur les négociations sur le statut final. Mais l'ensemble des questions sensibles (création d'un État, statut de Jérusalem, délimitation des frontières, droit au retour des réfugiés, colonies, partage des ressources naturelles, etc.) est volontairement repoussé. En l'absence d'accord, ce gouvernement autonome et intérimaire est devenu pérenne, sans pour autant déboucher sur l'établissement d'un État de Palestine souverain et indépendant.

Cinq ans, devenus trente pour une Autorité sans souveraineté, et quatre ans devenus bientôt vingt pour un président, Mahmoud Abbas, sans légitimité. Élu en janvier 2005 pour un quadriennat, l'ancien premier ministre de Yasser Arafat et membre du Fatah a vu son mandat prolongé indéfiniment — jusqu'à la mise en place de nouvelles élections constamment repoussées. Bien avant le 7 octobre 2023, les Palestiniens des Territoires occupés vivaient une succession de crises politiques : division interpalestinienne depuis 2007, annulation des élections, poussée autoritaire, permanence et renforcement de la colonisation et du blocus sur Gaza, et enfin marginalisation régionale. Dès lors, comment envisager que l'un des problèmes majeurs de la vie politique des Territoires — la permanence de l'Autorité palestinienne dans ses contours actuels — puisse incarner la solution adéquate quand la destruction de Gaza cessera enfin ?

De quelle Autorité parle-t-on ?

Ce qu'on a coutume d'appeler « Accords d'Oslo » constitue en réalité une série d'accords qui n'ont jamais envisagé la création d'un État palestinien. Loin de se substituer à l'administration militaire israélienne des Territoires, elle vient s'y ajouter. Dans les faits, l'autonomie n'est pas l'antichambre de la souveraineté, mais son pis-aller. D'un côté, l'AP a obtenu de créer des corps de fonctionnaires et d'exercer un pouvoir sur les habitants des Territoires occupés. De l'autre, Israël contribue depuis trois décennies à maintenir en place une administration palestinienne qui ne peut contrecarrer ses ambitions coloniales.

Au-delà du morcellement des Territoires, les Accords d'Oslo posent les bases de la relation entre Israël et l'Autorité qui perdure jusqu'aujourd'hui. Elle repose principalement sur deux piliers : la coopération sécuritaire et la dépendance économique. Depuis l'occupation des territoires en 1967, Israël contrôle l'activité économique palestinienne. Les territoires sont maintenus dans un rôle de sous-traitants et absorbent le surplus de la production israélienne.

La coopération sécuritaire est une expression qui a occupé une place importante dans le débat public, tant l'Autorité palestinienne menace régulièrement, sans effet, de la suspendre pour exprimer son désaveu de la politique israélienne. Les services de sécurité palestiniens, dédoublés après la division entre Gaza et Cisjordanie, sont certes nombreux, mais dépendent, en Cisjordanie, du bon vouloir israélien. Oslo interdit en effet à l'Autorité palestinienne de constituer une armée, mais rend possible la mise en place d'une police aux compétences et pouvoirs étendus.

Comptant pour un tiers du budget de l'Autorité palestinienne, les forces de sécurité palestiniennes emploient plus de 85 000 personnes à la fin des années 2010 (on compte un agent de sécurité pour 48 Palestiniens, contre un agent pour 384 Américains). Cette croissance a non seulement permis l'emploi des anciens combattants palestiniens, mais aussi la mise en œuvre d'une surveillance étroite de la population et des opposants. Israël bénéficie de la protection d'un corps supplétif palestinien à moindre coût et l'Autorité palestinienne consolide son pouvoir en s'appuyant sur les renseignements fournis par Israël.

Vers une poussée contestataire

Après la crise de 2006-2007, qui a conduit à la division institutionnelle des Territoires avec un gouvernement dominé par le Hamas dans la bande de Gaza et un gouvernement issu du Fatah à Ramallah, celle de 2021 est la plus grave qu'a connue l'Autorité depuis son existence. Début 2021, les Territoires occupés se préparaient à la tenue d'élections législatives et présidentielle. Les seules élections qui ont pu se dérouler entre-temps sont des élections municipales (2012, 2017, 2019 et 2021) qui ont été un fiasco démocratique. Faible participation, fraude électorale, manœuvres dans la présentation des résultats : tout a été fait pour rendre invisible la perte de popularité du Fatah en Cisjordanie.

La réconciliation interpalestinienne et la tenue d'élections, pour redynamiser la vie politique et disposer d'une classe dirigeante légitime, sont au cœur des demandes populaires. Lorsque Mahmoud Abbas annonce en mai 2021 le report (euphémisme pour parler de l'annulation) des élections, une vague de contestation envahit les rues de Cisjordanie et de Gaza. La répression contre les manifestants s'intensifie, de nombreux opposants sont arrêtés et certains, comme Nizar Banat, mourront dans des circonstances volontairement laissées obscures.

En parallèle, le gouvernement israélien mène une offensive d'ampleur à Jérusalem, cherchant l'éviction des habitants de plusieurs quartiers palestiniens de Jérusalem-Est (Silwan, Sheikh Jarrah) et multipliant les provocations et les agressions sur l'Esplanade des mosquées. En annulant les élections, Abbas a aggravé la contestation en Cisjordanie, qui se traduit notamment par la résurgence d'un activisme armé, d'abord dans le nord (Naplouse, Jénine) et ensuite dans presque toute la Cisjordanie. Au même moment, le Hamas lance l'opération Épée de Jérusalem (sayf al-quds) et se pose en contre-modèle de l'Autorité palestinienne de Ramallah. L'émergence d'une contestation, civile ou armée, contre ce pouvoir palestinien traduit une volonté partagée de remettre la question de la lutte contre l'occupation et la colonisation au centre du jeu politique, plutôt que de s'évertuer à construire un État sans souveraineté.

Le mythe d'une « solution politique » a minima

C'est dans ce cadre politique que doit être jaugée la faisabilité d'un déploiement de l'Autorité palestinienne comme solution politique au drame de Gaza. À la suite des attaques du Hamas contre des bases militaires et des kibboutz en Israël le 7 octobre 2023 puis le bombardement de Gaza par l'armée israélienne, le président palestinien est resté pratiquement silencieux. Sa mise en retrait souligne que Gaza, où il ne s'est pas rendu depuis 2006, lui est devenue comme un territoire étranger.

Dans un geste, à peine commenté en Cisjordanie tant il paraissait dérisoire, il a annoncé un changement de gouvernement fin mars 2024. Mahmoud Abbas prétendait ainsi apporter une réponse, quoique tardive et plutôt timide aux demandes de 2021, sans passer par les urnes et sans saisir l'ampleur du drame en cours depuis octobre 2023. Le gouvernement, technocratique, tente certes d'accorder une place privilégiée à des personnalités gazaouies, mais ne représente pas l'ensemble des courants palestiniens. Le gouvernement de Mohammed Moustafa s'est donné comme tâche d'agir pour un cessez-le-feu à Gaza sur lequel il n'a aucun poids, et de penser la reconstruction de ce territoire dont l'ampleur de la destruction reste à déterminer.

En Cisjordanie, ce nouveau gouvernement, pas plus que le précédent, n'a les moyens de lutter contre la poussée contestataire et l'augmentation drastique des violences des colons et de l'armée israélienne. Pour Gaza, il est cantonné à un rôle d'observateur des pourparlers menés sous l'égide du Qatar et de l'Égypte. Indépendamment de la bonne volonté de ses ministres, ce gouvernement impuissant fait l'objet de critiques sévères, puisque ses opposants voient dans l'établissement de plans successifs pour s'établir à Gaza un moyen pour le Fatah de prendre sa revanche sur le Hamas, qui l'en a chassé en 2007. Surtout, ses dirigeants feignent d'ignorer que la solution politique qu'ils espèrent incarner requiert un abandon de la logique d'Oslo, qui a remplacé la demande d'indépendance par une autonomie sous forte contrainte.

Les défis de la division

Le 18 juillet 2024, le parlement israélien a voté dans sa très grande majorité (68 voix contre 9) son opposition à l'établissement d'un État palestinien, même provenant d'une solution négociée. Ce vote traduit un consensus transpartisan israélien et n'augure rien de favorable pour les ambitions prêtées à l'Autorité palestinienne. Le premier obstacle à l'établissement d'une Autorité sur l'ensemble des Territoires occupés est en effet la volonté israélienne de dissiper tout espoir que l'indépendance palestinienne puisse constituer une solution viable. Ce vote israélien se double d'une campagne soutenue par certains ministres et de mouvements de colons, pour recoloniser Gaza. Leur idée est d'accentuer le déplacement forcé de la population palestinienne déjà en cours pour annexer de nouveaux territoires.

Au-delà, l'Autorité doit réussir à s'opposer à la création d'un statut d'exception pour la bande de Gaza. Après le retrait unilatéral des colonies en 2005 (et dans un contexte d'une occupation indirecte, par le contrôle total des accès au territoire), puis la division interpalestinienne en 2007, Israël a consolidé une vision exclusivement sécuritaire de ce territoire. Quand bien même le 7 octobre a souligné toutes les apories d'une telle approche, cette même doctrine demeure au centre des ambitions israéliennes : diviser la bande de Gaza en y établissant une zone militaire sur environ un tiers du territoire et maintenir une force non palestinienne pour assurer la sécurité des deux tiers restants, en collaboration avec certains alliés régionaux. C'est dans ce cadre que le nom de Mohammed Dahlan est évoqué, bien qu'il ne s'exprime pas en son nom propre sur le sujet. Ancien directeur de la Sécurité préventive à Gaza, il a mené une lutte implacable contre le Hamas. Suite à des accusations de corruption, le Fatah l'exclut et il est poussé à l'exil en 2011. Devenu conseiller de Mohammed Ben Zayed, président des Émirats arabes unis, il entretient de bonnes relations avec les autorités israéliennes, égyptiennes et américaines, ce qui justifie pour certains d'en faire le nouvel homme fort d'une bande de Gaza réduite à sa dimension sécuritaire. Un tel plan aggraverait la division palestinienne qui constitue, au côté de la coopération sécuritaire, l'autre fondement de la contestation palestinienne depuis près de deux décennies.

S'ajoute également la question du financement de la reconstruction pour laquelle certaines estimations de l'ONU évaluent les besoins à 100 milliards de dollars (94 milliards d'euros) sur deux décennies. En dépit de son intérêt pour piloter ce processus, l'Autorité palestinienne ne dispose pas des ressources nécessaires et s'appuierait sur des bailleurs extérieurs. Les plans de la reconstruction de Gaza sont systématiquement bâtis sur l'idée que les monarchies du Golfe, Arabie saoudite en tête, accepteront d'y contribuer de façon significative. Or, ces pays ne cessent de répéter que l'ère de ces financements sans contrepartie (au Liban comme en Palestine) est terminée. À moins que la reconstruction ne soit inscrite dans un processus politique qui viserait à établir un État de Palestine indépendant, ces pays déclarent déjà leur désengagement.

Gouverner, représenter, résister

Enfin, depuis des décennies, la scène politique palestinienne dans les Territoires occupés et en exil est traversée par une hétérogénéité des préoccupations, qui s'est exprimée de façon plus visible après le 7 octobre. Coexistent ici trois mots d'ordre, dont la fusion est essentielle pour tout projet palestinien : gouverner, représenter et résister. La question du gouvernement est intrinsèquement liée à celle de sa légitimité, qu'elle soit l'expression d'un accord national autour de figures politiques consensuelles ou issues des urnes. Celle de la représentation s'incarne depuis deux décennies dans la réconciliation entre les deux partis ennemis — Fatah et Hamas — et l'inclusion au sein de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) du Hamas et du Jihad islamique palestinien, qui n'en sont pas membres. L'affichage à Moscou et Pékin en 2024 de discussions interpalestiniennes sur l'avenir de l'OLP n'ont, pour l'instant, pas abouti. Sans avancée tangible sur ce sujet, des initiatives concurrentes pour incarner une voix palestinienne renouvelée pourraient prendre corps, à l'instar de l'ambition portée par l'ancien député israélien Azmi Bichara, de former une alternative à l'OLP regroupant quelques centaines de nouvelles figures palestiniennes des Territoires occupés et de la diaspora pour porter la cause palestinienne hors des frontières et sans être soumis au bon vouloir du pouvoir de Ramallah.

Ces discussions sur l'avenir de l'Autorité se déroulent par ailleurs comme si la question de la succession de Mahmoud Abbas (bientôt 89 ans, deuxième chef d'État le plus âgé derrière Paul Biya) n'était plus posée. Or, celle-ci est au cœur des enjeux des élections comme des réarticulations du pouvoir à Ramallah tant qu'Abbas cumule les casquettes de dirigeant du Fatah, de l'OLP et de la présidence de l'Autorité. Les différentes nominations des dernières années — Hussein Al-Cheikh au secrétariat général de l'OLP, Mahmoud Al-Aloul à la vice-présidence du Fatah — indiquent qu'Abbas ne souhaite pas nommer un seul candidat ayant toutes les responsabilités pour lui succéder, mais préfère les répartir entre plusieurs individus. Une succession précipitée et mal préparée, ainsi que l'engagement de secteurs du Fatah jusqu'ici écartés (autour notamment de Marwan Barghouthi et Mohammed Dahlan), pourrait faire naître une concurrence entre eux qui fragiliseraient de l'intérieur l'Autorité, au moment où le pari de sa consolidation est fait.

Reste l'épineuse question de la résistance à l'occupation israélienne et la contestation en cours de l'Autorité. La transformation du Hamas ces dernières années et les choix opérés le 7 octobre sont à l'exact opposé de la politique répressive de l'Autorité. Répondre à l'attente de la fin de l'occupation, à la protection de ses citoyens, à leurs demandes de réforme et aux respects de ses engagements internationaux est un défi insurmontable. Pour ce faire, un accord avec le Hamas et les composantes armées de la bande de Gaza s'impose. Même si le Hamas ne participe pas au futur gouvernement, il ne pourra être complètement mis à l'écart des négociations concernant sa composition et son mandat. Un an après le début de la guerre, le Hamas s'impose encore sur la scène politique palestinienne comme une force incontournable pour tout projet lié à Gaza. Son exclusion risque d'éveiller les spectres de l'affrontement interpalestinien de 2007. Au-delà de la rivalité entre les différents partis politiques, la volonté populaire palestinienne, rarement abordée, ne devrait idéalement pas être exclue. Ce projet de l'établissement de l'Autorité palestinienne à Gaza devrait être conçu non seulement comme une solution politique à la suite d'un cessez-le-feu, mais avant tout comme un projet national reformulé et capable de répondre aux aspirations des Palestiniens.

16.11.2024 à 06:00

« J'ai encore espoir que nous recoudrons ce tissu social »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)

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Texte intégral (1957 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Jeudi 14 novembre 2024.

Nouveau chapitre de mes « Chroniques de la bétaillère ». Voici le dernier sujet de conversation dans ces moyens de transport improbables, des charrettes destinées aux animaux et où on trimballe aujourd'hui les humains de Gaza.

Cette fois-ci, la discussion a commencé quand le « contrôleur », l'homme qui ramasse l'argent des passagers (un des nouveaux métiers de Gaza) a refusé une pièce de dix shekels, la monnaie israélienne qui a toujours cours ici : « Non, on ne prend plus les pièces de dix. » À cause du blocus total des Israéliens, ce sont toujours les mêmes liquidités qui circulent depuis le 7 octobre 2023. Du coup, les billets sont en lambeaux et les pièces sont abîmées, surtout celles de dix shekels, sont souvent noircies.

Comme vous le savez, les banques sont fermées, on ne peut plus retirer de liquide. Mais grâce à cette pénurie, des nouveaux riches, des nouveaux profiteurs sont apparus. Ce sont malheureusement des Palestiniens, des Gazaouis qui profitent de la situation pour faire beaucoup d'argent. Voilà comment ça marche : Quand un habitant de Gaza reçoit un salaire ou de l'aide financière, de Cisjordanie ou de l'étranger, la somme arrive sur son compte, généralement à Ramallah, en Cisjordanie. Comme les agences de Gaza sont fermées, et qu'il n'y a plus de distributeurs de billets, il ne peut pas retirer de cash. Au début de la guerre, certaines agences fonctionnaient encore. Puis elles ont dit qu'elles n'avaient plus que des dinars jordaniens ; puis, plus de dinars. Des gens, excédés de devoir faire la queue pendant des heures, ont tiré sur la façade de l'une de ces banques.

Revendre du cash

Mais l'histoire n'es pas terminée. Elle commence, comme toujours, par les Israéliens. Ces derniers ont donné le monopole de l'importation à onze personnes en tout, onze commerçants gazaouis. Ils sont les seuls de toute la bande de Gaza à pouvoir faire entrer de la marchandise – quand les terminaux sont ouverts bien sûr. Les biens viennent de Cisjordanie ou d'Israël. Pour les acheter, ces importateurs font un transfert bancaire vers le compte du vendeur.

Grâce au monopole dont ils bénéficient, ces importateurs peuvent revendre la marchandise dans la bande de Gaza à des prix très élevés. Les prix sont multipliés par 20, parfois par 100 par rapport à ceux d'avant-guerre. Le petit détaillant, en bout de chaîne, qui se fait payer uniquement en liquide par ses clients, ne peut pas déposer de monnaie sur son compte bancaire. Il paye donc l'importateur en cash. Mais ce dernier, lui aussi habitant de Gaza, ne peut pas, lui non plus, le mettre en banque. Il a pourtant besoin d'avoir de l'argent sur son compte pour pouvoir faire un nouveau virement à son vendeur israélien ou cisjordanien, afin de leur acheter de nouvelles marchandises.

Voilà donc ce qu'il fait : l'argent versé par le détaillant, il le revend aux Gazaouis, à moi, à mes voisins. Nous avons absolument besoin de liquide pour acheter un pain ou quelques boîtes de conserve. C'est le seul moyen de paiement accepté par les commerçants. Et comme nous ne pouvons plus nous procurer de liquide auprès d'une banque, nous rachetons notre propre argent. Avec une commission de 25, voire de 30 %.

On sait très bien où trouver ces revendeurs d'argent. Ils siègent principalement dans un établissement très connu à Deir El-Balah, le café Al-Mouallaka (« Le suspendu », car il est au premier étage d'une maison). Ils t'annoncent le taux de change du jour, ainsi que le taux de leur commission. Cette dernière peut changer en fonction de l'état des billets ; s'ils sont en bon état, le montant de la commission est plus élevé. Pour retirer ces billets, nous faisons un virement par téléphone portable (la connexion fonctionne de façon intermittente) sur le compte de ces revendeurs de billets, qui sont en lien avec les importateurs. Ces derniers ont donc gagné beaucoup d'argent en revendant leur marchandise à des prix prohibitifs, mais ils se font en plus une marge de 25 % minimum. Malheureusement, ces gens-là sont des compatriotes, des Palestiniens, des Gazaouis, qui profitent de cette guerre pour devenir riches.

Les mêmes billets, les mêmes pièces qui tournent

C'est pour cela que la vie devient vraiment dure, très dure pour les Gazaouis, surtout pour les salariés. À Gaza, il y a encore de nombreux fonctionnaires de l'Autorité palestinienne qui touchent 70 % de leur salaire, même s'ils ne travaillent plus depuis la prise de pouvoir du Hamas en 2007. Il y a aussi les employés des différentes ONG et des Nations Unies. Mais tous ces salaires sont payés par virement bancaire. Quelques épiceries, il est vrai, acceptent encore les cartes de crédit, mais ils en profitent, eux aussi, pour ajouter 25 % au prix payable en liquide.

Donc, ce sont toujours les mêmes billets et les mêmes pièces qui tournent en boucle. Les billets et même les pièces sont de plus en plus abîmés au point que les commerçants, ou les propriétaires des bétaillères, ne les acceptent plus.

C'est ce que cherchent les Israéliens. Tous les moyens sont bons à leurs yeux pour aggraver la vie des Palestiniens, les bombes, le danger 24 heures sur 24, les « Israéleries », les boucheries, les massacres et la famine. On peut de moins en moins acheter de nourriture – quand on en trouve, parce qu'on dépense nos dernières économies ou nos maigres salaires pour racheter notre propre monnaie, qui elle-même disparaît physiquement sous nos yeux. Après les billets, de plus en plus déchirés, c'est maintenant le tour des pièces, comme je l'ai vu dans la bétaillère. À commencer par les pièces de dix shekels, que presque tout le monde refuse maintenant. Chez moi, sous ma tente, j'ai à peu près 200 shekels (50 euros) en pièces de dix, qui ne servent plus à rien.

Je ne sais pas comment, après cette guerre, les gens pourront accepter l'idée que des Palestiniens en ont profité pour s'enrichir. Je ne sais pas comment ils vont regarder ces gens qui auront fait fortune, qui auront gagné des centaines de millions de shekels sur le dos d'une population de plus en plus appauvrie, en voie d'anéantissement, et survivant grâce à l'aide humanitaire, quand celle-ci arrive. Je sais très bien que la stratégie des Israéliens, c'est de déchirer ce tissu social. Mais j'ai encore espoir que malgré tout, quand tout sera fini, nous recoudrons ce tissu, que nous nous rassemblerons et que nous serons plus soudés et plus forts qu'avant. Je n'ai pas envie de voir la société palestinienne se déchirer. C'est un grand risque dans la situation actuelle, mais il y aura toujours cet esprit palestinien, cette volonté de tout reconstruire. Et surtout de ne pas bouger de la Palestine.

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L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
Parution : 29 novembre 2024
272 pages
18 euros

Vous pouvez précommander l'ouvrage ici.

Le lancement du livre aura lieu le jeudi 28 novembre à 19 h au Lieu-dit, 6 rue Sorbier (Paris 20), en présence de Leïla Shahid.

15.11.2024 à 06:00

Gaza. Ce que disent les images de la mort de Yahya Sinouar

Amna Guellali

En octobre 2024, la mise à mort de Yahya Sinouar, leader du Hamas à Gaza, a été immortalisée par un drone israélien. L'objectif de Tel-Aviv en diffusant ces images était de montrer la vulnérabilité du dirigeant palestinien définitivement éliminé et la force militaire et technologique de la puissance colonisatrice. Et si ces images échappaient à leur créateur et se retournaient contre lui... En quelques heures, les images des derniers moments de Yahya Sinouar, le chef du Hamas à Gaza, (…)

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Texte intégral (2841 mots)

En octobre 2024, la mise à mort de Yahya Sinouar, leader du Hamas à Gaza, a été immortalisée par un drone israélien. L'objectif de Tel-Aviv en diffusant ces images était de montrer la vulnérabilité du dirigeant palestinien définitivement éliminé et la force militaire et technologique de la puissance colonisatrice. Et si ces images échappaient à leur créateur et se retournaient contre lui...

En quelques heures, les images1 des derniers moments de Yahya Sinouar, le chef du Hamas à Gaza, filmées par un drone israélien le 16 octobre 2024, ont fait le tour du monde. Elles ont été partagées par des centaines de milliers de personnes, aujourd'hui galvanisées dans le monde arabe et bien au-delà. Elles y voient le symbole ultime de la lutte pour la libération de la Palestine2.

Dans d'autres cercles, cette même vidéo signifie plutôt la fin d'un homme qui a été l'un des architectes des massacres du 7 otobre en Israël, point de départ de l'offensive militaire israélienne à Gaza. Ils célèbrent sa mort comme celle d'un assassin et d'un criminel. Tel le président américain Joe Biden déclarant que cet assassinat est « un bon jour pour Israël, pour les États-Unis et pour le monde3. »

L'objectif de cet article n'est pas de juger les actes du dirigeant du Hamas ni de célébrer sa mémoire, mais d'analyser l'image de sa mise à mort, sa portée symbolique et politique, ainsi que l'impact qu'elle peut avoir sur le conflit. En effet, le parcours de Sinouar, né en 1962 dans le camp de réfugiés de Khan Younès, dans le sud de Gaza, est intimement lié à l'histoire de la Palestine et à la violence de la colonisation. Sa mort est symptomatique du génocide en cours à Gaza, où l'anéantissement de tout un peuple se grave dans les images de destruction systématique et d'écrasement des populations.

Drone contre bâton

Les images tournées par le drone et diffusées par Israël ont quelque chose d'à la fois moderne et archaïque. On voit l'engin militaire survoler une zone en ruines, puis pénétrer dans une maison éventrée où des meubles saccagés, de la poussière et des gravats s'accumulent. Dans un coin, un homme est assis sur un fauteuil. Sa main droite semble arrachée et sanguinolente. Il est blessé, porte probablement un keffieh autour du visage. Les images sont floues, incertaines. L'homme regarde longuement le drone, qui le fixe à son tour. Puis il lance un bâton en direction de l'appareil, qui tourne sa caméra pour suivre le mouvement de l'objet, puis revient sur son visage. Dans cette séquence de 47 secondes se rejoue quelque chose d'universel et de symboliquement fort. Vient à l'esprit immédiatement l'image biblique de David contre Goliath, métaphore des combats inégaux où l'espoir de vaincre un ennemi nettement plus puissant s'ancre dans une foi indéfectible en ses chances, même infimes.

Le caractère tragique de cet instant où un homme terrassé continue de défier son adversaire se condense dans ce regard fixe et le bâton lancé dans un ultime acte de désespoir et de rage. Il apparaît plus tragique encore en raison de l'utilisation de cette caméra omnisciente, dirigée de loin par une armée qui cherche ainsi à pénétrer chaque recoin de Gaza pour détruire toute once de vie.

Cette vision de la toute-puissance militaire et stratégique israélienne amplifie ce sentiment. Imaginons si un humain, un soldat qui se serait trouvé là au moment des combats, avait filmé cette scène. Son face-à-face avec Sinouar aurait donné dans la conscience quelque chose de différent, avec une dimension de prise de risque, de chaire, de réalité humaine dans toute sa cruauté. En enregistrant ces images, le drone, lui, leur confère une dimension plus abstraite et plus terrifiante, et signe à la fois l'absence et l'omniprésence de l'adversaire.

Au-delà de la figure du héros, l'image de la mort de Sinouar reflète tout le conflit à Gaza : cette horreur à l'œuvre dans l'écrasement impitoyable des populations, les massacres et l'assujettissement des individus à la machine répressive sans précédent. Le caractère à la fois classique et inédit de cette vidéo, sa contribution à la construction de l'imaginaire collectif de lutte pour la libération de la Palestine, mais aussi ce qu'elle crée dans les consciences d'un syndrome de la surveillance et de l'omniscience, sont absolument vertigineux.

Selon Grégoire Chamayou, auteur du livre Théorie du drone en 20134, cet aéronef sans pilote, qu'il soit tueur ou de reconnaissance, transforme la guerre : il ne la rend pas seulement asymétrique, mais aussi unilatérale. Ce pouvoir de « poser un regard constant sur l'ennemi » et de le tuer le rend « omni-voyant » et accentue davantage le côté inégal du combat entre David et Goliath — les Palestiniens contre l'armée israélienne.

Dans ce conflit plus que dans tout autre, le déséquilibre radical dans l'exposition à la mort redéfinit le sens même de « faire la guerre » : celle-ci « dégénère en abattage ou en chasse. On ne combat plus l'ennemi, on l'élimine comme on tire des lapins. » Ces mots de Chamayou, écrits quand il analyse les opérations antiterroristes menées par les États-Unis en Afghanistan et en Irak, font écho de manière puissante face aux images de Sinouar, et plus largement dans cette opération de traque et d'assassinat systématique pratiquée par Israël à Gaza depuis maintenant plus d'un an — non seulement à l'égard des combattants, mais surtout des civils. Toutes les violations perpétrées à Gaza depuis le 7 octobre prennent corps sur cette vidéo.

Avant d'entrer dans la maison éventrée, le drone survole une zone totalement détruite, où l'on voit un champ de ruines. On sait que plus de 60 % des bâtiments à Gaza sont détruits, ce qui mène de nombreuses voix à parler d'« urbicide » pour décrire cette réalité inédite depuis la seconde guerre mondiale : la transformation d'une ville en un amas de gravats et de décombres. Le rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à un logement convenable, Balakrishnan Rajagopal, écrivait en janvier dernier :

Cet écrasement de Gaza en tant que lieu efface le passé, le présent et l'avenir de nombreux Palestiniens… Il n'est peut-être pas exagéré de dire qu'une grande partie de Gaza a été rendue inhabitable5.

De Che Guevara à Saddam Hussein

L'histoire a montré que les circonstances de la mort de personnalités révolutionnaires jouent souvent un rôle central dans la construction de leur mythe. Elles transcendent l'individu pour devenir une pierre angulaire de l'identité collective. Dans le cas de Sinouar, ce moment symbolique résonne particulièrement dans une Palestine où l'écrasement de toute résistance contre l'occupation israélienne prend des formes de plus en plus sanglantes.

On peut établir un parallèle avec la mort de Che Guevara. Les autorités boliviennes avaient conçu la photographie de son corps gisant, les yeux ouverts, pour prouver sa mort et affirmer la fin de son influence révolutionnaire. Or, par sa ressemblance troublante avec les représentations classiques du Christ crucifié, elle a eu l'effet inverse : elle a hissé Che Guevara au rang de martyr révolutionnaire, devenant un symbole universel de la lutte contre l'injustice.

La mise à mort du président irakien Saddam Hussein, le 30 décembre 2006, en offre une autre illustration. Son exécution pendant l'Aïd El-Adha, fête sacrée de sacrifice et de rédemption, a suscité une réaction intense dans le monde arabe. Beaucoup ont perçu cette décision, prise par les autorités irakiennes et soutenue par les États-Unis, comme une humiliation intentionnelle et une déshumanisation. La diffusion des images fut interprétée comme un moyen de soumettre Saddam Hussein, mais aussi le peuple irakien, dans une volonté de montrer au monde arabe la puissance américaine et l'écrasement d'une figure autrefois toute-puissante. Mais au lieu d'avoir pour effet de soumettre la population, elle a plutôt galvanisé un certain esprit de revanche. Pourtant très controversée en raison des crimes commis par l'ex-président, la figure de Saddam Hussein est réinvestie d'une charge symbolique puissante, et devient pour certains le symbole d'un martyr face à l'occupant.

Ainsi les mises en scène de la mort de personnalités comme Sinouar, Guevara et Hussein par des « vainqueurs » qui tentent d'imposer un récit hégémonique échappent souvent à leur contrôle. Elles jouent comme des catalyseurs de mémoire collective, qui peuvent revigorer les idéaux de ces figures combattantes ou héroïques.

Dans le cas de Sinouar, son corps martyrisé est en train de devenir un mythe révolutionnaire. Les images capturées par le drone israélien évoquent une omniprésence technologique et une inhumanité de la guerre moderne, où le pouvoir de vie et de mort s'exerce sans contact humain. Cette représentation d'une violence distanciée et implacable amplifie le sentiment de tragédie et renforce aussi la représentation du chef du Hamas en héros emblématique, celui qui défie jusqu'à la fin, même sous l'œil inhumain du drone.

Une arme à double tranchant

De nombreuses images circulent aujourd'hui et des anonymes qui s'identifient à la figure du résistant rejouent la scène ultime de Sinouar — elle devient un moment de revigoration de l'imaginaire. Cependant, cela escamote ce qu'il y a de plus problématique dans le parcours du dirigeant du Hamas. En effet, des Palestiniens de Gaza, qu'ils soient dans l'enclave détruite ou qu'ils écrivent de l'extérieur, s'élèvent pour contester cette exaltation ; ils pointent notamment son rôle dans le 7 octobre considéré, par beaucoup, comme une décision aventureuse sans stratégie qui n'aboutit qu'à l'annihilation de Gaza.

Or, la glorification de cette figure tend à relativiser ou même à rendre inaudibles les nombreuses voix qui cherchent une autre solution pour mettre fin aux massacres. Le destin du Hamas s'est joué sur des décisions politiques et stratégiques conditionnées par la domination d'une force occupante qui affirme de plus en plus sa volonté d'anéantir la présence palestinienne à Gaza comme en Cisjordanie6. Et il est à craindre que la surenchère dans l'héroïsme ne l'éloigne du réalisme nécessaire à une révision rationnelle des positions et des choix. La magnification de la « résistance » et du « martyr » peut avoir un effet pervers : galvaniser les foules vers un bûcher sacrificiel qui rendra encore plus difficile la fin du massacre. Alors que rien ne semble arrêter la machine génocidaire israélienne, qui bénéficie toujours du soutien et de l'armement des grandes puissances occidentales, les Palestiniens semblent voués à un sacrifice sans fin, dans une martyrologie qui les emprisonne et empêche toute vision rationnelle de la situation.

Ainsi, cette scène enregistrée par un drone est bien plus qu'une capture documentaire : elle amplifie la puissance symbolique de la mort de Sinouar, tout en donnant à voir le déséquilibre écrasant des forces. Bien au-delà de son rôle militaire, le drone devient un instrument de pouvoir, influençant la manière dont la guerre est perçue, vécue et racontée. Il permet une distance physique de l'agresseur qui dissout l'humanité du conflit et la résilience symbolique prend le relais du combat physique.


1Voir notamment le compte X de Seyed Mohammad Marand.

2Pour un aperçu sur les différentes réactions après la mort de Yahya Sinwar, lire Imene Guiza, «  « Resistance never dies » : Social media reacts to killing of Yahya Sinwar  », Middle East Eye, 18 octobre 2024.

3«  Statement from President Joe Biden on the death of Yahya Sinwar  », sur le site de la Maison-Blanche, 17 octobre 2024.

4Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, 2013.

5Balakrishnan Rajagopal, «  Domicide : The Mass Destruction of Homes Should Be a Crime Against Humanity  », New York Times, 29 janvier 2024.

6Tareq Baconi, «  What Was Hamas Thinking  ?  », Foreign Policy, 22 novembre 2023.

14.11.2024 à 06:00

Irak. Kerbala, sanctuaire des réfugiés libanais

Héloïse Wiart

Plusieurs milliers de Libanais chiites fuient les frappes israéliennes pour se réfugier en Irak, dans la ville sacrée de Kerbala, haut lieu du chiisme et sanctuaire de l'imam Hussein. Là-bas, la population s'organise pour les accueillir, soutenue par de puissantes organisations religieuses chiites et les forces paramilitaires pro-Iran. Reportage. Il est un peu plus de 21 heures à l'aéroport international de Bagdad en ce 24 octobre 2024. La file des visas est inhabituellement longue pour (…)

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Texte intégral (3915 mots)

Plusieurs milliers de Libanais chiites fuient les frappes israéliennes pour se réfugier en Irak, dans la ville sacrée de Kerbala, haut lieu du chiisme et sanctuaire de l'imam Hussein. Là-bas, la population s'organise pour les accueillir, soutenue par de puissantes organisations religieuses chiites et les forces paramilitaires pro-Iran. Reportage.

Il est un peu plus de 21 heures à l'aéroport international de Bagdad en ce 24 octobre 2024. La file des visas est inhabituellement longue pour les étrangers, principalement des réfugiés libanais accueillis par l'Irak comme « invités », comme l'ont répété à plusieurs reprises des représentants officiels. Bagages en main, ils se dirigent rapidement vers la sortie, où des retrouvailles spontanées ont déjà lieu. Certains s'arrêtent à Bagdad, comme Kassem, qui y retrouve sa mère. Celle-ci s'est installée temporairement dans la capitale après avoir fui Tyr, ville côtière du sud du Liban, récemment désertée, sous les bombardements israéliens. D'autres voyageurs se dirigent vers les voitures qui les attendent pour les emmener à Kerbala. Après avoir franchi de nombreux points de contrôle, ils arrivent comme moi dans la nuit, sous le regard des portraits de l'Ayatollah Ali al-Sistani, de Mohamed Sadiq al-Sadr et de son fils Moqtada, qui ornent les murs et les rues de la ville, aux côtés d'autres grands prêcheurs de la foi musulmane chiite.

Un lien historique

D'après les chiffres de l'agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) de fin octobre 2024, plus de 25 000 Libanais sont exilés aujourd'hui en Irak. Selon l'intensité des frappes israéliennes, le flux de réfugiés peut atteindre une moyenne quotidienne de 900 personnes depuis la mi-octobre. Ils s'installent principalement dans les villes saintes de Kerbala et Najaf, tandis que d'autres se répartissent dans diverses provinces du centre et du sud de l'Irak, notamment à Babil, Bassora, Diyala et Salaheddin1.

Les relations entre le Liban et l'Irak bénéficient d'une forte identité partagée par les chiites des deux pays, et qui s'est affirmée après la révolution islamique iranienne de 1979. Ces liens idéologiques se sont approfondis avec l'essor du Hezbollah, formé en réponse à l'invasion israélienne de Beyrouth en 1982, et sous l'influence croissante de l'Iran après la chute de Saddam Hussein. Les deux communautés entretiennent des échanges dynamiques, illustrés par les commémorations qui rythment le calendrier religieux chiite et donnent lieu à des pèlerinages fréquents vers les sites irakiens. Le séminaire de Najaf constitue également un important centre d'enseignement théologique, social et politique, où de nombreux étudiants libanais se forment. La récente guerre à Gaza a intensifié leur lutte commune contre l'oppression, consolidant ainsi leur sentiment de solidarité au nom d'un panarabisme renaissant.

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Kerbala, 25 octobre 2024. Libanaises en exil dans l'enceinte du mausolée de l'imam Hussein.
(Toutes les photos sont de Héloïse Wiart)

Cette solidarité est aussi profondément ancrée dans la résistance islamique, où chacun se sent concerné par la souffrance des « frères » libanais. En ville, les façades des barbiers, des restaurateurs de rues, des échoppes vendant voiles et abayas, sont parées de drapeaux libanais et palestiniens. Sur les panneaux publicitaires, des associations caritatives lancent des appels aux dons. Au détour d'un pont, on peut apercevoir des tentes dressées par le Hachd al-Chaabi, milices chiites et pro-iraniennes, où les locaux sont encouragés à apporter vêtements, nourriture et autres contributions pour les réfugiés présents à Kerbala.

La nuit tragique du 23 au 24 septembre, marquée par la frappe israélienne la plus meurtrière depuis la guerre de juillet 2006, a entraîné un afflux de réfugiés. Ali Yassin, un jeune de 17 ans originaire de Saïda, capitale du Sud-Liban, est arrivé ici par la route, à la suite de l'évènement désormais surnommé « le lundi noir » par tous : « Nous sommes partis avec un seul sac chacun, nous raconte-t-il, il nous a fallu des heures pour atteindre Beyrouth, puis le poste-frontière d'Al Qaim. Nous étions des milliers à fuir le sud. »

Comme Ali, nombreux sont ceux qui choisissent la voie terrestre à travers la Syrie, empruntant l'une des routes informelles, en raison des bombardements israéliens ciblant les postes frontaliers, qui jalonnent la longue frontière poreuse avec le Liban. Le coût du trajet oscille entre 60 et 200 dollars par personne (entre 57 et 189 euros), selon le point de départ et d'arrivée, et peut s'étendre sur plusieurs jours. Certains ont opté pour un trajet aérien, mais seule la compagnie libanaise Middle East Airlines assure quelques vols par semaine depuis Beyrouth, tous déjà complets et très onéreux.

Les sanctuaires en première ligne

En réponse à cette crise humanitaire grandissante, le gouvernement irakien a encouragé les Libanais à chercher refuge en Irak, en prolongeant la validité de leurs visas, et en mobilisant près de trois milliards de dinars (2,14 millions d'euros) selon des sources au ministère de l'immigration et des réfugiés, pour répondre à leurs besoins essentiels. Les dirigeants chiites, comme Moqtada Al-Sadr, turban noir, ancien chef de milice et figure populaire au sein de la communauté, ont également fait un appel aux dons pour venir en aide aux réfugiés libanais.

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Espace dédié à la collecte des dons sous l'égide du Hachd à Kerbala.

Ce sont principalement les administrations des sanctuaires de l'Imam Hussein et de l'Imam Abbas qui jouent un rôle central dans cette dynamique. Responsables de la préservation et de l'entretien des sites, elles génèrent d'importants revenus grâce aux pèlerinages et aux dons des fidèles, comme en témoignent les urnes en verre bourrées de billets, dispersées autour des lieux saints. Une dimension cruciale de ce financement est l'augmentation significative de plus de 30 % des dotations gouvernementales religieuses dans le budget de 2024, atteignant 2,564 trillions de dinars (soit près de 1,659 milliard d'euros). Bien que l'Iran soutienne aussi activement certaines factions chiites irakiennes, son rôle dans le financement direct des sanctuaires demeure incertain. Le séminaire religieux de Najaf, avec sa longue tradition d'indépendance vis-à-vis des autorités politiques, se distingue des séminaires iraniens, comme celui de Qom, dont le clergé obéit directement à l'Ayatollah Khamenei. Certaines sources indiquent ainsi que l'Iran pourrait préférer investir dans des groupes fidèles à son régime plutôt qu'à Kerbala, associée à Najaf et perçue comme un contrepoids à son influence.

Les autorités musulmanes chiites ont réquisitionné de nombreux hôtels, habituellement réservés aux croyants du monde entier, pour offrir aux réfugiés plusieurs repas par jour et un hébergement temporaire. Parmi ces établissements, l'hôtel Al-Noor, situé à seulement vingt minutes à pied de la porte Qibla menant au sanctuaire de l'Imam Hussein.

Au nom des mêmes intérêts supérieurs, moraux et religieux, les restaurateurs préparent des repas gratuitement, tandis que de nombreux gérants d'établissements hôteliers hébergent des familles entières sans frais, indépendamment des subventions proposées par les organisations chiites. « C'est une décision personnelle d'accueillir les femmes et les enfants », nous confie le manager de l'hôtel Hoda Al-Wali. Hayat, comme bien d'autres libanais rencontrés, exprime sa profonde gratitude pour cet accueil chaleureux. Elle raconte, amusée, comment des Irakiens l'ont abordée dans la rue, se disant « à son service », et allant jusqu'à lui proposer leur maison, leur voiture, et même, plaisantait-elle, leur dernier mouton.

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Espace dédié à la collecte des dons sous l'égide du Hachd à Kerbala.

Mohamed, un adolescent d'une vingtaine d'années originaire de la banlieue sud de Beyrouth, terrassée par les bombardements israéliens, ignore comme beaucoup d'autres si sa maison tient encore debout et s'il pourra rentrer au pays. Il nous raconte comment l'urgence continue de rythmer sa vie et à quel point l'inquiétude pour ses oncles, ses grands-parents et le reste de ses proches restés là-bas le tenaille. « Dès qu'il y a une frappe, il faut vérifier que tout le monde va bien », explique-t-il.

Chaque soir, presque comme un rituel, les réfugiés libanais se retrouvent dans les salons de l'hôtel pour partager leurs récits de traversées difficiles ou de familles séparées, ainsi que leurs réminiscences des conflits passés. Certains racontent l'évacuation en urgence, la peur au ventre, l'appréhension de l'inconnu sur le trajet vers la frontière, tandis que circulaient des rumeurs de réfugiés abandonnés dans le désert, privés d'eau et de nourriture. Les nuits se déroulent entre nostalgie et silence pesant, où l'on se rassemble autour d'un thé, les regards rivés sur l'écran de télévision, tandis que des images en continu sont diffusées.

« Une terre d'accueil familière »

Malgré l'incertitude, Mohamed garde espoir. « L'Irak est notre deuxième pays, nous sommes en sécurité ici », nous assure-t-il, assis sur l'un des canapés en velours du hall d'entrée de l'hôtel, tandis que les échos lointains des vidéos des bombardements résonnent sur les téléphones de ses voisins. Ce sentiment fait écho à celui de Ghida, jeune libanaise de Nabatiyé (sud du Liban), hébergée à quelques rues de là, à l'hôtel Hoda Al-Wali. Elle nous explique que l'Irak est pour les siens une terre d'accueil familière. Ils visitent le mausolée au moins une fois par an durant l'Arbaïn, l'un des plus grands rassemblements religieux au monde. Cette commémoration marque le dernier des quarante jours de deuil suivant l'anniversaire de la mort de l'imam Hussein, petit-fils du prophète Mohamed, après ‘Achoura. Ghida y était d'ailleurs en août 2024, et se souvient de ces jours marqués par des hommages à Gaza et un soutien à la cause palestinienne. Aujourd'hui, elle remarque comment les pèlerins venus de partout sympathisent avec le Liban. « Nous avons la chance d'être proches de l'imam Hussein, et nous croyons sincèrement que prier nous aidera », nous affirme-t-elle.

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Heure de recueillement devant le mausolée de l'imam Hussein

Chaque matin, les fidèles libanais se fondent parmi la foule qui se dirige vers le mausolée de l'imam, à la coupole dorée et brillante. L'intérieur est magnifique, orné de mosaïques aux mille couleurs, de miroirs scintillants et de lustres en cristal suspendus au plafond, avec des calligraphies religieuses qui décorent les murs.

Les femmes se faufilent et tentent de toucher ou d'embrasser le tombeau. Elles se bousculent, gémissent, pleurent ou crient « Labaika Ya Hussein ! » Me voici à ton service, ô Hussein ! »). Dans cette atmosphère empreinte de dévotion et de spiritualité, où le chagrin se mêle à l'espérance, Yara nous confie : « Notre prosélytisme est notre arme. » Pour ces Libanaises, l'imam Hussein incarne une véritable école de vie. Les leçons tirées de son martyre, de celle de sa famille, et de son sacrifice résonnent profondément en elles :

Hussein a été opprimé, comme nous. Nous n'étions pas présentes lors de la bataille de Kerbala, mais si nous y avions été, nous aurions sans hésiter combattu à ses côtés. Maintenant, nous disons « Labaik » en réponse à son appel, en suivant sa voie et ses enseignements. Nous sommes toutes bénies d'être proches de lui.

Pour beaucoup de Libanais, la perte et l'exil font tristement partie de leur histoire, un cycle sans fin. Mais sur cette terre d'Irak, auprès du sanctuaire de l'imam Hussein, ils puisent dans le sacré les forces de leur résilience. « Notre maison a été détruite en 2006 durant la guerre, et nous l'avons reconstruite. Cette fois-ci encore, nous reviendrons au Liban et nous reconstruirons », affirme Ghida d'un ton empreint de révolte.


1Ces données se basent sur des informations que le HCR a recueillies auprès de sources gouvernementales et de partenaires entre le 27 septembre et le 29 octobre. Voir «  Iraq Flash Update #17 : Update on Displacement from Lebanon  », UNHCR, 27 octobre 2024.

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