15.05.2025 à 06:00
« La catastrophe », c'est littéralement le sens du mot « nakba ». Cette catastrophe, c'est le nettoyage ethnique sur les cendres duquel naît l'État d'Israël, il y a 77 ans, et qui se prolonge, au fil des décennies, par divers moyens – le génocide, le déplacement de population, la colonisation, l'occupation. Voilà de quoi cette « Nakba en continu » est le nom. Bien que le mot fasse communément référence aux crimes des milices sionistes, au déplacement forcé de plus de 700 000 Palestiniens (…)
- Dossiers et séries / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Cisjordanie, Israël-Palestine, Histoire, Jérusalem-Est, Génocide, Nakba, Colonisation, Focus, Gaza 2023-2025« La catastrophe », c'est littéralement le sens du mot « nakba ». Cette catastrophe, c'est le nettoyage ethnique sur les cendres duquel naît l'État d'Israël, il y a 77 ans, et qui se prolonge, au fil des décennies, par divers moyens – le génocide, le déplacement de population, la colonisation, l'occupation. Voilà de quoi cette « Nakba en continu » est le nom.
Bien que le mot fasse communément référence aux crimes des milices sionistes, au déplacement forcé de plus de 700 000 Palestiniens et à la destruction de plus de 500 villages, surtout en Galilée, entre 1947 et 1949, c'est ce même processus que l'on retrouve à l'œuvre également au lendemain de la guerre de juin 1967 – d'où notre choix d'illustrer ce texte avec une photo datant de cette période – mais aussi à chaque étape où Israël a continué à grignoter le territoire palestinien et à dénier, chaque jour davantage, à la population palestinienne à la fois son droit de vivre et de disposer d'elle-même.
Placé ainsi dans le temps long de cette histoire dont le fil rouge est le colonialisme de peuplement, il n'est plus permis de croire que le génocide en cours à Gaza s'inscrit dans une quelconque « riposte » au 7 octobre 2023. L'opération du Hamas, la prétendue annihilation de celui-ci, la question des otages ne sont plus que de vulgaires feuilles de vigne par lesquelles le gouvernement d'extrême droite israélien tente de cacher – mal – le nettoyage ethnique qu'il poursuit, méthodiquement, impunément et avec la bénédiction des puissances occidentales, dont il demeure un partenaire privilégié, autant dans la bande de Gaza qu'en Cisjordanie, sans oublier la colonisation de Jérusalem qui s'intensifie de jour en jour.
Face à l'ampleur de la catastrophe, Orient XXI regroupe ici quelques articles publiés ces dernières années et qui documentent, pour mieux le comprendre, la continuité de ce processus dans le temps. Jusqu'à aujourd'hui.
15.05.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Résistance, Accords d'Oslo, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Mardi 13 mai 2025.
Comme vous le savez, environ 110 habitants de Gaza sont arrivés récemment en France, évacués fin avril grâce au consulat français de Jérusalem. Parmi eux, il y avait des regroupements familiaux, des gens qui ont reçu des bourses universitaires, des artistes, des gens qui ont des liens divers avec la France et qui voulaient sortir de Gaza. Tout de suite après, j'ai reçu beaucoup d'appels d'amis français, journalistes ou non. Avec la même question : « Pourquoi tu n'es pas parti ? » Certains me proposaient même d'appeler le consulat de France, croyant qu'il m'avait oublié dans la liste des candidats au départ. J'ai répondu que, depuis le premier jour de la guerre, le consulat me propose de me faire quitter Gaza, avec ma famille, et de m'accueillir en France. Mais je refuse.
On me dit :
Rami, pourquoi tu restes ? Tu vois bien que c'est de pis en pis à Gaza. La seule issue, c'est la mort, sous les bombes ou par la famine. Tu peux aider ta patrie et la cause palestinienne depuis l'étranger. Rester en vie, c'est bon pour la Palestine.
Je comprends ces arguments et je les respecte. Et je sais que la majorité des gens me demande de partir parce qu'ils m'aiment et qu'ils ont peur de me perdre. Ils veulent une meilleure vie pour ma famille et moi. C'est vrai que je considère la France, où j'ai vécu entre 1997 et 1999, comme mon deuxième pays. C'est en France que j'ai eu dix-huit ans. C'était une belle période de ma vie, et j'ai beaucoup appris. Non seulement la langue, mais également beaucoup de valeurs : la liberté, l'égalité et la fraternité. C'est en France que j'ai rencontré le monde entier, pas seulement des Français, et cela m'a enrichi. Il y avait un grand échange culturel à la cité universitaire, où j'ai côtoyé des étudiants de tous les pays. J'ai également appris à aimer le chocolat et les fromages. Le sentiment d'appartenance à un pays, au final, n'est pas forcément lié à nos origines, et on peut se sentir français aussi bien que palestinien.
J'ai hésité à écrire ces mots. Mais je veux expliquer à mes amis pourquoi j'ai fait ce choix. Ce n'est pas un suicide. Je ne veux pas mourir, et je ne veux pas que ma famille meure. Je suis opposé à la résistance armée, même si c'est notre droit, comme pour tous les peuples sous occupation, et même si les Israéliens ont changé les normes, qu'ils qualifient la résistance de terrorisme, et que les éléments de langage du plus fort sont repris dans le monde entier. Mais pour moi, ma façon de résister, c'est de rester en Palestine.
Je suis né au Liban. Mes parents ont vécu la Nakba. Mes grands-parents maternels sont partis au Liban, mes grands-parents paternels en Jordanie. Je n'ai pas de racines familiales à Gaza, et je n'y ai ni oncles, ni tantes, ni cousins, ni cousines. Mais pendant longtemps, quand je vivais dans la diaspora, j'ai rêvé du jour de mon retour en Palestine. Jusqu'à ce que les accords d'Oslo me permettent de rentrer. Voilà pourquoi je ne veux pas partir.
Là c'est Rami, citoyen palestinien, qui parle. Pour le journaliste, c'est simple : si je décide de partir, il n'y aura plus de journaliste francophone à Gaza. C'est vrai que je ne suis pas grand-chose au milieu de ce génocide et de cette guerre médiatique. Je sais que je ne suis qu'une petite voix au fond de l'abîme, une petite plume face à un énorme arsenal médiatique. Mais je considère que je dois parler de ce qu'il se passe à Gaza. Je suis croyant ; pour moi, ce n'est pas nous qui décidons de notre vie et de notre mort. Si on doit mourir, ce sera à telle heure, à tel endroit, mais, nous, nous ne savons ni où ni quand. Nous ne savons pas non plus comment.
Pendant cette guerre, des amis ont quitté Gaza-ville pour se réfugier à Khan Younès. Ils ont été tués à Khan Younès. D'autres sont partis pour Rafah, ils ont été tués là-bas. D'autres encore ont voulu partir en Égypte et ils y sont morts. Non, ce n'est pas nous qui décidons. Nous pouvons décider, c'est vrai, de rester dans la peur sous les bombardements, de risquer la famine. Ai-je fait le bon choix pour moi, pour ma famille ? Je me suis posé cette question il y a deux jours, quand, pour la première fois, j'ai vu des larmes dans les yeux de Sabah, mon épouse. C'est rare chez elle. Les larmes laissaient des traînées noires sur ses joues roses, à cause de la fumée du four « système D » où l'on brûle du charbon, du bois et tout ce qui est combustible. Quand j'ai vu ces perles en rose et noir sur ses joues, je me suis dit que cela reflétait exactement ce que nous vivons : la beauté de son visage rose, et le noir des cendres de notre patrie et de la dureté de notre vie. J'ai commencé à déclamer les vers d'un poème de Nizar Kabbani1 : « Et la pluie noire dans mes yeux tombe, rafale après rafale… », et j'ai réussi à la faire rire un peu.
En réalité, cela m'a brisé le cœur. Je ne lui ai pas demandé : « Pourquoi tu pleures ? », je lui ai plutôt demandé, directement : « Tu veux partir, Sabbouha ? (diminutif de Sabah) » Elle m'a répondu : « C'est hors de question. Si tu pars, on part tous ensemble. Si tu restes, on reste tous ensemble. Si on vit, on vit tous ensemble. Si on doit mourir, qu'on meure tous ensemble. » J'ai pris Sabah dans mes bras et j'ai essayé d'arrêter cette pluie noire qui coulait sur ses joues. Elle m'a dit :
Je sais que peu de gens à Gaza vivent la même vie que moi. Je sais que tu fais tout ce que tu peux pour que nous ayons le minimum vital, et que ce minimum, c'est un maximum pour les autres. Moi, j'ai tout ce qu'il faut, même si c'est un peu la galère. Je vois comment vivent mes amis, ma famille, dans quelle détresse. Je n'en peux plus de cette injustice. Et c'est pour ça que je pleure.
.
Je me suis quand même posé la question : partir ou rester ? Est-ce que je devais épargner à ma famille cette tristesse, cette douleur ? J'étais déchiré à l'intérieur. Je n'en peux plus de toutes ces souffrances à Gaza, de ces massacres, de cette boucherie quotidienne, de la famine, de l'humiliation subie par tous ces gens qui doivent vivre sous les tentes, dans les rues… Récemment, Sabah a été touchée personnellement par ces massacres. Un de ses oncles a été tué, avec deux de ses enfants… pour un sac de farine.
Il habitait dans le quartier de Chouja'iya2, dans une zone que les Israéliens avaient ordonné d'évacuer. La famille était partie sans rien, et le cousin de Sabah et sa femme ont essayé de retourner à la maison pour récupérer un sac de farine, avec la famine qui s'installe. Un sniper israélien les a pris pour cibles. L'homme gisait à terre. Sa femme était blessée, mais elle a pu courir alerter sa famille. Le père, l'oncle de Sabah et un autre de ses fils se sont précipités. Le sniper les a abattus à leur tour. Ils sont restés trois ou quatre heures à se vider de leur sang dans la rue. Personne n'osait aller les chercher, à cause des snipers et des drones armés qui rôdaient au-dessus de la scène. Ils sont morts tous les trois.
Sabah avait déjà perdu un autre oncle, tué lui aussi par l'armée d'occupation. Un de ses cousins a été amputé d'une jambe. Son père est mort, comme je l'avais raconté, pas dans un bombardement, mais de chagrin ; il ne supportait plus l'humiliation de vivre sous une tente. Il y a beaucoup de peine dans le cœur de Sabah, mais elle pense que, rester ici, c'est la bonne décision. C'est notre façon de résister à ce défi. Elle m'a dit : « On va continuer jusqu'au bout. Et le jour où tout ça s'arrêtera, je veux bien que tu tiennes ta promesse de sortir, de changer un peu d'air, surtout pour les enfants. »
Ces mots m'ont un peu rassuré. Je me rends bien compte de la fatigue de Sabah, qui doit gérer un enfant en bas âge et un bébé, et cuisiner avec ce feu qu'on garde allumé en brûlant tout ce qu'on peut, alors qu'elle est asthmatique. Heureusement, il nous reste des médicaments envoyés par notre chère amie, la journaliste Marine Vlahovic qui, elle aussi, repose désormais en paix. J'espère que l'on en aura assez pour tenir jusqu'au bout.
J'ai beaucoup d'amis ici qui veulent partir, qui travaillent pour des ONG françaises ou qui ont des enfants en France. Ils m'ont demandé de voir si le consulat français pouvait les faire sortir. J'ai aussi des amis qui m'ont relayé les déclarations de ceux qui ont été évacués par la France, disant : « J'aime ma patrie, mais je ne voulais pas perdre ma famille. »
Moi non plus, je ne veux pas perdre ma famille. Je ne juge personne. Moi aussi, je veux que ma famille ait une bonne vie, une belle vie. Mais c'est ma façon de résister. Si nous faisons partie des survivants de ce génocide, j'ai envie que Walid, Ramzi et Sabah soient fiers de moi. J'espère qu'elle continuera à approuver cette décision, et qu'un jour, les enfants comprendront pourquoi leur papa a fait ce choix : pour qu'une petite plume de Gaza, une petite voix de Gaza, puisse faire quelque chose pour la Palestine.
Un jour, quand tout s'arrêtera, j'espère que je pourrais emmener ma famille en France — Sabah, Ramzi, Walid et les enfants de Sabah, que je considère comme mes propres enfants. J'espère que nous pourrons changer un peu d'air, que nous retrouverons tous nos amis qui espèrent nous voir sains et saufs, que je retrouverais mon deuxième pays, la France. Et qu'on tournera la page de ce génocide.
Ne m'en voulez pas si nous perdons la vie, si un jour nous figurons parmi les victimes de ce génocide, si nous partons reposer en paix. Je ne veux pas que mes amis, qui sont très chers pour moi, m'en veuillent d'avoir décidé de rester à Gaza. C'est une décision difficile, de vie ou de mort. Mais, parfois, la dignité vaut beaucoup plus que la vie. J'espère que tout le monde me comprendra, que nous survivions ou non. Mais j'espère que nous allons tous nous retrouver, tourner cette page et en ouvrir une nouvelle ; une page de joie, de courage et surtout de dignité.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
14.05.2025 à 06:00
Dalia Ismail
Enterrer ses morts, leur donner une sépulture et faire son deuil est un acte éminemment politique lorsqu'il s'exerce sous domination coloniale. En ce qu'il représente un moment de rassemblement et de communion, il est un acte de résistance. Pour cela, Israël en a fait une cible de sa politique. Le deuil n'est pas seulement une expérience personnelle, c'est aussi une pratique sociale et culturelle, ancrée dans des rituels collectifs qui permettent de réaffirmer une identité commune. Mais (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Jérusalem, Jérusalem-Est, Occupation, ColonisationEnterrer ses morts, leur donner une sépulture et faire son deuil est un acte éminemment politique lorsqu'il s'exerce sous domination coloniale. En ce qu'il représente un moment de rassemblement et de communion, il est un acte de résistance. Pour cela, Israël en a fait une cible de sa politique.
Le deuil n'est pas seulement une expérience personnelle, c'est aussi une pratique sociale et culturelle, ancrée dans des rituels collectifs qui permettent de réaffirmer une identité commune. Mais dans des contextes de domination coloniale, cet acte est instrumentalisé. Dans le cas de la Palestine, l'occupation israélienne interfère systématiquement avec le droit de faire son deuil. Les funérailles sont souvent soumises à la violence d'État, les cimetières sont démolis et déplacés, et les corps des Palestiniens tués sont souvent retenus par les autorités. Ces pratiques transforment le deuil en espace de contrôle et de répression, empêchant les communautés de pleurer leurs morts selon leurs traditions culturelles et religieuses.
Le concept de « nécropolitique », théorisé par l'historien et politologue camerounais Achille Mbembe, distingue dans le pouvoir colonial deux niveaux de décision liés au droit de vie et de mort : celui de décider qui peut vivre et qui doit mourir, mais aussi celui de façonner les conditions dans lesquelles la mort survient1. Le chercheur s'appuie notamment sur l'occupation coloniale française au Cameroun et sur le régime d'apartheid en Afrique du Sud, deux contextes dans lesquels l'État exerçait un contrôle total sur les corps, les enterrements, les territoires et le droit au deuil. Il parle alors de « mondes de la mort » : des espaces où des populations entières sont soumises à une violence permanente, privées de protections juridiques et déshumanisées.
Achille Mbembe identifie la Cisjordanie comme une expression contemporaine de cette logique : un territoire fragmenté par les checkpoints militaires, dominé par la surveillance constante et une précarité imposée, où le contrôle de l'État passe autant par la force létale que par la violence bureaucratique. Dans ce contexte, les funérailles, les tombes, et même la possession des corps deviennent menaçantes pour l'oppresseur, parce qu'elles rassemblent, renforcent l'identité collective, et permettent la transmission d'une mémoire intergénérationnelle. Ici, le deuil n'est pas simplement psychologique, il devient un acte politique de résistance.
C'est dans ce contexte que le refus d'enterrer prend tout son sens. Contrôler les morts devient un autre moyen d'écraser la résistance.
Israël ne se contente pas de tuer les Palestiniens. Il mène aussi une guerre contre leur mémoire. En janvier 2024, à Gaza, les forces israéliennes ont détruit au bulldozer le cimetière Al-Namsawi à Khan Younès, le réduisant en poussière. Depuis le 7 octobre 2023, Israël a détruit au moins seize cimetières à Gaza selon une enquête de CNN en janvier 20242.
À Jérusalem, où les autorités israéliennes œuvrent systématiquement à éliminer l'héritage arabe et islamique, les cimetières sont devenus une cible récurrente, dans un effort plus large visant à judaïser la ville. Selon la chaîne Al-Jazira, en 2017, les bulldozers israéliens ont rasé une partie du Cimetière des martyrs, près de la Porte des lions, où étaient enterrés plus de 400 combattants palestiniens ayant défendu Jérusalem en 1967. Leurs restes ont été déplacés, et leurs tombes, détruites pour permettre la construction d'un parc national biblique.
Cette logique d'effacement s'est étendue à d'autres cimetières, comme celui de Maaman Allah, à Jérusalem-Ouest, et, en 2021, à celui d'Al-Youssoufiah, à Jérusalem-Est, également détruits, profanés, et convertis en parcs, routes et zones touristiques contrôlés par Israël3. Le cimetière de Maaman Allah (Mamilla), qui est l'un des plus importants lieux de sépulture musulmans de Jérusalem, remontant au VIIe siècle, puisqu'il abrite les dépouilles de compagnons du prophète Mohamed, d'érudits religieux et de plusieurs générations de Hiérosolymitains, a été systématiquement profané au cours des dernières décennies. Le musée de la Tolérance du centre Simon-Wiesenthal, dont la construction a duré plus de vingt ans, a été édifié sur une parcelle du cimetière. Inauguré en 2023, le bâtiment, qui s'étend sur 17 500 mètres carrés, est quatre fois plus grand que le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Les travaux, toujours en cours, ont depuis donné corps à un café, un hôtel, un jardin et une piscine, sur une autre partie du cimetière. La zone a également été transformée par la construction du centre commercial haut de gamme Mamilla Mall et d'autres projets commerciaux.
Ces attaques sur des cimetières s'étendent à toute la Cisjordanie occupée. En mars 2023 par exemple, les autorités israéliennes ont ordonné la démolition de sept tombes dans le village d'Al-Burj, au sud-ouest d'Hébron. Partout en Cisjordanie, les colons et les forces israéliennes ciblent à répétition des cimetières palestiniens, s'inscrivant dans une stratégie plus vaste de destruction de maisons, d'écoles et d'infrastructures palestiniennes. Derrière ces actes, une logique : imposer un contrôle démographique et renforcer ainsi la domination israélienne sur la terre, l'histoire et la mémoire collective palestinienne.
En Palestine et dans toute la région, les funérailles ne sont pas de simples moments de deuil : elles sont des expressions puissantes de continuité politique et d'identité collective. Dans des contextes où les déplacements sont restreints et les rassemblements publics, étroitement surveillés et criminalisés, les funérailles restent l'un des rares espaces où une mobilisation de masse est encore possible. Elles deviennent ainsi des moments où le deuil personnel croise la lutte nationale. Dans ce contexte, l'espace funéraire ne se limite jamais à l'individu, il est fondamentalement politique.
Depuis la première intifada, Israël répond à ces rassemblements par la force. Des funérailles de masse, en particulier lorsqu'elles rendent hommage à des victimes des forces israéliennes, deviennent un moment d'expression politique directe. Les chants et les drapeaux y sont autant de refus de normaliser l'occupation, d'oublier les morts ou de dissocier la mort de son origine politique.
La répression des funérailles par Israël s'inscrit dans une stratégie plus large de contrôle des infrastructures sociales et symboliques de la résistance. C'est la raison pour laquelle les cortèges funéraires sont devenus un nouveau front de la répression. Des familles endeuillées, venues enterrer leurs proches, sont régulièrement la cible de violences : gaz lacrymogènes, coups, tirs de balles en caoutchouc… Les porteurs de cercueil ne sont pas épargnés. En juin 2023, à Beit Ommar, au nord d'Al-Khalil, un cortège en route vers le cimetière local a été violemment intercepté, les forces israéliennes, déployées à l'entrée de la ville, en ont bloqué l'accès, transformant ce qui aurait dû être un adieu solennel en un nouvel épisode de répression.
Un an plus tôt, en mai 2022, lors des funérailles de la journaliste palestino-américaine Shirin Abou Akleh, tuée d'une balle dans la tête alors qu'elle couvrait un raid israélien en Cisjordanie, le cortège est émaillé de violences policières. La portée internationale de cet assassinat a fait de ses funérailles un sujet de préoccupation majeure pour l'État israélien. En amont du cortège, les autorités ont tenté d'interdire les drapeaux palestiniens et ont exercé des pressions sur la famille. Alors que les porteurs transportaient le cercueil dans les rues de Jérusalem, la police israélienne a chargé la foule, le faisant vaciller, dans une scène qui a choqué le monde entier. Le message était clair : empêcher toute forme de communion, toute manifestation susceptible de renforcer l'union du peuple palestinien. Malgré cela, la cérémonie s'est transformée en un moment de rassemblement national.
Cette logique s'est récemment répétée au Liban. Le 23 février 2025, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées à Beyrouth, lors des funérailles des dirigeants du Hezbollah, Hassan Nasrallah et Hachem Safieddine. Alors que la foule se déversait dans les rues et que des dizaines de milliers de personnes étaient réunies dans le stade où avait lieu la cérémonie, des drones israéliens survolaient la ville. Selon la chaîne de télévision israélienne Channel 14, rapportant des propos tenus par l'ex-chef d'état-major Herzi Halevi, l'armée envisageait d'attaquer l'événement. L'ampleur même des cortèges constituait une déclaration forte : malgré des mois de bombardements israéliens ayant ravagé les infrastructures du Liban et déplacé des milliers de civils, le soutien populaire au Hezbollah était encore solide. La mobilisation de près d'un million de personnes en plein cœur de Beyrouth, malgré les menaces de nouvelles frappes, a été perçue comme une forme de résistance, de persévérance. Israël y a vu un moment de renouveau.
Le même jour, en violation directe du cessez-le-feu, Israël a lancé l'une de ses campagnes de bombardement les plus meurtrières dans le sud du Liban. Le but était clair : étouffer la résistance et rappeler qu'aucun accord ne garantit la sécurité, ni en Palestine ni au Liban.
Autre mesure de Tel-Aviv encore plus radicale pour contrôler le deuil : le refus de restituer la dépouille des Palestiniens et des Libanais tués à leurs familles. Officiellement, l'État justifie cette pratique comme une « mesure dissuasive », destinée à empêcher la tenue de funérailles. Cette politique a été publiquement assumée à la suite de l'« intifada des couteaux » de 2015 au cours de laquelle de jeunes Palestiniens ont mené des attaques contre des soldats et des colons israéliens. La Haute Cour de justice israélienne4 a alors autorisé l'État à conserver les corps comme monnaie d'échange lors d'éventuelles négociations avec des factions armées. Selon l'ONG palestinienne Al-Haq5 l'occupation israélienne a une longue histoire de dissimulation systématique du sort des Palestiniens qu'elle tue, recourant aux disparitions forcées et à des lieux d'inhumation secrets connus sous le nom de « cimetières des numéros », où les stèles des tombes portent uniquement des numéros. Une forme de punition collective pour les familles endeuillées.
L'un des cas les plus emblématiques est celui d'Ahmad Erekat, un Palestinien de 27 ans tué par des soldats israéliens à un poste de contrôle près de Bethléem en 2020. Les autorités israéliennes ont retenu son corps pendant plus de dix semaines, refusant à sa famille le droit à une sépulture digne et dans les délais. Un exemple plus récent est celui de Mohammad Ghassan Khader Abed, un adolescent de 16 ans tué par les forces israéliennes en février dans le camp de réfugiés de Nour Chams. Son corps a lui aussi été confisqué.
Selon l'ONG Campagne nationale pour la récupération des corps des martyrs, Israël continue de retenir la dépouille de 665 Palestiniens, dont beaucoup sont conservées dans des morgues ou dans les « cimetières des numéros ». Certains de ces corps sont détenus par Israël depuis les années 1960 et 1970, et ce chiffre n'inclut pas ceux confisqués depuis un an et demi à Gaza, car il est impossible d'obtenir des informations précises à leur sujet.
L'attaque de la police israélienne lors des funérailles de Shirin Abou Akleh a suscité une attention mondiale. L'indignation a été immédiate : l'attaque a été qualifiée de « regrettable » par les États-Unis, et de « profondément troublante » par les Nations unies. Mais elle a été traitée comme un simple usage excessif de la force, et, surtout, elle n'a pas été suivie d'effet. Aucune conséquence. Aucune responsabilité.
Rien de tel au moment de la restitution, en février 2025, des corps de la famille Bibas par le Hamas. Le mouvement palestinien a en effet mis en scène la restitution à Israël de quatre cercueils contenant les corps de ces otages enlevés le 7 octobre 2023. Une estrade encadrée de caméras et de journalistes sur une place publique de Gaza a été installée. Derrière la scène, une bannière désignait Benyamin Nétanyahou comme responsable de leur mort. De nombreux médias occidentaux se sont indignés de cette mise en scène, décrite comme l'un des pires jours vécus par les Israéliens depuis le 7 octobre 2023. Le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme a qualifié la remise des corps d'« abjecte et cruelle ». La réaction émotionnelle a été immédiate, massive et sans aucune ambiguïté.
Cette disparité dans les réactions révèle une empathie sélective. Les récits israéliens, même lorsqu'ils sont inexacts, bénéficient d'une solidarité mondiale immédiate, tandis que les pertes et la violence subies par les Palestiniens sont souvent accueillies par des réactions timides, ou enfermées dans des logiques sécuritaires qui servent à justifier les actions israéliennes. Comme l'explique la journaliste Cecilia Dalla Negra dans Orient XXI, le langage employé par les médias occidentaux joue un rôle central dans la perception publique de la Palestine, et dans l'empathie globale. La « complexité » de la question palestinienne est sans cesse mise en avant pour instaurer une distance, dépolitiser la souffrance palestinienne et diminuer les responsabilités. Cette prétendue complexité paralyse les opinions comme les actions, suggérant que la souffrance palestinienne serait, en quelque sorte, ambiguë ou auto-infligée. Ce cadrage6 participe à la déshumanisation de l'expérience palestinienne, où le deuil comme la résistance sont minimisés, rejetés ou ignorés.
Cette asymétrie narrative alimente l'impunité, garantissant qu'Israël ne soit jamais tenu pour responsable de ses actions.
Traduit de l'anglais par Plume Lemaire.
1Voir Achille Mbembe, « Nécropolitique ». Raisons politiques, 2006, n° 21 (1), p 29-60.
2Jeremy Diamond, Muhammad Darwish, Abeer Salman, Benjamin Brown and Gianluca Mezzofiore, « At least 16 cemeteries in Gaza have been desecrated by Israeli forces, satellite imagery and videos reveal », CNN, 20 janvier 2024.
3Samah Dweik, « Palestinians vow to defend graves in Jerusalem cemetery », Al-Jazeera, 31octobre2021.
4NDLR.La Cour suprême cumule les fonctions de cour d'appel en matière pénale et civile et de Haute Cour de Justice. La Haute Cour est compétente en première instance pour le contrôle des décisions gouvernementales et la constitutionnalité des lois.
5Jerusalem Legal Aid and Human Rights Center (JLAC) Al-Haq, Cairo Institute For Human Rights Studies (CIHRS), « Joint submission to EMRIP and UN experts on the Israeli policy of swithholding the mortal remains of indigenous », 22 juin 2020.
6En sciences sociales, il s'agit du cadre cognitif présenté comme approprié pour traiter un sujet.