21.11.2024 à 06:00
Marine Bequet
L'armée israélienne impose depuis le 6 octobre 2024 un siège meurtrier à tout le nord de Gaza. Les habitants, sans secours, sans abri, sans nourriture ni eau, y subissent un nettoyage ethnique dans le silence assourdissant de la « communauté internationale ». Dans les gravats, une main se dresse, mais il n'y a plus de bras pour la tenir. Les rescapés trient les membres éparpillés et tentent de reconnaître leurs proches à la couleur d'un vêtement. Peut-on deviner qui est son enfant à son (…)
- Magazine / Bande de Gaza, Droits humains, UNRWA, Génocide, Organisation mondiale de la santé (OMS), Gaza 2023—2024L'armée israélienne impose depuis le 6 octobre 2024 un siège meurtrier à tout le nord de Gaza. Les habitants, sans secours, sans abri, sans nourriture ni eau, y subissent un nettoyage ethnique dans le silence assourdissant de la « communauté internationale ».
Dans les gravats, une main se dresse, mais il n'y a plus de bras pour la tenir. Les rescapés trient les membres éparpillés et tentent de reconnaître leurs proches à la couleur d'un vêtement. Peut-on deviner qui est son enfant à son pied ou son bras ? Sur les images provenant du nord de la bande de Gaza, nous voyons des corps en angle droit, des visages aux trois-quarts absents et des cadavres, projetés par le souffle de la bombe, qui pendent aux armatures saillantes des bâtiments détruits.
Depuis le 6 octobre 2024, date du début du siège complet sur le nord de la bande, au moins 1 027 Gazaouis sont morts dans les bombardements et les tirs d'artillerie israéliens 1. Selon les Nations unies, entre 100 000 et 131 000 personnes ont été chassées des villes de Jabaliya, de Beit Hanoun et de Beit Lahiya, et se sont réfugiées plus au sud. Des chiffres vertigineux qui augmentent chaque jour.
Le nord de la bande de Gaza vit ses « heures les plus sombres », a déclaré, le 25 octobre, Volker Turk, haut-commissaire aux droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU) :
La situation s'aggrave de jour en jour de façon inimaginable. Les politiques et pratiques du gouvernement israélien dans le nord de Gaza risquent de vider la zone de tous les Palestiniens. Nous sommes confrontés à ce qui pourrait s'apparenter à des atrocités criminelles, incluant de possibles crimes contre l'humanité.
Des sources de défense de haut niveau ont indiqué au journal Haaretz que les soldats de l'armée israélienne étaient tenus de vider les villages et les villes de leurs habitants dans le nord, mais aussi dans d'autres parties de la bande2. C'est donc bien un nettoyage ethnique qui se déroule sous nos yeux.
Le 26 octobre, des roquettes israéliennes détruisent la maison de quatre étages de la famille Muqat, dans le quartier de Zarqa au nord de la ville de Gaza. Elle abritait un grand nombre d'habitants déplacés du nord du territoire. Sur les images du photojournaliste Omar Al-Qattaa, on peut voir des civils tenter de dégager les corps, mais ils n'ont rien pour le faire, ni pelleteuse ni grue. Ils creusent et ils désobstruent les décombres avec leurs mains, la tête nue, en sandales ou en baskets. Des ruines, ils extraient un enfant recouvert de poussière. La taille de ses pieds nus indique un âge entre deux et quatre ans. Impuissants, tous les hommes autour détournent le regard.
Deux jours auparavant, la défense civile (pompiers et secours) de Gaza avait annoncé devoir cesser leurs activités dans le nord de la bande « en raison des menaces des forces d'occupation israéliennes de tuer et bombarder [les] équipes si elles restaient à l'intérieur du camp (de réfugiés) de Jabaliya ». Cinq de ses secouristes avait été arrêtés dans la zone de Cheikh Zayed et emmenés dans un lieu inconnu. Le porte-parole de la défense civile a ajouté que l'armée israélienne avait détruit leur dernier véhicule dans le gouvernorat du Nord, les autres ayant été saisis. Il n'y a donc plus aucune ambulance sur plus de 61 km2. Les blessés qui peuvent être transportés le sont donc dans des véhicules de fortune, motorisés ou non. Quand il y en a. Mais pour aller où ?
L'hôpital Kamal Adwan, situé entre Beit Lahia et Jabaliya, est le dernier des trois plus grands hôpitaux du district encore — à peine — fonctionnel. Comme tous les autres établissements de santé, il est ciblé par l'armée qui le frappe régulièrement et souvent sans avertissement. L'heure n'est plus aux dénégations des débuts du massacre : ces opérations sont revendiquées par l'état-major israélien.
Le 24 octobre, les chars de l'armée encerclent l'hôpital, assiégé depuis plusieurs jours, explosent un mur extérieur, et frappent le troisième étage. Les fournitures médicales que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) avait livrées les jours précédents sont détruites. L'attaque a également coupé le générateur d'oxygène médical. Deux nourrissons dans l'unité de soins intensifs en meurent. À l'extérieur, les soldats préparent un raid sur Kamal Adwan. Mais, à l'intérieur, plus de 150 patients et personnel sont bloqués. La chaîne de télévision Al Jazira retransmet en direct les images filmées depuis l'intérieur du service pédiatrique. Sur un lit, une femme cajole doucement un enfant d'une dizaine d'années. La teinte de son épiderme est d'un jaune intense et il semble dormir. Un autre enfant, plus jeune encore, est assis dans son lit. Il est seul. Son corps est recouvert de bandages. Son visage et son corps présentent de nombreuses ecchymoses. Son bras gauche s'agite dans l'air, comme s'il tentait de chasser une mouche. Il regarde avec interrogation les alentours et ce qui semble son moignon emmailloté.
Lors de ce raid, l'armée israélienne arrête 44 membres du personnel, tous masculins. Comme lors des évacuations forcées de Jabaliya, où les soldats ont séparé les femmes et les enfants des civils masculins de plus de 16 ans. Sur plusieurs photographies datant de fin octobre, nous voyons les seconds passer en file devant des chars, en sous-vêtements, les mains en l'air et tenant leurs documents d'identité en évidence3. Des témoignages de Gazaouis ayant été libérés déclarent que les personnes sélectionnées pour être détenues sont mises en combinaison blanche par les soldats qui leur bandent aussi les yeux avant de les emmener, entassés dans un camion, vers une destination inconnue. Depuis octobre 2023, ces images se répètent. Des hommes arrêtés en décembre 2023, aujourd'hui relâchés, ont témoigné des conditions de détention, inhumaines et dégradantes, et d'actes de tortures à Sdé Teiman, une base de l'armée israélienne située dans le désert du Néguev, et transformée depuis le 7 octobre en camps d'internement pour les prisonniers palestiniens. Ce Guantanamo israélien a aussi été dénoncé par un chirurgien israélien, appelé pour une opération sur un prisonnier blessé par balle, dans un témoignage auprès de RFI :
Les patients n'ont pas de nom. Ils sont tous attachés à leur lit. Ils ne peuvent pas bouger. Ils ont les yeux bandés. Ils sont nus. Ils portent des couches. C'est une violation assumée de la Convention de Genève, et du code de déontologie de l'Organisation mondiale de la santé. C'est bien plus que de la torture physique et psychologique.4
Parmi le personnel arrêté à Kamal Adwan, Mohamed Obeid, chirurgien orthopédique de médecins sans frontière (MSF), qui avait trouvé refuge à l'hôpital et apporté son soutien médical. L'ONG a fait plusieurs appels et communiqués pour connaître sa situation, restés lettre morte. Ce n'est pas la seule organisation à crier dans le silence. Les différents organismes internationaux de santé alertent, en vain, depuis le début du siège.
Dans un communiqué diffusé sur X le 26 octobre, Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS, écrit avec gravité :
La situation dans le nord de la bande de Gaza est catastrophique. Les opérations militaires intensives qui se déroulent autour et à l'intérieur des établissements de santé et la pénurie critique de fournitures médicales, aggravée par un accès très limité, privent les gens de soins vitaux. […] [A Kamal Adwan] il ne reste plus que les infirmières, le directeur de l'hôpital et un médecin pour s'occuper de près de 200 patients qui ont désespérément besoin de soins médicaux.
Le directeur de Kamal Adwan, le pédiatre Houssam Abou Safiya, qui a été brièvement détenu lors du raid du 25 octobre, refuse d'abandonner ses patients. Son fils de 15 ans, Ibrahim, a été tué le jour même par un drone israélien. Le médecin, qui a mené lui-même la prière funéraire pour son enfant et l'a enterré près d'un mur de l'hôpital — « pour qu'il reste près de [lui] » — déclare dans un entretien accordé au média +9725 :
Nous avons vécu de nombreuses guerres, mais nous n'avons jamais rien connu de tel : une guerre qui a franchi toutes les lignes rouges, où nous ne voyons aucune capacité des institutions humanitaires, judiciaires ou sanitaires internationales à intervenir pour l'arrêter. Tout est permis pour tuer et détruire, et ce que le système de santé de Gaza vit est sans précédent.
Le 20 novembre, l'hôpital est de nouveau sous le feu des bombes israéliennes qui en détruisent le toit et les étages supérieurs, touchant les réservoirs d'eau et les systèmes d'égouts.
Le 6 novembre, Louise Wateridge, responsable de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), partage sur les réseaux sociaux une vidéo du nord de Gaza — un champ de ruine — avec ce commentaire :
Dans le nord de la bande de Gaza, il est impossible de dire où commence et où finit la destruction. Quelle que soit la direction par laquelle vous entrez dans la ville de Gaza, les maisons, les hôpitaux, les écoles, les dispensaires, les mosquées, les appartements, les restaurants — tous ont été complètement rasés. Une société entière désormais transformée en cimetière.
Un constat terrible et pourtant en deçà de la réalité. Un cimetière a des tombes, le nord de la bande n'en a plus. Les défunts sont enterrés, lorsque c'est possible, dans des fosses communes creusées à la pelle par les habitants. Sur les photographies du journaliste Anas Al-Sharif, correspondant d'Al-Jazira, l'on voit des sacs plastiques en guise de linceuls — les pénuries frappant la région concernent aussi bien les vivants que les morts — avec les noms écrits au feutre ou au stylo.
Houssam Abou Safiya fait état de nombreux appels à l'aide venant du nord de Gaza. Mais sans ambulance, il doit leur dire de venir par eux-mêmes jusqu'à l'hôpital, s'ils le peuvent ; et sans secouristes, les victimes des bombardements emprisonnées sous les décombres meurent à petit feu. Combien de morts seront trouvés sous ces stèles de béton ?
Plusieurs témoignages, corroborés par des vidéos authentifiées, font état de l'utilisation par l'armée israélienne de la tactique de la « double frappe », consistant à frapper à nouveau une zone quelques minutes après une première attaque, dans le but de maximiser les victimes, en visant à la fois les survivants et les personnes venues leur porter secours. Considérée comme un crime de guerre, elle a été utilisée par les États-Unis au Pakistan6, par le régime syrien et par l'aviation russe en Syrie et en Ukraine. Israël se rajoute donc à cette liste funeste.
Ainsi, Beit Lahia, Jabaliya, Beit Hanoun sont aujourd'hui des morgues à ciel ouvert. Les victimes agonisent dans les rues, sans possibilité de secours. Seules. Les cadavres, eux, se décomposent, à la vue de toutes et tous, livrés aux chats et aux chiens affamés, après le travail d'anéantissement de l'armée israélienne. « Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? », demande Tirésias à Créon dans la tragédie de Sophocle7. Une question que l'on pourrait retourner aux soldats qui se prennent fièrement en selfie devant les ruines fumantes du nord de la bande de Gaza.
Plus de secours, plus d'ambulances, plus de soins, plus de nourriture, plus d'eau, plus d'enterrements. Il n'y a plus rien dans le nord de la bande de Gaza. La mort elle-même n'existe plus ; seule subsiste l'annihilation.
1Ce chiffre ne compte pas les décès liés à d'autres causes telles que la maladie, la dénutrition, la déshydratation
2Yaniv Kubovich et Avi Scharf, « IDF Gearing Up to Remain in Gaza Until End of 2025, at Least. This Is What It Looks Like », Haaretz, 13 novembre 2024.
3Abeer Salman et Ivana Kottasová, « Israeli soldiers forced Palestinian men to take off their clothes as they evacuated war-torn Jabalya », CNN, 30 octobre 2024
4RFI avec Sami Boukhelifa, « Nus, attachés à leur lit : un médecin alerte sur les conditions de détention de Palestiniens dans une prison israélienne », RFI, 2 juin 2024
5Ruwaida Kamal Amer, « « I will stay inside my hospital until the last moment » », +972, 5 novembre 2024.
6Glenn Greenwald, « US drone strikes target rescuers in Pakistan – and the west stays silent », The Guardian, 20 août 2012.
7Référence à la tragédie grecque Antigone de Sophocle. Après le suicide de Jocaste, femme d'Œdipe, et l'exil de ce dernier, les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice s'entre-tuent pour le trône de Thèbes. Créon, frère de Jocaste et — à ce titre — nouveau roi, décide de n'offrir de sépulture qu'à Étéocle et non à Polynice, qualifié de traître. Il ordonne que le cadavre de Polynice soit laissé en pâture aux chiens afin que chacun sache bien ce qu'il en coûte à ceux qui veulent prendre la ville.
20.11.2024 à 06:00
Pierre Noble
Leïla Soueif, mère d'Alaa Abdel Fattah, est en grève de la faim pour protester contre l'incarcération de son fils, prisonnier politique égyptien depuis plus de trois ans.
- Magazine / Égypte, Révolution, Droits humains, Royaume-Uni, Dictature, Prisonniers politiquesEnfermé à plusieurs reprises depuis treize ans, le blogueur et militant égyptien, symbole de la révolution de 2011, est maintenu en cellule bien qu'ayant purgé sa peine. Sa mère, Leïla Soueif, mathématicienne et militante de longue date, jette ses dernières forces dans la bataille pour tenter de débloquer la situation.
Quand elle nous ouvre les portes de son lumineux appartement dans le quartier de Dokki, au centre du Caire, Leïla Soueif en est à son 43e jour de grève de la faim. Tuka, son border collie, scanne le visiteur de ses yeux azur. La voix de la mère de Alaa Abdel Fattah est affaiblie, mais son regard demeure vif. À 68 ans, cette professeure de mathématiques — qui continue de dispenser ses cours à l'Université du Caire malgré son état — et opposante de longue date n'en est pas à sa première grève de la faim. Mais cette fois, elle se dit prête à aller « jusqu'au bout », c'est-à-dire jusqu'à « la perte de connaissance ou la mort ». « J'ai atteint le stade où je n'en peux plus. Cela fait dix ans que je cours après Alaa en vain », se désole-t-elle en regardant par la fenêtre.
Rembobinons : en 2011, Alaa Abdel Fattah, informaticien, blogueur et militant, alors âgé de 29 ans, est l'une des figures de proue de la révolution qui emporte l'ancien président Hosni Moubarak. Dans la décennie mouvementée qui s'ensuit, il fait plusieurs allers-retours en prison, sous tous les régimes qu'a connus le pays, du Conseil suprême des forces armées jusqu'aux Frères musulmans, dans des conditions de détention précaires. En 2019, il est incarcéré puis condamné, en 2021, à cinq ans d'emprisonnement pour « diffusion de fausses nouvelles », pour avoir partagé sur Facebook une publication écrite par un tiers accusant un officier de torture. Devenu le prisonnier politique le plus célèbre d'Égypte, il aurait dû sortir le 29 septembre 2024.
Mais le procureur en décide autrement, choisissant de ne pas comptabiliser les deux ans de détention provisoire déjà effectués. Alaa Abdel Fattah devrait donc être relâché seulement début 2027. « Mais s'ils ont trouvé un prétexte pour ne pas le libérer maintenant, ils en trouveront un autre pour ne pas le faire dans deux ans », se méfie sa mère, soutenue dans son combat par Amnesty International, Reporters sans Frontières et une flopée d'autres organisations de défense des droits humains.
Pour obtenir gain de cause, Leila Soueif multiplie les allers-retours en Angleterre, pays où elle a vu le jour et dont son fils a obtenu la nationalité en 2021 depuis sa prison. À Londres, elle rencontre récemment des membres du Parlement pour faire entendre sa cause. Ce n'est pas la première fois que la famille de Alaa Abdel Fattah tente de mobiliser le Royaume-Uni. En octobre 2022, alors que l'Égypte s'apprête à accueillir la COP27, sa sœur Sanaa effectue un sit-in devant le ministère des affaires étrangères.
L'ex-premier ministre britannique Rishi Sunak lui écrit alors une lettre, lui garantissant que son gouvernement était « totalement engagé » à résoudre cette affaire. Quelques jours plus tard, en Égypte, en marge de la conférence, le locataire du 10, Downing Street serre la main du président Abdel Fattah Al-Sissi devant les caméras du monde entier, sans qu'aucune avancée n'ait été réalisée pour la libération du prisonnier politique. Une aubaine pour un régime égyptien en quête de reconnaissance internationale, et des photos restées en travers de la gorge de la famille d'Alaa Abdel Fattah.
Mais Leila Soueif espère que le changement de gouvernement fera pencher la balance. Lorsqu'il était dans l'opposition, l'actuel ministre des affaires étrangères David Lammy avait pris fait et cause pour son fils, rejoignant même Sanaa lors de son sit-in. La professeure exige :
Il s'agit maintenant pour lui de passer à l'action. Ce sont deux puissances amies, l'Égypte n'est pas un pays paria comme l'Iran ou la Chine. Il y a donc des marges de manœuvre, notamment au niveau des accords commerciaux.
Début novembre, alors que le régime de Sissi est en discussion pour de nouveaux accords avec Londres, 15 organisations de défense des droits humains adressent une missive au ministre demandant de geler toute coopération financière entre les deux pays tant que Alaa est toujours en prison.
Car le président égyptien ne semble pas imperméable aux pressions extérieures. En 2022, sous les projecteurs de la COP27, certains prisonniers politiques sont libérés dans le cadre du « dialogue national » qui devait permettre au pays d'aborder ses problèmes sans œillères. Cette année-là, plusieurs dizaines d'entre eux sont sortis de prison. Le mouvement s'est poursuivi l'année dernière, avec notamment la libération du poète Ahmed Douma et celle de l'avocat Mohamed Al-Baqer, par ailleurs défenseur de Alaa Abdel Fattah, qui n'a pas bénéficié de cette vague de grâces présidentielles.
Une mobilisation sans précédent avait pourtant été mise en place autour de son cas. Outre les sit-in de sa sœur à Londres, son recueil de textes You have not yet been defeated, partiellement écrit depuis sa prison et qui perpétue l'esprit de la révolution de 2011, a été publié. Alaa lui-même effectue une grève de la faim dès avril 2022, en protestation contre son placement en isolement. En novembre, lors de la COP27, il arrête également de s'hydrater. Face à sa santé déclinante, le Royaume-Uni, l'Union européenne et l'ONU appellent à sa libération. En vain.
Depuis, le militant semble avoir perdu espoir. Sa mère rapporte :
S'il tient le coup, ce n'est que par égard pour nous. Si lors d'une visite, on fait l'erreur de lui parler de l'avenir ou de son fils, il réagit abruptement : « Élevez-le comme s'il était orphelin », nous dit-il.
Ces dernières années, le prisonnier a martelé que s'il venait à être libéré, sa seule priorité serait de s'envoler vers le Royaume-Uni pour s'occuper de son fils autiste, âgé de 13 ans et qu'il n'a presque pas connu, et de continuer à vivre bien loin des tourments de la politique égyptienne. Quitter le territoire, c'est la seule option qui a été proposée à un autre prisonnier politique, Ramy Shaath. Arrêté en 2019 pour « complot contre l'État », cet activiste égypto-palestinien, figure de la révolution de 2011 et porte-voix de la cause palestinienne, a été libéré en 2022 et expulsé vers la France, dont il portait la nationalité, en échange de l'abandon de sa nationalité égyptienne.
Pourquoi les autorités égyptiennes n'appliquent-elles pas la même recette avec Alaa ? « Cela fait longtemps que j'ai arrêté d'essayer de comprendre les intentions du gouvernement. Mais le régime est totalement tétanisé par les têtes qui dépassent », constate Leila Soueif. D'autant plus que, parmi ces têtes, celle de Alaa est sans doute la plus connue, y compris aux yeux de la nouvelle génération d'Égyptiens pour qui il continue d'être une source d'inspiration.
De la mobilisation inédite de 2022, Alaa Abdel Fattah n'a retiré comme bénéfice que l'amélioration de ses conditions de détention. Il a été déplacé de la prison de Tora, dans la banlieue du Caire, vers celle de Wadi El-Natroun, entre la capitale et Alexandrie, présentée par le régime comme « un hôtel 5 étoiles » et répondant aux dernières normes internationales en matière de droits humains. Là, il partage sa cellule avec deux codétenus. S'il ne peut toujours pas humer l'air frais, il a désormais de quoi lire, regarder la télévision et correspondre par écrit. En revanche, il n'a droit qu'à une visite de 20 minutes par mois, alors que le règlement prévoit deux visites mensuelles d'une heure chacune. Un durcissement mis en place lors des années Covid-19 et qui n'a jamais été levé.
Deux ans après la COP27, la situation régionale s'est métamorphosée, mais la position de l'Égypte sur la scène internationale n'a pas bougé. Malgré les 60 000 prisonniers politiques que compte le pays selon les ONG, le régime conserve le soutien des puissances occidentales. En début d'année, il a signé un accord de 7,4 milliards d'euros avec l'Union européenne en échange d'un contrôle renforcé aux frontières. Et malgré la guerre en cours à Gaza et au Liban, le pays demeure un allié des États-Unis et d'Israël, avec qui il assure l'étanchéité de sa frontière le long de la bande de Gaza.
Près d'un an après la réélection triomphale de Abdel Fattah Al-Sissi, le bilan est morose pour la famille de Alaa Abdel Fattah, dont tous les membres ou presque sont passés par la case prison : le père, aujourd'hui décédé1, avocat et militant pour les droits humains, qui a subi la torture ; Leila Soueif, libérée sous caution depuis 2021 ; son fils bien sûr, mais aussi sa fille Sanaa, incarcérée en 2014 et 2020, chaque fois libérée après un peu plus d'un an.
Toutes ces peines en valaient-elles la peine ? « Oui », insiste Leila Soueif :
Il ne faut pas comparer la situation actuelle à celle de 2011, mais considérer une période bien plus étendue, lors de laquelle la stagnation était totale et les opposants très isolés pendant des décennies. Vu le contexte actuel, notamment le marasme économique que traverse le pays, il n'est pas impossible que la situation évolue plus vite qu'on ne le croit.
1Lire le témoignage d'Alain Gresh, « Dans les prisons égyptiennes », Nouvelles d'Orient, 15 novembre 2011.
19.11.2024 à 06:00
Eva Koulouriotis
Le président syrien Bachar Al-Assad a hérité de son père l'alliance entre Damas et Téhéran. Celle-ci s'est transformée au fil du temps en une nécessité, notamment avec le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011. Mais, dans le cadre de la guerre actuelle au Proche-Orient, elle est devenue un fardeau perturbant. Les 17 et 18 septembre 2024, plus de 3 000 bipeurs et talkies-walkies utilisés par le Hezbollah ont explosé. Particulièrement choquants par leur ampleur, ces événements (…)
- Magazine / Syrie, Iran, Israël, Russie, Diplomatie, Gaza 2023—2024Le président syrien Bachar Al-Assad a hérité de son père l'alliance entre Damas et Téhéran. Celle-ci s'est transformée au fil du temps en une nécessité, notamment avec le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011. Mais, dans le cadre de la guerre actuelle au Proche-Orient, elle est devenue un fardeau perturbant.
Les 17 et 18 septembre 2024, plus de 3 000 bipeurs et talkies-walkies utilisés par le Hezbollah ont explosé. Particulièrement choquants par leur ampleur, ces événements constituaient le prélude à l'opération militaire israélienne contre la milice libanaise, et sonnaient l'alarme autant à Beyrouth qu'à Damas.
Un mois auparavant, le directeur du département des renseignements généraux du régime de Bachar Al-Assad, le général de division Houssam Louqa, avait effectué une visite secrète à Beyrouth, où il avait rencontré le secrétaire général adjoint du Hezbollah, Naïm Qassem. Louqa avait demandé au Hezbollah de réduire l'escalade et de ne pas tomber dans le piège israélien, étant donné le risque militaire tant pour la milice libanaise que pour le régime syrien. Qassem avait mis en avant la stratégie par étapes, réfléchie du Hezbollah ainsi que l'usure d'Israël après une année de guerre dans la bande de Gaza.
Naïm Qassem et Hassan Nasrallah ont de fait commis une erreur d'appréciation en écartant le risque d'une offensive israélienne. Le second a été assassiné le 27 septembre, et le régime Assad s'est retrouvé face à son défi le plus complexe depuis le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011, avec pour enjeu le contrôle de la frontière syro-libanaise, d'une importance stratégique pour le Hezbollah et les Iraniens, mais aussi pour Israël.
Les dirigeants iraniens estiment qu'une défaite écrasante du Hezbollah entraînerait des conséquences négatives pour leur propre sécurité nationale. L'existence du groupe libanais assurait jusqu'alors une dissuasion pour l'Iran et son programme nucléaire, en tant que première ligne de confrontation et atout de chantage de la part de Téhéran envers Israël et les États-Unis. La milice a également joué un rôle dans le soutien technique et logistique aux milices soutenues par l'Iran en Irak et des houthistes au Yémen. Le Hezbollah a également contribué à sauver le régime d'Assad dans les premières années de la révolution contre lui, surtout entre 2012 et 2015. Téhéran considère donc que la déroute du Hezbollah présenterait un risque pour sa sécurité nationale et, en particulier, pour son programme nucléaire face à Israël. C'est la raison pour laquelle la poursuite d'un soutien au Hezbollah via la frontière syro-libanaise s'avère une priorité stratégique, quel qu'en soit le coût. Un coût qui inquiète surtout Bachar Al-Assad, dont les yeux sont rivés sur Israël.
Côté israélien, deux dossiers sont prioritaires sur le théâtre syrien. Le premier concerne la frontière syro-libanaise et le second les milices soutenues par l'Iran en Syrie. Ces préoccupations pourraient devenir plus intenses compte tenu du refus de Téhéran et du Hezbollah d'accepter la défaite et de faire des concessions incitant le gouvernement israélien à mettre un terme à son opération militaire au Liban. Tel-Aviv est toutefois conscient de la difficulté à poursuivre son offensive à court terme, après l'élection présidentielle américaine, malgré la réélection de Donald Trump. D'où la décision de s'en prendre à la porosité de la frontière syro-libanaise, comme en témoigne la récente déclaration du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou : « Nous allons couper le pipeline d'oxygène du Hezbollah qui relie l'Iran à la Syrie1. »
En pratique, trois scénarios militaires sont sur la table du gouvernement israélien pour entraver cette frontière. Le premier consiste à étendre l'offensive militaire israélienne terrestre sur le territoire libanais vers la plaine de la Bekaa, les régions de Baalbek et d'Hermel, pour contrôler la frontière. Ce scénario apparaît très coûteux et complexe.
Le deuxième consiste à lancer une nouvelle offensive terrestre au sud-ouest du territoire syrien, vers Quneitra, puis vers l'ouest de Damas, vers le Qalamoun et Homs, afin de fermer la frontière du côté syrien. Ce scénario est contraint du fait de la présence russe en Syrie et ses coûts seraient élevés en raison de la forte présence de milices soutenues par l'Iran.
Le troisième consisterait pour Israël à intensifier ses frappes aériennes des deux côtés de la frontière. Depuis le début de l'opération contre le Hezbollah, l'aviation israélienne a mené des dizaines de frappes aériennes ciblant les points de passage officiels, ou non, au niveau de la frontière syro-libanaise. Israël a également assassiné trois dirigeants de l'unité 4400, affiliée au Hezbollah et chargée de financer et d'approvisionner le groupe depuis le territoire syrien, dont le plus important, Muhammad Jaafar Qasir, était un proche personnel de Bachar Al-Assad. Mais l'efficacité de ces frappes semble avoir été limitée.
Fort de ce constat, Israël a averti Assad de la nécessité de prendre la décision de fermer ces frontières. Mais ce dernier n'a pas encore répondu à cet avertissement, et pour cause.
Légende :
En rouge : zone contrôlée par Bachar Al-Assad
En vert et gris : Afrin et Tal Abyad-Serekeniye, zone contrôlée par la Turquie
En vert foncée : Idleb, zone contrôlée par Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC)
En jaune : la zone contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS)
Après le déclenchement de la révolution syrienne, l'Iran est intervenu militairement et a directement protégé Assad. Fort de son soutien à des personnalités militaires briguant des postes importants et de ses relations avec les dirigeants des services de sécurité, son influence s'est accrue au sein du régime syrien lui-même. Téhéran a aussi étoffé ses relations avec les principaux entrepreneurs syriens proches du régime. Cette ingérence s'est produite parallèlement à l'envoi sur le terrain de milliers de combattants des milices soutenues par l'Iran, venus d'Irak et du Liban. Ainsi, l'Iran est progressivement passé du statut d'allié protégeant Assad à celui de partenaire dans la gestion du territoire. Cette réalité contraint Assad à bien réfléchir avant de prendre quelques mesures qui contrarieraient les intérêts iraniens, y compris dans les zones sous son contrôle. Un éventuel conflit sur une question stratégique avec les dirigeants iraniens pourrait avoir de graves répercussions sur la situation sécuritaire et économique en Syrie et, possiblement, sur Assad lui-même. Sur la base de ces préoccupations, Assad frappe à la porte de la Russie.
Ce n'est pas la première fois que Damas demande l'aide de Moscou dans une crise où Téhéran est impliquée et qui constitue une menace pour la stabilité du régime syrien. Dans son livre Le roman perdu, l'ancien vice-président syrien responsable des affaires étrangères, Farouk Al-Charah, évoque la réaction de Hafez al-Assad après le déclenchement de la première guerre du Golfe entre l'Irak et l'Iran (1979-1989) :
Hafez Al-Assad s'est précipité pour signer le traité d'amitié et de coopération entre la Syrie et l'Union soviétique le 8 octobre 1980, qu'il avait toujours hésité à signer. Cette démarche constitue une réponse à cette nouvelle variable.
Lors d'une visite surprise à Moscou en juillet 2023, Bachar Al-Assad a rencontré le président russe Vladimir Poutine, qui lui a indiqué que la situation régionale se dégradait et que la Syrie était directement concernée. Or la Russie, malgré la guerre en Ukraine et la coopération stratégique avec Téhéran, entretient toujours des relations étroites avec Israël. D'où la question fondamentale d'Assad dans son dilemme relatif à la frontière syro-libanaise : Moscou se rangera-t-il du côté de Téhéran, de Tel-Aviv ou de Damas ?
Le 8 septembre, dans la région de Masyaf, des hélicoptères israéliens ont mené une opération militaire contre une installation du corps des Gardiens de la Révolution islamique, vraisemblablement de fabrication d'ogives pour missiles balistiques. Dans la base russe de Hmeimim, située à quelques kilomètres seulement de cette zone, un calme prudent régnait. Les batteries de défense antiaérienne S-400 de la base, bien qu'ayant identifié la cinétique israélienne, n'ont fait montre d'aucune réaction. Cela est conforme à la manière dont Moscou a toujours toléré les frappes aériennes israéliennes contre les intérêts iraniens en Syrie. Les Russes distinguent leurs intérêts dans ce pays de ceux de Téhéran, avec pour priorité le maintien du régime syrien, et la préservation de leurs bases militaires sur la côte syrienne, leur unique débouché sur la mer Méditerranée. D'où l'absence de réaction notable de la part de la Russie.
L'Union soviétique ne figurait pas sur la liste des alliés de l'Iran avant l'arrivée au pouvoir de l'ayatollah Rouhollah Khomeiny ni après. Pendant la première guerre du Golfe entre l'Iran et l'Irak, l'Union soviétique n'a pas fourni d'équipements à Téhéran, mais a soutenu Bagdad, l'approvisionnant en avions de combat, en missiles et en munitions. Il apparaît aujourd'hui que Moscou et Téhéran ont des relations plus complexes que ce que leurs politiciens laissent apparaître. Poutine affirme que la République islamique est un allié stratégique de la Russie, et le Guide de la Révolution Ali Khamenei souligne l'amitié avec Moscou tout comme leur rapprochement face à « l'Occident ». Cependant, derrière ces déclarations, des contradictions pointent. Par exemple, concernant l'invasion russe de l'Ukraine, Téhéran soutient Moscou de manière importante, en fournissant des missiles à moyenne et longue portée, des drones, et en assurant le transfert de technologie pour fabriquer ces drones en Russie. Mais au Yémen, cette alliance diffère de nature. Malgré les demandes répétées des Iraniens et des houthistes pour la fourniture de missiles sol-mer Yakhont, de fabrication russe, Moscou hésite encore. Cette hésitation se reflète également dans la fourniture à Téhéran du système S-400, que les Iraniens espèrent toujours obtenir du Kremlin en urgence, notamment après la frappe aérienne israélienne du 26 octobre. La Russie justifie sa posture par la complexité de la situation. Les relations entre la Russie et l'Iran changent donc en fonction du dossier, y compris sur le théâtre syrien, où Moscou reste en recul sur le conflit irano-israélien.
En reliant les fils venant de Téhéran, de Moscou et de Tel-Aviv à Damas, la Syrie se retrouve face à une équation qui menace la stabilité du palais des Mouhajirine (le palais présidentiel syrien). Les Iraniens pensent que l'obstruction de la frontière syro-libanaise accélérera la défaite du Hezbollah et menacera leur sécurité nationale. De leur côté, les Israéliens savent que pour affaiblir le Hezbollah et l'empêcher de rétablir ses capacités militaires, Assad doit fermer sa frontière avec le Liban. Les Russes ne sont pas prêts à intervenir dans ce conflit. Ils essaient donc au moins de comprendre les desseins de chacune des deux parties sans prendre de mesures concrètes, que ce soit pour servir de médiateur ou pour, si besoin, soutenir l'une des parties contre l'autre. Assad se retrouve seul entre un allié qui le pousse dans l'abîme, un autre qui observe la scène à distance et un voisin résolument sérieux dans ses menaces.
La Syrie d'Assad est piégée entre ces trois parties. L'assassinat d'Hassan Nasrallah, par les Israéliens, et celui de l'ancien président yéménite Ali Abdallah Saleh, le 4 décembre 2017, par les houthistes — sans doute avec l'aval iranien —, alimentent les craintes de ce dernier. Sans compter que les Israéliens considèrent plus que jamais Assad, non comme un président utile à leurs intérêts, mais comme une menace pour leur sécurité nationale et leurs projets régionaux. Mais la décision de s'en débarrasser n'est possible qu'avec l'aval du président russe Vladimir Poutine.
1Tovah Lazaroff, « Netanyahu : With or without deal, we'll push Hezbollah back to Litani », The Jerusalem Post, 3 novembre 2024.