11.07.2025 à 06:00
Marina Da Silva
Najla Nakhlé-Cerruti, actuellement responsable de l'antenne d'Amman de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo), poursuit l'analyse de terrain qu'elle mène depuis de nombreuses années sur le théâtre contemporain en arabe. Dans Le Théâtre palestinien et François Abou Salem, elle témoigne du rôle et de l'action du cofondateur du Théâtre national palestinien Al-Hakawati (Jérusalem-Est) dont les archives lui ont été ouvertes par Amer Khalil, son actuel directeur. Disparu en 2011 à tout (…)
- Lu, vu, entendu / Palestine, Jérusalem-Est, Biographie, ThéâtreNajla Nakhlé-Cerruti, actuellement responsable de l'antenne d'Amman de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo), poursuit l'analyse de terrain qu'elle mène depuis de nombreuses années sur le théâtre contemporain en arabe. Dans Le Théâtre palestinien et François Abou Salem, elle témoigne du rôle et de l'action du cofondateur du Théâtre national palestinien Al-Hakawati (Jérusalem-Est) dont les archives lui ont été ouvertes par Amer Khalil, son actuel directeur.
Disparu en 2011 à tout juste soixante ans à Tira, au pied de Ramallah, François Abou Salem reste une figure charismatique pour tous ceux qui l'ont approché. Sa grande silhouette demeure associée à un visage à la fois joyeux et ouvert, tourmenté et grave, qui renvoyait souvent les secousses de désespérance dont il était assailli.
Né en France, il passe son enfance et son adolescence à Jérusalem-Est où s'étaient installés ses parents puis poursuit des études à Beyrouth. D'origine hongroise, son père, Lorand Gaspar, était un chirurgien, poète et auteur de renom dont l'ouvrage emblématique Une Histoire en Palestine a fait date. Francine, sa mère, est une artiste, sculptrice et scénographe.
Revenu en France en 1968, il se forme au théâtre, notamment à Strasbourg et au Théâtre du Soleil de la Cartoucherie de Vincennes près de Paris, mais son ambition est de revenir en Palestine pour y créer un théâtre palestinien, ce qu'il fera deux ans plus tard tout en continuant à se former en Europe.
La guerre de juin 1967 a mis Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza sous domination israélienne et rendu la vie insupportable aux Palestiniens. François Lorand Gaspar, qui s'est toujours considéré comme palestinien, change alors son nom en Abou Salem. Il envisage d'abord de faire des films, mais les difficultés de réalisation et de diffusion le ramènent au théâtre. Il fonde la troupe amateure Al-Balâlin (les Ballons), en 1971 avec son ex-épouse Jackie Lubeck et des comédiens de Galilée et des territoires palestiniens.
Malgré une scission en 1974 à partir de divergences de vues et de fonctionnement quand une partie de la troupe devient Bilâ-lîn (Sans concession), leur activité connaît une pérennité exceptionnelle. Ils parviennent à tourner dans les territoires palestiniens et mènent de front une activité d'éducation populaire culturelle, en particulier dans les villages, les écoles, les communautés marginalisées qui n'ont pas accès au théâtre.
En 1977, les deux troupes fusionnent à nouveau et vont créer Al-Hakawati (Le Conteur) qui deviendra le Théâtre national palestinien (TNP) et ouvrira ses portes à Jérusalem-Est dans un ancien cinéma de la rue Salah Eddin le 9 mai 1984. Deux salles restaurées et équipées vont permettre au lieu de devenir un point de convergence pour le monde du théâtre, et une scène culturelle offrant au public de nombreuses pièces aux styles et esthétiques variés. Il servira aussi d'espace de rencontres, notamment pour des mobilisations et manifestations, mais son activité est surveillée, entravée ; des comédiens sont fouillés, interrogés, voire arrêtés, certaines pièces sont censurées et le théâtre est fermé à plusieurs reprises par les autorités israéliennes.
Auteur, acteur et metteur en scène, François Abou Salem a engagé ses forces et sa vie pour créer et faire connaître un théâtre palestinien en arabe dialectal, populaire et poétique, détaché du modèle européen dominant. Il voulait à la fois développer une recherche esthétique et s'engager dans la conservation de la mémoire palestinienne, singulière et plurielle. Il recevra le prix Palestine des mains de Yasser Arafat en 1998, pour s'être consacré corps et âme au projet du TNP dont il restera le codirecteur, avec son collègue et ami Amer Khalil, jusqu'à sa disparition.
Abou Salem faisait sans cesse l'aller-retour entre la Palestine et le reste du monde. Il a adapté des pièces de Dario Fo et de Bertold Brecht, chez qui il voyait un engagement politique et esthétique qui allait toucher le public palestinien. Il s'intéressait au jeu de la commedia dell'arte et aux textes des auteurs du répertoire européen qu'il a contribué à populariser. Il s'est consacré à la professionnalisation d'Al-Hakawati et a cherché à lui donner une visibilité à l'international. Mais malgré des tournées — dont L'Histoire de Kufur Shamma1 en Europe et aux États-Unis en 1988 et 1989 —, le travail de la compagnie reste longtemps peu connu à l'extérieur de la Palestine.
Au début des années 2000, Al-Hakawati va accentuer ses partenariats avec des artistes et des théâtres européens pour permettre la mutualisation des conditions de création, des lieux et des financements, même s'ils sont souvent très déséquilibrés et peuvent interférer sur les processus de création. Cela permet néanmoins aux théâtres palestiniens de jouer en dehors de leurs frontières et de donner une visibilité à la situation politique des Palestiniens. François Abou Salem parviendra à monter Shams and Co, un projet qui voulait mettre en relation et sur les planches des Palestiniens du nord de la Cisjordanie et en France, des habitants de la Seine–Saint-Denis (Montreuil, Bagnolet, Le Blanc-Mesnil), sur trois ans. Si le dernier volet n'a pu aboutir faute de soutiens et de moyens, l'expérience d'accueil des Palestiniens en France en 2001, et celle des habitants de la Seine–Saint-Denis en Palestine l'année suivante ont été fondatrices pour tous les participants.
Amer Khalil va prolonger la démarche d'inviter des artistes étrangers à venir travailler au TNP après la disparition de François Abou Salem. Un partenariat important est ainsi mis en place avec le Théâtre des Quartiers d'Ivry codirigé par Adel Hakim et Élisabeth Chailloux. La pièce Antigone, créée à Jérusalem en 2011 puis en tournée en France, reçoit ainsi le prix du meilleur spectacle étranger du Syndicat de la critique (théâtre) en 2012. Créée en 2015 à Jérusalem, Des roses et du jasmin couvre la dépossession palestinienne et l'occupation israélienne sur quarante ans. La troupe viendra à Ivry en 2017, juste avant le décès d'Adel Hakim en 2018.
Ce ne sont que quelques moments de l'activité d'Al-Hakawati qui a aussi et surtout compté pour élaborer, avec d'autres théâtres et comédiens, un théâtre palestinien dans les territoires palestiniens. Cette visibilité et cette reconnaissance poursuivies par Amer Khalil dans des conditions qui se sont terriblement durcies, en particulier depuis le 7 octobre 2023, ont été rendues possibles par l'expérience unique d'action et d'engagement de François Abou Salem. La pièce About François2 écrite et mise en scène par l'allemande Lydia Ziemke en 2018, qui rassemble des artistes européens et palestiniens, contribue aussi à faire connaître cette histoire et à garder vivante la figure d'Abou Salem.
Dans son ouvrage en trois parties passionnantes (« François Abou Salem et les débuts du théâtre palestinien : des troupes amatrices à l'institution » ; « Le parti pris esthétique au profit des territoires palestiniens » ; « Le théâtre palestinien de François Abou Salem en exil »), où elle contextualise la création et les conditions de travail en Palestine, Najla Nakhlé-Cerruti a aussi inséré un précieux cahier de photographies issues pour la plupart du Fonds François Abou Salem3. Un fonds considérable avec des notes, des dessins, des photos, des vidéos, des articles de presse, éléments de décor, etc., inventorié avec Héléna Rigaud. Dans la préface, Olivier Py écrit :
La superposition de la figure de Bashar Murkus à celle du fondateur du théâtre palestinien nous interdit de désespérer.
Rappelons qu'il fut le premier à programmer une pièce palestinienne, Le musée, de Bashar Murkous et Khulood Basel, dans le « in » du Festival d'Avignon en 2021. Ces deux fondateurs, avec d'autres artistes, de l'Ensemble Khashabi de Haïfa et seul théâtre palestinien indépendant en Israël, y joueront de nouveau les 23, 24 et 25 juillet 2025 leur dernière création, Yes Daddy.
Signalons également, à l'initiative des Amis de l'Huma et d'Orient XXI, la rencontre et lecture, « Voix palestiniennes — voix de résistance », le 18 juillet 2025 de 18 h 30 à 20 h à la Maison Jean Vilar, à laquelle contribueront, entre autres, Najla Nakhlé-Cerruti et Nada Yafi, traductrice des textes poétiques de Gaza Que ma mort apporte l'espoir (Libertalia, collection Orient XXI, 2024).
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Najla Nakhlé-Cerruti
Le théâtre palestinien et François Abou Salem
Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre
Juin 2025
144 pages
14 euros
1« A Video of the Performance of « Kufur Shamma », Written and Directed by Francois abu Salem, Amsterdam, 1989 », The Palestinian Digital Museum Archive.
2Astrid Chabrat-Kajdan, « “About François”, retour sur une pièce de théâtre de François Abou Salem (3) », Les Carnets de l'Ifpo, 1er juillet 2020.
3NDLR. Ce fonds se trouve au TNP, à Jérusalem-Est.
10.07.2025 à 06:00
Michelle Eid
Longtemps reléguée au statut de ville secondaire laissée à l'abandon, Tripoli bénéficie aujourd'hui d'un changement d'habitudes dans les pratiques culturelles libanaises, en lien avec la situation politique nationale et régionale. Un lieu en particulier devient l'emblème, l'espace culturel Rumman. Reportage. Pendant des décennies, Beyrouth a dominé l'imaginaire culturel du Liban. Accueillant les plus grands théâtres, salles de concert, maisons d'édition et festivals du pays, la capitale a (…)
- Lu, vu, entendu / Liban, Résistance, Musique, Reportage, Tripoli (Liban)Longtemps reléguée au statut de ville secondaire laissée à l'abandon, Tripoli bénéficie aujourd'hui d'un changement d'habitudes dans les pratiques culturelles libanaises, en lien avec la situation politique nationale et régionale. Un lieu en particulier devient l'emblème, l'espace culturel Rumman. Reportage.
Pendant des décennies, Beyrouth a dominé l'imaginaire culturel du Liban. Accueillant les plus grands théâtres, salles de concert, maisons d'édition et festivals du pays, la capitale a été considérée comme le cœur de la vie culturelle — non seulement du Liban, mais aussi pour une grande partie de la région. Cette centralisation a toutefois rendu la culture inaccessible pour de nombreux habitants en dehors de Beyrouth, renforçant les divisions de classe, l'isolement spatial et un sentiment de marginalisation parmi les populations du nord avec Tripoli comme principal centre urbain, du sud autour de Tyr, et de la Bekaa avec la ville de Baalbek.
Autre particularité de la scène culturelle beyrouthine : son rapport à la mondialisation. Les jeunes générations de la capitale et du Mont-Liban sont attirées par l'esthétique occidentale, que ce soit en termes de productions artistiques ou de mode de vie, souvent au détriment d'expressions plus locales. Si les formes culturelles traditionnelles n'ont pas disparu, elles sont perçues comme dépassées ou peu commercialisables et reléguées à une place subalterne.
Après le soulèvement d'octobre 2019, une nouvelle vague d'artistes arabophones locaux — groupes indépendants, rappeurs — s'est à nouveau imposée sur la scène musicale libanaise. Un processus lent, mais efficace, dans lequel la langue, le rythme et les récits régionaux ont repris le devant de la scène. Depuis le début du génocide à Gaza et l'offensive israélienne contre le Liban, ce changement culturel s'est pérennisé. La violence crue et le silence mondial face à ce que vivent les Palestiniens et les Libanais provoquent une rupture, amenant beaucoup de personnes à une remise en question de leur mode de consommation culturelle. Il y a depuis un intérêt croissant envers la production culturelle locale, non seulement comme forme d'art, mais aussi comme forme de résistance, notamment à travers le fait de se reconnecter au patrimoine.
Rumman (Grenade, en arabe) est un espace culturel alternatif de la ville de Tripoli, située à 80 km au nord de la capitale et qui accueille divers événements. Fondé par Mohamed Tannir et Alex Baladi, le lieu a officiellement ouvert ses portes en 2021. Les débuts sont hésitants, autour d'ateliers d'art pour enfants et de rassemblements. Mohamed, originaire de Beyrouth, a été attiré par cette ville riche en patrimoines culturels divers, mais longtemps négligée par les politiques nationales, et quelque peu méprisée dans le traitement médiatique :
On a vu que la ville disposait d'un vrai potentiel de transformations porté par une base populaire appelant au changement et aimant profondément sa ville. Mais cette énergie a été paralysée par des politiques et des politiciens qui ont appauvri sa population.
Pourtant, rappelle-t-il, « les premiers cinémas du Liban ont ouvert ici, à Tripoli ». Cette mémoire a inspiré le choix du lieu pour Rumman, installé dans une salle de cinéma abandonnée, jadis appelée Stereo Kawalis (Coulisses stéréo). Pour eux, c'était un signe : « Nous avons rénové la salle tout en essayant de conserver son authenticité. Nous avions le sentiment que la ville et les habitants avaient besoin d'un rappel de leur riche passé. »
Au-delà de l'esthétique, la philosophie de Rumman est de bousculer l'idée selon laquelle l'art serait un luxe, réservé à ceux qui ont du temps, les moyens d'y accéder et des relations dans le milieu. Cette réflexion centrée sur la notion d'accessibilité est radicale dans sa simplicité : elle affirme que la culture ne devrait pas être un privilège.
On peut venir de tout milieu — ouvrier agricole, étudiant, peu importe — et apprécier l'art. Nous voulons supprimer les divisions socioéconomiques dans la culture et la rendre accessible à toutes et tous, y compris aux artistes eux-mêmes.
Dans cet esprit, Rumman a accueilli des performances musicales très variées, du classique tarab au rap, du rock métal aux sons expérimentaux. Le public est tout aussi diversifié, y compris entre Tripolitains ou visiteurs venant d'autres villes libanaises.
En plus de sa fonction culturelle, Rumman devient rapidement un espace de cohésion sociale, rassemblant des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement. Alors qu'une grande partie du Liban est marquée par la fragmentation politique et la géographie confessionnelle, Rumman propose de se rencontrer autour d'expériences partagées et d'échanges créatifs.
Samia, blogueuse et passionnée de culture originaire de Beyrouth, raconte sa première visite à ce lieu, en septembre 2024 :
Rumman organisait un festival de trois jours avec beaucoup d'artistes que je voulais voir depuis longtemps. J'ai adoré la programmation. Pour moi, la distance ne posait pas problème. J'étais ravie de découvrir un nouvel espace en dehors de la capitale.
Au-delà de la musique, l'événement lui permet de tisser des liens avec des personnes issues de communautés avec lesquelles elle n'avait jamais interagi auparavant : « Je rencontre chaque fois de nouvelles personnes, qu'il s'agisse d'organisateurs ou de spectateurs. Je me familiarise de plus en plus avec la ville. Elle commence vraiment à me plaire. »
Une programmation l'a particulièrement marquée en février 2025 : South Goes North, un festival réunissant principalement des rappeurs originaires du Sud-Liban.
C'était puissant. On se sentait en connexion avec les artistes et les autres participants. Je pense qu'il est essentiel de faire l'effort d'aller ailleurs. J'aimerais vraiment faire cela davantage — me rendre dans le Sud, dans la Bekaa, partout hors de Beyrouth, pour assister à des événements culturels.
Cet échange interrégional, si étroit soit-il, est au cœur de la mission de Rumman. « Des artistes viennent de partout, note Mohamed, mais nous faisons aussi en sorte de mettre en avant ceux de Tripoli, pour créer des ponts et leur permettre de se faire connaître dans le reste du pays. »
L'importance d'une communauté artistique et attachée à la production culturelle est d'autant plus centrale dans un pays qui vit une succession de crises nationales et régionales — l'effondrement économique, l'explosion du port de Beyrouth en 2020 ou les guerres israéliennes et l'occupation du sud du pays —, et où l'État ne répond pas présent. « C'était beau de voir ces acteurs, souvent sans revenus, se mobiliser pour l'aide de première nécessité, que ce soit après l'explosion ou pendant la guerre », se souvient Mohamed.
Des espaces résonnent également avec la douleur, la colère ou la désillusion des jeunes face à l'incurie des institutions et aux récits dominants. Alors que les pays occidentaux soutiennent le génocide à Gaza ou l'occupation du Liban — et plus récemment les bombardements contre l'Iran —, beaucoup se sont sentis aliénés non seulement par l'ordre international, mais aussi par la culture globale à laquelle ils s'étaient autrefois identifiés.
De plus en plus, des espaces similaires germent à Tripoli, ici dans des théâtres autogérés, là dans des cinémas restaurés, devenus scènes de solidarité, dans tous les sens du terme.
Le cas de Rumman reflète une évolution plus large, plus profonde. Le Liban assiste à une puissante reconnexion : à sa langue, à son héritage artistique, aux formes d'expression culturelle qui ont porté ses communautés pendant des décennies de guerre, de douleur et de bouleversements. Ce qui était autrefois jugé démodé ou marginal fait désormais l'objet d'une réappropriation plus dynamique et percutante. Dans un pays marqué par les guerres et l'oubli forcé, la production culturelle s'avère une forme de mémoire politique. Chanter en arabe, écrire sur sa terre, rassembler les gens par la musique ou la danse sont autant de moyens de refuser l'oubli. Dans un monde qui tente d'effacer, de lisser, de dépolitiser ou de revaloriser l'identité arabe comme une simple marchandise, la création culturelle devient une ligne de front. Comme une façon de dire : « Nous sommes toujours là, et nous nous souvenons de nos racines. » À travers ces espaces, un autre Liban prend alors forme. Un pays qui commence à écouter de nouveau sa propre voix.
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Cet article a été publié initialement sur Mashallah News
Traduit de l'anglais par Léonard Sompairac.
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
Le Réseau des médias indépendants sur le monde arabe coordonné par Orient XXI vous propose une rencontre à Paris avec les journalistes des médias du Réseau autour de ce dossier.
RDV le jeudi 26 juin aux Amarres, à 19h.
09.07.2025 à 06:00
Ezra Nahmad
La solidarité sans filtre du groupe de punk rap nord-irlandais avec la Palestine scandalise et effraye nombre de programmateurs musicaux et de festivals. Elle permet de mettre, sur le devant de la scène, la bataille culturelle mondialisée qui se joue autour du génocide à Gaza. Les drapeaux palestiniens au bord des routes, jusque dans les lieux les plus reculés, sont une singularité du paysage irlandais. Leur usure causée par la pluie et le vent indique qu'ils ont été plantés depuis un (…)
- Lu, vu, entendu / Irlande du Nord , Censure, Musique, Liberté d'expression, Gaza 2023-2025La solidarité sans filtre du groupe de punk rap nord-irlandais avec la Palestine scandalise et effraye nombre de programmateurs musicaux et de festivals. Elle permet de mettre, sur le devant de la scène, la bataille culturelle mondialisée qui se joue autour du génocide à Gaza.
Les drapeaux palestiniens au bord des routes, jusque dans les lieux les plus reculés, sont une singularité du paysage irlandais. Leur usure causée par la pluie et le vent indique qu'ils ont été plantés depuis un certain temps, et que personne ne s'empressera de les enlever. La fraternité entre l'Irlande et la Palestine est connue pour leur communauté de destin : la colonisation britannique.
Le battage récent autour de Kneecap, groupe de punk rap qui a sorti le gaélique de la musique traditionnelle et de la pop, remet cette solidarité au cœur d'une guerre culturelle et politique.
Le trio, originaire de Belfast-Ouest (quartier à majorité catholique) et de Derry, fervent défenseur de la cause palestinienne, participe activement à tous les « Gigs for Gaza », ces concerts organisés en soutien à Gaza. Lors de la plupart de leurs shows, Liam Óg Ó hAnnaidh, Naoise Ó Cairealláin et JJ Ó Dochartaigh — connus sur scène sous les noms de Mo Chara, Móglaí Bap et DJ Próvaí — invitent le public à scander avec eux le slogan : « Free, Free Palestine ».
Tirant son nom du « kneecapping » — cette méthode punitive qui consiste à tirer dans les rotules, utilisée par les paramilitaires en Irlande du Nord et par l'armée israélienne contre les Palestiniens lors de la « marche du retour » en 2018 à Gaza —, le groupe cultive l'art de la provocation. Un film récent, sobrement intitulé Kneecap, interprété par les membres du groupe et retraçant (très) librement leurs débuts — faits de drogues, de rap et d'indépendantisme — ajoute une pierre de plus à la légende qu'ils se construisent. Le long-métrage a déjà reçu le prix du public au Festival du cinéma américain de Sundance, après avoir raflé sept British Independent Film Awards (BIFA), dont celui du meilleur film britannique indépendant.
Le quotidien britannique de centre-gauche The Guardian les chouchoute et les qualifie de « groupe parmi les plus controversés en Grande-Bretagne et en Irlande depuis les Sex Pistols », tandis que le tabloïd conservateur The Daily Mail, les appelle les « “Anti-British” rappers » (rappeurs « anti-britanniques »). Le trio, dont un des tubes reprend le slogan républicain « Brits out »1, assume pleinement ces attaques et répond :
Ils n'apprécient pas que nous nous opposions à la domination britannique, que nous ne croyions pas que l'Angleterre serve qui que ce soit en Irlande. Que nous disions que les classes ouvrières des deux côtés de la communauté méritent mieux, des financements publics, des services de santé mentale appropriés, méritent de célébrer la musique et l'art et méritent la liberté d'exprimer notre culture.2
Avec Kneecap, les mots sont des balles. Au Coachella Valley Music and Arts Festival, en Californie, ils ont clamé sur scène :
Fuck Israël. Les Palestiniens n'ont nulle part où aller. C'est là qu'ils vivent, bordel ! Et on les bombarde depuis le ciel ! […] Israël commet un génocide contre le peuple palestinien, rendu possible par le gouvernement américain, qui arme et finance Israël.
Sur l'écran géant de la scène, on pouvait lire : « Israël commet un génocide contre le peuple palestinien. »
Un scandale est né. Le producteur américain du groupe, la société Independent Artist Group (IAG), s'est désengagé suite à la controverse, entraînant l'invalidation de leurs visas de travail. En Europe, sous la pression de groupes pro-israéliens, plusieurs festivals de musique ont revu leur programmation. En Allemagne, le Hurricane Festival et le Southside Festival ont déprogrammé leurs concerts prévus en juin. Les membres du groupe n'en font pas un drame à ce stade :
Nous sommes en train de déposer une nouvelle demande de visa [d'entrée aux États-Unis]. J'espère que ça marchera. Mais si ça ne marche pas, je pourrai vaquer à mes occupations sans avoir à me soucier de mon prochain repas ou d'un bombardement de ma famille. Visa révoqué, je pourrai m'en remettre.3
Le groupe est désormais habitué. Ce n'est pas la première fois qu'il se retrouve au cœur d'une polémique pour ses prises de position. Le 18 juin, Mo Chara comparaissait devant le tribunal de première instance de Westminster à Londres pour « apologie du terrorisme ». Il était accusé d'avoir déployé un drapeau du Hezbollah lors d'un concert londonien le 21 novembre 2024, au moment de l'offensive terrestre israélienne contre le Liban. L'audience a été reportée au 20 août pour vice de forme.
À la sortie du tribunal, devant une foule de fans et de curieux, Mo Chara a entonné son slogan favori « Free Free Palestine ». Le public suit. Pour les fans, « il défend l'Irlande et la Palestine en même temps, c'est normal ». Il n'y a aucun autre endroit au monde où le sort de la Palestine est spontanément associé au destin local et avec autant de conviction. Et où un groupe musical remet la question de cette solidarité sur le tapis avec un savoir-faire inédit, où la provocation ne compromet pas le message politique. En mai 2025, ils ont reversé leurs recettes du Wide Awake Festival à Médecins Sans Frontières.
Rebelote à Glastonbury le 28 juin dernier. Avant l'ouverture du festival, soutenu par des députés conservateurs, le premier ministre travailliste Keir Starmer avait appelé à l'annulation du concert et à la censure du groupe : « Ils ne devraient pas être autorisés à jouer sur scène, a-t-il argué, ce n'est pas correct. » La BBC, partenaire du festival, a ensuite déprogrammé la retransmission du concert en direct. Réponse lapidaire de Kneecap : « Tu sais quoi, Keir, ce qui n'est pas correct c'est d'armer un putain de génocide. »
Quand on les accuse de tirades outrancières, ils rétorquent :
Si vous pensez qu'un groupe satirique, qui singe des personnages sur scène, est plus scandaleux que le meurtre de Palestiniens innocents, alors vous devriez vous poser des questions.4
En attendant le début du concert, la foule de Glastonbury agitait des dizaines de drapeaux palestiniens géants. Sur un écran, un montage reprenait les nombreux appels à censurer le groupe pour chauffer le public. Et lançait un rendez-vous : « Venez nombreux au procès du 20 août à Londres. » Sur la scène, Kneecap truffe ses prises de parole de « Fuck Keir Starmer ». « Fuck the Daily Mail »… « Jamais vu autant de monde à un concert », commente Móglaí Bap, « la foule est bourrée de “Fenian bastards” » (« salauds de nationalistes irlandais », l'insulte est affective).
Sur d'autres scènes de Glastonbury, des artistes prennent parti pour les Gazaouis, au premier rang desquels le duo punk Bob Vylan, qui a déclenché un énorme scandale en exhortant les fans à chanter « Death, death to the IDF » (« Mort, mort à l'armée d'Israël »). Le groupe est lui aussi privé de visas américains et fait face à plusieurs annulations en Europe, notamment en France, où leur concert prévu au Kave Fest, dans l'Eure, a été déprogrammé.
Non loin de là, sur une scène dédiée aux débats dans l'enceinte du festival, Gary Lineker, l'ancien international de foot anglais et défenseur de la cause palestinienne, évoque ses démêlés avec la BBC. Présentateur vedette de « Match of the Day », l'émission de foot culte de la chaîne publique britannique, il a dû quitter cette dernière après avoir été accusé d'antisémitisme : « J'ai été traumatisé par les images des enfants à Gaza », s'est-il défendu, « je veux prêter ma voix à ceux qui n'en ont pas… ».
Au cours de la dernière décennie, Israël est devenu un point de convergence pour l'extrême droite mondiale. Il est perçu par celle-ci comme le fer de lance de la croisade civilisationnelle contre la supposée « barbarie » arabe ou musulmane. L'adhésion à Israël s'accompagne souvent, pour les droites radicales, d'un programme autoritaire — destruction des acquis démocratiques, contrôle des médias, suppression du pluralisme.
Inversement, la Palestine devient nœud et point ralliement global de l'opinion publique démocratique, antiraciste et anticoloniale. Ce qui se passe au Proche-Orient marque dorénavant une ligne de faille géostratégique et militaire et nourrit en même temps un front culturel lui aussi planétaire. Les millions de jeunes qui rejoignent les manifestations pour Gaza ou la Palestine, partout dans le monde, dans les métropoles, mais aussi dans des petites villes et des banlieues éloignées, témoignent de cette nouvelle géographie culturelle du monde contemporain.
Dans cette guerre de tranchées, Kneecap a choisi de s'afficher avec le cran et l'art de la provocation qu'on lui connaît désormais. Comme aucun autre acteur culturel aujourd'hui, à cause de leur héritage anticolonial, social et politique, Kneecap affiche les tropes de nouvelles batailles culturelles et idéologiques. Il le fait sur une scène musicale et culturelle, en dehors des logiques de parti, organisationnelles et associatives. Et de manière folle et échevelée. La dérision et l'hilarité, l'obscénité anti-bourgeoise, l'esprit tapageur et anarchisant acquièrent avec Kneecap une vitalité positive. Les ambiguïtés affichées par ce groupe de bouffons héritiers du républicanisme irlandais ne sont jamais fortuites, elles ont valeur de paradoxe électrique et subversif.
Quelques minutes après le concert de Kneecap à Glastonbury, Alexis Petridis, critique musical du Guardian, écrivait :
La notoriété actuelle de Kneecap sera-t-elle un bref éclair, un phénomène durable, ou au contraire les conduira-t-elle à leur perte ? Cela reste à voir. Pour l'instant, devant ce public, ils triomphent5
Mais si Kneecap doit tomber, ce ne sera pas à cause de son manque de convictions. Wait and see.
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Kneecap jouera en France :
1NDLR. « Get your brits out » (Sortez vos britanniques) (2019) est aussi un jeu de mot avec l'expression Get your tits out, qui signifie de façon vulgaire « Montre tes seins ». La chanson se moque ouvertement d'importantes figures politiques du Democratic Unionist Party (DUP), le parti loyaliste d'Irlande du Nord.
2Post de Kneecap sur le compte X du groupe, publié le 29 novembre 2024.
3Shaad D'Souza, « “We just want to stop people being murdered” : Kneecap on Palestine, protest and provocation », The Guardian, 27 juin 2025.
4op. cit.
5Alexis Petridis, « Kneecap at Glastonbury review – sunkissed good vibes are banished by rap trio's feral, furious flows », The Guardian, 28 juin 2025.