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07.05.2024 à 06:00

La Libye, plaque tournante d'un trafic d'armes en plein essor

Driss Rejichi

En Libye, les années 2020 ont vu l'émergence d'un environnement favorable aux affaires, avec une diversification des sources d'approvisionnement et une demande intérieure portée par les milices. Malgré les efforts de la communauté internationale pour freiner le phénomène, les conflits ravivés ces derniers mois aux frontières du pays confortent la Libye dans sa place de plateforme régionale. C'est une bien curieuse indiscrétion que les militaires russes ont commise à Tobrouk, grande ville (…)

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En Libye, les années 2020 ont vu l'émergence d'un environnement favorable aux affaires, avec une diversification des sources d'approvisionnement et une demande intérieure portée par les milices. Malgré les efforts de la communauté internationale pour freiner le phénomène, les conflits ravivés ces derniers mois aux frontières du pays confortent la Libye dans sa place de plateforme régionale.

C'est une bien curieuse indiscrétion que les militaires russes ont commise à Tobrouk, grande ville de l'est libyen, ce dimanche 14 avril 2024. Sur des images publiées par le média libyen Fawasel1 en fin de journée, une dizaine de camions militaires KamAZ progressent le long de la jetée vers les entrepôts du port de la ville, leur cargaison recouverte de grandes bâches vertes.

Peu de doutes subsistent sur la nature des éléments transportés, également visibles sur la vidéo. Bâchés eux aussi, l'allure et les dimensions des deux petits chariots trahissent la présence de mortiers lourds. La source anonyme qui a fourni ces images à Fawasel a aussi précisé qu'il s'agissait de « la cinquième livraison d'équipement militaire à Tobrouk en quarante-cinq jours ». Une dernière livraison a même été observée par imagerie satellite en source ouverte aux alentours du 20 avril, sans qu'aucune image ne fuite sur les réseaux sociaux cette fois-ci.

Depuis 2018 au moins, le soutien de Moscou au maréchal Khalifa Haftar nourrit en partie le monopole de ce dernier sur l'est du pays, face au gouvernement de l'ouest basé à Tripoli et reconnu par l'Organisation des Nations unies (ONU). Néanmoins, « c'est la première fois que les Russes font délivrer de l'équipement militaire d'une manière aussi massive et aussi provocatrice », relève Jalel Harchaoui, chercheur associé au RUSI et spécialiste de la Libye.

La provocation est de taille, puisque ces livraisons violent frontalement l'embargo sur les armes voté par l'ONU en 2011. En mars 2021, il avait d'ailleurs été qualifié de « totalement inefficace » par le groupe d'experts de l'ONU sur la Libye. Selon Harchaoui, la Libye peut désormais être considérée comme « un espace qui agit telle une véritable plateforme, une plaque tournante du trafic d'armes ».

Des importations difficiles à juguler

Ces dernières années, la communauté internationale a pourtant multiplié les efforts pour appliquer l'embargo sur les armes. En mars 2020, l'Union européenne (UE) a ainsi lancé l'opération Irini, en Méditerranée centrale. « Vingt-trois pays sur les vingt-sept États membres y contribuent, c'est-à-dire que tout le monde y voit un intérêt stratégique », explique l'amiral français Guillaume Fontarensky, commandant adjoint de l'opération.

Les navires déployés patrouillent entre la Sicile et la Crète, au large des côtes libyennes. Ils sont guidés depuis le quartier général de l'opération Irini, établi dans une base de l'armée italienne à Rome. « Ici, nous avons en permanence des militaires qui suivent l'évolution de la situation, et réagissent en cas de besoin », souligne l'amiral Guillaume Fontarensky. À l'aide de sources ouvertes et de moyens techniques propres, ces opérateurs scrutent la mer à la recherche de cargos suspects.

« Concrètement, ce que l'opération a intercepté en quatre ans, ce sont surtout les gros colis, note l'amiral Fontarensky, car ils sont bien plus visibles que des munitions ou des armes de poing ». En juillet puis en octobre 2022 par exemple, 146 véhicules blindés, comme des pickups modifiés et des BATT-UMG (véhicules blindés) ont ainsi été saisis sur des bateaux de transports marchands. Il s'agit de l'une des plus grosses prises de l'opération Irini à ce jour.

Malgré ces succès, les militaires sont confrontés à plusieurs obstacles, telle que l'absence de collaboration des autorités libyennes. « Il n'y a pas de situation politique stable, avec une administration unifiée, et un corps de garde-côte identifié par exemple, poursuit l'amiral, nous aurions tout intérêt à faire du développement capacitaire auprès des Libyens ».

Autre difficulté : la multiplication des acteurs extérieurs qui cherchent à envoyer des armes en Libye. Pour les interceptions de 2022, le premier navire a été dérouté après avoir franchi le canal de Suez, tandis que le second avait été identifié quelques mois plus tôt pour avoir livré à Benghazi des blindés légers fabriqués aux Émirats arabes unis. « Il est clair que le pays est exposé à de multiples influences, qui engendrent de multiples instabilités », reconnaît l'amiral Fontarensky. Certains pays comme la Turquie et plus récemment la Russie n'hésitent pas à faire escorter certains cargos pour la Libye par des bâtiments militaires, dans une logique dissuasive.

Des réseaux d'approvisionnement tentaculaires

« Il y a d'abord les acteurs qui disposent d'une vision stratégique en Libye », indique Jalel Harchaoui. Les saisies de l'opération Irini en 2022 pointent du doigt le rôle croissant joué par les Émirats dans l'approvisionnement du marché libyen. À l'instar de la Russie, cette monarchie du Golfe soutient activement le maréchal Haftar depuis plusieurs années. Entre 2013 et 2022, le groupe d'experts de l'ONU2 a relevé des dizaines de violations de l'embargo, concernant parfois de l'armement lourd : hélicoptères Mi-24, drones Wing Loong, ou système de défense antiaérien Pantsir.

L'épisode des livraisons de matériel russe à Tobrouk révèle aussi l'importance que le port en eaux profondes de l'est libyen pourrait prendre pour le Kremlin. « Il faut s'attendre à d'autres livraisons de ce type », avertit le chercheur. Déjà impliquée dans la livraison d'armement lourd en Libye, la Russie déploie désormais sa nouvelle organisation militaire sur le continent, l'Africa Corps. Ses hommes ont remplacé le groupe Wagner en Libye, et s'installent aujourd'hui dans des pays frontaliers comme le Niger. « Réaliser de grosses livraisons maritimes en quelques heures représentera un atout à l'échelle quasi-continentale », remarque Harchaoui.

La Turquie a également été pointée du doigt par le député européen Özlem Demirel au Parlement européen le 23 juin 20203 pour ses violations régulières de l'embargo, en forçant le passage en Méditerranée centrale afin de livrer des armes lourdes à ses alliés de l'ouest libyen. Harchaoui souligne aussi le rôle joué par de « petits acteurs sans idéologie » telle que la Syrie de Bachar Al-Assad, dont l'objectif « est simplement de vendre des armes ». Le chercheur rappelle enfin l'importance des filières liées au crime organisé « qui n'ont pas de préférence pour l'ouest ou l'est ».

Des acteurs mafieux établis des Pays-Bas à l'Inde, en passant par la Turquie. « C'est un marché mûr, avec une vraie diversité de provenance », résume le chercheur. Il ajoute que ce type d'acteurs s'adonne bien plus rarement à la livraison d'armement lourd : « En dehors de livraisons spéciales, il s'agit surtout d'armes légères, comme des pistolets et des fusils ».

Un marché domestique foisonnant et dérégulé

Une fois en Libye, ces armes nourrissent d'abord la demande intérieure. Si la guerre entre l'est et l'ouest a pris fin en octobre 2020, le contrôle du territoire reste fragmenté entre une multitude de groupes armés. « En Libye, l'État est constitué de milices, qui sont les seuls organes à projeter sa puissance », précise Jalel Harchaoui. Selon lui, l'effacement des « acteurs purement idéologiques » tels que les groupes djihadistes s'est fait au profit des milices qui ont eu « le talent de comprendre la logique de l'argent » en associant leur mandat paramilitaire à des activités criminelles.

Un rapport publié en mars 2024 par le Small Arms Survey4 se penche par exemple sur le cas de la ville côtière de Zawiya, à 40 km à l'ouest de Tripoli. Sur les quatre milices présentes à Zawiya, « trois sont profondément impliquées dans l'économie illicite ». Dans ce contexte, peu de freins sont posés aux échanges d'armes à feu à l'intérieur de la Libye. « Si vous êtes une milice qui a de l'argent, vous pouvez vous armer facilement », affirme Jalel Harchaoui.

Il n'est même pas nécessaire de se rendre en Libye pour percevoir la facilité avec laquelle les armes s'échangent. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses pages et groupes, parfois publics, proposent de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Sur l'un de ces canaux, ouvert par des miliciens d'un groupe armée de Zintan (à l'ouest), de nouvelles annonces sont postées chaque jour. Grenades, fusils d'assaut, mitrailleuses lourdes, mais aussi mortiers, lance-roquettes et canons antiaériens : tout ou presque est mis en vente. En février 2024, une annonce proposait même un lanceur de missiles antichar Milan, développé par le groupe franco-allemand Euromissile.

La plupart des membres ne prennent même pas la peine de rendre leurs comptes anonymes. Les profils donnent à voir de jeunes hommes en treillis, originaires de l'ouest comme de l'est. Ils communiquent avec clarté sur la provenance des armes. « On les a ramenées de Tchéquie », assure un vendeur en envoyant la vidéo de kalachnikovs qu'il met en vente à 3800 dinars (740 euros). « Tout est en place, elles marchent bien. On fait les deux à 6000 dinars », signale l'annonce datée du 12 avril 2024.

Nouveaux conflits, nouveaux clients

La stabilisation relative du paysage politique libyen a un effet pervers. « Puisqu'en ce moment il n'y a pas de guerre en Libye, les groupes armés n'achètent pas de manière euphorique, et les armes peuvent sortir », alerte Jalel Harchaoui. De plus, les nouveaux conflits qui ont éclaté aux portes de la Libye ces derniers mois remobilisent les filières du trafic d'armes régional.

C'est le cas du Soudan par exemple, où la guerre civile fait rage depuis avril 2023 entre l'armée et les rebelles des Forces de soutien rapise (FSR). « La Libye est en train de devenir l'une des plus importantes plateformes pour les FSR », avance Hager Ali, chercheuse au German Institute for Global and Area Studies et spécialiste du Soudan5. Officieusement soutenus par les Émirats arabes unis, les FSR bénéficient de livraisons « de munitions, de carburant, de matériel médical et logistique depuis le mois d'avril 2023 », effectuées par les hommes du maréchal Haftar. « Il y a différentes routes de trafic entre la Libye et le Soudan », poursuit la chercheuse qui met également en exergue le rôle de « certains axes passant par le Tchad ». L'objectif des Émirats est de brouiller les pistes : « Plus il y a de pays de transit pour l'envoi d'armes, plus il est difficile de les retracer jusqu'à leur expéditeur ».

Dans les pays du Sahel, l'arrivée des juntes au pouvoir a provoqué un regain des tensions au niveau régional. Pour le Mali par exemple, un rapport publié en janvier 2024 par Small Arms Survey établit que « du matériel utilisé par les groupes extrémistes est arrivé par de récents flux illicites provenant de Libye ». Des armes essentiellement légères, comme des obus serbes, des mitrailleuses chinoises ou encore des grenades jordaniennes. Si le Mali avait déjà bénéficié de flux d'armes libyens dans les années 2010, le rapport précise que « ces convois étaient devenus peu fréquents aux alentours de 2017 ». Contactés, les auteurs du rapport estiment probable que les armes libyennes soient également achetées par des acteurs extrémistes au Burkina Faso ou au Niger, d'autant plus que ce dernier partage une frontière avec la Libye et constitue un lieu de passage pour les trafiquants.

« C'est encore plus facile si ce sont des grenades »

« Il n'y a plus le côté "déversement chaotique" d'armes comme en 2013-2014 », reprend Harchaoui. « Aujourd'hui, la Libye est un endroit où vous pouvez faire votre shopping. Un supermarché dont les limites restent purement économiques ».

Adam6, la trentaine, a rejoint la Libye il y a quelques mois. Entre 2018 et 2023, le jeune homme combattait pour un groupe de rebelles anglophones au Cameroun. « Ma dernière mission était sanglante. On a arrêté mes parents, donc je me suis enfui du pays », souffle-t-il. Adam garde des liens avec les indépendantistes anglophones. Selon le jeune homme, « il est tout à fait possible d'envoyer des armes par la Libye puis le Niger, mais ça coûte de l'argent ». Sur de telles distances, Adam précise cependant qu'il est possible de transporter que des armes légères, « des fusils, des pistolets… C'est encore plus facile si ce sont des grenades ». Pour une rébellion aux ressources financières limitées, le calcul est vite fait, et les anglophones « préfèrent acheminer les armes depuis le Nigeria », un pays voisin.

Adam reconnaît toutefois plusieurs avantages au marché libyen. « Ici, les policiers ne vérifient pas vraiment les véhicules, ils se soucient surtout de l'argent qu'ils vont toucher », livre l'ex combattant. Le jeune homme dit trouver « dommage qu'il n'y ait pas plus de livraisons venant de la Libye », louant la qualité du matériel disponible sur place. « Certains fusils que je vois ici sont de très bonne qualité… Des armes russes, turques, françaises ».


1Fawasel media est diffusé via les réseaux sociaux Facebook, Twitter, Instagram, YouTube.

2« Final report of the Panel of Experts established pursuant to resolution 1973 (2011) concerning Libya », United Nations Security Council, 2022.

3Özlem Demirel, « Secret arms shipments from Turkey to Libya », European Parliament, 23 juin 2020.

4Wolfram Lacher, « A political economy of Zawiya. Armed Groups and Society in a Western Libyan City », Small Arms Survey, 2024.

5Hager Ali, « The War in Sudan : How Weapons and Networks Shattered a Power Struggle », GIGA Focus Middle East, n°2, 2024.

6Le prénom a été changé.

06.05.2024 à 06:00

« L'Orient-Le Jour », symbole centenaire de la presse indépendante

Clotilde Bigot

Né de la fusion entre L'Orient, fondé en 1924, et Le Jour, fondé en 1934, le quotidien francophone de Beyrouth fête cette année son centenaire. Au fil des guerres et des crises, le journal s'est adapté aux évolutions du Liban ainsi qu'aux nouveaux usages des médias. Dans un contexte de crise économique, il a su se maintenir à flot, et lorgne désormais vers les lecteurs anglophones. L'Orient-Le Jour, c'est le journal des « tantes d'Achrafieh » (quartier à l'est de Beyrouth), ces vieilles (…)

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Né de la fusion entre L'Orient, fondé en 1924, et Le Jour, fondé en 1934, le quotidien francophone de Beyrouth fête cette année son centenaire. Au fil des guerres et des crises, le journal s'est adapté aux évolutions du Liban ainsi qu'aux nouveaux usages des médias. Dans un contexte de crise économique, il a su se maintenir à flot, et lorgne désormais vers les lecteurs anglophones.

L'Orient-Le Jour, c'est le journal des « tantes d'Achrafieh » (quartier à l'est de Beyrouth), ces vieilles dames chrétiennes qui parlent français entre elles et viennent de la haute société libanaise. Cette image, assumée par le journal lui-même, qui célèbre ses cent ans en 2024, est en passe d'évoluer avec la conquête d'un nouveau public plus jeune et plus international, qui consomme autrement les médias. À l'aube de son centenaire, il était temps de prendre le virage numérique qui entraine inévitablement un bouleversement du ton et des formats. Cette impulsion, déjà entamée il y a plusieurs années, est un nouveau tsunami dans le milieu médiatique au Liban. Pour sortir de son image « tout en l'honorant », le journal avait en effet décidé, il y a 25 ans, de se tourner vers l'avenir en lançant son premier site internet dès la fin des années 1990. L'Orient-Le Jour était ainsi devenu un pionnier du numérique au Moyen-Orient.

Aujourd'hui, le quotidien continue de représenter beaucoup pour les francophones libanais. Car dans un pays marqué par les fractures politiques, il reste une voix libre et non-partisane. La thaoura (révolution) d'octobre 2019, suivie de la pandémie de Covid-19, de l'explosion au port de Beyrouth en août 2020, et dernièrement de la guerre à Gaza et au sud du Liban, ont boosté les abonnements numériques. « Près de la moitié de nos lecteurs se trouvent en France, et huit personnes sur dix qui entrent sur notre site ne vivent pas au Liban », explique Fouad Khoury Hélou, le directeur exécutif du journal. Les audiences montrent l'intérêt de la diaspora libanaise à travers le monde pour ce qu'il se passe dans le pays et plus largement dans la région. L'explosion au port de Beyrouth, qui a emporté une partie de la ville le 4 août 2020, a vu les audiences tripler. Le même phénomène a été observé après le tremblement de terre en Turquie, début février 2023, dont les secousses ont été ressenties jusqu'au Liban.

Marc Farra, 33 ans, est un Libanais francophone qui travaille pour une entreprise aux États-Unis où il a vécu une partie de sa vie. Ses parents sont abonnés à la version papier de L'Orient-Le Jour, et lui est abonné à la version en ligne de L'Orient Today. « C'est l'un des seuls médias libanais pour lesquels je suis prêt à payer. Le contenu est centriste, non-partisan, et je leur fait confiance, même s'ils tombent parfois dans de la pure francophonie ». Cet avis est partagé par de nombreux jeunes Libanais trilingues. Éduqués dans les écoles françaises, mais ayant vécu et travaillé dans des pays anglophones, ils gardent un œil sur leur pays d'origine. Marc fait partie de ces Libanais de l'étranger qui sont rentrés à la suite de la thaoura. Impliqué dans la vie communautaire, il continue de croire en son pays. « C'est pour cette raison que l'on se bat tous les jours au journal », appuie l'un des rédacteurs en chef, Anthony Samrani. « On croit au Liban, et on veut continuer de produire un journal libre, qui critique à la fois l'Iran, l'Arabie Saoudite, et Israël, tout en condamnant les attaques du Hamas le 7 octobre ».

« Comme un livre, le journal a une âme »

Joumana Jamhouri était abonnée à la version papier de L'Orient-Le Jour depuis des années cependant, comme de nombreux Libanais, il a fallu réduire les dépenses. « Nous sommes passés à l'abonnement numérique, mais c'est temporaire. Dès que notre situation financière s'améliore, je veux absolument repasser à l'abonnement papier ». Ses amis préfèrent eux aussi la version papier, tels June Nabaa et son mari : « C'est comme un livre, le journal papier a une âme ». Ils racontent être abonnés à L'Orient-Le Jour depuis 1986, « la date de notre mariage ». Une certaine génération, attachée au papier, qui perdure mais ne durera pas pour toujours. « Si, demain, nous arrêtons la version papier de L'Orient-Le Jour, certains de nos lecteurs penseront que nous avons complètement disparu », remarque Fouad Khoury Hélou. Cette idée ne convainc personne dans les locaux du journal car la version papier est en elle-même rentable. Son prix est passé de 3 000 livres libanaises avant la crise, soit l'équivalent de 1,80 euros, à 200 000 livres libanaises aujourd'hui, l'équivalent, d'environ 2 euros, après la dévaluation de la monnaie locale face au dollar1.

Toutefois l'avenir est au numérique, alors le journal s'adapte et mise depuis une dizaine d'années sur son site internet et son application mobile. La majorité des visites de la version en ligne sont issues de l'étranger, dont 40 % de la France, et le reste du Golfe, du Canada, ou de l'Australie, qui concentrent une forte communauté libanaise. Ce sont ces meghterbin (expatriés) comme on les appelle au Liban, que le journal souhaite attirer. « Nous avons atteint un plafond au Liban, la moitié de nos abonnés vivent ici, et l'autre moitié réside à l'étranger. Nous voulons pousser ces libanais de l'étranger à s'abonner au site », appuie le directeur.

Il s'agit surtout de dépoussiérer l'image du journal et de partir en quête d'une audience qui a perdu tout intérêt pour les médias traditionnels. « C'est l'effet Trump », analyse Fouad Khoury Hélou. Ainsi, le journal a lancé L'Orient Today, sa version web en anglais, en toute humilité. « Nous savons bien qu'il n'est pas possible de concurrencer les grands médias anglophones de la région », admet-il. Mais considéré comme une source fiable par une nouvelle fraction de Libanais non francophones, le site a tout de même acquis une notoriété.

Le succès des nouveaux formats

« Nous avons réussi à faire de belles choses à L'Orient Today, des formats plus courts et plus didactiques, c'est ce que demande la nouvelle génération, explique pour sa part Marie-José Daoud, ex rédactrice en chef de la version anglophone qui vient tout juste de quitter son poste. « Une partie de notre contenu est une traduction des articles de la version française », précise-t-elle. Les équipes de journalistes francophones et anglophones sont elles aussi plus jeunes, et habituées aux nouveaux médiums d'information. Le format vidéo, diffusé via les réseaux sociaux, a été intégré dans le courant de l'année 2022, afin de s'adapter aux nouveaux formats des médias et à des habitudes de consommation différentes. « Nous sommes passés d'un journal à un média », résume ainsi Fouad Khoury Hélou.

Dans un pays sous perfusion étrangère, dont l'électricité provient pour l'essentiel de générateurs privés, avec un taux du dollar fluctuant, faire fonctionner un journal implique d'avoir la foi. « Nous croyons en notre voix de quotidien francophone libre, c'est pour cela que nous continuons malgré les difficultés du pays », affirme Anthony Samrani avant d'ajouter que « les cent ans du quotidien sont une étape mais pas une fin en soi, une façon de regarder notre immense héritage, de l'assumer, et d'avancer dans une nouvelle direction ». L'Orient-Le Jour jouit en réalité d'une liberté éditoriale rare dans la région. Pouvoir critiquer l'Arabie saoudite, Israël et l'Iran tout en continuant d'exister s'avère un défi au Moyen-Orient. C'est pourtant bien la raison d'être à la base de ce journal, aujourd'hui centenaire.


1Avant la crise financière de 2019, 1 dollar valait 1 500 livres libanaises, contre 90 000 livres aujourd'hui.

06.05.2024 à 06:00

« C'est la première fois qu'on voit des universités manifester pour la Palestine ! »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Samedi 5 mai 2024. Ce (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 5 mai 2024.

Ce samedi matin, pour la petite conférence de presse improvisée devant chez moi, il y avait beaucoup plus de monde que d'habitude. Ils ne voulaient savoir qu'une chose : les négociations en cours vont-elles enfin aboutir à une trêve ? Est-ce que vraiment on va retourner chez nous ?

L'ambiance en général est à l‘inquiétude. On attend, on attend… On espère une bonne nouvelle. J'ai déjà dit dans ce journal que je me sens souvent obligé de mentir pour remonter le moral des gens, mais je tiens parfois compte du climat général. Et là j'ai pensé qu'il fallait montrer un peu d'optimisme, parce que les gens attendent avec impatience la bonne nouvelle d'un cessez-le-feu, même si ce sera juste une trêve de 40 jours, avec la possibilité d'un renouvellement. Les gens ont envie d'entendre ça, ils n'ont pas entendu de bonne nouvelle depuis sept mois. Ma réponse fut donc : oui, il y a quelque chose de positif cette fois-ci, les Américains mettent beaucoup de pression, ils ont intérêt à ce que tout ça finisse. J'ai ajouté : « Regardez ce qui se passe aux États-Unis, ces manifestations que j'appelle l'Intifada des étudiants ! » Et devinez quoi : tout le monde était au courant ! Tout le monde disait : « C'est la première fois qu'on voit des universités manifester pour la Palestine ! »

On a chaud au cœur ici de savoir qu'il y a des gens — surtout des étudiants, des jeunes — qui sont en train de manifester pour la Palestine et pour Gaza. On note bien toutefois l'ironie de la situation : on n'a pas vu ça dans les universités des pays arabes ou musulmans. On voit ça en Occident, et surtout aux États-Unis, qui sont les alliés des Israéliens.

On écoute Guillaume Meurice quand on est francophone à Gaza

C'est vrai que l'intifada des étudiants qui est en train de se produire aux États-Unis dans des universités de prestige comme celle de Columbia met beaucoup de pression sur le gouvernement américain. Ces jeunes sont les futurs politiciens et diplomates. Le mouvement se propage partout, même en France. Sciences Po est considérée comme une école d'élite et surtout de préparation à la vie politique, sans oublier la Sorbonne. Ce mouvement de révolte me fait vraiment plaisir. C'est grâce à ce genre de manifestations qu'on peut arriver à un changement, comme avec la guerre du Vietnam dans les années 1960, les manifestations pour le mouvement des droits civils à Columbia aussi ou contre l'apartheid en Afrique du Sud.

En même temps, je suis triste quand je vois qu'en France, on réprime ce genre de manifestations, et interpelle des gens pour « apologie du terrorisme » ou on les accuse d'antisémitisme. Beaucoup de gens ont été convoqués et même licenciés, des personnalités très connues comme Guillaume Meurice, qu'on écoute quand on est francophone à Gaza. Mais je suis sûr qu'on va les défendre et qu'on va voir par exemple avec des affiches qui disent « je suis Meurice ».

On accuse ces étudiants de blocage ou ces personnalités de ne pas accepter le débat ! Malgré cette répression, les Français continuent à s'exprimer et à défendre les causes justes parce que la devise de la France c'est Liberté, Égalité, Fraternité. Et la grève pour protester, l'arrêt des moyens de transports, ça fait partie de la culture française.

Israël ne représente pas tous les juifs

Une chose très importante : la présence dans ces manifestations de personnes juives. Ainsi, des gens et surtout des jeunes commencent à dénoncer le mensonge des Israéliens et de Nétanyahou quand il dit qu'Israël et les Juifs, c'est la même chose, et qu'être contre la politique d'Israël c'est de l'antisémitisme. J'ai toujours dit qu'en France, on peut défendre les droits des homosexuels, le droit à l'avortement, toutes les libertés qu'on veut… mais quand il s'agit de la question palestinienne, tout de suite malheureusement, c'est la répression, et la crainte d'être accusé d'antisémitisme. Mais maintenant, avec la présence de Juifs dans les manifestations ça change.

Les Occidentaux commencent à comprendre que ça n'a rien à voir. Israël ne représente pas tous les juifs et les anti-israéliens ne sont pas des anti-juifs. J'ai vu des images de musulmans qui priaient et de juifs qui fêtaient la Pâque juive dans les universités américaines, des concerts où tout le monde se mélangeait. Car tout ça n'a rien à voir avec la religion. Grâce à ces manifestations, les jeunes commencent à comprendre qu'à Gaza, ce sont juste des gens qui sont en train de tuer d'autres gens, que c'est un occupant qui est en train de tuer un occupé et que c'est une question politique, pas religieuse.

D'habitude, la question palestinienne est posée par des intellectuels, des personnes informées sur le Proche-Orient. Maintenant, on voit beaucoup plus de gens — surtout des jeunes — qui comprennent ce que c'est que la question palestinienne, qu'il y a un génocide en cours, qu'une machine de guerre est en train de nettoyer toute une population.

J'insiste sur les jeunes d'aujourd'hui parce que je me souviens de mes études à Aix-en-Provence à la fin des années 1990. La plupart des jeunes à l'époque savaient peu de choses sur la Palestine. Beaucoup connaissaient Yasser Arafat, mais pas les Palestiniens. Quand je disais que j'étais palestinien, au début, ils croyaient souvent que je voulais dire pakistanais. Comme je peux passer physiquement pour un Pakistanais ou un Indien, ça entretenait la confusion. Mais aujourd'hui, beaucoup de Français comprennent qu'il y a une occupation en Palestine.

Le Hamas fait partie de la population, on ne peut pas l'éradiquer

Maintenant, pour revenir aux pourparlers : c'est vrai que le Hamas se considère à présent en position de force à cause des pressions américaines et internationales contre Israël et Nétanyahou. Mais j'ai peur que ses négociateurs manquent un peu de sagesse et qu'ils ne fassent pas les concessions nécessaires pour arrêter tout ça. Or le problème, c'est qu'il faut parfois être très sage, même si cette sagesse peut passer pour un manque de courage.

J'espère que cette fois le Hamas ne va pas laisser à Nétanyahou la possibilité de les accuser de refuser la paix ou un cessez-le-feu, parce que ce dernier n'attend que ça. Il veut aller jusqu'au bout, il veut en finir avec Rafah. Il a déjà tenté cela au nord et au centre de la bande de Gaza. Malgré tout ça, les combattants du Hamas sont toujours là. Peut-être qu'ils n'ont plus le même arsenal, mais ils sont toujours là. Et ils détiennent toujours 130 prisonniers israéliens, donc ils sont toujours forts.

Je le dis depuis le premier jour de la guerre : la solution n'est pas militaire, comme en Afghanistan, et comme en Irak. À la fin, il faudra s'asseoir à la même table et négocier, parce que le Hamas fait partie de la population, et qu'on ne peut pas éradiquer la population. Mais même si on tue 2,3 millions de personnes, le Hamas restera toujours là.

Le Hamas, c'est une idée, c'est une idéologie, et elle restera. Je ne peux pas faire de comparaison avec d'autres partis parce que le Hamas est un mouvement où la religion a toujours sa place. Ils sont là dans la société palestinienne, ils sont là à Gaza, ils sont en Cisjordanie, ils sont dans les camps de réfugiés à l'étranger, ils sont même présents dans les pays européens. Il y a un blocus à Gaza, mais il n'y a pas de blocus pour les idées. Le meilleur exemple est celui des Frères musulmans en Égypte. Malgré la chute du gouvernement de Mohamed Morsi1, ils sont toujours là, même s'ils sont affaiblis et qu'ils ne sont plus au pouvoir.

La population a besoin de ce répit

J'ai peur que Nétanyahou se dise : je suis perdant quoi qu'il arrive, je vais donc continuer jusqu'au bout, et qu'il refuse la trêve, en trouvant des prétextes pour continuer la guerre.

Même s'il entre à Rafah, le véritable but de Nétanyahou n'est pas d'achever les « quatre brigades du Hamas » qui s'y trouveraient selon lui, mais de détruire la ville de Rafah, son infrastructure, ses hôpitaux, et de créer une nouvelle zone tampon autour de la Route de Philadelphie2 comme il l'a fait à l'est de l'enclave. L'autre zone fait 14 kilomètres de long sur 100 mètres de large, mais bientôt elle fera un kilomètre et demi de large. Ça veut dire que quartiers entiers vont être rasés, effacés, comme le quartier de Yebna qui est collé à la frontière.

J'ai peur que Nétanyahou fasse ça et que le Hamas de son côté n'accepte pas le cessez-le-feu sans un retrait total de l'armée de toute la bande de Gaza, ainsi que l'annonce par Israël de l'arrêt total de de la guerre. La population a besoin de ce répit.

En même temps, on parle toujours du « jour d'après », du lendemain de la guerre. Tant qu'il y a la guerre, le Hamas sera là. Après la guerre, ce ne sera pas aux Israéliens de décider à la place des Palestiniens. Mais à la fin de la guerre, Nétanyahou partira, et le Hamas, lui, restera. Il aura même peut-être le pouvoir. Mais je crois que la population palestinienne, cette fois, aura son mot à dire.


1NDLR. Suite au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi le 30 juin 2013.

2NDLR. Zone tampon entre la bande de Gaza et l'Égypte, en vertu des dispositions des accords de paix entre le Caire et Tel-Aviv.

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