24.02.2025 à 09:20
Contre la spectralité technologique
■ BALISE OUVRANTE CONJURATIONS La Grande Batelière, « Les croisements », 2024, 264 p. Par moments, les choses s'apaisent. D'autres diraient qu'elles se gâtent. Le jugement perd de son assise, le tranchant de l'arrogance s'émousse, la saisie du monde s'en trouve moins certaine. On ne change pas de camp et celui des salauds reste identifiable. C'est celui des alliés et des rivaux qui reconfigure ses frontières. La boutique radicale que l'on revisite. On reconnaît sans les renier certains (…)
- Recensions et études critiquesPar moments, les choses s'apaisent. D'autres diraient qu'elles se gâtent. Le jugement perd de son assise, le tranchant de l'arrogance s'émousse, la saisie du monde s'en trouve moins certaine. On ne change pas de camp et celui des salauds reste identifiable. C'est celui des alliés et des rivaux qui reconfigure ses frontières. La boutique radicale que l'on revisite. On reconnaît sans les renier certains emballements : caricaturant l'autre, on se caricature soi-même. « À débats de merde, pensées de merde », a dit un jour un copain. Pas de raison qu'on évite les éclaboussures. Woke pas woke, Bégaudeau versus Michéa, domination ou bien exploitation. Relativisme, universalisme ; déconstruction, émancipation. À la pêche aux idiots utiles, les filets sont garnis. Spéculaire, le reflet dans le miroir spécule : et si c'était toi, Navarro, l'idiot utile ? L'allié objectif du merdier mondial. [1] Tiqqun, Contributions à la guerre en cours, La Fabrique, 2009. [2] Voir « Une poétique crépusculaire », recension d'Un lac inconnu, d'Éric Chauvier. Texte intégral 2541 mots
■ BALISE OUVRANTE
CONJURATIONS
La Grande Batelière, « Les croisements », 2024, 264 p.
La rate au court bouillon, on doute donc. On en profite, ça ne dure jamais longtemps. Tout ça est cyclique et pendulaire. Affaire de décentrage et de nouvelles évaluations. Un moindre mal pour un bien à venir : entre les écueils d'une pensée sclérosée et d'une pensée labile, on s'autorise des ébrouements. On se remet en question comme d'autres se remettent en forme. À chacun sa gymnastique. Jeu de certitudes, jeu de postures. Soyons désinvoltes, n'ayons l'air de rien. Rien de moins revendiqué et de plus arrogant qu'une posture. Confortable aussi. Ça met des murs et de la hauteur : surplomb et aplomb en jointure, on est pas mal là-haut. On a le recul nécessaire. On se croit immunisé par la profondeur historique alors que sa propre et courte biographie est plus tortueuse qu'un lombric scindé par la bèche. On est parti de pas grand-chose pour arriver où ? C'est la question du moment. Elle a ses vertiges et sa pudeur : normalement on n'en parle pas. Ou bien on en parle mal, noyant le poisson. Drôle d'expression au demeurant : pourquoi pas envoler l'oiseau ou enterrer la taupe ? Ou bien parler jusqu'à trouver quelque chose à dire. L'époque étant celle du commentaire perpétuel, on n'a pas évité la contagion : on a pris l'habitude d'avoir un avis sur presque tout. Braquemart et sémaphore emmerdant le tsunami postmoderne. C'est pas déplaisant. C'est juste un peu court par moments. Un peu pavlovien : tu grognes, je mords. Et vice-versa. « Nous sommes des chiens et les chiens quand ils sentent la compagnie, ils se dérangent, ils se décolliérisent, » chantait le poète à la guenon.
J'ai viré mon collier à cause d'un bouquin laissé par un frangin de lutte. Lui : pas un commentaire, tu verras bien. Dans six mois on en recause. Ou pas. J'ai lu, j'ai vu, ça m'a plu. Ça m'a rappelé des trucs. Des trucs de la fin des années 2000 qui paraissent loin parce que tout file, désormais, à une vitesse ahurissante aujourd'hui. Dans ma croulante de livres, j'ai déniché Contributions à la guerre en cours de Tiqqun [1]. Me suis replongé dedans, curieux, souriant, butinant. Théorie du Bloom, formes de vie, échelles molaires contre moléculaires, empilement de dispositifs, biopouvoir. Un jargon en jardin de raretés : plein de trouvailles. À l'époque j'étais à fond, du moins j'essayais. En vrai, je ramais. J'avais pas le cortex suffisamment outillé pour m'emparer de certaines ratiocinations philosophico-théoriques – pas sûr que je l'ai aujourd'hui. J'imaginais des trésors à dénicher sous les gloses absconses. Dans les méandres syllogistiques, je me cassais la tronche. Cherchant un genre d'illumination, compréhension ultime des derniers ajustements des masques du Pouvoir. Et de nos impuissances. Nous tapions à côté, comment viser juste ? Ce que j'aimais et qui restait difficilement avouable, parce que suspect d'être l'arme de poseurs élitistes, c'était le style. La forme. La langue. Une façon de produire des énoncés, d'ambiancer les paragraphes, de décloisonner les références. « Nous autres, décadents, avons les nerfs fragiles » : dans son genre néo-romantique, l'intro faisait mouche. J'avais la connivence facile et enthousiaste. Affinités tout autant électives qu'électriques depuis l'affaire des caténaires : Tarnac, le Squale, Alliot-Marie. Dans quel mauvais polar on avait été plongé en cet automne 2008. À la fois Pinocchio et Pinochet, Sarko musclait sa junte en guerre contre le terrorisme. La cible avait été grossièrement empaquetée : « l'ultragauche, mouvance anarcho-autonome » ; même Libé avait joué l'union des kébours avec sa titraille : « L'ultragauche déraille ». Autant dire qu'on était cerné. Alors, sans chichi, on faisait front.
La brutale bedaine de l'IA
Plus de quinze piges après, la mouvance continue à se mouvoir. Du moins textuellement. Sous le blaze évanescent de « Balise ouvrante », une de ces incarnations signait, en 2024, Conjurations. Ou l'art de semer des pluriels ambigus. On conjure comme on complote ; on conjure aussi le diable et ses avatars. Ça tombe bien : bouddhisme, spectralités, les balisés ne s'interdisent aucune exploration, partant de l'intuition que toute physique embarque souvent son lot de métaphysique. De prime abord, un tel syncrétisme pourrait piquer les narines à la manière d'un fumet douteux mais quand on s'y plonge et s'y laisse porter, quand on accepte ce lâcher-prise propre à toute lecture et la mise en sourdine de ses a priori, l'aventure tient ses promesses. Notamment celle de nous aider à détricoter, une à une, les fibres de l'emprise technologique que tous nous subissons. Avec cette fraîcheur à la clé due au fait qu'on s'éloigne de certains standards convoqués régulièrement par la critique anti-industrielle. Le père Foucault n'étant jamais loin, une fois n'est pas coutume son biopouvoir cède ici la place au « noopouvoir » (du grec nóos, esprit) que les quelques 250 pages du bouquin vont tenter de circonscrire. Le concept de « noopouvoir » fut mis en orbite par Bernard Stiegler (1952-2020), ancien braqueur devenu philosophe, poulain de Derrida et spécialiste des technologies numériques à travers les digital studies. À la fois critique et enthousiaste, Stiegler s'appuyait notamment sur le concept de pharmakon pour asseoir l'idée que les objets technologiques contenaient à la fois le poison et le remède à leur propre mal. Un genre de neutralité axiologique que ne partage pas le collectif « Balise ouvrante » qui a l'art de la formule : « Avec les technologies numériques, le monde entier passe en comparution immédiate ». Bref, s'il y a reprise en main des travaux de Stiegler, c'est au bénéfice d'un droit d'inventaire relativement serré.
Quésaco ce « noopouvoir » ? Comme son étymologie le laisse deviner, le concept signifie que la peste numérique s'attaque à notre esprit. Dit comme ça, la trouvaille pourrait sembler banale. Creusons l'affaire. Aux figures de « citoyen, travailleur et consommateur » dressant la condition de l'humain moderne, la condition numérique impose une seconde triade, « synthèse entre liberté abstraite, contrôle des temps et valorisation marchande ». « Et la technologie de l'esprit, en unifiant ces aspects, les dépasse et les gère d'autant plus efficacement qu'elle maintient l'illusion de leur séparation ». Dit autrement : les temps politiques, de travail et marchands ont fusionné dans une pseudo-liberté pervertie gérée par la « gouvernementalité numérique ». Malgré le potentiel de fichage et de censure du monde connecté, il est un fait que les citoyens machinés ne se sont jamais sentis autant libres, pouce collé à leur smartbidule et solitude emmaillotée à un nimbus d'amitiés virtuelles où des émojis citronnés ont remplacé les bourrades de comptoir. Désormais chiffrables et donc monnayables, les affects du quotidien s'éprouvent et s'évaluent depuis les racks d'une extériorité multicâblée. Triste topique. Les gens de « Balise ouvrante » étant des jardiniers consciencieux, leur tamis est agile et leur terreau fertile : cybernétique, IA, tout le saint-frusquin numérique y passe, et tout accable : « Ce noopouvoir est en train d'accomplir ce dont l'économie de marché a toujours rêvé : s'imposer comme un cosmos spontané. Faire concorder le mouvement des êtres et de leurs pensées avec celui des marchandises. » Le bonheur est dans le prêt, sur gage et dématérialisé.
Tout est question de point d'équilibre à trouver : ce n'est pas parce que notre situation est dramatique qu'il faut la dramatiser. C'est le piège des prospectives dystopiques : faire croire que le pire est toujours à venir alors que le pire est déjà là, sous nos yeux cataractés de lumière bleue. Dans ses « considérations intempestives sur l'IA », « Balise ouvrante » dessine les cibles de ce qu'il faudrait conjurer, en premier lieu les récits et imaginaires sombrement science-fictionnés. Il y a du bluff et du minable dans l'IA, une régression vers le médiocre qui nous « rabougrit à une position à la fois négligente, paresseuse, idolâtre et empreinte de honte prométhéenne ». Il y a aussi maintien des encasernements industriels et de son inépuisable taylorisme : sous ses apparats facilitateurs et derrière l'écran de sa magie résolutoire, l'IA est une brutale bedaine qui commande la morne répétition et les troubles musculo-squelettiques. Préparateurs de commande, livreurs, chauffeurs, travailleurs du clic : « La condition des big data, c'est toujours la microtâche ».
Vieux débris
« L'horreur de l'IA, écrivent encore les balisés, relève moins des prétendus risques qu'elle prenne le contrôle sur nous, comme si elle était une entité non humaine, que de la puissance humaine elle-même qui nous fait face de façon renversée et fétichisée. » Rarement citées, les intuitions debordiennes affleurent : tout comme le spectaculaire, le digital est un rapport social qui nous émiette et nous ré-agglutine selon la nervure de ses schémas algorithmiques. Schémas qui s'attaquent à la source – mystérieuse – de nos jaillissements intérieurs – seule originalité dans leur malfaisance. Car pour le reste rien de neuf, juste une énième accélération du vieil ordonnancement technocratique visant à arracher l'humain à ses communautés d'origine pour le projeter, à poil et mutilé, dans la « fiction libérale du Moi » – « indispensable fiction policière », rajoute avec malice le collectif. Ainsi évidée et dépendante d'une totalité sociale réduite à des structures impersonnelles, la nomade monade est sommée de s'appareiller pour survivre. Pour fonctionner diront certains. Puisque dans l'apocalypse, le prothétique devient prophétique [2], enfonçons le clou : les prothèses « s'appliquent à toutes les subjectivités ravagées, prenant en charge leurs débris pour synthétiser un soi nouveau et diminué, recomposé dans les réseaux ». Désormais, se faire traiter de vieux débris n'est plus une insulte, juste le rappel légèrement frontal de ce qu'est fondamentalement devenu Homo Numericus.
Si la charge est aussi totale que le diagnostic, c'est parce que « dans le milieu numérique, tout le monde est mouillé ». Embarqués dans la nasse, nous sommes à la fois voyeur et acteur, « intrinsèquement complices de toute la bassesse en circulation ». Planqués derrière l'écran, et donc un anonymat de circonstance, les pulsions les plus crades n'ont plus aucun garde-fou. Un type doux comme un agneau dans la vie ordinaire peut voir son avatar numérique virer en hyène retaillesque. Le décrochage schizo est manifeste, le surmoi dopé au captagon. La « cybermeute » est cet agrégat désincarné, absout de toute responsabilité individuelle, mis en route par des flux de surenchère cynégétique. « Le milieu numérique produit de la désubjectivation machinique en continu », dégaine encore « Balise ouvrante ». Tous coupables, tous innocents, tous machinés et que grouillent les artefacts de nos humanités avachies. Mais le meilleur reste à venir, la bascule de nos gueules en goules : « Ce qui détermine le fonctionnement de la société connectée, dans ses aspects les plus immondes, c'est la constitution en spectres de cette masse silencieuse qui s'incarnait il y a peu dans les figures de la foule, du public ou de l'opinion ».
Le corps connecté perd sa substance. Désorienté et déshabillé, l'esprit se cherche alors « une sorte de corporéité seconde ». Tel est le spectre. Une roue de secours, un palliatif, un grand remplacement. Capable de tout, et donc surtout du pire. Ça glace, on en convient. Les spectres, c'est un fatras embarrassant. Des corps surnuméraires dont on ne sait que faire. Surtout quand ce sont les nôtres. Alors que faire ? Leur délivrer une OQTF et les reconduire à la frontière ? Mais quelle frontière ? Le numérique les a abolies et imposé son internationalisme à la sauce libertarienne. Et puis les spectres c'est pas des migrants sur un rafiot de fortune à la merci des flots et des garde-côtes. C'est du costaud et du pyramidal. Moumoute au vent et peau d'orange, leur cador aurait même le doigt au-dessus du bouton atomique : « Donald Trump est le nom d'un des cas les plus massifs d'incarnation spectrale de ces dernières années ».
On se marre, c'est grotesque, c'est notre réel.
Des spectres en cagoule.
Make AmeriKKKa great again !
« L'anthropomorphose du capital » connecté fera le reste.
Sébastien NAVARRO
17.02.2025 à 09:18
■ Éric CHAUVIER UN LAC INCONNU Allia, 2025, 108 p. À quatre heures du matin mon cerveau m'a réveillé. Il venait de trouver l'accroche et tenait à m'en faire part. Vu qu'on partageait la même exiguïté crânienne, j'ai été forcé de l'écouter. Son plan était simple, et pour tout dire prévisible : « Navarro, tu citeras ce passage du dernier Bégaudeau où l'auteur manque de se fâcher avec un copain de gauche qui “avait lu tout Houellebecq et aucun Chauvier” ». Effectivement, même encore empégué (…)
- Recensions et études critiquesÀ quatre heures du matin mon cerveau m'a réveillé. Il venait de trouver l'accroche et tenait à m'en faire part. Vu qu'on partageait la même exiguïté crânienne, j'ai été forcé de l'écouter. Son plan était simple, et pour tout dire prévisible : « Navarro, tu citeras ce passage du dernier Bégaudeau où l'auteur manque de se fâcher avec un copain de gauche qui “avait lu tout Houellebecq et aucun Chauvier” [1] ». Effectivement, même encore empégué dans le coaltar, je trouvais l'intro fameuse. Et ce d'autant plus que, moi, c'était tout le contraire : j'avais lu tout Chauvier et aucun Houellebecq. Texte intégral 3316 mots
■ Éric CHAUVIER
UN LAC INCONNU
Allia, 2025, 108 p.
Chauvier je l'avais connu début 2011 avec son Contre Télérama [2]. Texte bref comme souvent, écriture sèche, entrées thématiques, inquiétante progression. L'anthropologue de l'ordinaire auscultait avec une fausse distance les angles droits et dupliqués de la péri-urbanité. Aux salonards de Télérama ayant décrété la « mocheté » définitive des zones pavillonnaires, le banlieusard Chauvier avait des comptes à rendre : déambulant ou joggant dans son quartier, il souhaitait mettre à jour « le potentiel de fictions qui se nouent derrière chacune de ces baies vitrées ». Ou pour le dire avec les mots empruntés à Adorno : comment le peuple périphérique comptait parmi ses aptitudes celle de « transgresser les standards de la vie mutilée ». C'était huit ans avant le soulèvement des Gilets jaunes.
À propos des Gilets, Chauvier signait dix ans plus tard Laura [3], nectar de 140 pages emballé sous une couverture rouge ornée d'un triangle blanc inversé – dans lequel longtemps j'ai vu un pubis. Je me rappelle parfaitement mes sensations en lisant Laura. Surtout je me souviens où j'étais : dans une maison du Béarn. Chose banale au pays du maïs : il pleuvait. Et la pluie mitraillait le Velux au-dessus du plumard où, affalé, je lisais. Ambiance grise et percutée : c'était aussi une fin d'après-midi automnale, autant dire que la lumière y était minimale. J'ai ouvert Laura, et là, trois petits points de suspension. Plusieurs années après je cherche encore ces mots que je ne trouverai jamais. Disons, pour faire court et couper tout élan romantique, que j'ai décollé. De mon engourdissement, de la pluviométrie béarnaise. Ce texte j'aurais pu l'écrire. Cent fois. Forme et fond, j'adoubais tout. Amour raté, fossé sociologique, quotidien déraillé. Shaker d'affects où factualité et fiction fusionnent. C'est la nuit, Éric est sur un parking qui surplombe une usine de prothèses médicales. Éric n'est pas seul et la nuit sera ce long dialogue avec Laura, son amour platonique du collège retrouvé des décennies plus tard. Les années passant, Laura a ramassé. Surtout, elle est en colère contre le taulier de la susdite usine qu'elle attend impatiemment de voir cramer. Laura, la cassos, est issue d'un milieu populaire. Elle dit beaucoup « enculés ». Éric ne lui fait ni la leçon ni la morale. Il sait qu'il faut être con comme une tanche postmoderne pour voir de l'homophobie dans les « enculés » de Laura. Il sait ses joues naïves sur lesquelles un mâle héritier a essuyé ses rupines tatanes. Il sait la violence sociale et ce qu'elle engendre de violence verbale et incendiaire en retour. La nuit est longue, ils boivent du rosé et fument des pétards. Éric a les mots et les outils pour observer et catégoriser Laura. C'est son métier. Mais, outre son attirance pour la femme, quelque chose d'autre vient brouiller et pulvériser son surplomb de chercheur : une perméabilité instinctive à l'aura de Laura. Éric gratte le vernis rugueux de son parler de « white-trash, cette invention de sociologue censée englober tous les petits blancs rustiques et racistes du pays » et met à jour les cicatrices sous la fruste crânerie. Autant de « dissonances autobiographiques, comme revenues à la vie, qui transpercent dans les insultes. Qui veut plonger dans l'âme de Laura se doit d'entrer, comme dans un temple oublié, dans ses façons de parler les plus ordinaires. Toute autre forme d'expertise est nulle et non avenue. Il faut revenir en littérature, dans la poétique des angles morts ». Ami lecteur, je sais pas toi, mais moi quand je lis ça, je vire émollient et m'arrache du morose. Effet LSD. Je vois Jupiter et son Bayrou's Band en orbite autour de Saturne, et la vie soudain devient rose.
Partage de la blafarde
Ma fusion avec Chauvier ne s'est pas arrangée avec son opus suivant : Plexiglas mon amour [4]. Je dirais même qu'elle a franchi un palier supplémentaire. Chauvier, camarade d'ironie cramée et de dérapages dystopiques. Chauvier en boucle sur l'absurde pandémique et ses propres émulsions névrotiques. Chauvier, animal confiné, reclus à domicile, coincé entre deux geeks qu'il regrette d'avoir engendrés et caporalisés par la badine hygiéniste d'une épouse shootée au spray hydro-alcoolique. C'est justement à la pharmacie qu'Éric croise par hasard Kévin, ancien camarade de fac, « un type un peu étrange devenu survivaliste ». Kévin vit dans la forêt, dans une BAD (Base Autonome Durable) sise non loin des ruines de l'église de Notre-Dame de la Fin-des-Terres. Chauvier s'amuse à topographier le traquenard dans lequel Éric va tomber. Tout ça est gros comme un doigt coupé sur une pana cotta. On cherche la démarche scientifique, l'empirisme prudent. On pensait avoir touché le fond précédemment avec le retour du zombie baudelairien [5]. Mais non, ça continue, ça enfle et ça bourgeonne derechef : Chauvier persiste dans le délire irrationnel. Où est passé l'anthropologue, bordel ? C'est simple : il est comme la truie du regretté Duneton. Assailli de doutes. Le Covid a précipité quelque chose. Une compréhension brutale de nos choses communes et de leur ordre vermoulu : le pathogène n'est pas là où on le croit. Le sage montre la lune, l'imbécile son cul. Pour beaucoup, ça se vaut. Une lune, un cul, égal partage de la blafarde. Raisonnant, Chauvier doute de sa raison et de la nôtre partagée : « C'est un trait majeur de cette époque que de donner raison aux plus dégénérés d'entre nous. » Au milieu de la cambrousse, avec un Kévin tirant son gibier à l'arc, la sentence se médite. Un Kévin lucide, bien décidé à « plus jamais se faire emmerder par des peignes-culs [peignes-lune ?] qui sont juste bons à vendre du crédit et à transformer cette planète en trou à chiottes ». C'est plus long et argumenté que les « enculés » de Laura mais l'idée reste la même. Elle sent l'odieux populisme, la bascule du côté barbare de la plèbe. Chauvier n'écrira jamais « Démocratie mon amour ». Ça tombe bien, en plein arasement sanitaire, ses hardes (à la démocratie) ont disparu. Le récidiviste Éric est alors camisolé et interné. Mais rien n'est irrémédiablement foutu, lui promettent les blouses blanches. Aux fous rééduqués à l'étroite observance des gestes barrière, on promet de redevenir des « êtres définitivement sains ». Lavage de cerveau, au propre comme au figuré. Le corps national a lâché ses anticorps. La guerre sanitaire est la continuation de la politique par d'autres moyens. Destin mutilé encore : « Il faudrait peut-être nous inquiéter de ces mots-là, définitivement sains, car ce qui est définitif est aussi irrévocable, et ce qui est irrévocable revient bel et bien à renoncer à une part de nous-mêmes. »
Ami lecteur, je te vois t'impatienter : n'étais-je point censé causer d'Un lac inconnu, dernier opus chauvierien ? C'est que je prends mon temps. Le principe même d'À contretemps. Il me fallait un chemin, une voix d'accès. L'accroche de cette mule de Bégaudeau ne suffisait pas. Et puis j'aime bien cette idée de faire monter le plaisir. Le nouveau Chauvier, ça faisait un bail que je le guettais, j'allais pas l'expédier comme ça en deux coups de cuillère à pot. C'eût été gâché. Alors je minaude, j'aguiche, je titille, je contourne, je revisite, je contextualise. Tout ça est sensuel et intellectuel à la fois. Avant d'avoir un sens, les mots ont une sensualité. On ne cause pas de Chauvier comme on causerait d'un Houellebecq-jamais-lu. Le premier commente le tragique de notre condition, le second le déclin de sa race maudite. Le premier se retient et nous invite à nous répandre ; le second se répand et nous pousse à la contention. Le premier on le lit, le second on le gît. Incompatibilité des visées. Celle de Chauvier cible la « poétique primordiale ». Un lac inconnu est d'abord un livre de poésie. La dernière. La nôtre. Celle de notre crépuscule. Inutile de cligner des châsses et de ployer les épaules, on sait tous ce qui nous arrive : « Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel / Et l'eau glacée se fait plus noire / Plus pure que la mort, plus salée que le malheur / Et la terre plus vraie et redoutable. » Page 76 pour ceux qui doutent que le malheur soit salé. Un lac inconnuest aussi affaire de pied de nez. Un jour, l'anthropologue s'est gonflé les chevilles et ainsi challengé : et si je faisais la nique à ce couillon positiviste de Noah Harari ? Et si je racontais l'épopée chavirée de Sapiens depuis ses premiers épouillages socialisants jusqu'au délire désincarné des élus transhumanistes ? Le tout en cent pages. Du sombre, du compact, du sans chichi. Chiche ?
Chiche.
Il y a quelques jours, les éditions Allia m'écrivaient : avais-je trouvé le temps de lire ce Lac qu'elles avaient eu la gentillesse de m'envoyer en service de presse ? Leur mail tombait à pic, je venais de l'achever et me trouvais sous haute pression euphorique. LSD encore. Extrait de ma réponse : « Sa boucle poétique sur nos affaires humaines est aussi sublime que désespérée. C'est 2001, version odyssée oxydée. Le brûlot anarchiste le plus étincelant du moment. » Allia n'en demandait pas tant. Moi non plus. Qui me mis cependant, les jours passant, à douter, truie moi aussi. Pourquoi avoir écrit « brûlot anarchiste » ? N'avais-je pas projeté un peu de mes affaires personnelles dans les ultimes circonvolutions lacustres du camarade anthropologue ? Réflexion faite : non.
L'art de « distiller la fièvre »
Le substrat vaseux qui hante les clapotis du Lac inconnu tient en trois mots : angoisse de mort. Ou bien : malédiction du pouvoir. Chez Chauvier, les deux se valent. Tout commence, il y a fort longtemps, dans le fond ténébreux des premiers habitats cavernicoles. Le feu est domestiqué, un confort inédit se découvre, le foyer fait communauté et l'extérieur office de tous les dangers, et bientôt d'âpres conquêtes. Nœud dialectique chez nos ancêtres : « Alors qu'ils peuvent se réchauffer, s'émouvoir, imaginer un futur, il leur faut vivre avec la mort brutale et inexpliquée des êtres avec lesquels ils conversent. Un doute apparaît, un instinct, l'embryon d'un effroi : ce qui est aimé se perd et génère autant de monosyllabes autour de l'âtre. […] L'occupation des grottes augmente la charge anxiogène de ces images [de morts violentes]. La vie domestique ne serait qu'une diversion, sa promesse de sécurité serait illusoire. » À partir de ces trous dans la roche, les hommes vont s'agglutiner en cités. Pyramides sociales inégalitaires, les cités ne seront pas ces ensembles à partir desquels les humains pourront socialiser leur angoisse de mort, tenter de l'apprivoiser et l'inscrire dans un humble (humus) cycle de vie. Bien au contraire. Les cités vont la thésauriser au bénéfice principal des tyrans qui les gouvernent. Chauvier signale l'invariant : les chefs ont beau maîtriser l'art de « distiller la fièvre », ils sont autant de sociopathes tétanisés par leur propre finitude. Pour taire leur peur, ils pilotent et multiplient des massacres. Le sang des autres répandu comme « un substitut émotionnel à leur angoisse ». « Celui qui peut décréter la mort de dix mille fantassins ne défie-t-il pas la mort elle-même ? ». Ami lecteur, tu la sens pousser la graine musquée de notre présent transhumaniste ?
La suite est un placage ventral. On aurait pu attendre de l'anthropologue qu'il fasse preuve de plus de finesse. Ou d'ambiguïté. Qu'il enfourche le dada bien commode de l'agnosticisme, histoire de ne pas heurter de front la piété de ceux qui croient. Même pas. Tout poète qu'il soit, Chauvier prose en athée. Manque total d'empathie spirituelle. Avouons-le : ça libère d'un poids. Resserre la camaraderie. Charlie, Chauvier ? Peu me chaut. La cible est ailleurs. Dans ce rappel de quelques fondamentaux perdus en cours de route. Pour que les masses acceptent d'aller trucider d'autres masses, il faut un motif supérieur. Pour qu'elles étouffent leur soif de liberté et leurs « pulsions désirantes », il faut le couvercle étanche d'un dieu à adorer ne ressemblant « à rien de connaissable ». Pour que la cité croisse, exploite et colonise, il faut une carotte extatique : un horizon post-mortem où les âmes des plus méritants sauront trouver les cajoleries dont elles ont manqué ici-bas. « Dans sa forme primitive, la religion naît de cette grossière exigence de diversion. Elle ne porte en elle aucune morale. » Cash, Chauvier. Hélas, la « fiction religieuse », c'est comme les rentrées sociales chaudes. Au bout d'un moment ça lasse son peuple, qui n'y croit plus vraiment. Qu'à cela ne tienne, les conseillers des alcôves ont cogité l'affaire et pointé le maillon faible : la modestie des guerres. Pour maintenir l'exutoire, il faut du cinémascope, du péplum, des croisades, des missions génocidaires, bref des « guerres à grande échelle, qui feront diversion, contrôleront les affects tout en accroissant les butins ». Logique de surenchère. Puissance de la martyrologie et des économies nécrophiles. Mais la peur de mourir, c'est comme les socialistes, ça se radine toujours en trahissant. Et si, au bout du compte, l'âme c'était du chiqué ? La camarde en pluie de grêle ne fait plus rêver. C'est qu'on y tient finalement à sa couenne.
Parallèlement, des savants formulent l'hypothèse : et si tout était à portée d'un savoir empirique et codifiable ? Affleurent les pensées matérialistes et humanistes, les humeurs cartésiennes ; la vie éternelle en prend un coup, dieu se minusculise. C'est pas bon pour la guerre totale. Ni pour la cité accumulative. Il faut trouver un nouveau carburant narratif pour que tout change sans que rien ne change. Il sera celui de l'homme amendable et améliorable. De la Raison dominante. Par-delà le changement de peau, l'obsession organique demeure : il s'agit de neutraliser ces affects qui « seraient la bave du monde, qui contamineraient la seule perspective qui vaille : l'accumulation de connaissances universelles comme moyen d'atteindre le point de perfectionnement de l'espèce, point que l'on devine abstrait, mais que l'on croit résolutoire ». La Modernité est en marche. Paradoxalement, elle accouche d'une nouvelle religion : celle du Travail. Car les pulsions de mort jamais ne se taisent, c'est là un cycle infernal. L'histoire humaine n'est qu'un va-et-vient de boucles rétroactives. Comme la vie angoissée sourd irrémédiablement, le pouvoir sans cesse ajuste ses filets de capture. Les corps sont à présent enfermés dans des « espaces d'usinages collectifs et disciplinés ». On les astreint, on les épuise, on les machine, l'idée étant d'assécher leur terreau existentiel et anxiolytique ; plus tard on les divertira tout autant, et on les machinera d'autant plus : « De la fatigue découle un amollissement de la faculté d'abstraire – principe qui renforce notablement le projet civilisationnel de l'espèce. »
Un lac inconnu enjambe les millénaires (d)échus et bien plus loin encore. Puisque vaincre l'angoisse de mort est aussi efficace que remplir le tonneau des Danaïdes, alors les plus barrés de l'espèce proposeront de vaincre la mort elle-même. Plus c'est gros, plus ça passe. Les aspirants immortels auront leurs cohortes de suiveurs et de publicitaires. Maçons exaltés de métaphysique prêts à empiler leurs parpaings quantiques et à graver leur mou neurologique sur le dur d'un disque virtuel. Détruisant la mort, ils auront détruit la vie. Le peu qu'il nous reste s'éprouvera avec des appendices de synthèse. « Dans l'apocalypse, le prothétique deviendra prophétique, et l'affaire sera entendue. »
Si l'atterrissage est rude, on se console : à défaut d'échappée, la chute sous « chair de lune » fut belle.
Sébastien NAVARRO
10.02.2025 à 09:23
En 1890, une douzaine d'ateliers de métallurgie sont installés à Revin. La ville, dont le terroir perd peu à peu son caractère agricole et forestier, devient une cité industrielle, située sur les bords de la Meuse, dans les Ardennes, non loin de la frontière avec la Belgique. La plupart des ateliers, fonderies de fer et de cuivre, tréfileries, etc., comptent une trentaine d'ouvriers au maximum, dirigés par un patron qui, le plus souvent est « sorti du rang ». Mais déjà, le gros patronat (…)
- Sous les pavés la grèveEn 1890, une douzaine d'ateliers de métallurgie sont installés à Revin. La ville, dont le terroir perd peu à peu son caractère agricole et forestier, devient une cité industrielle, située sur les bords de la Meuse, dans les Ardennes, non loin de la frontière avec la Belgique. La plupart des ateliers, fonderies de fer et de cuivre, tréfileries, etc., comptent une trentaine d'ouvriers au maximum, dirigés par un patron qui, le plus souvent est « sorti du rang ». Mais déjà, le gros patronat industriel, les « maîtres de forges » tout puissants, tiennent le haut du pavé ; chez Morel, où les premières machines à mouler apparaissent en 1890, les ouvriers servent de rabatteurs lors de battues au sanglier célèbres dans toute la région ; à Brévilly, les employés du patron Henry doivent obligatoirement assister aux messes. Ces hauts-barons du fer sont alliés à la presse, à l'Église qui instruit leurs enfants, à la bourgeoisie bien-pensante et surtout aux autorités locales, préfecture et municipalité : le maire de Revin, Henri Gilbert Faure, n'est autre que le fondateur de la plus grosse fonderie de la ville (700 employés), gérée à cette date par son fils, Louis Faure. [1] Ancien communard arrêté lors de la manifestation du 1er-Mai 1991 à Charleville, il est le fondateur du journal L'Émancipation, qui s'adresse « aux travailleurs de l'outil, de la plume et de la pensée, qu'ils soient groupés, fédérés ou non » (n° 3). Le journal changera de nom pour devenir L'Émancipateur, avec toujours la même devise : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Texte intégral 4778 mots
C'est pourtant dans cette fonderie qu'éclate, le 17 novembre 1890, une grève qui doit durer jusqu'au mois de mars de l'année suivante. Au cours des années précédentes et au début même de l'année 1890, plusieurs grèves ont eu lieu dans différentes usines métallurgiques de Revin et de la région. Le 27 juin, les ouvriers de la Veuve Poncelet ont cessé le travail, exigeant une augmentation de salaire. Au cours du mois de novembre, plusieurs grèves éclatent simultanément dans les fonderies installées autour de Revin : aux Mazures, à Renwez, à Rimogne, à Bourg-Fidèle, et également à Balan, au sud de Sedan, où les ouvriers réclament le paiement à la quinzaine au lieu du mois.
Si la grève des ouvriers des Faure inquiète davantage, c'est qu'elle touche plus de sept cents employés, répartis dans trois usines à Revin, Laifour et la Petite-Commune. C'est aussi que les grévistes se heurtent à un patronat dur, dynastique et méprisant, décidé à ne pas céder. Dès la première semaine, le Bulletin métallurgique du Courrier des Ardennes fait part de la grève : « Les grèves en fonderies s'accentuent. La Maison Faure frères et fils, de Revin, a ses ateliers complètement déserts... On ne prévoit pas la fin de cette grève qui va jeter le désarroi dans cette ville. » Mais que les industriels et financiers se rassurent : le cours du fer se maintient « assurant la continuité des bonnes affaires et la satisfaction des industriels ».
La grève des ouvriers de Faure est, par ailleurs, la première action importante et de longue durée au cours de laquelle l'action du syndicat peut se manifester avec éclat. En effet, le 31 mai 1885, un an après la loi Waldeck-Rousseau qui autorise la formation de syndicats, est créée la « Fédération des travailleurs de la région ardennaise » ; et le 1er octobre 1887 prend naissance la première « chambre syndicale », groupant plus de mille métallurgistes revinois, qui vont adhérer à la Fédération. Le fondateur et secrétaire en est Arsène Dupont, mouleur, né à Revin en 1854.
Les différentes tendances du mouvement ouvrier français sont alors représentées à Revin, mais deux courants principaux s'affrontent au sein du mouvement ardennais : le courant allemaniste, grâce à la propagande de Jean-Baptiste Clément [1], atteint les moindres communes de la région, donnant la priorité à la lutte syndicale au « coup par coup » sur la lutte politique ; Allemane lui-même viendra présider des conférences données à Revin et dans les environs. Ce courant se heurte à une assez forte implantation du mouvement libertaire : L'Émancipation a pour principal rival Le Père Peinard, journal anarchiste, lu également par certains militants socialistes, dont Arsène Dupont. Le courant libertaire prône la grève générale, instrument nécessaire à la prise du pouvoir. Quant au regroupement patronal, il est inexistant à cette date, comme en témoigne le patron L. Faure : « Toutes les entreprises, souvent d'origine ouvrière, s'opposent sur le terrain de la concurrence commerciale et ont en somme peu de respect entre elles sur le plan local... De ce fait, il n'y a aucune tendance concertée entre les chefs d'entreprise. » Ils n'en sont pas pour autant désarmés !
De la grève des mouleurs à la grève générale
Le 17 novembre 1890, un petit nombre d'ouvriers de l'usine « L'Ardennaise », tous mouleurs, font circuler un tract invitant leurs camarades à se réunir à 20 heures le soir même, après la journée de travail. Les mouleurs ont en effet décidé d'exiger des patrons une augmentation de salaire de 15 % et de cesser le travail jusqu'à satisfaction de cette revendication légitime. En effet, les Faure, venus trente-cinq ans plus tôt les mains vides, ont rapidement fait fortune grâce à une politique de bas salaires qui leur a permis de supplanter les autres usines du Revinois, notamment la coopérative ouvrière Godin, qui, comme l'usine Faure, fabrique des appareils de chauffage. Par ailleurs, la surveillance politique sur les ouvriers est permanente : le 18 mars 1890, un jeune ouvrier chantant des airs anti-patronaux pour célébrer l'anniversaire du premier jour de la Commune est licencié sur le champ.
Les ouvriers venus à l'assemblée du 17 novembre votent la grève à main levée. Le 18, le travail continue partiellement dans les ateliers, mais les mouleurs et les ébarbeurs débrayent en cours de journée et laissent vingt-quatre heures aux Faure pour donner une réponse. Les patrons exigent d'abord l'exécution des commandes en cours, ce qui permet de remettre leur décision à plus tard. En fait celle de Louis Faure est déjà prise : « Je ne peux que maintenir le statu-quo, mes ouvriers étant très largement payés. »
À leur tour les monteurs d'appareils et les mouleurs en cuivre cessent le travail. Chaque groupe réclame un ajustement des salaires : 20 % d'augmentation pour les ébarbeurs, 10 à 50 % pour les mouleurs en cuivre, de 50 à 100 % pour les différents groupes de montage. En outre les mouleurs, à l'origine de la grève, demandent des améliorations des conditions de travail : entrées et sorties libres des ateliers et suppression du système des amendes, ce qui déclenche l'indignation de Louis Faure : « Est-il possible que dans une usine on puisse aller et venir, entrer et sortir, comme d'un moulin et dans un moulin ?... Tous mes ouvriers savent que les amendes constituent pour eux une caisse de secours. Ils savent surtout que cette caisse ne suffisant pas, j'al dû maintes fois la renforcer d'un billet de 1 000 francs. » Et refusant toute « immixtion étrangère » (en l'occurrence l'intervention de la Chambre syndicale), Faure demande à ne discuter qu'avec ses ouvriers.
Le 19 novembre, la grève aurait été générale dans les trois usines des Faure si quelques tôliers ne l'avaient pas refusée catégoriquement, se justifiant dans une lettre signée « le groupe des ouvriers-tôliers » intégralement publiée dans la presse locale – celle-là même qui avait refusé de publier une lettre contre les « jaunes », envoyée par des grévistes d'une usine des Mazures au début de l'année.) En fait, les ouvriers-tôliers sont bien payés (environ 10 francs par jour) et exploitent chacun plusieurs apprentis. D'ailleurs ils ne cachent pas leur mépris pour les grévistes : « Nos durillons ne craignent pas vos poils dans la main. » En réponse, un tract, intitulé « Au pilori des traîtres », est diffusé dans l'usine. Le surnom de « pilori » est aussitôt adopté pour désigner les briseurs de grève. Le 25 novembre, au cours d'un meeting à Revin, présidé par J.-B. Clément, un vote exclut les tôliers de la Chambre syndicale.
Drapeaux rouges et Carmagnole
Le jeudi 11 décembre se déroule à Revin la première manifestation importante organisée par les grévistes. Ceux-ci veulent montrer leur force et leur détermination aux patrons, aux autorités municipales et à la population non-ouvrière de la localité. « Nous ne croyons pas devoir garder plus longtemps le silence », expliquent les journalistes qui, pour la première fois depuis le début de la grève, lui consacrent une colonne en première page en présentant le compte-rendu de la manifestation.
Réunis dès 10 heures le matin, tous les ouvriers de l'Ardennaise sont bientôt rejoints par ceux de Laifour et de la Petite-Commune venus en train, ainsi que par une délégation de l'usine d'Anchamps, qui a fait le chemin à pied. Après une brève assemblée générale, les grévistes forment un cortège qui traverse la ville, accompagné de femmes portant le drapeau rouge et précédé d'enfants chantant La Carmagnole. Les ouvriers, montant la grande rue de Revin, reprennent en chœur les chants révolutionnaires. Sur la place de l'Hôtel de Ville, on s'arrête pour danser au son de refrains populaires sous l'œil scandalisé des bourgeois. Le sous-préfet, venu pour entamer une enquête, entre à la mairie sous les huées de la foule. Vers 15 heures, le cortège, drapeau tricolore en tête, se dirige vers La Bouverie, à l'écart de Revin, où sont installés les ateliers de l'Ardennaise. À l'heure de la sortie, les jaunes sont pris à partie et, comme les jours précédents déjà – et le matin même –, malgré la présence de la troupe, des paroles on en vient aux mains. La casquette de l'un des « piloris » est attachée au drapeau rouge et rapportée en triomphe à la salle Latour-Lambet, quartier général des grévistes. Quant aux « traîtres », ils rentrent chez eux sous les quolibets des manifestants. Parmi les grévistes, deux manifestants ont été arrêtés devant l'usine : le premier, gardé à vue dans un atelier, a été immédiatement délivré par ses camarades ; l'autre, Mauguière, dit « Caillou », arrêté vers 16 heures, est transféré à Rocroi. Aussitôt une foule de 800 à 1 000 personnes franchit à pied les 11 km qui séparent Rocroi de Revin et obtient la libération du mouleur qu'ils ramènent en triomphe.
Cette journée de manifestation déchaîne naturellement la hargne des réactionnaires : le maire, disent-ils, n'a pas montré la fermeté nécessaire ; pourquoi organiser une enquête, ajoutent-ils, il faut frapper immédiatement ; quant aux gendarmes venus pour la circonstance de Rocroi, ils sont accusés d'avoir « laissé faire ». La preuve ? À un bourgeois qui aurait demandé au capitaine de gendarmerie si le drapeau rouge brandi par les manifestants n'était plus un emblème séditieux, l'officier aurait répondu : « Il est si petit ! » – il aurait mesuré 50 x 85 cm, précise même le journaliste du Courrier des Ardennes. Enfin un article signé « un vieil ouvrier revinois d'origine », paru le lendemain dans Le Petit Ardennais, met en garde la « véritable population ouvrière » de Revin contre les étrangers à l'usine présents, selon lui à 90 %, dans la manifestation. La présence des femmes et des enfants dans le cortège est également l'objet de violentes critiques : l'inspecteur d'académie félicite un instituteur pour avoir empêché ses élèves d'y participer.
Dès lors, toutes les mesures d'ordre sont prises pour rassurer « la population honorable de Revin » qui tremble à l'annonce d'une seconde manifestation prévue le samedi 13, à l'occasion de l'arrivée du préfet des Ardennes.
État de siège
Lorsque le préfet descend, en grande tenue, de son train, dans la matinée du 13, un détachement du 91e de ligne garde militairement la gare de Revin. Accueilli par les officiels, il traverse le pont occupé par un poste de gendarmerie pour se rendre à la Mairie. En cours de route, le cortège officiel s'est nourri de deux cents personnes environ – grévistes, femmes et enfants – qui l'attendent dans un silence hostile sur la place de la Halle. Vingt délégués de la Chambre syndicale et des grévistes sont introduits à la Mairie, où, après trois quarts d'heure de discussion, aucun arrangement n'est consenti. À leur sortie, les délégués retrouvent les grévistes qui ont attendu et s'en retournent avec eux à leur salle de réunion.
Dans la journée des patrouilles de gendarmerie (60 hommes) sillonnent les rues de la ville. En cas d'alerte, un détachement est prêt à partir de Mézières.
Le dimanche 14, c'est au tour des ouvriers de l'usine Henri Morel de se réunir en assemblée générale. Le bruit circule que 2 000 ouvriers de la vallée de la Meuse doivent se rencontrer à Revin. Le prétexte est tout trouvé pour faire venir de nouveaux renforts : 120 hommes du 91e de ligne en tenue de campagne et munis de vivres pour plusieurs jours.
Le 16 et les jours suivants, des patrouilles d'infanterie circulent dans la ville, et l'armée occupe un bureau du télégraphe. Le 17, Rocroi est à son tour gardé militairement : on a peur des manifestations, et plus encore que les grévistes envahissent de nouveau la ville à l'occasion des procès intentés contre leurs camarades arrêtés. Un poste de soldats occupe le Palais de justice.
Le vendredi 19 décembre, Daine, dit « Pigeon-Voyageur », Mauguière et Alfred Cosse sont condamnés pour atteinte à la liberté du travail : le premier, de nationalité belge, à quatre mois de prison, les autres à 10 jours. Par ailleurs, des arrêtés d'expulsion sont pris contre deux grévistes belges : Justin Couronné et Casimir Hayot-Dubuc, dit « Blanc-Mimi ».
Parodie de négociations
Pendant ce temps, le préfet, dont la venue a favorisé ce déploiement de forces armées, entame des négociations avec les ouvriers. En effet, non content de refuser l'intervention de la Chambre syndicale, les patrons Faure décident de ne pas « s'aboucher avec les grévistes ». C'est l'occasion, pour L'Émancipation, de demander avec véhémence, mais en vain, la démission du maire H.-G. Faure, qui viole ainsi la loi de 1884 sur les syndicats. Sentant alors que, pour lui, les choses se gâtent, Faure écrit dans la presse locale une lettre par laquelle il demande généreusement une citation à l'Ordre du mérite pour un garde-barrière, père de famille nombreuse, ayant sauvé une jeune fille qui voulait se suicider sur la voie ferrée : le « bon » H.-G. Faure sait récompenser les « bons » ouvriers.
Pour l'instant, il a chargé le préfet de le représenter à la table des négociations. Celui-ci prend sur lui de proposer aux grévistes 10 % d'augmentation au lieu des 15 demandés. Devant la fureur des patrons, il se rétracte publiquement ; il doit alors affronter la colère des grévistes. Les ouvriers sont d'autant moins décidés à céder qu'ils se souviennent d'une grève ayant eu lieu trois ans plus tôt dans un atelier Faure, et qui s'était victorieusement terminée par une hausse des salaires. Ils demandent donc avec fermeté l'affichage des tarifs de façon et le contrôle de la gestion de la caisse de secours. Mais toutes leurs revendications sont repoussées. À cela se joignent des injures : aux ouvriers qui se plaignent du prix élevés des logements, Faure fait répondre qu'ils n'ont qu'à aller ailleurs !
Déjà forte, la tension locale se voit renforcée par l'approche du vote attendu sur la longueur de la journée de travail des femmes et des enfants. Comme partout en France, les socialistes des Ardennes réclament la journée de 8 heures pour tous les adultes et de nombreux meetings ont lieu sur ce thème. Mais le 5 janvier 1891, un député républicain déclare, dans une réunion à Rethel, que cette réduction de la journée de travail à 8 h est une utopie. En précisant qu'elle ne peut pas baisser en dessous de… 11 h !
Le 17 janvier 1891, commence le troisième mois de grève. Et ce, malgré une campagne de démoralisation entretenue activement depuis le début du conflit : les patrons font annoncer quotidiennement par voie de presse la reprise prochaine du travail. Peine perdue ! Et lorsque seuls quelques « tôliers » se présentent à l'usine, on doit trouver un autre local pour loger la troupe qui occupe leurs ateliers ! On en profite d'ailleurs pour relever de son poste le 91e et le remplacer par un détachement du 128e, en garnison à Givet. Au risque défaitiste les grévistes opposent la rumeur de l'extension du mouvement aux Fonderies de Belgique.
Tenir !
Dès le 16 décembre, un ouvrier avait rapporté de Charleville des fonds donnés par la Chambre syndicale pour aider les grévistes. Ces subsides distribués, chaque ouvrier reçoit 12 francs, c'est-à-dire le salaire d'une semaine à 2 francs par jour (le salaire habituel est de 3 à 7 francs par jour). 2 francs par jour, c'est la rémunération journalière que vont toucher les grévistes jusqu'à la fin de leur mouvement. Le 17 janvier, une nouvelle remise de fonds leur est attribuée par la Chambre syndicale, mais cette fois le salaire est versé moitié en espèces, moitié en bons, valables chez les principaux commerçants de Revin et remboursables par le syndicat. Cette mesure vaut aux grévistes de violentes critiques de la part des réactionnaires : L'Espoir dénonce le syndicat « qui n'a pas à faire œuvre de banquier et de commerçant » et met en garde ces derniers contre les bons qui ne portent pas de date de remboursement. Quant au Petit Ardennais, il va jusqu'à faire remarquer que « les bons ne sont pas numérotés » et que « le franc serait mis en cause si toutes les chambres syndicales faisaient de même pour toutes les grèves ». Cela n'empêche pas une nouvelle distribution de bons le 4 février, correspondant à la paie de la deuxième quinzaine de janvier.
Les grévistes de Revin se montrent d'autant plus courageux qu'ils ont à lutter contre un hiver particulièrement rigoureux : en effet, le gel, qui a fait son apparition dès le début de la grève, n'a pas cessé jusqu'au 25 Janvier. « Deux longs mois de froid sibérien » ont aggravé les conditions déjà précaires des ouvriers. Le 20 janvier, on enregistre – 25° sur le plateau d'Asfeld, au-dessus de Sedan. Sur la Meuse, qui est recouverte d'une épaisse couche de glace, les habitants font sauter à la dynamite les « banquises » qui entourent les piles des ponts, en prévision d'un dégel subit. Les loups font leur apparition, les paysans en abattent dans les villages ; à Rumigny, ils rôdent encore le 14 février. En plus du froid, une épidémie de croup s'abat sur les Ardennes, faisant de nombreuses victimes.
La rigueur de l'hiver, qui s'étend sur tout le nord de l'Europe (le port d'Anvers est pris dans les glaces) est à l'ordre du jour au conseil des ministres du 20 janvier, et une campagne nationale de secours est lancée. « De tous côtés, nous assistons en France à ce beau spectacle, à cette noble émulation pour le bien, et nous voyons ce côté magnifique de la race humaine, telle que le christianisme l'a faite », lit-on dans Le Courrier des Ardennes. Mais rien dans cette manifestation de charité ne fait place aux problèmes sociaux et à l'inégalité face à la misère : la grève, « commencée dans l'eau-de-vie » et œuvre de « mauvais sujets », est superbement ignorée.
Pourtant, La situation à Revin est toujours aussi tendue. La tactique des ouvriers est de maintenir coûte que coûte le rapport de forces en leur faveur. En dépit de ceux qui voient dans la grève une agitation « voulue en haut lieu » par des « professionnels » et les « orateurs socialistes », Revin est bel et bien aux mains des grévistes de la base. Malheur aux jaunes qui se hasardent à rentrer seuls après le travail : les enfants se montrent particulièrement féroces à leur égard, ignorant la troupe qui surveille toujours. Rasant les murs, les « piloris » ne sortent de chez eux que rarement ; les coiffeurs n'ont plus le droit de leur faire la barbe. Le tribunal correctionnel de Rocroi voit défiler à la barre des accusés, cités pour coups et blessures, coups volontaires, menaces verbales, etc. Les peines varient de 30 francs d'amende à deux mois de prison. Les Faure ont fui la ville depuis le début janvier par crainte des grévistes et le maire ne se rend plus aux réunions du conseil municipal.
Pensant semer la division, patrons et gouvernement accentuent la répression contre les ouvriers belges. Le 14 janvier, sept d'entre eux ont déjà été expulsés. Mais l'État refuse de prendre la même mesure contre un patron belge, N. Martin, qui vient de faire expulser plusieurs des ouvriers de son usine de Revin : le 17 janvier, 500 grévistes lapident l'usine fermée la veille par le patron.
« Il faut que le patronat capitule »
Le 4 février, a lieu, en présence de Faure qui, pour la première fois, accepte de recevoir vingt délégués des grévistes, une tentative de « conciliation ». Les patrons refusent de reprendre dix grévistes et promettent des améliorations de salaire pour le 30 juin, après reprise préalable du travail. Les ouvriers, occupés à enlever la glace sur les rives de la Meuse, sont appelés à se réunir aussitôt en assemblée générale. Les propositions patronales sont rejetées et la poursuite de la grève est votée.
Le ton des Faure change : menaces de faire travailler des jaunes pour un salaire double et d'employer des chômeurs. Mais les tourneurs, tôliers, émailleurs savent qu'ils ne peuvent pas être remplacés par le premier venu du jour au lendemain. Alors commence le chantage sur les retraites, et surtout la mise sous séquestre à la mairie des outils des grévistes qui ne manifestent pas l'intention de reprendre le travail. Or ces outils appartiennent aux ouvriers, leur achat représentant un investissement important. Les grévistes manifestent leur colère en se heurtant à une patrouille de soldats sur le chemin de l'usine. Malgré tout, le 14 février, ils votent toujours à main levée la poursuite de la grève. Cependant quelques ouvriers sensibles aux vagues promesses des Faure et alarmés par la confiscation de leurs outils reprennent le travail. Ils sont huit le 18 février qui, sous les huées de leurs anciens compagnons, prennent le chemin de l'usine de Laifour. Dans l'après-midi, deux patrouilles de gendarmerie venues de Charleville dispersent les manifestants.
Oubliant pour un instant les querelles de tendances qui l'opposent à la Fédération des Ardennes, le Parti ouvrier français (POF, section du nord) salue, dans les colonnes du Cri du travailleur, le courage des ouvriers fondeurs de Revin et appelle à la solidarité.
Le 13 mars, Faure réunit une dizaine de délégués : il accepte de reprendre les grévistes – à l'exception de ceux qu'il a déjà remplacés – et d'augmenter les salaires. Les ouvriers de la Petite Commune reprennent le travail, les mouleurs de Revin et de Laifour attendent l'affichage des nouveaux tarifs. Ils obtiennent l'augmentation de la rémunération du travail à façon, l'entrée libre à 7 heures le matin et la sortie, également libre, le soir après la coulée. Le 19 mars, tous les mouleurs sont à leur poste, à l'exception des dix qui ont été remplacés. Une manifestation silencieuse des ouvriers salue cette demi-victoire.
Le 17 mars, le cardinal de Reims transmet au curé de Revin son « offrande aux grévistes » : « Aujourd'hui que l'accord et la paix sont signés, je vous envoie sous ce pli mon offrande, en témoignage de l'intérêt particulier que je porte à la classe ouvrière de votre paroisse. Celle-ci a maintenant besoin de toutes les consolations religieuses et des secours de la charité chrétienne. » Il s'agit, pour le « cardinal des ouvriers », de ne pas perdre sa popularité.
Mais bien des choses ont changé à Revin !
Les patrons ont senti l'urgence de créer un syndicat : le 29 janvier, les plus importants industriels de la vallée de la Meuse et de la région se réunissent pour ébaucher son organisation. Ils vont d'abord regrouper les « piloris » dans une organisation – « La Fraternelle » –, qui prend naissance le 10 juin 1891 avec 70 adhérents.
Le premier regroupement patronal ne se fera qu'en mars 1907, à l'occasion de la grève qui éclatera aux usines de Morel et qui s'étendra à toutes les usines de Revin et des environs jusqu'au mois de septembre.
En attendant, H. G. Faure, qui n'assiste plus aux séances du conseil municipal depuis le 6 janvier, doit donner sa démission. Aux élections partielles de juin-juillet 1891, Arsène Dupont, fondateur de la Chambre syndicale « des ouvriers des Ardennes », est élu par 18 voix sur 21, avec de nombreux socialistes dont Mauguière. Le 28 octobre 1891, il refuse de payer les dépenses occasionnées par l'occupation militaire durant la grève et demande un supplément d'enquête ; en revanche, en janvier 1892, il fait voter un crédit pour venir en aide aux grévistes ; à sa demande, l'école des filles est laïcisée. Depuis juin 1891, il est secrétaire d'un cercle « d'études sociales » – « L'Egalité » –, qui compte 40 adhérents. Arsène Dupont est maire jusqu'en 1893 ; révoqué à la suite d'une condamnation (il est accusé d'avoir fait sauter la gendarmerie à la dynamite au cours de la série des attentats « anarchistes » qui ont lieu à Revin), il est de nouveau élu maire en 1900. En 1899, a été reconstitué définitivement le premier syndicat créé à son initiative, qui prend le nom de « Syndicat des mouleurs et parties similaires ». Mais de nombreux militants syndicaux ayant été arrêtés à la suite des « attentats » qui ont lieu dans la région, le nouveau syndicat ne compte que 105 adhérents en 1899 ; l'année suivante, il en compte déjà 390. Le syndicat sera reconnu par les patrons à la suite de la grève générale de 1907.
Claude RAGACHE
Le Peuple français, n° 13, janvier-mars 1974, pp. 21-25