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28.07.2025 à 09:25

Le continent Américo

F.G.

■ Américo NUNES ORAGES POUR UN AUTRE RÊVE Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà Conversations avec Yann Martin Édition et avant-propos de Freddy Gomez L'échappée, 2025, 304 p. Sir William Walker est un rhéteur aussi redoutable que fascinant. Face à un aréopage de colons portugais endimanchés, il vient de comparer les avantages pour ces messieurs d'entretenir une mulâtresse « payée à la tâche » plutôt qu'une femme de leur classe sociale au coût nettement plus élevé. Choqués (…)

- Recensions et études critiques

Texte intégral 2925 mots


■ Américo NUNES
ORAGES POUR UN AUTRE RÊVE
Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà

Conversations avec Yann Martin
Édition et avant-propos de Freddy Gomez
L'échappée, 2025, 304 p.

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Sir William Walker est un rhéteur aussi redoutable que fascinant. Face à un aréopage de colons portugais endimanchés, il vient de comparer les avantages pour ces messieurs d'entretenir une mulâtresse « payée à la tâche » plutôt qu'une femme de leur classe sociale au coût nettement plus élevé. Choqués et émoustillés, les hommes repus rient. Puis, quittant le terrain du lubrique pour l'économique, Sir William Walker se fait grave et sérieux : « Et alors messieurs, dites-moi, selon vous, quel est le plus rentable : un esclave ou un ouvrier salarié ? »

Nous sommes au début du XIXe siècle à Queimada, île « imaginaire » des Caraïbes exploitée pour sa monoculture de cannes à sucre. Nous sommes dans un film – Queimada – réalisé par Gillo Pontecorvo et sorti sur les écrans français en janvier 1971. Quelques années plus tôt, le même Pontecorvo a réalisé La Bataille d'Alger. La question coloniale le travaille – de même que son corollaire : le mythe de la libération nationale.

Queimada est un film esthétiquement et politiquement brillant [1]. Il met en scène l'intrigant Sir William Walker – incarné par le retors et magnétique Marlon Brando – fomentant une révolution indigène aux seules fins que la Couronne britannique évince l'Empire portugais et fasse main basse sur la ressource sucrière de l'île. Abolir l'esclavage pour désentraver les règles du « libre marché » : le cynisme des fonctionnaires du Capital est sans limites. Ainsi, Walker-Brando expose les termes du deal aux colons : « Alors, qu'est-ce qui vous convient le mieux ? Voulez-vous la domination portugaise avec ses impôts, sa législation et son monopole commercial ou l'indépendance avec un gouvernement, une armée à vous, une administration à vous et la liberté du commerce avec tous, qui obéissent aux seules règles et au seul prix du commerce international ? »

Les colons semblent séduits, et puis l'idée d'être à la tête d'une nation indépendante a de la gueule. L'un d'entre eux se montre cependant hésitant : « Si notre nègre, alors qu'il cessera d'être esclave, au lieu de devenir ouvrier, voulait devenir patron ? » Walker-Brando saisit la perche : il n'est dans l'intérêt ni du business international ni du futur état insulaire que le processus révolutionnaire aille jusqu'à son « extrême conséquence ». Comprendre : les esclaves, futurs ouvriers « émancipés », devront rester à leur juste place. Tout changer pour que rien ne change, l'adage promu par un autre réalisateur italien – Visconti et son Guépard – trouve dans le Queimada de Pontecorvo une énième et froide illustration.

Un funambule mozambicain

Le hasard a bien fait les choses. La veille du soir où je vois Queimada, je viens de finir la lecture d'Orages pour un autre rêve. Empire portugais, question coloniale, libération nationale dévoyée : un même fil historique, les mêmes interrogations traversent ces deux œuvres. Sous-titré « Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà », Orages pour un autre rêve dresse le portrait d'Américo Nunes, né en 1939 dans un Mozambique alors encore sous domination portugaise et mort en janvier 2024 en France. « Américo », pas étonnant qu'avec un blaze pareil la vie du jeune Mozambicain ressemble à un continent ! « Pour lui, le chemin comptait plus que le but », résume Freddy Gomez dans un avant-propos qui tente de dresser le portrait d'un ami incasable, campé sur un socle « marxo-bakouninien » d'une richesse forcément complexe et franchement hétérodoxe.

Il y a pour sûr, un plaisir ineffable à lire un livre qui se présente sous la forme d'un long entretien. Le texte lui-même est porté, il subit une étonnante incarnation : on imagine les voix, les silences, les visages qui soudain s'apaisent, se sourient, complices, ou s'ombrent de concentration. Si la pâte textuelle a fait l'objet d'un long et patient travail d'homogénéisation littéraire, Orages pour un autre rêve conserve le charme spontané de la longue discussion où le temps s'étire et se contracte pour essayer de cerner au plus près la substance d'un parcours balloté par les accélérations de l'Histoire. Il y a des questions qui en annoncent d'autres, des réponses qui nécessitent de longs développements, des échappées contrôlées, des dérives, des points de fuite. Partant de cette dynamique partagée entre les deux locuteurs – Yann Martin en questionneur, Américo Nunes en témoin d'une vie –, le lecteur se prend au jeu ; il s'imagine troisième larron. Guerre froide, luttes anticoloniales, Mai 68, révolution conservatrice : Américo en a traversé des gros temps. Sa mémoire, chirurgicale, gratte avec précision les couches de sédiments historiques, alternant approche subjective et recul globalisant. En équilibre sur un fil ténu, le funambule mozambicain revisite à pas glissés son histoire entre fièvre philosophique et quête de praxis révolutionnaire.

Et si le livre se saisit d'une chronologie c'est à condition de ne pas refroidir, depuis le surplomb d'un regard vieilli ou mandarinal, les braises de ce qui fit « événement ». Le passé est comme la mémoire : en mouvement, toujours ; c'est lui qui habite le présent et le fortifie dans sa volonté transformatrice. D'où cet adage, magnifique, énoncé par Américo : « Tout est à reformuler éternellement et sans remords ».

Du « mal colonial » comme matrice politique

Tout commence donc dans ce morceau d'Afrique australe colonisé par les Portugais durant la seconde moitié du XIXe siècle. Le Mozambique est cette « colonie dépotoir » hautement ségréguée dans laquelle grandit Américo, « fils d'une mère illettrée et d'un père surveillant des douanes ». L'empreinte coloniale ne divise pas seulement les « races » entre elles, elle maintient aussi à l'intérieur du bloc colonisateur les strates sociales issues de la matrice métropolitaine. C'est depuis cette position sociale « inférieure » qu'Américo nourrit une « rancune », voire une « haine » tenace à l'égard des « hautes castes ». Bien des décennies plus tard, il avouera toujours ressentir une « détestation » intacte à l'égard de la bourgeoisie, et ce, quelles que soient les latitudes mondiales où elle sévit. Mais c'est au lycée que sa conscience politique va se cristalliser et se frotter avec « l'éthos colonial ». Alors qu'avec des camarades il accompagne un journaliste dans une plantation de canne à sucre, il découvre l'infamie du travail forcé : « Ce que l'on y vit était affreux : des gens enchaînés, des gamins aux yeux malades couverts de mouches. Nous étions horrifiés, littéralement. Nous savions tout cela mais dans l'abstraction. Là nous avons constaté de visu cette réalité. Et cette vision nous a fait prendre conscience à jamais de l'étendue du “mal” colonial, de son inhumanité foncière et de la torture qu'il inflige à des âmes et à des corps mutilés sans retour. »

Lecteur boulimique, c'est grâce aux livres que le jeune Mozambicain épaissit et fortifie sa culture politique. Américo dévore tout ce qui passe à portée de mains. Le jeune homme a déjà saisi qu'une culture cloisonnée est une culture atrophiée. L'idéologie – « lieu pathologique du pouvoir » – est le piège dans lequel tombent les tronches faites en deux dimensions : le bien/le mal ; les dominants/les dominés ; les Blancs/les Noirs. La pensée binaire est confortable ; elle est aussi feignante, fonctionnant à la manière d'un réflexe pavlovien. Pour Américo, il est hors de question de se laisser enfermer dans un tel appauvrissement de l'esprit. La rencontre avec un livre est toujours promesse de l'expansion du moi intime. Là est la puissance et la jouissance. Sans jamais se complaire dans l'étalage, on devine le plaisir manifeste qu'il éprouve à citer des auteurs fondamentaux ayant balisé sa jeune vie : Roland, Istrati, Kazantzakis, Kafka, Proust, Musil, Malraux, Serge, Babeuf. Aperçu non exhaustif. Le jeune Nunes est marqué par l'acmé fraternelle de la Révolution française. La Communauté des égaux est cet universel qui permet de s'abreuver au « roman de l'utopie ». Ça tombe bien, bientôt viendra la lecture des socialistes dits « utopiques ». Le passé n'est plus une zone grise insaisissable, il est la fresque sur laquelle on grimpe pour jauger le monde et ses multiples possibles. L'utopie, pour y revenir, n'a rien d'un avenir figé en un équilibre parfait. Elle n'est pas cette stase de bonheur partagé – l'autre nom frelaté des futures républiques « socialistes » où l'envers du décor n'est qu'encasernement et purge incessante. Elle est l'effraction qui s'arpente. Le frottement avec l'altérité. Le penser contre. Y compris contre soi-même. Plutôt que leur affrontement, le dépassement des contraires : « Seule la tension entre le vrai et le faux est vraie, car dialectique », théorise encore génialement le Mozambicain.

Et puis quand les bouquins lassent, il y a le Ciné-Club de Beira, « aimant culturel » qui soude une « communauté ». Cinéma français, néoréalisme italien, réalisme soviétique, les films sont en VO et suivis d'un débat. Le jeune Américo découvre le monde mis en images ; il se socialise, discute de sujets qui font société. La cinéphilie ne le quittera plus.

D'Alger à la Commune de Censier

En juillet 1961, le Portugal se trouvant toujours sous la botte de Salazar, Américo refuse le service militaire, le fuit et s'installe en France. Inscrit en propédeutique à la Sorbonne, il lit les philosophes et milite pour l'indépendance du Mozambique. En juillet 1963, attiré par le « chant des sirènes du socialisme autogestionnaire », il traverse la Méditerranée et débarque à Alger. Délivrée de la férule française, l'Algérie fraîchement indépendante entend incarner une troisième voie entre les démocraties libérales et les socialismes autoritaires. Las, Alger, « capitale des révolutions » et phare tiers-mondiste des pays non alignés, cache mal une réalité où le Parti-État se veut hégémonique.

La géographie étant cul par-dessus tête, c'est à Alger qu'il rencontre Cuba. Américo devient traducteur pour l'agence cubaine Prensa Latina. En février 1965, lors de travaux préparatoires pour la Conférence afro-asiatique, il rencontre le Che. Malgré son aura, l'Argentin est déjà « un homme seul ». Le guérillero est celui qui empêche les révolutionnaires de capitaliser sur la révolution, autrement dit de poser leur cul dans leurs nouveaux fauteuils de dirigeants. Américo l'affirme : bien que biberonné au marxisme-léninisme, le Che doute de plus en plus du processus révolutionnaire cubain. Pire : il sait le « caractère mercantile et “impérialiste” de l'“aide” soviétique à Cuba ». Mais le Che a beau piger que la guerre froide est ce glacis qui empêche toute révolution réellement autonome d'émerger, il s'enferre dans sa visée révolutionnaire en Amérique du sud. Un entêtement qui causera sa perte et sa future transformation en icône. Chez Américo, la conscience se fait de plus en plus nette que quelque chose déconne dans le beau rêve de libération nationale : comme si, à peine décolonisés, les peuples changeaient juste d'oppresseurs. Inépuisable sentence du Guépard. Plus largement, c'est le processus révolutionnaire qui montre ses limites et le Pouvoir sa nature fondamentalement conservatrice et corruptrice. « La tragédie des révolutions, pointe-t-il avec justesse, c'est que, une fois épuisé leur moment auroral et romantique, cette parenthèse où elles s'articulent au sensible, au monde humain du sensible, au sensible du monde humain, elles se retournent contre elles-mêmes et finissent par s'autodétruire. »

Quelques mois après le coup d'État de Boumédiène de juin 1965, Américo quitte l'Algérie et revient en France. Deux ans plus tard, la mort du Che signe la fin de son « attirance pour le “donquichottisme” révolutionnaire tiers-mondiste » qui, in fine, fait toujours le jeu des États-nations et des oligarchies – qu'elles soient impérialistes ou patriotes. À Paris, Américo fréquente la librairie « La Vieille Taupe », « véritable cave à trésors » (on est bien avant la dérive négationniste de son taulier). Il rejoint « Pouvoir ouvrier », une scission de « Socialisme ou barbarie » et cœur galactique de ce qu'il appelle le « communisme de gauche ». Parallèlement à son militantisme, il s'inscrit à l'École pratique des hautes études et rédige un mémoire sur Ricardo Flores Magón [2] et la révolution sociale au Mexique. Autant dire que, quand pète Mai 68, l'homme de vingt-neuf ans qu'il est se révèle relativement « armé » pour exiger l'impossible avec les dépaveurs.

Mai 68 est une constellation. À l'intérieur, la Commune de Censier est un des astres incandescents autour duquel gravite Américo. Censier est le « contre-exemple de la Sorbonne qui baignait dans le Spectacle révolutionnaire ». Censier veut tenir à distance les sectes gauchistes et les idéologues à petits pieds. Censier se fout des programmatiques et des figures tutélaires. « C'était un espace en mouvement dans lequel nous cherchions à poétiser nos vies, nos existences en devenir vers des relations interindividuelles et inter-collectives inédites ». « Poétiser, poursuit Américo, pour le cas, ça voulait dire augmenter chacune de nos vies à travers toutes les autres, par des discussions sans a priori idéologique, par des débats où chacun pouvait exposer sans contrainte d'aucune sorte ce qu'il ressentait à propos du mouvement, de la camaraderie, de la vérité humaine, de notre propre vérité en action qui, au fond, ne pouvait se réaliser que dans le rapport aux autres. »

Orages pour un autre rêve est plus qu'un entretien dans lequel se dévoile un homme et son parcours. C'est un legs. Un continent. Une expérience partagée à l'aune de laquelle on mesure ce qui s'est perdu en cours de route, ce non-transmis de pratiques et de savoirs. Un héritage, une pensée avec lesquels l'urgence commande de renouer afin de faire mentir les oracles cyniques de Queimada et du Guépard. Histoire qu'enfin tout change pour que, réellement, tout change.

Sébastien NAVARRO

● On trouvera, en téléchargement, sur Radio libertaire, à l'adresse https://trousnoirs-radio-libertaire.org/trous_noirs/accueil.php, l'émission que « Trous noirs » a consacrée le 16 juin 2025, en présence de Freddy Gomez, au livre d'Américo Nunes, Orages pour un autre rêve.

● Par ailleurs, cet ouvrage fera l'objet d'une présentation, toujours par Freddy Gomez, le mercredi 13 août prochain, à 17 h, aux « Rencontres du Maquis de l'Émancipation », Commune du Maquis, Bois-Bas, 34210 Minerve.



[1] Un grand merci à l'ami Suno, de la Commune du Maquis à Minerve (Hérault), pour m'avoir fait découvrir cette pépite. Par ailleurs, j'ai appris, tout récemment, avec plaisir rqu'Américo Nunes, grand cinéphile, appréciait ce film.

[2] Américo Nunes, Ricardo Flores Magón : une utopie libertaire dans les révolutions du Mexique, Ab irato, 2019. Voir la recension de Freddy Gomez : « Ricardo Flores Magón, le rêveur en éveil ».

21.07.2025 à 10:35

Un débat biaisé et dépassé

F.G.

« Si [Castoriadis] quitte le marxisme, ce n'est pas parce que le marxisme est une pensée révolutionnaire, mais parce qu'il ne l'est pas assez : “Partis du marxisme révolutionnaire, écrit-il, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires” » L'importance de Castoriadis réside, selon moi, ici : il est possible, et aujourd'hui même nécessaire, de constater que c'est la théorie de Marx qui devient un obstacle à l'actualisation de la (…)

- En lisière

Texte intégral 5536 mots


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« Si [Castoriadis] quitte le marxisme, ce n'est pas parce que le marxisme est une pensée révolutionnaire, mais parce qu'il ne l'est pas assez : “Partis du marxisme révolutionnaire, écrit-il, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires” » [1]

L'importance de Castoriadis réside, selon moi, ici : il est possible, et aujourd'hui même nécessaire, de constater que c'est la théorie de Marx qui devient un obstacle à l'actualisation de la théorisation du processus révolutionnaire. Jusqu'encore dans les années 1980, il était plus ou moins entendu que le problème venait, d'une manière ou d'une autre, d'une trahison de la pensée de Marx par certains acteurs sociaux, mais que le fond de sa théorisation du fait capitaliste restait globalement pertinent, l'essentiel étant de rétablir une certaine pureté théorique et critique.

On peut d'ailleurs mettre en relation avec ce constat, celui d'une perte de crédibilité de l'approche marxienne, un regain certain de l'approche libertaire de la contestation sociale. Plus globalement, ce constat remet sur le tapis le vieux débat entre « réforme » et « révolution » : si l'approche révolutionnaire – du moins telle qu'elle avait toujours été conceptualisée ! – a aujourd'hui du plomb dans l'aile, est-ce que cela valide après coup l'approche social-démocrate de règlement de la question sociale par la réforme, c'est-à-dire l'amélioration négociée des conditions d'existence ? Je ne le pense pas du tout : la question reste bien celle de remettre sur les rails une approche radicale de la contestation sociale, doublée d'une contestation sociétale [2], et ce dans une perspective révolutionnaire. Mais cela suppose de redéfinir la question révolutionnaire, de cesser de considérer cette question de la révolution comme une problématique de stratégie, voire plus basiquement de tactique politique, comme si ce qui était en jeu était parfaitement clair et prédéterminé. En effet, à partir du moment où l'on pose la question de la « réforme » ou de la « révolution », c'est que l'on en est arrivé à imaginer que des mesures particulières qui pourraient améliorer les conditions d'existences finiraient par se retourner contre des perspectives révolutionnaires plus larges : c'est finalement réduire cette question de la révolution à une pure et stricte question de bien-être matériel, bien-être qui serait refusé à la population, et que l'on pourrait donc « acheter » frauduleusement avec quelques mesures coercitives d'apaisement. Or, si une question révolutionnaire se pose, c'est parce qu'il y a bien autre chose que, justement, de simples questions matérielles, des questions qui touchent aux sens et aux principes qui gouvernent la société. Se focaliser sur la question du bien-être matériel et de la misère, c'est nécessairement se placer dans le champ de la « réforme », quand bien même elle passerait par des phases violentes voire insurrectionnelles. Les stratégies réformistes ne sont en rien incompatibles avec des approches violentes.

Je rappelle que l'approche de Marx était tout à fait pertinente en son temps, mais qu'elle se révèle, aujourd'hui, pratiquement inapte à rendre compte de la réalité présente, inaptitude pratique qui recèle et traduit nécessairement une inadéquation théorique : c'est sur ce décalage, ce déphasage, qu'il faut construire une démarche critique. A contrario que des tribuns puissent par exemple reprendre, en ce moment et telles quelles, les diatribes barrésiennes [3] sans en changer une virgule est révélateur, en mode inversé, du même vertigineux passage du temps… Pour en revenir à Marx, il y a trois manières de traiter la problématique posée : soit l'approche marxienne était cohérente en son temps, et continue de l'être ; soit cette approche était déjà fausse au départ ; soit, et c'est ma position, elle était correcte à l'origine et est devenue inadaptée aujourd'hui. Et c'est dans ce déphasage lui-même que je situe, que j'essaie de comprendre, la perspective révolutionnaire, la dialectique révolutionnaire (tautologie).

Nous sommes face à une contrainte très particulière : la rationalité de ce monde est en cause et c'est bien de rationalité qu'il nous faut changer, ce qui est en contradiction avec la vision « classique » de l'histoire qui nous emmenait, nous emportait, d'une situation d'ignorance vers un monde de la maîtrise rationnelle de l'existence – processus que la modernité associait au « progrès », et qui, malheureusement, ne fonctionne plus qu'en se manifestant sous la forme d'une perte généralisée de sens.

Or, ce qui pose une urgence révolutionnaire, ce n'est plus une question de « tactique », mais l'incapacité de toutes les options politiques, voire philosophiques, existantes à apporter une solution viable à la question sociale ; ce qui pose cette urgence, c'est la nécessité (subjective) de trouver des solutions (objectives) qui n'existent pas à l'heure actuelle ; ce qui pose cette urgence, c'est le besoin de connecter besoins subjectifs et contraintes matérielles dans une nouvelle configuration historique qui n'a pas d'antécédents dans le passé.

Cela pourrait à première vue ressembler à l'ancienne maxime « du passé faisons table rase », mais il ne s'agit pas vraiment de cela : il ne s'agit pas de trop simplement vouloir organiser le même monde autrement – supprimer les privilèges, les inégalités, les injustices, etc. – en considérant ces préalables de justice et d'égalité comme des invariants historiques dont les contenus auraient été pervertis, instrumentalisés et détournés par les diverses expressions de pouvoirs, pouvoirs n'ayant pour seule ambition que celle de maintenir par tous les moyens une distance intéressée avec les populations et les territoires qu'ils contrôlent.

S'il s'agit, bien entendu, aussi de supprimer ces privilèges, inégalités et injustices, la question révolutionnaire se pose non pas à cause de forces coercitives qui, dans une certaine mesure – et dans une certaine mesure seulement –, les garantissent, mais parce que c'est le sens même de ce qui est juste et de ce qui fonde l'égalité qui est aujourd'hui en pleine déliquescence. Nul ne peut dire que, dans tel endroit du monde, cette redéfinition du socle sociétal se fera de manière plus ou moins violente et, dans tel autre, de manière plus ou moins pacifique : le cycle révolutionnaire de la modernité tel qu'il s'est exprimé au XVIIIe siècle a partout pris des formes diverses, et idem pour d'autres cycles révolutionnaires. Le point important est que ce n'est pas le caractère violent, le degré de violence physique, qui confère nécessairement un caractère révolutionnaire. On pourrait même considérer que la violence est d'abord la marque du conservatisme, l'argument dernier des forces du statu quo.

Ce qui pose l'urgence révolutionnaire, ce n'est pas à proprement parler tel degré de misère, tel degré d'humiliation, tel degré d'exclusion, etc., qui, par elles-mêmes, aussi extrêmes et inqualifiables qu'elles aient pu être, n'ont jamais produit de révolutions. Ce qui la pose, c'est l'impossibilité de continuer à décrire, à expliquer, à justifier la cohésion de l'ordre existant au nom de l'ensemble des référentiels idéologiques qui ont pignon sur rue et sur cour. Ce qui pose l'urgence révolutionnaire, c'est la volonté de rompre avec l'ensemble de ces référentiels, en l'absence d'alternative claire, en l'absence d'un système de rationalisation explicite et de solutions toutes faites et déjà prêtes qui permettraient de refonder le réel.

Il faut décorréler le concept de révolution de la seule notion politique de mise à bas d'un pouvoir établi : déboulonner ces pouvoirs est incontestablement nécessaire, mais absolument pas, absolument plus suffisant, et c'est cette différence qu'il nous faut aussi apprendre à cerner, à circonscrire. La question n'est pas de négocier des changements ou bien de les imposer, mais bien de définir les fractures qui redonneront du sens – sans savoir si les processus concernés passeront nécessairement par une phase de violence ; en tout cas, la violence n'est pas un critère premier de qualification et de détermination du fait révolutionnaire.

Un engagement révolutionnaire est avant tout un saut conscient dans l'inconnu – oxymore dont je suis parfaitement conscient –, un engagement dans et pour une autre organisation de la vie, sans aucun filet de sécurité sur la consistance future de l'ordre social, avec pour seul savoir le refus de l'existant et le refus des justifications de l'existant. D'ailleurs, la crise climatique et écologique globale à laquelle nous sommes confrontés dès à présent pose déjà un tel impératif de saut dans l'inconnu qui invalide pour l'essentiel tout ce que nous savions – ou pensions savoir historiquement – de l'existence.

Derrière cet engagement révolutionnaire, il y a la certitude que le passé n'est qu'une carrière de matières premières instables, un champ de ruines à reconstruire sans aucun plan préexistant et sans aide extérieure, un terreau en friche qu'il faudra dompter et ordonner collectivement, sur le tas. Il ne s'agit donc pas de partir de rien, mais bien de tout ce que ce monde aura été, mais en le réinventant à partir de là. Le problème, dramatique à bien des égards, est que les hommes ne détestent rien tant que… le changement. Ils ne sont capables d'inventer du neuf qu'à la condition de pouvoir réinventer une continuité avec le passé : d'où, d'ailleurs, cette perversité de l'histoire, du moins de certaines limites de la subjectivité humaine, qui, pour invisibiliser l'urgence des redéfinitions du présent, la maquille en impératif catégorique de l'invariabilité d'autant plus absolue du passé que le présent devient plus insaisissable. On assiste de nos jours, et de façon presque caricaturale, à un tel phénomène d'aveuglement historique [4], à travers la prolifération virale des « fondamentalismes » néo-religieux et néo-politiques qui concernent, bien au-delà de l'islam, toutes les aires religieuses – judaïsme, catholicisme, protestantisme, hindouisme, bouddhisme, etc. [5] – et toutes les aires politiques où prolifèrent diverses tentatives de réaffirmation frauduleuse de l'intangibilité absolue et mystique des nations, ces deux phénomènes se croisant et s'imbriquant facilement.

S'il est aujourd'hui possible de dessiner maladroitement une ligne de fracture dans la société, elle ne recouvre qu'imparfaitement, sans les ignorer pour autant, les problématiques « classiques » de misère, d'humiliation, d'exclusion, de justice, d'égalité ou de liberté. La ligne de fracture concerne en premier chef un rapport à l'histoire, un rapport à la temporalité de l'existence, temporalité qui ne se réduit absolument pas aux quelques années ou décennies que tout un chacun passe sur cette terre, mais bien à la façon dont tout un chacun s'inscrit dans toute l'histoire de l'humanité, passé et futur compris. La crise révolutionnaire à laquelle nous sommes confrontés est une crise de ce temps long, une crise de la cohérence vécue de ce temps long, crise aggravée et concomitante avec la crise climatique et écologique, qui se renforcent l'une l'autre.

Cette crise révolutionnaire peut donc se lire comme un cisaillement entre, au moins, deux histoires, dont, à l'une des extrémités, on trouve ceux qui veulent renoncer à l'histoire au nom de sa fixité, de son immuabilité, de son intangibilité supposées – extrémistes néo-religieux et néo-politiques –, mais aussi ceux qui veulent renoncer, non pas tant au temps historique, mais à l'espace historique – néo-humanistes et mystiques de l'exil spatial ou de l'exil océanique – et, à l'autre extrémité, on rencontrera tous ceux pour qui il n'est possible de changer le monde et le présent qu'en s'inscrivant en faux contre toute l'histoire de l'humanité, non pour la nier, mais en la réordonnant nécessairement pour s'ouvrir collectivement et planétairement un autre présent-futur. Bien entendu, cette autre extrémité ne peut exister que comme tension vers une réalité nécessaire mais simultanément indéfinie – et c'est pourquoi il n'est au pouvoir de personne de l'incarner. Précisons tout de suite que cette « nécessité » est une nécessité subjectivement vécue, qui mesure seulement la défection et la distance vis-à-vis de l'existant, et non pas une nécessité objective qui devrait impérativement réaliser quelque chose de prédéfini.

Dans le champ marqué par ces extrémités, même si la balance penche apparemment en ce moment clairement d'un côté, on peut trouver place pour toutes les nuances et toutes les contradictions. Ce sur quoi je voudrais insister, c'est que jusqu'à présent, la question de la révolution a généralement été posée comme une solution rationnelle à un ensemble de problèmes pratiques – inégalités, injustices, misères, etc. –, en supposant, en partie à raison, que les forces qui structurent la société ne renonceront à leurs avantages spécifiques que dans un rapport de forces que l'activité révolutionnaire avait précisément comme objectif de renverser à travers une activité organisationnelle et théorique de dévoilement du réel. Mais une telle approche a, malheureusement, depuis longtemps fait faillite : non pas parce que la social-démocratie aurait contribué à affaiblir le camp révolutionnaire, mais parce que la construction de ce rapport de forces – l'organisation du champ du travail – permettait de peser immédiatement sur l'ordre économique, même si, d'une part, cette organisation n'était pas suffisante pour le renverser et parce que, d'autre part, ce champ du travail finira par apparaître et se réaliser comme une dimension intégrée du capitalisme. Comment serait-il possible de renoncer socialement à agir sur la réalité lorsque cela est immédiatement possible, d'acquérir des avantages limités au nom d'une maximisation future mais différée et hypothétique ? Fallait-il renoncer aux augmentations de salaire sous prétexte de ne pas relativiser la conflictualité sociale ?

Ce que nous avons été depuis forcé d'apprendre, c'est qu'il n'y a aucun réel tapi derrière des rideaux de fumée idéologiques qu'il suffirait de dissiper pour en laisser apparaître la juste et pleine signification, condition centrale de sa maîtrise rationnelle. La science et la rationalité étaient les outils centraux du dévoilement et de la dissipation des brumes de l'ignorance, mais cette trop belle et angélique romance ne tient plus. Il n'y a plus que la réalité telle qu'elle est effectivement construite, justifiée et organisée, et le rejet, d'abord sans mots, sans phrases, sans récits, de cette même réalité : c'est ce rejet qui, simultanément, déconstruit et reconstruit, en un même mouvement, l'exigence d'une réalité alternative, d'une réalité autre, non pas en agençant d'une manière différente les mêmes pièces d'un « mécano » social, mais d'une réalité dont il convient d'accoucher une autre cohérence intime, intrinsèque, organique, etc.

Ce monde n'a pas seulement des tares effectivement condamnables, parfaitement listées, qu'il n'est pas utile de détailler tant elles sont parfaitement identifiables hic et nunc : le problème de ces tares, c'est qu'elles sont également, aussi, en même temps et toujours, des constructions qui n'existent socialement que dans une durée, dans une épaisseur temporelle. Le tort de l'approche révolutionnaire classique est bien évidemment d'avoir réduit ces tares à des problématiques ponctuelles, centrées dans le temps court et l'instantané, et appelant automatiquement des réponses de type mécanique et organisationnel : forces et contre-forces, action-réaction, soumission-révolte, etc. L'« avantage » de cette approche, si l'on peut dire, c'est qu'elle permet, en apparence, d'expliquer pourquoi ces tares sociales continuent d'étendre leurs nuisances et maléfices : le rapport de forces n'est toujours pas favorable pour en tarir la source. Mais depuis le temps que dure le problème – une éternité à échelle de vie humaine –, il faudrait sans doute essayer de considérer que le blocage est en partie ailleurs, dans l'incapacité de lire et de décrypter ces tares comme des phénomènes étendus dans le temps long, comme des phénomènes qui doivent être combattus dans la durée, à partir de leurs racines qui plongent dans une épaisseur mémorielle.

Ce que je veux dire par-là, c'est que notre présent est en (grande) partie un héritage, construit couche générationnelle après couche générationnelle, chacune cultivant sa propre épaisseur temporelle : contester radicalement le présent, c'est contester cette sédimentation, en identifier les failles et les tiraillements, les fractures et les rafistolages, les tensions et les affaissements, les discordances et les étaiements. Selon moi, une contestation révolutionnaire du présent ne consiste pas seulement à remettre en cause un ordre immédiat, mais aussi à inscrire, simultanément, cette contestation dans la mise en question de la sédimentation historique et du récit singulier qui a permis, un temps, à cette histoire de faire sens : les tares sociales du présent ne peuvent être remises en question qu'avec le refus d'une certaine construction mentale qui aura permis de les faire naître et prospérer [6]. La force de tous les pouvoirs ne réside que dans la cohésion qu'ils peuvent construire entre les armes dont ils ont l'usage et les justifications qu'ils sont capables de faire admettre : ces deux dimensions sont indissociables. Pourtant, s'il arrive parfois que des pouvoirs s'effondrent à la suite d'un mauvais usage de leur armement matériel, il n'arrive jamais que des pouvoirs survivent (longtemps) à leur incapacité à maintenir vivant le récit qui les légitimait.

Cette question du sens des choses, du monde et de l'existence ne peut se poser que dans le temps long, dans la mutation, la métamorphose, la dérive qui lient et affectent les diverses et toujours provisoires et instables cohésions sociétales – cohésions sociétales qui doivent s'apprécier simultanément sur les plans rationnel, subjectif, émotionnel, symbolique et matériel (liste non exhaustive). C'est à ce niveau seulement que se pose la question révolutionnaire, et c'est à ce niveau seulement que l'on sort des mirages et des impasses léninistes.

Comment penser que des siècles de façonnage de la société autour de réalités vécues – Dieu, l'État, la guerre, l'esclavage, le patriarcat, la faim, les épidémies, etc. – n'aient pas de répercussions dans la structuration intime même de l'humanité ? Ces réalités vécues sont perçues comme s'étirant dans le temps, non seulement parce qu'elles auraient une antériorité chronologique, mais parce que cette antériorité a une épaisseur subjective constitutive du vécu immédiat.

Ce qui caractérise la fragmentation du vécu présent, c'est la fragmentation de cette épaisseur temporelle, pas seulement une désorganisation, un effilochement des forces qui tiennent ensemble le vécu immédiat, mais aussi une désorganisation, une usure irréversible de la trame historique qui avait permis de tisser une réalité aujourd'hui dans l'impasse. Pour continuer à filer la métaphore des couches mémorielles, c'est un peu comme si on les comparaît à des couches neigeuses en montagne, couches qui risquent à tout moment de se désolidariser en provoquant une avalanche suite à un événement imprévu. Une telle impasse explique une sorte de mouvement général de panique, qui pousse, dans toutes les aires historiques, de larges pans de sociétés en décomposition à s'accrocher maladivement et désespérément à des bouées mémorielles. Et toutes les sociétés existantes sont concernées à des titres divers. Il ne semble plus aujourd'hui exister nulle part sur terre de refuge contre ce tsunami inversé, qui, prenant acte de la dissolution de la cohésion historique du présent, en tant que phénomène culturel global majeur de ce présent, entraîne en cascade, par un jeu de domino, un délitement de l'ensemble des constructions mémorielles passées.

L'ancienne approche révolutionnaire reposait sur une structure linéaire et cumulative du temps et de l'histoire, son déroulement, quasi mécanique, devant conduire, par un affinement dialectique de la conscience et de l'intelligence du réel et du vécu, vers la possibilité d'une maîtrise rationnelle aussi bien du monde matériel que du monde social : c'est cette lecture-là qui ne tient plus. Si cela est devenu tristement banal, mais pertinent, de constater que le mouvement ouvrier a disparu ainsi que la conscience de classe qui était censée l'habiter, ce fait me semble pourtant mal analysé, en particulier parce qu'il continue d'être jugé au nom du processus révolutionnaire particulier qui assignait à ce mouvement ouvrier une fonction eschatologique. D'où, au nom de la volonté de sauvegarder ce même processus révolutionnaire, la nécessité de conclure à l'embourgeoisement du prolétariat, à la trahison de sa mission en ayant cédé aux sirènes du consumérisme, etc., et la tentative désespérée de trouver une autre définition du prolétariat, un autre agent de cette révolution intemporelle qui aura perdu ses troupes. Comment ne pas voir qu'il y a une erreur de raisonnement ? Ce n'est pas parce que le processus révolutionnaire imaginé et attaché au mouvement ouvrier s'est liquéfié que cela invalide la possibilité d'une autre révolution, d'une autre dynamique révolutionnaire. L'histoire peut très bien rester fondamentalement révolutionnaire, ce que je pense, mais il faut pour cela changer… l'angle d'approche et la focale. Je suis fermement convaincu que c'est l'ancienne approche « prolétarienne » du processus révolutionnaire qui est l'un des principaux obstacles à la reconnaissance d'un autre processus révolutionnaire – qui est déjà à l'œuvre en tant que négatif de l'immense perte de sens du réel qui travaille horizontalement la société, voire l'ensemble des sociétés terrestres.

Le fait majeur de la réalité présente est de reposer sur une perte généralisée du sens de l'existence, perte face à laquelle une partie, et une partie seulement, des différents corps sociaux qui peuplent la planète, même avec des variantes et des nuances, s'accrochent, avec des degrés variables de violence, à des bouées mémorielles en espérant ne pas se faire emporter par un processus qu'ils qualifient d'effondrement – puisque toutes leurs valeurs sont remises en cause –, mais que l'on pourrait peut-être plus justement qualifier de métamorphose du réel – puisque ces mêmes valeurs nous sommes nombreux à n'en plus vouloir, à les rejeter et à les combattre.

C'est ce vide, cette inadéquation – tout à fait nouvelle, originale, et même « originelle » – de toutes les intelligences et de tous les ressentis passés du monde et de l'existence, qui est la force de transformation de la réalité, simultanément sous une forme négative et sous une forme positive. Pour prendre un exemple, on pourrait considérer que l'émergence, certes significative, des fondamentalismes religieux – qui ne sont que très superficiellement des réminiscences du passé, et qui doivent être compris comme des réponses actuelles à une problématique qui les dépasse –, et leur capacité à saturer l'espace médiatique – puisque, de fait, il est au quotidien le gardien patenté du « sens » conventionnel – traduit réellement une régression par rapport à l'idéal de progrès, de tolérance, de démocratie, etc., qui structurait jusque-là positivement la société. Si on met ces deux données face à face, force est de conclure « mécaniquement » à une régression, sauf que la réalité, ce n'est pas seulement ce face-à-face caricatural, mais un maelström beaucoup plus ambigu de contradictions multiples, où ce qui domine c'est le fait d'être perdu, sans repères, sans répondant, avec un refus plus ou moins net de l'existant, une défiance majeure envers les institutions et les divers agents qui en gèrent ou en réclament les gouvernails.

Les affirmations plus ou moins tapageuses qui rythment les théâtralisations binaires et manichéennes de ce que l'on nous vend comme la vie publique, généralement d'autant plus sonores qu'elles sont pauvres, ne doivent pas être prises au premier degré, mais être relativisées en regard de l'océan de défiance silencieuse et de rejet qu'elles suscitent. On en a encore l'exemple au niveau politique : si on écoutait les tribuns, nous serions face à une guerre civile entre des opposants à la puissance démesurée, alors que nous devons surtout opposer à la puissance égotiste de ces démiurges autoproclamés, qui ne trompent réellement que peu de monde, un corps social qu'ils désespèrent et qui se réfugie dans une abstention de plus en plus politique. Si ces tribuns représentent un danger, et un danger parfois existentiel dans certaines parties du monde, ce n'est pas parce qu'ils représenteraient une quelconque alternative, mais bien parce qu'ils sont des pauvres monstres blessés, blessés dans leurs certitudes, leur orgueil, dans leurs fantasmes patriarcaux, dans leur relation à un monde qui leur échappe comme jamais.

Par-delà le dramatique mur écologique qui se dresse devant nous, ce n'est pas tant le monde qui s'effondre que l'ensemble des anciennes certitudes qui lui donnait un semblant de consistance, et probablement que cette rupture dans la conscience et la perception du monde est un effet de ce même mur. Ce qui a changé le plus radicalement d'avec l'ancienne approche révolutionnaire, c'est que cette dernière pouvait nous apparaître, il y a peu encore, comme un horizon armé de la pleine conscience de l'histoire, alors que notre tâche présente est de la construire sur la dissolution de cette ancienne histoire qui a perdu sa boussole et ses repères. Cette dissolution n'est pas une condamnation d'une capacité à agir, elle en devient la condition. Ce n'est pas notre monde, notre représentation du monde, qui est en train de se dissoudre, c'est bien le monde de nos tourmenteurs, et la représentation qu'ils s'en font. Bien entendu, notre responsabilité est engagée sur ce que nous voulons faire de notre monde, il ne se fera pas tout seul – même si cela ne dit toujours rien sur la méthode à suivre. Mais c'est peut-être aussi une condition pour que personne ne puisse l'incarner…

Toutes les sociétés anciennes se sont effondrées lorsque leur cosmogonie a fait faillite, quelle qu'ait pu être leur puissance matérielle. Elles se sont effondrées lorsque l'ordre pensé du monde s'est finalement trouvé en contradiction avec son ordre matériel. L'ambition de toute approche révolutionnaire est donc de s'attacher à rebâtir simultanément les deux sur de nouvelles bases, dans l'espoir de leur donner une unité qui nécessairement ne pouvait pas exister auparavant. L'approche révolutionnaire est de creuser, d'approfondir la dissonance entre l'ordre sensible et l'ordre raisonné du monde, dissonance – dissociation –, qui ne tient que par la violence de l'ordre social institué, mais aussi violence qui est la mesure négative et sensible d'un autre possible.

LOUIS
Colmar, 2021.
[Texte repris du blog « En finir avec ce monde » ]
Illustration : Philip Guston


[1] Bernard Quiriny, « Révolutionnaires et réformistes face au marxisme », in : « Socialisme ou Barbarie » aujourd'hui.

[2] Une précision s'impose : pour moi, le « sociétal » englobe le « social ». Le « social » définit des rapports économiques et politiques sociologiquement structurés et normalisés, alors que le « sociétal » surajoute à ces rapports, évidement conflictuels, des conflits de représentations historiques et symboliques. Deux slogans fleurissent parfois sur les murs de nos villes : « Le féminisme sans la lutte des classes, c'est du développement personnel » et « L'écologie sans la lutte des classes, c'est du jardinage ». Il faut bien reconnaître que l'on peut facilement avoir une vision caricaturale du « sociétal » à la sauce médiatique, qui précisément réduit le féminisme à du développement personnel et l'écologie à du jardinage. Mais il existe également une dimension du féminisme et de l'écologie non prise en compte et qui s'inscrivait dans ce que l'on entendait jusque récemment comme « lutte des classes ». D'où, pour partie son inactualité. C'est dans cette dimension manquante que je situe le « sociétal ».

[3] Maurice Barrès, Étude pour la protection des ouvriers français : contre les étrangers (source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k814588.image). La question que je pose est la suivante : pourquoi assiste-t-on à une sorte de réminiscence barrésienne, et pas du tout de la critique prolétarienne ? Je considère qu'une partie de la réponse se trouve négativement dans l'œuvre de Marx, négativité non pas originelle, mais historiquement élaborée.

[4] José Saramago, L'Effondrement, Seuil, 1997.

[5] Pierre Conesa, Avec Dieu on ne discute pas !, Robert Laffont, 2020. L'intérêt de ce livre est surtout de signaler que les fondamentalismes islamistes doivent être corrélés avec l'ensemble des autres fondamentalismes, car le phénomène est global et touche toutes les religions. Son panorama mondial des violences religieuses reste, cela dit, prisonnier du temps court.

[6] Dans Humeur noire – Actes Sud, 2021 –, Anne-Marie Garat tente, sous une forme littéraire, de mettre des mots sur le refus bordelais de faire face à son passé esclavagiste et pétainiste…

30.06.2025 à 08:48

1903 : guerre sociale à Hennebont

F.G.

Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des (…)

- Sous les pavés la grève

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Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des « Eudistes » de Kerlois à la recherche de navets et de pommes de terre. Pour éviter le spectacle d'une « émeute du pain » qui rappellerait fâcheusement l'Ancien Régime – le jour anniversaire de son décès –, la municipalité républicaine (modérée) va faire distribuer au domicile des nécessiteux, et non à la mairie, des bons de pain et de viande.

Sous la tutelle des Forges

En invitant ses concitoyens à pavoiser malgré tout « en signe d'attachement inébranlable à la République », le maire d'Hennebont, J. Giband (ex-directeur des Forges), nourrit beaucoup d'illusions sur la popularité du régime en milieu ouvrier. À Hennebont, à Lochrist, à lnzinzac, à Languidic, on ne pavoise pas pour une République qui, au nom du libéralisme, tolère que le peuple soit réduit à la famine. Car c'est de cela qu'il s'agit : 34 sous par jour pour nourrir, ou plutôt assurer la survie d'une famille de 5 ou 6 enfants, tels sont les salaires des manœuvres des Forges ; dix-huit heures par jour d'un labeur sans répit pour le seul profit des actionnaires du puissant groupe des « Cirages français », qui possède trois usines en France – Hennebont, Lyon, Saint-Ouen –, deux en Russie et une en Espagne.

Ayant le monopole de l'emploi dans une campagne surchargée de bras, catholique et respectueuse de l'ordre établi, les Forges exercent alors une tutelle sans partage sur la région ; le fauteuil du maire d'Hennebont est et sera encore longtemps le fief du tout-puissant directeur de l'entreprise : Émile Trottier, le fondateur en 1858, J. Giband de 1896 à 1919, C. Herwegh entre les deux guerres cumuleront ainsi les deux fonctions pour le plus grand bien des intérêts de la Compagnie.

Lorsqu'il a été nommé directeur en 1880, Giband s'est juré de faire de l'usine l'une des premières entreprises nationales de fabrication de fer-blanc. Ingénieur métallurgiste ambitieux (il fut l'un des premiers en France à fabriquer de l'acier Martin sur sol basique), gros actionnaire intéressé de très près aux profits de l'entreprise, Giband donne une impulsion très forte aux Forges qui, de 400 employés en 1880, passent à plus de 1 500 au début du siècle. L'usine tourne alors à plein rendement, approvisionnée en charbon par les vapeurs anglais qui remontent le Blavet jusqu'au barrage des « Trois-Sapins » (en aval d'Hennebont) où les chalands prennent le relais jusqu'à Lochrist. C'est ici, dans un coude de la rivière, que sont installées les Forges : longs bâtiments aveugles de brique terne, hautes cheminées crachant leurs fumées noires, tristes rangées de maisons ouvrières, va-et-vient incessant des débardeurs et des bateliers, mugissement des sirènes, sortie des équipes de jour, relève des équipes de nuit, usinières de l'atelier d'étamage se hâtant vers les travaux du ménage, usiniers « défoncés » par la tâche et les « assommoirs » du bord des quais, gamins de douze ans dont le « salaire » arrondit un peu celui du père, adolescents vieux avant l'âge, ici c'est l'enfer : jamais moins de douze heures de travail par jour pour un salaire qui dépasse rarement quarante sous, des cadences infernales en période de pointe, particulièrement aux fours où les « gaziers » – ou « dégouyetteurs » – tisonnent le charbon sans répit pour que la production ne se ralentisse pas, au laminoir à froid où les enfants poussent les feuilles d'acier entre les rouleaux qui martyrisent les doigts, au laminoir à chaud où de jeunes ouvriers, brûlés par le feu du métal, font parfois, quand la production l'exige, 60 heures d'affilée à l'usine.

Écrasée, inorganisée, la première génération d'ouvriers-paysans des Forges a dû supporter ces conditions de travail dignes du bagne ; leurs fils tireront la leçon du passé en créant face au patronat une « caisse de secours mutuel » alimentée par les cotisations ouvrières [1], un syndicat révolutionnaire partisan de la grève et de l'action directe – la Chambre syndicale des ouvriers métallurgistes et similaires d'Hennebont et, enfin, dans le cadre de la Bourse du travail de Lorient, une université populaire, la « Fraternelle », centre d'éducation ouvrière et foyer de la vie syndicale.

Ainsi armés, les usiniers multiplieront les grèves au début du siècle ; grèves partielles, spontanées ou organisées par le syndicat, plus ou moins heureuses mais renforçant la solidarité et la conscience de classe, préparant la grande grève de l'été 1903 qui vit s'affirmer l'émancipation du prolétariat des Forges.

Grève sur le tas

À l'origine du conflit, la suppression de la maigre gratification qui était accordée aux « gaziers » pour le nettoyage dominical des fours et, a fortiori, le refus d'augmenter les salaires (les « gaziers » demandaient 30 centimes de plus par jour). Motif invoqué par le directeur Égré, la mauvaise conjoncture économique : « Si je ne vous laisse pas chômer depuis deux ans que je suis à la tête de l'entreprise, c'est parce que je traite nombre d'affaires à coups de rabais. C'est tout au plus si la société parvient, pour ses Forges de Lochrist et de Kerglaw, à nouer les deux bouts. » Chantage éculé auquel les « gaziers » (une dizaine d'ouvriers) n'ont pas l'intention de céder. Le 29 juin, l'équipe de nuit fait la grève sur le tas ; le 30, « l'escouade du fer-blanc » cesse le travail par solidarité. Au soir du 1er juillet, plus de 400 syndiqués, usiniers et usinières, votent la grève ; le lendemain, la quasi-totalité du personnel, à l'exception des contremaîtres, se joint au mouvement. Un à un, les fours s'éteignent, l'entreprise est paralysée. Le directeur consent à recevoir une délégation syndicale mais maintient son refus d'augmenter les « gaziers » et les manœuvres ; la porte est désormais fermée aux négociations, la direction a choisi délibérément l'épreuve de force.

Le 3 juillet, les grévistes font la première grande démonstration de leur détermination et de leur unité : bannière syndicale en tête, ils sont plus de 2 000 hommes, femmes, enfants, qui défilent dans les rues d'Hennebont en chantant L'Internationale jusqu'à la gare pour accueillir Bourcet, le représentant parisien de la CGT. Un grand meeting se tient ensuite dans « la prairie Giband » [2], le terrain syndical, en haut de la rue Neuve. Le délégué prêche le calme mais la direction des Forges refusera de lui accorder une entrevue. Trois jours plus tard, des grévistes s'en prennent à la propriété du directeur dont ils descellent les grilles tandis qu'un cortège de plusieurs milliers de personnes marche sur les Forges en chantant La Carmagnole derrière des drapeaux tricolores. Des bobards sont répandus tendant à faire croire que les grévistes s'apprêtent à détruire l'usine ; c'en est assez pour que la bourgeoisie et le pouvoir organisent la répression. De Lorient, d'Auray, de Baud, sont dépêchés des gendarmes à cheval, bientôt renforcés par deux compagnies du 62e d'infanterie de Lorient.

Les manifestations n'en continuent pas moins. Certains jours, on compte plus de mille femmes et enfants dans la foule de ceux qui se battent pour un peu plus de pain, le pain qui se fait rare et dont on organise la distribution ; 1 275 francs de pommes de terre, de graisse et de pain seront ainsi acquis et répartis par la Caisse de secours mutuel. L'Union caudanaise de panification apportera elle aussi sa fraternelle contribution.

Au douzième jour de grève, les usiniers sont avisés par la Compagnie qu'ayant « quitté brusquement leur travail et rompu de ce fait le contrat qui les liait à la Société générale des cirages français, les usines de Kerglaw et de Lochrist sont fermées. La reprise se fera, s'il y a lieu, après nouvel embauchage du personnel nécessaire ». C'est le lock-out assorti d'une menace de fermeture définitive. Ulcérés, les grévistes diffusent le soir même une mise au point : « C'est du fond de la Bretagne que 1 200 familles vous crient à l'aide et font appel à votre solidarité. Dans ce pays où le prix de la journée semble avoir atteint son minimum excessif, puisque certains camarades gagnent la somme “fabuleuse” de 34 sous par jour, les travailleurs ont été réduits à déserter l'usine pour éviter de nouvelles réductions. Tous solidaires, les 1 200 grévistes s'adressent à vous, travailleurs conscients, ils vous demandent, à travers les conflits multiples qui attirent l'attention du prolétariat, de réserver un peu de solidarité pour ceux qui, dans cette Bretagne tant exploitée, ont eu l'audace de se dresser en face de l'exploitation capitaliste et de lever le drapeau de l'émancipation sociale. »

La lutte contre les jaunes

Quelques jours plus tard, lorsque la direction ouvrira un registre d'inscription pour le réembauchage (sur présentation d'un livret militaire ou d'un acte de l'état civil pour les hommes, du livret de la mairie pour les enfants), le syndicat dénoncera « l'appel à la trahison », cette direction qui « se moque de nos misères », qui « attend que la famine lui livre une partie des nôtres », qui « cherche à affamer toute une population… » Les « briseurs de grève », les « jaunes », les renégats », les « vendus au patronat » sont alors violemment pris à partie tandis que le blocus des Forges s'organise. Pour interdire tout travail sur le Blavet, un chaland rempli de poteaux de mines est coulé dans le chenal ; des piquets de grève s'opposent au déchargement de deux bateaux chargés de ferraille pour l'usine où la direction, assistée des contremaîtres, tente de maintenir un semblant d'activité. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les « jaunes » chargent clandestinement du fer-blanc sur un chaland qui doit le livrer à l'usine Delory de Lorient ; alertés, les piquets de grève en place sur la rive gauche du Blavet arrivent pour interrompre le chargement. Au même moment, on entend le son du cor de chasse aux abords de la propriété directoriale ; ce sont les officiers de la troupe chargée du maintien de l'ordre qui se « distraient » après un repas bien arrosé. Les grévistes serrent les poings : « Ceux-là s'amusent tandis que nous crevons de faim ». Ramassant tout ce qui leur tombe sous la main, les grévistes entreprennent alors un bombardement en règle des « jaunes » du chaland. Les cris et le vacarme attirent une patrouille de chasseurs qui arrête sur-le-champ seize manifestants.

Les incidents de ce genre sont désormais journaliers et les affrontements se multiplient : charges de gendarmes et de chasseurs à cheval pour libérer un charretier voulant forcer le passage vers l'usine, bagarres aux portes de l'entreprise pour empêcher les contremaîtres d'y entrer. Dans la nuit du 21 au 22 juillet, bravant l'interdiction préfectorale de manifester, les grévistes élèvent des barricades aux deux extrémités du pont à l'aide de mâts de bateaux et de poteaux de mine ; d'énormes blocs de pierre sont chargés sur les parapets pour interdire le passage des chevaux sur le chemin de halage et couler les chalands se dirigeant vers l'usine. À l'aube, les soldats chargent et procèdent à de nombreuses arrestations pour délit d'attroupement, ce qui ne décourage pas les grévistes. Bientôt, l'agitation vire à l'émeute : dans la nuit du 23 au 24, les manifestants dépavent les rues et brisent les devantures des commerçants, épiciers, bouchers qui ne font plus crédit ; fait significatif de la détresse physique des familles ouvrières, l'acharnement des émeutiers contre la pharmacie (attaquée à trois reprises) et contre la demeure du médecin. Arrivés dans la nuit, le préfet et le sous-préfet sont accueillis par une grêle de pierres ; gendarmes et soldats chargent baïonnette au canon, attaques et contre-attaques se succèdent jusqu'au matin. La ville est alors en état de siège : 600 hommes du 116e d'Infanterie de Vannes bouclent les rues ; plusieurs centaines de soldats campent à Lochrist et les garnisons de Quimper et de Dinan sont mises en état d'alerte. Dans la journée, le maire Giband instaure un couvre-feu après 21 heures et appelle les « citoyens paisibles » à ne pas se mêler aux « bandes nombreuses » qui parcourent la ville.

Guerre sociale et guerre religieuse à Lorient

À Lorient, le grand port tout proche, les événements, abondamment commentés par la presse locale, sensibilisent l'opinion déjà divisée par la « guerre religieuse ». On sait que le ministère Combes, réactionnaire sur le plan social, se montrait très offensif sur le plan religieux. Ancien séminariste devenu anticlérical actif, Combes avait déclaré la guerre aux congrégations, aux « moines ligueurs et aux moines d'affaires », coupables d'avoir accumulé trop de biens et, par leur enseignement, d'avoir instruit trop de futurs ennemis du régime. Appliquant de manière restrictive la loi Waldeck-Rousseau sur les associations, Combes fit fermer les écoles congréganistes et expulser les religieux ; ces expulsions donnèrent lieu en Bretagne à des scènes de violence, notamment à Hennebont où, refusant de se soumettre à la loi, les « Eudistes » de Kerlois se barricadèrent dans le monastère. Il fallut plusieurs heures à la troupe pour enfoncer les 150 portes cloutées, débarrasser les escaliers obstrués de gravats tandis que les religieux faisaient sonner le glas et reprenaient en chœur, avec leurs partisans accourus sur les lieux, La Marseillaise et les cris de « Liberté, nous voulons Dieu ».

Condamnés à passer en correctionnelle le 20 juillet, les « Eudistes » arrivèrent à 11 heures au pont Saint-Christophe dans une voiture du comte de Polignac, escortés par les gros bataillons du « parti blanc » local. Un millier de personnes scandant « Vivent les pères, vive la liberté, vive l'armée ! » les accompagnèrent jusqu'au tribunal archicomble (du « beau monde » en majorité : M. de Polignac, M. de Perrien, maire de Kervignac, M. de Beaumont, maire de Moëlan, etc.) ; jusqu'alors, très peu de contre-manifestants, mais lors de la suspension d'audience, à 13 heures, le flot sortant du tribunal se heurta à plusieurs centaines de jeunes internationalistes et d'ouvriers de l'arsenal. Une énorme clameur : « À bas les frocards ! Vive la sociale ! ». Ce fut la mêlée générale, de la rue Saint-Pierre jusqu'à la place Bisson, en passant par la rue Paul-Bert et la rue des Fontaines, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de bâtons. L'affrontement dura trois quarts d'heure, la police n'intervenant que très mollement. Le gouvernement espérait bien ainsi détourner le mécontentement des travailleurs et enterrer la question sociale. Mais les syndicalistes n'étaient pas plus disposés que les socialistes à jouer ce jeu. Dans la soirée, le meeting de soutien des travailleurs d'Hennebont organisé salle Larnicol par le syndicat des travailleurs du port fait le plein. Le délégué de la Fédération du travail, Bourchet, prend la parole : « Tandis que les budgets de la guerre et des cultes se chiffrent par millions, qu'à Hennebont les officiers ne cherchent qu'une saignée de la classe ouvrière, celle-ci n'obtient que des salaires dérisoires. » Et il conclut par une profession de foi : « La patrie, la famille, la religion et la propriété sont des idées vermoulues, des fétiches bons à remiser chez un brocanteur. »

Trois semaines se sont écoulées depuis le début du conflit ; les Cirages français ont refusé l'arbitrage du juge de paix pour discuter des revendications des travailleurs : « La situation de nos affaires ne nous permet pas de nouveaux sacrifices ; le dernier exercice s'est soldé par un déficit de 200 000 francs » (de bénéfice, et non de déficit, répond le syndicat). Les grévistes doivent désormais se contenter de pain sec et de pommes de terre ; nombreux sont ceux qui battent la campagne à la recherche d'un travail pour du pain, car, malgré le magnifique élan de solidarité, les réunions de soutien, les dons, les collectes, les souscriptions, les secours diminuent. Tandis que les arrestations redoublent et que tombent des peines de prison ferme, la misère a déjà eu raison de 400 usiniers qui se sont fait inscrire pour reprendre le travail ; la grève cherche son second souffle. Elle le trouvera le dimanche 26 juillet sur le terrain syndical, lors d'une manifestation « monstre » ; vers 14 heures, les clairons et les tambours battent le rappel ; de nombreux ouvriers lorientais sont venus à pied ou en tramway ; le champ syndical est bientôt noir de monde, au moins 5 000 personnes : une multitude de coiffes, de casquettes, quelques ombrelles, des grappes d'enfants grimpés dans les arbres, un temps merveilleux. S'il n'y avait les ventres creux et la fatigue qui se lit sur tous les visages, on croirait une fête populaire comme il y en a tant en Bretagne. L'arrivée des délégués parisiens Lévy et Bourchet distribuant L'Avant-garde est saluée par des vivats ; on décide de continuer la grève, de ne pas céder, les délégués promettent des secours des syndicats français et, s'il le faut, des fédérations internationales, puis c'est l'imposant défilé en ville, derrière les drapeaux rouges et tricolores, les chants révolutionnaires, la « Marseillaise » des travailleurs, les chants bretons. On dansera tard dans la nuit, une nuit chaude comme le mardi suivant où des matelots en uniforme se joindront aux manifestants qui réclament la démission du maire, comme tous les jours jusqu'au 3 août où le conflit va prendre une nouvelle dimension avec les événements survenus à Lorient.

À l'origine, la manifestation tenue la veille à Hennebont pour l'arrivée du nouveau délégué syndical parisien, Latapie. Au moment où les grévistes quittent le terrain syndical, les gendarmes et les chasseurs à cheval chargent pour les disperser ; à l'issue d'une courte échauffourée, 26 manifestants sont appréhendés, parmi lesquels le délégué Latapie et Louis Gaudin, le président du syndicat, arrestations on ne peut plus maladroites car le lendemain, lundi, doit avoir lieu le jugement d'un gréviste (Le Boley) arrêté lors des incidents du 23 juillet.

Dans la matinée, de nombreux grévistes se rendent à Lorient pour assister à l'audience ; vers 13 heures, à la suite de « mouvements divers », le président du tribunal fait évacuer la salle. Les ouvriers restent en dehors, rejoints par des groupes de jeunes internationalistes. À 17 h 30, Le Boley sort du tribunal. Il est condamné à deux mois de prison sans sursis ; aussitôt les cris fusent : « À bas les juges ! », et on lapide la façade du tribunal avant de donner l'assaut. Le premier adjoint au maire arrivant pour ramener le calme est traité de « vendu » tandis que, dans les casernes, on bat le rappel ; un peu avant 21 heures, déboule le 62e d'Infanterie, les cris redoublent : « À bas l'armée ! ». Les soldats chargent la foule qui est repoussée vers la rue Saint-Pierre et la rue du Lycée où les manifestants s'approvisionnent en pavés. Place Alsace-Lorraine, les commerçants baissent les rideaux à la hâte ; des mâts de fête plantés pour l'ouverture de l'exposition sont arrachés, des barricades s'élèvent au coin de la rue de l'Hôpital et de la rue Sully, rue Clisson, etc. Un peu avant 23 heures, la porte de la prison est enfoncée, mais les manifestants n'iront pas loin : revolver au poing, les gardiens menacent de tirer. Des renforts arrivent de la caserne Bisson toute proche, puis la « Coloniale », les troupes du quartier « Frébault », mais la foule se reforme sans arrêt et l'émeute durera jusqu'à 2 heures du matin. Cinq arrestations sont opérées (des marins et des ouvriers du port) et, des deux côtés, on compte de nombreux blessés. Le lendemain, tous les édifices publics sont gardés militairement et les troupes sont consignées dans les casernes.

Après un mardi calme, l'effervescence renaît le mercredi ; on attend le jugement de Latapie ; de nombreux sympathisants stationnent face au tribunal ; des renforts de troupes ont été acheminés depuis Pontivy et Hennebont et des patrouilles sillonnent les rues. On annonce que le délégué Lévy tiendra une conférence à Merville avant de conduire une manifestation destinée à obtenir l'élargissement de Latapie et des grévistes emprisonnés. Dans la soirée, des groupes de badauds se rendent place Alsace-Lorraine où l'on donne un concert. On commente les affiches placardées par la municipalité invitant la population au calme ; on a appris également que le préfet du Morbihan était intervenu auprès de la direction des Forges pour qu'elle consente à négocier. Vers 20 heures, des groupes d'ouvriers reviennent de Merville où la conférence attendue n'a pas eu lieu ; on chante L'Internationale, on scande « Latapie, liberté ! », « À bas l'armée ! » en passant devant la caserne. Rien de bien méchant donc, mais cette fois les autorités ont, semble-t-il, choisi de frapper vite et fort. Les grilles de la caserne s'ouvrent soudainement et laissent passer un peloton de chasseurs qui, sans sommation, chargent immédiatement sabre au clair ; de toutes les rues aboutissant place Alsace-Lorraine débouchent des soldats à cheval, l'infanterie au pas de gymnastique, les batteries montées de l'artillerie coloniale. Il est alors plus de 21 heures et la place est pleine de monde : jeunes, femmes, enfants, badauds que les chevaux jettent à terre, piétinent ; les charges se succèdent jusqu'au fond des impasses avec une extrême brutalité, les sabres tournoient et frappent à coups redoublés, les vitres du « Grand Café », du « Jean-Bart » et du « Petit Parisien » volent en éclats. D'abord surpris, les manifestants réagissent en se servant des bancs qui entourent la place pour freiner les chevaux en dressant des barricades (rue de la Patrie, rue de Turenne, rue Saint-Pierre) à l'aide de clôtures, de poteaux de mine, de voitures renversées. Les affrontements se prolongent jusqu'à une heure avancée de la nuit ; il y a des dizaines de blessés dont beaucoup se feront soigner chez eux de crainte d'être dénoncés. On compte 56 arrestations. Alerté, le ministre de la Guerre dépêche un régiment entier de Dragons (le 3e).

Ces événements tragiques sont largement commentés dans la presse locale et parisienne, mais aussi dans les milieux gouvernementaux. La presse de droite et du centre prend feu contre « les professionnels du désordre venus spécialement de Paris ». Le Nouvelliste, dans une édition spéciale intitulée « L'émeute à Lorient » stigmatise « l'état d'anarchie actuellement déchaîné en ce coin d'un département de France ». La Liberté dénonce « ces troupes qui n'osent intervenir (sic), ces matelots qui passent à l'insurrection, ces magistrats qui se sauvent ». La Patrie rend les grévistes responsables « des désordres qui inquiètent la contrée et qui ont malheureusement entraîné l'effusion du sang ». Le Petit Parisien, journal le plus lu de l'époque, joue la même partition. Quant au vieux Journal des débats, il accuse le gouvernement de « paralyser l'action de la police et de la justice » en capitulant devant « les artisans du désordre ».

En fait, le gouvernement est très mal à l'aise ; si la « guerre religieuse » était, sinon voulue, du moins délibérément acceptée, la « guerre sociale » menace de lui faire perdre, à gauche, les appuis que lui valait précisément sa politique religieuse. Une délégation de la Bourse du Travail de Paris (Yvetot, Griffuelhes – secrétaire général de la CGT – et Bourchet – secrétaire général de l'Union des ouvriers métallurgistes) est donc reçue au ministère de l'Intérieur. Les délégués protestent contre les arrestations et exigent le retrait des troupes ; un souhait identique est formulé par le conseil municipal de Lorient qui condamne les « arrestations arbitraires », la brutalité de la répression et émet des réserves sur la complaisance de l'adjoint au maire vis-à-vis des autorités militaires.

Le surlendemain, la reculade du pouvoir s'accélère ; les magistrats en feront les frais : une heure après avoir condamné les manifestants du 2 août à des peines de prison, les magistrats sont contraints (sur intervention du préfet) de se désavouer et de remettre les prévenus en liberté provisoire. Le même jour, une partie des troupes évacue Lorient.

C'est la détente, et bientôt l'explosion de joie quand on apprend que, cédant aux insistances gouvernementales et abandonnée par la quasi-totalité de l'opinion publique, la Société des cirages français capitule enfin : les manœuvres et les « gaziers » obtiennent une augmentation de 25 centimes et tous les grévistes sont réintégrés.

Le dimanche à Lorient, salle Fénelon, en présence des délégués syndicaux brestois, les ouvriers du port et les internationalistes écouteront l'orateur Lévy dénoncer « les trois calottes : l'armée, la cléricaille, la magistrature » et, porté par sa fougue, terminer par ces mots : « La victoire que nous venons de remporter marque une superbe étape vers la Révolution sociale. »

Mais c'est à Hennebont que l'enthousiasme fut le plus grand : après 41 jours de grève et malgré tous les témoignages de solidarité, les familles ouvrières en étaient arrivées à la plus noire des misères. L'issue heureuse de la grève ouvre l'espoir d'un avenir meilleur. Sur le terrain syndical, en liesse, les délégués Lévy et Bourchet encouragent les usiniers à se grouper toujours plus nombreux au sein du syndicat, à occuper leurs loisirs à l'étude plutôt qu'à boire dans les cafés, à se pénétrer de l'importance des questions sociales. Pour l'heure, on ne songe qu'à célébrer la « victoire ». Une manifestation grandiose se déroule d'un bout à l'autre de la ville, drapeaux tricolores et rouges claquant au vent léger de cette belle journée d'août aux côtés des drapeaux bretons qui ont été offerts aux délégués parisiens. Le lundi, les charretiers des Forges reprennent la route de Lorient et, pour une fois, leurs attelages sont fleuris.


Passés les premiers moments d'exaltation, il fallut pourtant se rendre à l'évidence, l'avenir demeurait sombre. Certes, la grève avait atteint son but, mais à quel prix ? Combien de mois seraient nécessaires pour rattraper les sommes perdues ? De surcroît, la Compagnie entendait bien obtenir sa revanche. Égré « démissionné », Giband redevint directeur avec mission de reprendre l'usine en main et de ne rien céder. En 1906, au plus fort de la guerre sociale, la lutte reprendra, très dure, avec Clemenceau comme ministre de l'Intérieur, celui-là même qui n'hésitera pas à faire tirer la troupe sur les travailleurs. Commencée le 23 avril, la grève durera jusqu'au 12 août. Cent dix-huit jours durant, les usiniers manifesteront sans désemparer face aux Dragons pour que les « gaziers » obtiennent 5 sous par jour d'augmentation. Cent-dix-huit jours pour rien, car les privations auront raison de la résistance ouvrière. La rage au cœur, les plus irréductibles d'entre eux finiront par reprendre le travail : les dix gaziers retourneront aux fours pour 40 sous par jour.

La lutte des classes continuait.

Roger-Henri LE PAGE
[Sources : archives municipales d'Hennebont et divers journaux de l'époque]
Le Peuple français, n° 21, janvier-mars 1976, pp. 7-11.


[1] Tout sociétaire malade ainsi que sa famille a droit au médecin et aux soins gratuitement, un tiers de sa journée lui est payé. S'il meurt, les funérailles sont à la charge de la caisse ; s'il vit, au bout de vingt-cinq ans de cotisation, il a droit à une retraite.

[2] Lorsqu'il était directeur, Giband, espérant sans doute se concilier les ouvriers, avait mis à leur disposition un champ où se tenaient les réunions syndicales.

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