28.07.2025 à 16:51
Face à l’islamophobie, le temps de l’union est venu.
L’heure est très grave et c’est bien le moins qu’on puisse dire. L’Islam et les musulmans de France sont visés et ciblés par les moyens de l’État ; et c’est bien leur attachement à la religion stricto sensu qui dérange la ligue politico-médiatique et non un quelconque réel ou supposé extrémisme dans la pratique de l’islam. Il n’y pas non plus la moindre preuve ou un quelconque signe de laxisme et non-respect par ces musulmans des lois ou valeurs de la République. Inutile donc de tourner autour du pot et tergiverser à nommer les choses comme il se doit. Par ailleurs, « Mal nommer les choses c’est rajouter au désordre du Monde » disait Camus. Et Dieu sait que certains d’entre nous continuent encore aujourd’hui à se voiler la face et ne pas se décider à reconnaitre une réalité : il y a bien une islamophobie d’État en France ; structurelle et non conjoncturelle ; systémique et non isolée ou épisodique. Le masque de « la lutte contre « le radicalisme », « le djihadisme », « l’intégrisme », « le salafisme »… et autres ismes qui était la couverture ces vingt dernières années ; ce masque-là est désormais tombé. Le fait que l’État -je dis bien l’État-, ne s’embarrasse plus d’aucune contradiction ni d’aucun paradoxe, pour qu’en moins de quatre ans (2021-2025), accuse un pan entier des musulmans français, hier de « séparatisme » et aujourd’hui « d’entrsime » : cela est la meilleure preuve d’une attitude plutôt obsessionnelle, qui n’a rien de rationnel, faut-il le souligner. Le dernier communiqué de l’Élysée (du lundi 7 juillet) qui fait suite à, tenez-vous bien, un Conseil de défense et de sécurité national (CDSN), consacré à la lutte contre l’islamisme et aux phénomènes de séparatisme et d’entrisme, prévoit une nouvelle loi pour la rentrée en automne. Les cinq grands aspects de celle-ci sont d’ores et déjà connus. Mais que dis-je en fait ? Réellement, ces cinq « futures lois » sont déjà connues, et mises en œuvre depuis quelques petites années : gels des avoirs des individus et associations et/ou fermetures de comptes ; dissolution d’associations ; fermetures de locaux ; sans oublier le fermeture des maisons d’éditions et la censure de certains livres existants depuis des siècles. Que faut-il faire, alors ? Que doit-on faire et dans quel but précisément le ferons nous ? Je tiens donc à le dire haut et fort -en mon nom en le vôtre si vous le permettez !-, Nous les musulmans de France, sommes surtout victimes de notre léthargie, de notre évitement à faire face à notre responsabilité collective. Nous ne sommes ni victimes ni coupables de ce qui nous est arrivé ou arrive encore ; mais nous en sommes entièrement responsables ! Oui ! Nous en sommes pleinement responsables. Soyons francs et sincères envers nous-mêmes. Nous, acteurs ( soi-disant ou réellement) agissant pour les intérêts des musulmans et défendant leurs droits, pouvons-nous ignorer que cette accusation d’« entrisme » était plus ou moins prévisible ? Notamment après la loi sur le séparatisme votée en août 2021 ? Comment avons-nous réagi à cette dernière loi ? Qu’avons-nous entrepris comme actions pendant le débat sur cette loi ? Qu’avons-nous fait après le vote de celle-ci ? Pas grand-chose, fort hélas ! voilà ce qui fait de nous des responsables (quand ce n’est pas tout fait des complices) de ce qui nous arrive. Mes chers frères et sœurs ! Nul ne peut en douter, la France est un pays de droits ! Un pays de libertés ! Mais ni les droits ni les libertés ne sont offerts à qui que ce soit sur un plateau en argent. Il faut revendiquer ses droits, et les préserver ; il faut défendre ses libertés et ne rien lâcher. voilà le seul moyen, et l’unique chemin sans lesquels la dignité et la respectabilité ne seront que des vœux pieux, pour ne pas dire des chimères. Cette mise au point étant faite, voici donc mes propositions . D’ores et déjà et avant la rentrée en septembre, nous devons non seulement réagir en conséquence des défis que nous impose l’agenda macroniste ; mais ce que nous devons entreprendre doit être INEDIT. Et par inédit, j’entends qu’il doit sortir de l’ordinaire : Des actions jamais entreprises dans leur ampleur, leur caractère ou leur manière. Il faut surprendre et marquer les esprits habitués à deviner nos actions molles, peu conséquentes et surtout empreintes d’émotivité réactionnelle : 1. Des procès historiques contre les mesures de l’État. Exemple face à la prévisible fermeture de l’IESH da Château Chinon et la dissolution de sa structure, engager un procès avec 5 cinq avocats au minimum. Ça sera un procès inédit dans sa forme. Le signal sera très fort et le procès servira de leçon et, son délibéré, je l’espère de jurisprudence. 2. Sensibiliser les maisons d’éditions et les grands libraires musulmans (et quand bien même nous ne pouvons les convaincre tous à se joindre à l’action, une douzaine suffit largement) à constituer une équipe de 7 à 10 avocats (ça coûtera entre 40k€ et 60k€, et ça vaut le coup) pour défendre la liberté d’expression, la liberté de Culte et la liberté d’édition. Rappelons qu’en France, depuis 1937, aucune maison d’édition n’a été réprimée et/ou fermée. Alors qu’en moins de quatre ans, nous en sommes à 5 ou 6 éditeurs musulmans, administrativement et politiquement fermés, sans la moindre décision de justice. Ce scandale qui se déroule dans le pays de Voltaire, Hugo, et de « je suis Charlie » qu’il soit rappelé au passage, est une honte sans noms. L’histoire retiendra que la France, pays de la déclaration des droits de l’homme, des maisons d’éditions musulmanes sont fermées par le pouvoir exécutif dans un silence total des défenseurs de la LIBERTÉ D’EXPRESSION ! 3. Mettre en place rapidement un collectif inter associatif de défense des droits des musulmans. Un collectif n’a pas besoin d’être déclaré à la préfecture, ni même d’avoir des statuts officiels. Ce C.IA.D.D.M doit avoir un discours nouveau adapté au contexte actuel : À la fois RESPONSABLE, DIGNE, et TRĖS ENGAGÉ. Un témoignage pour clore cette courte tribune : Ces derniers mois, j’ai croisé de nombreux concitoyens et concitoyennes musulmans, qui m’ont fait part de leur soutien et surtout fierté quant à ma réaction suite à la perquisition que moi et ma famille avions subie ; ils m’ont surtout expliqué combien ils ont éprouvé de la fierté et l’assurance de voir enfin, pour la première fois un imam porter plainte contre l’État. Paris, Juillet 2025 Texte intégral 1472 mots
Quand on pointe cette islamophobie systémique, il n’est pas du tout question d’une quelconque sorte de victimisation ; et encore moins de culpabilisation. Cette dernière, (la culpabilité sans jugement ni procès), faut-il le souligner, nombreux sont ceux qui, au sein de la ligue politico-médiatique, cherchent à nous la faire ressentir, et souhaiteraient par conséquent que nous adoptions un langage contrit.
Effectivement, j’ai porté plainte contre l’exécutif au gouvernement incarné par son représentant, le préfet du 91. Être citoyen français, c’est l’être à part entière et n’admettre jamais qu’on viole mon domicile sous un prétexte fallacieux. Le procès aura lieu le lundi 15 septembre 2025 à 09h30 à Paris.
PS et NB : Il va sans dire que ces propositions n’ont aucun sens et n’auront aucun effet, si nous n’avons pas le courage -chacun d’entre nous, s’entend- de se faire violence s’il le faut et trouver la force et la conviction profonde de changer son logiciel, notamment par rapport aux devoirs et obligation canoniques, devoirs et obligations morales, citoyennes et politiques d’être unis et faire corps avec tous les musulmans de France, sans partisanisme aucun. Les musulmans sont trop divisés en France. Leurs efforts seront sans le moindre effet sans une convergence, coordination et union sincère.
L’union fait la force et la désunion nous rend tous faibles et vulnérables.
Fraternellement, Noureddine AOUSSAT
24.07.2025 à 10:04
« Il est curieux de constater que seule la vérité peut nous choquer. C’est peut-être aussi une remarque pleine d’espoir, car cela implique que nous sommes capables de reconnaître la vérité. Un jour viendra, espérons-le, où le choc de la reconnaissance sera une joie et non un traumatisme, une libération et non une contrainte : car il est absolument et éternellement vrai que tous les hommes sont frères, et que ce qui arrive à l’un d’entre nous arrive à tous. » – James Baldwin. Il y a quelques jours, le 15 juillet 2025, l’historien israélien Omer Bartov, spécialiste de la destruction des populations juives d’Europe, professeur en études des génocides à l’université Brown aux Etats-Unis, a publié une tribune très précise dans le New York Times intitulée « Je suis un spécialiste des génocides. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un». Ce n’est pas sa première prise de parole publique sur le caractère génocide de la guerre d’annihilation que livre l’État d’Israël dans la bande de Gaza. Dès le mois de novembre 2023, un mois après le massacre du 7 octobre où 700 personnes de la population civile israélienne ont été assassinées parmi les 1200 victimes de l’opération du Hamas, Omer Bartov écrivait dans le même journal, déjà inquiet des premiers signes avant-coureurs du risque génocide : « En tant qu’historien spécialiste des génocides, je pense qu’il n’existe aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, sont commis. Cela signifie deux choses importantes : premièrement, nous devons définir ce dont nous sommes témoins, et deuxièmement, nous avons la possibilité d’arrêter la situation avant qu’elle ne s’aggrave. L’histoire nous enseigne qu’il est essentiel d’alerter sur le risque de génocide avant qu’il ne se produise, plutôt que de le condamner après coup. Je pense que nous avons encore le temps d’agir. (…) Il est temps que les dirigeants et les éminents chercheurs des institutions consacrées à la recherche et à la commémoration de l’Holocauste mettent publiquement en garde contre les discours empreints de rage et de vengeance qui déshumanisent la population de Gaza et appellent à son extermination. (..) J’exhorte des institutions aussi vénérables que le Musée mémorial de l’Holocauste des États-Unis à Washington, D.C., et Yad Vashem à Jérusalem à intervenir dès maintenant et à se placer en première ligne pour dénoncer les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le nettoyage ethnique et le crime des crimes, le génocide. » Il n’en a rien été. Son appel pourtant précoce auprès des institutions mentionnées non seulement n’a pas été entendu mais, à l’inverse, Yad Vashem, par la voix du président de son comité directeur, Dani Dayan, a participé à la légitimation et à la justification de la guerre de Gaza en niant que des crimes génocides s’y déroulaient ou même pourraient s’y dérouler : « Parler de génocide à Gaza est une falsification de la vérité », déclarait-il. Shira Klein dans un article du Journal of Genocide Research publié en janvier 2025 qui décrit le clivage de plus en plus prononcé entre les spécialistes de la Shoah sur la question de Palestine et sur la question d’Israël, remarquait de son côté : « Plusieurs institutions de recherche sur l’Holocauste, dont les plus connues, se sont jointes au chœur des défenseurs d’Israël ou sont restées silencieuses. (…) Yad Vashem a pris la tête de la défense de l’attaque israélienne contre Gaza, ce qui n’est pas surprenant, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une institution publique, mais aussi que son président, Dani Dayan, est un colon et ancien président du « Conseil Yesha », la fédération des municipalités juives de Cisjordanie.» C’est ainsi qu’Omer Bartov ne pouvait faire hier que le triste constat suivant : « À ce jour, seuls quelques spécialistes de l’Holocauste, et aucune institution dédiée à la recherche et à la commémoration de celui-ci, ont mis en garde contre le fait qu’Israël pourrait être accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de nettoyage ethnique ou de génocide. Ce silence a tourné en dérision le slogan « Plus jamais ça », transformant sa signification d’affirmation de la résistance à l’inhumanité où qu’elle se produise en excuse, voire en carte blanche pour détruire autrui en invoquant son propre passé de victime. » Qu’en est-il en France ? L’institution équivalente en France à Yad Vashem en Israël ou au Musée mémorial de l’Holocauste aux Etats-Unis évoqués par Omer Bartov est le Mémorial de la Shoah à Paris, dirigé par Jacques Fredj. C’est une institution précieuse qui effectue un travail indispensable, pas seulement dans son volet mémoriel et commémoratif, mais aussi en raison de son fonds d’archives (le Centre de Documentation Juive Contemporaine), de sa revue (la Revue d’Histoire de la Shoah), de ses actions de formations auprès d’un public enseignant pour transmettre le mieux possible l’Histoire de la destruction des Juifs d’Europe et des génocides auprès des jeunes générations. Le Mémorial de la Shoah est aussi un lieu de réflexion sur l’histoire comparée des autres génocides, notamment de trois grands crimes génocides officiellement labellisés, celui des Arméniens perpétré par l’Empire ottoman, celui des Roms et Sinti perpétré par le régime nazi, celui des Tutsi perpétré par le pouvoir hutu au Rwanda. Depuis 2005, la politique et la stratégie du Mémorial de la Shoah sont bien d’ouvrir la réflexion de cette institution à cette histoire comparée des génocides et de sensibiliser à la question de la prévention des crimes génocides. Avec la limite suivante : le Mémorial de la Shoah ne fait pas d’histoire immédiate, elle n’envisage le crime génocide que lorsque ceux-ci font unanimité au regard des historiens et de leur reconnaissance officielle. Et cette limite entre en forte contradiction avec la mission de prévention des crimes génocides que revendique pourtant cette institution, que cela se passe dans les territoires palestiniens ou ailleurs comme pour le peuple ouïghour dans le Xinjiang en Chine. Vous serez donc bien en peine de trouver le moindre communiqué du Mémorial de la Shoah ne serait-ce que pour s’inquiéter de la possibilité qu’un crime génocide se déroule ou non à Gaza et dans les territoires occupés de Cisjordanie. Silence radio. Pourtant, en janvier 2024, alors que des signes inquiétants de risque génocide apparaissent déjà pendant la guerre de Gaza, avec une proportion majoritaire de femmes et d’enfants tués, Jacques Fredj accorde un entretien à la veille de la Journée Internationale de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité. Il est repris notamment dans un média israélien francophone, où il vante à juste titre les actions menées au sein de son institution pour développer « une histoire comparée des génocides ». Il déclare notamment : « Si on veut faire de la prévention, il faut replacer la Shoah dans un contexte plus long de l’histoire des génocides (…). On va parler de l’ensemble des procédures génocidaires parce qu’il n’y a pas de concurrence des mémoires, mais des spécificités propres à chaque génocide » . Quand il en a l’occasion, Jacques Fredj martèle avec raison ce discours en faveur d’une histoire comparée des génocides et rappelle la nécessité de prévenir les crimes génocides quand on peut déceler « des procédures génocidaires », ou un risque de crime génocide. On peut en trouver un exemple développé dans l’épisode n° 166 du podcast natif Vlan! réalisé par Grégory Pouy en mars 2021, intitulé « Comprendre le phénomène des génocides pour les éviter, avec Jacques Fredj » Au moment même où un mécanisme génocide se déroule à Gaza et en Cisjordanie, qui inquiète toute la planète, pas un mot n’est prononcé par Jacques Fredj sur la situation à Gaza alors que c’est l’actualité tragique du moment en terme de risque et de prévention des crimes génocides. Les savants africanistes n’ont pris que quelques semaines pour alerter sur le risque génocide au Rwanda. Comment se fait-il qu’il soit si difficile et si long d’alerter sur le risque génocide dans la bande de Gaza et en Cisjordanie ? Ce silence du Mémorial de la Shoah rejoint donc celui de Yad Vashem ou du Musée mémorial de l’Holocauste des États-Unis car ces instances, en étant profondément liées à l’État d’Israël, sont incapables d’envisager que cet État, comme d’autres, peut enclencher lui aussi un phénomène génocide. Mais ce silence, déjà contestable en soi pour une institution engagée dans l’histoire comparée des génocides et dans la prévention des risques de crime génocide est-il total ? Pas tout à fait… En effet, le responsable des formations au Mémorial de la Shoah, l’enseignant d’histoire et essayiste Iannis Roder qui participe très activement au débat public en son nom propre sur l’antisémitisme en France, et spécialement à l’école, invité régulier des émissions télévisuelles pour y donner son expertise, a pris part au débat public pour qualifier ou non de « génocide » les crimes commis à Gaza par l’armée israélienne. Contributeur prolifique sur le média culturel akadem, pour lequel il est conférencier, il délivre en février 2024 sous la forme d’une vidéo des arguments pour le moins curieux afin de nier le caractère génocide des massacres de civils ainsi que le terme de « nettoyage ethnique », sur un ton lourdement didactique et simpliste comme s’il s’adressait à des élèves de collège. Cinq mois après le déclenchement de la guerre d’annihilation et de destruction de Gaza, tous les poncifs usés jusqu’à la corde reprenant les éléments de langage de la propagande de l’armée et du gouvernement israélien, matraqués en continu dans les médias occidentaux, sont présents dans son argumentaire. Il prend la précaution de nuancer à la marge pour donner assez maladroitement un aspect de neutralité et d’impartialité à son exposition biaisée de faits avérés tout en se démarquant du gouvernement de Netanyahou dont il dit que les déclarations génocidaires des ministres les plus suprémacistes sont faites en leur nom propre. Il fait comme si elles n’engageaient pas l’ensemble du gouvernement. Le Premier Ministre Benjamin Netanyahou n’a jamais démis de leurs fonctions les membres les plus virulents du gouvernement, ceux qui n’ont eu de cesse d’inciter non pas à l’objectif de guerre affiché, la destruction de Hamas et la libération des otages, mais bien à la destruction des Palestiniens. C’est un ressort classique de la politique de Netanyahou de laisser ses ministres faire des discours d’appel à la haine pour passer lui-même pour un modéré. Sharon en son temps utilisait la même ficelle grossière. Il en va aussi de l’argument démographique développé par Iannis Roder pour exprimer l’idée que des victimes collatérales sont regrettables mais inévitables, sans prendre la peine d’expliquer que la population gazaouie est soumise à un blocus depuis juin 2007, ni que les frappes par drones ou missiles ainsi que les éliminations ciblées de combattants du Hamas obéissent à des ratios et à des règles militaires rendant licites les pertes civiles et la mort de dizaines de civils pour un combattant du Hamas, ni que des snipers tirent indistinctement sur n’importe quelle silhouette humaine aux abords des hôpitaux, ni que la majorité des victimes de la « guerre au terrorisme » sont déjà à ce moment des femmes et des enfants. Iannis Roder soutient aussi que l’armée israélienne présentée comme l’armée la plus morale du monde avertit préventivement la population qu’elle va procéder à des frappes sur des zones habitées transformées en zones de guerre, ce qui serait le signe selon lui que ces opérations ne peuvent être des crimes génocides. Ces informations dites préventives délivrées à la population civile gazaouie n’ont en fait jamais empêché leurs massacres. Elles n’ont jamais concerné les populations civiles autrement que pour organiser leurs déplacements forcés et répétés, par centaines de milliers. Elles ont en revanche été toujours un cache-sexe du permis de tuer indistinctement, destinées essentiellement à l’opinion publique mondiale pour convaincre qu’Israël respecte le droit international et le jus in bello. Iannis Roder élude aussi complètement dans sa présentation le fait que cette guerre d’anéantissement se déroule sans témoins extérieurs, les médias internationaux étant interdits d’accéder au théâtre de guerre, le fait aussi que l’armée israélienne a tué à ce jour près de 250 journalistes et photo-reporters gazaouis présents sur place alors que c’est un marqueur très fort de la volonté de dissimuler les crimes perpétrés. Il déforme la réalité du contenu de la décision rendue par la Cour Internationale de Justice (CIJ) le 26 janvier 2024 dans la saisine déposée par l’Afrique du Sud. Iannis Roder déclare que la CIJ a dénié tout caractère génocide à la conduite de la guerre menée à Gaza, alors qu’à ce stade de la procédure la CIJ affirme simplement qu’elle n’est pas tenue de statuer sur ce point mais qu’elle confirme le risque du crime génocide en ordonnant 6 mesures conservatoires à l’encontre de l’Etat d’Israël pour prévenir le génocide, résumés ici par Amnesty International. Autre élément de langage euphémisé employé par Iannis Roder tiré directement de la propagande israélienne : les multiples déplacements forcés de population dans la bande de Gaza pour détruire méthodiquement le bâti et les infrastructures de base est présenté de manière très caractéristique comme une « fuite » . C’est exactement le terme ancré profondément dans le récit national israélien qui avait déjà été utilisé en 1948 lorsque les déplacements forcés et l’expulsion de centaines de milliers de palestiniens accompagnés de la destruction de centaines de villages avaient été présentés comme une « fuite » organisée à l’appel de Nasser. Cette « fuite » ne sera examinée en profondeur et remise en cause par des historiens israéliens aussi bien sionistes (Benny Morris) qu’antisionistes (Ilan Pappé) qu’à partir de la fin des années 1980, le premier considérant que les massacres des civils sont liés aux circonstances ordinaires des guerres, le second qu’ils font partie d’une stratégie préméditée de la terreur visant à expulser les Palestiniens par la violence. Iannis Roder s’emploie donc à humaniser une armée israélienne qui se livre à un crime génocide plutôt que d’humaniser les victimes civiles palestiniennes. Est-il utile de rappeler que Iannis Roder a été l’un des co-auteurs des « Territoires perdus de la République », coordonné par Georges Bensoussan qui a lui-même longtemps travaillé au Mémorial de la Shoah ? Le titre de cet ouvrage est devenu une expression commune dans le langage politique courant. Ce livre bricolé et pipeauté a eu une importance considérable dans la mesure où il a été repris par toute la classe politique de la gauche réformiste jusqu’à l’extrême-droite pour fabriquer en le surdimensionnant l’idée d’un « antisémitisme des banlieues » générique et islamique. Il a été notamment décisif lors de la campagne présidentielle de 2007 quand Nicolas Sarkozy a orienté sa campagne sur le thème de l’insécurité et a capté une grande partie de l’électorat des Juifs de France sur le thème de l’incapacité de la gauche à lutter contre l’antisémitisme, alors que cet électorat était majoritairement et traditionnellement acquis jusque-là à la gauche républicaine modérée, lointain héritage de la Révolution et du dreyfusisme. Ce livre a alimenté la xénophobie et l’islamophobie, dans les suites désastreuses en Occident de l’après 11 septembre et de la Seconde intifada. Il a aussi participé de manière pionnière au dévoiement de la notion de laïcité. Il est devenu une boîte à outils dirigée spécifiquement et indistinctement à l’encontre des populations africano-musulmanes en France assimilées à des barbares et devenues les représentantes d’un « antisémitisme atavique [que l’] on tête avec le lait de sa mère » , selon la formule prononcée par Georges Bensoussan lors d’une émission sur France Culture en 2015. Ce dérapage verbal a entraîné son limogeage sans préavis du Mémorial de la Shoah où il avait la même responsabilité des formations que Iannis Roder exerce aujourd’hui, dans une belle continuité, ainsi que la fonction de rédacteur en chef de la « Revue d’histoire de la Shoah ». Georges Bensoussan avait été relaxé des plaintes pour incitation à la haine raciale sous le motif que sa formule était une simple figure de rhétorique, une métaphore. Non. Les catachrèses sont idéologiques. Elles sont les préalables et les justifications des pires crimes à venir. Elles font partie d’un langage ordinaire d’endoctrinement tel qu’Otto Klemperer l’avait lucidement décrit dans « LTI la langue du IIIe Reich ». C’est le langage désormais de LQI, la Lingua Quartii Imperii, la Langue du Quatrième Empire occidental fascisto-trumpiste, en cours de construction dans les démocraties européennes qui se refusent toujours de sanctionner Israël. Les euphémisations de Iannis Roder appartiennent au même ordre de discours, quand bien même elles sont formulées d’une manière plus prudente, moins passionnée, qui les rendent d’autant plus dangereuses. Ces procédés rhétoriques préparent le conditionnement des esprits et l’acceptation d’une vision du monde où l’instrumentalisation politique de l’antisémitisme le dévoie et le renforce. L’actuel ministre de la Défense du gouvernement Netanyahou Israël Katz avait utilisé exactement la même image en 2019 lorsqu’il avait déclaré que les Polonais « allaitent l’antisémitisme avec le lait de leur mère » (c’est en fait la reprise d’une formule célèbre prononcée en 1989 par Yitzhak Shamir alors Premier ministre d’Israël) et les avaient accusés de tous nourrir un antisémitisme « inné », congénital et héréditaire. Georges Bensoussan et Iannis Roder partagent un même soutien inconditionnel à Israël quelles que soient les circonstances : ils ne parlent pas au nom du Mémorial de la Shoah mais le fait d’y travailler ou d’y avoir travaillé leur permet et leur a permis de se prévaloir de cette instance pour légitimer et asseoir leur discours. Le Mémorial de la Shoah n’a produit aucun communiqué pour se désolidariser des propos de Iannis Roder, quand il explique pédagogiquement et autoritairement que la guerre de Gaza n’est pas un crime génocide. Ce qui relie aussi les discours des deux hommes, c’est la faillite intellectuelle d’une certaine gauche. Georges Bensoussan dans le versant ancien du souverainisme de gauche et du chevènementisme qui a glissé progressivement vers la droite ; Iannis Rodder dans le versant réactualisé de la gauche autoritaire, longtemps incarnée par Manuel Valls quand il était au Parti Socialiste, et qui a glissé elle aussi progressivement vers la droite, voire l’extrême-droite (Les militants de Riposte laïque ou du Printemps Républicain comptent bon nombre de personnes initialement de ces deux gauches) en devenant macron-compatible voire lepéno-compatible. *** Pour terminer et situer d’où j’écris. J’ai rencontré Georges Bensoussan en ayant participé à la toute première Université d’été de l’enseignement de la Shoah qu’il avait organisée et coordonnée en 2002 au sein du Mémorial de la Shoah, à une époque où cet enseignement dans les collèges et lycées était particulièrement défaillant, à une période où les enseignants d’histoire ne faisaient pas vraiment de différence auprès de leurs élèves entre les camps de concentration et les camps de mise à mort industrielle, à un moment où ils ne savaient pas clairement ce qu’avaient été les Einsatzgruppen et ce qu’on a appelé la « Shoah par fusillade » en Ukraine, Lituanie et Lettonie. Ces formations permettaient aux enseignants du secondaire de réactualiser leurs connaissances en les tenant informés du renouvellement de l’historiographie. Je ne pense pas que sa place était dans un prétoire malgré les horreurs qu’il a débitées, pas plus que cela n’aurait dû être la place de François Burgat récemment, nous en reparlerons dans la deuxième partie de cette série feuilletonnée consacrée au silence timoré des historiens qui travaillent au sein de l’université et des instances de recherche publiques en France. Il n’est jamais très sain dans une démocratie de poursuivre judiciairement des historiens ou des chercheurs, de les accuser sommairement d’incitation à la haine raciale ou d’apologie du terrorisme. Je puis témoigner que Georges Bensoussan effectuait un travail remarquable au Mémorial de la Shoah, même si je ne partageais pas du tout ses options à propos de l’Etat d’Israël, à propos de son sionisme de gauche incarné par le mouvement La Paix Maintenant, à propos du mirage de la solution à deux États (une « mascarade » selon l’expression du journaliste le plus haï en Israël, Gideon Levy), qui a entraîné la faillite totale de la gauche sioniste en Israël et ouvert un boulevard au fascisme israélien actuel en participant notamment à des gouvernements de coalition qui ne cherchaient qu’à retarder les négociations pour continuer à coloniser la Cisjordanie. Ses livres de vulgarisation (Auschwitz en héritage) comme ses livres plus savants (son Histoire politique et intellectuelle du sionisme, par exemple ) restent des outils précieux à partir desquels il est possible de comprendre bien des éléments historiques même quand on n’en partage pas toute la philosophie. Il avait eu aussi la gentillesse de m’ouvrir en pleine Seconde Intifada son carnet d’adresse en Israël pour me permettre de rencontrer des interlocuteurs formidables, sans que je lui cache que je me rendrais aussi dans les territoires occupés de Gaza et de Cisjordanie au sein d’un collectif EduFIP (Education France-Israël-Palestine), monté avec quelques enseignants pour à la fois améliorer l’enseignement du conflit israélo-palestinien dans les établissements secondaires en France et travailler directement avec des enseignants israéliens (indifféremment Israéliens juifs et « Palestiniens de 1948 » expression qui désigne la minorité palestinienne vivant en Israël et qui représente 20% de la population totale) et des enseignants palestiniens des territoires occupés. Aussi n’ai-je pas participé à la curée qui a eu lieu à son encontre dans certains collectifs d’enseignants d’histoire comme le groupe Aggiornamento autour de Laurence de Cock. Pas plus que que la manière dont il a été mis à la porte du Mémorial de la Shoah ne semble juste. En un certain sens, le Mémorial de la Shoah a perpétué et imité par cette éviction le mépris que les élites ashkénazes ont longtemps porté, et portent sans doute encore, aux Juifs de Méditerranée séfarades en Israël. [La semaine prochaine, deuxième volet de l’enquête : Le silence timoré du côté des universités et instances de recherche publiques françaises] Texte intégral 4758 mots
[1] Le silence loquace du Mémorial de la Shoah
13.07.2025 à 10:34
“LEurope ne permettra pas un état islamique ici” : Srebrenica, un génocide islamophobe
Le choix historique et souvent volontaire d’ignorer l’Histoire des Balkans, de la réduire à des « conflits permanents et ancestraux », et de l’isoler « hors l’Europe », l’arrogance occidentale et des préjugés islamophobes à l’encontre des pouvoirs bosniaques se sont traduits en facteurs géopolitiques qui ont structuré les choix diplomatiques et justifié certains silences et arbitrages. De ce fait, il me semble important de quitter les logiques occidentales qui ont effacé les Balkans et la Yougoslavie de l’Europe. Quant à la complexité du sujet qui ne peut pas être traité en un seul texte, ce billet ne fait que proposer l’esquisse d’une analyse de Srebrenica non pas à la périphérie de l’Europe, mais en son cœur. Une Bosnie-Herzégovine multiculturelle disqualifiée En 1992, la Bosnie-Herzégovine devient indépendante. République multiconfessionnelle, à majorité musulmane, elle fait le choix de l’autonomie dans une Fédération yougoslave à bout de souffle où toutes les opportunités de maintien d’un espace commun ont été gâchées. Les raisons des échecs de négociation sont multiples. Ensuite, une méconnaissance ahurissante de l’Histoire et la sociologie yougoslave de la part des diplomates occidentaux présents dont les politiques, notamment britanniques, français et allemands, ont profité pour imposer leur agenda en fonction de leurs intérêts. Ainsi, assez tôt, la commission Badinter imposée par Mitterrand court-circuite les efforts du Lord Carrington, diplomate britannique en charge de la Conférence, en enterrant tous ses succès. Et la chancellerie allemande se précipite dans la reconnaissance de la Slovenie et la Croatie derrière le dos de Mitterrand qui promettait à Milosevic un soutien infaillible. Et enfin, une « méfiance » voire une véritable « hostilité » vis-à-vis des autorités bosniaques qui ont été illustrées à plusieurs reprises. Le soupçon d’un projet « islamiste », et ce que celui-ci pouvait comporter, qui pesait sur le Parti de l’Action Démocratique d’Alija Izetbegović au pouvoir en Bosnie après les élections de 91 ont véritablement façonné la politique, notamment européenne et française, pendant tout le conflit et même après. Même aujourd’hui. Et c’est ce point-là, rarement analysé, que l’on va esquisser dans ce texte. L’obsession du réalisme ethnique et le refus du pluralisme Au moment de son indépendance en mars 1992, la République de Bosnie-Herzégovine devient le théâtre d’un rejet politique qui dépasse le cadre des tensions interethniques de l’ex-Yougoslavie. Son existence en tant qu’État souverain à majorité musulmane n’est pas simplement contestée par les nationalistes serbes ou croates : elle est perçue comme anormale, voire intolérable, au sein des chancelleries européennes elles-mêmes. Bien que juridiquement reconnue, la Bosnie n’a jamais été pleinement légitimée comme sujet politique. Elle incarne une altérité que l’Europe ne sait — ou ne veut — intégrer. Après tout, les Balkans en général et la Bosnie en particulier ne collent absolument pas avec le récit de « l’identité européenne » telle que l’Occident la présente. La Bosnie de l’époque, telle que projetée par les leaders bosniaques, n’est ni un État islamiste à devenir, ni un projet théocratique à long terme, bien que ce soit les principes qu’on veut lui coller. La présidence tripartite, depuis 91, regroupe des représentants musulmans, serbes et croates. Le président Alija Izetbegović, qui représente aussi la partie bosniaque, se revendique d’un islam culturel, philosophique et politique mais profondément compatible avec la démocratie libérale. D ‘ailleurs, il revendique une Bosnie et Herzegovine multiculturelle et citoyenne, bien qu’il défende la communauté et l’identité musulmane au sein de celle-ci. Pourtant, dans les discours diplomatiques et les récits médiatiques occidentaux, la simple majorité musulmane suffit à faire de la Bosnie un « problème » géopolitique. Le terme « problème » est repris du narratif des leaders politiques serbes. « La Bosnie n’a pas été vue comme une société multiculturelle et multiconfessionnelle à préserver, mais comme une anomalie historique à corriger. » Le plan Vance-Owen (1993), soutenu par les Européens, consacre la logique de partition. Il découpe la Bosnie en « provinces ethniques », validant de fait le nettoyage ethnique en cours. Ce découpage repose sur une fiction : celle de populations homogènes, incompatibles, condamnées à vivre séparément. Ce double standard traverse toute la diplomatie européenne : les Serbes sont des acteurs politiques rationnels, les Bosniaques musulmans des acteurs émotionnels, irrationnels, communautaires. Ce biais structurel, souvent inconscient, justifie le soutien indirect aux logiques de cantonnement de démilitarisation unilatérale. C’est un point très important lorsqu’on parle de Srebrenica puisqu’il s’agit d’une enclave d’abord isolée comme une « safe zone » puis démilitarisée par l’ONU suite à un projet présenté surtout par la diplomatie française et vivement critiquée. Le nationalisme serbe et le poids de l’islamophobie dans les calculs diplomatiques Si la Communauté Européenne ne se rendait pas compte, et j’en doute, de messages qu’elle délivrait réellement, les agresseurs s’en rendaient très bien compte, eux. Le cas de Biljana Plavšić, passée du statut de professeure respectée à celui d’idéologue du nettoyage ethnique, illustre bien le passage des théories nationalistes à un projet génocidaire. Autrefois surnommée la « Dame de fer » de tous les Serbes et professeure émérite à la Faculté des sciences naturelles et mathématiques de Sarajevo, Biljana Plavšić s’est transformée en l’exact opposé de ce qu’elle représentait à l’aube de la guerre. Dès le début de l’agression contre la Bosnie-Herzégovine en 1992, elle s’est muée en un véritable monstre, contribuant par ses discours et sa doctrine à encourager les Serbes de Bosnie à commettre des crimes de guerre – y compris contre des voisins qu’ils côtoyaient depuis toujours. À l’époque de la formation des partis nationalistes en ex-Yougoslavie, elle affirmait avoir toujours été anticommuniste et n’avoir jamais eu de lien avec ce régime. Mais les faits contredisent cette version. Portée par l’idéologie panserbe, Plavšić, biologiste de formation, n’a pas hésité à fermer les yeux sur la réalité et à propager des mensonges pour justifier l’exclusion, la purification ethnique et religieuse. En vérité, c’est sous le régime communiste tant décrié qu’elle fut doyenne de la Faculté des sciences de Sarajevo et membre de l’Académie des sciences et des arts de Bosnie-Herzégovine, grâce à des critères d’alignement politique et de conformité morale définis par le parti des années 80. Selon le professeur Slobodan Inić, qui écrivait dès 1996 pour la Charte d’Helsinki, cette adoration pour Arkan s’explique par le fait qu’il incarnait concrètement les objectifs idéologiques de Plavšić, et lui était loyal. Cela transparaît également dans une autre déclaration qu’elle fit au journal Svet en septembre 1993 : Ainsi, selon Plavšić, les crimes de masse relevaient d’un « phénomène naturel », et elle utilisait la propagande de guerre pour diffuser cette vision dans les territoires occupés. En somme, elle réduisait la violence extrême à une question de méthode : comment trancher la gorge de son voisin. « nettoyer toutes les terres serbes des ennemis de la serbité et de l’orthodoxie Srbija en septembre» Mais selon elle, cette déchéance s’était arrêtée avec l’émergence de figures comme Karadžić, Krajišnik ou Koljević. Comme le rapporte le professeur Inić, Plavšić affirma même avoir une explication scientifique à cette régénération soudaine : Mais, comme le notaient les observateurs déjà à l’époque, cette déclaration est profondément contradictoire : si les Serbes de Bosnie sont renforcés par la proximité avec d’autres peuples, pourquoi alors devraient-ils se séparer de ces derniers pour s’unir à des Serbes « inférieurs » de Serbie – au risque de finir par leur ressembler ? On ne peut pas dire que les autres acteurs politiques et militaires en Republika Srpska allaient aussi loin dans la théorisation raciste. Ils se limitaient à un narratif bien plus classique qui consistaient à relater les crimes dont furent victimes les populations serbes pendant la seconde guerre mondiale en Croatie et en Bosnie, mais aussi à la défense du peuple serbe contre les croisés catholiques d’un coté et contre les « Turcs » de l’autre. Le général français De la Presle estime, devant la commission parlementaire, que, pour le paraphraser très légèrement, « Ratko Mladic est de bonne foi lorsqu’il évoque que les Serbes gardent les frontières contre la menace islamiste ». Après tout, cette hostilité en particulier n’est pas née dans les Balkans. Elle plonge ses racines dans la longue histoire coloniale de l’Europe, marquée par la construction de l’islam comme ennemi civilisationnel, des « croisades », via la Bosnie au discours post-11 septembre. Dans les témoignages des officiers français, mais aussi des politiques au poste à cette époque là, on ressent une réelle méfiance par rapport aux bosniaques. Le général Janvier, par exemple, « s’en méfie » et « les soupçonne d’un double discours » alors qu’il n’est au poste que depuis janvier 95… Dès mai 1992, alors que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance, les autorités des Serbes de Bosnie réunissent à Banja Luka la première Assemblée de leur entité autoproclamée. À cette occasion, Radovan Karadžić présente les sept objectifs stratégiques de ce qui deviendra la République serbe de Bosnie (Republika Srpska). Parmi eux, on retrouve : Cette déclaration de Karadžić, dans laquelle il annonce le génocide et que l’Europe le soutiendrait de toute manière, ne tombe pas du ciel. Elle fait suite à près de 18 mois de Conférence, de réunions et de tractations de couloir. Karadžić connaît parfaitement les positions des uns et des autres. Et cette parenthèse ressemble étrangement à cette récente déclaration d’un élu de l’extrême droite israélienne : « Mais que voulez-vous qu’on nous fasse ? Regardez. On peut tuer 100 Palestiniens en une seule nuit et tout le monde s’en fout ». Une protection symbolique, une trahison réelle et une complicité C’est dans ce contexte là que la CEE, et surtout la diplomatie française, a proposé la création des « safe zones » sous la protection des forces de l’ONU. L’option a été vivement critiquée à l’époque par ceux qui estimaient qu’il s’agissait d’une option qui ne ferait que permettre et faciliter le nettoyage ethnique. Il était déjà évident que ces zones, sans déploiement des forces armées adéquates, un soutien aérien et un accord de paix, ne tiendraient jamais face à une armée de Republika Srpska, en nombre et bien armée. De plus, cette option prévoyait une « démilitarisation ». En clair, on parquait la population dans un endroit et on désarmait ses défenseurs historiques, déjà sous-armés. Dans l’analyse des événements qui ont mené à la chute de Srebrenica et au génocide, il y a des éléments qu’on omet souvent. Dans les faits, Srebenica était déjà tombée une première fois en 92. Quelques semaines plus tard, un enfant du pays qui, seulement quelques mois plus tôt faisait partie des unités spéciales de la police serbe et de la garde raprochée de Slobodan Milosevic le président de la Serbie, a mené les habitants de Srebrenica et a récupéré la ville ainsi que près de 900 km² dans la région des forces de Republika Srpska. Il s’agissait de Naser Orić, l’officier des défenses de la ville. Et ces défenses ont tenu pendant des mois. Lorsqu’en 93 les « safe zones » sont créées, et courant 94, il refuse de désarmer ses forces parce qu’il savait ce que déposer les armes, sans accords de paix, voulait dire en réalité. En printemps 95, derrière Orić il reste quelques 40 000 civiles et environ 200 combattants bosniaques armés. Radovan Karadzic déclenche la directive 7 au mois d’avril qui consiste avant tout à un blocus total de l’enclave où tout manquait déjà. Le 6 juillet les forces de Mladic, composées d’environ 1800 soldats lourdement armés, des blindés et de l’artillerie mobile, avancent vers la ville. Il faut savoir, et je renvois encore une fois vers les audiences de la commissions parlementaire qui recense de nombreux témoignages militaires comme civiles, que les forces de Republika Srpska étaient d’excellents tueurs, violeurs et voleurs mais piètres combattants. Les défenses de la ville, environ 200 combattants sous-armés, tiennent pendant plusieurs jours les forces serbes au respect et provoquent même la déroute des unités qui devaient attaquer l’enclave de l’autre coté de Drina, c’est à dire directement de Serbie. Pendant ce temps là, les civiles partent en retrait vers Potočari, à quelques kilomètres du centre de Srebrenica, où sont basés les « hollandais ». Une colonne d’environ 10 à 15 000 hommes et adolescents prend la route, via des forêts, en direction de la région de Tuzla, sous l’autorité bosniaque, située à plus de 100 km de là. L’officier hollandais, dont les soldats refusent de participer aux combats, demande à 6 reprises un soutien aérien. Le général Janvier répondra 5 fois par négatif. Le 11 juillet, il enverrai 4 avions à deux reprises dont seul un F-16 hollandais frappe un char. C’était vers midi. C’était trop peu et déjà trop tard. Les défenses de la ville craquent. Les forces de Mladic entrent à Srebrenica. « Je lui ai emballé un morceau de pain de maïs, un peu de sucre et de sel, et un change de vêtements… Va mon fils, je lui dis, on se retrouvera peut-être à Tuzla… Je pleure, je le regarde s’éloigner en contrebas de la maison. Le lendemain je suis partie avec d’autres à Potočari. Je pensais qu’il était parti, et soudain il est de nouveau devant moi. Mon fils, d’où viens-tu, je lui demande, et il se précipite, me serre dans ses bras, m’embrasse, et dit : “Je ne t’avais pas embrassée, maman, alors je suis revenu pour ça.”… J’ai encore sur ma joue le souffle de son baiser… Il est resté un peu avec moi, puis est reparti vers la forêt, pour rejoindre la colonne… » La colonne sera harcelée pendant des jours, des semaines. Seul un tiers va arriver jusqu’à Tuzla. Les autres seront tués pendant la marche ou capturés et exécutes plus tard. Pour les réfugiés regroupés autour de la base des casques bleus, les choses s’accélèrent à partir de 12 juillet. Ratko Mladic invite les cameras le 11 juillet pour présenter son « action humanitaire » : il assure à tout le monde devant les caméras qu’ils seraient bien traités, tout en distribuant des sucreries aux enfants. Dès le lendemain, une partie de ces enfants sera retirée à leurs mères, ainsi que tous les hommes. La réponse officielle pour l’ONU : c’est impératif afin de les interroger sur les crimes de guerre commis par les forces bosniaques. En réalité, tous les hommes et les adolescents seront enfermés et ensuite sommairement exécutes pendant des jours. Les soldats néerlandais laissent faire les séparations. Pendant plusieurs jours, les mêmes scènes. Les femmes sont embarquées d’un côté, les hommes de l’autre. Celle ou celui qui ose résister est abattu·e sur place. Personne n’intervient. L’Europe assiste au massacre — en direct. Les casques bleus préfèrent se rendre aux forces serbes plutôt que repartir « libres ». Ils craignent la vengeance des bosniaques pour ne pas avoir réagi. Silencieux, ils seront « libérés » plusieurs jours après en Serbie. Il fallait attendre le mois d’août, et leur retour en Hollande, avant d’avoir leurs témoignages. Mais la vérité a été déjà connue. Les renseignements américains ont filmé les fausses communes. Puis les fausses communes après les premières fausses communes où les corps ont été déplacés. Et ainsi de suite. Même 30 ans après, il manque encore environ 1000 corps sur 8372 victimes de ce génocide. Un génocide dans lequel les musulmans ont été tués parce que musulmans certes, mais aussi parce que le monde occidental les a concentrés dans un endroit, les a désarmés et les a livrés aux bourreaux. Et en plus, il l’a acté à tout jamais. Parce qu’il s’agissait des musulmans. La paix de Dayton : fixer le crime dans le droit Quelques mois plus tard, les accords de Dayton mettent fin à la guerre. Mais à quel prix ? La Republika Srpska, entité créée par la violence, le nettoyage ethnique et le génocide, est officialisée. Aucune reconnaissance du crime n’est exigée. Aucune condition de justice. L’Europe stabilise les conséquences du génocide — au lieu de les réparer. Pourquoi un tel abandon ? Pourquoi une telle impunité ? Parce qu’à Sarajevo comme à Gaza aujourd’hui, les victimes sont musulmanes. L’islamophobie dont il est question ici n’est pas seulement sociale ou culturelle. Elle est diplomatique. Structurelle. Organisée. Elle permet de justifier tous les blocages et silences. Elle explique pourquoi les Bosniaques n’ont jamais été véritablement soutenus, pourquoi leur existence politique a été perçue comme une menace, pourquoi leur extermination n’a pas déclenché d’intervention sérieuse. Je ne parle pas de Srebrenica en 95. Je parle de Bjelinja, Prijedor, Višegrad, Goražde, Sarajevo et tant d’autres villes et régions depuis le début de 92 dont le monde a été parfaitement au courant. Dont les services de la CEE, à Paris, comme de l’ONU à New York, cachaient les preuves jusqu’à ce que Muhamed Šaćirbegović en reçoit une copie de ses sources à Zagreb et qui n’ont été dévoilées que vers la fin de 92. « Plus jamais ça », Même Macron le dira. Le même Macron qui déguste le cognac et le vin français avec celui qui disait en 95 « pour un serbe tué, nous tuerons 100 musulmans » et qui, aujourd’hui, prend en cible les étudiants musulmans de Serbie parce qu’ils osent défendre la mémoire de Srebrenica dans une Serbie toujours tiraillée entre la vérité et le récit nationaliste. Le même Macron qui accusa, sans aucune preuve juste sur une base islamophobe parce qu’il s’agit d’un pays musulman, la Bosnie-Herzégovine d’être un nid d’islamisme alors que proportionnellement il y a 3 fois plus de personnes de nationalité française qui ont rejoint les rangs de l’Etat Islamique que des Bosniaques. La mémoire de Srebrenica ne peut pas être un monument vide que même un personnage comme Emmanuel Macron peut utilisé. Elle doit être une lutte. Une mémoire politique, active, solidaire. Une mémoire qui relie, qui accuse, qui exige. Parce qu’un génocide, ce n’est pas seulement un massacre. C’est une hiérarchie mondiale qui décide qui a le droit à une expression politique et qui n’en a pas. Qui a le droit de prendre des armes et se défendre, et à qui cela est interdit. Quelles vies méritent d’être défendues — et lesquelles peuvent être effacées. A la place d’une conclusion, désobéir au silence Il est devenu commun, dans les discours officiels, de dire que Srebrenica fut « une tragédie », « un échec de la communauté internationale », ou encore « une leçon pour l’avenir ». Mais ces formules, morale et abstraite, n’interrogent jamais ce qui a réellement été mis en place pour que le génocide advienne, ni ce qui le prolonge aujourd’hui sous d’autres formes. Elles fonctionnent comme des paravents. Le monde de Srebrenica n’est pas derrière nous. Il est encore le nôtre. Texte intégral 8146 mots
11 Juillet 1995. La ville bosniaque de Srebrenica tombe aux mains de l’armée serbe de Bosnie. En quelques jours, plus de 8 372 hommes et adolescents musulmans sont exécutés, tandis que les femmes et les enfants sont expulsés, violés, humiliés. C’est le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il sera reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis par la Cour internationale de justice (CIJ).
Mais cette reconnaissance officielle, largement commémorée par les institutions européennes, cache une vérité beaucoup plus dérangeante. Le génocide de Srebrenica est le fruit d’un nationalisme serbe déchaîné, c’est un fait incontestable. Il est aussi le produit d’un abandon planifié et d’un consentement implicite des puissances européennes. Le résultat d’une diplomatie occidentale, notamment franco-britannique, profondément structurée par des préjugés historiques et une islamophobie politique qui n’a jamais cessé d’encourager les leaders serbes de Bosnie dans leurs plans de purification ethnique.
D’abord, la volonté de la Serbie d’assurer l’ hégémonie dans un éventuel nouvel État . Les objectifs des pouvoirs serbes ont été très clairs : maintenir un espace commun du peuple serbe éparpillé dans différentes parties de la Yougoslavie. Pour y arriver, ils exigeaient soit une Yougoslavie avec un pouvoir centralisé situé à Belgrade, soit le rattachement des régions entières de Bosnie-Herzégovine et de Croatie à la Serbie. Dans les deux cas, pour Belgrade, le projet de la « Grande Serbie » n’avait aucune alternative.
C’est dans ce contexte que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance revendiquée plus tôt par un référendum que les Serbes de Bosnie boycottent en proclamant leur propre État dans l’Etat : Republika Srpska.
Pendant les différentes réunions de la Conférence le président français François Mitterrand et d’autres diplomates européens expriment en coulisses leur scepticisme quant à la viabilité d’un tel État projeté par « la partie bosniaque ». Le diplomate britannique David Owen, qui remplacera Lord Carrington, parle d’or et déjà de la Bosnie comme d’un « patchwork ingérable », appelant à une « solution réaliste », c’est-à-dire une partition ethnique — condition posée, de facto, à toute reconnaissance internationale effective.
Cette lecture, largement partagée, repose non sur les faits, mais sur un imaginaire colonial. Comme l’écrit l’historien Robert Donia (Sarajevo: A Biography, 2006 ) :
Mais ce « réalisme ethnique » masque une politique du renoncement. Comme le note Florence Hartmann (Paix et Châtiment, 2007), ancienne porte-parole du TPIY :
« L’Occident a préféré stabiliser le crime plutôt que d’affronter ses auteurs. Il a considéré que l’existence d’un État musulman, même laïc, était un facteur de désordre, alors que la violence ethnonationaliste était vue comme un fait culturel. »
Edward Said l’avait prédit dès 1993 ( The Guardien, 1993 ) :
« La solution européenne au problème bosniaque n’est pas la justice. C’est la disparition silencieuse de la Bosnie. »
On peut sérieusement se poser la question. Comment la Communauté Européenne a pu permettre une telle position totalement à l’encontre de la Bosnie-Herzégovine et tellement synchronisé avec le projet serbe alors qu’elle savait très bien où un tel projet politique menait ?”
La Bosnie-Herzégovine, bien que largement laïque dans ses institutions et athée dans sa population, est marquée par une composante musulmane importante dans sa population — environ 45 %, selon les recensements d’avant-guerre. Pour les idéologues serbes ultranationalistes, cette composante ne relève pas d’un pluralisme culturel, mais d’une blessure historique héritée de l’Empire ottoman, assimilée à une trahison.
Ce récit fait des musulmans de Bosnie des « Turcs déguisés », des collaborateurs de l’occupation, des ennemis intérieurs. La guerre des années 1990 ravive cette construction raciale et religieuse : les Bosniaques musulmans sont présentés dans les discours publics et dans les médias serbes comme des « islamistes », des « fondamentalistes », voire des agents d’un projet islamique transnational menaçant l’identité chrétienne de l’Europe. Une propagande partagée par une partie d’analystes et diplomates occidentaux : Richard Holbrooke, le diplomate américain et l’un des architectes des accords de Dayton, déclarera bien plus tard que si Dayton n’avait pas été signé dans ces termes, Al-Qaida aurait préparé ses attaques de Bosnie et non d’Afghanistan.
Malgré une carrière académique prestigieuse en Bosnie et dans l’ex-Yougoslavie, Plavšić déclarait en juillet 1993 dans le journal Borba de Belgrade que les Serbes avaient vécu « sous un esclavage de cinquante ans ». Et bien qu’elle ait étudié à Zagreb — chose difficile à concilier avec l’identité d’un patriote grand-serbe — elle n’hésita pas, plus tard, à affirmer :
« Je ne dis pas que nous ne voulons plus vivre avec les Croates, mais plutôt que nous ne devrions pas leur permettre de vivre avec nous. »
Lorsque les milices paramilitaires serbes lancèrent les campagnes de nettoyage ethnique dans de nombreuses villes de Bosnie-Herzégovine, Plavšić manifesta une admiration à peine voilée. En témoigne sa fascination pour le massacre mené par Željko Ražnatović Arkan à Bijeljina, qu’elle félicita personnellement. L’image de leur échange de baisers reste gravée dans les mémoires. Arkan, pour elle, était un héros, un homme « d’une grande humanité », obligé de prendre les armes par nécessité.
En 1996, elle déclara à Belgrade :
« Quand j’ai vu ce qu’il avait fait à Bijeljina, j’ai imaginé que toutes ses actions étaient pareilles. J’ai dit – voilà un héros serbe. C’est un vrai Serbe, c’est le genre d’homme qu’il nous faut. »
« Je préférerais que toute la Bosnie orientale soit nettoyée des Musulmans. Quand je dis ‘nettoyée’, je ne veux pas être prise au pied de la lettre et qu’on pense à un nettoyage ethnique. Ils ont associé cette étiquette à un phénomène parfaitement naturel et l’ont qualifié de crime de guerre. »
Plavšić puisait son inspiration autant dans sa théorie de la supériorité biologique de la race serbe que dans la vision politique de Draža Mihailović (le général serbe des « royalistes » pendant la seconde guerre mondiale, soutenue par « les alliés franco-britannique) qui rêvait d’un État unifié pour tous les Serbes, de Đevđelija à Karlobag. Dans une interview au journal e 1992, elle affirmait qu’il fallait :
Le nettoyage ethnique qu’elle promouvait tout au long de la guerre trouvait aussi sa justification dans sa conception raciste des Musulmans. Dans une interview accordée au journal Svet en septembre 1993, elle déclara :
« C’est vrai. Ce sont des matériaux génétiquement déformés qui ont adopté l’islam. Et aujourd’hui, avec chaque nouvelle génération, ce gène se concentre davantage. Il devient de pire en pire, s’exprime de plus en plus et dicte leur manière de penser et de se comporter, enracinée dans leurs gènes. »
Plavšić illustrera même ses « découvertes scientifiques » par des cas concrets, affirmant à propos d’Ejup Ganić (ingénieur et homme politique bosniaque, membre du Parti d’Action Démocratique) qu’elle n’avait jamais rencontré dans les milieux politiques une personne aussi « déformée ».
En mai 1994, le journal Oslobođenje rapporta une autre déclaration de Plavšić, dans laquelle elle associait la « dégénérescence du peuple serbe » aux mariages mixtes entre Serbes et Musulmans, qu’elle considérait comme un échange génétique nuisible, une véritable « désérbisation ».
« Il est probable qu’un facteur génétique entre en jeu ici – le secret du sang que notre peuple possède. », disait-elle dans le journal Ognjišta en juin 1993.
Selon cette logique, les Serbes seraient donc supérieurs, et auraient droit de dominer les plus faibles – en l’occurrence les Musulmans. Elle formula cela aussi dans sa vision de la répartition des territoires conquis évoquée lors de différentes propositions d’« accord de paix »:
« Je ne leur souhaite rien de bon. Mais pour ma tranquillité d’esprit, je dois leur laisser quelque chose, un endroit où ils pourront organiser leur vie, afin qu’ils ne me dérangent plus. Voilà comment je comprends ces 30 %. »
Plavšić alla jusqu’à suggérer les sacrifices que les Serbes devraient consentir pour une vie « décente » : elle déclara qu’« si six millions de Serbes mouraient sur douze, au moins le reste vivrait bien ». Elle ajouta qu’elle savait que des bombes seraient tôt ou tard larguées sur les Serbes, mais qu’ils n’y réagiraient pas, car ils étaient « résistants » et que « ceux qui bombardent ne les connaissent pas. Ils n’ont pas peur », affirmait-elle.
Elle proclamait aussi la supériorité des Serbes de Bosnie, non seulement sur les Musulmans, mais aussi sur les Serbes de Serbie, qu’elle appelait « des faibles », notamment en raison de nombreuses initiatives dénonçant les crimes de l’armée de Republika Srpska, en faveur de paix et de non-ingérence de la Serbie :
« Les Serbes de Bosnie, surtout ceux vivant dans les régions frontalières, ont développé une capacité spéciale à ressentir les dangers qui pèsent sur la nation et à développer des mécanismes d’autodéfense. Dans ma famille, on a toujours dit que les Serbes de Bosnie étaient meilleurs que ceux de Serbie. En tant que biologiste, je sais que les espèces qui vivent à proximité d’une menace développent les meilleures capacités d’adaptation et de survie. Ainsi, l’isolement des Serbes vis-à-vis des autres nations est un phénomène à la fois naturel et nécessaire. »
Sans doute la réponse la plus lapidaire fut celle de Slobodan Milošević, considéré à juste titre comme l’un des responsables majeurs de la tragédie yougoslave. En pleine guerre, il déclara à propos de Plavšić :
« Sa place est en psychiatrie. »
C’est finalement le Tribunal Pénal International pour ex-Yougoslavie qui décida de son sort et elle fut accusée des crimes de guerre et condamnée à 11 ans de prison. Elle n’en fera que deux tiers avant d’être libérée. Il est important de signaler que Madeleine Albright etait intervenue à plusieurs reprises en faveur de Biljana Plavšić en exhortant la juridiction de prendre en compte ses aveux et ses regrets.
Dans les années 1990, c’est cette rhétorique « anti-musulmane » qui rencontre un écho sinistre dans une Europe occidentale alors traversée par un climat de méfiance croissante envers les populations musulmanes surtout lorsqu’elles existent dans l’espace public. Le conflit bosnien, loin d’être perçu uniquement comme une guerre ethnique, est interprété par certains analystes et chancelleries comme un risque de « radicalisation islamique » au sein même du continent européen. L’Europe non seulement n’était pas imperméable à ce type de discours, elle l’accueillait.
Dans ce cadre, les musulmans d’Europe — Bosniaques en tant qu’un peuple européen musulman autochtone mais en même titre que les immigrés — ne sont jamais considérés comme pleinement européens (alors que le programme bosniaque pour la Bosnie à l’époque était bien plus proche de toutes les valeurs de l’Europe que le programme de n’importe quel parti actuels dans les pays occidentaux). De ce fait, même leur souffrance est moins audible, leur droit à la vie moins universel, leur existence politique est inconcevable dans le monde comme en Europe. Cette hiérarchisation et l’hostilité traversent le traitement politique, médiatique, diplomatique et même humanitaire au regard du conflit bosnien. Et le résultat était palpable sur le terrain dès le début du conflit.
• le découpage ethnique du territoire bosnien,
• la séparation totale des communautés,
• la création d’un corridor stratégique le long de la Drina,
• et surtout, la fin de la Bosnie multiculturelle.
Le projet est limpide : créer une entité exclusivement serbe, en expulsant par la terreur tous les non-Serbes, en premier lieu les Musulmans mais aussi les Croates, considérés comme des étrangers intérieurs, des intrus dans un espace « chrétien orthodoxe ».
A cette occasion et lors de la même assemblée l’ex général de l’Armée Populaire Yougoslave Ratko Mladic, promu en chef des forces armées de Republika Srpska déclare :
« Les gens et les peuples ne sont pas les vis ou les clés que l’on deplace par-ci par-là dans la poche.Tout ce que vous dites est facile à dire mais difficile à accomplir… Ainsi, nous ne pouvons pas nettoyer ou passer à travers un tamis pour ne garder que les Serbes et envoyer ailleurs les autres. Je ne sais pas comment M. Krajisnik et M. Karadzic vont-ils expliquer ça au monde. Les gens, c’est un génocide ! ».
Le président serbe Radovan Karadžić lui répond :
« Et alors ? Après tout, à quoi nous servira un Etat dans lequel nous ne sommes qu’une minorité? L’Europe ne permettra et ne doit pas permettra qu’un État islamique se forme ici ! »
Karadžić le sait pertinemment : quoi qu’elles en disent, dans les coulisses des chancelleries occidentales, la Bosnie musulmane dérange. Dans les capitales européenne, et notamment à Paris, on redoute une “république islamique” au cœur du continent. On soupçonne les Bosniaques d’être les chevaux de Troie du fondamentalisme. On refuse de leur livrer des armes, on leur impose des décisions comme la promesse d’une zone de sécurité à Srebrenica en sachant que c’est une chose impossible à tenir — on les livre aux bouchers.
Muhamed Šaćirbegović, homme politique bosnien et l’ambassadeur de la Bosnie-Herzégovine auprès de l’ONU 91-95, a dénoncé ce qu’il qualifiaient comme « hostilité permanente envers les musulmans de Bosnie » de certains politiques occidentaux et notamment François Mitterrand qu’il a rencontré à plusieurs reprises en 91 et 92. Lors de l’une des premières rencontres courant 91, le Président français a directement accusé les membres de la délégation de Bosnie-Herzégovine d’être islamistes et d’avoir comme projet un État islamique en Europe. Suite à la remarque de M. Šaćirbegović que M. Toma Kovač, l’ambassadeur bosnien à Paris également présent lors de cette réunion, était serbe, François Mitterrand s’est retourné vers ce dernier et l’a accusé d ‘être « traître à son peuple serbe ».
C’est, avant tout, cette hostilité qui a aussi poussé Alija Izetbegovic de programmer ses premiers déplacement en tant que président de Bosnie-Herzégovine en Libye et en Iran, espérant de mobiliser le « monde musulman » mais aussi de privilégier davantage les rapports avec les USA plutôt que la CEE. Hélas, les Etats musulmans ont mis du temps pour comprendre que c’en est fini avec leur allié historique qui était la Yougoslavie socialiste et anti-impérialiste et, concernant les USA, il fallait attendre l’administration Clinton pour que les lignes bougent.
Pendant ce temps là, l’ONU désarmée et la CEE divisée entre le purement humanitaire et le soutien ouvert à l’option de partage de la Bosnie entre les serbes et croates (l’option soutenue même par François Mitterrand qui déclare en 92 lors d’une conférence de presse à Munich : « La solution se trouvera-t-elle dans un partage, entre Serbie et Croatie ? Je n’en sais rien, a priori non, puisque la Bosnie a été reconnue. » ), sur le terrain le nombre de victime explosait et les forces serbes s’emparaient, courant 92 et 93, de 70% des territoires. Sur les 30% restant, les bosniaques n’étaient pas en sécurité étant donné que les forces croates de Bosnie, de plus en plus certaines d’un partage du pays entre la Croatie et la Serbie, exécutaient leur nettoyage ethnique, aussi, qui perdura jusqu’à 94 et les accords de paix entre les croates et les bosniaques.
Ainsi, à Srebrenica, 400 Casques bleus néerlandais sont censés protéger des dizaines de milliers de civils ayant fui les forces serbes et venus rejoindre quelques 25000 habitant·es déjà sur place. Mais ils sont mal équipés, sans mandat clair, et sans volonté politique derrière eux. Quand l’armée de Ratko Mladić entre dans la ville, l’ONU et les puissances européennes sont impuissantes et ne peuvent faire grand chose. Cela est la version officielle. Celle où le coupable, seul et unique, est déjà trouvé. Celle où il suffit de s’excuser de son « impuissance », acter un jour de commémoration et envoyer une délégation une fois par an pour se dédouaner de toute responsabilité. La réalité est néanmoins plus complexe et la responsabilité des puissances européennes, avant tout le monde, est plus qu’évidente.
Le diplomate Diego Arria, présent au Conseil de sécurité de l’ONU, le dira plus tard :
« Les grandes puissances savaient que Srebrenica allait tomber. Elles ont laissé faire. »
Joseph Biden, alors sénateur démocrate déclarera fin juillet 1995 devant le Sénat :
« J’aimerais rappeler à tout le monde que la vraie raison pour laquelle les forces de l’ONU étaient présentes dans cet enclave, c’était pour désarmer. Désarmer. Non seulement nous n’avons pas permis au gouvernement de Bosnie-Herzégovine de s’armer, mais en plus nous leur avons pris des armes qui existaient. Nous sommes entrés dans Srebrenica – UN avec notre soutien – et nous avons désarmé le gouvernement bosniaque. Nous avons désarmé les musulmans. Nous avons désarmé les croates. En contre-partie, nous leur avons promis la protection. Et lorsque les Hollandais ont demandé des frappes aériennes de l’ONU et de l’Otan, M. Akashi (l’envoyé spécial de Boutros Boutros Gali, secrétaire général de l’ONU) a dit Non. Donc j’aimerais rappelé ce que le sénateur républicain d’Arizona M. McCain a dit, nous ne les avons pas protégés mais en plus nous – ONU et l’Occident – avons volontairement désarmé ces gens. Et une fois les Serbes devant la porte, ils ne pouvaient pas se défendre. Ce n’est pas la faute des casques bleus hollandais. C’est la faute de Contact-Group. C’est la faute de l’Occident. »
Début 95, les forces armées bosniaques de Srebrenica reçoivent un ordre direct de Sarajevo de remettre leurs armes aux casques bleus. Général français De la Presle visite en janvier 95 Srebrenica avant de transmettre son commandement au général Janvier. Lors de l’audience par la commission parlementaire, il décrit Naser Orić, qui a souhaité le rencontrer, extrêmement inquiet en plus d’être en colère. Il exigeait que De la Presle l’emmène à Sarajevo pour une réunion d’urgence avec Izetbegovic. Les Casques Bleus vont organiser ce déplacement quelques mois après. Naser Orić ne savait pas au moment de son départ vers Sarajevo qu’il ne retournerait plus jamais à Srebrenica.
« Maintenant, tous vers Potočari. Le temps est venu de nous venger des Turcs », Ratko Mladic donne l’ordre à ses soldats d’aller directement vers la base des casques bleus où se trouvent tous les refugiés. Le vrai horreur commence.
Danilo Bursać, politologue, professeur de philosophie et journaliste, a écrit énormément sur les éventements en Bosnie et Herzégovine. Je crois que l’article qui m’a le plus touché est celui qui fut sûrement le plus court. Il s’agit de témoignage d’une mère de Srebrenica.
Des années durant, après la chute de Srebrenica, elle a gardé l’espoir qu’Azmir réapparaisse quelque part…
L’espoir, dit-elle, s’est éteint le jour où on lui a annoncé que ses restes mortels avaient été identifiés, et qu’il serait enterré à la prochaine commémoration à Potočari…
« J’ai survécu à cela aussi, mais… Longtemps après, une nuit, j’avais rangé après la prière du soir, je m’apprêtais à dormir, quand aux informations, ils parlent de quelque chose à La Haye. J’entends le présentateur dire qu’une mère va reconnaître son fils, je ne me souviens plus très bien… Je me retourne, et à l’écran je vois les Tchetniks fusiller un groupe d’hommes, et parmi eux, mon Azmir. Je regarde, je ne crois pas mes yeux, mon cœur s’est arrêté, mes mâchoires se sont figées, c’était bien mon Azmir, on lui tirait dans le dos… Mon enfant est tombé, pieds nus… Il n’avait même pas dix-sept ans… », nous raconte-t-elle encore une fois, tout ce qu’elle nous a déjà dit à plusieurs reprises.
Nura Alispahić a perdu son mari Alija, tué en 1994 à Srebrenica.
Son fils Admir a été tué par les agresseurs serbes lors du massacre de la Kapija à Tuzla, le 25 mai 1995.
Son fils Azmir a été assassiné lors du génocide de Srebrenica, fusillé par les Scorpions, comme l’atteste une célèbre vidéo.
Le 3 octobre 2020, Nura Alispahić est décédée à son tour.
Comme l’écrit Zijad Šehić (Genocid u Srebrenici – krvava mrlja na savjesti čovječanstva, 2006):
« L’Accord de Dayton n’a pas pacifié la Bosnie, il l’a gelée dans les contours de l’épuration. »
La Constitution bosnienne, annexée à l’accord, institutionnalise la représentation ethnique, accorde des droits de veto par groupe, et bloque toute tentative d’unification politique ou mémorielle. Résultat : les négationnistes du génocide gouvernent légalement une entité née du génocide, dans un système politique qui empêche structurellement l’avènement d’un État démocratique post-conflit. Aujourd’hui encore, le mot “génocide” est interdit dans les écoles de la Republika Srpska, les monuments aux bourreaux sont légion.
Dès 1993, devant Contact-Group, Joseph Biden déclarait :
« La politique Européenne est basée sur une indifférence culturelle et religieuse, voire une haine ouverte. Je pense que nous savons tous que la situation serait totalement différente si les musulmans faisaient ce que les Serbes font, si cette agression était musulmane et non serbe. »
Il complétera son plaidoyer accusatoire contre l’Europe deux ans plus tard, en 95 devant le Sénat américain :
« S’il ne s’agissait pas des musulmans, le monde aurait réagi. Comme il aurait réagi dès 1930 s’il ne s’agissait pas des Juifs. »
Ce schéma se répète ailleurs : en Palestine, en Irak, en Afghanistan, à Gaza. Des civils musulmans sont bombardés, affamés, enfermés — et le monde trouve toujours une bonne raison de détourner les yeux.
Aujourd’hui, on commémore Srebrenica dans les institutions européennes. On déclare « plus jamais ça ». Mais en même temps, on laisse Gaza brûler. On interdit les manifestations de soutien à la Palestine. On criminalise les solidarités. On enterre les vérités sous des discours lisses sur la paix.
Le génocide de Srebrenica a été planifié et commis par les forces de Republika Srpska. Mais il a été rendu possible par un ordre politique international fondé sur l’exclusion, le racisme structurel et l’islamophobie géopolitique. Il fut le point culminant d’une volonté non formulée mais active et présente: que l’Europe post-guerre froide demeure un espace où l’existence politique musulmane reste marginale, voire inconcevable.
Cette volonté n’a jamais été officiellement énoncée. Mais elle s’est traduite par des décisions concrètes : refus d’intervenir, de protéger, d’armer ; reconnaissance d’entités issues de la purification ethnique ; acceptation de la négation du génocide ; réintégration diplomatique de ses auteurs. L’architecture de Dayton a figé ce consensus.
Aujourd’hui, à Gaza, les mêmes mécanismes opèrent à visage découvert. L’impunité n’est plus dissimulée, elle est affirmée. Le droit international est neutralisé. Les victimes sont criminalisées. Le silence devient stratégie. La mémoire de Srebrenica est peut-être célébrée mais elle reste désarmée et inopérante si elle n’est pas reliée à ce présent.
Nous devons donc refuser une mémoire neutralisée, purement compassionnelle. Penser Srebrenica, ce n’est pas simplement pleurer les morts. C’est désigner les responsables, nommer les structures de création de génocide et dénoncer les complicités. C’est articuler la mémoire au politique, l’histoire au présent, la vérité à la lutte.
Contre la logique d’abandon, il faut une politique de la mémoire insoumise. Contre l’impunité, une justice internationale réellement universelle. Et contre l’effacement, une parole collective, transnationale et sans absolument aucune concession envers qui que ce soit.