13.10.2025 à 16:33
Mode éthique : les consommateurs sont-ils autant « responsables » partout dans le monde ?
La prise de conscience de l’impact de l’industrie de la mode sur l’environnement ou sur les droits humains est-elle la même partout dans le monde ? La question mérite d’autant plus d’être posée que cette industrie s’est largement mondialisée. Le consommateur réagit-il de la même façon dans tous les pays, ou bien des différences de culture subsistent-elles ? Ces dernières années, une prise de conscience à l’échelle mondiale a poussé les consommateurs à faire des choix plus éthiques en matière de mode, en privilégiant les droits humains et des pratiques de fabrication durables. De grandes marques internationales, comme Zara, Levi’s ou H&M, font de plus en plus l’objet de critiques vis-à-vis de leurs pratiques : exploitation des travailleurs, discrimination des clients, ou dégâts environnementaux. Un récent voyage d’influenceurs organisé par Shein dans l’une de ses usines a, notamment, suscité une vive polémique. L’entreprise a été accusée de manipuler des influenceurs issus de groupes marginalisés pour faire de la propagande, sans remettre en cause ses pratiques, telles que la sous-rémunération de ses ouvriers, le plagiat de créateurs indépendants, ou l’émission annuelle de 6,3 millions de tonnes de dioxyde de carbone.
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Notre recherche porte sur les différences de réactions des consommateurs face aux fautes morales des marques. Elle s’appuie sur la théorie institutionnelle, selon laquelle les individus et les organisations adaptent leur comportement en fonction des règles, des normes et des attentes définies par les institutions de leur société. En d’autres termes, les systèmes juridiques, les croyances partagées et les normes sociales propres à chaque pays influencent la manière dont les consommateurs perçoivent ce qui est acceptable et la force de leur réaction quand une marque dépasse les limites de l’éthique. Pour comprendre ces réactions – et comment elles varient d’un pays à l’autre – nous avons mené plusieurs études. Nous avons analysé des données secondaires sur les valeurs morales et les pétitions en ligne dans 12 pays : six marchés développés occidentaux (Australie, Canada, Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni et États-Unis) et six marchés émergents d’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Myanmar, Philippines, Thaïlande et Vietnam). Nous avons aussi réalisé des expériences en ligne avec 940 consommateurs en Allemagne et au Vietnam, afin d’examiner comment les consommateurs de différentes régions justifient ou condamnent les fautes morales des marques. Les résultats montrent qu’à travers les cultures, lorsque les consommateurs sont confrontés à des preuves concrètes de manquements éthiques – maltraitance des travailleurs, travail des enfants, publicités racistes, discriminations liées au poids, ou atteintes à l’environnement –, ils réagissent négativement, remettent en cause l’éthique de la marque et accordent moins d’importance au prix. Cette tendance reflète une convergence mondiale des préoccupations éthiques, souvent désignée sous le terme de « hypenorms ». Nous avons cependant mis en lumière une claire fracture éthique entre les sociétés occidentales étudiées et celles de l’Asie de l’Est, notamment dans la manière dont les consommateurs rationalisent les comportements immoraux des marques. La sensibilité morale et les jugements éthiques varient selon les pays et les cultures, en fonction des cadres institutionnels) et des conceptions locales de la justice sociale. Dans les marchés occidentaux développés, comme l’Europe et les États-Unis, des régulations strictes – comme le règlement européen sur la taxonomie verte ou les directives de l’Agence américaine de protection de l’environnement – et un activisme consommateur très actif créent un environnement où les fautes morales des marques entraînent des réactions immédiates et sévères. Les consommateurs y ont des attentes éthiques élevées, et n’hésitent pas à boycotter les marques, signer des pétitions ou dénoncer publiquement leurs dérives via les réseaux sociaux. La responsabilité des entreprises est une exigence forte, et il est difficile pour une marque de se remettre d’un scandale moral. À l’inverse, dans des marchés émergents d’Asie du Sud-Est, comme le Vietnam ou l’Indonésie, des réglementations plus faibles, une sensibilisation limitée des consommateurs et des normes éthiques plus floues mènent à des réactions différentes. L’accessibilité et les prix bas priment souvent sur les considérations morales. Pour de nombreux consommateurs, des pratiques discutables sont tolérées tant que les produits restent abordables. Si la prise de conscience progresse dans ces régions, les consommateurs ont davantage tendance à justifier les comportements douteux des marques. Cette rationalisation morale permet aux marques de continuer à opérer malgré des pratiques qui seraient rejetées dans des marchés plus stricts éthiquement. En Occident, où le consumérisme éthique est très ancré, un seul scandale peut entraîner des pertes financières et de réputation majeures. Les réseaux sociaux amplifient ces réactions, menant à des appels au boycott ou à des réformes internes. Levi’s a par exemple subi de fortes critiques pour la pollution liée à sa production, et Dolce & Gabbana a été très vivement attaqué pour des campagnes publicitaires jugées culturellement offensantes. En Asie du Sud-Est, l’indignation publique face aux dérives des entreprises reste plus discrète. Certains abus – destruction de l’environnement, publicités discriminatoires – provoquent des réactions, mais globalement, les critiques sont moins virulentes. Les contraintes économiques, la sensibilité aux prix, et le manque de solutions alternatives poussent de nombreux consommateurs à privilégier l’accessibilité, même au détriment de l’éthique. Cela ne signifie pas que toutes les marques sont à l’abri dans les marchés émergents. Les gouvernements y renforcent les réglementations et mènent des campagnes de sensibilisation. La pression monte pour que les marques adoptent des pratiques plus responsables. Par ailleurs, les attentes des consommateurs évoluent, notamment chez les jeunes, plus informés sur les enjeux de la mode éthique et plus prompts à s’exprimer en ligne. Des mouvements comme #WhoMadeMyClothes gagnent en popularité en Asie du Sud-Est, mobilisant la jeunesse autour des questions de transparence et de durabilité. Notre étude suggère plusieurs stratégies pour les marques qui souhaitent conserver la confiance des consommateurs à travers différentes cultures : Les campagnes marketing doivent éviter les sujets polémiques liés à l’origine ethnique, à la culture ou à la discrimination – notamment, dans les marchés émergents. Les entreprises doivent évaluer régulièrement l’impact de leurs pratiques sur la perception des consommateurs, car cette perception influence directement la valeur perçue du produit ou du service et celle du prix demandé. En Asie du Sud-Est, les marques doivent miser sur une éducation progressive des consommateurs en intégrant des messages de responsabilité sociale à long terme. Des lignes de produits durables et une communication éthique peuvent séduire les consommateurs soucieux de cette dimension éthique, tout en restant abordables pour ceux qui sont plus inquiets du prix de ce qu’ils achètent. Nos recherches mettent en évidence les liens complexes entre culture, éthique et comportement des consommateurs. Si les acheteurs occidentaux se montrent plus prompts à sanctionner les marques fautives, leurs homologues d’Asie du Sud-Est ont davantage tendance à rationaliser ces fautes. Mais l’éthique progresse partout dans le monde. Certaines violations à celle-ci, comme l’exploitation flagrante des travailleurs ou les discriminations raciales, sont désormais universellement rejetées. Pour les marques mondiales, le défi est donc de conjuguer responsabilité éthique et adaptation aux attentes locales. Miser sur la durabilité, sur la transparence et sur des messages éthiques adaptés à chaque marché est désormais crucial pour prospérer dans un monde de plus en plus conscient et exigeant. Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 1742 mots
Des réactions variables
Fracture éthique
L’importance du prix
Des attentes qui évoluent
Ce que les marques doivent retenir
Un avenir universel ?
13.10.2025 à 16:32
Quand les muscles se rebellent : la dystonie, un trouble du mouvement sous-diagnostiqué
La dystonie se caractérise par des mouvements musculaires involontaires qui peuvent se révéler très invalidants. On fait le point sur ce trouble du système nerveux central qui reste méconnu. En France, 20 000 personnes environ seraient concernées. Quand nous pensons à un trouble du mouvement, le tremblement associé à la maladie de Parkinson nous vient immédiatement à l’esprit. Mais il existe un autre groupe d’affections, tout aussi invalidantes et beaucoup moins connues, qui affectent profondément la qualité de vie des personnes qui en souffrent.
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L’une d’entre elles est la dystonie, un trouble du système nerveux central qui peut apparaître à tout âge et qui pourrait toucher pas moins de 1 % de la population mondiale. Elle se caractérise par des contractions musculaires involontaires, soutenues ou intermittentes, qui peuvent provoquer des mouvements et des postures de torsion anormales, souvent accompagnés de douleurs et de déformations articulaires. De plus, les mouvements dystoniques peuvent également être associés à des tremblements. La dystonie s’aggrave généralement avec la fatigue, le stress et les états émotionnels négatifs, mais l’état s’améliore pendant le sommeil et avec la relaxation. Son intensité peut également être réduite grâce à des astuces sensorielles, qui consistent en des gestes volontaires tels que toucher son menton ou ses sourcils, mettre un cure-dent dans sa bouche ou un foulard autour de son cou. En ce qui concerne les causes, il existe un large éventail de facteurs déclenchants possibles. La dystonie peut être héréditaire, suite à certaines mutations génétiques qui affectent la transmission de la dopamine ou les circuits des noyaux basaux du cerveau. Il existe également des dystonies dites secondaires, ou acquises, qui résultent de lésions structurelles du système nerveux central (comme des traumatismes, accidents vasculaires cérébraux, encéphalites ou tumeurs), d’une exposition à des médicaments et de maladies métaboliques ou dégénératives. Enfin, les dystonies idiopathiques, d’origine inconnue, sont les plus fréquentes. La forme la plus courante de ce trouble chez l’adulte est la dystonie focale, qui touche une région spécifique du corps. Dans cette catégorie, la plus connue et la plus fréquente est la dystonie cervicale (également appelée torticolis spasmodique) qui touche les muscles du cou et parfois aussi l’épaule. Elle se manifeste par des mouvements de la tête de droite à gauche (comme pour dire « non-non ») ou de haut en bas (comme pour dire « oui-oui »). Les autres formes de dystonie focale sont les suivantes : Le blépharospasme, qui provoque des mouvements involontaires des muscles des paupières et entraîne un clignement excessif ou une fermeture involontaire des yeux. La dystonie de l’écrivain, qui touche la main et le bras lors d’activités spécifiques, telles que l’écriture. La dystonie oromandibulaire, c’est-à-dire la contraction des muscles de la partie inférieure du visage et des muscles superficiels du cou (qui inclut parfois une dystonie de la langue). La dystonie laryngée ou dysphonie spasmodique, qui correspond à la contraction anormale des muscles qui régulent la fermeture et l’ouverture des cordes vocales et entraîne des difficultés d’élocution. Et comme si cela ne suffisait pas, outre les dystonies focales mentionnées ci-dessus, il existe d’autres variétés de dystonies : la dystonie segmentaire, qui touche deux ou plusieurs parties adjacentes du corps (comme le syndrome de Meige qui affecte les muscles du visage, de la mâchoire et de la langue) ; la dystonie généralisée, qui touche la majeure partie du corps, y compris le tronc et les membres ; l’hémidystonie qui concerne tout un côté du corps ; et la dystonie multifocale, localisée au niveau de deux ou plusieurs parties non contiguës du corps. Bien que la dystonie soit incurable, il existe des traitements susceptibles d’améliorer considérablement la qualité de vie du patient. Il est important de disposer d’une équipe interdisciplinaire de professionnels comprenant des neurologues, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes, des orthophonistes et des psychologues spécialisés dans les troubles du mouvement. Une approche globale combinant soins médicaux, soutien émotionnel et accompagnement humain peut faire la différence et aider ces patients à retrouver confiance en eux. Au sein de ces équipes, la physiothérapie joue un rôle primordial. Elle vise à améliorer la mobilité, réduire la douleur et aider les patients à gérer leurs mouvements involontaires, ce qui favorise ainsi leur fonctionnalité et leur autonomie dans leur vie quotidienne. Actuellement, certains champs de la recherche sur la dystonie s’intéressent au développement d’études génétiques, de nouvelles thérapies pharmacologiques et d’interventions de stimulation cérébrale. En France (d’après l’Institut du cerveau) ou en Espagne (selon les données de la Société espagnole de neurologie, SEN), plus de 20 000 personnes sont touchées par un type de dystonie. Mais ce chiffre pourrait être beaucoup plus élevé car il s’agit de l’un des troubles du mouvement les plus sous-diagnostiqués. (À noter que la prévalence de la dystonie varie selon les régions du monde et le groupe ethnique, ndlr). La dystonie est souvent confondue avec le tremblement parkinsonien, le tremblement essentiel, des tics, des myoclonies (qui correspondent à un autre type de mouvements rapides et involontaires), le trouble psychogène du mouvement ou même la scoliose. Il s’agit d’une maladie très invalidante. Son impact sur la qualité de vie ne se traduit pas seulement par des difficultés physiques. Le stress, l’anxiété et la dépression sont fréquents chez les patients, du fait de la nature chronique de la maladie. Pour vous donner une idée, la plupart des membres de l’Association espagnole de dystonie (ALDE) ont un taux d’invalidité moyen reconnu qui est compris entre 33 % et 65 %, et dans de nombreux cas, qui est supérieur à ces chiffres. Les personnes atteintes de cette maladie ont tendance à ne pas parler de leur état ni à se montrer en société, ce qui rend la maladie encore plus invisible. Elles vivent souvent recluses en raison de la douleur constante, des troubles émotionnels et de la stigmatisation sociale. Pour les personnes atteintes de dystonie et leurs familles, plusieurs organisations offrent soutien, informations et ressources : L’Amadys, l’association française des malades atteints de dystonie Orphanet, le portail dédié aux maladies rares La Dystonia Medical Research Foundation (DMRF) En Espagne, il existe des groupes de soutien, destinés aux patients et à leurs proches, qui aident à partager expériences et stratégies de gestion de la maladie. En définitive, la dystonie reste largement méconnue. Le manque de connaissances et la stigmatisation associée aux troubles neurologiques rares rendent difficiles le diagnostic précoce et l’accès à des traitements adaptés. Sensibiliser le grand public, former les professionnels de santé et encourager la recherche fondamentale et clinique sont des mesures essentielles pour améliorer le pronostic des personnes atteintes de ce trouble. Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 1772 mots
Un large éventail de manifestations
Comment traiter ce trouble
Une maladie très invalidante
Ressources et soutien
13.10.2025 à 16:30
Tony Blair est-il l’homme de la situation pour Gaza ?
Au vu de ce qui transparaît du plan élaboré pour Gaza par l’administration Trump, qui lui confère un rôle éminent, il semble que l’action de l’ancien premier ministre britannique Tony Blair sera comparable à son travail en tant qu’envoyé spécial du Quartet en Palestine (2007-2015), qui s’était soldé par un échec, plus qu’à son implication dans l’accord du Vendredi saint qui, en 1998, avait mis fin à trente ans de conflit armé en Irlande du Nord… Tony Blair, l’homme choisi par Donald Trump pour jouer un rôle clé dans la supervision de la gouvernance de Gaza après la guerre, n’en est pas à sa première négociation d’un plan de paix. Premier ministre du Royaume-Uni de 1997 à 2007, Blair a contribué en 1998 à la conclusion de l’accord du Vendredi saint, qui a permis de mettre un terme aux violences sectaires en Irlande du Nord. Après son départ du 10, Downing Street, Blair est immédiatement devenu envoyé spécial du Quartet – un groupe diplomatique regroupant l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Union européenne (UE), les États-Unis et la Russie pour élaborer une solution durable au conflit israélo-palestinien. Il est demeuré à ce poste jusqu’en 2015. Comme l’ont tragiquement montré le carnage commis le 7 octobre 2023 par le Hamas et les ravages qui ont été ensuite infligés à Gaza par Tsahal, récemment qualifiés de génocide par un organe des Nations unies, le Quartet a échoué dans sa mission. Le plan de paix en 20 points actuellement en discussion par les parties prenantes en Égypte est succinct : il insiste sur le retour des otages israéliens encore détenus par le Hamas, la démilitarisation de la bande de Gaza et la création d’une force de sécurité internationale pour opérer sur place. Par ailleurs, ce plan ne soutient pas l’expulsion des Palestiniens de Gaza – contrairement à certaines propositions précédentes formulées par l’administration Trump et qualifiées par des associations de défense des droits humains de plans de « nettoyage ethnique ». Le 8 octobre 2025, Trump a annoncé le lancement d’une phase initiale du plan de paix. Un accord a été trouvé sur l’échange des otages contre des prisonniers ainsi qu’une trêve des combats. Mais les négociations sont toujours en cours sur divers points d’achoppement, notamment le désarmement des groupes combattants gazaouis. L’accord prévoit également qu’après la guerre, Gaza soit gouvernée par un comité palestinien provisoire « technocratique » et « apolitique ». Cet organe temporaire sera supervisé par un « Conseil de paix » dirigé par Trump lui-même. D’autres membres dont les noms n’ont pas été communiqués y siégeront également, mais le seul nom qui a été annoncé à ce stade est celui de Tony Blair, qui, selon certaines informations, était en pourparlers avec l’administration Trump depuis un certain temps pour élaborer le plan de paix actuel. En tant que spécialiste des relations internationales et de la politique palestinienne, je crains que cette proposition ne comporte les mêmes limites et les mêmes défauts que les précédents plans de paix imposés aux Palestiniens par des organismes extérieurs, notamment les efforts du Quartet de Blair et les précédents accords d’Oslo, et qu’elle soit très éloignée des mécanismes qui ont permis de consolider la paix en Irlande du Nord. La faille principale que les critiques voient dans le plan actuel est qu’il ne mentionne pas le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté, un droit pourtant inscrit dans le droit international. Le plan ne prévoit pas non plus de participation significative des Palestiniens, que ce soit par l’intermédiaire de leurs représentants légitimes ou par le biais de mécanismes visant à garantir l’adhésion de la population. Au contraire, le nouveau cadre est asymétrique, puisqu’il permet au gouvernement israélien d’atteindre bon nombre de ses objectifs politiques tout en imposant plusieurs niveaux de contrôle international et en n’évoquant que des garanties vagues pour le peuple palestinien, et ce, uniquement si celui-ci se conforme aux exigences des auteurs du texte. En l’état, ce plan s’inscrit dans la continuité de ce que les politologues qualifient de « paix illibérale » en matière de résolution des conflits. Dans un article publié en 2018, des chercheurs ont défini la « paix illibérale » comme une paix dans laquelle « la cessation du conflit armé est obtenue par des moyens […] ouvertement autoritaires ». Une telle paix est obtenue grâce à « des méthodes qui évitent les véritables négociations entre les parties au conflit, rejettent la médiation internationale et les contraintes à l’usage de la force, ignorent les appels à s’attaquer aux causes structurelles sous-jacentes du conflit et s’appuient plutôt sur des instruments de coercition étatique et des structures hiérarchiques de pouvoir ». Parmi les exemples passés, on peut citer la gestion des conflits au Kurdistan turc, en Tchétchénie ou encore, tout récemment, au Haut-Karabakh. Cela contraste avec d’autres accords de paix conclus ailleurs, dans des cadres diplomatiques plus inclusifs, comme en Irlande du Nord. Pendant plus de trente ans, le territoire avait été embourbé dans des violences sectaires entre les « loyalistes », majoritairement protestants et désireux de rester rattachés au Royaume-Uni, et la minorité catholique, qui entendait faire partie d’une république irlandaise unifiée et indépendante. Pour mettre fin à ce conflit armé, le processus de paix a inclus toutes les parties concernées, y compris les différents groupes combattants. De plus, le processus de paix en Irlande du Nord a explicitement impliqué la population irlandaise et lui a permis de s’exprimer à travers deux référendums distincts. Les habitants d’Irlande du Nord ont voté pour ou contre le plan, tandis que ceux de la République d’Irlande ont voté pour ou contre l’autorisation donnée à l’État irlandais de signer l’accord. Grâce à ce processus inclusif et démocratique, le conflit n’a toujours pas repris depuis vingt-sept ans. Si Tony Blair n’a pas lancé le processus de paix en Irlande du Nord, son gouvernement a joué un rôle central, et c’est lui qui a déclaré que « la main de l’histoire » reposait sur l’épaule de ceux qui ont participé aux derniers jours des négociations. Le processus nord-irlandais, couronné de succès, contraste fortement avec les nombreux processus de paix qui ont échoué au Moyen-Orient, lesquels s’inscrivent davantage dans le concept de « paix illibérale ». La tentative la plus sérieuse en faveur d’une paix durable a été celle des accords d’Oslo de 1993, par lesquels l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a accepté le droit d’Israël à exister, renonçant à ses revendications sur une grande partie de la Palestine historique, en échange de la reconnaissance par Israël de l’OLP comme représentant légitime du peuple palestinien. Ce processus a conduit à la création de l’Autorité palestinienne, qui était censée exercer une gouvernance limitée à titre provisoire, et à la tenue d’élections présidentielles et parlementaires afin d’impliquer la population palestinienne. Mais comme l’ont depuis admis de nombreux anciens responsables américains, les accords étaient asymétriques : ils offraient aux Palestiniens une reconnaissance sous l’égide de l’OLP, mais peu de perspectives pour parvenir à une solution négociée dans un contexte d’occupation par un pays souverain bien plus puissant. Le processus de paix s’est effondré lorsque cette asymétrie est apparue clairement. Les deux parties entendaient des choses très différentes par le mot « État ». Le gouvernement israélien envisageait une forme d’autonomie limitée pour les Palestiniens et poursuivait l’expansion des colonies et l’occupation militaire. Les Palestiniens, quant à eux, envisageaient un État légitime exerçant sa souveraineté. Pour aggraver les problèmes, les Palestiniens n’ont jamais eu un pouvoir de négociation égal, et les accords manquaient d’un arbitre neutre, les États-Unis, le principal médiateur, penchant clairement en faveur de la partie israélienne. Oslo était censé être un processus limité dans le temps afin de donner aux négociateurs le temps de résoudre les questions en suspens. Dans la pratique, il a servi à couvrir diplomatiquement, des années durant, un statu quo dans lequel les gouvernements israéliens se sont éloignés d’une solution à deux États tandis que les Palestiniens sont devenus de plus en plus fragmentés politiquement et géographiquement dans un contexte de difficultés et de violences croissantes. Le processus de paix d’Oslo s’est effondré au début du mandat du gouvernement Blair, alors même que celui-ci contribuait à mettre la touche finale à l’accord du Vendredi saint. Dans le contexte israélo-palestinien actuel, Blair risque de répéter les erreurs d’Oslo. Il s’apprête à siéger au sein d’un organisme international non démocratique chargé de superviser un peuple soumis à une occupation militaire de facto. De plus, bien que le plan Trump dépende de l’approbation du Hamas, ce mouvement n’aura aucun rôle à jouer après la phase initiale. En effet, le cadre stipule explicitement que le Hamas doit être exclu de toute discussion future sur l’après-guerre à Gaza. De plus, aucun autre groupe palestinien n’est directement impliqué ; le principal rival du Hamas, le Fatah, qui contrôle l’Autorité palestinienne en Cisjordanie occupée, n’est mentionné que brièvement. Quant à l’Autorité palestinienne, il n’y a qu’une vague allusion à la réforme de cet organisme. De même, il n’a été fait aucune mention de ce que le peuple palestinien pourrait réellement souhaiter. À cet égard, l’organe proposé rappelle la création de l’Autorité provisoire de la coalition dirigée par les États-Unis lors de l’invasion de l’Irak (2003-2004). Cet organisme, qui a gouverné l’Irak immédiatement après l’invasion, a été sévèrement critiqué pour sa corruption et son manque de transparence. L’échec de la guerre en Irak et l’implication du Royaume-Uni dans ce conflit ont contribué à la démission de Tony Blair de son poste de premier ministre en 2007, après quoi il a occupé la fonction d’envoyé spécial du Quartet. Formé par l’ONU, les États-Unis, l’UE et la Russie, le Quartet était chargé de préserver une forme de solution à deux États et de mettre en œuvre des plans de développement économique dans les villes palestiniennes. Mais lui aussi a échoué à répondre aux réalités politiques changeantes sur le terrain, alors que les colonies israéliennes s’étendaient et que l’occupation militaire s’intensifiait. Selon ses détracteurs, le Quartet aurait largement ignoré le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté, se concentrant plutôt sur une amélioration marginale des conditions économiques et sur des initiatives superficielles. La dernière proposition soutenue par les États-Unis s’inspire largement de cette approche. Même si elle apporte à court terme un répit bienvenu aux souffrances des Gazaouis, une résolution durable et mutuellement acceptée du conflit israélo-palestinien qui dure depuis plusieurs décennies nécessite ce que le plan de Trump met de côté : l’autodétermination palestinienne. En Irlande du Nord, Blair avait compris l’importance d’une médiation neutre et de l’adhésion de toutes les parties au conflit et de la population elle-même. Le plan auquel il participe aujourd’hui semble fonctionner selon un calcul très différent. Dana El Kurd est membre de l'Arab Center de Washington. Texte intégral 2460 mots
Un plan qui prend racine dans une « paix illibérale »
Le cas de l’Irlande du Nord
Échec à Oslo
Répéter les erreurs à Gaza ?