28.07.2025 à 16:25
Jeux Olympiques 2030 : vous reprendriez bien un peu de VSA ?
La lutte contre la vidéosurveillance algorithmique (VSA) est une bataille de longue haleine. L’expérimentation officielle, menée au prétexte des Jeux Olympiques, s’est pourtant achevée fin mars et a été émaillée de multiples défaillances. En parallèle, les luttes locales s’intensifient dans les villes où ces logiciels sont déployés illégalement. Le gouvernement veut pourtant remettre une pièce dans la machine. Ainsi, le projet de loi sur les Jeux Olympiques d’hiver 2030 propose de repartir pour un tour d’expérimentation de deux ans. Le texte a déjà été examiné au Sénat et devrait arriver à l’Assemblée Nationale à la rentrée. Une pierre de plus à l’édifice de la surveillance algorithmique de l’espace public… Il y a deux ans déjà, nous luttions contre la loi relative aux Jeux Olympiques de 2024. Elle prévoyait, pour la première fois en Europe, le déploiement de logiciels de reconnaissance de comportements en temps réel dans l’espace public. Adopté au printemps 2023, ce texte a autorisé la police, la gendarmerie et les opérateurs de transports à utiliser les logiciels d’entreprises privées de VSA pendant plus d’un an et bien au-delà des seuls Jeux d’été. Ces algorithmes ont analysé les foules lors de concerts, matchs de foots, fêtes de la musique et autres événements publics au gré des envies des pouvoirs publics. Ce premier round s’est achevé le 31 mars 2025 avec, à la clé, une évaluation officielle qui faisait état des résultats peu probants, pour ne pas dire que la VSA n’avait servi à rien du tout. Mais le gouvernement, déterminé à imposer la surveillance automatisée et la reconnaissance faciale, ne souhaite pas s’arrêter en si bon chemin. Plutôt que de conclure à l’abandon de ces logiciels, il persiste, espérant que ces systèmes finissent par fonctionner un jour. Au mois de février dernier, le ministre des transports tentait ainsi un coup de force à l’Assemblée en faisant voter un amendement qui prolongeait l’expérimentation jusqu’en 2027 dans une loi qui n’avait rien à voir. Raté ! Le Conseil constitutionnel a estimé qu’il s’agissait d’un cavalier législatif et l’a censuré. Face à cet obstacle, les promoteurs de la Technopolice se devaient de trouver une manière de revenir à la charge. Et quoi de mieux que de tenter une combine qui a déjà marché ? Les Jeux d’hiver de 2030, qui auront lieu dans les Alpes, sont ainsi apparus comme une parfaite excuse pour légitimer une nouvelle salve d’expérimentations. A l’instar des Jeux de 2024, le gouvernement utilise la dimension exceptionnelle de ce méga-événement sportif pour mettre en oeuvre une politique prétendument expérimentale et donc socialement plus acceptable. Comme le théorise le chercheur Jules Boykoff, les Jeux Olympiques agissent comme un accélérateur de politiques exceptionnelles. Ils prennent appui sur un moment de fête ou de spectacle, par essence « extra-ordinaire », où les règles politiques peuvent être temporairement suspendues, pour faire progresser des politiques qu’ii aurait été impossibles de mettre en place en temps normal. Pour prolonger l’utilisation de la vidéosurveillance algorithmique, le projet de loi déposé par le gouvernement relatif à l’organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 prévoit ainsi un article 35 expéditif : « L’expérimentation mise en œuvre sur le fondement de l’article 10 de la loi [relative aux JO 2024] est reconduite, dans les mêmes conditions, jusqu’au 31 décembre 2027. » La stratégie mise en oeuvre ici est de prétendre que cette pérennisation serait indolore et presque anodine puisqu’il n’y a aucune modification du cadre légal. Il s’agirait uniquement de prolonger les « petites expériences » de la police. Telle est notamment la position du Conseil d’État. Consulté pour avis, il estime « que la reconduction pure et simple du dispositif, contraignant mais protecteur, auquel il a déjà donné un avis favorable (…) et que le Conseil constitutionnel a expressément reconnu comme conforme à la Constitution (…) répond de manière adéquate au bilan de l’évaluation et permettra, au terme de cette période, de décider de l’abandon ou de la pérennisation de la technique ». Rappelons que le choix de poursuivre ou non devait initialement être fait en 2025 et qu’avec cette logique, il serait possible « d’expérimenter » à l’infini. La CNIL, elle, n’a même pas été sollicitée pour avis, ce qui illustre une nouvelle fois le peu d’égard que lui accorde le gouvernement. Pourtant, si la loi était votée en l’état, des dizaines et dizaines d’utilisations de la VSA, voire des centaines, pourraient être mises en oeuvre dans les rues de France, d’ici à la fin de l’année 2027. La loi de 2023 permet en effet que cette technologie de surveillance de masse puisse être utilisée pour tout événement récréatif, sportif ou culturel, sur simple autorisation d’un préfet. Lors du passage du texte au Sénat, les parlementaires ont d’ores et déjà étendu le périmètre des personnes pouvant utiliser le dispositif de VSA aux simples agents municipaux chargés du visionnage des images de surveillance, donc potentiellement à toutes les villes de France équipées de caméras. De plus, si le cadre juridique de 2023 limitait le déploiement d’algorithmes à huit cas d’usage, les volontés d’étendre l’expérimentation à davantage de situations est sur toutes les lèvres des promoteurs de la VSA, et ce depuis plusieurs mois. Or, plutôt que de modifier la loi, Julie Mercier, directrice du comité de pilotage et de la DEPSA (direction des entreprises et partenariats de sécurité et des armes), chargée de piloter l’expérimentation au sein du ministère de l’intérieur, assumait récemment dans une interview au média spécialisé AEF vouloir « déverrouiller » le sujet dans la loi JOP 2030. Elle précise, concernant les cas d’usages, vouloir « regagner de la souplesse à travers les décrets ». En d’autres termes, il s’agirait d’étendre le périmètre de l’expérimentation par des actes administratifs du gouvernement, en dehors de tout débat parlementaire et de tout contrôle démocratique. Un tel élargissement du dispositif pourrait par exemple inclure la recherche et le suivi de personnes, comme cela est demandé par la SNCF et la RATP dans le rapport d’évaluation ou bien la reconnaissance de banderoles militantes tel que suggérée par le député LR Eric Pauget. On peut aussi s’attendre à ce que les récentes annonces de Bruno Retailleau et Gérald Darmanin concernant la reconnaissance faciale en temps réel soient poussées par voie d’amendement au cours de l’examen du projet de loi. Il faut le rappeler : la vidéosurveillance algorithmique s’assimile à une surveillance de masse automatisée de l’espace public et à ce titre est totalement inacceptable. De plus, ces logiciels sont déployés de façon illégale dans de nombreuses villes de France, comme à Lille ou Saint-Denis, et le gouvernement lui-même l’a déployée de manière totalement illégale ces dernières années. Obsédé par l’objectif d’une légalisation de cette technologie, souhaitant conforter les industriels du secteur de la surveillance qui fournissent les algorithmes, le gouvernement enchaîne les justifications grossières pour mieux imposer la VSA. Pour les Jeux Olympiques de 2024, les mouvements de foule étaient brandis comme le prétexte ultime pour s’équiper de ces logiciels. Après les Jeux, l’inutilité et l’inefficacité de la VSA ont été écartés d’un revers de main, avec l’excuse selon laquelle leur intérêt était de toute façon mineur compte tenu du grand nombre de policiers sur le terrain. Désormais, pour l’édition de 2030, la ministre des sports Marie Barsacq explique très sérieusement que « là, on va être dans les territoires de montagnes. On n’aura pas autant de forces de l’ordre […] donc, la vidéo algorithmique pourra être beaucoup plus pertinente ». Sachant que l’expérimentation est prévue jusqu’en 2027 pour un évènement qui se tiendra en 2030… Logique on vous a dit ! On pourrait se moquer du ridicule de ce texte et de ces stratégies si seulement la composition de l’Assemblée nationale ne rendait pas très probable l’adoption du texte. Dominée par l’extrême droite, obnubilée par les thèmes sécuritaires, il y a fort à parier que l’Assemblée laisse passer cet article sans encombre. Nous scruterons donc attentivement les avancées et débats dès que ce texte sera débattu dans l’hémycicle de l’Assemblée nationale à la rentrée. En attendant, nous devons continuer à faire valoir le refus populaire de ce projet de société. Cela passe notamment par l’échelon local : il ne faut pas lâcher les combats au niveau des villes et des villages contre les projets mortifères de vidéosurveillance, en particulier dans le contexte des élections municipales de 2026. Pour vous y aider n’hésitez pas à consulter notre brochure et nos ressources sur notre page de campagne. Aussi, pour soutenir ce travail vous pouvez nous faire un don ! Texte intégral 1889 mots
Surveiller à tout prix
Minimiser pour mieux forcer
L’hypocrisie comme moteur
24.07.2025 à 13:55
Pourquoi la technocritique d’Anti-Tech Resistance n’est pas la nôtre
Comme de nombreuses associations, collectifs et personnes, nous avons reçu des sollicitations de la part d’Anti-Tech Résistance. Bien qu’iels affirment s’opposer à la surveillance technopolicière et à l’IA nous avons refusé de travailler avec elleux en raison de leur propos confus. Nous republions donc cette tribune éclairante sur les problèmes que représente ATR rédigée par des membres de divers collectifs dont Technopolice Paris Banlieue. Ce texte est issu d’un travail collectif entre des membres des collectifs l’AG Antifa Paris 20e, Extinction Rebellion, Désert’Heureuxses, le Mouton Numérique, la SAMBA (Section Antifasciste Montreuil Bagnolet et Alentours), Soin Collectif Île-de-France, Technopolice Paris Banlieue, Voix Déterres … et des allié·es d’autres horizons. Vous pouvez le télécharger en format brochure ici. À l’heure où les idées d’extrême-droite et réactionnaires 1 sont de plus en plus répandues, il est important de savoir avec qui nous pouvons lutter, et avec qui nous ne voulons ni ne pouvons nous organiser. Cela passe par de la veille, de la sensibilisation et des actions contre les projets réactionnaires et ennemis de l’émancipation de toutes et tous, dont Anti-Tech Resistance fait partie. Fondé en 2022 à Rennes par des anciens membres de Deep Green Resistance 2, ATR est un groupe qui se présente comme un mouvement révolutionnaire qui a pour objectif de démanteler le système technologique au nom d’une «écologie radicale anti-industrialiste» en diffusant en France les idées de Theodore Kaczynski, un ancien universitaire étatsunien ayant perpétré des attentats meurtriers à la bombe ciblés pendant 17 ans 3. Ces derniers temps, le collectif a bénéficié d’une certaine visibilité 4 : par l’organisation d’actions comme le contre-sommet de l’IA et l’interruption en fanfare d’un contre-sommet concurrent en février 2025 ; par sa maîtrise des outils de communication, particulièrement sur les réseaux sociaux où le collectif a su trouver une audience ; par sa présence grandissante et envahissante dans nos réunions et nos événements, où il vient recruter et défendre sa position technocritique 5 soi-disant radicale 6. Par son horizon politique qui se reflète dans ses modes d’action, ATR s’oppose à la pluralité des existences et la variété de collectifs et de stratégies de lutte qu’elle crée, au nom d’une « efficacité » creuse. De plus, il alimente le confusionnisme qui arme l’extrême-droite. Ainsi, ce texte a pour objectif d’expliciter ce qui pose problème dans le projet porté par le collectif 7 . ATR entretient une proximité tant idéologique qu’organisationnelle avec des figures et collectifs dont les intérêts et positions sont radicalement incompatibles avec l’émancipation de tousxtes. Cette proximité, qui se traduit par la mise en avant sur leur site et leur blog de ces personnes, par la complaisance ou par le soutien affirmé, participe à la légitimation de figures politiques, ou de concepts utilisés par des groupes sexistes, islamophobes, antisémites, validistes et transphobes. Ici, l’encombrante figure de Theodore Kaczynski, omniprésente sur le blog d’ATR, avec une centaine de citations, est primordiale. Celui-ci a notamment défendu une vision de la révolution qui se ferait non seulement sans, mais contre «les gauchistes» 8 et les mouvements antiracistes qu’il juge comme racialistes 9. De plus, il a aussi promu la primauté de la famille dans l’éducation sexuelle 10, le recours à la violence comme méthode d’éducation 11 et exprimé sa fascination pour les régimes autoritaires 12. Parmi les autres influences les plus citées et alliées de leurs événements, on trouve par exemple Renaud Garcia, présenté comme un « penseur anarchiste contemporain », pourtant réputé pour ses prises de positions anti-trans 13 ou encore le collectif Pièces et Mains d’Œuvre, groupe antiqueer, islamophobe et sexiste 14 ou encore Floraisons, média résolument transphobe à qui il emprunte sa « culture de résistance » 15. Non content de citer les anti-« wokistes » d’hier et d’aujourd’hui, ATR les convie à leurs tables. Ainsi le journal La Décroissance est invité à l’Assemblée Anti-Industrielle Parisienne (AGAIP) initiée par ATR le 17 janvier 2025 et à son « Contre-sommet de l’IA » du 8 février 2025, à tenir un stand et à y intervenir. Or, il n’est plus permis de douter du tournant réactionnaire, islamophobe et transphobe du journal 16. De plus, ils entretiennent une porosité indubitable avec un langage et des concepts réactionnaires. C’est ainsi qu’ils ont participé à la publication d’un tract reprenant la rhétorique du « grand remplacement » 17 : « Se soumettre à l’IA, c’est perdre sa capacité en tant qu’humain à réfléchir et créer sans l’aide d’un ordinateur. C’est accepter le grand remplacement des humains par la machine, par la perte des milliers d’emplois que va causer le développement de l’IA » 18. Une reprise rhétorique (sans guillemets ni détournement) qui légitime de fait un concept issu de la plus identitaire des extrêmes droites. On pourrait aussi interroger le détournement du #redpill employé par les masculinistes, en #tedpill, en référence à « Ted » Kaczynski 19 ou le recours à des traductions d’extrême droite de l’auteur 20. ATR n’emprunte pas qu’aux réactionnaires et revendique de « piocher des idées chez d’autres quand celles-ci peuvent servir à la lutte antitech » 21. Il ne faut toutefois pas se tromper : ces emprunts sont opportunistes et sélectifs et tendent au confusionnisme 22, technique rhétorique déjà présente chez Theodore Kaczynski 23. Il en va ainsi de l’anarchisme, mouvement auquel ATR dédie un dossier entier sur son blog 24 mais qui réussit le tour de force d’expliquer sa proximité idéologique avec ce courant au travers de ses auteurs diffusant les idées les plus discriminatoires – Pierre-Joseph Proudhon 25 ou Renaud Garcia – sans qu’à aucun moment leurs positions oppressives ne soient même abordées. De plus, alors que les questions de l’éthique, d’une culture collective de la liberté et la lutte conjointe et nécessaire contre l’ensemble des dominations sont centrales chez les anarchistes, ATR ne retient que certaines conséquences de ces pensées : la lutte contre l’État et la nécessité révolutionnaire. Plus globalement, le choix de références exclusivement masculines s’accompagne d’une absence totale de prise en compte des savoirs issus notamment des luttes féministes, antiracistes ou dévalidistes. Les auteurs cités partagent pour la plupart une vision homogène, blanche, valide et viriliste, dont les angles morts révèlent une absence d’approche intersectionnelle. Si on ne compte plus les attaques contre les « gauchistes » et les « progressistes », on peut constater que le collectif s’appuie sur ces autres luttes. La stratégie d’ATR de disqualifier systématiquement les autres collectifs écologistes et technocritiques a pour objectif de recruter des membres en se présentant comme la seule alternative. Elle a surtout pour conséquence de parasiter les collectifs qui tentent de conjuguer une lutte efficace contre le techno-capitalisme avec la construction d’une société juste et égalitaire. Cela a été le cas pour les Soulèvements de la Terre (SDT). Après avoir tenté à plusieurs reprises de recruter dans des groupes locaux des SDT, ATR a publié sur son blog pas moins de trois articles critiquant durement tant le positionnement politique du collectif écologiste que ses stratégies de luttes. Ce désaccord stratégique n’a pas empêché ATR d’organiser ou de participer à des actions inspirées des stratégies promues par les SDT 26. ATR met également en place des stratégies d’entrisme et de noyautage, jusqu’à la prise de contrôle de groupes locaux. C’est ce qui est arrivé à Extinction Rebellion (XR), dont le groupe local rennais est aujourd’hui contrôlé par des membres d’ATR et n’a plus de liens avec le reste du mouvement 27. Cela leur permet de revendiquer en tant qu’Extinction Rebellion des actions qu’Anti-Tech Resistance entend mener et de présenter comme porte-parole d’XR des personnes inconnues du mouvement. Cette manœuvre – observée et combattue notamment autour du Sommet de l’IA début 2025 – vise à faire croire qu’ATR agit au sein d’une coalition 28. Pour ATR, la technologie post-industrielle est la racine de tous les maux contemporains et toute autre lutte ne fait que retarder la révolution anti-tech. Dans la droite lignée de Theodore Kaczynski, le collectif établit comme évidente et nécessaire une stratégie à but unique : le démantèlement du système techno-industriel. Les personnes subissant le capitalisme, le patriarcat, le racisme, l’homophobie ou la transphobie devraient donc attendre le démantèlement de ce système pour lutter contre les systèmes de domination 29. ATR admet sans détour qu’il « ne milite pas (…) pour des causes progressistes (féminisme, antiracisme, luttes LGBT, animalisme, écologisme, etc.) » 30. D’après le collectif, la multiplication des cibles entraîne une dilution de l’impact des actions collectives et une couverture nécessairement incomplète des sujets traités : « les luttes sociales accentuent la résilience du système technologique » 31. La référence à la figure de Theodore Kaczynski permet ici d’éclairer son instrumentalisation des luttes émancipatrices à des fins stratégiques : « Le véritable mouvement anti-tech rejette toute forme de racisme ou d’ethnocentrisme. Absolument pas par “tolérance”, “pluralisme”, “multiculturalisme”, “égalité” ou “justice sociale”. Le rejet du racisme est – purement et simplement – un impératif stratégique » 32. Ça a le mérite d’être clair : pour le collectif, « les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer avec la réalisation de notre objectif » et leur « seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat » 33. Pourtant de nombreux collectifs parviennent à allier une position anti-industrielle, une attention à l’intersectionnalité des luttes, l’horizontalité et aux attaques concrètes (sabotages, blocages, mobilisation…) 34. Chez ATR, la technologie est vue comme intrinsèquement mauvaise, corruptrice et dotée d’une volonté propre, telle un « système indivisible et auto-entretenu » 35. Pour le collectif, le mal n’est pas dans les usages sociaux ou les conditions de production et d’exploitation des technologies, mais dans la nature même des choses (ici, la technologie). C’est ainsi que, dans le discours d’ATR, la « Technologie » devient le fer de lance du monde artificiel qui « détruit la vie ». La radicalité écologique et la technocritique ne peuvent se construire sur le rejet de la complexité. L’approche d’ATR exclut toute réflexion démocratique sur les choix technologiques et industriels. Refusant de confronter les différentes options, le collectif prétend imposer un modèle unique sans débat ni consentement collectif, ce qui traduit une dérive autoritaire. ATR n’a qu’un objectif parce que sa vision du monde est binaire : les choses y sont, soit naturelles et fondamentalement bonnes, soit artificielles et donc nécessairement néfastes. Les technologies sont extraites des réalités sociales et déposées loin, très loin des enjeux politiques. C’est ainsi que tout se vaut, et qu’aucune distinction n’est faite entre les partis xénophobes carbofascisants, comme le RN, et les partis se revendiquant de la gauche écologiste parlementaire : il n’est que question d’être ou ne pas être de l’unique « parti technologiste » 36. Cela a pour conséquence une dynamique de persécution à outrance du collectif : c’est « eux contre le système », « eux contre tout le monde ». ATR – en tant que collectif et sans préjuger des orientations de ses membres pris individuellement – n’est pas seulement poreux aux idées et personnes réactionnaires : son projet idéologique est réactionnaire en tant que tel et vecteur, selon nous, d’une fascisation de l’écologie. En effet, non content de véhiculer une approche essentialiste de la technique 37, ATR l’appuie sur une vision essentialiste de « la Nature » 38. ATR rejette ainsi toute démarche de compromis éthique ou de sélection démocratique des technologies. Le prisme apocalyptique crée un paradoxe : toute proposition, aussi immorale soit-elle, peut apparaître comme légitime face à l’urgence perçue. En rejetant en bloc la société industrielle, le mouvement laisse la porte ouverte à des idées autoritaires ou rétrogrades, justifiées par la prétendue nécessité de sauver l’humanité à tout prix. La « Nature » d’ATR apparaît comme une entité idéalisée qui justifie tout positionnement idéologique : toute notion ou idée établie comme « naturelle » devient à défendre 39. Sinon elle relève de l’artificiel et est à anéantir. Cet antagonisme entre la nature et l’artificiel devient alors un artifice rhétorique pour légitimer des positions à moindres frais, en plus d’être un terreau de choix pour les idées réactionnaires. Ici aussi, ATR déploie la vision politique de Theodore Kaczynski : une pensée conservatrice d’essentialisation de « la Nature » (avec le recours à la notion de « Nature sauvage » 40 et de « peuple primitif » 41, sans aucune distance avec ses prises de position natalistes 42 et eugéniste 43. La valorisation par ATR d’un « retour à la Nature sauvage », idéalisée, prend racine dans une vision colonialiste 44. Les courants réactionnaires ont de fait pour habitude de qualifier de « contre-nature » les pratiques s’écartant de leur norme sociale comme l’homosexualité ou la contraception. C’est le cas du collectif qui en vient à promouvoir la famille nucléaire 45, l’érigeant comme seul rempart communautaire face à l’atomisation des individus par le capitalisme. Rappelons que la famille nucléaire fait partie des structures qui soutiennent et reproduisent le système hétérosexuel patriarcal. En faire sa promotion sans discussion c’est légitimer les violences qui en découlent (physiques, sexuelles, psychologiques). De plus, la critique de l’artificiel engendre un validisme illustré par la promotion du corps idéal, celui du guerrier ou de la guerrière viril·es 46. Sans renier une critique légitime de l’industrie médicale, on ne peut que craindre l’abandon des personnes usagères de techniques médicales lors de la révolution anti-industrielle qui se veut sans concession 47. Le programme d’ATR reste volontairement flou voire silencieux sur des questions essentielles telles que la santé sexuelle, la contraception et toutes les autres questions de santé aujourd’hui adressées par une intervention industrielle. Loin de se contenter d’une distance passive vis-à-vis du féminisme, de l’antiracisme, des luttes LGBTQIA+, ou de l’écologie, ATR les pointe comme ses adversaires politiques, complices de l’écocide en cours. Les militant·es de ces luttes « sont les idiots utiles de l’expansion industrielle, les gardiens de l’écologiquement correct, les agents de la technocratie en milieu militant, bref, les complices de l’écocide » 48. Iels seraient même les responsables directes de ce dernier : « l’inextinguible promesse progressiste est une incitation à poursuivre dans la même voie, avec pour horizon l’artificialisation – donc l’annihilation – de l’humanité elle-même » 49. On ne peut pas s’insurger contre les « progressistes » et les « gauchistes » à longueur de blog et prétendre porter un projet démocratique de justice sociale. En prônant la destruction du « système technologique », tout en rejetant l’idée même de révolution progressiste, ATR s’inscrit dans une logique réactionnaire effondriste 50, similaire à celle de certains primitivistes 51, survivalistes 52 ou écologistes d’extrême droite 53. Pourtant le collectif se considère comme un collectif de « résistants » tant au capitalisme industriel, qu’au « techno-fascisme » 54. Se pose alors la question de savoir quel fascisme 55 combat ATR. Quand ATR dit se lever contre le fascisme, il semble que le collectif ne considère que l’autoritarisme, le totalitarisme et la surveillance généralisée 56. Ce cadre d’analyse occulte une des dynamiques majeures de la fascisation et de l’instauration des régimes fascistes, à savoir celle de la racisation et la déshumanisation des minorités opprimées, et leur minorisation jusqu’à la légitimation de leur éradication, symbolique puis physique. Les enjeux majeurs de l’époque contemporaine ne peuvent pas être compris comme étant seulement « l’écologie, la démocratie et la liberté » 57. Les mouvements pour l’émancipation doivent lutter contre le développement et le renforcement d’une internationale fasciste et suprémaciste blanche 58 : le racisme, le masculinisme et le colonialisme sont centraux dans la fascisation actuelle. ATR ne peut prétendre être contre le fascisme en ayant comme programme le rejet du clivage gauche/droite et du « [rassemblement d]es peuples au-delà de tous les clivages politiques, religieux, géographiques et identitaires » 59, qui résonne tristement comme un écho avec la « réconciliation de la nation » par la « collaboration des classes » qu’avaient voulus les fascistes italiens 60. En contexte strictement français et actuel, ATR, qui s’associe objectivement avec des groupes islamophobes, ne saurait être des allié·es antifascistes quand le fascisme français actuel se construit principalement autour de la volonté d’épuration des mulsuman·es (ou assigné·es comme tel·les). En décidant d’afficher et de lutter contre celleux qu’ATR considère des « technocollabos » – les « gauchistes » et les « progressistes » – 61, ATR s’inscrit dans une dynamique d’avant garde autoritaire qui participe aux dynamiques de fascisation de l’écologie et maintient la technocritique dans le giron réactionnaire. La stratégie de but unique d’ATR l’empêche de penser, entre autres, la race, le genre, la classe notamment comme des constructions sociales maintenues par des politiques d’oppression systématiques. C’est pour nous un point d’irréconciliabilité politique. Le « combat » d’ATR n’offre aucune perspective politique et seulement un purisme militant réactionnaire. Face à leur défense impérieuse de « la Vie » et de « la Nature » contre « la Technologie », il faut se demander quels espaces et quelles formes de vie ATR est prêt à sacrifier. Face à ATR, nous l’affirmons encore une fois : les technocrates ne sont pas nos seuls ennemis. Il faut évidemment prendre très au sérieux la lutte contre les technologies fascistes et écocidaires. Mais il faut aussi lutter contre la fascisation de l’écologie en renforçant les liens entre les luttes écologistes et technocritiques, et toutes les autres luttes pour l’émancipation de tou⋅tes. Texte intégral 7834 mots
1. Un collectif qui puise ses influences dans le (tré)fonds réactionnaire
2. Un objectif unique fondé sur une vision essentialiste de la technique
3. Une pente (très) glissante
CONCLUSION
18.06.2025 à 14:52
Le Conseil d’État enterre de manière illégitime le débat sur la loi sur la censure d’internet
En novembre 2023, La Quadrature du Net, Access Now, ARTICLE 19, European Center for Not-for-Profit Law (ECNL), European Digital Rights (EDRi) et Wikimedia France lançaient une action en justice contre le décret français d’application du Règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne (TCO, ou « TERREG »). L’objectif était d’obtenir l’invalidation par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de ce règlement dangereux en raison de son incompatibilité avec la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Malheureusement, dans sa décision rendue lundi, la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d’État, a rejeté les arguments des organisations et leur demande de renvoi de l’affaire devant la CJUE. Ce résultat est extrêmement décevant pour deux raisons principales. Premièrement, le Conseil d’État s'est illégitimement approprié le débat juridique sur la compatibilité du règlement TCO avec le droit primaire de l'UE. Cette question devrait pourtant être traitée au niveau de l’UE. Selon les Traités, la CJUE est la juridiction principale compétente pour statuer sur la légalité des actes de l’UE – c’est pour cela que les organisations demandaient le renvoi de l’affaire devant celle-ci. En menant son propre contrôle de légalité, le Conseil d’État empêche de facto la CJUE d’exercer ses compétences exclusives. Deuxièmement, cette décision signifie également que les polices de l’ensemble de l’UE peuvent continuer à exercer leurs pouvoirs de censure excessive en vertu du règlement TCO pour encore un certain temps. Depuis la publication initiale de la proposition en 2018, les organisations qui ont contesté le règlement TCO ont régulièrement fait part de leurs préoccupations quant aux violations potentielles des droits fondamentaux en raison de l’insuffisance des garanties prévues. Au vu des données disponibles sur la mise en œuvre du règlement, certains éléments indiquent que certains États membres pourraient utiliser le TERREG comme un outil politique pour réprimer certains types d’expressions en ligne. Par exemple, sur les 349 injonctions de retrait émises dans l’UE entre juin 2022 et avril 2024, 249 l’ont été par les autorités allemandes à la suite des événements du 7-Octobre en Israël. Cette situation est très préoccupante compte tenu de la répression croissante en Allemagne à l’encontre de la liberté d’expression, de réunion et d’association qui vise celles et ceux qui défendent les droits des Palestiniens et Palestiniennes (notamment par des interdictions de manifester, annulations d'événements, répression d’initiatives étudiantes, etc.). Les organisations insistent sur la nécessité urgente de mettre fin aux pouvoirs de censure disproportionnés que confère le TERREG à la police et de protéger la liberté d'expression en ligne, en particulier dans un contexte de rétrécissement de l’espace démocratique à travers tout le continent. Elles s’engagent à rechercher d’autres voies de recours afin d’obtenir le renvoi devant la CJUE de la question de la légalité du règlement TCO. La Quadrature du Net (LQDN) promeut et défend les libertés fondamentales dans le monde numérique. Par ses activités de plaidoyer et de contentieux, elle lutte contre la censure et la surveillance, s’interroge sur la manière dont le monde numérique et la société s’influencent mutuellement et œuvre en faveur d’un internet libre, décentralisé et émancipateur. Le European Center for Not-for-Profit Law (ECNL) est une organisation non-gouvernementale qui œuvre à la création d’environnements juridiques et politiques permettant aux individus, aux mouvements et aux organisations d’exercer et de protéger leurs libertés civiques. Access Now défend et améliore les droits numériques des personnes et des communautés à risque. L’organisation défend une vision de la technologie compatible avec les droits fondamentaux, y compris la liberté d’expression en ligne. European Digital Rights (EDRi) est le plus grand réseau européen d’ONG, d’expert·es, de militant·es et d’universitaires travaillant à la défense et à la progression des droits humains à l’ère du numérique sur l’ensemble du continent. ARTICLE 19 œuvre pour un monde où tous les individus, où qu’ils soient, peuvent s’exprimer librement et s’engager activement dans la vie publique sans crainte de discrimination, en travaillant sur deux libertés étroitement liées : la liberté de s’exprimer et la liberté de savoir. Wikimédia France est la branche française du mouvement Wikimédia. Elle promeut le libre partage de la connaissance, notamment à travers les projets Wikimédia, comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia, et contribue à la défense de la liberté d’expression, notamment en ligne. Texte intégral 980 mots