La politique étrangère est probablement l’un des sujets sur lesquels la coalition trumpiste est la plus hétérogène.
Trois courants s’y affrontent : les « primacists » — partisans d’un interventionnisme planétaire et héritiers des néoconservateurs —, les « prioritizers » — partisans d’une « priorisation » des ressources militaires vers l’Indopacifique — et enfin les « restrainers » — partisans d’un retrait stratégique total vers « l’hémisphère occidental ».
Dan Caldwell et Jennifer Kavanagh sont de cette troisième faction, l’une des plus émergentes à Washington, et ont fait récemment parler d’eux en produisant une longue note visant à influencer la prochaine doctrine américaine de déploiement des forces dans le monde — intégralement traduite et commentée dans la revue.
Dans quelle mesure leur vision radicale préfigure-t-elle la stratégie de défense nationale que l’administration s’apprête à publier ?
Les informations qui ont fuité indiquent d’ores et déjà que l’accent sera mis sur la sécurité intérieure et « l’hémisphère occidental » 1 — au détriment de l’Europe et même de l’affrontement avec la Chine.
En tant qu’ancien conseiller spécial de Pete Hegseth, évincé à la faveur de luttes internes au sein du Pentagone, Dan Caldwell cherche désormais à influencer l’administration de l’extérieur en misant sur sa proximité avec Elbridge Colby et J. D. Vance 2.
Au sein de son think tank Defense Priorities, Kavanagh mobilise quant à elle sa crédibilité de chercheuse pour imaginer les détails d’un grand retrait stratégique américain.
Si la stratégie nationale de défense risque d’être moins ambitieuse que leurs propositions, les visions des deux auteurs, alignées sur celles de la base du parti, représentent très probablement l’avenir de la pensée stratégique républicaine : un positionnement radical et révisionniste aussi bien sur l’Ukraine que sur l’Indopacifique — où l’abandon de Taïwan à la Chine est désormais une option explicitement envisagée.
Dans un papier dans lequel vous tentez d’influencer la prochaine Posture Review américaine, vous dites clairement que la sécurité européenne devrait reposer sur un nouvel équilibre des puissances. En quoi distinguez-vous cette idée de celle des sphères d’influence qui voudrait, pour le dire simplement, que Taïwan revienne à la Chine et l’Ukraine — voire l’Europe — à la Russie ?

Dan Caldwell Je sais que vous souhaitez parler de l’Europe, mais sur la question des sphères d’influence, je voudrais aborder ce qui me semble avoir été absent du débat sur la politique étrangère américaine : à savoir ce qui est réellement nécessaire pour assurer en premier lieu la sécurité des Américains et préserver les conditions de notre prospérité économique.
Suivant cette logique, la zone d’influence des États-Unis se « limiterait » à « l’hémisphère occidental » ?
Compte tenu de la position géographique des États-Unis, de notre puissance économique actuelle et de ce qui est réellement requis pour garantir notre sécurité et les conditions de notre prospérité, cela conduit, en effet, à porter une attention croissante et continue à l’hémisphère occidental.
C’était d’ailleurs là que se concentrait l’essentiel de notre politique pendant la plus grande partie de notre histoire. Or depuis la fin de la Guerre froide, cet hémisphère a été relégué à l’arrière-plan — derrière l’Europe, le Moyen-Orient, le Pacifique et même l’Afrique.
L’administration a, dès le début, clairement indiqué que l’hémisphère occidental allait redevenir une priorité. C’est pourquoi l’attention se concentre davantage, notamment d’un point de vue militaire, sur les commandements géographiques couvrant l’hémisphère occidental — le Northern Command et le Southern Command 3 — et que le Département d’État y consacre aussi davantage de ressources.

Jennifer Kavanagh Le point de départ de ma vision de la grande stratégie et de notre positionnement international est que les États-Unis sont en réalité un pays très sûr.
On entend souvent dans la presse qu’il y aurait des menaces partout et que nous vivrions la période la plus dangereuse de notre histoire : je ne partage absolument pas cet avis.
Les États-Unis sont protégés par deux océans et par des voisins faibles au nord comme au sud. L’argument souvent avancé est que les États-Unis devraient déployer une forte présence militaire à l’extérieur pour empêcher les menaces lointaines d’atteindre leur territoire. Mon argument est précisément le contraire : une telle présence crée plus de risques que de bénéfices, car elle entraîne les États-Unis dans des conflits et des crises qui ne touchent pas directement leurs intérêts.
Est-ce à dire que vous considérez qu’il n’y aurait aucun intérêt américain en dehors de « l’hémisphère occidental » ?
Dan Caldwell En ce qui concerne le monde dans son ensemble, Jennifer et moi reconnaissons que les États-Unis ont des intérêts qui lui imposent une présence globale. Mais nous sommes dans un contexte où il est impossible d’agir partout et en même temps. C’est là que la logique des équilibres de puissance prend toute son importance — le meilleur moyen étant de maintenir des équilibres régionaux favorables.
Jennifer Kavanagh Si la puissance militaire doit avoir un rôle, celui-ci doit rester très limité. Pour moi, les intérêts vitaux des États-Unis se résument à protéger le territoire national et à garantir leurs intérêts économiques, c’est-à-dire l’accès aux marchés clefs. Pour atteindre ces deux objectifs, les États-Unis doivent aussi maintenir des équilibres régionaux favorables afin d’assurer cet accès.
Vous dites malgré tout vouloir « empêcher l’émergence d’un hégémon en Eurasie » 4, qui est la justification de la présence américaine continue sur le continent depuis 1945. Comment cela s’articule-t-il avec la position de retenue stratégique que vous défendez ?
Empêcher une telle émergence ne signifie pas que les États-Unis doivent être l’hégémon. Ils doivent être en mesure de contrebalancer tout concurrent potentiel dans l’un des grands théâtres. Or dans le monde actuel, le seul pays qui pourrait prétendre devenir un hégémon régional menaçant les intérêts américains est la Chine.
Mais même cela reste très hypothétique.
La Chine dispose certes de capacités militaires impressionnantes, mais atteindre l’hégémonie régionale en Asie serait extrêmement difficile. Il lui faudrait non seulement s’emparer de Taïwan, mais aussi exercer un contrôle effectif sur le Japon et les Philippines.
Nous sommes dans un contexte où il est impossible d’agir partout et en même temps. C’est là que la logique des équilibres de puissance prend toute son importance
Dan Caldwell
Et la Russie ? Vous semblez parier sur le fait qu’elle n’est pas assez puissante alors qu’elle dépense 40 % de son PIB dans sa défense et qu’elle affiche des velléités impérialistes qui, au-delà de l’Ukraine, s’étendent à l’Europe.
Certains avancent que la Russie pourrait prétendre à ce rôle, mais je ne pense pas qu’elle ait les moyens militaires ou économiques de placer toute l’Europe sous son influence.
Même avec les capacités actuelles, l’Europe serait capable de repousser une invasion russe. La Russie peut sans doute procéder à des gains territoriaux limités à ses frontières, mais elle n’ira pas « jusqu’à Berlin ».
Dans votre rapport vous projetez de réduire l’empreinte militaire américaine en Europe de moitié sur les quatre prochaines années. Pourquoi ce calendrier et quelle flexibilité envisagez-vous ? N’y voyez-vous pas, justement, le risque d’affaiblir sérieusement la dissuasion contre la Russie ?
Dan Caldwell S’agissant du calendrier, il faut rappeler que la guerre en Ukraine dure depuis plus de trois ans et demi, et que cela fait plus de vingt ans — si ce n’est davantage — que les États-Unis insistent sur la nécessité pour l’Europe d’investir davantage dans la défense et de renforcer ses capacités.
Je pense que nous avons, aux États-Unis, commis une erreur majeure sous l’administration Biden en déployant des dizaines de milliers de soldats supplémentaires en Europe après l’invasion de l’Ukraine 5 : ce geste a envoyé le signal que nous assurerions toujours le parapluie sécuritaire et découragé les Européens d’assumer davantage de responsabilités. Ce n’est véritablement que depuis six ou sept mois, sous l’effet de la crainte de ce que pourrait faire Donald Trump, que l’on observe en Europe des évolutions qui auraient dû commencer au moins trois ans plus tôt.
Jennifer Kavanagh Maintenir trop de forces positionnées devient en soi un risque, comme on le voit en Ukraine ou au Moyen-Orient, où les États-Unis ont plus de 40 000 soldats. Tout événement dans la région entraîne automatiquement une implication américaine, comme cet été avec l’Iran. À mes yeux, ces déploiements avancés sont un handicap. D’où ma préférence pour une forme de repli général.
Je ne prône donc pas un « pivot vers l’Asie » mais pour ainsi dire un « pivot vers l’intérieur ».
C’est assez radical — et très différent, sur ce point, du discours de l’administration. À quel point pensez-vous que cette vision des choses influencera effectivement la stratégie du Pentagone ?
J’imagine que la Revue aboutira à une approche moins ambitieuse que la nôtre, mais l’administration conserve un esprit de « priorisation », avec toujours l’idée d’un pivot vers l’Asie et d’un renforcement de la posture militaire dans cette région. Si je diverge sur ce point, sur la tendance générale — notamment au Moyen-Orient — je m’attends à une ligne au moins partiellement alignée avec celle que Dan et moi défendons.
Dan Caldwell, vous étiez encore récemment dans l’administration, en tant que conseiller spécial du secrétaire de la Défense, Pete Hegseth : quel est aujourd’hui le rapport de force entre les différentes factions — interventionnistes contre partisans du retranchement — sur l’avenir de la posture américaine ?
Dan Caldwell Comme vous l’avez noté, je ne suis plus dans l’administration et je n’ai donc plus la même visibilité directe qu’auparavant 6.
Je dirais qu’au niveau civil, il existe un large consensus sur la nécessité de réorienter la priorité donnée aux ressources de sécurité nationale.
Il y aura bien sûr des résistances — et il y en a déjà de la part de certaines factions de l’appareil de sécurité nationale attachées au statu quo — mais il faut bien comprendre que l’accent mis sur l’hémisphère occidental aura un impact presque plus fort sur la posture des forces en Europe que le pivot asiatique.
Je ne prône pas un « pivot vers l’Asie » mais pour ainsi dire un « pivot vers l’intérieur ».
Jennifer Kavanagh
Que voulez-vous dire ?
Nombre d’unités actuellement stationnées en Europe sont également sollicitées pour des missions en Amérique du Sud : nous déployons actuellement des unités d’infanterie et des unités Stryker sur la frontière avec le Mexique. Or pendant ce temps, nous avons une brigade de combat d’infanterie en rotation en Roumanie, et une unité Stryker en permanence avancée en Allemagne, le 2ᵉ régiment de cavalerie. Cela crée des pressions qui imposent des arbitrages entre théâtres.
Beaucoup ne mesurent pas vraiment cet aspect : certes, l’attention se porte sur le Pacifique. Mais ce que j’ai constaté durant mon passage à l’administration, ce sont les demandes croissantes de missions dans tous les services. On observe une intensification des déploiements navals dans les Caraïbes et l’Atlantique, davantage d’unités de l’armée envoyées à la frontière, et des missions d’entraînement accrues dans des pays comme le Panama. Pour répondre à cette demande, il faut bien puiser quelque part.
Jennifer Kavanagh La dimension navale est clef. Les États-Unis ont accru leurs déploiements en mer vers l’Amérique centrale — notamment en direction du Venezuela — avec plusieurs destroyers engagés 7. Or cinq destroyers sont déjà basés à Rota. Un sixième pourrait arriver. Cela fait beaucoup de moyens navals immobilisés en Europe.
Si les États-Unis commencent à envoyer régulièrement trois ou quatre destroyers supplémentaires vers l’Amérique centrale et du Sud, il deviendra difficile de maintenir une réserve navale suffisante pour répondre à une éventuelle crise en Asie…
La détection récente d’une opération d’influence américaine au Groenland a secoué le Danemark et l’Europe. La volonté d’annexer ce territoire fait désormais partie de la politique officielle de Donald Trump. N’est-ce pas contradictoire avec la retenue stratégique que vous prônez ?
Dan Caldwell Tout d’abord, je n’ai aucune information indiquant que les activités décrites dans la presse aient été officiellement approuvées par le gouvernement américain 8. Je resterais donc prudent. Ensuite, du point de vue de la retenue stratégique, l’important est de rappeler qu’au cours de l’histoire américaine, plusieurs dirigeants ont considéré le Groenland comme stratégique pour les États-Unis et qu’il y a eu à plusieurs reprises des discussions sur son acquisition — ou à tout le moins sur un renforcement de la présence américaine dans l’île.
Je serais encore plus explicite : le Groenland est plus important pour les États-Unis que le Donbass. Cela ne veut pas dire que je plaide pour une invasion ou une annexion. Mais, comme nous l’avons écrit, il existe un argument très fort pour accroître les entraînements, les déploiements et l’attention portée au Groenland en raison de sa proximité avec les États-Unis, de sa position sur certaines routes maritimes et de ses ressources. C’est une zone qu’il ne faut surtout pas laisser à un adversaire, sous aucun prétexte.
Jennifer Kavanagh Je ne pense pas pour ma part qu’une invasion ou une prise de contrôle militaire du Groenland soit compatible avec une approche de retenue stratégique…
Notre boussole est la question suivante : qu’est-ce qui est nécessaire pour servir les intérêts américains ?
Pas forcément le contrôle territorial du Groenland mais pouvoir y opérer militairement si besoin, garantir la sécurité des voies maritimes et mener des activités de lutte anti-sous-marine. Certains points de passage y sont essentiels pour repérer les sous-marins russes — ou d’autres — avant qu’ils n’atteignent l’océan Atlantique. Il est utile d’y avoir des bases et il y a aussi des ressources naturelles — ce qui relève plus de l’économie que du militaire. Mais renforcer l’empreinte américaine par l’investissement économique et, éventuellement, la réouverture ou la reconstruction de sites militaires utilisés par le passé, voilà des mesures qui peuvent servir les intérêts américains. C’est bien plus efficace — et moins coûteux — que de prendre le contrôle d’un pays et d’assumer ensuite sa gouvernance, comme l’histoire des interventions américaines l’a largement montré…
Mais vous semblez complètement faire fi d’une chose essentielle : le Groenland, c’est le Danemark — un pays allié, membre de l’OTAN !
Je suis d’accord : même si je plaide pour un désengagement militaire des États-Unis en Europe, je ne vois aucun intérêt à introduire de la rivalité dans les relations américano-européennes. Ce partenariat doit continuer, mais il ne devrait plus reposer principalement sur la sécurité et la défense. À long terme, je souhaiterais qu’il se fonde sur l’économie et la technologie — l’espace, le cyber et l’intelligence artificielle.
Le Groenland est plus important pour les États-Unis que le Donbass. Cela ne veut pas dire que je plaide pour une invasion ou une annexion.
Dan Caldwell
Dans la continuité de ce que vous venez de dire : la retenue stratégique ne devrait-elle pas être cohérente avec le renforcement de l’autonomie stratégique européenne ? L’administration Trump semble toutefois ne vouloir laisser aucune marge de manœuvre à l’industrie de défense européenne.
Dan Caldwell Je renverrais simplement aux déclarations de mon ancien patron [Pete Hegseth, ndlr], en février, lors du groupe de contact sur l’Ukraine au sommet ministériel de l’OTAN. Il avait alors insisté à plusieurs reprises sur l’importance pour les Européens de revitaliser leur base industrielle de défense car les États-Unis ne pouvaient pas à la fois se fournir eux-mêmes et approvisionner leurs partenaires européens uniquement avec leur propre base industrielle.
Nombre de munitions actuellement achetées aux États-Unis pourraient en réalité être produites par les Européens eux-mêmes. Mais ce ne sont pas les seules capacités dont l’Ukraine a besoin, ni celles que les Européens devraient renforcer. Par exemple, l’Europe dispose aujourd’hui d’une capacité de production bien supérieure à ce qu’elle exploite pour fabriquer des obus d’artillerie ou des véhicules blindés, dont l’Ukraine aurait besoin dans une stratégie plus défensive.
Jennifer Kavanagh J’aimerais préciser que du point de vue des partisans de la retenue stratégique, l’autonomie stratégique européenne est une bonne chose ! Les critiques viennent surtout de ceux qui apprécient la domination américaine sur l’Europe…
À nouveau : l’administration américaine a été très contradictoire sur ce sujet… Prenons le dernier exemple en date : l’accord commercial du 21 août. En échange de « l’abaissement » des droits de douane, « l’Union prévoit d’accroître considérablement l’acquisition d’équipements militaires et de défense auprès des États-Unis, avec le soutien et la facilitation du gouvernement américain. »
Je reconnais que les messages de l’administration sur la base industrielle européenne et l’autonomie stratégique ont été un peu confus.
Mais Dan a raison : Pete Hegseth avait été très clair à Bruxelles en affirmant que l’Europe devait disposer de sa propre base industrielle de défense. Et j’ai trouvé cela positif : l’Europe ne peut pas acheter majoritairement de l’équipement américain et prétendre avoir une défense indépendante. Cela n’a pas de sens. Ce qui entretient l’effort militaire, ce qui maintient un haut niveau de dépenses et ce qui assure la primauté de l’armée dans le débat à Washington, c’est le complexe militaro-industriel. Le fait qu’il génère de l’argent et des emplois alimente un soutien politique.
L’Europe doit avoir son propre complexe militaro-industriel si elle veut réussir son réarmement — car les responsables politiques doivent pouvoir présenter des résultats tangibles à leurs opinions publiques.
Pourquoi l’administration a-t-elle alors changé de position ?
Il y a eu un recul. En avril, le message de Marco Rubio était le suivant : « Nous sommes là pour vous, nous voulons rester dans l’OTAN, mais à condition que vous dépensiez plus et que vous achetiez du matériel américain. » 9
La pression pour acheter américain a donc repris, pour au moins deux raisons.
D’abord, ceux qui ne sont pas partisans de la retenue stratégique craignaient surtout de perdre de l’influence. Ils estiment que la présence militaire sur le terrain garantit une influence politique américaine et ils tiennent à la conserver.
Ensuite, les industriels de l’armement américains ont vivement réagi quand l’Europe a commencé à évoquer l’idée de ne plus acheter américain. Or leur poids à Washington reste énorme.
Que les États-Unis s’impliquent dans la guerre ou qu’ils restent à l’écart, l’accès aux usines de semi-conducteurs de Taïwan serait de toute façon perdu en cas d’attaque chinoise.
Jennifer Kavanagh
Résultat : on a abouti à une sorte de compromis où les États-Unis restent présents mais où l’Europe est poussée à dépenser 5 % de son PIB pour la défense et à acheter du matériel américain. Pour moi, ce n’est pas une position viable à long terme pour l’alliance transatlantique. Ce n’est ni dans l’intérêt des États-Unis, ni dans celui de l’Europe.
Poussons un peu plus loin votre raisonnement : vous fixez un horizon de quatre ans pour que l’Europe puisse bâtir cette base industrielle. N’est-ce pas irréaliste dans ce contexte ?
Dan Caldwell L’Europe a besoin de temps pour développer certaines capacités comme les satellites, le renseignement, la surveillance, la reconnaissance (ISR), la défense aérienne… qui prendront plus de quatre ans à reconstruire. Cela doit être dit clairement.
Mais ce n’est pas aux responsables américains de caler leur calendrier de désengagement sur celui de l’Europe.
La retenue stratégique et notre retrait doivent suivre leur propre rythme : si l’Europe respecte ses échéances, elle ne sera pas abandonnée à son sort.
Si elle prend du retard, les États-Unis ne ralentiront pas leur repli pour compenser sa lenteur.
Prolonger cette attente trop longtemps ouvrira la voie à des tentatives de bloquer ou de ralentir le transfert de charges que nous préconisons — via des pressions politiques ou du lobbying aux États-Unis comme dans les capitales européennes — afin de maintenir le statu quo.
Très honnêtement, notre crainte est que quatre ans soient déjà un délai trop long.
Venons-en à l’Asie. On pourrait s’étonner de lire sous votre plume que la Chine serait le principal rival des États-Unis tout en expliquant que les soldats américains devraient se replier « le long de la deuxième chaîne d’îles en Asie ». Comment conciliez-vous ces deux propos apparemment contradictoires ?
On peut dire de la posture militaire américaine globale que, dans plusieurs régions, elle est davantage un handicap qu’un atout en cas de conflit.
C’est particulièrement vrai au Moyen-Orient et en Asie.
Jennifer et moi écrivions dans les pages du Washington Post en juin que notre présence au Moyen-Orient augmentait en réalité les risques en cas de guerre 10, car nos bases peuvent être facilement frappées par des missiles iraniens, des drones ou des proxys. Dans bien des cas, cela revient à avoir des dizaines de milliers de soldats stationnés dans des positions peu défendues — comme en Syrie et en Irak — ou toujours vulnérables.
Mais en quoi est-ce lié à la défense de Taïwan ?
Il existe selon cette même logique de nombreux arguments en faveur d’un repli des forces américaines de la première chaîne d’îles à la deuxième 11.
Mais cela ne serait-il pas interprété par la Chine comme un signe de faiblesse ?
Cela tient certes au signal envoyé à la Chine et aux alliés, mais surtout à la question de la survie de ces forces en cas de conflit : elles sont beaucoup plus vulnérables à proximité du continent chinois et plus sûres à distance, hors de portée de nombreux systèmes chinois. C’est aussi pourquoi nous préconisons de renforcer surtout le déploiement de sous-marins — les moyens les plus résistants — et d’autres atouts navals plus mobiles.
Si l’Europe respecte ses échéances, elle ne sera pas abandonnée à son sort. Si elle prend du retard, les États-Unis ne ralentiront pas leur repli pour compenser sa lenteur.
Dan Caldwell
Concernant la Corée du Sud — le pays où nous plaidons pour le plus grand désengagement américain en Asie — il n’est même pas certain que les Sud-Coréens autorisent le stationnement de troupes et l’utilisation des quatre escadrons de chasseurs présents aujourd’hui dans un scénario de guerre. Dans un conflit contre la Chine — hypothèse que nous espérons éviter — ces forces seraient au mieux paralysées et deviendraient, au pire, des cibles faciles. Cela illustre bien notre point essentiel : une grande partie de notre posture militaire dans le monde n’améliore pas réellement notre efficacité opérationnelle !
À vous entendre, on a surtout l’impression que l’Indopacifique est en fait la vraie pomme de discorde entre les restrainers et les prioritizers…
Jennifer Kavanagh Il y a bien une différence entre les partisans du retrait stratégique et ceux de la priorisation : elle tient à la manière dont nous pensons la réaction des adversaires face aux déploiements militaires avancés américains.
Les prioritizers et primacists estiment qu’une forte présence américaine dans le monde constitue le meilleur moyen de dissuasion. On l’entend sans cesse dans les discours de Hegseth : davantage de puissance militaire en Asie, davantage de forces sur la première chaîne d’îles.
Les restrainers, au contraire, considèrent que ces déploiements massifs entraînent deux risques : soit ils provoquent une réaction adverse et alimentent une course aux armements qui mène à l’escalade ; soit les adversaires renforcent leurs capacités pour neutraliser les avantages que nous retirons de cette présence, sans escalade ouverte.
C’est l’une des raisons pour lesquelles je plaide pour un retrait de la première chaîne d’îles : selon moi, ces forces n’augmentent pas la dissuasion, elles accroissent au contraire les risques d’escalade et de mauvaise appréciation.
L’autre point, soulevé par Dan, est tout aussi essentiel : ces forces avancées ne seraient de toute façon pas très utiles.
Pourquoi ?
On part souvent de l’idée qu’en cas de conflit les États-Unis enverraient rapidement des renforts. Mais ce n’est pas forcément la meilleure stratégie. La Chine dispose de nombreux missiles capables de couler des navires, de détruire des avions et des pistes d’atterrissage. Autrement dit : même pour défendre Taïwan 12, cette stratégie n’est pas forcément la plus efficace.
De toute manière vous semblez dire que Taïwan ne serait en soi pas un enjeu stratégique si important.
Si l’on prend du recul, l’idée que Taïwan serait la clef de voûte de la puissance américaine mondiale — ou même de la puissance américaine en Asie — ne s’appuie sur rien de concret.
Les bénéfices militaires que la Chine tirerait d’une prise de contrôle de Taïwan seraient limités. Cela ne lui permettrait pas d’accéder à l’hégémonie régionale, ni de faciliter une éventuelle offensive contre le Japon.
Certains avancent que la Chine pourrait y baser ses sous-marins du côté est de l’île, mais ce ne serait pas un bouleversement stratégique : la supériorité sous-marine américaine demeurerait.
Taïwan est le plus grand producteur mondial de semi-conducteurs, en particulier les plus avancés, dont Washington est dépendant : il est assez clair que si un conflit éclatait dans le détroit, c’est l’ensemble de la feuille de route américaine en matière d’IA — une priorité de Donald Trump — qui s’en trouverait fragilisée. Cela n’en fait-il pas déjà un nœud stratégique d’importance suffisante ?
Vous avez raison de le souligner : on avance souvent que si la Chine s’emparait de Taïwan, elle aurait accès à de la propriété intellectuelle stratégique, ou que les États-Unis seraient privés de semi-conducteurs.
Or premièrement, l’essentiel de la propriété intellectuelle n’est pas à Taïwan même si seule celle-ci .
Deuxièmement, croire que les infrastructures survivraient à une guerre avec la Chine relève de la fantaisie : elles seraient détruites dans tous les cas.
Que les États-Unis s’impliquent dans la guerre ou qu’ils restent à l’écart, l’accès aux usines de semi-conducteurs de Taïwan serait de toute façon perdu en cas d’attaque chinoise. Par ailleurs, Washington investit déjà dans ses propres capacités nationales de production 13.
Mon argument est donc que la valeur stratégique de Taïwan est bien moindre que les coûts immenses et catastrophiques d’une guerre contre la puissance nucléaire chinoise.
J’en conclus que les États-Unis ne devraient pas, aujourd’hui, défendre Taïwan. La position officielle n’a pas changé, c’est toujours l’ambiguïté stratégique : Washington ne s’engage pas à défendre Taïwan, mais ne dit pas non plus qu’il ne le fera pas. Il me semble logique de maintenir cette ligne.
Pour le dire encore plus clairement : vous êtes donc prêts à vivre dans un monde où la Chine de Xi Jinping aurait pris le contrôle de Taïwan ?
Quand je réfléchis à la posture dont les forces américaines ont besoin en Asie, il faut penser en termes d’objectifs. Or le nôtre est assez clair : assurer l’accès des États-Unis aux marchés clefs du Japon et de la Corée. Pour cela, il n’y a pas besoin de contrôler la mer de Chine méridionale — il suffit de garantir l’accès à la mer des Philippines 14.
Avoir des troupes postées le long de la deuxième chaîne d’îles est donc largement suffisant. C’est un espace immense, très difficile à contrôler pour la Chine. C’est la raison pour laquelle il me semble rationnel de se retirer de la première chaîne d’îles.
Les États-Unis ne devraient pas, aujourd’hui, défendre Taïwan.
Jennifer Kavanagh
Un repli américain vers la deuxième chaîne aurait sans doute des conséquences mondiales — ne pensez-vous pas qu’il conduirait le Japon et la Corée à chercher à se doter de l’arme nucléaire ?
La prolifération nucléaire « amicale » est indésirable — mais c’est un prix que j’accepterais de payer si cela permettait de réduire la charge des garanties de sécurité américaines.
Nous n’avons pas vraiment de preuves qu’une prolifération limitée conduirait à une catastrophe mondiale 15. La Corée du Nord, Israël, l’Inde et le Pakistan ont acquis l’arme nucléaire. Cela a certes été déstabilisant, mais c’est resté globalement gérable. Si la prolifération devait s’étendre, il faudrait sans doute revisiter le Traité de non-prolifération sur les armes nucléaires, repenser la maîtrise des armements et la stabilité stratégique.
Mais je préfère cela au maintien par les États-Unis d’une garantie nucléaire envers de multiples pays à travers le monde, que je juge peu crédible.
Et en Europe, vous ne seriez pas inquiète d’une prolifération nucléaire ?
Je pense la même chose pour une prolifération limitée en Europe.
Dan Caldwell J’ajouterais simplement, à titre de précision, que nous n’avons pas abordé la question nucléaire dans notre note, car c’est un sujet beaucoup plus vaste. Mais je sais que c’est une inquiétude souvent exprimée par mes interlocuteurs européens…
Selon vous, il est impossible qu’une puissance adverse prenne le contrôle hégémonique de l’Eurasie — c’est le présupposé sur lequel vous basez votre démonstration sur la nécessité d’un retrait des États-Unis. Mais que faire lorsque des adversaires se rapprochent de manière significative pour étendre leur emprise — on pense à la Chine, la Russie, la Corée du Nord, l’Iran et d’autres réunis à Tianjin ?
Si ces pays se rapprochent, c’est le résultat de nos politiques ratées depuis trois décennies ou plus. Ces États devraient avoir naturellement des tensions entre eux du fait de leurs différends historiques.
Nos choix stratégiques les ont rapprochés, c’est un fait. Mais cela n’a pas créé pour autant un « axe de l’autocratie ». Il n’existe pas « d’OTAN du mal ».
On l’a bien vu récemment pendant la guerre des douze jours : ni la Russie ni la Chine ne se sont précipitées au secours de l’Iran. Peut-être que si le conflit s’était prolongé, cela aurait changé, mais on a même vu apparaître dans les médias iraniens des critiques sur une relation jugée trop déséquilibrée avec Moscou. Et dans le cas de la guerre en Ukraine, rien n’indique que la Chine ait significativement renforcé les capacités létales de la Russie 16.
Jennifer Kavanagh Ces pays coopèrent quand cela sert leurs intérêts mutuels, mais aucun n’est prêt à assumer les charges de l’autre.
C’est ce qui les distingue d’ailleurs de la structure d’alliance américaine : les États-Unis ont historiquement accepté de porter une partie du fardeau de leurs alliés — parfois même reléguant les leurs au second plan.
La prolifération nucléaire « amicale » est indésirable — mais c’est un prix que j’accepterais de payer si cela permettait de réduire la charge des garanties de sécurité américaines.
Jennifer Kavanagh
Sur Taïwan, on entend parfois dire que la Russie pourrait envoyer des forces pour aider la Chine. Mais pour la plupart des experts, c’est une idée risible.
Une autre hypothèse est souvent évoquée, celle de la coordination : si la Chine attaquait Taïwan, la Corée du Nord en profiterait pour attaquer la Corée du Sud et la Russie envahirait la Moldavie. Ces pays n’agiraient pas militairement en réaction à un autre théâtre : ils le feraient uniquement parce qu’ils jugeraient le moment opportun et pour défendre leurs intérêts. Leur coopération mérite évidemment d’être suivie — mais elle ne justifie pas une stratégie globale interventionniste.
Au contraire, elle devrait pousser les États-Unis à chercher à développer leurs relations avec chacun de ces quatre pays : rétablir davantage de canaux de communication et de liens avec la Russie, réduire les tensions avec la Chine, rouvrir le dialogue avec la Corée du Nord — et plutôt que d’ajouter toujours plus de sanctions contre l’Iran — revenir à la diplomatie.
Sources
- Pentagon’s National Defense Strategy draws from Vance speeches », Nikkei Asia, 28 août 2025.
- Three Top Pentagon Aides Were Suspended. What’s the Real Story ? », The Free Press, 18 avril 2025.
- texte complet traduit et commenté ici.
- Caldwell, 2 others sacked at DoD fight back in fiery joint statement », Responsible Statecraft, 19 avril 2025.
- le Danemark a officiellement convoqué le chargé d’affaires de Washington à Copenhague le 27 août.
- in Marco Rubio, « Trump defense deal with NATO is a big, beautiful win for America », USA Today, 7 septembre 2025.
- The Iran strike shows we don’t need bases in the Middle East », The Washington Post, 28 juin 2025.
- via Guam et Palau jusqu’à la Papouasie. La troisième s’étend des îles Aléoutiennes, près de l’Alaska, en passant par les îles Hawaï et les Tonga, jusqu’à la Nouvelle-Zélande.
- How Trump can prevent a war over Taiwan », The New York Times, 15 septembre 2025.
- Washington est encore largement dépendant de TSMC pour sa stratégie nationale.
- in James Scouras, Andrew Bennett, Jane M. Booker et al. (dir.), On Assessing the Risk of Nuclear War, Laurel, Maryland, Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory, 2022.
- Michael R. Gordon, Warren P. Strobel et Alan Cullison, « China Has Helped Russia Boost Arms Production, U.S. Says », The Wall Street Journal, 12 avril 2024 ; ou « China has become the most important enabler of Russia’s war machine », The Economist, 19 juin 2025.