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29.06.2025 à 14:00

Les héritières de l’art abstrait : Sonia Delaunay et les autres

Ces Chemins d'histoire reviennent sur quelques figures de l'art abstrait : Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et quelques autres. Formant un groupe soudé, bien que parfois rivales, ces veuves et héritières d'artistes défendent la postérité des disparus et répondent aux incessantes sollicitaions des musées, des galeristes et des collectionneurs. On cherchera à donner à ces gardiennes résiliantes de la mémoire la place qui leur est due, en précisant le rôle primordial qu'elles ont tenu ans la reconnaissance de l'abstraction.   Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg *  Chemins d'histoire  est un podcast d'actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 213 e .     L’invitée : Julie Verlaine  est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est l'autrice de  Les Héritières de l’art abstrait . Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et les autres  (Payot, 2025).

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Ces Chemins d'histoire reviennent sur quelques figures de l'art abstrait : Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et quelques autres. Formant un groupe soudé, bien que parfois rivales, ces veuves et héritières d'artistes défendent la postérité des disparus et répondent aux incessantes sollicitaions des musées, des galeristes et des collectionneurs. On cherchera à donner à ces gardiennes résiliantes de la mémoire la place qui leur est due, en précisant le rôle primordial qu'elles ont tenu ans la reconnaissance de l'abstraction.  

Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg

Chemins d'histoire est un podcast d'actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 213e.

 

 

L’invitée :

Julie Verlaine est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est l'autrice de Les Héritières de l’art abstrait. Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et les autres (Payot, 2025).

27.06.2025 à 21:00

L'histoire selon Marc Bloch : entretien avec Christophe Pébarthe

L’entrée au Panthéon de Marc Bloch est prévue pour dans un an. C'est l’occasion de célébrer, outre son passé de résistant ou encore de témoin de la débâcle de 1940, une œuvre d’historien hors norme. Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l'université Bordeaux Montaigne, vient de lui consacrer un livre, rappelant l’originalité et l’importance de son oeuvre. Il commente notamment l'inachevé Apologie pour l’histoire , où Bloch définit ce qu’est l’histoire pour lui. Christophe Pébarthe précise également le contexte dans lequel Bloch a élaboré ses conceptions, tout en faisant le lien avec le reste de son œuvre.   Nonfiction : Vous consacrez un premier chapitre à rappeler le choc qu’a représenté La Révolution française pour la manière de concevoir l’histoire et à présenter les différentes réponses que les générations suivantes d’historiens ont élaborées. Vous montrez que la sociologie de Durkheim a permis ici une percée, dans laquelle Bloch s’est engouffré. De quelle nature fut cette percée ? Christophe Pébarthe : La révolution intellectuelle qu’a accompagnée l’émergence de la sociologie durkheimienne est fondamentale pour comprendre l’histoire que pratique Marc Bloch. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur son importance, tout en la replaçant dans un cadre plus général : l’ébranlement causé par la Révolution française. Comme François Hartog l’a bien montré, un nouveau régime d’historicité se met alors en place, isolant le présent du passé, définitivement achevé, qu’il faut expliquer en tant que tel et pour lui-même. La Révolution française donne aussi à voir un nouvel acteur dont le nom peut varier : peuple, nation, masse, etc. Il s’agit désormais de rendre raison d’une réalité que les événements révolutionnaires ont découverte, celle d’un collectif irréductible aux membres qui le composent. Ce ne sont plus des acteurs individualisés qui agissent mais le grand nombre. Ce nouveau sujet de l’histoire en devient ainsi, du même coup, son objet. C’est dans ce contexte qu’au cours de la seconde moitié du XIX e siècle une nouvelle science s’élabore en France, la sociologie. Inventé par Auguste Comte, ce terme devient bientôt l’étendard d’une révolution scientifique portée par Émile Durkheim. Prolongeant l’intuition comtienne de l’existence d’un niveau de réalité nouveau, il proclame que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses. Autrement dit, ils ne peuvent être compris par la psychologie réduite à l’étude de l’intériorité des individus. Bien sûr, les êtres humains pensent leurs actions et leurs pensées peuvent informer leurs actes. Mais les outils intellectuels qu’ils utilisent sont forgés par le monde social qui les accueille. Marc Bloch prolonge ce geste révolutionnaire dans ses travaux historiques. En étudiant les rumeurs lors de la Première Guerre mondiale, le supposé pouvoir guérisseur des rois de France et d’Angleterre ou bien encore les légendes concernant le roi Salomon, il décrit les structures mentales des individus. Il peut alors rendre raison de leurs erreurs, de leurs croyances et de leurs actions, en se plaçant à un niveau de réalité qui recouvre le monde social étudié. Dans La Société féodale , il explique ainsi la disparition de celle-ci, par un décalage entre des mentalités différentes, principalement celle des féodaux d’une part et celle des bourgeois d’autre part. C’est la raison pour laquelle il a affirmé : « les faits historiques sont par essence des faits psychologiques ». Cette formule ne doit pas être comprise à l’aune de ce que nous nommons aujourd’hui « psychologie ». Pour Bloch, il s’agit de psychologie sociale , c’est-à-dire de ce que des humains comprennent ensemble, et non de réactions individuelles. Elles témoignent ainsi de la réalité historique d’un groupe social, non d’une nature humaine intangible, ni d’une mentalité globale. Avec cette affirmation, il signifiait par là la primauté de la dimension sociale dans le geste historien. Vous vous attachez dans un deuxième chapitre à restituer les différends qui ont pu exister entre Lucien Febvre et Marc Bloch, que l’on associe généralement comme les deux fondateurs des Annales et donc supposément sur la même ligne, à travers notamment les comptes rendus qu’ils ont pu faire de leurs livres respectifs ou les échanges qu’ils ont pu avoir à leur propos. La disparition de Bloch a permis, montrez-vous, à la conception de Febvre de l’emporter. Qu'est-ce qui a été perdu dans cette passation manquée ? L’existence de ces deux conceptions est le plus souvent occultée. À cet égard, le travail de Florence Hulak a été précurseur. Cette occultation doit beaucoup à la création des Annales en 1929 par les deux historiens. Il existe un récit historiographique selon lequel une nouvelle manière d’envisager et de faire de histoire se mettrait en place alors, remplaçant l’histoire dite méthodique qui avait sacralisé la méthode historique. Febvre et Bloch en seraient les héros auxquels, après la Seconde Guerre mondiale, Braudel aurait succédé. Dans ce livre, je critique cette structure narrative, faite de dates charnières, d’écoles, annonçant à l’avance que tout sera dépassé. C’est ni plus ni moins une condamnation au relativisme, réduisant la connaissance historique au dernier ouvrage en date. Non, Marc Bloch n’est pas dépassé ! Au contraire, ses travaux témoignent de la possibilité d’un geste historien nourri par la sociologie de Durkheim, en donnant une consistance au monde social qu’il faut étudier comme une chose. Le premier bénéfice consiste dans la mise à distance de « l’histoire-géo » et du fondement que cette dernière donne aux réalités humaines, la terre. Febvre l’exprime clairement dans la critique qu’il fit de La Société féodale de Bloch : avoir écrit une histoire sociologique, qui ne sent pas assez la terre. Cette histoire autre implique également d’inscrire la réflexivité au cœur de la démarche historienne. Quoi qu’il dise, l’historien est pris dans son monde social, même quand il se plonge dans un passé lointain. Au lieu de prétendre flotter sans attaches sociales lorsqu’il fait son travail, il doit comprendre ce qui le détermine, c’est-à-dire ce qui détermine son questionnement, l’origine des concepts qu’il utilise. Il ne s’agit pas de s’affranchir de ces déterminations mais d’en saisir les effets. Nul geste critique ne permet de s’extraire du monde social. Mais la compréhension de ce qui nous y attache est une condition de la réflexivité indispensable à la production d’un savoir scientifique. Elle doit être entendue de manière collective et implique a minima la confrontation avec les pairs. À cette première historicisation, il faut en ajouter une seconde, celle qui affecte le monde social étudié. Une époque ne se résume pas à un outillage mental plus ou moins maîtrisé par ses contemporains. Elle est traversée au contraire d’oppositions, de débats y compris sur le sens des mots. Là où l’histoire-problème est réduite à affirmer que la question précède le document, l’histoire blochienne invite à restituer la nature problématique des mondes sociaux pour leurs agents dans la documentation elle-même. Selon moi, elle consiste dans une histoire des problématisations, une formule et un concept que j’emprunte à Michel Foucault. C’est alors à une réflexion sur la nature de la vérité du monde social que Bloch invite. Une telle conception pourrait utilement modifier l’histoire enseignée, dans la perspective d’une formation démocratique et plus généralement de l’institution d’une société démocratique au sens plein du terme. Je renvoie ici au livre co-écrit avec Barbara Stiegler Démocratie ! Manifeste (Le Bord de l’Eau, 2023). Vous n’évoquez pas du tout la postérité de Bloch. N’a-t-il pas d’héritiers chez les historiens contemporains ? Même si ce n’est pas le sujet du livre… C’est volontairement que j’ai évité de poser cette question. D’abord parce que je ne voulais pas m’instituer arbitre des élégances et donner l’impression d’enrôler les uns et d’exclure les autres, au moment où, en outre, panthéonisation oblige, la tentation est forte de se réclamer de Bloch ! L’enjeu pour moi consiste dans une invitation à réfléchir sur l’histoire qui est faite et sur l’histoire qui est enseignée dans le contexte d’une instrumentalisation grandissante du savoir historien visant à donner une légitimité aux discours d’extrême-droite. Ensuite, pour définir ce qu’est l’histoire à la façon de Marc Bloch, j’ai délibérément choisi de m’en tenir à Apologie de l’histoire , pour envisager ce qu’impliquerait de prolonger le geste historien qu’il décrit. Je voulais sortir de la structure narrative d’une certaine historiographie pour laquelle il est à jamais dépassé . Il ne s’agit pas pour moi de mettre en évidence ce qui resterait de Bloch mais au contraire d’inviter à faire de l’histoire avec lui, c’est-à-dire avec sa conception pleine et entière, informée de la sociologie durkheimienne. Le problème vient aussi, montrez-vous, de la façon de concevoir le social et l’idée de « fonds commun » que Bloch mettait en avant. Pourriez-vous préciser ? J’ai toujours été frappé par cette affirmation de Bloch dans Apologie de l’histoire : « Il faut bien, cependant, qu'il existe, dans l'humaine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d'homme et de société ne voudraient rien dire ». Je lui consacre un long commentaire car cette idée est fondamentale. Qu’il le veuille ou non, tout historien fait son métier à partir d’une anthropologie et d’une ontologie du social pour le dire en des termes philosophiques. Il mobilise une certaine idée de ce qu’est un être humain, en toutes circonstances, et toute société humaine, indépendamment de la période considérée. Or, cette conception préalable est politique . Pour les libéraux et les néolibéraux, « there’s no such thing as society » selon la formule de Margaret Thatcher. Il n’y a pas d’autre réalité que l’ homo œconomicus . Pour les nationalistes, l’individu se fond dans la nation au point de n’être qu’un exemplaire d’une identité nationale. Seule l’approche sociologique donne une consistance au monde social et ne réduit pas l’individu à un modèle unique. Elle nourrit le socialisme originel, celui qui refuse de s’en tenir à la responsabilité individuelle pour expliquer la société et qui est à l’origine des grandes lois sociales (par exemple la loi sur les accidents du travail de 1898). Autrement dit, une histoire non réflexive, a fortiori prétendue neutre, comporte une dimension politique qu’elle impose dans sa saisie des mondes sociaux étudiés. Tout le mérite de Bloch est de nous inviter à la préciser, au lieu de la nier, et de faire le choix de la conception sociologique de Durkheim. À cette condition, l’histoire contribue grandement à la compréhension des mondes sociaux, passés et présents. Et elle aide à concevoir un avenir qui ne soit pas une réplique de l’avant. Elle doit pour ce faire s’affirmer comme une science sociale.

Texte intégral 2087 mots

L’entrée au Panthéon de Marc Bloch est prévue pour dans un an. C'est l’occasion de célébrer, outre son passé de résistant ou encore de témoin de la débâcle de 1940, une œuvre d’historien hors norme.

Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l'université Bordeaux Montaigne, vient de lui consacrer un livre, rappelant l’originalité et l’importance de son oeuvre. Il commente notamment l'inachevé Apologie pour l’histoire, où Bloch définit ce qu’est l’histoire pour lui. Christophe Pébarthe précise également le contexte dans lequel Bloch a élaboré ses conceptions, tout en faisant le lien avec le reste de son œuvre.

 

Nonfiction : Vous consacrez un premier chapitre à rappeler le choc qu’a représenté La Révolution française pour la manière de concevoir l’histoire et à présenter les différentes réponses que les générations suivantes d’historiens ont élaborées. Vous montrez que la sociologie de Durkheim a permis ici une percée, dans laquelle Bloch s’est engouffré. De quelle nature fut cette percée ?

Christophe Pébarthe : La révolution intellectuelle qu’a accompagnée l’émergence de la sociologie durkheimienne est fondamentale pour comprendre l’histoire que pratique Marc Bloch. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur son importance, tout en la replaçant dans un cadre plus général : l’ébranlement causé par la Révolution française. Comme François Hartog l’a bien montré, un nouveau régime d’historicité se met alors en place, isolant le présent du passé, définitivement achevé, qu’il faut expliquer en tant que tel et pour lui-même.

La Révolution française donne aussi à voir un nouvel acteur dont le nom peut varier : peuple, nation, masse, etc. Il s’agit désormais de rendre raison d’une réalité que les événements révolutionnaires ont découverte, celle d’un collectif irréductible aux membres qui le composent. Ce ne sont plus des acteurs individualisés qui agissent mais le grand nombre. Ce nouveau sujet de l’histoire en devient ainsi, du même coup, son objet.

C’est dans ce contexte qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle une nouvelle science s’élabore en France, la sociologie. Inventé par Auguste Comte, ce terme devient bientôt l’étendard d’une révolution scientifique portée par Émile Durkheim. Prolongeant l’intuition comtienne de l’existence d’un niveau de réalité nouveau, il proclame que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses. Autrement dit, ils ne peuvent être compris par la psychologie réduite à l’étude de l’intériorité des individus. Bien sûr, les êtres humains pensent leurs actions et leurs pensées peuvent informer leurs actes. Mais les outils intellectuels qu’ils utilisent sont forgés par le monde social qui les accueille.

Marc Bloch prolonge ce geste révolutionnaire dans ses travaux historiques. En étudiant les rumeurs lors de la Première Guerre mondiale, le supposé pouvoir guérisseur des rois de France et d’Angleterre ou bien encore les légendes concernant le roi Salomon, il décrit les structures mentales des individus. Il peut alors rendre raison de leurs erreurs, de leurs croyances et de leurs actions, en se plaçant à un niveau de réalité qui recouvre le monde social étudié. Dans La Société féodale, il explique ainsi la disparition de celle-ci, par un décalage entre des mentalités différentes, principalement celle des féodaux d’une part et celle des bourgeois d’autre part. C’est la raison pour laquelle il a affirmé : « les faits historiques sont par essence des faits psychologiques ». Cette formule ne doit pas être comprise à l’aune de ce que nous nommons aujourd’hui « psychologie ». Pour Bloch, il s’agit de psychologie sociale, c’est-à-dire de ce que des humains comprennent ensemble, et non de réactions individuelles. Elles témoignent ainsi de la réalité historique d’un groupe social, non d’une nature humaine intangible, ni d’une mentalité globale. Avec cette affirmation, il signifiait par là la primauté de la dimension sociale dans le geste historien.

Vous vous attachez dans un deuxième chapitre à restituer les différends qui ont pu exister entre Lucien Febvre et Marc Bloch, que l’on associe généralement comme les deux fondateurs des Annales et donc supposément sur la même ligne, à travers notamment les comptes rendus qu’ils ont pu faire de leurs livres respectifs ou les échanges qu’ils ont pu avoir à leur propos. La disparition de Bloch a permis, montrez-vous, à la conception de Febvre de l’emporter. Qu'est-ce qui a été perdu dans cette passation manquée ?

L’existence de ces deux conceptions est le plus souvent occultée. À cet égard, le travail de Florence Hulak a été précurseur. Cette occultation doit beaucoup à la création des Annales en 1929 par les deux historiens. Il existe un récit historiographique selon lequel une nouvelle manière d’envisager et de faire de histoire se mettrait en place alors, remplaçant l’histoire dite méthodique qui avait sacralisé la méthode historique. Febvre et Bloch en seraient les héros auxquels, après la Seconde Guerre mondiale, Braudel aurait succédé.

Dans ce livre, je critique cette structure narrative, faite de dates charnières, d’écoles, annonçant à l’avance que tout sera dépassé. C’est ni plus ni moins une condamnation au relativisme, réduisant la connaissance historique au dernier ouvrage en date. Non, Marc Bloch n’est pas dépassé ! Au contraire, ses travaux témoignent de la possibilité d’un geste historien nourri par la sociologie de Durkheim, en donnant une consistance au monde social qu’il faut étudier comme une chose. Le premier bénéfice consiste dans la mise à distance de « l’histoire-géo » et du fondement que cette dernière donne aux réalités humaines, la terre. Febvre l’exprime clairement dans la critique qu’il fit de La Société féodale de Bloch : avoir écrit une histoire sociologique, qui ne sent pas assez la terre.

Cette histoire autre implique également d’inscrire la réflexivité au cœur de la démarche historienne. Quoi qu’il dise, l’historien est pris dans son monde social, même quand il se plonge dans un passé lointain. Au lieu de prétendre flotter sans attaches sociales lorsqu’il fait son travail, il doit comprendre ce qui le détermine, c’est-à-dire ce qui détermine son questionnement, l’origine des concepts qu’il utilise. Il ne s’agit pas de s’affranchir de ces déterminations mais d’en saisir les effets. Nul geste critique ne permet de s’extraire du monde social. Mais la compréhension de ce qui nous y attache est une condition de la réflexivité indispensable à la production d’un savoir scientifique. Elle doit être entendue de manière collective et implique a minima la confrontation avec les pairs.

À cette première historicisation, il faut en ajouter une seconde, celle qui affecte le monde social étudié. Une époque ne se résume pas à un outillage mental plus ou moins maîtrisé par ses contemporains. Elle est traversée au contraire d’oppositions, de débats y compris sur le sens des mots. Là où l’histoire-problème est réduite à affirmer que la question précède le document, l’histoire blochienne invite à restituer la nature problématique des mondes sociaux pour leurs agents dans la documentation elle-même. Selon moi, elle consiste dans une histoire des problématisations, une formule et un concept que j’emprunte à Michel Foucault. C’est alors à une réflexion sur la nature de la vérité du monde social que Bloch invite. Une telle conception pourrait utilement modifier l’histoire enseignée, dans la perspective d’une formation démocratique et plus généralement de l’institution d’une société démocratique au sens plein du terme. Je renvoie ici au livre co-écrit avec Barbara Stiegler Démocratie ! Manifeste (Le Bord de l’Eau, 2023).

Vous n’évoquez pas du tout la postérité de Bloch. N’a-t-il pas d’héritiers chez les historiens contemporains ? Même si ce n’est pas le sujet du livre…

C’est volontairement que j’ai évité de poser cette question. D’abord parce que je ne voulais pas m’instituer arbitre des élégances et donner l’impression d’enrôler les uns et d’exclure les autres, au moment où, en outre, panthéonisation oblige, la tentation est forte de se réclamer de Bloch ! L’enjeu pour moi consiste dans une invitation à réfléchir sur l’histoire qui est faite et sur l’histoire qui est enseignée dans le contexte d’une instrumentalisation grandissante du savoir historien visant à donner une légitimité aux discours d’extrême-droite.

Ensuite, pour définir ce qu’est l’histoire à la façon de Marc Bloch, j’ai délibérément choisi de m’en tenir à Apologie de l’histoire, pour envisager ce qu’impliquerait de prolonger le geste historien qu’il décrit. Je voulais sortir de la structure narrative d’une certaine historiographie pour laquelle il est à jamais dépassé. Il ne s’agit pas pour moi de mettre en évidence ce qui resterait de Bloch mais au contraire d’inviter à faire de l’histoire avec lui, c’est-à-dire avec sa conception pleine et entière, informée de la sociologie durkheimienne.

Le problème vient aussi, montrez-vous, de la façon de concevoir le social et l’idée de « fonds commun » que Bloch mettait en avant. Pourriez-vous préciser ?

J’ai toujours été frappé par cette affirmation de Bloch dans Apologie de l’histoire : « Il faut bien, cependant, qu'il existe, dans l'humaine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d'homme et de société ne voudraient rien dire ». Je lui consacre un long commentaire car cette idée est fondamentale. Qu’il le veuille ou non, tout historien fait son métier à partir d’une anthropologie et d’une ontologie du social pour le dire en des termes philosophiques. Il mobilise une certaine idée de ce qu’est un être humain, en toutes circonstances, et toute société humaine, indépendamment de la période considérée.

Or, cette conception préalable est politique. Pour les libéraux et les néolibéraux, « there’s no such thing as society » selon la formule de Margaret Thatcher. Il n’y a pas d’autre réalité que l’homo œconomicus. Pour les nationalistes, l’individu se fond dans la nation au point de n’être qu’un exemplaire d’une identité nationale. Seule l’approche sociologique donne une consistance au monde social et ne réduit pas l’individu à un modèle unique. Elle nourrit le socialisme originel, celui qui refuse de s’en tenir à la responsabilité individuelle pour expliquer la société et qui est à l’origine des grandes lois sociales (par exemple la loi sur les accidents du travail de 1898).

Autrement dit, une histoire non réflexive, a fortiori prétendue neutre, comporte une dimension politique qu’elle impose dans sa saisie des mondes sociaux étudiés. Tout le mérite de Bloch est de nous inviter à la préciser, au lieu de la nier, et de faire le choix de la conception sociologique de Durkheim. À cette condition, l’histoire contribue grandement à la compréhension des mondes sociaux, passés et présents. Et elle aide à concevoir un avenir qui ne soit pas une réplique de l’avant. Elle doit pour ce faire s’affirmer comme une science sociale.

23.06.2025 à 11:00

Les mémoires du franquisme

Dans son dernier ouvrage, l’historienne Sophie Baby, maîtresse de conférences HDR à l’université Bourgogne Europe et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, poursuit sa réflexion sur l’héritage et les mémoires du franquisme. Elle interroge ainsi, dans Juger Franco ? la manière dont le dictateur, encore objet d’hommages au début du XXI e siècle, laisse derrière lui un souvenir brouillé. Sa réflexion s’articule autour du triptyque « impunité, réconciliation, mémoire », chacun de ces termes étant analysé avec soin, depuis le temps même de la guerre civile de 1936-1939 jusqu’à aujourd’hui pour tenter de comprendre comment, grâce à la société civile et aux réseaux transnationaux, l’Espagne a basculé d’un rapport au passé fondé sur un oubli réconciliateur au devoir de mémoire et à la lutte contre l’impunité. L’ouvrage est ainsi en lien avec les programmes de Première de spécialité (Axe 2 du Thème 1 : « Avancées et reculs des démocraties » et peut également être mobilisé en Terminale (Thème 3, « Histoire et mémoires »).   Nonfiction.fr : La transition démocratique espagnole, qui suit la mort de Franco en 1975 et permet une rapide entrée de l’Espagne de Juan Carlos dans les institutions internationales, et dans la CEE dès 1986, est présentée comme un modèle du genre. Comment expliquer qu’après quatre décennies de dictature franquiste, les Espagnols se retrouvent si rapidement autour d’un modèle démocratique qui semble faire consensus ? Sophie Baby : La transition espagnole a été scrutée par les acteurs politiques et scientifiques de l’époque comme un modèle de transition d’un régime autoritaire à un régime démocratique, qui inaugurait la « troisième vague de démocratisation » (Samuel Huntington) de la fin du XX e siècle et plus généralement, « l’âge des transitions » (Pascal Chabot). En effet, en sept ans, la démocratie espagnole s’était installée durablement, sans que le pays ne sombre dans le chaos révolutionnaire qu’avait connu son voisin portugais après la Révolution des œillets d’avril 1974. Néanmoins, le modèle façonné d’une transition négociée par le haut entre élites du régime antérieur et de l’opposition, consensuelle, modérée, pacifique et réconciliatrice, ne résiste plus aujourd’hui à l’analyse historique. Les négociations ne furent pas binaires, mais triangulaires ; les manifestations furent intenses et la mobilisation citoyenne décisive dans le processus de changement ; le consensus était bien plus une praxis politique imposée que choisie ; la modération était le fruit de décennies de propagande franquiste et d’une instrumentalisation politique au présent de la peur ; tandis que l’imaginaire pacifique de la transition ne résiste pas à l’analyse des faits. Mon ouvrage précédent, Le mythe de la transition pacifique , publié en 2018, pour lequel nous avions déjà réalisé un entretien , a bien montré à quel point la violence politique en actes avait profondément marqué le rythme et l’ampleur des réformes, réactivant les mémoires des violences du passé de la guerre et de la répression franquiste, dont on craignait la résurgence. Plus généralement, « le régime de 1978 » est aujourd’hui remis en cause par nombre d’acteurs et actrices politiques, sans que cela n’ôte en rien à la transition son caractère de mythe fondateur de la démocratie espagnole. Pourtant, les lois d’amnistie nient alors, jusqu’à très récemment, les exactions du régime franquiste, et par voie de conséquence les mémoires des victimes de Franco, tant pendant la guerre civile qu’après : Franco ne sera jamais jugé. Pouvez-vous expliquer la raison d’être de ces lois et comment les mémoires des crimes parviennent malgré tout à s’exprimer et à se transmettre ? Le livre repose sur un étonnement comparatif : non seulement Franco, ce dictateur parvenu au pouvoir avec l’aide des avions d’Hitler et des troupes de Mussolini, n’a pas été jugé et ne le sera jamais, mais sa figure et son héritage continuent à être honorés publiquement en Espagne. Jusqu’en 2019, sa dépouille reposait devant l’autel de la plus grande basilique du pays, Valle de los Caídos , érigée dans les années 1950 à la gloire des martyrs de la « Croisade » contre les « Rouges ». Comment une telle impunité du franquisme et de ses crimes était-elle encore possible dans ce pays voisin, si proche du nôtre, pleinement intégré à l’Union européenne depuis près de 40 ans ? Une des clefs explicatives réside dans la loi d’amnistie du 15 octobre 1977 : première loi adoptée à l’unanimité par le premier parlement élu démocratiquement depuis la guerre civile, elle accordait l’amnistie à tous les prisonniers politiques du régime franquiste, même si, de fait, presque tous avaient déjà quitté les geôles du régime par une succession de décrets de grâces et d’amnistie émis depuis la mort du dictateur le 20 novembre 1975. Mais elle accordait aussi, par anticipation, l’amnistie à tous les agents du régime engagés dans la répression de l’opposition antifranquiste : elle garantissait ainsi leur impunité. De fait, jusqu’à aujourd’hui, cette loi n’a de cesse d’être invoquée par la jurisprudence espagnole comme obstacle à toute traduction en justice des crimes commis par le régime franquiste. La réciprocité de l’amnistie peut surprendre le lecteur contemporain. Pourtant, l’amnistie mutuelle était couramment pensée depuis le XIX e siècle comme l’instrument libéral de la résolution des conflits civils, comme l’outil juridique qui permettait de mettre fin à la dispute pour laisser place à la politeia , à l’ordre ordinaire de la vie politique dans la cité. J’explore dans le livre la généalogie de la revendication d’amnistie, qui remonte au temps même de la guerre civile, puis ne cesse de traverser les mobilisations antifranquistes jusqu’à s’imposer comme un motif choral unificateur dans les années 1960. Elle est la traduction d’une perception croissante de la guerre civile comme une tragédie fratricide, où les responsabilités étaient partagées, où tous avaient souffert, rendant vaine toute exigence de responsabilité pénale individuelle. Les crimes de la répression étaient ainsi noyés dans ceux d’une temporalité meurtrière vaste et indéfinie. L’amnistie de 1977 venait sceller la fin de la guerre civile, près de 40 ans après l’annonce officielle de la « Victoire » le 1 er avril 1939 : le parlement pouvait désormais s’atteler à la rédaction d’une Constitution, approuvée un an plus tard par référendum, le 6 décembre 1978. L’amnistie, aujourd’hui taxée de loi d’impunité, était alors considérée comme l’instrument majeur de la réconciliation. Par ailleurs l’amnistie induit, sur le plan judiciaire, l’effacement du délit. Elle a donc été accusée d’avoir favorisé l’oubli : de fait, aucune politique de mémoire n’a été entreprise par les gouvernements successifs, y compris socialistes, avant la première décennie des années 2000. Ce silence public et la peur encore omniprésente n’encouragèrent pas le déploiement des récits du passé, notamment au sein des familles où le silence, qui avait été un gage de survie pendant des décennies, persista. Les mécanismes de la transmission familiale sont complexes et très divers en fonction des sentiments d’appartenance aux communautés de vainqueurs, de vaincus, des deux ou d’aucune. Pour autant, les historiennes et les historiens se sont emparés à bras le corps de cet encombrant passé pour défaire les mythes portés par la propagande franquiste, de même que les manifestations culturelles et artistiques. Très vite, et notamment dans le contexte de la Guerre froide, les grandes puissances occidentales réintègrent Franco dans le concert des nations : rétablissement rapide des relations diplomatiques, adhésion à l’ONU dès 1955... Franco parvient même à obtenir des indemnités à la suite des règlements de la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquer cette attitude de la part des démocraties occidentales ? Franco a habilement su utiliser la posture du vainqueur sur le plan international, même et surtout peut-être, quand tout le désignait comme appartenant au camp des vaincus. En effet si l’Espagne n’était pas entrée en guerre, passant simplement du statut de neutralité à celui de non-belligérant entre 1940 et 1943, aucune puissance n’était dupe : Franco s’était bien rangé du côté de l’Axe, en témoignaient ses rencontres avec Hitler (à Hendaye, en octobre 1940) et Mussolini, les accords secrets signés alors l’engageant à entrer en guerre le moment venu, le soutien logistique apporté aux troupes fascistes et nazies, ainsi que l’envoi de la Division Azul combattre sur le front russe sous uniforme allemand. C’est pourquoi les Alliés s’inquiétèrent à la Libération de la possibilité que la péninsule serve de refuge aux criminels nazis en fuite ainsi qu’aux biens et avoirs financiers spoliés par les nazis. Ils exigèrent donc de Madrid qu’elle paie sa part des réparations de guerre, notamment en restituant les avoirs confisqués et en procédant à la liquidation des entreprises allemandes. La diplomatie espagnole sut coopérer avec circonspection, satisfaisant a minima les Alliés tout en multipliant les obstacles pour retarder les procédures. À la clôture des réparations, en 1960, l’État franquiste s’était finalement enrichi de 11,2 millions de dollars, soit un tiers des réparations obtenues par l’Agence interalliée des réparations, ponctionnés sur les ventes aux enchères des avoirs allemands. À la sortie de la guerre, le régime franquiste était pourtant clairement identifié comme un régime totalitaire, fasciste, illégitime et criminel : sa survie constituait un affront aux démocraties victorieuses, qui le mirent au ban de la communauté internationale pour violer l’esprit et le droit qui y présidaient. La résolution de décembre 1946 exclut ainsi avec fermeté l’Espagne de l’Organisation des Nations unies. En revanche, aucune action ne fut jamais sérieusement envisagée de la part des Alliés pour renverser le dictateur, pas plus qu’aucun criminel du régime ne fut mis sur le banc des accusés lors des procès internationaux de l’après-guerre. Franco sut tirer parti de l’entrelacement des conflits des années 1940, en particulier de la guerre froide naissante qui faisait du communisme l’ennemi du « monde libre ». Il déploya la théorie des deux guerres, qui affirmait que l’Espagne était bien restée neutre dans la guerre qui opposait l’Axe aux Alliés, mais qu’en revanche elle s’était précocement engagée dans la guerre contre le communisme, dès 1936 puis en 1941, par l’envoi de la Division Azul contre l’Union soviétique de Staline. Cette nouvelle forme de légitimation, assortie de concessions octroyées aux Alliés, notamment par le polissage du vernis fasciste du régime, garantit sa survie. D’autant que les États-Unis, tout comme le Royaume-Uni, préféraient au moindre risque de révolution communiste une péninsule ibérique stable, prompte à redevenir un partenaire commercial privilégié. Dès 1950, les ambassadeurs étaient autorisés à rejoindre Madrid, avant que les accords hispano-américains de 1953 ne fassent officiellement de l’Espagne un pion stratégique dans l’échiquier occidental, préfigurant son admission à l’ONU en 1955. Ne reste alors que la société civile pour tenter d’alerter sur les crimes passés et présents. Comment cette société civile cherche-t-elle à lutter contre l’impunité dont bénéficie Franco ? Quelles sources sont disponibles pour comprendre le rôle des acteurs non étatiques ? J’ai cherché dans le ce livre à suivre les fils de la soif de justice des vaincus, ne pouvant me résoudre à admettre que, par-delà la revendication partagée d’amnistie, il n’y avait eu aucune manifestation d’une volonté de justice, voire de vengeance de la part des vaincus de la guerre civile. Le défi résidait précisément dans la recherche de traces de ces événements, là où le récit hégémonique de la réconciliation étouffait toute voix dissonante, toute proposition alternative étant accusée de menacer la paix civile si difficilement acquise. J’ai donc exploré les archives des groupes de l’opposition antifranquiste, des associations d’anciens combattants, de déportés, de prisonniers, notamment dans l’exil (en France essentiellement), la presse clandestine, en quête des traces de projets alternatifs pour l’après-franquisme qui énonceraient d’autres modalités de gestion du passé criminel que l’amnistie réconciliatrice. Et bien sûr, j’en ai trouvé. J’analyse en particulier dans le livre un ensemble de trois corpus documentaires des années 1940 et 1950, émanant de trois groupes d’opposition très divers, qui énoncent des modalités précises d’épuration, de restitution des biens confisqués, de réparations, voire de châtiment des criminels, même si très vite, la responsabilité individuelle, notamment pénale, tend à être dissoute au profit de la responsabilité civile de l’État, annonçant ainsi les modalités de la réconciliation future. Par ailleurs, je suis partie en quête des actions de dénonciation des crimes du passé et du présent, en particulier sous la forme des commissions d’enquête, où la place du droit et des juristes est primordiale. C’est à cheval entre l’Amérique latine et l’Europe que se déploient ces réseaux de solidarité, pris dans les entrelacs de la guerre froide, qui ont donné lieu à une série presque ininterrompue de commissions dénonçant sans relâche les violations des libertés publiques et des droits humains par le régime franquiste, participant ainsi à lutter contre l’entreprise de blanchiment d’un régime qui ambitionnait de rejoindre le Marché commun. J’ai ainsi découvert, avec surprise, que dans les années 1970, des Tribunaux internationaux avaient été envisagés sur le modèle du Tribunal Russell, qui avait symboliquement condamné les États-Unis en 1967 pour des crimes de génocide envers le peuple vietnamien. Autant d’initiatives oubliées des récits dans lesquels domine le régime-écran de la réconciliation unanimement partagée. Vous accordez une place particulière à la situation basque. Le Pays basque est en effet un symbole de la guerre civile, notamment via l’intervention de l’aviation nazie à Guernica, dont la mémoire reste vive aujourd’hui. Puis, après 1975, l’indépendantisme basque, autour de l’ETA, semble être un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme. En quoi le Pays basque est-il un territoire à part dans l’histoire de l’Espagne du XX e siècle ? J’ai en effet mené une enquête de terrain sur Guernica, sur la longue durée. Guernica est ainsi une figure qui émaille tout le livre, comme l’un des fils rouges de la réflexion, jusqu’au chapitre qui lui est entièrement consacré. Si Guernica est une figure iconique, à bien des égards singulière, son histoire permet de saisir avec acuité bien des enjeux mémoriels que l’on retrouve ailleurs, à cheval entre une mondialisation précoce et un ancrage territorial exacerbé : la volonté de démasquer la falsification de l’histoire (puisque le régime diffusa le récit d’une destruction provoquée par les « Rouges ») par le recours à l’expertise historienne internationale ; la recherche détournée de responsabilités, ici par la création d’une commission sur le bombardement qui mène campagne pendant deux décennies pour obtenir des réparations de la part du gouvernement de la RFA – et non de Madrid ; la dilution inverse des responsabilités, par le biais de la promotion du paradigme de la paix qui transforme Guernica de ville martyre en icône universelle et mondialisée de paix. En outre, Guernica reflète les dynamiques propres au Pays basque – elle occupe même une place symbolique particulière dans son histoire, abritant l’Arbre (un chêne) autour duquel se réunissaient les représentants des provinces basques. Là, l’entrelacement des conflits s’est prolongé jusqu’à la décennie 2010 : le cycle terroriste et antiterroriste basque a considérablement complexifié le rapport au passé criminel franquiste. D’un côté, l’ETA a constitué un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme par le brouillage induit par l’autoidentification des etarras à des résistants antifranquistes, jetant par là-même la suspicion sur l’ensemble de la communauté antifranquiste. De l’autre, le gouvernement démocratique précocement engagé sur le terrain de la lutte antiterroriste a mis en œuvre des dispositifs de reconnaissance et de réparations des victimes devenus des standards internationaux, auxquels se réfèrent désormais les victimes du franquisme. Le Pays basque est donc sans aucun doute un territoire à part, mais où se sont déployées lors de ce dernier siècle des dynamiques qui ont pesé lourdement sur la gestion mémorielle des violences du passé. Vous mettez en avant, dans l’ouvrage, le rôle des réseaux transnationaux, notamment tissés par les exilés espagnols. Parmi ceux-ci, les réseaux latino-américains semblent être les plus actifs, et sont finalement déterminants pour entamer des procédures judiciaires après la mort de Franco. Par quels processus se tissent ces réseaux et quel rôle joue l’Amérique latine dans la judiciarisation du régime franquiste ? La démarche méthodologique que j’ai suivie dans ce livre repose sur deux axes principaux, qui en font, je crois, l’originalité : la longue durée et le regard transnational. Il m’a paru en effet essentiel de sortir tant de l’imaginaire de l’exceptionnalité espagnole que de la marginalité dans laquelle l’Espagne est réduite dans les histoires générales de l’Europe pour la réinsérer dans l’histoire de la confrontation des sociétés occidentales aux violences de masse qui ont saturé le XX e siècle. J’ai donc sciemment cherché à déceler les réseaux transnationaux agissant dans les processus de criminalisation – comme de décriminalisation – du franquisme, qui se sont déployés dans un espace transnational, conçu comme un réservoir de ressources et un espace de légitimation. Or, cet espace est fondamentalement transatlantique, à cheval entre l’Europe et le continent américain, où le Cône sud tient une place déterminante dans la fin du siècle. Les connexions pluriséculaires sont en effet réactivées au cours du XX e siècle, par le biais de migrations et d’exils croisés au gré des aléas politiques : l’Amérique latine fut une des terres d’accueil de l’exil de la guerre civile (le Mexique notamment), avant que l’Espagne n’accueille à son tour les réfugiés des dictatures latino-américaines, en particulier du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, à l’heure où l’Espagne effectuait sa transition à la démocratie. Ces réseaux, aux résonances très concrètes, ont contribué à modeler de façon réciproque les dispositifs de sortie de conflit et de gestion des passés : un temps modèle de réconciliation, scruté comme tel par les pays latino-américains en sortie de dictature, l’Espagne fut ensuite érigée en championne de la justice universelle quand des magistrats espagnols entreprirent les procès en compétence universelle des dictateurs chilien et argentin, qui aboutirent à l’arrestation du général Pinochet à Londres en 1998 sur ordre du juge Baltasar Garzón. Le paradoxe devint criant : comment l’Espagne pouvait-elle inculper Pinochet et rester aveugle face aux crimes du franquisme ? L’Espagne devint ainsi un « modèle d’impunité », dont les ressorts étaient analysés au prisme des expériences argentines et chiliennes. Le tournant de l’an 2000 s’amorçait, vers l’entrée de l’Espagne dans l’ère de la mémoire. Finalement, vous écrivez qu’on « passe d’un paradigme réconciliateur fondé sur l’oubli des crimes du passé à un autre, arqué sur le devoir de mémoire et la lutte contre l’impunité », notamment à travers les différentes mesures prises depuis quelques années. Comment ce changement de modèle s’effectue-t-il et peut-on dire aujourd’hui que cette nouvelle approche fait consensus en Espagne ? C’est là tout l’objet du livre : comprendre cette inversion fondamentale de paradigme mémoriel, qui s’opère au tournant du XXI e siècle, d’un modèle fondé sur la réconciliation, l’amnistie et l’oubli à un modèle fondé sur la mémoire et la lutte contre l’impunité. Le slogan « justice, vérité, réparation » imprègne désormais toutes les manifestations en faveur de la « récupération de la mémoire historique », ce mouvement pluriel né en l’an 2000 suite à la fondation de l’association du même nom par Emilio Silva, initiateur de la première exhumation scientifique médiatisée d’une fosse commune de la guerre civile, à l’origine d’une quête inédite de recherche des corps encore enfouis dans des fosses abandonnées. L’Espagne entra alors dans l’ère de la mémoire, qui s’était déjà emparée du reste du monde occidental à la faveur d’une conjonction de facteurs que j’explore dans le livre, et qui résultent des dynamiques aperçues dans le temps long. Deux référents traversent les mouvements de la société civile qui n’ont eu de cesse de s’exprimer. Le premier, européen, repose sur la mémoire de la Résistance et de l’antifascisme, qui imprégnait depuis les années 1940 les associations d’anciens combattants, de déportés et de prisonniers, les conduisant à réclamer réparations, indemnisations, reconnaissance. Le second, latino-américain, voire argentin, repose sur les dispositifs de la justice dite transitionnelle, qui s’était formalisée dans la décennie 1990, plaçant en son cœur le droit des victimes et la lutte contre l’impunité, sous le prisme de la défense des droit humains et du droit international. L’Espagne entra ainsi dans le catalogue des violations des droits humains, catégorie performative sur les perceptions de l’histoire : les fusillés étaient devenus des disparus, victimes du crime de disparition forcée ; les sacas , les paseos étaient devenus des crimes contre l’humanité, tout comme la torture ; la répression était désormais un plan d’extermination, voire un génocide. Autant de crimes imprescriptibles et non amnistiables, qui devaient pouvoir être poursuivis, selon les préceptes du droit international. Mais face à la persistance des obstacles juridiques en Espagne, ce « mur de l’impunité » encore infranchissable, les collectifs mobilisés se sont tournés vers la justice argentine, qui a ouvert en 2010 une procédure au nom de la compétence universelle, dans un processus remarquable de transfert inversé. C’est cette double dynamique qui guide aujourd’hui la politique de mémoire menée par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État à la mémoire démocratique, Fernando Martínez López, à l’origine de la Loi sur la mémoire démocratique adoptée en 2022. Cette politique est fortement controversée par l’ensemble de la droite qui, poussée par le parti d’extrême droite, Vox, avec lequel elle a noué des alliances régionales, a concrétisé son hostilité farouche par le retrait de lois régionales de la mémoire démocratique (en Aragon, à Valence), qu’elle souhaite remplacer par des lois dites de « concorde », qui surfent sur la mémoire consensuée de la transition réconciliatrice. La commémoration des 50 ans de la mort de Franco illustre ces fortes tensions, la droite conservatrice s’opposant avec véhémence au programme proposé par le gouvernement tout au long de l’année 2025, intitulé « España en Libertad. 50 años ».

Texte intégral 4217 mots

Dans son dernier ouvrage, l’historienne Sophie Baby, maîtresse de conférences HDR à l’université Bourgogne Europe et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, poursuit sa réflexion sur l’héritage et les mémoires du franquisme. Elle interroge ainsi, dans Juger Franco ? la manière dont le dictateur, encore objet d’hommages au début du XXIe siècle, laisse derrière lui un souvenir brouillé. Sa réflexion s’articule autour du triptyque « impunité, réconciliation, mémoire », chacun de ces termes étant analysé avec soin, depuis le temps même de la guerre civile de 1936-1939 jusqu’à aujourd’hui pour tenter de comprendre comment, grâce à la société civile et aux réseaux transnationaux, l’Espagne a basculé d’un rapport au passé fondé sur un oubli réconciliateur au devoir de mémoire et à la lutte contre l’impunité.

L’ouvrage est ainsi en lien avec les programmes de Première de spécialité (Axe 2 du Thème 1 : « Avancées et reculs des démocraties » et peut également être mobilisé en Terminale (Thème 3, « Histoire et mémoires »).

 

Nonfiction.fr : La transition démocratique espagnole, qui suit la mort de Franco en 1975 et permet une rapide entrée de l’Espagne de Juan Carlos dans les institutions internationales, et dans la CEE dès 1986, est présentée comme un modèle du genre. Comment expliquer qu’après quatre décennies de dictature franquiste, les Espagnols se retrouvent si rapidement autour d’un modèle démocratique qui semble faire consensus ?

Sophie Baby : La transition espagnole a été scrutée par les acteurs politiques et scientifiques de l’époque comme un modèle de transition d’un régime autoritaire à un régime démocratique, qui inaugurait la « troisième vague de démocratisation » (Samuel Huntington) de la fin du XXe siècle et plus généralement, « l’âge des transitions » (Pascal Chabot). En effet, en sept ans, la démocratie espagnole s’était installée durablement, sans que le pays ne sombre dans le chaos révolutionnaire qu’avait connu son voisin portugais après la Révolution des œillets d’avril 1974. Néanmoins, le modèle façonné d’une transition négociée par le haut entre élites du régime antérieur et de l’opposition, consensuelle, modérée, pacifique et réconciliatrice, ne résiste plus aujourd’hui à l’analyse historique. Les négociations ne furent pas binaires, mais triangulaires ; les manifestations furent intenses et la mobilisation citoyenne décisive dans le processus de changement ; le consensus était bien plus une praxis politique imposée que choisie ; la modération était le fruit de décennies de propagande franquiste et d’une instrumentalisation politique au présent de la peur ; tandis que l’imaginaire pacifique de la transition ne résiste pas à l’analyse des faits. Mon ouvrage précédent, Le mythe de la transition pacifique, publié en 2018, pour lequel nous avions déjà réalisé un entretien, a bien montré à quel point la violence politique en actes avait profondément marqué le rythme et l’ampleur des réformes, réactivant les mémoires des violences du passé de la guerre et de la répression franquiste, dont on craignait la résurgence. Plus généralement, « le régime de 1978 » est aujourd’hui remis en cause par nombre d’acteurs et actrices politiques, sans que cela n’ôte en rien à la transition son caractère de mythe fondateur de la démocratie espagnole.

Pourtant, les lois d’amnistie nient alors, jusqu’à très récemment, les exactions du régime franquiste, et par voie de conséquence les mémoires des victimes de Franco, tant pendant la guerre civile qu’après : Franco ne sera jamais jugé. Pouvez-vous expliquer la raison d’être de ces lois et comment les mémoires des crimes parviennent malgré tout à s’exprimer et à se transmettre ?

Le livre repose sur un étonnement comparatif : non seulement Franco, ce dictateur parvenu au pouvoir avec l’aide des avions d’Hitler et des troupes de Mussolini, n’a pas été jugé et ne le sera jamais, mais sa figure et son héritage continuent à être honorés publiquement en Espagne. Jusqu’en 2019, sa dépouille reposait devant l’autel de la plus grande basilique du pays, Valle de los Caídos, érigée dans les années 1950 à la gloire des martyrs de la « Croisade » contre les « Rouges ». Comment une telle impunité du franquisme et de ses crimes était-elle encore possible dans ce pays voisin, si proche du nôtre, pleinement intégré à l’Union européenne depuis près de 40 ans ?

Une des clefs explicatives réside dans la loi d’amnistie du 15 octobre 1977 : première loi adoptée à l’unanimité par le premier parlement élu démocratiquement depuis la guerre civile, elle accordait l’amnistie à tous les prisonniers politiques du régime franquiste, même si, de fait, presque tous avaient déjà quitté les geôles du régime par une succession de décrets de grâces et d’amnistie émis depuis la mort du dictateur le 20 novembre 1975. Mais elle accordait aussi, par anticipation, l’amnistie à tous les agents du régime engagés dans la répression de l’opposition antifranquiste : elle garantissait ainsi leur impunité. De fait, jusqu’à aujourd’hui, cette loi n’a de cesse d’être invoquée par la jurisprudence espagnole comme obstacle à toute traduction en justice des crimes commis par le régime franquiste.

La réciprocité de l’amnistie peut surprendre le lecteur contemporain. Pourtant, l’amnistie mutuelle était couramment pensée depuis le XIXe siècle comme l’instrument libéral de la résolution des conflits civils, comme l’outil juridique qui permettait de mettre fin à la dispute pour laisser place à la politeia, à l’ordre ordinaire de la vie politique dans la cité. J’explore dans le livre la généalogie de la revendication d’amnistie, qui remonte au temps même de la guerre civile, puis ne cesse de traverser les mobilisations antifranquistes jusqu’à s’imposer comme un motif choral unificateur dans les années 1960. Elle est la traduction d’une perception croissante de la guerre civile comme une tragédie fratricide, où les responsabilités étaient partagées, où tous avaient souffert, rendant vaine toute exigence de responsabilité pénale individuelle. Les crimes de la répression étaient ainsi noyés dans ceux d’une temporalité meurtrière vaste et indéfinie. L’amnistie de 1977 venait sceller la fin de la guerre civile, près de 40 ans après l’annonce officielle de la « Victoire » le 1er avril 1939 : le parlement pouvait désormais s’atteler à la rédaction d’une Constitution, approuvée un an plus tard par référendum, le 6 décembre 1978. L’amnistie, aujourd’hui taxée de loi d’impunité, était alors considérée comme l’instrument majeur de la réconciliation.

Par ailleurs l’amnistie induit, sur le plan judiciaire, l’effacement du délit. Elle a donc été accusée d’avoir favorisé l’oubli : de fait, aucune politique de mémoire n’a été entreprise par les gouvernements successifs, y compris socialistes, avant la première décennie des années 2000. Ce silence public et la peur encore omniprésente n’encouragèrent pas le déploiement des récits du passé, notamment au sein des familles où le silence, qui avait été un gage de survie pendant des décennies, persista. Les mécanismes de la transmission familiale sont complexes et très divers en fonction des sentiments d’appartenance aux communautés de vainqueurs, de vaincus, des deux ou d’aucune. Pour autant, les historiennes et les historiens se sont emparés à bras le corps de cet encombrant passé pour défaire les mythes portés par la propagande franquiste, de même que les manifestations culturelles et artistiques.

Très vite, et notamment dans le contexte de la Guerre froide, les grandes puissances occidentales réintègrent Franco dans le concert des nations : rétablissement rapide des relations diplomatiques, adhésion à l’ONU dès 1955... Franco parvient même à obtenir des indemnités à la suite des règlements de la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquer cette attitude de la part des démocraties occidentales ?

Franco a habilement su utiliser la posture du vainqueur sur le plan international, même et surtout peut-être, quand tout le désignait comme appartenant au camp des vaincus.

En effet si l’Espagne n’était pas entrée en guerre, passant simplement du statut de neutralité à celui de non-belligérant entre 1940 et 1943, aucune puissance n’était dupe : Franco s’était bien rangé du côté de l’Axe, en témoignaient ses rencontres avec Hitler (à Hendaye, en octobre 1940) et Mussolini, les accords secrets signés alors l’engageant à entrer en guerre le moment venu, le soutien logistique apporté aux troupes fascistes et nazies, ainsi que l’envoi de la Division Azul combattre sur le front russe sous uniforme allemand. C’est pourquoi les Alliés s’inquiétèrent à la Libération de la possibilité que la péninsule serve de refuge aux criminels nazis en fuite ainsi qu’aux biens et avoirs financiers spoliés par les nazis. Ils exigèrent donc de Madrid qu’elle paie sa part des réparations de guerre, notamment en restituant les avoirs confisqués et en procédant à la liquidation des entreprises allemandes. La diplomatie espagnole sut coopérer avec circonspection, satisfaisant a minima les Alliés tout en multipliant les obstacles pour retarder les procédures. À la clôture des réparations, en 1960, l’État franquiste s’était finalement enrichi de 11,2 millions de dollars, soit un tiers des réparations obtenues par l’Agence interalliée des réparations, ponctionnés sur les ventes aux enchères des avoirs allemands.

À la sortie de la guerre, le régime franquiste était pourtant clairement identifié comme un régime totalitaire, fasciste, illégitime et criminel : sa survie constituait un affront aux démocraties victorieuses, qui le mirent au ban de la communauté internationale pour violer l’esprit et le droit qui y présidaient. La résolution de décembre 1946 exclut ainsi avec fermeté l’Espagne de l’Organisation des Nations unies. En revanche, aucune action ne fut jamais sérieusement envisagée de la part des Alliés pour renverser le dictateur, pas plus qu’aucun criminel du régime ne fut mis sur le banc des accusés lors des procès internationaux de l’après-guerre.

Franco sut tirer parti de l’entrelacement des conflits des années 1940, en particulier de la guerre froide naissante qui faisait du communisme l’ennemi du « monde libre ». Il déploya la théorie des deux guerres, qui affirmait que l’Espagne était bien restée neutre dans la guerre qui opposait l’Axe aux Alliés, mais qu’en revanche elle s’était précocement engagée dans la guerre contre le communisme, dès 1936 puis en 1941, par l’envoi de la Division Azul contre l’Union soviétique de Staline. Cette nouvelle forme de légitimation, assortie de concessions octroyées aux Alliés, notamment par le polissage du vernis fasciste du régime, garantit sa survie. D’autant que les États-Unis, tout comme le Royaume-Uni, préféraient au moindre risque de révolution communiste une péninsule ibérique stable, prompte à redevenir un partenaire commercial privilégié. Dès 1950, les ambassadeurs étaient autorisés à rejoindre Madrid, avant que les accords hispano-américains de 1953 ne fassent officiellement de l’Espagne un pion stratégique dans l’échiquier occidental, préfigurant son admission à l’ONU en 1955.

Ne reste alors que la société civile pour tenter d’alerter sur les crimes passés et présents. Comment cette société civile cherche-t-elle à lutter contre l’impunité dont bénéficie Franco ? Quelles sources sont disponibles pour comprendre le rôle des acteurs non étatiques ?

J’ai cherché dans le ce livre à suivre les fils de la soif de justice des vaincus, ne pouvant me résoudre à admettre que, par-delà la revendication partagée d’amnistie, il n’y avait eu aucune manifestation d’une volonté de justice, voire de vengeance de la part des vaincus de la guerre civile. Le défi résidait précisément dans la recherche de traces de ces événements, là où le récit hégémonique de la réconciliation étouffait toute voix dissonante, toute proposition alternative étant accusée de menacer la paix civile si difficilement acquise. J’ai donc exploré les archives des groupes de l’opposition antifranquiste, des associations d’anciens combattants, de déportés, de prisonniers, notamment dans l’exil (en France essentiellement), la presse clandestine, en quête des traces de projets alternatifs pour l’après-franquisme qui énonceraient d’autres modalités de gestion du passé criminel que l’amnistie réconciliatrice. Et bien sûr, j’en ai trouvé.

J’analyse en particulier dans le livre un ensemble de trois corpus documentaires des années 1940 et 1950, émanant de trois groupes d’opposition très divers, qui énoncent des modalités précises d’épuration, de restitution des biens confisqués, de réparations, voire de châtiment des criminels, même si très vite, la responsabilité individuelle, notamment pénale, tend à être dissoute au profit de la responsabilité civile de l’État, annonçant ainsi les modalités de la réconciliation future.

Par ailleurs, je suis partie en quête des actions de dénonciation des crimes du passé et du présent, en particulier sous la forme des commissions d’enquête, où la place du droit et des juristes est primordiale. C’est à cheval entre l’Amérique latine et l’Europe que se déploient ces réseaux de solidarité, pris dans les entrelacs de la guerre froide, qui ont donné lieu à une série presque ininterrompue de commissions dénonçant sans relâche les violations des libertés publiques et des droits humains par le régime franquiste, participant ainsi à lutter contre l’entreprise de blanchiment d’un régime qui ambitionnait de rejoindre le Marché commun. J’ai ainsi découvert, avec surprise, que dans les années 1970, des Tribunaux internationaux avaient été envisagés sur le modèle du Tribunal Russell, qui avait symboliquement condamné les États-Unis en 1967 pour des crimes de génocide envers le peuple vietnamien. Autant d’initiatives oubliées des récits dans lesquels domine le régime-écran de la réconciliation unanimement partagée.

Vous accordez une place particulière à la situation basque. Le Pays basque est en effet un symbole de la guerre civile, notamment via l’intervention de l’aviation nazie à Guernica, dont la mémoire reste vive aujourd’hui. Puis, après 1975, l’indépendantisme basque, autour de l’ETA, semble être un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme. En quoi le Pays basque est-il un territoire à part dans l’histoire de l’Espagne du XXe siècle ?

J’ai en effet mené une enquête de terrain sur Guernica, sur la longue durée. Guernica est ainsi une figure qui émaille tout le livre, comme l’un des fils rouges de la réflexion, jusqu’au chapitre qui lui est entièrement consacré. Si Guernica est une figure iconique, à bien des égards singulière, son histoire permet de saisir avec acuité bien des enjeux mémoriels que l’on retrouve ailleurs, à cheval entre une mondialisation précoce et un ancrage territorial exacerbé : la volonté de démasquer la falsification de l’histoire (puisque le régime diffusa le récit d’une destruction provoquée par les « Rouges ») par le recours à l’expertise historienne internationale ; la recherche détournée de responsabilités, ici par la création d’une commission sur le bombardement qui mène campagne pendant deux décennies pour obtenir des réparations de la part du gouvernement de la RFA – et non de Madrid ; la dilution inverse des responsabilités, par le biais de la promotion du paradigme de la paix qui transforme Guernica de ville martyre en icône universelle et mondialisée de paix.

En outre, Guernica reflète les dynamiques propres au Pays basque – elle occupe même une place symbolique particulière dans son histoire, abritant l’Arbre (un chêne) autour duquel se réunissaient les représentants des provinces basques. Là, l’entrelacement des conflits s’est prolongé jusqu’à la décennie 2010 : le cycle terroriste et antiterroriste basque a considérablement complexifié le rapport au passé criminel franquiste. D’un côté, l’ETA a constitué un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme par le brouillage induit par l’autoidentification des etarras à des résistants antifranquistes, jetant par là-même la suspicion sur l’ensemble de la communauté antifranquiste. De l’autre, le gouvernement démocratique précocement engagé sur le terrain de la lutte antiterroriste a mis en œuvre des dispositifs de reconnaissance et de réparations des victimes devenus des standards internationaux, auxquels se réfèrent désormais les victimes du franquisme.

Le Pays basque est donc sans aucun doute un territoire à part, mais où se sont déployées lors de ce dernier siècle des dynamiques qui ont pesé lourdement sur la gestion mémorielle des violences du passé.

Vous mettez en avant, dans l’ouvrage, le rôle des réseaux transnationaux, notamment tissés par les exilés espagnols. Parmi ceux-ci, les réseaux latino-américains semblent être les plus actifs, et sont finalement déterminants pour entamer des procédures judiciaires après la mort de Franco. Par quels processus se tissent ces réseaux et quel rôle joue l’Amérique latine dans la judiciarisation du régime franquiste ?

La démarche méthodologique que j’ai suivie dans ce livre repose sur deux axes principaux, qui en font, je crois, l’originalité : la longue durée et le regard transnational. Il m’a paru en effet essentiel de sortir tant de l’imaginaire de l’exceptionnalité espagnole que de la marginalité dans laquelle l’Espagne est réduite dans les histoires générales de l’Europe pour la réinsérer dans l’histoire de la confrontation des sociétés occidentales aux violences de masse qui ont saturé le XXe siècle. J’ai donc sciemment cherché à déceler les réseaux transnationaux agissant dans les processus de criminalisation – comme de décriminalisation – du franquisme, qui se sont déployés dans un espace transnational, conçu comme un réservoir de ressources et un espace de légitimation. Or, cet espace est fondamentalement transatlantique, à cheval entre l’Europe et le continent américain, où le Cône sud tient une place déterminante dans la fin du siècle. Les connexions pluriséculaires sont en effet réactivées au cours du XXe siècle, par le biais de migrations et d’exils croisés au gré des aléas politiques : l’Amérique latine fut une des terres d’accueil de l’exil de la guerre civile (le Mexique notamment), avant que l’Espagne n’accueille à son tour les réfugiés des dictatures latino-américaines, en particulier du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, à l’heure où l’Espagne effectuait sa transition à la démocratie.

Ces réseaux, aux résonances très concrètes, ont contribué à modeler de façon réciproque les dispositifs de sortie de conflit et de gestion des passés : un temps modèle de réconciliation, scruté comme tel par les pays latino-américains en sortie de dictature, l’Espagne fut ensuite érigée en championne de la justice universelle quand des magistrats espagnols entreprirent les procès en compétence universelle des dictateurs chilien et argentin, qui aboutirent à l’arrestation du général Pinochet à Londres en 1998 sur ordre du juge Baltasar Garzón. Le paradoxe devint criant : comment l’Espagne pouvait-elle inculper Pinochet et rester aveugle face aux crimes du franquisme ? L’Espagne devint ainsi un « modèle d’impunité », dont les ressorts étaient analysés au prisme des expériences argentines et chiliennes.

Le tournant de l’an 2000 s’amorçait, vers l’entrée de l’Espagne dans l’ère de la mémoire.

Finalement, vous écrivez qu’on « passe d’un paradigme réconciliateur fondé sur l’oubli des crimes du passé à un autre, arqué sur le devoir de mémoire et la lutte contre l’impunité », notamment à travers les différentes mesures prises depuis quelques années. Comment ce changement de modèle s’effectue-t-il et peut-on dire aujourd’hui que cette nouvelle approche fait consensus en Espagne ?

C’est là tout l’objet du livre : comprendre cette inversion fondamentale de paradigme mémoriel, qui s’opère au tournant du XXIe siècle, d’un modèle fondé sur la réconciliation, l’amnistie et l’oubli à un modèle fondé sur la mémoire et la lutte contre l’impunité. Le slogan « justice, vérité, réparation » imprègne désormais toutes les manifestations en faveur de la « récupération de la mémoire historique », ce mouvement pluriel né en l’an 2000 suite à la fondation de l’association du même nom par Emilio Silva, initiateur de la première exhumation scientifique médiatisée d’une fosse commune de la guerre civile, à l’origine d’une quête inédite de recherche des corps encore enfouis dans des fosses abandonnées. L’Espagne entra alors dans l’ère de la mémoire, qui s’était déjà emparée du reste du monde occidental à la faveur d’une conjonction de facteurs que j’explore dans le livre, et qui résultent des dynamiques aperçues dans le temps long.

Deux référents traversent les mouvements de la société civile qui n’ont eu de cesse de s’exprimer. Le premier, européen, repose sur la mémoire de la Résistance et de l’antifascisme, qui imprégnait depuis les années 1940 les associations d’anciens combattants, de déportés et de prisonniers, les conduisant à réclamer réparations, indemnisations, reconnaissance. Le second, latino-américain, voire argentin, repose sur les dispositifs de la justice dite transitionnelle, qui s’était formalisée dans la décennie 1990, plaçant en son cœur le droit des victimes et la lutte contre l’impunité, sous le prisme de la défense des droit humains et du droit international. L’Espagne entra ainsi dans le catalogue des violations des droits humains, catégorie performative sur les perceptions de l’histoire : les fusillés étaient devenus des disparus, victimes du crime de disparition forcée ; les sacas, les paseos étaient devenus des crimes contre l’humanité, tout comme la torture ; la répression était désormais un plan d’extermination, voire un génocide. Autant de crimes imprescriptibles et non amnistiables, qui devaient pouvoir être poursuivis, selon les préceptes du droit international. Mais face à la persistance des obstacles juridiques en Espagne, ce « mur de l’impunité » encore infranchissable, les collectifs mobilisés se sont tournés vers la justice argentine, qui a ouvert en 2010 une procédure au nom de la compétence universelle, dans un processus remarquable de transfert inversé.

C’est cette double dynamique qui guide aujourd’hui la politique de mémoire menée par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État à la mémoire démocratique, Fernando Martínez López, à l’origine de la Loi sur la mémoire démocratique adoptée en 2022. Cette politique est fortement controversée par l’ensemble de la droite qui, poussée par le parti d’extrême droite, Vox, avec lequel elle a noué des alliances régionales, a concrétisé son hostilité farouche par le retrait de lois régionales de la mémoire démocratique (en Aragon, à Valence), qu’elle souhaite remplacer par des lois dites de « concorde », qui surfent sur la mémoire consensuée de la transition réconciliatrice. La commémoration des 50 ans de la mort de Franco illustre ces fortes tensions, la droite conservatrice s’opposant avec véhémence au programme proposé par le gouvernement tout au long de l’année 2025, intitulé « España en Libertad. 50 años ».

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