03.02.2025 à 10:19
C'est vrai, il y a de quoi être accablé, et sur tous les fronts… Il y a de quoi aspirer à la couette, si l'on en a une, se complaire dans la rumination, tourner en rond dans sa tête, quand elle fonctionne encore, se perdre dans le concret des jours, s'arrimer aux affections durables, penser à des petits riens, laisser passer le creux de la vague. Pour espérer encore. À demi, au tiers, au quart, au huitième. Mais sans y croire vraiment. Car le pire est déjà là, et dans tous les rayons. Et (…)
- Digressions...C'est vrai, il y a de quoi être accablé, et sur tous les fronts… Il y a de quoi aspirer à la couette, si l'on en a une, se complaire dans la rumination, tourner en rond dans sa tête, quand elle fonctionne encore, se perdre dans le concret des jours, s'arrimer aux affections durables, penser à des petits riens, laisser passer le creux de la vague. Pour espérer encore. À demi, au tiers, au quart, au huitième. Mais sans y croire vraiment. Car le pire est déjà là, et dans tous les rayons. Et avec lui, une démoralisation générale, de celle qui pèse comme une chape de plomb sur nos imaginaires dévastés par le mouvement incessamment contrariant de la roue de l'Histoire. Au bout du chemin, ce qui pointe, c'est la résignation, c'est-à-dire le pire quand l'abjection est majuscule. Et elle l'est. Quel que soit ce vers quoi se tournent nos regards. [1] « Ce monde est une merde ». Texte intégral 2314 mots
Este mundo es una porqueria [1], me disait déjà il y a longtemps et chaque fois qu'il était contrarié, un Espagnol de la belle révolution trahie de juillet 1936. C'était son leitmotiv, son mot de passe, son mantra, l'expression d'une conviction profonde, certaine, enracinée dans l'histoire vécue des espoirs arasés. Sa chance, la chance de cette génération vaincue mais jamais défaite dont il était, c'était de croire dur comme fer que viendrait un temps où, dans les plis de l'Histoire cannibale, un vent déviant son cours – une révolution – finirait par changer le monde. Gloire à ces êtres qui, du fond de leurs défaites, ne se décourageaient qu'en privé, et encore, pas pour longtemps. Nous ne sommes plus faits de ce bois-là.
Il y a peu, une impression m'a frappé plus que d'habitude, dans le métro parisien, celle que provoque la vision d'une foule unifiée d'individus séparés tous dotés d'oreillettes et les yeux rivés sur leur smartphone. Je sais, c'est banal, mais il y a des banalités qui crèvent les yeux dans certaines circonstances où l'esprit est à l'affût d'indices, notamment d'effondrement. Là, la réflexion qui m'est venue ne portait pas sur ce que ces citoyens du néant pouvaient bien regarder sur leurs fétiches portatifs, ce dont je me fous, mais sur une constatation d'évidence, d'atterrante banalité : leur position exprimait, majusculement et massivement, une soumission à l'ordre spectaculaire d'un monde où personne ne se regarde plus, où l'idée même de regarder son voisin, sa voisine ou la fenêtre, à défaut, a disparu. Chacun dans sa niche, laisse au cou, oreilles closes, regard absent, abandonné à soi-même et heureux de l'être. La résignation, c'est cela même, le repli sur un « je » minuscule quand il s'est volontairement extrait du « nous ». Nous y sommes. Et les temps historiques que nous traversons ne comptent pas pour rien, par la démoralisation qu'ils génèrent, dans l'accablement qu'on constate, y compris dans les milieux plus portés que la normale au volontarisme politique. C'est comme si un mauvais air saturait l'atmosphère et que tout concourrait, par manque d'espérances partagées, à nous ramener à la condition de monades en voie d'insensibilisation au sort de notre commune humanité.
Il est vrai que l'air du temps est malsain, et sacrément. Non seulement il n'est porteur d'aucune bonne nouvelle, mais il enfile les perles de l'infamie avec une rare constance : un coup d'État institutionnel en France, le retour d'un Trump musqué aux States, un Poutine qui persiste dans ses sales œuvres en Ukraine, des fachos partout, partout. Quand des chaînes de désinformation en continu dégueulent des à-peu-près ou des mensonges à longueur d'antenne, faisant de chaque contempteur d'une bavure policière un « radicalisé » ou un « terroriste » en puissance ; quand l'accusation d' « antisémitisme » fleurit à chaque prise de distance, même mesurée, d'un intervenant, avec la violence génocidaire du pouvoir fascisant israélien ; quand, impuissant devant un tel spectacle propagandiste de bêtise surjouée, d'approximations douteuses, de perfidies constantes, on se demande au nom de quelle déontologie journalistique, les commis de la caste ont pu sombrer dans une telle fosse septique informationnelle, il y de quoi être accablé, car on sait les dégâts que provoquent, à haute dose, un tel dressage des cerveaux. Comme on sait ses effets contaminants sur le service dit « public ».
On se souvient qu'au décompte des victimes israéliennes du Hamas – 1 210 –, pour l'essentiel civiles, du 7 octobre 2023, le chiffrage de celles, palestiniennes, de la riposte israélienne, tenu régulièrement par le ministère de la Santé palestinien de Gaza, a été systématiquement frappé de suspicion au prétexte qu'il venait du Hamas. « Ce sont les chiffres du Hamas, il faut s'en méfier », répétait-on en boucle sur lesdites chaînes de désinformation en continu. Le dernier chiffre publié avant le cessez-le-feu du 20 janvier de cette année faisait état de 46 000 morts gazaouis depuis le déclenchement de la riposte. Or, le 10 janvier, une étude publiée par la revue britannique The Lancet – dans laquelle, précisons-le, le Hamas n'a, à notre connaissance, aucune participation, chiffre le nombre de morts à Gaza au cours des neuf premiers mois de la guerre entre Israël et le Hamas à 64 260, soit 41 % de plus que le ministère de la Santé de l'enclave sur cette même période. À notre connaissance toujours, ces chiffres n'ont pas fait recette sur lesdites chaînes de désinformation. Et assez peu ailleurs, du reste. On y ajoutera celui des blessés : 110 300 – toujours selon le ministère de la Santé de Gaza. Les disparus se montent, eux à 10 000, gisant pour la plupart sous les décombres d'une ville rasée à 80%... Basta !
« On aurait pu rêver mieux », me dit Samuel, un ami de la Vieille Cause, alors que nous buvions un thé brûlant dans un bar du Marais parisien. Et il ajouta, en juif caustique qu'il avait toujours été : « Il y a quelque difficulté à passer, d'un coup d'un seul, du statut de rejeton d'un peuple génocidé à citoyen supposé d'un peuple génocidaire. » L'entrée en matière me perturba, et ça devait se sentir. « Lors d'une manif de soutien à la Palestine – ou aux Palestiniens, comme tu veux –, ajouta-t-il, je me suis fait harponner par une jeune femme à keffieh et drapeau palestinien, qui n'a rien trouvé de mieux que de comprendre de travers la petite pancarte en carton que j'avais fabriquée de mes mains et où l'on pouvait lire : “L'heure la plus sombre est la plus proche de l'aube”. »
– Et alors…, ai-je demandé.
– Alors, la jeune femme, étudiante à Paris-8, m'a demandé, l'air avenant, si j'étais juif. Oui, ai-je répondu, en précisant que je n'en tirais nulle gloire.
– Surtout ici, répondit-elle, mieux vaut que vous restiez clandestin.
– J'ai l'habitude, lui dis-je. Vous aurez d'ailleurs remarqué que la pancarte n'est pas signée du nom de son auteur.
– Un sioniste de la belle époque, sûrement, qui avait oublié qu'en Palestine habitait un peuple promis au martyr…
– Vous vous trompez. L'auteur, c'est Joseph Conrad et la phrase est tirée de La Flèche d'or, une merveille. J'ai cru qu'elle pouvait dire quelque chose de ce que nous vivons. Né dans l'Empire russe et mort en Grande-Bretagne au XIXe siècle. Il écrivait en polonais et en anglais, Conrad, indifféremment. Un maître styliste qu'on a qualifié d'impressionniste littéraire. Grand nouvelliste aussi. Je vous conseille, d'ailleurs, Un anarchiste, nouvelle que l'on trouve dans Six nouvelles, avec aussi Le Duel, texte qui a inspiré Ridley Scott pour son excellent film Les Duellistes. Ça vous dit ?
Pas de réponse. La jeune femme ajusta son keffieh et partit vers cette heure la plus sombre qui est proche de l'aube. En se demandant probablement ce que je faisais dans cette manif avec ma putain de pancarte en carton. C'est une expérience d'incommunicabilité. »
Samuel a cette particularité – génétique dit-il – de ne jamais céder à l'accablement. Non qu'il soit particulièrement optimiste, plutôt le contraire, mais par autoprotection. Nous nous sommes connus dans une bande des temps anciens où la révolution était à l'ordre du jour chaque matin. Et chaque matin, il encourageait nos errances en prédisant nos défaites. Dans un même mouvement. En brillant dialecticien qu'il était. Son diagnostic était toujours pénible à entendre, mais sa manière d'y arriver, d'entrelacs en entrelacs, nous ravissait. « Alors, comment tu vois les choses ? », lui demandai-je. Son geste m'était connu. Il ajusta sa casquette de marin au long cours, puis posa ses mains sur la table du bar. En parallèle.
– Si tu parles du monde, je ne vois rien, sauf qu'il plonge dans le néant, et nous avec. Mais, bon, ce n'est pas la première fois dans l'histoire. Il arrive que le réel s'invite à la table des puissants et brouille les cartes. Le réel, c'est quoi : c'est ce qui fait plier Netanyahu quand Trump veut un cessez-le-feu, mais c'est aussi le génie du peuple quand il sort de sa paresse ou de sa léthargie pour faire histoire ; c'est encore le jeu des contradictions internes d'un système devenu fou et qui ne parie, désormais, que sur la dévastation du vivant pour continuer à accumuler du capital. De fait, la folie est toujours au centre de tout. Une folie galopante qui saisit tout le monde, mais pas de la même façon. Nous sommes au bout de quelque chose. Nous sommes au temps du rapport de forces brut. Rien de ce qui vient du système n'est capable de résoudre le moindre problème. S'il se fascise – et il se fascise –, les vieilles recettes ne lui serviront à rien. Elles n'opéreront plus. C'est un reliquat du Vieux Monde. Il en va de même avec la social-démocratie historique. C'est une chambre à air trouée. Des pantins peuvent chercher à la regonfler, ça ne marchera pas. Alors, ils trahiront leurs pauvres engagements : c'est un classique chez elle. Elle est faite pour trahir. C'est son rôle historique depuis qu'elle existe. Alors, quoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il faut juste tenir dans la tempête, résister à ses rafales, être là où il faut être, cultiver nos amitiés, sortir de nos isolements, mettre nos convictions à jour en les soumettant à la critique, entretenir nos fidélités mais en cherchant un chemin possible entre l'illusoire et l'existant, ce réel qui nous accable au quotidien. Au fond, il n'est d'autre alternative que la résistance, mais une résistance débarrassée de ses anciennes pesanteurs discursives et ouverte à l'imagination de nouvelles perspectives d'intervention politique.
– Tu ne te sens pas accablé, alors ?
– Si, très souvent, mais au sens ancien du terme. Accabler (achabler, disait-on), c'était arracher des arbres morts. Ce terme venait lui-même du mot grec katabolé, qui donna catapulte. Le katabolé, c'était une machine qui lançait des pierres. Le terme venait de kata (catastrophe) et de bolê (atteindre). Une guerre des pierres contre la catastrophe. Ça te dit quelque chose, non ? Une intifada, en somme. Il faut toujours en revenir à l'étymologie !
Freddy GOMEZ
27.01.2025 à 10:40
Quand l'anarchie s'exilait à Londres
■ Constance BANTMAN UN PREMIER EXIL LIBERTAIRE Les anarchistes français à Londres, 1880-1914 Libertalia, 360 p., 2024 Dans un témoignage relatant ses deux années d'exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l'exil, l'anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d'un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d'exil. La lecture (…)
- Recensions et études critiquesDans un témoignage relatant ses deux années d'exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l'exil, l'anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d'un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d'exil. La lecture de ce texte, réédité dans les années 1980 par Acratie [1], reste touchante par son ton, son irrévérence et cette idée qui le portait que l'exil pouvait aussi se vivre comme une chance, une manière de se resituer dans l'espace en s'émancipant de son assignation territoriale. Ce n'était pas ignorer que, si l'exil suscite d'abord un sentiment de manque et de nostalgie du pays perdu, il peut permettre aussi, quand l'idée de révolution habite l'imaginaire de l'exilé, un déplacement – choisi ou forcé – qui, non seulement, ne ferme pas forcément la porte de l'espérance, mais peut aussi l'élargir à des ailleurs insoupçonnés. [1] Charles Malato, Les Joyeusetés de l'exil : chronique londonienne d'un exilé parisien 1892-1894, Acratie, 1985. [2] Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : échanges, représentations, transferts, thèse sous la direction de François Poirier, Paris XIII-Villetaneuse, 730 p. Cette thèse a été soutenue le 24 mars 2007. Une version remaniée de ce travail universitaire a paru en anglais : The French Anarchists in London, 1880-1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalization, Studies in Labour History n° 1, Liverpool University Press, 2013, 253 p. [3] Mais aussi italiens, espagnols et juifs yiddishophones d'Europe centrale et orientale, qui à Londres s'installent dans l'East End. Sur cet exil juif londonien, nous renvoyons le lecteur aux deux numéros que nous avons consacré, en 2007, dans notre revue papier, à Rudolf Rocker, le « rabbin goy » : « Rudolf Rocker : mémoires d'anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l'émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p. [4] Votée peu de temps après l'élection de Félix Faure, cette loi d'amnistie, adoptée par le Parlement puis promulguée par le président de la République le 1er février 1895, s'appliquait aux condamnations prononcées ou encourues jusqu'au 28 janvier 1895 à raison de crime, d'attentat ou de complot contre la sûreté intérieure de l'État, de délits de presse (à l'exception des délits de diffamation ou d'injure envers des particuliers) ou d'autres délits politiques. [5] The Torch, 15 novembre 1892. Ce même Mowbray, militant syndical infatigable, mènera un travail acharné auprès des travailleurs à peine organisés de l'East End pour qu'ils forment des trade-unions combatives. Texte intégral 2513 mots
■ Constance BANTMAN
UN PREMIER EXIL LIBERTAIRE
Les anarchistes français à Londres, 1880-1914
Libertalia, 360 p., 2024
Dans un registre plus savant, le livre que Constance Bantman, historienne anglo-française, consacre à l'exil d'anarchistes français à Londres, dans les années 1880-1914, atteste de la vitalité dont cette communauté humaine d'apatrides exilés fit preuve en ces circonstances. Nourri de nouveaux concepts historiographiques comme ceux de réseaux, d'échanges, de transferts culturels, ce travail, qui fut objet de thèse [2], élargit considérablement la connaissance un peu étroite que nous avions de cette « Petite France » anarchiste qui, entre Soho et Fitzrovia, quartiers du centre de Londres, forma colonie de vie et foyer de propagande libertaire internationale – une « Mecque anarchiste » où il était « de bon ton de péleriner », titra le très parisien et droitier Matin. Après les quarante-huitards et les communards, cette nouvelle vague d'exil concerne des anarchistes qui se sentent menacés par la répression qui s'abat – de manière indiscriminée – sur eux comme conséquence directe de la « propagande par le fait » et des attentats qu'elle suscite. À cela, la République oppose ses lois scélérates visant à criminaliser tout anarchiste, par avance suspect d'activité délictuelle, voire meurtrière, du seul fait de l'être.
Par sa généreuse politique libérale d'asile, la Grande-Bretagne apparut longtemps comme une terre de repli possible pour les réfugiés politiques français [3]. En cette période fin de siècle, elle le demeure d'autant que la Suisse et la Belgique, autres pays d'accueil traditionnels, ont fermé progressivement leurs portes aux exilés à la fin des années 1870. Londres devient donc la capitale diasporique de l'anarchisme alors même que sa réputation de libéralité est en train de changer. En mal bien sûr, c'est-à-dire dans le sens du durcissement de l'accueil.
À vrai dire, même s'ils sont peu nombreux – de 500 à 700 selon les moments, évalue l'historienne, contingent qui diminuera considérablement à la faveur de la loi d'amnistie de 1895 [4] –, ces anarchistes de langue française, parmi lesquels une centaine d'entre eux est particulièrement soumise à la surveillance policière de Sa Majesté, n'ont pas toujours pris leurs distances avec la « propagande par le fait » et ses effets délétères. L'exil, pourtant, et c'est ce que démontre minutieusement Constance Bantman, ouvre parfois l'imaginaire à d'autres perspectives et positionnements que ceux-là mêmes qui ont conduit les exilés à fuir leur pays.
Maîtrisant très moyennement l'anglais pour la plupart d'entre eux, ces exilés, même si l'on compte dans le contingent quelques journalistes, artistes ou intellectuels, sont pour la plupart d'extraction populaire et vivent, mal, de métiers de l'artisanat. En fait, la pauvreté qu'ils connaissent est extrême. Ils fréquentent, au 67, Charlotte Street, l'épicerie de l'ex-communard Victor Richard – « le bel épicier » qui doit faire crédit. Ils logent souvent, à Soho, au 28-30 Fitzroy Street, dans deux maisons que possède Ernest Delebecque, qui loue des chambres à bas prix, les cédant même parfois gratuitement. Ils se retrouvent à la librairie d'Armand Lapie, lisent les mêmes journaux – L'International, Le Tocsin et Le Père Peinard, entre autres. Ils se posent parfois au Restaurant international de Charlotte Street ou des « Vrais Amis », au 4, Old Compton Street, et sont assidus du célèbre Club Autonomie sur Windmill Street, qui dispose d'une grande salle, d'une cantine et qui peut faire fonction de dortoir. Organisé en sections linguistiques se réunissant séparément un jour par semaine, le lieu est souvent fréquenté par des journaleux en quête de sensationnalisme et par des espions de toutes les polices d'Europe. Par ailleurs, il existe aussi des clubs anarchistes nationaux où se réunissent les Allemands (Grafton Street), les Scandinaves (Rathbone Street), les Italiens (Clerkenwell), lieux où se nouent des liens internationaux et des sociabilités entre anarchistes de diverses provenances.
Constance Bantman s'intéresse, par ailleurs, à ce qu'elle appelle un peu maladroitement « les élites » du mouvement (qui n'en étaient que des figures) : Louise Michel, Émile Pouget, Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. « La Louise », internationaliste convaincue et anglophile, collabore à la plupart des journaux anarchistes anglais. Figure centrale de l'anarchie vagabonde, son aura et son prestige lui confèrent un pouvoir rassembleur unique qu'elle met au service de l'entente et de la fraternité libertaire. Elle aide beaucoup les proscrits et ouvre, fin 1890, à Fitzroy Square, une « école internationale », fondée sur les principes du pédagogue Paul Robin et vouée à accueillir les enfants des exilés. Pouget, proche du groupe The Torch, s'affaire à fabriquer Le Père peinard, fréquente Malatesta et Malato et, contrairement à Louise Michel, n'apprécie pas Londres, « une ville pas rigolote, écrit-il dans Le Père peinard, où les troquets sont aussi rares que les merles blancs ». Kropotkine est sans doute la grande figure, plutôt romantique, de cet exil. Ses contacts sont nombreux et larges, même s'il reste avant tout lié aux exilés russes et aux cercles britanniques russophiles. « [Il] jouit, note l'auteure, d'une reconnaissance extraordinaire dans presque tous les milieux socialistes de Londres et il est intégré dans de nombreux réseaux scientifiques, politiques et littéraires. » Quant à Malatesta, qui, d'exil en exil, aura résidé près de trente ans de sa vie à Londres, il y travaille, dans son propre atelier, comme électromécanicien, et est très impliqué dans les cercles italiens de la capitale. Son insatiable curiosité, cela dit, l'entraîne à fréquenter aussi d'autres milieux, dont celui des exilés français, mais aussi des syndicalistes britanniques, des journalistes radicaux, des féministes, des socialistes et des libres-penseurs. Sa conception organisationnelle de l'anarchisme favorable à l'association ouvrière l'incite à prôner, sans les épouser toutes, les intuitions du syndicalisme révolutionnaire en formation. C'est d'ailleurs dans cette claire perspective qu'il tentera, dans les années 1890, d'organiser les travailleurs italiens de la restauration en les incitant à fonder un syndicat.
Le grand apport de ce livre se situe précisément dans l'aptitude de son auteure à observer une communauté militante en s'attachant aux aspirations et positionnements divers et contradictoires qui la fondent pour saisir le rôle qu'y jouent les réseaux, les échanges interpersonnels, les rapports avec d'autres groupes exilés, mais aussi avec le pays d'exil lui-même et sa culture d'intervention politique et sociale. En ce sens, cette histoire transnationale, née dans le monde anglo-saxon et que revendique Constance Bantman pour son sujet d'étude, opère ici, de façon presque modélique, par les mobilités militantes qu'elle révèle et les aspirations qu'elle convoque, comme un sous-genre à part entière de l'histoire de l'anarchisme.
Ainsi, l'on s'aperçoit, au fil des pages, que, au contact d'une autre tradition que la leur propre, souvent doctrinaire, minoritaire et activiste, les exilés anarchistes français, importeront à leur retour en France, l'expérience des trade-unions (syndicats) britanniques comme apport à la naissante pratique du syndicalisme révolutionnaire, du grève-généralisme et du sabotage. Ainsi, le rapport d'un espion datant d'avril 1894 note que « la démarcation entre les anarchistes de la bombe et ceux de l'idée se dessine de plus en plus » à Londres, confirmant en cela la portée de l'appel aux anarchistes du trade-unioniste et internationaliste libertaire convaincu Mowbray à « entrer dans les syndicats pour montrer aux travailleurs les véritables buts à poursuivre » [5]. Mais la chose ne va pas de soi pour nombre d'anarchistes anti-organisationnels, comme ceux qui éditent la feuille L'Anonymat, par exemple. Nombreux sont les conflits internes, les mises en jugement, les excommunications. Il est vrai que c'est là une donnée centrale de tous les exils, la conflictualité interne y faisant fonction d'activité première. Par glissements successifs, cela dit, par introspection aussi, bien des anarchistes de la communauté londonienne se rendent à l'évidence que, par sa nature de classe et son fonctionnement de masse, le syndicalisme révolutionnaire offre enfin aux anarchistes la possibilité de s'organiser, en dehors de leurs propres sectes et, à travers la grève générale et le sabotage, de pratiquer, au sens propre du terme cette fois, l'action directe. Ce sera la grande tâche propagandiste de Pouget que de le prouver dès son retour en France en 1895. Avec un succès si patent que, par une de ces ruses dont l'histoire a le secret, ayant percé en France, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT fera aussi, en retour, des émules en Grande-Bretagne.
Enfin, une grande partie du livre de Constance Bantman est consacrée à la lutte policière contre le « complotisme » anarchiste, aux méthodes de surveillance et aux espions qu'elle emploie, aux échanges plutôt houleux qu'elle entretient avec la police française, jugée incompétente par Londres. Au vu des renseignements qu'elle collecte, qui sont impressionnants, et des analyses qu'elle en tire, il est clair que la présence anarchiste française à Londres, entre 1880 et 1914, eut pour effet de durcir durablement la politique d'accueil du désormais surévalué libéralisme anglais. Après bien des débats et controverses, l'Aliens Act – ou loi sur les étrangers – du 1er janvier 1906 finira par avoir sa peau. La guerre qui vient ne fera que confirmer que la liberté libérale, même la plus installée, relève davantage de la fiction que de la conviction.
Freddy GOMEZ
20.01.2025 à 09:55
■ Joyce LUSSU L'HOMME QUI VOULAIT NAÎTRE FEMME La Lenteur, 2024, 152 p. Les éditions La Lenteur sont un brin taquines. Elles publient L'homme qui voulait naître femme qui est tout sauf un bouquin sur le transsexualisme. D'ailleurs tout sonne faux-ami dans ce livre : le portrait sur la couverture qui emprunte à l'estampe japonaise, la signature du livre, Joyce Lussu, qui perturbe toute assignation nationale de son auteure. Seul le sous-titre « Mémoires féministes sur la guerre » nous donne (…)
- Recensions et études critiquesLes éditions La Lenteur sont un brin taquines. Elles publient L'homme qui voulait naître femme qui est tout sauf un bouquin sur le transsexualisme. D'ailleurs tout sonne faux-ami dans ce livre : le portrait sur la couverture qui emprunte à l'estampe japonaise, la signature du livre, Joyce Lussu, qui perturbe toute assignation nationale de son auteure. Seul le sous-titre « Mémoires féministes sur la guerre » nous donne une indication sur le contenu de cet étrange objet – quoique l'attelage « féminisme » et « guerre » sonne terriblement inactuel à nos oreilles contemporaines. Pour autant, s'il y a bien une incarnation particulièrement sanglante du patriarcat, c'est bien la guerre, affaire d' « hommes » serait-on amené à penser rapidement en faisant du virilisme guerrier un attribut mâle par excellence. Qu'on en juge : au cours des différents conflits ayant éclaté durant le XXe siècle, 35 à 40 millions de soldats ont été tués. Parmi ce carnage, combien de jeunes gars, intoxiqués par le poison patriotard ou enrôlés de force, fauchés dans la fleur de l'âge ? Mais combien de femmes, aussi, parmi les 190 millions de civils occis lors du même siècle ? Bien évidemment, la lecture de tels chiffres est sommaire et volontairement essentialisante : en quoi les femmes seraient-elles vaccinées contre les passions guerrières ? En rien, répond Joyce Lussu qui passa plusieurs années de sa vie au sein de groupes de résistance armée, luttant d'abord contre le « nazi-fascisme » lors de la Seconde Guerre mondiale, puis ensuite contre « l'impérialisme militaire et économique » en Afrique et au Moyen-Orient. Texte intégral 2598 mots
■ Joyce LUSSU
L'HOMME QUI VOULAIT NAÎTRE FEMME
La Lenteur, 2024, 152 p.
Mais revenons à ce titre étrange : L'homme qui voulait naître femme. Notamment pour préciser que c'est dans le préambule de son récit que Lussu lève le voile : de fait, l'homme qui voulait naître femme est le pilote d'un bombardier américain qui, touché par les tirs d'une batterie antimissile allemande, se crashe dans la campagne du Bénévent, en Campanie italienne. Aucune date n'étant donnée de l'accident, on peut supposer que le crash a lieu début septembre 1943 dans la foulée du débarquement allié dans le golfe de Salerne. Si le pilote arrive à s'extraire du brasier de sa carlingue, c'est sous forme de torche humaine courant vers les ruines de la ville. L'homme est un militaire originaire du Minnesota. « Minnesota », dans la langue des Sioux, est le nom de l'eau quand elle a la couleur du ciel. Ce qui est raccord avec la trajectoire de notre aviateur ayant parcouru plus de 8 000 mille bornes entre cieux et mers pour venir défendre le monde « libre » face au péril fasciste. Le pilote s'écroule. Avant que son cerveau ne rabougrisse en une dernière et fatale concrétion, il lui fabrique une image. Ce n'est pas celle, consolatrice, d'un soldat à la mort héroïque ; c'est celle des femmes ayant imprégné sa courte vie : sa mère, sa sœur et sa fiancée endimanchées et en route pour l'église méthodiste. Tandis que l'homme se consume, il pense aux vivantes et regrette de ne pas être né femme : « Ce furent les derniers mots qui lui traversèrent l'esprit, secoué d'un spasme final, avant que la flamme ne dévore son ultime souffle d'oxygène et qu'il s'écroule, en feu, contre le mur d'une maison », précise Joyce Lussu. Un soldat mort à la guerre, la contingence contient son lot d'horreur triviale ; Joyce Lussu enfonce le clou : « Le soleil brillait fort, le ciel était très bleu, et personne n'alla ramasser sa dépouille. »
Dans le cambouis des dialectiques
Paru en Italie en 1978, L'homme qui voulait naître femme fait partie de la trentaine de textes écrits par Gioconda Beatrice Salvadori Paleotti (1912-1989), plus connue sous le nom de Joyce Lussu. Dans ce récit composé d'une dizaine de chapitres, Lussu revisite sa vie dans un exercice autobiographique où se mêlent anecdotes et réflexions sur fond de guerre mondiale et de luttes anticoloniales. Poétesse, traductrice et écrivaine, Lussu fut de tous les combats de son époque : membre de la résistance italienne au sein du mouvement Giustizia e Libertà et militante de certaines luttes anticoloniales, notamment au sein de guérillas de l'espace lusophone africain. Née au début du XXe siècle à Florence, Lussu vient d'un milieu noble. À ceci près que ses parents affichent des convictions progressistes : la jeune Joyce grandit en étant sensibilisée aux luttes anticoloniales et antimilitaristes, qui plus est dans un climat de « forte conscience de parité entre homme et femme ». Après le passage à tabac de son père, intellectuel antifasciste « en révolte contre sa propre classe », par les brutes en chemise brune, la famille prend la route de l'exil. Au printemps 1940, Joyce Lussu est en France. Le pays est vaincu par les nazis. Les troupes d'Hitler défilent à Paris, en une « sorte de Folies Bergère, ironise Lussu, où ceux qui levaient les jambes n'étaient pas des danseuses à moitié nues, mais des hommes robustes entraînés au pas de l'oie ». Avalée par le flot de l'exode, Lussu marche vers le Sud. À Toulouse, des camarades lui proposent de la planquer. La jeune Italienne laisse exploser sa colère : elle est une femme, « pas une femmelette ». Hors de question pour elle de rester passive alors que l'Histoire s'accélère. S'il faut faire la guerre, elle la fera. Son mari, le résistant Emilio Lussu (1890-1975), est d'accord avec elle. Militant de la cause sarde, futur ministre dans le gouvernement d'unité nationale d'après-guerre et plus tard sénateur, Emilio Lussu tint quelques temps un rôle de camarade et de mentor pour Joyce ; cette dernière dira que, « par son refus du colonialisme, aussi bien interne [référence ici à la Sardaigne] qu'externe à la société, il refusait le plus ancien et le plus ancré des colonialismes : celui de l'homme sur la femme ». Outre l'approfondissement de sa sensibilité féministe, Emilio sera ce vecteur qui permettra à Joyce Lussu d'acquérir une « analyse plus précise de la lutte des classes et du rôle du prolétariat (industriel, agricole ou colonisé, masculin ou féminin) dans la transformation de la société et dans la création d'une nouvelle classe dirigeante ». On passera outre cette déclinaison classique, et critiquable, de l'axiome communiste. Bien qu'allergique aux armes – tenir un flingue, c'est « comme serrer un reptile particulièrement dégoutant », compare-t-elle –, Joyce reçoit un entraînement militaire de la part d'instructeurs britanniques. Prête à « utiliser les armes tout en les détestant, à vaincre les forces de la guerre pour qu'il n'y ait plus jamais de guerre ». La force de l'engagement est une alchimie qui ignore les puretés idéelles ; elle brasse le cambouis de dialectiques tout autant infernales que fécondes et se mesure, même dans l'erreur de jugements hâtifs, à l'aune d'espérances et d'horizons communs. C'est-à-dire qu'on ne fait pas la guerre dans la simple optique de vaincre l'ennemi mais aussi avec la visée de construire, sur les décombres du Vieux Monde, les bases d'une société meilleure. Vue depuis notre présent fragmenté et atone, l'utopie peut sembler facile ; dans la flambée des combats, elle est le carburant qui fédère et nourrit les courages.
Le plus grand des viols, c'est la guerre
Après trois années de guerre, Joyce Lussu est de retour sur son sol natal. Sa haine de l'occupant est décuplée par le fait que les Allemands se comportent en Italie comme autant de « soudards colonialistes sur une terre inconnue, peuplée d'indigènes arriérés et méprisables ». Munie d'un couteau à cran d'arrêt, elle ambitionne de suriner un Boche. Vengeance sauvage et froide. Mais son plan foire. Emilio Lussu lui fait la leçon : la guerre a beau être là, on ne tue que par stricte nécessité. Quelques temps plus tard, elle tombe sur le cadavre carbonisé de l'aviateur du Minnesota, celui-là même qui l'inspirera pour le titre de son livre. Elle se met à haïr les femmes américaines, des planquées prêtes à donner au « Moloch national des maris et des fils tout en restant en sécurité, sans risquer de se faire brûler les yeux ou de se briser les os dans l'enfer des champs de bataille ». Si ça se trouve, certaines de ces colombes « font des réunions et mènent des campagnes contre la brutalité masculine et le viol, oubliant que le plus grand des viols, c'est la guerre, rendue possible par le consentement, ou l'absence d'opposition à celle-ci, des hommes comme des femmes. »
Viol. Consentement. Des mots terriblement actuels mais servis ici dans un contexte à des années-lumière de notre présent où le champ des luttes féministes est saturé d'injonctions morales et de communions médiatiques. Joyce Lussu comprend très tôt que l'exploitation des femmes est inscrite tout entière dans les rets inégalitaires et ravageurs du capitalisme industriel. Et donc guerrier. À Capri, la guerre semble être loin. Elle croise des « aristocrates élégantes », sapées comme des princesses, « avec leur petit chien et le fils à papa qu'elles avaient eu avec un quelconque hiérarque ». Face à un tel tableau, Joyce Lussu ne pense pas « sororité », elle imagine un anarchiste « installer sous leurs tables quelques bombes à retardement ». On pardonnera à la partisane de nous ressortir, un siècle après la période de la propagande par le fait, le cliché éculé de l'anar poseur de bombe. Si sa coquetterie « terroriste » prête à sourire, c'est qu'elle nous semble renouer là avec quelque chose d'essentiel : le rapport de classes qui fait qu'en dernière instance les chairs à canon des patrons seront toujours fournies par le râble des prolos et prolottes. Au fond, et elle est peut-être là la fraîcheur qui ragaillardira le lectorat de L'homme qui voulait naître femme, Joyce Lussu refuse toute assignation victimaire. Depuis cette fin des années 1970 où elle nous écrit, elle ne donne aucune bille au relativisme postmoderne insinuant que toutes les luttes se valent. Puisque le Capital est une force mondiale qui reconfigure sans cesse le sinistre jeu des exploitations et des déprédations, alors les guerres que se livrent les États-nations sont toujours à inscrire dans cette sombre dynamique. Il y a là un fait majeur et totalisant, indispensable à circonscrire pour qui se targue de vouloir être du côté de l'émancipation, y compris féminine. Si Joyce Lussu reprend à son compte le postulat féministe en vogue dans les années 1970, à savoir que « le personnel est politique », c'est pour y apporter la nuance suivante, à savoir que « le problème consiste à politiser et historiciser cette question : il s'agit de sortir la guerre de son domaine réservé pour la situer dans le contexte de nos vies, à toutes et tous, de charger ce problème d'une nouvelle perspective, tournée vers l'avenir. Même la vie personnelle des femmes a été déterminée par la succession des guerres, par l'usage des armes, quand bien même elles étaient généralement dans les mains des autres ».
Mieux, c'est avec un flair redoutable qu'elle analyse comment les inflations théoriques issues de l'après Mai-68 vont servir, en partie, à « détourner les poussées rebelles des centres du pouvoir ». « Le monde occidental, écrit-elle, fut submergé par une mer d'informations, d'analyses psychologiques et psychanalytiques, d'enquêtes historiques, d'études anthropologiques, de féminisme intimisto-sexuel, de commentaires de textes sans fin, d'opinions détaillées jusqu'à l'atomisation, de tolérance sur le plan conceptuel. Et ce vaste champ théorique donnait l'impression d'une grande disposition à la contestation, mais en réalité, ne s'attaquait nullement au noyau du pouvoir, à la gestion de la production, au règne du marché ou à l'organisation des forces armées. »
Qui est menacé ?
Quand Joyce Lussu écrit ces lignes, au mitan des années 1970, l'Italie n'est officiellement pas en guerre. Même si la guerre est omniprésente : dans l'héritage géopolitique issu de la Seconde Guerre mondiale qui continue à fracturer la société italienne, dans le fait que l'Italie est alors le « cinquième exportateur d'armes ». L'année 1978 qui voit paraître L'homme qui voulait naître femme est celle où Aldo Moro est tué par les Brigades rouges. Entre 1968 et 1974, 140 attentats – dont les plus emblématiques et meurtriers sont attribués à l'extrême droite – ont ensanglanté la péninsule italienne. Sachant que le pire des carnages néofascistes est encore à venir : celui de l'attentat de la gare de Bologne en août 1980 (80 morts et plus de 200 blessés). C'est donc du cœur en fusion de ces « années de plomb » que la féministe Lussu entend nous donner de quoi penser et défaire cette vieille « codification de l'infériorité des femmes » issue d'une culture de « guerriers-législateurs ». Pour ce faire, Joyce Lussu estime qu'il est impossible de faire l'impasse sur cette évidence : le monde de l'économie et celui de la guerre sont les deux faces d'une même malédiction. Citons-la, in extenso, dans ce passage décisif : « [Si L'Italie est en paix], peut-on dire pour autant que la guerre ne conditionne pas notre vie quotidienne, l'organisation économique, sociale, culturelle, du pouvoir et de nos coutumes, de notre manière de vivre ensemble ? Les alliances, les bases étrangères, les dépenses militaires, le commandement de l'armée régulière, des services secrets et de sécurité, des forces de l'ordre militarisées et centralisées, les casernes et le service militaire, les industries métallurgiques et chimiques qui produisent des engins de destruction, l'exportation d'armes avec toutes ses conséquences en matière de trafic, la présence d'agents secrets des grandes puissances, les arsenaux et les exercices d'entraînement mortels réalisés dans les centres qui dépendent de commandements étrangers à notre pays, la soustraction de vastes zones du territoire national interdites aux citoyens lambda, la pollution et la dégradation de l'environnement dues à la fabrication et à l'expérimentation des armes : toutes ces choses ne jouent-elles pas un rôle déterminant pour notre société ? » Et Joyce Lussi de poser clairement les termes de l'enjeu : « Quelle menace justifie notre effort de guerre ? Qui est menacé ? »
Qui est menacé ? Les femmes, les hommes, tout le monde.
Sébastien NAVARRO