13.01.2025 à 08:52
■ Alain DENEAULT FAIRE QUE ! L'engagement politique à l'ère de l'inouï Lux Éditeur, 2024, 216 p. À cheval entre la baie des Chaleurs et le golfe du Saint-Laurent, le campus de Shippagan de l'université de Moncton (Nouveau-Brunswick) jouxte l'océan. Ville portuaire de la péninsule acadienne, Shippagan s'affiche comme un lieu où il fait bon vivre : nature sans pareil, coût de la vie abordable, vie culturelle enrichissante, foultitude d'activités de loisirs, sentiers aménagés pour la marche (…)
- Recensions et études critiquesÀ cheval entre la baie des Chaleurs et le golfe du Saint-Laurent, le campus de Shippagan de l'université de Moncton (Nouveau-Brunswick) jouxte l'océan. Ville portuaire de la péninsule acadienne, Shippagan s'affiche comme un lieu où il fait bon vivre : nature sans pareil, coût de la vie abordable, vie culturelle enrichissante, foultitude d'activités de loisirs, sentiers aménagés pour la marche et le vélo, plages à perte de vue [1]. C'est dans ce lieu paradisiaque qu'Alain Deneault, philosophe et universitaire québécois reconnu, dispense son savoir à des étudiants qu'on présume heureux de se former dans un tel environnement. Heureux malgré tout, car on ose les imaginer sensibles aux roboratives percussions philosophiques de leur professeur qui, après avoir attaqué les multinationales et paradis fiscaux, le colonialisme canadien, le management totalitaire, la médiocratie, les politiques de l'extrême centre, la « gauche cannibale » et la « droite vandale », remet le couvert avec cette puissante réflexion sur « l'engagement politique à l'ère de l'inouï » qui, disons-le tout net, mérite lecture, même sur les plages de Shippagan. [1] Éléments fournis, photos à l'appui, par le site de ladite université de Moncton. Texte intégral 2168 mots
■ Alain DENEAULT
FAIRE QUE !
L'engagement politique à l'ère de l'inouï
Lux Éditeur, 2024, 216 p.
Car oui, Alain Deneault est un agitateur de concepts. Pour le cas, il s'est mis en tête de se pencher sur l'état du monde, notre monde, en cette basse époque, notre époque, où les catastrophes que génère en série et sans répit le capitalisme extractiviste, pourraient conduire, palier par palier mais sur un court temps historique, à un effondrement généralisé de nos milieux de vie, et plus largement du vivant. Les ravages que provoque ce mode de production sans limites sont tels, nous dit Deneault, que la sensation d' « inouï » où ils nous plongent n'a d'égale que l'impensée qu'elle provoque. Car comment penser ce qui n'est comparable à rien et ne semble produire rien d'autre qu'une mal-nommée « éco-anxiété » – que l'auteur, partant de l'idée juste que l'anxiété procède toujours d'un sujet ou d'un objet, préfère appeler « éco-angoisse », qualification plus apte à dire le sentiment de vide face à l'impensable. Or, c'est bien ce vide que l'on sent monter dans une partie des consciences, un vide parfaitement en phase avec un contexte politique culturellement navrant qui favorise une montée en puissance de notions aussi délirantes que celle du « grand remplacement » portées par une extrême droite négationniste dont le principal atout est d'encourager la paresse en laissant penser qu'il suffirait de purger le monde de son extérieur, de son altérité, pour que tout aille mieux. Pensée aussi faible que triste, aussi stupide qu'odieuse, mais qui séduit bien des pauvres gens que la misère tenaille. Elle sert à cela l'extrême droite, et depuis longtemps, à faire contre-feu aux colères logiques en les orientant vers l'ignoble. C'est sa raison d'être, et c'est même pourquoi le capital s'en accommode si facilement quand nécessité fait loi. Pour continuer à piller la planète et à détruire le vivant sans qu'on l'emmerde, par exemple.
Si ce livre vaut le détour, c'est que, même si l'on se pense informé sur la question, l' « hécatombe biodiversitaire » qu'il décrit d'entrée, complétée des incidences qu'elle aura (qu'elle a déjà), a de quoi nouer l'estomac. Qu'on ne se méprenne pas, cela dit. Deneault n'est pas du genre à cultiver le catastrophisme collapsologue, et encore moins les impasses où il mène. C'est que le bonhomme, pour conscient et érudit qu'il soit, a l'intelligence d'avoir compris qu'aucun combat pour l'écologie politique ne saurait prendre sur la base de la désespérance. D'où cette étrange sensation positive qu'on peut, par moments, ressentir à la lecture de ce catalogue de mauvaises nouvelles. C'est dû au fait que l'auteur a non seulement le sens des limites (de son lectorat), mais qu'il sait assez bien y faire pour désamorcer le catastrophisme quand il sent que ses effets pourraient être contreproductifs. Et puis il y a sa verve polémiste et cette manière, finalement assez british) – mille excuses au Québécois ! – de faire du nonsense d'un monde marchant vers l'abîme une machine à cibler un système capitaliste qui n'a jamais existé que pour 20 % de bénéficiaires très relatifs de la population mondiale, mais dont les effets ravageurs concernent la planète entière. Car comme l'accumulation coloniale ou néocoloniale ou le nuage de Tchernobyl, le capitalisme ignore les frontières et les limites qui, pour lui, ne sont que des entraves à sa dynamique expansive. D'où la nécessité où il se trouve de faire cause commune avec la « pulsion oxymorique », comme dit Deneault, de l'expertise scientifique new wave qui, depuis trois grosses décennies, emploie l'essentiel de son temps à inventer, comme autant de chimères sémantiques, des oxymores à la pelle : « développement durable », « capitalisme vert », « croissance verte », « économie circulaire », « Green New Deal ».
Dans Une société à refaire, Murray Bookchin, penseur libertaire de l'écologie sociale, pointait déjà la différence majeure qu'il existe entre un passé mû par « des croyances, des espoirs solides, des valeurs » et un présent ambigu, vide, béant, non intelligible – et par conséquent incapable de produire autre chose que des angoisses ou des oxymores. C'est sans doute le principal écueil auquel se heurte l'écologie politique. Son « incapacité, nous dit Deneault, à produire un “objet” pour la pensée publique », soit un rapport au réel, au monde, susceptible de structurer un imaginaire, un désir de se projeter dans l'impensable en le pensant. La « raison » fut l'objet, la manière d'objectiver, du XVIIIe, le socialisme celui du XIXe et pour partie du XXe. Le concept d' « effondrement » ou de « catastrophe », eux, ne peuvent pas en être. Ils dépolitisent, ils n'articulent rien, sauf, dans l'anxiété, la dérive objective vers des « objets substitutifs » habilement manipulables. Par des médias notamment qui s'y entendent à merveille pour exploiter, attiser et orienter le désarroi psychopathologique de masse vers leurs propres paniques morales et les cibles qu'ils se choisissent comme autant de boucs émissaires d'un temps éreintant de bêtise : la femme voilée, le citoyen venu d'ailleurs, le militant des Soulèvements de la terre et tant d'autres.
Alors « que faire ? », se demande Deneault, reprenant la question politique par excellence qui, depuis Tchernychevski, en 1863, et surtout Lénine, en 1902, taraude toutes les avant-gardes auto-proclamées. Sur ce point, le léninisme a fait des émules un bon gros siècle durant avec les succès qu'on connaît. On rappellera, en passant, que Vladimir Oulianov sut bien que faire pour que la révolution verse très rapidement dans la terreur : éliminer, sous son règne et avec l'aval de Trotski, tous ses adversaires politiques (socialistes révolutionnaires, mencheviks et anarchistes). Les rappels historiques sont toujours utiles. Cela dit, cette référence au Que faire ? de Lénine n'est, pour Deneault, qu'une manière, plutôt habile d'ailleurs, de digresser, d'Apollinaire à Badiou, de Bernanos à Ellul et de Derrida à Latour, vers l'idée que cette question, « incorrigiblement léniniste », dit-il, est « contraire à la pensée » parce qu'elle suppose un penser déjà-là. D'où sa proposition : cesser de se demander « que faire » pour « faire que », quitte à « mal faire ». Cette mutation suppose, dans le cas qui nous intéresse – les bouleversements écologiques –, d'être d'abord convaincus que ni les États ni le Capital ne sont en situation d'y remédier et qu'aucune « programmatique serrée » émergeant de notre camp ne pourra nous servir, en elle-même et par elle-même, de boussole. Car le caractère « inouï » de ce que nous vivons nous oblige à nous réinventer, et par là-même à libérer nos imaginaires et nos révoltes de la gangue qui les bride pour en finir avec les médiations, cultiver nos spontanéités, accepter nos pluralités, éprouver nos amitiés et fertiliser nos communs et nos luttes, en sachant, comme le pointe justement Deneault, que « le caractère irrévérencieux et indompté de toute révolte est ce qui fait le plus scandale ».
Pourtant, la seule direction que pointe le philosophe en fin d'ouvrage – celle de la « biorégion », qu'il définit ainsi : « L'ensemble qui naîtra de la nécessité, dans un moment où il faudra réapprendre à s'organiser à une échelle sensible » – pourra paraître imprécise. À quel moment, cette « biorégion » ? Tout de suite, bientôt, après l'effondrement ? Ça reste vague. Ce qu'on sent, chez Deneault, c'est une influence notable du communalisme. Il ne s'en cache pas d'ailleurs. « L'élan qui porte le biorégionalisme provient, écrit-il, du municipalisme libertaire à la Murray Bookchin et de l'autonomisme politique de type sécessionniste », mais « sans s'y laisser réduire », ajoute-t-il, c'est-à-dire sans se priver d'explorer d'autres méthodes, d'arpenter d'autres sentes, de penser d'autres possibles, de s'adonner à d'autres expériences susceptibles de nourrir l'imaginaire de résistance et de reconstruction. Car Deneault se veut polyglotte en politique, c'est-à-dire toujours ouvert à l'hybridation.
Bien sûr, s'arrêtant à cette seule hypothèse du municipalisme biorégional, on sait par avance qu'il s'attirera les foudres ou le mépris des militants de la seule cause qui vaille : celle de la Théorie, de la Révolution, de l'Émancipation et autres concepts à majuscule. Là n'est évidemment pas notre intention. Ce qui caractérise cette basse époque, c'est à la fois un profond sentiment d'impuissance devant le réel accablant des ravages que produit le monde capitalisé et la conviction que, partout, déjà, prolifèrent des formes multiples de résistance portées par un même refus antiautoritaire du vieil avant-gardisme. C'est cela même qui nous fait penser que Deneault, qui se situe dans ce camp, ait cru devoir céder, par obligation propositionnelle et en s'y forçant un peu, à cette perspective du municipalisme biorégional qui agite déjà nombre de têtes alternatives et qui, de surcroît, opère déjà dans le vécu de nombre de résistances à la marche forcée destructrice du Marché conquérant et ravageur.
« L'anarchisme, écrit-il en presque conclusion d'ouvrage, ne saurait désigner quoi que ce soit d'autre que le clin d'œil d'une panne institutionnelle, le moment événementiel d'où sourd une organisation nouvelle. Un événement politique est l'art de défaire les liens convenus – temps d'anarchie – pour les recomposer. » C'est dans ce cadre que la biorégion, comme il l'entend, se présente comme une « forme d'organisation » que « le plus grand nombre devra imposer pour faire valoir des principes éminents et impérieux en ces temps de débâcle politique et idéologique. Dans un temps événementiel qui sera celui de la politique active ». Forme d'organisation donc, mais aussi « objet de désir » d'un après enfin désirable.
Cette part d'utopie réalisable que cultive Alain Deneault rend la lecture de ce livre nécessaire. Parce qu'il terrasse quelques idées reçues et autant de mensonges colportés. Parce qu'il ouvre des pistes argumentaires et méthodologiques pour penser ce monde en le transformant radicalement et parce que, un peu à la manière de Bernard Friot et de son « déjà-là » communiste, il sait faire lien entre l'hier, l'aujourd'hui et le demain dans une perspective toujours renouvelée d'émancipation et de solidarité humaines.
Freddy GOMEZ
06.01.2025 à 09:12
■ Adam SHATZ FRANTZ FANON UNE VIE EN RÉVOLUTIONS La Découverte, 2024, 512 p. Ce troisième livre d'Adam Shatz, dont le titre original en anglais, est The Rebel's Clinic : The Revolutionary Life of Frantz Fanon (Farrar, Straus and Giroux, 2024) – impressionne tant par l'ambition que par la profondeur du propos. L'ouvrage, écrit avec une rare subtilité dans le sillage des débats soulevés par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, et paru à l'heure des controverses suscitées par la (…)
- Recensions et études critiquesCe troisième livre d'Adam Shatz, dont le titre original en anglais, est The Rebel's Clinic : The Revolutionary Life of Frantz Fanon (Farrar, Straus and Giroux, 2024) – impressionne tant par l'ambition que par la profondeur du propos. L'ouvrage, écrit avec une rare subtilité dans le sillage des débats soulevés par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, et paru à l'heure des controverses suscitées par la guerre à Gaza, se situe à la croisée de plusieurs genres littéraires puisqu'il mêle essai biographique, histoire intellectuelle et questionnements politiques. Plus de deux décennies après la somme de l'historien et traducteur britannique David Macey (1949-2011), Frantz Fanon : A Life (Granta Books, 2000) – Frantz Fanon, une vie (La Découverte, 2013) –, cette œuvre qui, à n'en pas douter, peut d'ores et déjà prétendre au statut de classique, doit être mise entre les mains de ceux qui prennent au sérieux les problèmes posés par le colonialisme et le racisme. Texte intégral 8653 mots
■ Adam SHATZ
FRANTZ FANON
UNE VIE EN RÉVOLUTIONS
La Découverte, 2024, 512 p.
Jusqu'alors peu connu du public francophone, en dehors d'une poignée de spécialistes, Adam Shatz cumule plusieurs casquettes qui le placent au cœur de la vie des idées : rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books, contributeur à plusieurs périodiques de référence (The New York Times Magazine, The New York Review of Books, The New Yorker, etc.), Visiting Professor of the Humanities au Bard College. Adam Shatz est l'auteur de deux ouvrages qui éclairent certains développements de son dernier livre ainsi que la réflexion qui le sous-tend. Il s'agit tout d'abord d'une anthologie qui met en lumière la pluralité des voix juives face à la question palestinienne – Prophets Outcast : A Century of Dissident Jewish Writing about Zionism and Israel (Nation Books, 2004) –, puis d'un recueil d'essais de critique littéraire où se croisent Jean-Paul Sartre, Edward Said, Richard Wright, V. S. Naipaul, Kamel Daoud, etc. – Writers and Missionaries : Essays on the Radical Imagination (Verso, 2023).
Dès le prologue, le journaliste ne cache pas son admiration pour Frantz Fanon (1925-1961), sans pour autant sombrer dans la « sanctification », avant d'expliquer sa démarche en ces termes :
« J'explorerai donc dans ce livre les questions que Fanon a posées, mais aussi celles qu'il n'a pas posées, parce que les unes comme les autres expliquent beaucoup de choses – non pas sur le prophète, mais sur l'homme. Fanon a dit un jour que tout ce qu'il voulait, c'était être considéré comme un homme. Pas un homme noir. Pas un homme qui « se trouvait » être noir mais qui pouvait passer pour un blanc. Pas un Blanc honoraire. Il avait été tous ces hommes aux yeux d'autrui, mais jamais un homme tout court. Ce n'était pas demander grand-chose, et pourtant c'était tout un monde qu'il exigeait – un autre monde. »
L'essayiste rend ainsi justice à Frantz Fanon en mettant en lumière la dimension proprement humaniste, révolutionnaire et universaliste de son combat mené dans le contexte de la Guerre froide, à rebours des interprétations réductrices de ses héritiers autoproclamés, ce qui n'empêche pas – tant s'en faut – un examen critique de certaines de ses prises de position, élevées au rang de dogmes indiscutables par plusieurs générations d'intellectuels et de militants aux quatre coins du globe.
Adam Shatz nous emmène donc, à travers 500 pages très denses, de l'« enfance privilégiée » de Frantz Fanon, dans sa Martinique natale, à son agonie dans le Maryland – il avait à peine trente-six ans –, en passant par son engagement dans les Forces françaises libres, ses études de médecine à Lyon, sa pratique de la psychiatrie à Blida où il est pris dans le tourbillon de la révolution anticoloniale dont il devient l'un des hérauts en prenant fait et cause pour le Front de libération nationale (FLN), qui prétend au monopole de la lutte pour l'indépendance algérienne au détriment des organisations rivales et des voix discordantes. Par-delà ses activités de thérapeute et de propagandiste, cet intellectuel subversif a laissé une œuvre, rédigée dans le feu de l'action et qui, sans avoir pu atteindre sa pleine maturité, n'en demeure pas moins stimulante : Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952) ; L'An V de la Révolution algérienne (François Maspero, 1959) ; Les Damnés de la terre (François Maspero, 1961) ; sans oublier les deux recueils édités à titre posthume, Pour la révolution africaine (François Maspero, 1964) et ses Écrits sur l'aliénation et la liberté (La Découverte, 2015).
Peau noire, masques blancs
Esprit publie en mai 1951 le premier article de Frantz Fanon, « La plainte du Noir », qui discute les thèses de Jean-Paul Sartre (1905-1980) sur la négritude ; c'est d'ailleurs dans la collection associée à cette revue personnaliste que paraît en avril de l'année suivante le premier ouvrage du jeune médecin, préfacé par le philosophe existentialiste Francis Jeanson (1922-2009). Si, comme le souligne Adam Shatz, les trois grands quotidiens français – Le Monde, Le Figaro et le quotidien communiste L'Humanité – ont ignoré Peau noire, masques blancs, il n'en est pas de même du côté de la presse social-démocrate qui le gratifie d'au moins deux recensions élogieuses.
En effet, dans Le Populaire de Paris, organe de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), Claude de Fréminville (1914-1966) signe, le 12 mai 1952, un compte-rendu, intitulé « De la lutte des races à l'unité humaine », qui aborde le problème du racisme en rapprochant le roman de Chester Himes (1909-1984), La Croisade de Lee Gordon (Corrêa, 1952) – Lonely Crusade (Alfred A. Knopf, 1947) –, l'essai de Frantz Fanon et celui du psychanalyste Octave Mannoni (1899-1989), Psychologie de la colonisation (Le Seuil, 1950) :
« Tous trois reconnaissent en effet à la négrophobie une base sexuelle caractérisée. Pour le blanc, le nègre, c'est le sexe. Une telle conviction, nous pouvons la saper, lui imposer la confrontation des faits, la réduire puis la détruire. Répétons inlassablement que la légende ne repose ici sur rien. Voilà une réfutation qui ébranlera tout le système aussi efficacement que la lutte syndicale ou sociale commune. »
Le 3 juillet 1952, dans le quotidien socialiste Franc-Tireur, Marcel Péju (1922-2005), membre des Temps modernes, rappelle « que le problème noir existe également en France » et qu'il ne s'agit pas d'une spécificité états-unienne. Le journaliste, qui fait dialoguer « Orphée noire » – la célèbre préface de Jean-Paul Sartre à l'ouvrage de Léopold Sédar Senghor (1906-2001), Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (PUF, 1948) – et l'essai de Frantz Fanon, met en évidence son propos émancipateur :
« Car s'il y a parfois complexe d'infériorité, il est clair que c'est à la suite d'un double processus : économique et social d'abord – c'est le colonialisme qui veut persuader les noirs de leur “infériorité” –, psychique ensuite. Donc “ce qui apparaît, c'est la nécessité d'une action sur l'individu et sur le groupe” pour une authentique libération de l'homme. Le noir ne doit plus être placé en face de ces voies sans issue : ou tenter de se “blanchir” ou se réfugier dans sa “négritude” en l'exaltant, en créant une sorte de racisme antiraciste. »
Cependant, un accueil plus circonspect lui est réservé dans l'hebdomadaire culturel situé dans le giron du Parti communiste français (PCF). En effet, dans son article « Le noir antillais devant la littérature », paru le 1er août 1952 dans Les Lettres françaises, l'historien martiniquais Léonard Sainville (1910-1977), lauréat du Grand Prix littéraire des Antilles pour son roman Dominique : nègre esclave (Fasquelle, 1951), reconnaît certaines qualités à l'ouvrage de Frantz Fanon auquel il reproche toutefois d'ignorer ses prédécesseurs – comme ceux de la revue Légitime Défense, publiée en 1932 par des intellectuels de la Martinique influencés par le marxisme et le surréalisme. S'il salue le style, en dépit de « son allure doctrinale », Léonard Sainville ne se prive pas de déplorer les « contradictions » qui se succèdent chez ce « jeune médecin sûr de lui ». Non sans condescendance, il renvoie d'ailleurs Frantz Fanon à sa jeunesse – « c'est un moins de trente ans » – pour mieux mettre en exergue leur divergence qui repose moins sur un conflit de générations que sur un désaccord théorique :
« Mais surtout, il veut ignorer, il le déclare, tous ceux, Noirs ou Blancs, que l'antinomie Noirs-Blancs n'a pas abrutis, déshumanisés : il se détourne de ces Noirs, intellectuels ou travailleurs, qui depuis longtemps ont résolu leurs complexes d'origine raciale, non pas en procédant à un transfert de leur névrose, mais tout simplement par prise de conscience de la complexe réalité sociale sous toutes ses formes et volonté de transformation générale ont intégré l'ignominie raciale dans le contexte social tout entier ; il ne veut pas connaître toute cette partie non négligeable de la classe ouvrière blanche, toutes ces couches de travailleurs intellectuels ou manuels blancs, qui échappent sans réserve à l'imbécillité raciste, aux mythes déformants, et cela pour les mêmes raisons que les premiers. »
Ce faisant, Léonard Sainville – pour qui « le seul vrai remède » réside dans « l'instauration d'un nouveau régime » – pose les jalons d'une critique dialectique de l'œuvre de Frantz Fanon que l'on retrouvera chez certains de ses commentateurs marxistes – qu'ils soient staliniens, trotskistes, indépendants... – en plaçant le problème du racisme, et donc de sa résolution, sur un autre plan, celui de la transformation sociale, à rebours du pessimisme de son préfacier, Francis Jeanson, selon lequel « l'entreprise révolutionnaire n'atteindra peut-être jamais son but ». Pourtant, dans sa conclusion – qui s'ouvre tout de même sur une citation extraite de Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) – le jeune psychiatre affirme avec clarté :
« Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose :
Que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme, où qu'il se trouve.
Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc. »
Ce qui permet, on en conviendra aisément, de dégager bien des perspectives émancipatrices.
Frantz Fanon poursuit ses réflexions sur le sujet et intervient, en septembre 1956 à La Sorbonne, à l'occasion du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, organisé à l'initiative de la revue Présence africaine, fondée par l'intellectuel sénégalais Alioune Diop (1910-1980). Dans son intervention intitulée « Racisme et culture », le psychiatre blidéen souligne la transformation du racisme biologique – à prétention scientifique – en racisme culturel, analysé plus particulièrement au regard de la situation coloniale qui n'est pas nécessairement associée à « la mort de la culture autochtone » mais plutôt à sa « momification », y compris à travers le pseudo-respect manifesté par la puissance occupante « de la tradition, des spécificités culturelles, de la personnalité du peuple asservi », qui relève à bien des égard du sadisme ou de l'exotisme. Si le thérapeute souligne les « attitudes paradoxales » de l'infériosé – synonyme chez lui d'aliéné, d'opprimé ou de déculturé – qui opère un retour passionné à sa culture, quoique « sclérosée », ce mouvement n'en reste pas moins inscrit dans la dynamique de « libération totale du territoire national ». Sa démonstration s'achève sur une invitation au dépassement :
« La fin du racisme commence avec une soudaine incompréhension.
La culture spasmée et rigide de l'occupant, libérée, s'ouvre enfin à la culture du peuple devenu réellement frère. Les deux cultures peuvent s'affronter, s'enrichir.
En conclusion, l'universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes une fois exclu irréversiblement le statut colonial. »
Adam Shatz indique que « nous n'avons aucune trace de la réaction du public » au discours prononcé par Frantz Fanon. En revanche, nous savons que sa communication a été favorablement reçue par Edgar Morin qui en cite un extrait dans son article « La question nègre », paru dans le premier numéro de sa revue Arguments, daté de décembre 1956-janvier 1957. L'ancien militant du PCF, à l'origine de la création, en 1955, du Comité d'action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, rejoint, à n'en pas douter, les aspirations du jeune psychiatre, bien qu'il mentionne son aîné Aimé Césaire (1913-2008) :
« Pour cela, la négritude doit se dépasser elle-même : briser ses fétiches ; elle ne doit pas oublier que sa négativité propre – l'anticolonialisme radical – est sa source la plus positive, que sa positivité propre (culture archaïque) contient des ferments négatifs. Elle doit, enfin, en passant par le stade de la grande nation fédérative, tendre vers “le rendez-vous du donner et du recevoir”, dont parle Césaire, et plus encore, vers l'universalité concrète d'une culture internationale, et d'une humanité métissée, en mouvement vers d'autres planètes. »
« Tout Français en Algérie actuellement est un soldat ennemi »
Cependant, la priorité de Frantz Fanon reste, dans cette conjoncture, la réalité façonnée par la lutte armée contre le colonialisme français initiée par le FLN, le 1er novembre 1954, tout comme la terrible répression contre le peuple algérien mise en œuvre par les forces d'occupation galvanisées par les « pouvoirs spéciaux » accordés en mars 1956 au gouvernement de Front républicain du socialiste Guy Mollet (1906-1975), soutenu par le PCF. Après avoir rencontré, le 29 décembre 1956, deux dirigeants du FLN – Abane Ramdane (1920-1957) et Benyoucef Benkhedda (1920-2003) –, le jeune médecin adresse une lettre de démission véhémente au social-chauvin Robert Lacoste (1898-1989), ministre résident et gouverneur général de l'Algérie, dans laquelle il écrit :
« Les événements actuels qui ensanglantent l'Algérie ne constituent pas aux yeux de l'observateur un scandale.
Ce n'est ni un accident, ni une panne du mécanisme. Les événements d'Algérie sont la conséquence logique d'une tentative avortée de décérébraliser un peuple. »
C'est une nouvelle étape dans la vie de Frantz Fanon qui quitte l'Algérie pour s'établir à Tunis où il intègre, en avril 1957, le service de presse du FLN et collabore à ses organes Résistance algérienne puis El Moudjahid, devenant ainsi l'un des visages du mouvement indépendantiste. À ce titre, il participe aux conférences de presse, comme celle du 5 juin 1957, au cours de laquelle, selon Le Monde, l'intellectuel devenu propagandiste ment froidement quand il dénonce, quelques jours après le massacre de plusieurs centaines de civils messalistes perpétré par des combattants frontistes :
« L'odieuse machination de Melouza, élaborée pour discréditer aux yeux du monde civilisé le Front de libération nationale, donne la mesure du cynisme et de la perfidie monstrueuse des autorités françaises. »
Le porte-voix d'une organisation impitoyable, qui s'est fixée pour objectif d'éradiquer le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj (1898-1974), s'aliène désormais la sympathie de ceux qui, dans le microcosme anticolonialiste, soutiennent le pionnier du nationalisme révolutionnaire, comme Pierre Boussel dit Lambert (1920-2008), ou réprouvent les méthodes autoritaires du FLN, sans toutefois cautionner la politique du gouvernement français. D'autant qu'en septembre 1957, Résistance algérienne publie un article, sous le titre explicite « La gauche française, la non-ingérence et le respect mutuel » qui dénonce le « chauvinisme » et le « paternalisme » des militants de la gauche française ayant exprimé leur stupéfaction après le « crime colonialiste de Melouza », selon les termes du journal frontiste. Si de larges extraits sont repris dans La Vérité des travailleurs – journal engagé dans le soutien inconditionnel au FLN –, le trotskiste pro-MNA Robert Chéramy (1920-2002) y répond avec le texte « Le FLN et la gauche française », paru en novembre 1957 dans La Commune, organe du Comité de liaison et d'action pour la démocratie ouvrière :
« Reste un problème : y a-t-il pour un anticolonialiste un péché de “chauvinisme” et de “paternalisme” à ne pas approuver inconditionnellement les méthodes et les exigences d'une organisation nationaliste en lutte contre l'impérialisme. L'exigence fondamentale du FLN : exclusivité de la représentation du peuple algérien ; la méthode aujourd'hui systématiquement appliquée : l'élimination physique des adversaires politiques […], ces deux faits aujourd'hui contribuent à renforcer la position des colonialistes en France, à rendre plus difficile la lutte des démocrates français pour la fin de la guerre coloniale. »
La série de trois articles de Frantz Fanon, parue en décembre 1957 dans El Moudjahid – sous le titre « Les intellectuels et les démocrates français devant la révolution algérienne » – s'inscrit en rupture avec les meilleures traditions du mouvement indépendantiste. En effet, le désormais idéologue souligne la faiblesse structurelle de la gauche, en développant les arguments déjà employés quelques mois plus tôt dans Résistance algérienne, et tourne en dérision l'émotion suscitée chez les anticolonialistes par le terrorisme aveugle du FLN à Alger pour mieux dénigrer les tenants du « soutien critique ». Plus encore, Frantz Fanon affirme : « Tout Français en Algérie actuellement est un soldat ennemi. » À ses yeux, la distinction entre civils et militaires – mais aussi entre prolétaires européens et grands propriétaires comme Henri Borgeaud (1895-1964) – n'a donc plus cours en situation coloniale. Pourtant, après avoir mis en lumière l'incohérence d'une gauche « qui obéit inconsciemment au mythe de l'Algérie française », la série se conclut non moins paradoxalement sur un appel du FLN à cette même gauche française qui se voit fixer des tâches « sans renier sa nation ».
L'interpellation de Frantz Fanon, qui rejoint les vues d'Abane Ramdane, suscite des réactions contrastées chez les anticolonialistes. Dans son édition du 6 février 1958, La Vérité publie de larges extraits du Bulletin d'information du MNA, daté du 31 janvier 1958, dans lequel le parti messaliste formule cette mise au point :
« S'il y a des Duchet, des Le Pen, des Soustelle et d'autres Français qui restent profondément intoxiqués par les principes de domination coloniale d'un âge révolu et qui n'ont rien appris ni des événements qui ensanglantent l'Algérie ni de l'évolution mondiale, cela ne veut pas dire que tous les Français ont leurs sentiments ou approuvent leur politique. Ce serait commettre une injustice et une grande erreur politique que de l'affirmer. Le peuple de France n'est pas plus colonialiste que le peuple algérien n'est anti-français. »
Cependant, l'argumentaire de Frantz Fanon est salué par Robert Bonnaud (1929-2013) dans Perspectives socialistes, la revue de l'Union de la gauche socialiste (UGS), daté d'avril 1958. Pour ce militant engagé dans les réseaux de soutien au FLN, « la gauche indépendante française avait besoin d'être secouée », comme elle l'avait été par Dyonis Mascolo (1916-1997) et sa Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France (Minuit, 1957). En revanche, des positions moins tranchées s'expriment dans deux revues hétérodoxes.
Ainsi, dans le numéro de mai-juin 1958 de Socialisme ou Barbarie, l'éditorial intitulé « Prolétariat français et nationalisme algérien » admet que « la distinction entre une population de colons et un appareil de répression militaire a perdu son sens » et ajoute qu'en métropole, « le prolétariat a été lui-même contaminé par le climat de la guerre coloniale ». La revue marxiste affirme la nécessité, pour le communiste authentique, du « soutien inconditionnel des mouvements d'émancipation des peuples coloniaux », en partant du principe que « la lutte nationale est du point de vue des masses opprimées une lutte sociale ». Cependant, cette analyse ne conduit pas à ignorer la formation d'un « embryon de bureaucratie militaire et politique » chez les insurgés algériens et exclut « toute apologie des organisations en tant que telles », qu'il s'agisse du MNA ou du FLN « dont il est impossible d'assumer les méthodes de guerre : le terrorisme aveugle en Algérie, la liquidation implacable des éléments oppositionnels, le contrôle absolu exercé par les chefs sur la base militante ».
À cet éditorial subtil succède l'article de Jean-François Lyotard (1924-1998) alias François Laborde, publié sous le titre « Mise à nu des contradictions algériennes » et présenté comme une « contribution à la discussion ». Le texte va plus loin que l'éditorial : il ne s'agit pas seulement de dialoguer avec l'argumentaire fanonien mais plutôt de le justifier, en polémiquant au passage avec la gauche, notamment le Parti communiste internationaliste de Pierre Lambert, afin de décréter que « le schéma de la Révolution permanente est absolument inapplicable à l'Afrique du Nord ». Selon Jean-François Lyotard, la guerre d'Algérie a créé une situation caractérisée par « l'enfouissement des antagonismes de classe dans la société coloniale », ce qui explique pourquoi la direction bourgeoise du FLN parvient à « mobiliser avec succès toutes les classes algériennes dans la lutte pour l'indépendance ».
En revanche, dans le numéro d'Arguments daté de novembre 1958, Edgar Morin développe une autre analyse dans le cadre d'un débat portant sur « la gauche française et le problème nord-africain ». Sa contribution, intitulée « La révolution algérienne et la gauche française », condamne le « système colonial et raciste », tout en validant la théorie trotskiste de la révolution permanente. Selon l'intellectuel dissident, il convient de « situer le problème algérien » dans la perspective – ambitieuse – de la « reconstitution de la gauche socialiste dans le monde », ce qui passe notamment par « la constitution d'une gauche autonome » en Algérie, sans doute à l'aide d'éléments en provenance du FLN, du MNA et du Parti communiste algérien (PCA), mais pas en s'appuyant sur ces organisations en tant que telles, même si le parti messaliste conserve les faveurs d'Edgar Morin qui fixe pour tâches à la gauche de « dissiper les euphories » véhiculées par les nouveaux venus au combat anticolonialiste :
« On ne peut véritablement lutter pour la libération de l'homme qu'en se débarrassant de toutes illusions. Tôt ou tard, celles-ci font dériver la lutte et la détournent de son sens premier. On croit continuer à combattre pour le socialisme ou la liberté. On soutient les nouvelles tyrannies. Notre position est claire. Nous sommes radicalement opposés au nationalisme français, à la domination coloniale et à la guerre d'Algérie. Mais nous critiquons le nationalisme arabe et algérien dans la mesure où il recommence les aventures nationalistes d'Occident. »
L'an V de la révolution algérienne
Ainsi que nous le rappelle Adam Shatz, le second livre de Frantz Fanon lui a été commandé par l'éditeur de gauche François Maspero (1932-2015). « Rédigé en trois semaines », l'ouvrage intitulé L'An V de la révolution algérienne paraît en octobre 1959 avant d'être saisi, deux mois plus tard, par la police française. Le texte fait aussitôt l'objet de recensions élogieuses dans la presse marxiste. Ainsi, dans le numéro de décembre 1959 de Correspondance socialiste internationale – journal créé par le socialiste de gauche Marceau Pivert (1895-1958), proche de Messali Hadj –, l'écrivain anticolonialiste Daniel Guérin (1904-1988), qui milite alors à l'UGS, et demeure en contact avec des membres du FLN comme du MNA, résume avec lyrisme la dernière livraison du psychiatre tunisois :
« Avec Frantz Fanon nous assistons à la révolution intérieure d'un peuple, une révolution “fondamentale, irréversible, en perpétuel approfondissement”. En cinq ans de guerre, l'âme algérienne a subi une mutation brutale. Des attitudes et des structures sociales archaïques, figées, ont soudain cédé la place à des comportements entièrement nouveaux. On est en présence d'un accouchement à la fois sanglant et magnifique. L'homme algérien, la femme algérienne prennent violemment conscience d'eux-mêmes, découvrent leur dignité d'hommes libres. Successivement, Fanon traite des divers aspects de ce bouleversement : dévoilement des femmes, introduction de la radio dans les mechtas afin de capter les ondes de l'Algérie libre, relâchement des tabous familiaux, abolition des antiques règles sur le mariage, adoption, enfin, de pratiques médicales modernes jusque-là inassimilables du fait de la méfiance qu'inspirait tout apport du colonisateur. »
Un mois plus tard, dans le numéro daté de janvier 1960 de la revue Quatrième Internationale, le dirigeant trotskiste Mikhalis Raptis (1911-1996) dit Pablo – engagé dans le soutien inconditionnel au FLN – abonde dans le même sens, avec un enthousiasme non dissimulé :
« Le livre de Frantz Fanon illustre parfaitement le bouleversement fondamental intervenu dans la famille algérienne et le mode de vie général de ce peuple sous le joug colonial. Promotion irrésistible extraordinaire des femmes et des jeunes, familiarisation avec la technique et la science au service de la révolution, dépouillement accentué de “la sédimentation mentale et de l'arrêt affectif et intellectuel” du peuple algérien “organisés par 130 ans d'oppression”.
Livre d'un médecin érudit, il respire la connaissance presque technique du terrain social psychologique qu'il fouille minutieusement. »
Cependant, un compte-rendu résolument critique paraît en mars 1960 dans le bulletin Informations & Liaisons Ouvrières – scission du groupe Socialisme ou Barbarie autour de Claude Lefort (1924-2010) – sous le titre, tout en sobriété : « Un livre sur la guerre d'Algérie ». La recension, rédigée par un correspondant anonyme établi au Maroc, reproche le caractère superficiel des « explications pseudo-psychanalytiques » ainsi que le style de l'auteur, « souvent prétentieux et boursouflé » : dans ce livre, qui reflète « l'opinion officielle » des dirigeants du FLN, « il y a plus de bavardages que d'analyses profondes ». Le premier chapitre de L'An V de la révolution algérienne, intitulé « L'Algérie se dévoile », est, aux yeux de ce lecteur marxiste, « le plus contestable ». L'affirmation de Frantz Fanon selon laquelle « la liberté du peuple algérien s'identifie alors à la libération de la femme, à son entrée dans l'histoire » relève, d'après l'observateur, de l'« exagération » puisque le pamphlétaire « suppose résolus des problèmes qui sont seulement posés », à savoir celui de l'émancipation des femmes en Algérie :
« Mais si les militants et les combattants reconnaissent aux militantes et aux combattantes une liberté et une égalité complètes, cela ne veut pas dire pour autant que la femme algérienne a conquis la liberté et l'égalité. Ceux qui acceptent cette liberté et cette égalité ne l'acceptent que dans une situation exceptionnelle, et pour des femmes qui sont aussi exceptionnelles. Quand l'homme et la femme militent, le ménage est équilibré et complètement occidentalisé, mais bien souvent le militant impose à sa femme une vie plus rude du fait de ses responsabilités et ne lui accorde aucune liberté. C'est une chose frappante de voir combien, dans le domaine familial, des militants qui paraissent totalement libérés par ailleurs des modes de pensée traditionnelles, gardent en ce qui concerne leurs femmes et leurs enfants, l'attitude conservatrice d'un quelconque petit bourgeois maghrébin. »
La note de lecture, bien informée, livre une anecdote saisissante au sujet d'une réunion organisée par l'Union des femmes algériennes à la bourse du travail de Casablanca, en 1958 :
« Les militantes, en face d'un public essentiellement masculin (ce qui est déjà révélateur et du petit nombre de femmes militantes et de l'intérêt soulevé par ces problèmes : il y avait au minimum 600 à 800 hommes) se sont montrées particulièrement violentes. En gros, elles ont dit : vous faites la Révolution, vous luttez contre l'oppression colonialiste, mais vous maintenez votre oppression sur les femmes ; méfiez-vous, après l'Indépendance, il y aura sans doute une autre révolution : ce sera la révolution des femmes. »
Dans sa présentation de ce chapitre de L'An V de la révolution algérienne, tellement commenté depuis, malgré son ambivalence, Adam Shatz souligne avec raison que « cette vision fort optimiste de la désaliénation des femmes algériennes était sans doute exagérée, mais pas complètement fictive ». L'essayiste ajoute plus loin : « Ce que Fanon refusait de voir, c'est que l'hostilité à l'émancipation des femmes algériennes n'était pas seulement un “élément mort” du passé auquel le colonialisme avait insufflé une nouvelle vie », en imputant la responsabilité de ce conservatisme aux « courants religieux du mouvement nationaliste ». Pourtant, le problème est bien plus sérieux et ne saurait être réduit à la seule influence de l'Association des oulémas musulmans algériens qui n'est pas plus à blâmer que les bureaucrates qui ont instrumentalisé avec cynisme la religion. De ce point de vue, la politique des dirigeants frontistes a été indéniablement réactionnaire et la prose de Frantz Fanon, séduisante au premier abord, peine à masquer cette réalité. En se centrant sur l'action psychologique de l'administration coloniale qui a prétendu hypocritement « défendre la femme humiliée, mise à l'écart, cloîtrée », le propagandiste évite de remettre en cause le rôle régressif de son organisation – qui a défendu le statu quo patriarcal dans une optique étroitement nationaliste –, s'abstient d'étudier le mouvement réel de la société – sans doute faute de pouvoir ou de vouloir le faire – et occulte l'orientation défendue par le MNA qui, par contraste, apparaît bien plus progressiste, à commencer par ses cadres prolétariens de l'émigration qui ont pris au sérieux la question de « l'émancipation de la femme algérienne » – surtout en raison de l'action propre des syndicalistes émigrées en France, ces grandes oubliées de l'histoire – en l'articulant à celle de l'indépendance nationale. De plus, la focalisation de Frantz Fanon sur la question du voile, certes justifiée suite à la situation créée par le 13 mai 1958 – des « dévoilements », plus ou moins contraints, seront mis en scène par les autorités militaires pour vanter, de façon artificielle, la « fraternisation » entre les populations d'Algérie –, amène à concevoir ce qui s'apparente à une forme paradoxale de désacralisation de cette tenue traditionnelle, instrumentalisée dans le contexte de la lutte armée mais aussi fétichisée pour les besoins d'une cause politique, à rebours des pratiques des femmes ordinaires qui peuvent l'ôter ou le revêtir loin des spéculations idéologiques relevant bien souvent du fantasme :
« Il y a donc un dynamisme historique du voile très concrètement perceptible dans le déroulement de la colonisation en Algérie. Au début, le voile est mécanisme de résistance, mais sa valeur pour le groupe social demeure très forte. On se voile par tradition, par séparation rigide des sexes, mais aussi parce que l'occupant veut dévoiler l'Algérie. Dans un deuxième temps, la mutation intervient à l'occasion de la Révolution et dans des circonstances précises. Le voile est abandonné au cours de l'action révolutionnaire. Ce qui était souci de faire échec aux offensives psychologiques ou politiques de l'occupant devient moyen, instrument. Le voile aide l'Algérienne à répondre aux questions nouvelles posées par la lutte. »
Ce n'est sans doute pas un hasard si, comme le mentionne opportunément Adam Shatz, « certains des lecteurs de Fanon parmi les musulmans pieux, tant en Algérie qu'ailleurs dans le monde, aient accueilli son analyse du conflit autour du voile comme la célébration d'une résistance fondée sur les principes de l'islam ». Le biographe prend l'exemple, bien connu, du sociologue iranien Ali Shariati (1933-1977) qui, à l'occasion de son séjour parisien, entamé en 1959, entre en contact avec la Fédération de France du FLN et découvre l'œuvre de Frantz Fanon qu'il traduit en persan – tout comme l'ouvrage d'Amar Ouzegane (1910-1981), Le Meilleur Combat (Julliard, 1962), dans lequel cet ancien dirigeant du PCA rallié au FLN cherche à concilier islam et socialisme. L'opposant au shah d'Iran entame une correspondance avec l'auteur de L'An V de la révolution algérienne dont seule la dernière lettre a été publiée, témoignant d'un désaccord entre les deux intellectuels, comme l'écrit Frantz Fanon, qui vit ses derniers jours, à propos de la « renaissance de l'esprit religieux » dans le tiers-monde :
« Je pense que ranimer l'esprit sectaire et religieux entraverait davantage cette unification nécessaire – déjà difficile à atteindre – et éloigne cette nation encore inexistante, qui est au mieux “une nation en devenir”, de son avenir idéal, pour la rapprocher de son passé. »
Les damnés de la terre
Atteint de leucémie, se sachant condamné à court terme, Franz Fanon termine de dicter, en juillet 1961, son dernier livre dont le titre constitue moins une référence au poème révolutionnaire d'Eugène Pottier (1816-1887) – L'Internationale, composé en 1871 au cours de la répression de la Commune de Paris – qu'à celui de l'écrivain haïtien Jacques Roumain (1907-1944), Sales nègres, paru dans le recueil Bois d'ébène (Henri Deschamps, 1945). Préfacé par Jean-Paul Sartre, Les Damnés de la terre paraît fin novembre 1961 pour être aussitôt saisi et interdit, ce qui n'empêchera pas sa circulation dans les milieux anticolonialistes. Ainsi, dans son numéro daté de février 1962, la revue Partisans – dirigée par François Maspero –, véritable tribune des tiers-mondistes, rend hommage à Frantz Fanon, qui vient de décéder aux États-Unis, en affichant son portrait sur sa couverture verte. L'éditorial, qui salue la mémoire du disparu, est suivi d'une description de la cérémonie organisée le 12 décembre 1961 à Ghardimaou pour « le dernier adieu au frère Frantz Fanon », puis d'un article dithyrambique de Maurice Maschino (1931-2021), intitulé « Frantz Fanon : l'itinéraire de la générosité ». L'auteur du récit Le Refus (François Maspero, 1960) loue le parcours et l'œuvre du martyr de la révolution anticoloniale ainsi que son ultime opus :
« Ouvrage fondamental ; pour les Européens, d'abord, qu'il bouscule de leur piédestal ; pour les colonisés, surtout : nul doute qu'il ne les oblige à des révisions déchirantes, qu'en démasquant leurs faiblesses, leurs divisions, leurs nouvelles aliénations, il ne les aide à se reprendre et à voir clair. “Par sa voix, écrit Sartre, le tiers-monde se découvre et se parle.” Ce qu'il découvre, c'est l'histoire, d'abord, de sa décolonisation, telle qu'il l'a vécue – dans la violence ; c'est, ensuite, les problèmes que cette décolonisation lui pose, les réponses qu'il leur a données, les erreurs, souvent, qu'il a commises. »
Du côté des marxistes, la réception sera plus contrastée. Dans la revue Quatrième Internationale datée d'avril 1962, Mikhalis Raptis publie une recension en forme d'hommage dialectique. S'il relève « une certaine confusion, une ambiguïté, une faiblesse d'analyse et surtout une faiblesse de conclusion de son étude », le dirigeant trotskiste souligne toutefois l'importance de ce « diagnostic précis, détaillé de la révolution coloniale, analysée de l'intérieur par un intellectuel révolutionnaire à la fois colonial et imprégné de culture européenne ». Cependant, après avoir cité de larges extraits des Damnés de la terre, soulignant ainsi sa convergence avec l'auteur, Mikhalis Raptis s'en démarque sur plusieurs aspects essentiels. Si Frantz Fanon admet que « la construction nationale s'accompagne nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes », le militant internationaliste affirme de son côté :
« la nécessité absolue de souligner la solution socialiste commune indispensable de la révolution coloniale et de la révolution dans les pays capitalistes avancés, dans la plus étroite coopération et l'universalité de la vraie culture. La science par exemple, aussi bien celle de la nature que celle de la société et de l'homme, ainsi que la technique, éléments de loin les plus valables de toute véritable culture contemporaine, sont universelles, sans parler des tendances universelles qui traversent l'art architectural, pictural ou musical, contemporain. »
D'autre part, l'affirmation de Frantz Fanon – selon laquelle l'« opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves » – appelle une clarification du théoricien marxiste :
« Si l'exploitation des colonies a considérablement contribué au processus historique de l'accumulation capitaliste primitive, à l'expansion et au maintien du capitalisme, l'exploitation du prolétariat et des paysans métropolitains n'y a pas moins contribué. Attribuer d'autre part quasi exclusivement à l'exploitation du « tiers-monde » l'« opulence » actuelle du capitalisme est indéfendable du point de vue analyse scientifique, et non sentimental. »
Mais ce texte mesuré, achevé d'écrire le 25 février 1962, soit quelques mois avant l'accession de l'Algérie à son indépendance, reste encore porté par l'espoir de voir se réaliser le schéma de la révolution permanente et de sa phase sociale…
Adam Shatz mentionne d'autres lectures plus réservées de ce testament politique, comme celle de Nguyen Khac Vien (1913-1997) alias Nguyen Nghe, à travers son article intitulé « Frantz Fanon et les problèmes de l'indépendance », paru en février 1963 dans La Pensée, revue proche du PCF. Le communiste vietnamien cite à son tour plusieurs extraits de l'ouvrage qui « porte la marque de l'exaltation », sans pour autant s'empêcher de « déplorer la mort prématurée de l'auteur, car visiblement, bien des choses, sinon tout, (…) n'ont été jetées sur le papier qu'à l'état d'ébauche ». Mais le texte vise aussi l'existentialisme dont l'auteur des Damnés de la terre semble, aux yeux du philosophe marxiste, ne pas s'être « encore entièrement libéré » :
« Ces vestiges de subjectivisme suffisent à fausser souvent l'optique révolutionnaire de Fanon, l'amènent à accorder à la lutte armée une sorte d'auréole d'absolu et à négliger une vérité révolutionnaire fondamentale : savoir que la lutte armée, certes d'importance capitale, n'est cependant, quand elle intervient, qu'un moment, une phase dans le mouvement révolutionnaire qui est d'abord et fondamentalement politique. »
À la lumière de l'expérience vietnamienne, Nguyen Khac Vien réfute sur plusieurs points fondamentaux l'argumentation de Frantz Fanon (conception de la révolution, rôle de la classe ouvrière, spécificité du tiers-monde, etc.), en se montrant plus sévère que Mikhalis Raptis. Néanmoins, nous pouvons méditer son avertissement livré en guise de conclusion :
« Limiter la dimension internationale de la révolution algérienne au tiers-monde, comme le fait Fanon, ou à l'arabisme comme le veulent certains, c'est l'amputer, la mutiler ; lui donner comme seule perspective la spécificité du tiers-monde ou le culte des valeurs arabes, c'est, nous le disons avec franchise, la lancer dans une impasse. »
Deux mois plus tard, Les Cahiers du communisme – revue théorique de la direction du PCF –, dans son numéro daté d'avril 1963, publie une déclaration de Bachir Hadj-Ali (1920-1991) : « Qu'est-ce qu'être révolutionnaire en 1963 ». Dans son intervention à la Mutualité, lors de la Semaine de la pensée marxiste, le dirigeant du PCA – interdit par les autorités d'une Algérie « socialiste » – dénonce l'anticommunisme de certains cadres du FLN :
« La négation par certains patriotes du rôle révolutionnaire joué par la classe ouvrière alimente précisément le sectarisme et les préjugés à l'égard de cette dernière. Un homme qui est un frère de combat et que nous honorons parce qu'il a participé avec nous à la lutte de libération et qu'il a su trouver des accents pathétiques pour crier la détresse des opprimés et leur haine des oppresseurs, a codifié par ses écrits, ces préjugés à l'égard de la classe ouvrière. Il s'agit de Frantz Fanon. »
Cette critique, justifiée par le cours autoritaire pris par l'Algérie indépendante, cible particulièrement le passage des Damnés de la terre dans lequel Frantz Fanon affirme, de façon péremptoire, que « dans les territoires coloniaux, le prolétariat est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial. Le prolétariat embryonnaire des villes est relativement privilégié. » Le communiste algérien qui rejoint, quant au fond, la démonstration de son camarade vietnamien, se doit de rappeler quelques éléments historiques :
« Si le prolétariat algérien avait été choyé par le régime colonial, il n'aurait pas perdu à Alger seulement, lors de la bataille de notre capitale, 7 000 jeunes, chiffre cité par la presse française. Il n'aurait pas transformé nos villes en bases de ravitaillement des maquis, il n'aurait pas envoyé dans l'ALN des cadres aguerris politiquement et techniquement. Quant aux traminots que Fanon cite parmi les travailleurs non révolutionnaires, signalons pour ne prendre que ceux d'Alger, le bilan de leur activité patriotique pendant la guerre : 35 morts, 176 emprisonnés et internés, 500 agents lésés ou brimés, sur un effectif d'un peu plus de 2.000 traminots. »
Enfin, nous pouvons relever une dernière lecture de l'ouvrage de Frantz Fanon qui témoigne de l'influence du contexte politique dans l'interprétation de la prophétie tiers-mondiste. En effet, dans le numéro de Socialisme ou Barbarie daté de mars-mai 1963, Jean-François Lyotard publie l'article intitulé « L'Algérie évacuée » dans lequel il prend ses distances avec l'argumentaire fanonien qui l'avait enthousiasmé quatre ans plus tôt, en particulier sur le rôle de la paysannerie, « la classe radicale » selon l'auteur des Damnés de la terre :
« Cette conception d'une armée paysanne, d'un pouvoir maintenu au contact des campagnes à la fois par les besoins de la guerre et par ceux de la révolution, aidant les masses à faire celle-ci en faisant celle-là, cette conception existait bien dans l'ALN. Fanon avait essayé de la théoriser, d'une manière confuse, sans lui donner sa véritable dimension qui est stratégique autant que politique. C'est de cette théorisation qu'on trouve des traces dans le programme de Tripoli. Mais l'idée existait seulement comme une nostalgie, parce que l'ALN n'était pas cet État en marche, mais d'une part des guérillas traquées sur le terrain et de l'autre des bataillons immobilisés en exil. Les paysans ne virent jamais se former le pouvoir, ils ne virent pas la terre changer de mains, ils ne furent pas appelés à se constituer en coopératives pour assumer la gestion des exploitations, de l'eau, des semences, sous la protection des combattants. »
Pourtant, par-delà l'analyse de l'œuvre de Frantz Fanon, ce texte, qui a sans doute été écrit avant les décrets de mars 1963 sur l'autogestion, traduit surtout un certain désenchantement des anticolonialistes – d'aucuns ont inévitablement surestimé les potentialités subversives de la décolonisation, grisés par le lyrisme des propagandistes – à l'égard de l'évolution de la situation en Algérie, quelques mois à peine après l'indépendance du pays survenue dans des conditions chaotiques : « On attendait une révolution ; on eut un pays en panne. » Par conséquent, pour François Lyotard, « la révolution reste à faire » et dépendra de la capacité d'une classe sociale, « ou une fraction de la société fortement organisée et implantée », de construire et de faire « accepter à tous le modèle de nouveaux rapports ».
La biographie d'Adam Shatz arrive à point nommé. Gageons qu'elle permette à tous ceux qui parmi les générations montantes, interrogent le monde à travers le prisme, parfois réducteur, de la seule question coloniale, indépendamment des options théoriques, de rompre avec les illusions et mythologies charriées par une vision caricaturale ou simpliste – disons anhistorique et antidialectique – de la décolonisation qu'il ne faut pas évaluer en fonction de la situation présente qui alimente à coup sûr le désarroi, l'impuissance et le ressentiment. Car ce grand mouvement d'émancipation doit plutôt être apprécié au regard des alternatives, espoirs, solidarités, etc. – malgré leur écrasement ou leur refoulement – qui ont jailli du combat multiforme contre un régime criminel, injuste et raciste – à savoir le colonialisme, en Algérie comme partout ailleurs. Assurément, il faudra choisir entre la geste humaniste, révolutionnaire et universaliste d'un jeune idéaliste en lutte contre l'oppression des peuples asservis, quitte à prendre ses désirs pour des réalités, et la fossilisation d'une réflexion entravée par les circonstances d'une lutte souvent cruelle, au risque de justifier l'injustifiable. Par conséquent, il faudra choisir entre le meilleur chez Fanon et le pire du fanonisme.
Nedjib SIDI MOUSSA
30.12.2024 à 11:01
Digression sur un monde en guerre
Au vu des catastrophes répétées qui font l'actualité de notre quotidien informé-désinformé, il est impossible, même en étant distrait, de ne pas constater que le capitalisme à son stade néolibéral globalisé actuel, et les États qui le servent, sont désormais lancés dans une sorte de fuite en avant effrénée vers ce que le sociologue états-unien William I. Robinson appelle « une économie de guerre mondiale permanente [qui s'appuie] de plus en plus sur l'investissement dans des systèmes (…)
- Digressions...Au vu des catastrophes répétées qui font l'actualité de notre quotidien informé-désinformé, il est impossible, même en étant distrait, de ne pas constater que le capitalisme à son stade néolibéral globalisé actuel, et les États qui le servent, sont désormais lancés dans une sorte de fuite en avant effrénée vers ce que le sociologue états-unien William I. Robinson [1] appelle « une économie de guerre mondiale permanente [qui s'appuie] de plus en plus sur l'investissement dans des systèmes transnationaux de contrôle social, de répression et de guerre pour continuer de réaliser des profits dans un contexte de stagnation chronique et de baisse progressive du taux de profit » [2]. À le lire, on apprend, par exemple, que cette tendance, lourde, aurait pris de l'ampleur à partir du 11 septembre 2001, date à partir de laquelle le budget du Pentagone aurait augmenté de 91 % entre 2001 et 2011 et les profits des industries d'armement presque doublé. Cette courbe exponentielle de l'industrie de l'armement n'a fait que croître à la faveur de la guerre d'annexion de l'Ukraine par Poutine et du choix occidental de réarmer Zelenski, mais aussi – et comment ! – de l'inconditionnalité du choix de soutenir, au lendemain du massacre du 7 octobre 2023, les folles aspirations guerrières d'Israël au règlement définitif de la question palestinienne et un peu plus. [1] Professeur de sociologie et d'études internationales à l'université de Californie, William I. Robinson est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Global Capitalism Endure ? (2022), Global Civil War : Capitalism Post Pandemic (2022) et The Global Police State (2020). [2] Voir l'entretien en italien, mais traduisible en français – que le sociologue William I. Robinson a accordé au quotidien en ligne Il Fatto quotidiano. Nous nous en inspirons largement ici. [3] Campus qui, comme beaucoup d'autres aux États-Unis, s'est déclaré activement solidaire de la population civile de Gaza. Texte intégral 2430 mots
Mais il y a davantage, nous dit William I. Robinson. Partout dans le monde, nous assistons à une accumulation de milices, de polices et d'armées privées dépendant d'entreprises, mais pilotées par des États, ce qui, à la louche, ferait qu'il y aurait, aujourd'hui, 15 millions de soldats mercenaires travaillant pour la sphère dite privée (le groupe russe Wagner, l'états-unien Academi, anciennement Blackwater, le britannique G4S et tant d'autres). Il y aurait de même 20 millions de policiers privés, c'est-à-dire ne répondant à d'autre loi que celle de l'offre et de la demande. Le marché des systèmes dits « anti-émeutes » représenterait 500 milliards de dollars pour parer aux manifestations civiles de révolte contre la misère et la faim. Une industrie du désastre, en somme, s'est mise en place, qui parie sur le désastre en le créant pour accumuler du capital. L'indécence dans toute sa splendeur dans un monde se vautrant dans un Viva la muerte ! qui pourrait faire slogan publicitaire après avoir été cri de ralliement fasciste, en 1936, pendant la guerre d'Espagne.
Il n'est pas besoin, en effet, d'être un génie de la prédiction pour comprendre que, indépendamment des impératifs géopolitiques qui les sous-tendent et les justifient, les guerres, comme le dit William I. Robinson, sont « une formidable opportunité pour les circuits d'accumulation (capitaliste) transnationaux des entreprises multinationales ». Car elles détruisent sans fin ce qu'il faudra reconstruire infiniment. Il suffit d'être au monde et de ce monde, comme ce consultant d'entreprises militaires états-uniennes, cité par William I. Robinson, qui, peu après l'invasion russe de l'Ukraine, déclara que « les jours heureux [étaient] de retour » ou encore comme ce consultant de Goldman Sachs qui, dans les premiers jours de l'offensive sur Gaza par l'armée israélienne, laissa parler son cœur blindé : « Ce qui se passe, c'est bon pour notre portefeuille ».
Il fut un temps, lointain mais pas encore effacé de toutes les mémoires militantes, où un pacifisme révolutionnaire hostile à la guerre des « marchand de canons » était capable de penser le monde en termes politiques. Ça n'excluait pas la morale, ça la structurait en la fortifiant. C'était avant le campisme et ses effets délétères sur la raison. Partant de là, ce n'est pas faire un pari hasardeux que d'avancer que, dans le cadre de la guerre d'annexion de l'Ukraine par la Russie, la sympathie pour l'assiégé aurait gagné à ne pas omettre de rappeler, ainsi que le pointe William I. Robinson, que « l'expansion de l'OTAN dirigée par les États-Unis jusqu'à la porte de la Russie, son rejet de la tentative de Moscou de forger une alliance entre elle et l'Occident, ont généré un climat qui a poussé la Russie à envahir l'Ukraine ». Et encore qu'un rapport publié en 2019 par le centre d'études de la Rand Corporation indiquait que l'objectif des États-Unis devait être de provoquer la Russie à la faute en « [déployant] des efforts militaires et économiques excessifs ». En d'autres termes, de la déséquilibrer en la poussant au crime. C'est chose faite. Et tant pis pour les populations civiles ukrainiennes et russes qui morflent.
À propos de l'offensive ravageuse menée par Israël contre les Palestiniens, William I. Robinson n'hésite pas un seul instant à la qualifier de « génocidaire », mais en précisant utilement que, sans le soutien actif des États-Unis, de l'Allemagne, du Royaume-Uni et plus généralement de l'Union européenne, qui le sponsorisent, le crime n'aurait pas pu avoir lieu. Là où son analyse se révèle particulièrement intéressante, c'est quand il lie le sort du « prolétariat palestinien », celui de Gaza en particulier, à celui des déplacés, expulsés et exclus du monde entier, ces populations que le capitalisme mondialisé juge en surplus, excédentaires, leur existence entravant, ici, le clair projet colonial israélien – ce qui, en parallèle, se passe en Cisjordanie l'atteste – et, partout ailleurs, le besoin infini d'expansion du capital.
Sans être furieusement marxiste, il apparaît évident, au vu de ce qu'est devenue la domination financière à l'échelle du monde, que la mondialisation du capital fut bien conçue comme une machine de guerre organisée visant à extorquer infiniment de la plus-value et à mater, en les épuisant, les classes ouvrières encore organisées, et au-delà les peuples. Avec un résultat évident si l'on prend en compte quelques données statistiques à l'échelle du monde. Ainsi, selon un rapport d'Oxfam de 2023, 1 % de la population contrôle plus de la moitié des richesses mondiales et, au cours des dix dernières années, les milliardaires ont multiplié leur fortune par deux, soit près de six fois plus que l'augmentation des richesses des 50 % les plus pauvres. Warren Buffet avait donc raison quand il déclarait, en 2005, sur la chaîne CNN : « Il y a une lutte des classes, bien sûr, mais c'est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre. Et nous gagnons. » La guerre, le mot est aussi juste que le constat. Mais si elle gagne, sa sinistre et cynique classe, c'est dans un monde où des milliards de personnes luttent continuellement pour la survie, où l'insécurité et l'anxiété sociales deviennent structurelles, où les États constitués sont infiniment confrontés à des crises de légitimité, où la quête continuelle de boucs émissaires participe d'une même saloperie morale légitimant, pour que prospère l'accumulation capitaliste, l'arrivée au pouvoir d'une extrême droite qui non seulement ne lui mettra jamais de bâtons dans les roues, mais saura se débarrasser des surnuméraires, comme elle l'a déjà prouvé dans l'histoire. Et amplement.
Sur ce plan, la guerre de destruction massive menée par l'extrême droite au pouvoir en Israël contre les civils palestiniens de Gaza restera la preuve tangible que quand on veut on peut. Il suffit d'avoir le crédit de ses fournisseurs d'armes, c'est-à-dire d'États complices sans qui rien ne serait possible. Au-delà du malheur irréparable que vivent les familles des massacrés, quand il en reste, le poids du crime est d'autant plus lourd qu'il fera tache indélébile dans la conscience humaine d'un peuple juif qui n'en demandait pas tant et à qui le fasciste Netanyahu et ses tueurs ont fait l'irréparable outrage de le ranger dans le rang des bourreaux quand il venait de celui des victimes de l'histoire cannibale. C'est là une mutation dont on se remet mal.
Interrogé sur le climat oppressant que ce conflit crée au sein de l'université californienne de Santa-Barbara où il enseigne [3], William I. Robinson raconte que « la Constitution [y a été] suspendue », que nombre de ses collègues y ont été sanctionnés « pour avoir dénoncé un génocide sur les médias sociaux ou signé une pétition ». « Nous assistons, ajoute-il, à la montée en puissance de l'université autoritaire. Nos établissements sont de plus en plus une extension de l'État capitaliste. Les entreprises sous-traitent la recherche et le développement aux universités. […] En outre, l'appareil militaire et de sécurité du gouvernement américain est de plus en plus présent dans les universités de recherche. » Et il poursuit : « Les campements étudiants visent à faire pression dans les universités pour qu'elles désinvestissent les entreprises qui font des affaires avec Israël et réalisent du profit grâce à l'occupation et au génocide. Il est vraiment déplorable, criminel que les administrations universitaires aient militarisé et fait appel à la police. Mais une fois que l'on voit le lien entre l'université-entreprise et la répression des Palestiniens, les raisons deviennent plus claires. »
Quant à la question de savoir si ces « campements étudiants » pourraient, de près ou de loin, être taxés de propager un antisémitisme, la réponse de William I. Robinson à Il Fatto quotidiano est claire : « L'antisémitisme est historiquement compris comme discrimination, haine ou préjugés à l'encontre des Juifs. Ce n'est pas le cas dans les manifestations sur les campus universitaires. En fait, des Juifs américains, jeunes et vieux, sont au premier rang de cette mobilisation pour la défense de la vie des Palestiniens. Israël a cherché à modifier la définition de l'antisémitisme en l'élargissant à la critique du sionisme, de l'apartheid et du racisme israéliens. Le gouvernement américain, principal sponsor d'Israël, a adopté cette définition pour lutter contre l'opposition croissante à sa politique. Il est d'ailleurs ironique de constater que les véritables antisémites sont les membres de l'extrême droite américaine, qui soutiennent également le sionisme. »
Voilà… Cet effondrement éthique, culturel, sensible, économique, écologique et politique qui caractérise cette basse époque fait du monde une poudrière de moins en moins régulable parce que gérée – ce mot est bien celui qui convient – par des docteurs Folamour de l'Économie de l'accumulation et des criminels de guerre avérées ou potentiels. Sans risque de se tromper, on peut donc dire, en paraphrasant le vieux Jaurès, que le capitalisme à son stade actuel de mondialisation porte toujours en lui la guerre comme la nuée porte l'orage.
Meilleurs vœux de survie à toutes et tous, en attendant mieux.
Car le monde doit changer de base. Radicalement.
Et un grand merci à William I. Robinson pour ses lumières.
Freddy GOMEZ