02.06.2025 à 07:58
■ Pierre ANSART NAISSANCE DE L'ANARCHISME Esquisse d'une explication sociologique du proudhonisme Préface de Freddy Gomez L'échappée, « Versus », 2025, 384 p. L'anecdote est savoureuse, aussi je la partage. En 2020, je fis partie du jury d'un modeste prix littéraire. Le grand prix fut attribué à Jean Rouaud pour son essai L'Avenir des simples . Dans son texte, Rouaud dépeignait notre détestable époque soumise à la voracité des « multi-monstres » : les multinationales. Converti au (…)
- Recensions et études critiquesL'anecdote est savoureuse, aussi je la partage. En 2020, je fis partie du jury d'un modeste prix littéraire. Le grand prix fut attribué à Jean Rouaud pour son essai L'Avenir des simples [1]. Dans son texte, Rouaud dépeignait notre détestable époque soumise à la voracité des « multi-monstres » : les multinationales. Converti au véganisme, l'écrivain se faisait le héros de la cause animale, pourfendant l'inhumanité de l'agro-industrie. [1] Jean Rouaud, L'Avenir des simples, Grasset, 2020. [2] Sur ces deux épisodes, nous renvoyons nos lecteurs à l'étude en deux livraisons de Dominique Mandouit et Jean-Louis Panné, initialement publiée dans Le Peuple français et reprise sur notre site : « 1831 : les Canuts pour le Tarif » et « 1834 : les Canuts pour l'Association ». Texte intégral 2579 mots
■ Pierre ANSART
NAISSANCE DE L'ANARCHISME
Esquisse d'une explication sociologique du proudhonisme
Préface de Freddy Gomez
L'échappée, « Versus », 2025, 384 p.
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Las, le premier repas collectif auquel fut invité le Goncourt cuvée 1990 fut constitué à 100% de charcutaille et de barbaque. Pas une feuille de laitue sur la table. Pire : l'entrée s'était étirée lors d'une interminable cargolade au cours de laquelle des kyrielles d'escargots avaient été occis et enfourchés dans une indifférence généralisée. Comment un tel couac avait-il pu être possible ? Je me souviens avoir observé Rouaud durant le repas, impassible et muet, attendant qu'on lui amène un triste bout de tarte végétale, tandis que nous bâfrions, insouciants, des montagnes saignantes de saucisses et coustellous de porc. J'imaginais ses pensées : était-ce là vile provocation ou bien était-il vraiment tombé dans le tréfonds d'une viandarde plouquerie ?
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L'Avenir des simples, j'avais pas aimé – même si sur le fond je partageais nombre des constats posés par son auteur. Mais quelque chose mêlant surplomb moralisant et antipathie posturale m'avait lourdement gavé dans ce livre. Surtout, j'avais pas digéré un bref passage où, revisitant quelques vieilles barbes du XIXe siècle, Rouaud avait cancellé le « père de l'anarchie » par cette brutale et définitive sentence : « ce gros con antisémite de Proudhon ». C'est donc d'un commun accord avec ma compagne que notre exemplaire de L'Avenir des simples atterrit dans la boîte à lire du village entre L'Anneau de Cassandra de Danielle Steel et une édition mâchouillée du Malade imaginaire.
Un sociologue de la question sociale
Proudhon, donc. Après son antisémitisme, sa bien connue misogynie et son onfrayenne récup' achèveraient presque de condamner le penseur aux bauges de l'infréquentable. Faut dire que la fièvre postmoderne, coupée de toute visée historiciste, excelle dans l'art du tri sélectif et des condamnations morales. Fort heureusement, quand le philosophe et sociologue Pierre Ansart (1922-2016) publie, en 1970, Naissance de l'anarchisme, sous-titré Esquisse d'une explication sociologique du proudhonisme, il est à dix mille lieues de notre pauvre présent. Un demi-siècle plus tard, les éditions L'échappée sortent ce texte majeur de l'oubli dans une réédition préfacée par Freddy Gomez. Ce dernier, reconnaissant le caractère « difficile et contradictoire » de l'œuvre de Proudhon, met le doigt sur l'essentiel : s'il est un fait important à retenir de l'approche de Pierre Ansart c'est qu'elle a « su lier la sociologie de Proudhon aux temps et aux conditions historiques où elle fut produite, corrigée, amendée, élargie ». Le texte d'Ansart procède, en effet, d'une intuition particulièrement féconde : celle visant à prendre, selon les mots de l'auteur, « pour point de départ l'hypothèse qu'un créateur participe de sa collectivité et de son époque et que celles-ci orientent, souvent à son insu, sa propre création ».
Né à Besançon en 1809 et mort à Paris en 1865, on ne comprend rien à l'œuvre de Proudhon si l'on ne tient pas compte du contexte dans lequel le bonhomme a grandi. Des oies blanches pourront bien rétorquer que « contexte » ne vaut pas « excuse » et que tous les penseurs contemporains de Proudhon n'étaient pas forcément « antisémites » ou « misogynes ». C'est un fait. À cela près que si les mots ont un sens, ils l'ont d'abord en fonction de l'époque dans laquelle ils circulent et des forces politiques et sociales qui les instrumentalisent. L'objet de cette recension n'étant pas de nous appesantir sur ce point hautement inflammable, passons à l'essentiel : à savoir que cette première moitié du XIXe siècle fut ce moment clé où apparut la question qui obséda Proudhon, celle-là même qui devrait tous nous mettre d'accord : la question sociale.
Sur fond d'empires finissants et renaissants, de restaurations monarchistes et d'éphémères poussées républicaines, les journées insurrectionnelles y enchaînent leurs séquences. Liberté, égalité, fraternité, le triptyque de feue la Grande Révolution demeure un mirage aux alouettes quand la journée de travail fait quinze heures et que des minots de dix ans triment dans les bassins miniers du Nord ou dans les ateliers textiles lyonnais. Les corporations ayant été liquidées, la loi Le Chapelier (1791) ayant interdit toute possibilité de « coalitions », les travailleurs se retrouvent seuls face à la puissance patronale. Officiellement, la force de travail se contractualise librement, officieusement un libéralisme désentravé impose un nouveau genre de servage. Tandis que les masses prolétarisées commencent à s'entasser dans des fabriques, les premiers socialismes se théorisent et se concurrencent. Certains portent déjà en eux le germe centralisateur et autoritaire ; d'autres défendent le principe d'une révolution sociale initiée par le bas. Proudhon sera de ces derniers, opposé par exemple au journaliste Louis Blanc (1811-1882) accusé « de prôner un communisme autoritaire où le producteur ne devrait qu'obéir à un pouvoir gouvernemental » ou à l'industrialisme saint-simonien, sorte de « proto-macronisme » vantant la soumission heureuse à un gouvernement de technos en vue d'un progrès partagé. Avec un flair redoutable, Proudhon comprend qu'un changement de personnel politique, même animé des meilleurs intentions progressistes ou planificatrices, ne changera rien au sort des nouveaux prolétaires. Dans son agenda révolutionnaire, la question politique viendra toujours après « la “question sociale” et en fonction de celle-ci ».
« Vivre en travaillant ou mourir en combattant »
C'est dans ce terreau instable et conflictuel où la révolution industrielle ré-agence les communautés humaines en fonction de nouveaux impératifs productivistes que Pierre Ansart cherche les homologies à partir desquelles Proudhon va bâtir son œuvre et sa pensée. À ce titre, Naissance de l'anarchisme vaut d'abord pour sa consciencieuse méthode. L'idée est celle-ci : pour construire sa pensée, toujours singulière et en mouvement, l'auteur du célèbre « la propriété, c'est le vol » va puiser dans le réel de son temps. Notamment dans les pratiques ouvrières. Ces « homologies » sont à la fois sources d'inspiration et concordances ; elles sont surtout la mise en place de pratiques autonomes, ferment de ce que bien plus tard on nommera « autogestion ». Pierre Ansart les classe en trois parties : homologies des structures économiques, des pratiques et des visions du monde. Ces en-têtes globaux et techniques ne doivent pas tromper : dans chacune de ces parties, Ansart nous régale. D'abord parce qu'il n'oublie jamais de nous raconter l'époque en rapport avec la thématique abordée, ensuite parce que son art de la démonstration suit toujours un parcours finement construit. Les hypothèses sont creusées et évaluées afin de cerner au plus près les contours de cette « anarchie positive » prônée par Proudhon, théorie hybride et généreuse jamais vraiment stabilisée qui doit composer avec les survivances du monde féodal et les nouveaux rationalismes libéraux. Proudhon n'est pas un utopiste adepte de la tabula rasa et sa pensée suit un fil rouge : que les classes laborieuses conservent la pleine maîtrise de leur travail et s'agrègent entre elles par le biais d'un élan solidaire visant un mutualisme égalitaire. « Le mouvement créateur de Proudhon, écrit Ansart, se décèle en effet dans cette projection d'un modèle artisano-manufacturier sur l'ensemble de la société économique (…) » seul à même d' « appeler à une totale destruction des rapports sociaux du capitalisme libéral ». Proudhon « propose en effet, au moment où s'étend la propriété capitaliste des usines et des mines, que les instruments de production deviennent la possession collective et indivise de tous les ouvriers et employés de l'établissement : l'usine deviendrait propriété des producteurs immédiats comme un artisanat peut être la possession d'un ou plusieurs artisans. » Possession collective ne veut pas dire « communisme ou communauté », concepts équivalents chez Proudhon qui refuse ardemment « toute doctrine qui chercherait la solution sociale dans une fusion des individualités et des entreprises ». Le penseur avance sur deux jambes : l'épanouissement individuel et les solidarités effectives, les petites structures artisanales et les grands ateliers, tout ça doit cohabiter dans un maillage complémentaire avec comme uniques arbitres les travailleurs. Et si Proudhon consent à ce que le labeur des grandes manufactures implique une spécialisation des tâches, c'est à la condition expresse que chacun tourne sur les postes. Un genre de polyvalence et de formation permanente. La piste d'un taylorisme abrutissant est d'emblée écartée.
Le 28 novembre 1831, à Lyon, c'est la révolution. Sur un drapeau noir, à côté des barricades, on peut lire « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Les Canuts se soulèvent et se rendent, pour une poignée de jours, « maîtres de la ville ». Quelque 8 000 maîtres-artisans et 30 000 compagnons lyonnais prennent à la gorge les producteurs de soie – les « soyeux » – qui depuis trop longtemps leur imposent des tarifs de misère. Dans une préfiguration communarde, ils supplantent brièvement les dirigeants de la capitale des Gaules. Dans trois ans, ils reprendront la Croix-Rousse, et c'est Thiers, le futur boucher de la Commune, qui les écrasera [2]. Cette fin dramatique, et peut-être écrite d'avance, n'occulte pas l'essentiel : « L'insurrection, partie d'une revendication strictement économique, méfiante à l'égard du domaine politique, s'achève par la création d'une nouvelle organisation sociale et, peut-on dire, par la destruction provisoire du pouvoir d'État », résume l'auteur de Naissance de l'anarchisme.
Spontanéisme ouvrier
Ansart l'affirme : c'est dans l'éthos solidaire des maîtres-artisans, propriétaires de leur machine mais aussi travailleurs (souvent avec leur famille), que Proudhon a beaucoup puisé. Il ne faut pas se tromper : sous ses faux airs réformateurs, presque accommodants avec le système, le mutuellisme peut très vite muter en véritable force résistante et insurrectionnelle quand le conflit éclate avec les donneurs d'ordres industriels. Proudhon a beau rêver à une société plus juste, il ne plane pas pour autant dans l'éther des idées pures. Sa gymnastique philosophico-politique puise au concret. S'il n'a pas de franche inclinaison pour la violence plébéienne, c'est qu'il est persuadé que le processus révolutionnaire doit intégrer à son propre développement les structures de ce meilleur monde à bâtir auquel aspirent les travailleurs coalisés. C'est dans le moment « canut » qu'il va trouver une certaine incarnation de ses intuitions. « Ce modèle [l'organisation mutuelliste] devait avoir, aux yeux de Proudhon, l'éminent privilège de proposer une stratégie immédiatement organisée et immédiatement organisatrice, faisant ainsi de la révolution une action non différée », relève astucieusement Ansart. Pour Proudhon, la seule mutation sociale qui vaille, c'est celle « opérée par les travailleurs en tant que producteurs et par une action menée sur leurs propres conditions sociales de travail ». Un peu à la manière de Michéa en quête de « décence commune » chez les gens d'humble condition, Proudhon projette dans le mutuellisme des maîtres-artisans un savoir-faire et un savoir-être qui, tous deux conjugués, pourraient agir comme une « thérapeutique à l'anxiété » capable d'exalter « dignité et fraternité ». « On peut penser que cette expérience collective était en effet créatrice d'un sentiment aigu d'autonomie et de fierté personnelle », conjecture avec lucidité Pierre Ansart. Une hypothèse bien évidemment confirmée par les développements ultérieurs du mouvement ouvrier et ses assauts sans cesse répétés contre les forces du Capital.
Ce qui est épatant dans la visée proudhonienne, c'est ce pari du spontanéisme ouvrier et la constante « négation du chef autocratique ». Si le mutuellisme de ce début du XIXe siècle comporte bien quelques figures référentielles, aucune n'a eu les moyens ou la volonté de prendre en charge un mouvement suffisamment ancré dans ses pratiques pour échapper à une quelconque récupération.
Pour Proudhon, la perception ouvrière sait faire le tri entre le « réel » et l'« artificiel ». Et Pierre Ansart de commenter : « Est réel ce monde du travail que le sujet expérimente et dont il attend la solution aux problèmes qu'il se pose. Est artificiel, en particulier, le monde de la politique qui est remis aux opinions, aux factions et au hasard. »
Soyons réalistes, exigeons l'impossible…
Le même point de départ, toujours.
Sébastien NAVARRO
26.05.2025 à 07:48
On sait depuis longtemps que la caste médiatique manifeste une certaine addiction pour la chasse en meute, penchant qui se confirme ces temps-ci au vu du procès qu'elle instruit – de CNews à France Culture – contre La France insoumise en promouvant, sans la moindre prise de distance critique, un libelle intitulé La Meute pour désigner LFI. Ses auteurs – deux investigateurs de la presse mainstream : Olivier Pérou, du Monde et Charlotte Belaïch, de Libération – y tissent, sur la base de (…)
- Digressions...On sait depuis longtemps que la caste médiatique manifeste une certaine addiction pour la chasse en meute, penchant qui se confirme ces temps-ci au vu du procès qu'elle instruit – de CNews à France Culture – contre La France insoumise en promouvant, sans la moindre prise de distance critique, un libelle intitulé La Meute pour désigner LFI. Ses auteurs – deux investigateurs de la presse mainstream : Olivier Pérou, du Monde et Charlotte Belaïch, de Libération – y tissent, sur la base de témoignages de déçus, de congédiés ou d'exclus de la maison-mère le plus souvent, un tel écheveau d'accusations et de griefs que tout lecteur moyennement informé en tirera la conclusion qu'il y a, à gauche, pire que le RN, à l'extrême droite, à savoir une organisation pyramidale sous étroit contrôle d'un deus ex machina chapeautant, sous la houlette de sa compagne, une jeune phalange d'affidés essentiellement carriéristes et sans scrupules en charge d'interpréter et de mettre ses diktats en musique. [1] Très illustratif sur le sujet est le texte de Pauline Perrenot publié sur le site Acrimed : « Ce que nous dit l'acharnement médiatique contre LFI » Texte intégral 2591 mots
Le cadre pourrait être ainsi posé : c'est donc l'histoire d'un livre foncièrement accusateur et médiocrement conçu qui, livré à l'exégèse de la nomenclature médiatique et à sa puissante capacité de nuisance, devient, en quelques jours, best-seller pour le duo et, du même coup, machine de guerre contre la seule organisation qui, quoi qu'on en pense – et on peut à l'évidence en penser du mal –, représente, en ces temps inquiétants, le seul bastion institutionnel de gauche capable, en coalisant, de résister institutionnellement au vent électoralement mauvais qui pourrait nous emporter.
Écrivant cela, je sais par avance que, me lisant, quelques-uns de mes amis – anarchistes au cuir tanné, autonomes en mal d'aurore, sectateurs de la Vieille Cause, fanatiques du A cerclé et obsessionnels du cortège de tête – vont ciller. Défendre une organisation autoritaire, c'est quoi ça ? Il m'arrive parfois de penser moi-même, mais seulement les jours chaque fois plus rares où l'enthousiasme d'un mouvement multitudinaire et inventif le permet – la dernière fois, ce fut celui des « Gilets jaunes » – qu'aucune organisation partidaire ne représentera jamais rien d'autre que la défense de ses intérêts spécifiques d'organisation, le plus souvent étrangers à l'indispensable autonomie des luttes et aux modes de fonctionnement qu'elles s'inventent. C'est un point. L'autre, c'est que, dans le dispositif médiatique dominant, il n'est, cela dit, jamais vain de saisir ce qui se joue de nouveau à la faveur de situations nouvelles. Or, pour être nouvelle, la situation politique que nous vivons l'est plutôt, et dans les grandes largeurs. On assiste, à l'échelle nationale, à une reconfiguration complète d'un paysage politique où, d'un côté, les tenants du néo-libéralisme, dont la crise est réelle et peut-être finale, sont en train de basculer, par pur intérêt et pan par pan, du côté du post-fascisme et où, de l'autre, l'ancienne gauche sociale-démocrate, devenue entre-temps libérale-démocrate, tourne sur elle-même comme un canard sans tête avec pour seul projet de ne pas disparaître, ce qui est d'autant moins gagné que, plus ça va, plus il est clair que personne ne regrettera sa disparition. Moi, le premier.
Dans le panorama chaotique de cette recomposition politico-institutionnelle inédite, LFI fait indéniablement barrage parce que « l'insoumission » qu'elle incarne structure, que cela plaise ou non, un front de résistance non négligeable au discours dominant et incarne, par sa double dimension – « mouvementiste » et « partidaire » – qu'elle n'a pas abandonnée au niveau de ses instances de direction et de prise de décisions réelles – une alternative capable de coaliser des colères et des aspirations. Autrement dit, dans un monde politique ravagé par le macronisme, contaminé par un post-fascisme devenu hypothèse plausible et où la gauche de collaboration dans ses diverses variantes ne pèse plus que son poids de ridicule, LFI est devenue la seule incarnation institutionnalisée d'une option résistante assumée, mais aussi d'un courage politique. En attestent sa constance dans le soutien à la Palestine martyrisée et les ignobles accusations, convocations, menaces, insultes et disqualifications que cette invariance lui a values. Et de même l'effort programmatique que fournit LFI quand aucun autre aspirant au pouvoir ne semble se préoccuper de savoir ce qu'il en fera, sauf une machine de répression infernale et toujours plus perfectionnée contre ses opposants, c'est-à-dire ce « nous » diversifié et varié qui nous coagule.
La « meute », c'est peut-être la bande à Méluche quand elle n'investit pas la fragile Garrido, le brave Corbière, la subtile Autain ou le très démocrate Ruffin, mais on concédera facilement que, sur ce point, la meute de Glucksmann n'est pas très différente, et pas davantage celle d'Attal, celle de Le Pen, celle de Philippe (qui s'investit tout seul), celle du Chouan Premier flic de France, celle des écolos – même si, dans leur cas, c'est toujours plus compliqué –, celle des cocos déconstruits pour qui Roussel un jour, c'est Roussel toujours. Autrement dit, dans tous les cas, c'est de la cuisine de parti. Et comme dans toute cuisine qui se respecte il y a un chef. Que Mélenchon le soit à LFI, c'est une évidence. Mais cette évidence n'atteste que d'une logique de parti, pas d'un effet de meute.
Cet effet, c'est bien sûr ailleurs qu'il faut le chercher. Dans l'alignement des planètes interprétatives sur toutes les radios et télés du PAF et dans tous les journaux mainstream, et au-delà, pour promouvoir le libelle en question en accusant LFI des pires turpitudes. C'est grossier, brutal, outrancier, primaire. Ce livre, y entend-on, constituerait un « macro-événement », la preuve incontestable en tout cas que LFI serait devenue une « secte » (Albert Ventura) experte en « enfumage et maquillage de l'antisémitisme » (Étienne Gernelle), un « mouvement fasciste » dirigé par un « Goebbels-Mélenchon » (Alain Jakubowicz). Quant à ses militants, ils seraient des « nazis de gauche » (Thierry Keller), de surcroît « jeanmarielepénisés » (Thomas Legrand). Une chiasse majuscule de plateau, en somme [1].
Dans cette curée, Mediapart fait sûrement cas à part, mais cas tout de même. On sait que son fondateur, Edwy Plenel, aujourd'hui retraité actif toujours vigilant sur sa ligne, ne porte pas Mélenchon dans son cœur, ce qu'on peut comprendre à condition que cette détestation reste professionnellement contrôlée. Donc Mediapart a commis trois journalistes – Lenaïg Bredoux, Youmni Kezzouf et Antton Rouget – pour chroniquer La Meute, dans son édition du 7 mai [2], en en rajoutant dans le croustillant, et en concluant, sur ce ton donneur de leçon qui fait sa marque, que « l'hypocrisie du bloc central, la jubilation de l'extrême droite, voire la joie un peu honteuse des socialistes et des écologistes, ne suffiront pas à disqualifier l'enquête publiée ce jour, nourrie de deux cents entretiens de témoins. Elle vient apporter des éléments supplémentaires à un tableau qui se dessine depuis plusieurs années : celui d'un mouvement dans lequel l'absence de démocratie a nourri la toute-puissance du chef, et de sa compagne, et qui exclut méthodiquement, au fil des années, les voix trop dissidentes. Au point d'instiller la “peur” et la “boule au ventre” auprès de tous ceux et toutes celles qui auraient envie d'apporter un point de vue critique. » Tout est dit : entre confrères on se soutient. L'ennemi, on le terrasse. En meute. La question, cela dit, reste ouverte : elle tient à la place qu'occupe ce brûlot dans le dispositif médiatique général, à la manière dont il a été pensé et aux intérêts qu'il sert. Ils sont clairs, en fait : après avoir tout fait, de diffamations en calomnies, de campagnes de dénigrement en accusations infondées, pour détruire LFI depuis le 7 octobre 2023 et la guerre de destruction massive des Palestiniens entreprise par le pouvoir fascisant israélien, la même meute médiatique, augmentée de Mediapart, tente une offensive conclusive tendant à démontrer que, décidément, LFI mérite d'être « détruite ». Comme Carthage ou Gaza. Ce n'est plus du journalisme, mais une battue.
Dans son blog, hébergé par Mediapart, Samuel Hayat, chargé de recherche au CNRS et chercheur en science politique, a livré un texte qui pointe quelques vérités sur LFI [3] : la première, c'est qu'elle « réussit là où d'autres partis connus et reconnus médiatiquement échouent » et qu'elle « semble être la seule vraie machine efficace à gauche » ; la deuxième, c'est que sa direction a maintenu la forme-parti au sommet de l'organisation et adopté la forme-mouvement à sa base, ce qui ne fait pas d'elle une organisation « démocratique », mais une « machine politique efficace » dans sa stratégie de conquête du pouvoir ; la troisième, c'est que le « charisme » de son chef repose, certes, sur ses talents propres, mais surtout sur le fait que la « communauté charismatique » qui l'entoure le protège dans l'épreuve ; la quatrième, c'est que la forme de « léninisme » organisationnel que LFI développe au sommet de sa pyramide n'est au service d'aucune révolution bolchevique à venir, mais d'un « projet social-démocrate » repensé et ambitieux, comme en atteste L'Avenir en commun, son programme. « Plutôt que d'accuser LFI d'être une meute et Mélenchon un gourou, pointe Samuel Hayat, il faudrait se demander pourquoi ces formes de militantisme sont fonctionnelles, adaptées tant au présidentialisme de la Ve République qu'aux logiques médiatiques et aux mutations de l'engagement militant. » Inutile de préciser que Samuel Hayat – on comprend pourquoi – squatte moins les plateaux de télé que les duettistes Olivier Pérou et Charlotte Belaïch…
Dans un autre texte publié sur le même blog [4], Samuel Hayat rappelle opportunément que, si le combat de LFI est directement axé sur la conquête du pouvoir par la voie électorale, et donc dépendant des moyens et logiques pas toujours démocratiques que cette priorité impose – quel que soit le parti y aspirant –, il existe, pour faire vivre la démocratie directe et l'aspiration à l'émancipation sociale et humaine, d'autres voies où s'invente et se recrée, au quotidien d'une multitude d'insoumissions non étiquetées, une très ancienne tradition libertaire qui n'attend d'aucun pouvoir le droit à l'expérimentation sociale, et même aux soulèvements. Longtemps portée par le syndicalisme révolutionnaire de la première CGT, ce fil ne s'est jamais cassé. Apartidaire par nature et par conviction, il tisse, d'actions directes en ZAD, des dynamiques de démocratisation réelle de la société. « Le désintérêt [de LFI] pour la démocratie interne, ponctue ainsi Hayat, a au moins le mérite de la clarté : si vous voulez la démocratie réelle, il faut aller la chercher et la faire vivre ailleurs, dans les syndicats, les associations, les luttes. » À chacun sa tâche, en somme, à chacun son terrain et ses méthodes.
Dans le paysage ravagé qui nous environne et les menaces existentielles qu'il génère, aucune insoumission n'est de trop.
Freddy GOMEZ
19.05.2025 à 07:50
1895, Carmaux : les Verreries en grève
Le 1er août 1895 à Carmaux – la « ville sainte », selon les journaux hostiles au socialisme – éclate un nouveau conflit. Après la grève des mineurs, trois ans plus tôt, ce sont les 1 200 ouvriers qui, à l'appel de la chambre syndicale, se mettent en grève, suivis d'ailleurs par leurs collègues des verreries du Bousquet d'Orb. La veille, deux délégués syndicaux, Baudot et Pelletier, ont reçu la notification de leur renvoi pour « absence de dix jours afin de se rendre au congrès de la (…)
- Sous les pavés la grèveLe 1er août 1895 à Carmaux – la « ville sainte », selon les journaux hostiles au socialisme – éclate un nouveau conflit. Après la grève des mineurs, trois ans plus tôt, ce sont les 1 200 ouvriers qui, à l'appel de la chambre syndicale, se mettent en grève, suivis d'ailleurs par leurs collègues des verreries du Bousquet d'Orb. Texte intégral 3078 mots
La veille, deux délégués syndicaux, Baudot et Pelletier, ont reçu la notification de leur renvoi pour « absence de dix jours afin de se rendre au congrès de la verrerie sans avoir sollicité I'autorisation ». Quelques jours plus tôt, le maire de Carmaux, Mazens, agent de la compagnie, a refusé la proclamation de leur élection au conseil d'arrondissement au prétexte qu'ayant été condamnés à quatre mois de prison pour injure, ils seraient devenus inéligibles. À la lettre syndicale de suspension du travail, le directeur Maffre répond : « La décision prise à l'égard de Baudot est irrévocable, l'usine reste ouverte pour ceux qui voudront venir travailler. »
La verrerie Sainte-Clotilde
En 1895 la verrerie de Carmaux jouit d'une situation économique exceptionnelle. Elle fabrique des bouteilles de toutes sortes – du 1/8e de litre à la bonbonne de 80 litres – en verre extra-clair, clair, jaune, noir, rouge... sauf lilas et blanc. Les matières premières (sable et chaux) se trouvent sur place, ainsi que l'énergie (charbon de la Société des mines de Carmaux). L'usine a bénéficié des difficultés des concurrents : en 1894, elle a étendu ses activités au moment de la grève des verriers de Rive-de-Gier.
La verrerie emploie 1 200 ouvriers répartis en trois catégories : verriers, ouvriers similaires (gaziers, fondeurs, ajusteurs) et manœuvres (surtout des femmes employées à la vannerie, au mesurage, au gravage des bouteilles). Il existe des syndicats différents. L'organisation des verriers compte 490 membres, parmi lesquels une cinquantaine d'enfants de moins de seize ans qui ne peuvent voter. La première tentative d'implantation syndicale remonte à 1888 ; la seconde à 1890. Ce n'est qu'en 1891 que Rességuier, ancien verrier devenu dirigeant de l'entreprise, a accepté la formation de l'organisation, espérant se concilier les ouvriers. Il accorde même une subvention. Dans sa polémique avec les verriers, Rességuier mettra en avant les salaires plus élevés à Carmaux qu'ailleurs et les « sacrifices » faits par la direction : création, aux frais de l'usine, d'une école pour les enfants, organisation d'un économat aux mains des ouvriers. Les intéressés répliqueront sur les conditions très éprouvantes du travail (la chaleur) ainsi que la variété de la production qui explique, diront-ils, « l'élévation » des salaires.
La grève ouvrière…
Bien que le calme règne dans la ville, le préfet du Tarn, Doux, dépêche des unités de gendarmerie sur Carmaux. Le 2 août, Jean Jaurès, député de la circonscription depuis 1893, arrive sur les lieux, pour se rendre compte de la situation et se mettre à la disposition du comité de grève. L'arrêt de travail est alors complet à la verrerie Saint-Clotilde. Jaurès, conciliateur, conseille des démarches auprès du directeur et prêche le calme. Se référant à la loi du 27 décembre 1892, il propose l'organisation d'une commission d'arbitrage devant le juge de paix. Celui-ci, réfugié auprès de la troupe, accepte de prendre des mesures pour arriver à une solution. C'est peine perdue : la direction de la verrerie refuse ses bons offices. Le 5 août, après un discours de Jaurès, les grévistes votent à l'unanimité la reprise du travail : « Les ouvriers ont décidé d'assurer l'existence de Baudot et Pelletier et de reprendre le travail ensemble. » La grève est donc terminée...
Le lock-out patronal
Le 7 août, Rességuier fait placarder un avis : « Les ouvriers des verreries de Carmaux ayant quitté te travail sans motif, l'usine est fermée par ce fait. La société, dans leur intérêt, croit devoir les avertir qu'elle ne peut prévoir quand et dans quelles conditions la réouverture aura lieu. À chacun par conséquent de prendre tel parti qui lui convient. »
L'affiche enlève toutes illusions à ceux qui doutaient de « la bonne volonté » du patronat. La presse de toute opinion s'interroge et la réprobation à l'égard des administrateurs est quasi unanime, à l'exception des feuilles gouvernementales. Dans Le Journal, Jaurès écrit : « Rességuier ne veut pas tuer une verrerie en pleine activité et prospérité. Il veut faire durer la grève pour affamer les ouvriers, les réduire à sa merci, leur faire accepter les conditions les plus dures, éliminer ceux qui le gênent, disloquer le syndicat, et peut-être diminuer les salaires. »
Une semaine passe. Le 14, Rességuier fait connaître ses volontés : les verriers seront payés le 17 août et leur livret de travail leur sera rendu. C'est donc le renvoi. Immédiatement après, le réembauchage aura lieu, mais les salaires seront diminués et les « meneurs » ne seront pas repris. Vive approbation du Figaro : « Les verriers de Carmaux ne pourront rien objecter aux conditions de rentrée qui leur sont ainsi posées. Ils jouissaient de salaires plus élevés que partout ailleurs. Ils ont voulu faire grève, c'est leur droit. Mais c'est aussi le droit du patron maintenant que la place est nette de n'embaucher que les ouvriers qui lui conviennent. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Si les ouvriers souffrent de cette situation, qu'ils s'en prennent à M. Jaurès et à ses amis. » Bonne occasion pour régler les comptes politiques : battu à Castres en 1889, Jaurès avait été élu et réélu en 1893 face au marquis de Solages, propriétaire des Mines de Carmaux, grâce aux voix des ouvriers de la ville.
Le 18 août les verriers repoussent ces conditions inacceptables : « Vous nous demandez de sacrifier, outre Baudot et Pelletier, ceux que vous appelez les “meneurs de la grève”. Nous n'avons pas besoin de savoir ni leur nom, ni leur nombre pour vous dire non ; en les frappant, c'est nous que vous frappez. Même si nous étions abandonnés, même si nous devions souffrir de la faim avec nos enfants et nos femmes, nous ne consentirions pas à une trahison. »
La solidarité
Abandonnés ? Non ! Les verriers ne le sont pas. Une formidable chaîne de solidarité se constitue, un immense courant de sympathie parcourt la France. Les réunions publiques et les meetings se multiplient, organisés par les élus socialistes : on y retrace l'historique de la grève et, à leur issue, des collectes permettent de réunir des fonds. Le 25, un meeting a lieu à la Maison du Peuple à Paris ; un autre, au Tivoli-Vauxhall, réunit 6 000 personnes. Roubaix, Reims, Narbonne, Lille, Dijon organisent des rassemblements identiques. Les souscriptions ouvertes dans la presse socialiste ou indépendante (La Dépêche, de Toulouse, La Petite République, L'Intransigeant, Le Peuple, de Lyon) affluent. On donne de tous les coins de France. Lorsque les préfets ne s'y opposent pas, on organise des loteries dont le bénéfice va aux grévistes. À Paris les chanteurs ambulants font quotidiennement de substantielles recettes en chantant la chanson de la grève composée par Lencou.
À Toulouse, un grand meeting a lieu au grand théâtre du Capitole et, le 22 septembre, jour anniversaire de la proclamation de la République, un festival populaire se déroule dans la ville. À Carmaux même, la solidarité s'organise : les propriétaires décident de réduire de moitié les loyers des grévistes, et ce, pendant la durée de la grève. Les mineurs abandonnent une journée de salaire par mois au profit des verriers (les patrons d'ailleurs déclareront en chômage forcé plusieurs journées pour éviter le versement). On se préoccupe aussi de l'avenir et déjà une idée germe : la verrerie aux verriers. C'est Rochefort, pamphlétaire du Second Empire, ancien communard déporté, désormais propriétaire de L'Intransigeant qui, le 22 août lance l'idée, reprise par Le Radical du 2 septembre. Ce dernier signale que les menuisiers de Toulon ont créé une menuiserie ouvrière, qu'à Rive-de-Gier les grévistes ont constitué une « verrerie aux verriers » qui prospère. Après un mois de grève, ces marques de solidarité soutiennent le moral des verriers. Les collectes permettent au syndicat de distribuer des secours proportionnellement aux besoins de chacun. Une distribution exceptionnelle sera même effectuée pour la rentrée des classes et l'approche de l'hiver. La presse hostile fulmine. Dans Le Siècle, l'ex-ministre Yves Guyot n'admet pas que les conseils municipaux votent des subsides en faveur des familles de grévistes. Les verriers font appel à Dupuy-Dutemps, ministre des Travaux publics, député de Gaillac. Celui-ci leur répondra dans un discours à Albi : « Il n'y a en France que deux partis : le Parti républicain, parti de l'ordre, et le Parti socialiste, parti du désordre. »
Provocations patronales
La grève continue, en se durcissant ; les provocations patronales vont se faire très précises. On joue d'abord sur la division. Des agents du patronat passent dans les foyers et répandent le bruit d'un embauchage proche : les premiers inscrits seraient les premiers appelés... On offre des permissions spéciales aux soldats fils de verriers. Enfin, on essaie de démontrer que le vote de la prolongation de la grève a été truqué : on aurait trouvé, dans le trou du souffleur du théâtre où avait eu lieu le vote, des bulletins hostiles à la grève. Rien n'y fait.
Les assemblées générales quotidiennes étant toujours aussi fréquentées, on va tenter une nouvelle méthode : les arrestations. Fin septembre, le préfet Doux vient en inspection. Pour le moindre motif on pratique des arrestations, aussitôt suivies d'un jugement devant le tribunal correctionnel d'Albi, la Cour de Toulouse confirmant les peines en appel. Aucouturier, membre du comité de défense et conseiller municipal, est condamné à quatre mois de prison « pour avoir tenté, au cours du mois de septembre, à l'aide de violence ou de menace..., d'amener ou de maintenir une cessation concertée du travail dans le but de porter atteinte au libre exercice du travail ou de l'industrie ». Belin, qui « apparaît comme un meneur dangereux et un futur orateur de réunion publique », écope de quarante jours sous l'accusation d'avoir injurié la police – le collaborateur du préfet n'ayant rien entendu mais ayant vu remuer ses lèvres... C'est encore la femme Hauser qui, pour avoir dit à un jeune voulant reprendre le travail : « Fainéant ! Si tu n'as pas de pain, je t'en donnerai ! », se voit condamnée à quatre jours pour délit de tapage injurieux. C'est enfin le sieur Huntziger qu'on condamne à quarante-cinq jours pour avoir déclaré : « Ceux qui accepteront de reprendre le travail seront des fainéants. » Ni la division ni les arrestations n'apportent, cela dit, les résultats escomptés. Aussi, Rességuier trouve une autre solution. Les manœuvres d'embauchage s'interrompent à Carmaux. On organise alors dans le Nord et dans la Loire des tournées de propagande. Seize hommes seront envoyés de Rive-de-Gier ou les patrons les ont obligés à partir sous peine de chômage. Des convois arrivent à Carmaux, souvent des ouvriers que l'on a copieusement fait boire. Quelques-uns, constatant la situation, se présentent au comité de grève et déclarent avoir été trompés : on leur avait dit que la grève était terminée. Ils décident de repartir. Pourquoi cette précipitation de la direction ? Raisons d'ordre économique ? La production est toujours paralysée après deux mois de grève, des marchés sont perdus. Raisons politiques ? La Chambre des députés doit se réunir le 22 octobre et les socialistes vont intervenir si la reprise n'est pas effective, et ainsi donner une nouvelle dimension au conflit.
L'état de siège
À Carmaux, les vexations et les arrestations redoublent. Mieux ! Rességuier provoque un rebondissement inattendu : il se plaint d'un coup de révolver qu'on aurait tiré sur lui en pleine rue. Ce « coup de pistolet confidentiel » (dixit Camille Pelletan dans Le Rappel) lui aurait troué la redingote ! La presse est sceptique et incrédule : comment I'assassin aurait-il pu s'échapper dans une rue remplie de policiers ? Un homme sera pourtant arrêté : le jeune Guilhem, connu pour ses idées anarchistes. Emprisonné un mois, il sera relâché. Cependant Carmaux est mis en état de siège. Les fonds de secours des grévistes sont saisis, on perquisitionne. À l'hôtel Malaterre, un triple cordon de police boucle les issues pendant que les agents fouillent la chambre de Jaurès, celle aussi de Gérault-Richard, député de Paris, ainsi que les combles. Des patrouilles de gendarmes à cheval balayent la rue de la gare et la route nationale. Les passants sont malmenés avec violence. Le commissaire spécial Frendel se tient, habillé de son écharpe et révolver au poing, à l'angle des deux rues. Alors que la Chambre des députés va se réunir, le travail reprend à la verrerie. Trois fours sont allumés, mais peu de verriers carmausins sont là, moins d'une dizaine. Le travail est loin d'être sérieux : disputes, flâneries, incapacité des nouveaux arrivants (certains ont été recrutés parmi les terrassiers de la route Quillan-Rivesaltes). Néanmoins, le plan de Georges Leygue, ministre de l'Intérieur, est réalisé : quelques fours fonctionnent.
Intervention gouvernementale ?
Au Parlement, après un discours de près de cinq heures et demie, Jaurès dépose l'ordre du jour suivant : « La Chambre, convaincue qu'un haut arbitrage moral peut seul résoudre ce conflit, invite M. Brisson (président de la Chambre) à accepter d'être l'arbitre. » Brisson hésite, mais Leygue, lui, refuse et réfute tout : « Un troisième tour a été allumé, la troisième équipe est prête ; il y aura 593 ouvriers. Avant la grève il y en avait 675, donc la grève est terminée. » Évoquant le manifeste envoyé par les verriers de Carmaux à tous les verriers de France, il le qualifie « de véritable déclaration de guerre ». Bonne âme, il conclut : « Le gouvernement a agi avec justice et il ne Iui reste plus, le conflit étant terminé, qu'à soulager les misères que la grève a fait naître. » Le vote de la Chambre est négatif, Jaurès est battu. À Carmaux, c'est la déception des verriers et le triomphe de Rességuier. Triomphe de courte durée, car le 29 octobre, le ministère Ribot fait place au ministère radical de Bourgeois, qui est bien décidé à résoudre le conflit. Des arbitres sont nommés.
La grève n'est cependant pas terminée. Rességuier n'est pas d'accord. « Le conflit de Carmaux ne comporte pas d'arbitrage ; le choix du personnel doit appartenir exclusivement à chaque citoyen. Le jour où il en serait autrement, toute liberté serait anéantie, l'industrie française serait perdue au détriment des ouvriers eux-mêmes et au grand avantage de l'industrie étrangère. » Malgré toutes les pressions, le patron refuse. Aussi, plus de trois mois après le début de la grève, le 10 novembre, « les ouvriers verriers et similaires de Carmaux, réunis au nombre de 850… constatent que M. Rességuier, en exigeant le sacrifice préalable de plusieurs d'entre eux, se refuse à foutes négociations... Ils demandent d'urgence aux pouvoirs publics la protection légale des syndicats... Ils décident en outre de fonder une verrerie aux verriers qui donnera du travail à tous ceux que M. Rességuier ne reprendra pas, et ils s'engagent à continuer la lutte unanimement. » Restait à trouver les fonds nécessaires à l'entreprise...
S'organiser eux-mêmes
Le 13 novembre, Rochefort télégraphie à Jaurès pour lui annoncer un premier don de 100 000 francs or – somme énorme à l'époque où un ouvrier de l'automobile de la région parisienne gagne environ 6 francs par jour ouvrable, aux dires de Pelloutier –, provenant d'une septuagénaire vivant chichement, Mme Dembour (à qui d'ailleurs on intentera un procès). À Carmaux, le travail reprend pour ceux que Rességuier veut bien embaucher ; les ouvriers malades et une vingtaine de membres du comité de grève sont renvoyés.
Une nouvelle aventure commence pour les verriers grévistes : la construction de leur entreprise. Après bien des discussions, le choix se porta sur Albi, où les terrains étaient moins chers et le charbon meilleur marché. Le 25 décembre, dans La Dépêche, à la fin d'un appel pour la souscription, Jaurès écrit : « Le succès doit être assuré pour montrer que l'on n'est pas des parleurs inconsistants, qui effleurent toutes les grandes questions et qui n'en résolvent aucune... En démontrant que les ouvriers peuvent s'organiser eux-mêmes, se discipliner eux-mêmes, elle accoutume les esprits à l'idée d'un affranchissement général des salariés et d'une organisation sociale nouvelle... »
André BORDEUR
[Sources : journaux de l'époque, surtout La Dépêche, de Toulouse.]
Le Peuple français, n° 16, octobre-décembre 1974, pp. 29-31.