04.03.2025 à 17:32
Changer la mondialisation par les tarifs : 10 points après les dernières annonces de Trump
Lors de son premier mandat, le Président Trump a attendu un an pour mettre à exécution ses mesures douanières. Le 7 février 2018 il instaure des droits de douane sur les machines à laver et les panneaux solaires sur la base de la section 201 du Trade Act, en raison des « risques de dommages graves pour les producteurs américains ». Ces mesures s’articulent autour d’un quota annuel, en dessous duquel s’applique le droit de douane normal — avec, dans le cas des machines à laver, une surcharge de 20 % — et au-dessus duquel s’appliquent des droits de douane de 30 % et 50 % respectivement 1. Le 23 mars, des droits de douane de 25 % sur l’acier et de 10 % sur l’aluminium, sont mis en place sur la base de l’article 232 du Trade Act. Les importations en provenance de l’Argentine, de l’Australie, du Canada, du Mexique, de la Corée du Sud et de l’Union européenne sont d’abord exemptées jusqu’au 1er mai. Finalement, les Etats-Unis accordent une exemption permanente à l’Argentine, à l’Australie, au Brésil et à la Corée du Sud — pour ce dernier pays, sur le seul acier 2. Les droits de douane sur le Mexique, le Canada et l’Union européenne entrent finalement en vigueur le 1er juin 2018. Le volume reste très limité, puisqu’il ne concerne que 3 % des importations américaines — l’acier représentant 1,9 %, l’aluminium 0,7 %, les panneaux solaires 0,3 % et les machines à laver moins de 0,1 %.
C’est l’offensive contre les importations en provenance de la République populaire de Chine constitue l’action principale de sa politique commerciale au cours de son premier mandat. Entre 2018 et 2020, il poursuit une politique d’augmentation progressive du périmètre d’application des droits de douane sur les importations en provenance de ce pays. La première série de mesures douanières est initiée le 6 juillet 2018 et concerne 818 biens, représentant un volume de 34 milliards de dollars d’importation depuis la Chine. Il leur est appliqué un taux additionnel de 25 % en sus des droits déjà en vigueur. Cette première liste est rejointe par une deuxième regroupant 279 types de biens le 23 août — 16 milliards d’importations. Une troisième, comportant 5 745 biens — soit 200 milliards d’importations — est ajoutée en septembre. Le taux additionnel est d’abord de 10 %, avant d’être porté à 10 % en mai 2019. En septembre 2019, une dernière liste est ajoutée : ce sont 111 milliards de dollars d’importations qui sont alors frappés d’un taux additionnel de droit de douane de 15 %.
Ces droits de douane à l’encontre de la Chine servent de levier de négociation pour un accord bilatéral qui est finalement signé le 15 janvier 2020.
Il comprend un ensemble d’engagements de la part de la République populaire, notamment pour mieux protéger la propriété intellectuelle, mettre fin aux pratiques de transferts forcés de technologies ou encore ouvrir son marché en matière agricole et de services financiers. Le gouvernement chinois s’engage alors également à accroître les importations en provenance des États-Unis afin qu’elles dépassent de 200 milliards, sous deux ans, le montant atteint en 2017. En conséquence, les droits de douane additionnels imposés aux biens de la liste 4A sont divisés par deux (de 15 % à 7,5 %) en février 2020.
[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]
Les droits de douane imposés à l’occasion du premier mandat Trump ont eu un impact sur les prix payés par les entreprises et les consommateurs américains. Dans une revue de la littérature sur l’impact de la guerre commerciale sino-américaine, Pablo D. Fajgelbaum et Amit K. Khandelwal rapportent que les différentes études économétriques ont conclu à une transmission complète des droits de douane aux importateurs américains. Autrement dit : les exportateurs n’ont pas réduit leurs prix en réaction à l’imposition de nouveaux droits de douane. Des études plus spécifiques, concernant certains biens frappés par des droits de douane généraux — et non spécifiques à un pays — permettent de préciser les impacts. Dans le domaine des panneaux solaires, les vendeurs et installateurs auraient profité de leur pouvoir de marché pour augmenter les prix d’un montant supérieur à celui du droit de douane. Pour 1$ de droit de douane, le prix payé par le consommateur aurait ainsi augmenté de 1,12$. Aaron et et ses co-auteurs estiment quant à eux que les droits de douane sur les machines à laver ont entraîné une hausse de 12 % de leurs prix 3.
Dans l’entourage de Trump, certains jugent que les droits de douanes n’auraient pas réellement été payés par les citoyens américains en raison de l’appréciation du dollar.
C’est la logique qui sous-tend la doctrine Miran — un texte clef traduit et analysé dans ces pages et décrit par Federico Fubini.
Pour Stephen Miran, nouveau directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, l’imposition de droits de douane conduit à une appréciation du dollar qui réduit le pouvoir d’achat des entreprises et citoyens étrangers. Ce sont en effet eux qui subiraient finalement le poids des rentrées fiscales de l’État fédéral. Et ce mécanisme serait de nouveau à l’œuvre aujourd’hui 4. Mais le mouvement n’est pas automatique ni complet. Une étude publiée par le Peterson Institute of International Economics évalue ainsi que, si les droits de douane imposés en 2018-2019 ont eu un impact sur le taux de change entre le dollar et le yuan, ils ne sont pas à l’origine de l’appréciation générale du dollar par rapport aux autres monnaies 5.
Sur le plan de l’impact économique général des mesures douanières, les études s’accordent pour juger que celles-ci ont eu un faible impact sur le PIB américain et celui de ses partenaires commerciaux. Toutefois, il est à noter que ces mesures, pourtant justifiées par la volonté de réindustrialiser les États-Unis, ont largement eu l’effet inverse.
Pour des raisons essentiellement politiques, Donald Trump n’a pas souhaité cibler de biens de consommation, craignant l’impact d’une hausse de prix sur certains produits de grande consommation visibles des citoyens-électeurs. Les droits de douane ont donc majoritairement frappé des biens utilisés comme consommation intermédiaire, au premier rang desquels l’acier et l’aluminium. Or l’augmentation des coûts de production — augmentation de 2,5 % du prix de l’acier et de 1,3 % du prix de l’aluminium — qui en a découlé pour des secteurs aussi divers que l’industrie automobile, l’aéronautique ou la construction s’est avérée négative pour l’activité et l’emploi 6.
L’arrivée de l’administration Biden à la tête du pays en janvier 2021 a fait passer les droits de douane au second rang des priorités, derrière la politique industrielle — qui comprend elle-même des mesures visant à favoriser les producteurs américains, à l’instar des clauses de contenu américain qui sont requises pour bénéficier à plein des subventions pour l’achat de panneaux solaires ou de véhicules électriques — et des mesures de contrôle des exportations visant à dominer le développement de l’intelligence artificielle. Pour autant, il n’y a pas eu de rupture en matière de politique commerciale. La plus grande partie des droits de douane imposés par Donald Trump ont été maintenus. Certains biens ont même fait l’objet de nouveaux taux prohibitifs — 100 % sur les véhicules électriques, 25 % sur les batteries, 50 % sur les cellules de panneaux photovoltaïques, etc.
Cette continuité, permise par la convergence entre républicains et démocrates sur la compétition avec Pékin a eu une conséquence : la réduction des liens commerciaux directs entre les États-Unis et la Chine. Selon les statistiques douanières américaines, la République populaire, qui fournissait 21,6 % des importations américaines en 2018, n’en représente plus que 13,4 % en 2024. Les importations américaines totales ayant augmenté entre ces deux dates, cela représente toutefois une baisse du montant des échanges de 13 %, passant de 505 à 439 milliards de dollars. Toutefois, la Federal Reserve Bank de New York souligne que, si l’analyse est réalisée en employant les données des autorités chinoises, l’image est assez différente, puisque la part de la Chine dans les importations américaines n’aurait baissé que de 2,5 points, avec une hausse des exportations chinoises vers les États-Unis, de 433 à 524 milliards de dollars entre 2018 et 2024. Une partie de cet écart pourrait s’expliquer par les importations en dessous le seuil de minimis — comme les livraisons de Temu et Shein — qui ne sont pas prises en compte par les statistiques commerciales américaines 7.
Le président américain a un plan, plus radical, mieux défini : réorganiser la mondialisation.
Pour s’orienter dans cette séquence particulièrement tendue, nous avons réuni les chiffres clefs, les grandes tendances pour comprendre — et répondre — à cette grande transformation.
Cet Observatoire est mis à jour régulièrement en fonction des annonces de l’administration Trump.
Le ralentissement du commerce sino-américain n’a pas entraîné une réduction des importations américaines. Les importations de biens sont passées de 2556 à 3296 milliards entre 2018 et 2024 ; celles de services de 565 milliards à 814 milliards. Ces dernières ont augmenté plus vite que les exportations, et le déficit des échanges commerciaux, qui prend en compte les biens et les services (sur lesquels les États-Unis sont excédentaires) est passé de 579 milliards à 918 milliards de dollars, soit de 2,9 % à 3,1 % du PIB américain 8. Le déficit sur le seul champ des biens a pour sa part augmenté, passant de 879 à 1212 milliards de dollars.
Les parts de marché de certains pays ont donc fortement augmenté tandis que les importations directes depuis la Chine stagnaient. En 2023, le Mexique est redevenu le premier fournisseur des États-Unis 9 : les importations américaines en provenance de ce pays sont passées de 344 milliards de dollars en 2018 à 506 milliards de dollars en 2024. Le Vietnam et Taïwan ont également pris d’importantes parts de marché. Celles en provenance du premier sont passées de 49 à 137 milliards de dollars et celles en provenance du second sont passées de 46 à 116 milliards de dollars.
Ces pays, notamment le Mexique et le Vietnam, ont une importante activité dans le domaine de l’assemblage, notamment dans les secteurs de l’électronique et de l’automobile. Ces activités manufacturières dépendent en grande partie de biens intermédiaires importés. Ces pays auraient donc de fait joué, avec d’autres, le rôle de « connecteurs » entre les États-Unis et la Chine 10. Cela se manifeste par l’augmentation des importations et des investissements directs en provenance de Chine. Celle-ci représente 19,6 % des importations du Mexique et 32,7 % de celles du Vietnam en 2022 contre 18 % et 27,7 % respectivement en 2018 . En matière d’investissements directs étrangers, le Rhodium Group, qui a recensé les annonces d’investissements chinois au Mexique, observe qu’elles sont en forte croissance et ont atteint 3,77 milliards de dollars en 2023 11.
Afin de tenir compte de la possibilité que la dépendance des États-Unis à l’égard des importations en provenance de Chine ne se soit pas réellement réduite mais qu’elles soit essentiellement devenue plus complexe par l’intermédiaire des pays « connecteurs », on peut utilement s’appuyer sur les statistiques du commerce mondial en valeur ajoutée. Celles-ci permettent en effet de « voir à travers » les partenaires commerciaux — le lieu d’où l’on importe — pour identifier l’origine de la valeur ajoutée dans les biens importés 12. Les calculs de McKinsey, sur la base des statistiques de la Banque asiatique de développement, démontrent que la baisse des échanges directs sino-américains cache un maintien à un haut niveau de la dépendance réciproque, dans la mesure où les États-Unis restent un marché clef pour la production chinoise.
Depuis le 20 janvier 2025, l’administration Trump a mis en place des droits de douane ou menacé de le faire à l’encontre de ses quatre principaux partenaires commerciaux, qui représentent au total 59 % du commerce extérieur des États-Unis.
Les droits de douane supplémentaires de 10 % sur les importations chinoises ont été annoncés le 1er février et mis en œuvre dès le 4. Il a été mis fin, pour les colis en provenance de Chine, à l’exemption de minimis qui concernait les livraisons dont la valeur est inférieure à 800 dollars avant qu’elle ne soit suspendue en raison des difficultés logistiques. Annoncé le même jour, le relèvement de 25 % des barrières douanières à l’encontre du Canada et du Mexique, a été suspendu pour un mois. Le Président Trump a récemment annoncé qu’ils entreraient en vigueur à partir du 2 avril. L’augmentation des droits de douane sur les biens provenant de l’Union européenne, mentionnée à plusieurs reprises par Donald Trump avec un taux de 25 %, n’a pas encore fait l’objet d’une déclaration officielle.
Des droits de douane sectoriels ont également été annoncés, principalement sur des intrants industriels.
Ainsi, des tarifs de 25 % ont été mis en place sur les importations d’acier et d’aluminium et de leurs produits dérivés 13. Le 25 février, le président a lancé une enquête sur le risque que les importations de cuivre font peser sur la sécurité nationale des États-Unis sur le fondement de la section 232 du Trade Expansion Act, première étape vers la mise en place de droits de douane sur la base de la section 301 du Trade Act 14. Donald Trump semble également déterminé à taxer les importations de semiconducteurs. Il s’est montré très critique du Chips and Science Act et des subventions accordées par le Congrès et l’Administration Biden aux industriels tels que TSMC ou Samsung et a affirmé à de nombreuses reprises que l’instauration de droits de douane sur ces composants serait plus efficace pour rapatrier la production aux États-Unis. Pourtant, le 3 mars dernier, TSMC a annoncé un investissement massif de 100 milliards de dollars aux États-Unis. Si celui-ci était accompagné d’incitations, il s’agirait d’une rupture majeure par rapport à la ligne que Trump a jusqu’ici fait prévaloir sur ce sujet notamment par opposition à Biden.
Le volume des flux concernés dépendra étroitement de la définition retenue : si les importations de semiconducteurs aux États-Unis ne représentent qu’environ 50 milliards de dollars en 2024, cela exclut certains produits associés, telles les puces Nvidia qui sont considérées par les douanes comme des cartes-mères. Plus récemment, Trump a demandé l’ouverture d’une enquête sur les importations de bois, une décision qui est largement interprétée comme une nouvelle atteinte à l’USMCA et aux intérêts du Canada 15. Des droits de douanes sur les produits pharmaceutiques 16, les voitures et les produits agricoles 17 ont également été mentionnés par Trump.
Donald Trump a pour habitude de critiquer la façon « très injuste » dont les États-Unis seraient traités par leurs partenaires commerciaux.
Il a notamment mentionné à plusieurs reprises la différence entre les droits de douane appliqués par les États-Unis sur les voitures, qui s’élèvent à 2,5 %, tandis que l’Union européenne applique un taux de 10 %. La Commission européenne a fait remarquer à ce sujet qu’aux États-Unis, les pick-ups représentent la majorité des ventes automobiles — et que leurs importations sont taxées à 15 %…
Cette préoccupation pour le caractère « injuste » des politiques tarifaires de ses partenaires s’est traduite, le 13 février 2025, par la publication d’un mémorandum sur le commerce « juste et réciproque » qui vise à réduire le déficit commercial américain en s’attaquant aux domaines dans lesquels il existe un tel différentiel de taux de droits de douane en défaveur des États-Unis. Il mentionne également « impôts injustes, discriminatoires et extraterritoriaux », en citant explicitement la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) mais également les mesures non tarifaires, les subventions et la manipulation des taux de change 18.
Un second mémorandum a également été publié pour enquêter sur les taxes sur les services numériques adoptées par des pays étrangers (la France, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Turquie et le Royaume-Uni sont mentionnés), mais également sur les réglementations jugées discriminatoires. Ce faisant, il rejoint la politique commerciale traditionnelle des États-Unis. Le représentant spécial des États-Unis pour le Commerce produit ainsi chaque année un rapport sur les barrières commerciales 19 et a pour mission de veiller à leur réduction. Mais la remise en question du système de la nation la plus favorisée, qui aboutit par essence à des différences de droits de douanes entre les deux parties à un échange, et l’assaut porté contre la TVA font toute la spécificité de la politique actuelle.
Le Mémorandum prévoit que le Secrétaire au Commerce et le Représentant spécial au Commerce commanditent des enquêtes sur les dommages provoqués par les pratiques étrangères. Des conclusions doivent être rendues dans les 180 jours et doivent s’accompagner de mesures correctrices. Reste à savoir quelle sera la nature de ces mesures. Un véritable système de droits de douanes réciproques semble en effet peu envisageable puisqu’il soumettrait la politique commerciale américaine aux décisions de ces partenaires et qu’il serait probablement très complexe à mettre en œuvre (il existe environ 200 pays dans le monde et plus de 5000 lignes douanières).
[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]
La volonté de transformer les relations économiques et commerciales des États-Unis est partagée par plusieurs des principaux conseillers économiques de Donald Trump.
Déjà influents dans la première administration Trump, Peter Navarro, qui fut Directeur du bureau du commerce et de l’industrie de la Maison Blanche de 2017 à 2021 et Robert Lighthizer, qui occupait alors la fonction de Représentant spécial des États-Unis pour le Commerce, partagent la volonté de réduire le déficit commercial américain en mettant en place des barrières douanières plus élevées.
Pour mieux comprendre la stratégie envisagée dans les couloirs de la Maison-Blanche, on peut se reporter à l’analyse publiée en novembre 2024 par Stephen Miran, dans ses fonctions précédentes au sein du fonds d’investissement Hudson Bay Capital. Celui qui est aujourd’hui directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison-Blanche cherchait alors à exposer à ses clients ce qu’il anticipe comme les actions probables de la part de la future administration Trump. Son analyse consiste à dire que c’est la surévaluation du dollar qui conduit à la désindustrialisation des États-Unis. Cette surévaluation est elle-même liée au statut du dollar et des bons du Trésor américain comme monnaie et actif de réserve mondiaux. Conscient de l’avantage géopolitique que représente cette situation, et en accord avec l’option exprimée par le Président Trump, il ne souhaite pas abandonner le rôle spécial du dollar. Pour parvenir à une dépréciation du dollar, tout en respectant cette contrainte, il prévoit une stratégie en deux étapes.
La première consiste à mettre en place des droits de douane pour réindustrialiser les États-Unis. Selon Miran, l’exemple de 2018-2020 montre que les consommateurs américains ne devraient pas en pâtir et qu’un droit de douane provoque une appréciation du dollar — si tel est le cas, il n’aurait pourtant pas d’impact sur la compétitivité des États-Unis et donc sur la réindustrialisation… Ces droits de douane devraient dans un second temps jouer un rôle de levier de négociation pour obtenir une dépréciation coordonnée du dollar. Il s’agit de mettre en place les « accords de Mar-a-Lago » — version moderne des accords du Plaza.
Cette stratégie s’inscrit dans une vision impérialiste.
À le lire, il n’est pas clair si l’objectif de Miran est de réindustrialiser les États-Unis et réduire le déficit commercial — ce qui devra, à un moment ou à un autre, nécessiter que les États-Unis consomment moins et produisent plus — ou s’il s’agit plutôt de mettre en place tribut, sous la forme d’une évolution des termes de l’échange au détriment des partenaires des États-Unis ou d’un financement à faible prix de la dette américaine, à travers des bons du trésor à 100 ans et à faible taux. Sur cette stratégie et ses fragilités, nous renvoyons à l’analyse de Federico Fubini parue dans ces pages.
Si les États-Unis restent la première puissance économique mondiale — tout du moins en dollars courants — l’image est différente pour la seule production manufacturière. Ils font partie des pays occidentaux dans lesquels la désindustrialisation a été la plus prononcée avec la France et le Royaume-Uni. La part de l’industrie manufacturière dans le PIB passe en dessous de 15 % dès 2001 et représente aujourd’hui 11 % du PIB et 8 % de l’emploi.
La production manufacturière américaine est restée stable en volume depuis le début des années 2000 20. La différence entre la consommation de biens des résidents américains et la production est devenue de plus en plus importante et le département du Commerce distingue, dans ses estimations de la part de contenu américain dans la consommation finale, une tendance baissière. En 2023, seuls 52 % de la valeur des biens achetés par les Américains relèveraient de la production domestique selon les calculs du Département du Commerce 21.
La Chine est donc devenue, pour citer Richard Baldwin, « la seule superpuissance manufacturière » avec une valeur ajoutée qui est plus du double de celle des États-Unis. Cette situation est désormais perçue comme problématique par une partie importante des élites américaines. Tout d’abord d’un point de vue social en raison de l’impact de la désindustrialisation sur les revenus et la vie sociale et politique dans la Rust Belt. Mais également en matière de sécurité économique et de sécurité nationale. La part immense prise par la Chine dans la production manufacturière (31 % en 2023) et dans le commerce mondial de biens (17,6 % des exportations et 12,7 % des importations de biens en 2022 22) conduit au développement d’interdépendances asymétriques, la Chine étant devenue le fournisseur quasi monopolistique d’un grand nombre de biens.
Le CEPII a ainsi analysé les importations des grandes puissances, en identifiant les biens relevant de secteurs stratégiques, dont les sources d’importations sont concentrées et dont les exportations sont également concentrées au niveau mondial et qui sont difficilement substituables par la production interne. Il en ressort que les États-Unis et l’Union sont bien plus dépendantes de la Chine que l’inverse 23. Cela a également un impact en matière de défense. L’attention s’est ainsi récemment portée sur l’industrie navale américaine. Les États-Unis ne construisent plus que très peu de navires de commerce : en 2022, il n’y a que 5 navires en construction aux États-Unis — contre 1794 en Chine 24.
Si les États-Unis sont déficitaires en matière d’échanges de biens, ils affichent un important excédent dans les échanges de services, qui vient significativement réduire le déficit commercial bilatéral.
L’Union est un débouché important pour les fournisseurs américains de services financiers, de conseil en management, ou de services numériques. Les exportations vers l’Union représentent un quart des exportations de services américaines, soit 260 milliards de dollars, ce qui se traduit par un excédent de 76 milliards de dollars. Les statistiques d’Eurostat identifient un volume significativement plus important d’échanges, et un déficit encore supérieur de l’Union, à 108 milliards d’euros. Une fois les échanges de services pris en compte, le déficit commercial bilatéral baisse d’un tiers à la moitié.
Cependant, les échanges directs transatlantiques de services ne constituent pas la principale voie par laquelle les entreprises et travailleurs américains bénéficient de leur accès au marché européen. La majorité des transactions est en effet réalisée entre les filiales européennes des entreprises américaines et les consommateurs et entreprises européens. En 2022, ces filiales ont réalisé un chiffre d’affaires de 2200 milliards de dollars et emploient 3,5 millions d’Européens. Ces sociétés permettent à leurs actionnaires américains de profiter de dividendes substantielles et d’autres revenus sous forme de commerce de services (paiement de management fees ou pour l’utilisation de la propriété intellectuelle de la firme parente).
Dans le domaine de la tech, si important aux yeux de l’administration Trump, ces filiales servent de conduit pour les revenus réalisés en Europe. Très souvent ce sont les filiales irlandaises, qui disposent de licences sur les technologies de la maison-mère, qui réalisent le chiffre d’affaires. En 2023, les exportations irlandaises de services informatiques se sont ainsi élevées à 228 milliards d’euros, dont la moitié à destination de l’Europe. Les revenus sont ensuite reversés aux États-Unis en tant que rémunération pour l’usage de la propriété intellectuelle (116 milliards d’euros en 2023), de services professionnels (51 milliards d’euros) ou de dividendes (74 milliards de d’euros en 2023).
Cette dépendance des États-Unis au marché intérieur des services, notamment numériques, de l’Union aura des répercussions sur les négociations futures avec l’administration Trump. La création de l’instrument anti-coercition, qui confère à la Commission le pouvoir d’activer un large éventail de mesures de rétorsion, dont certaines ciblées explicitement sur les importations de services et la propriété intellectuelle des acteurs étrangers, la dote d’un pouvoir d’agir important.
Depuis 2018, les exportations chinoises se sont redirigées vers les marchés qui lui restaient plus ouverts, mais les évolutions restent mesurées. Toutefois, le renforcement massif des barrières douanières américaines pourrait accélérer le mouvement de découplage entre les deux premières économies mondiales. Si tel était bien le cas, se pose la question de l’impact que cela aurait sur le système économique et commercial mondial.
Depuis que la politique macroéconomique chinoise a connu une réorientation de l’épargne immobilière vers l’industrie, les capacités de production connaissent un accroissement rapide, ce qui fait dire à de nombreux observateurs que la Chine dispose de capacités excessives. Cette surproduction se déversait sur les marchés extérieurs, fragilisant les industriels étrangers qui n’opèrent pas sous une « contrainte de crédit lâche » : les entreprises qui sont actives dans les secteurs jugés stratégiques par le Parti peuvent rester en activité même si elles ne sont pas rentables grâce à des prêts des banques publiques ou des injonctions de capitaux par les différentes strates administratives.
L’augmentation rapide des exportations de véhicules, en premier lieu de véhicules électriques, est sans doute l’exemple le plus frappant de cette nouvelle dynamique exportatrice chinoise. Celle-ci a déjà provoqué des premières réactions. En Europe, la Commission a mis en place, à l’été 2024, des droits de douane pour contrebalancer l’effet des subventions reçues par les producteurs chinois (Nio, BYD, SAIC, etc.).
Si la politique économique de l’administration Trump réussissait à réduire le déficit commercial américain — que ce soit grâce à l’effet direct des droits de douane ou parce que sa politique de réduction des effectifs de la fonction publique et l’incertitude qu’elle fait subir aux agents économiques pourraient conduire à une réduction de la consommation — le reste du monde pourrait perdre une soupape de sécurité face à la pression que fait peser l’économie chinoise sur le secteur manufacturier mondial.
Le second « choc chinois » pourrait alors se montrer plus déstabilisant encore sur l’économie et le corps social.
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Lors de son premier mandat, le Président Trump a attendu un an pour mettre à exécution ses mesures douanières. Le 7 février 2018 il instaure des droits de douane sur les machines à laver et les panneaux solaires sur la base de la section 201 du Trade Act, en raison des « risques de dommages graves pour les producteurs américains ». Ces mesures s’articulent autour d’un quota annuel, en dessous duquel s’applique le droit de douane normal — avec, dans le cas des machines à laver, une surcharge de 20 % — et au-dessus duquel s’appliquent des droits de douane de 30 % et 50 % respectivement 1. Le 23 mars, des droits de douane de 25 % sur l’acier et de 10 % sur l’aluminium, sont mis en place sur la base de l’article 232 du Trade Act. Les importations en provenance de l’Argentine, de l’Australie, du Canada, du Mexique, de la Corée du Sud et de l’Union européenne sont d’abord exemptées jusqu’au 1er mai. Finalement, les Etats-Unis accordent une exemption permanente à l’Argentine, à l’Australie, au Brésil et à la Corée du Sud — pour ce dernier pays, sur le seul acier 2. Les droits de douane sur le Mexique, le Canada et l’Union européenne entrent finalement en vigueur le 1er juin 2018. Le volume reste très limité, puisqu’il ne concerne que 3 % des importations américaines — l’acier représentant 1,9 %, l’aluminium 0,7 %, les panneaux solaires 0,3 % et les machines à laver moins de 0,1 %. C’est l’offensive contre les importations en provenance de la République populaire de Chine constitue l’action principale de sa politique commerciale au cours de son premier mandat. Entre 2018 et 2020, il poursuit une politique d’augmentation progressive du périmètre d’application des droits de douane sur les importations en provenance de ce pays. La première série de mesures douanières est initiée le 6 juillet 2018 et concerne 818 biens, représentant un volume de 34 milliards de dollars d’importation depuis la Chine. Il leur est appliqué un taux additionnel de 25 % en sus des droits déjà en vigueur. Cette première liste est rejointe par une deuxième regroupant 279 types de biens le 23 août — 16 milliards d’importations. Une troisième, comportant 5 745 biens — soit 200 milliards d’importations — est ajoutée en septembre. Le taux additionnel est d’abord de 10 %, avant d’être porté à 10 % en mai 2019. En septembre 2019, une dernière liste est ajoutée : ce sont 111 milliards de dollars d’importations qui sont alors frappés d’un taux additionnel de droit de douane de 15 %. Ces droits de douane à l’encontre de la Chine servent de levier de négociation pour un accord bilatéral qui est finalement signé le 15 janvier 2020. Il comprend un ensemble d’engagements de la part de la République populaire, notamment pour mieux protéger la propriété intellectuelle, mettre fin aux pratiques de transferts forcés de technologies ou encore ouvrir son marché en matière agricole et de services financiers. Le gouvernement chinois s’engage alors également à accroître les importations en provenance des États-Unis afin qu’elles dépassent de 200 milliards, sous deux ans, le montant atteint en 2017. En conséquence, les droits de douane additionnels imposés aux biens de la liste 4A sont divisés par deux (de 15 % à 7,5 %) en février 2020. [Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump] Les droits de douane imposés à l’occasion du premier mandat Trump ont eu un impact sur les prix payés par les entreprises et les consommateurs américains. Dans une revue de la littérature sur l’impact de la guerre commerciale sino-américaine, Pablo D. Fajgelbaum et Amit K. Khandelwal rapportent que les différentes études économétriques ont conclu à une transmission complète des droits de douane aux importateurs américains. Autrement dit : les exportateurs n’ont pas réduit leurs prix en réaction à l’imposition de nouveaux droits de douane. Des études plus spécifiques, concernant certains biens frappés par des droits de douane généraux — et non spécifiques à un pays — permettent de préciser les impacts. Dans le domaine des panneaux solaires, les vendeurs et installateurs auraient profité de leur pouvoir de marché pour augmenter les prix d’un montant supérieur à celui du droit de douane. Pour 1$ de droit de douane, le prix payé par le consommateur aurait ainsi augmenté de 1,12$. Aaron et et ses co-auteurs estiment quant à eux que les droits de douane sur les machines à laver ont entraîné une hausse de 12 % de leurs prix 3. Dans l’entourage de Trump, certains jugent que les droits de douanes n’auraient pas réellement été payés par les citoyens américains en raison de l’appréciation du dollar. C’est la logique qui sous-tend la doctrine Miran — un texte clef traduit et analysé dans ces pages et décrit par Federico Fubini. Pour Stephen Miran, nouveau directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, l’imposition de droits de douane conduit à une appréciation du dollar qui réduit le pouvoir d’achat des entreprises et citoyens étrangers. Ce sont en effet eux qui subiraient finalement le poids des rentrées fiscales de l’État fédéral. Et ce mécanisme serait de nouveau à l’œuvre aujourd’hui 4. Mais le mouvement n’est pas automatique ni complet. Une étude publiée par le Peterson Institute of International Economics évalue ainsi que, si les droits de douane imposés en 2018-2019 ont eu un impact sur le taux de change entre le dollar et le yuan, ils ne sont pas à l’origine de l’appréciation générale du dollar par rapport aux autres monnaies 5. Sur le plan de l’impact économique général des mesures douanières, les études s’accordent pour juger que celles-ci ont eu un faible impact sur le PIB américain et celui de ses partenaires commerciaux. Toutefois, il est à noter que ces mesures, pourtant justifiées par la volonté de réindustrialiser les États-Unis, ont largement eu l’effet inverse. Pour des raisons essentiellement politiques, Donald Trump n’a pas souhaité cibler de biens de consommation, craignant l’impact d’une hausse de prix sur certains produits de grande consommation visibles des citoyens-électeurs. Les droits de douane ont donc majoritairement frappé des biens utilisés comme consommation intermédiaire, au premier rang desquels l’acier et l’aluminium. Or l’augmentation des coûts de production — augmentation de 2,5 % du prix de l’acier et de 1,3 % du prix de l’aluminium — qui en a découlé pour des secteurs aussi divers que l’industrie automobile, l’aéronautique ou la construction s’est avérée négative pour l’activité et l’emploi 6. L’arrivée de l’administration Biden à la tête du pays en janvier 2021 a fait passer les droits de douane au second rang des priorités, derrière la politique industrielle — qui comprend elle-même des mesures visant à favoriser les producteurs américains, à l’instar des clauses de contenu américain qui sont requises pour bénéficier à plein des subventions pour l’achat de panneaux solaires ou de véhicules électriques — et des mesures de contrôle des exportations visant à dominer le développement de l’intelligence artificielle. Pour autant, il n’y a pas eu de rupture en matière de politique commerciale. La plus grande partie des droits de douane imposés par Donald Trump ont été maintenus. Certains biens ont même fait l’objet de nouveaux taux prohibitifs — 100 % sur les véhicules électriques, 25 % sur les batteries, 50 % sur les cellules de panneaux photovoltaïques, etc. Cette continuité, permise par la convergence entre républicains et démocrates sur la compétition avec Pékin a eu une conséquence : la réduction des liens commerciaux directs entre les États-Unis et la Chine. Selon les statistiques douanières américaines, la République populaire, qui fournissait 21,6 % des importations américaines en 2018, n’en représente plus que 13,4 % en 2024. Les importations américaines totales ayant augmenté entre ces deux dates, cela représente toutefois une baisse du montant des échanges de 13 %, passant de 505 à 439 milliards de dollars. Toutefois, la Federal Reserve Bank de New York souligne que, si l’analyse est réalisée en employant les données des autorités chinoises, l’image est assez différente, puisque la part de la Chine dans les importations américaines n’aurait baissé que de 2,5 points, avec une hausse des exportations chinoises vers les États-Unis, de 433 à 524 milliards de dollars entre 2018 et 2024. Une partie de cet écart pourrait s’expliquer par les importations en dessous le seuil de minimis — comme les livraisons de Temu et Shein — qui ne sont pas prises en compte par les statistiques commerciales américaines 7. Le président américain a un plan, plus radical, mieux défini : réorganiser la mondialisation. Pour s’orienter dans cette séquence particulièrement tendue, nous avons réuni les chiffres clefs, les grandes tendances pour comprendre — et répondre — à cette grande transformation. Cet Observatoire est mis à jour régulièrement en fonction des annonces de l’administration Trump. Le ralentissement du commerce sino-américain n’a pas entraîné une réduction des importations américaines. Les importations de biens sont passées de 2556 à 3296 milliards entre 2018 et 2024 ; celles de services de 565 milliards à 814 milliards. Ces dernières ont augmenté plus vite que les exportations, et le déficit des échanges commerciaux, qui prend en compte les biens et les services (sur lesquels les États-Unis sont excédentaires) est passé de 579 milliards à 918 milliards de dollars, soit de 2,9 % à 3,1 % du PIB américain 8. Le déficit sur le seul champ des biens a pour sa part augmenté, passant de 879 à 1212 milliards de dollars. Les parts de marché de certains pays ont donc fortement augmenté tandis que les importations directes depuis la Chine stagnaient. En 2023, le Mexique est redevenu le premier fournisseur des États-Unis 9 : les importations américaines en provenance de ce pays sont passées de 344 milliards de dollars en 2018 à 506 milliards de dollars en 2024. Le Vietnam et Taïwan ont également pris d’importantes parts de marché. Celles en provenance du premier sont passées de 49 à 137 milliards de dollars et celles en provenance du second sont passées de 46 à 116 milliards de dollars. Ces pays, notamment le Mexique et le Vietnam, ont une importante activité dans le domaine de l’assemblage, notamment dans les secteurs de l’électronique et de l’automobile. Ces activités manufacturières dépendent en grande partie de biens intermédiaires importés. Ces pays auraient donc de fait joué, avec d’autres, le rôle de « connecteurs » entre les États-Unis et la Chine 10. Cela se manifeste par l’augmentation des importations et des investissements directs en provenance de Chine. Celle-ci représente 19,6 % des importations du Mexique et 32,7 % de celles du Vietnam en 2022 contre 18 % et 27,7 % respectivement en 2018 . En matière d’investissements directs étrangers, le Rhodium Group, qui a recensé les annonces d’investissements chinois au Mexique, observe qu’elles sont en forte croissance et ont atteint 3,77 milliards de dollars en 2023 11. Afin de tenir compte de la possibilité que la dépendance des États-Unis à l’égard des importations en provenance de Chine ne se soit pas réellement réduite mais qu’elles soit essentiellement devenue plus complexe par l’intermédiaire des pays « connecteurs », on peut utilement s’appuyer sur les statistiques du commerce mondial en valeur ajoutée. Celles-ci permettent en effet de « voir à travers » les partenaires commerciaux — le lieu d’où l’on importe — pour identifier l’origine de la valeur ajoutée dans les biens importés 12. Les calculs de McKinsey, sur la base des statistiques de la Banque asiatique de développement, démontrent que la baisse des échanges directs sino-américains cache un maintien à un haut niveau de la dépendance réciproque, dans la mesure où les États-Unis restent un marché clef pour la production chinoise. Depuis le 20 janvier 2025, l’administration Trump a mis en place des droits de douane ou menacé de le faire à l’encontre de ses quatre principaux partenaires commerciaux, qui représentent au total 59 % du commerce extérieur des États-Unis. Les droits de douane supplémentaires de 10 % sur les importations chinoises ont été annoncés le 1er février et mis en œuvre dès le 4. Il a été mis fin, pour les colis en provenance de Chine, à l’exemption de minimis qui concernait les livraisons dont la valeur est inférieure à 800 dollars avant qu’elle ne soit suspendue en raison des difficultés logistiques. Annoncé le même jour, le relèvement de 25 % des barrières douanières à l’encontre du Canada et du Mexique, a été suspendu pour un mois. Le Président Trump a récemment annoncé qu’ils entreraient en vigueur à partir du 2 avril. L’augmentation des droits de douane sur les biens provenant de l’Union européenne, mentionnée à plusieurs reprises par Donald Trump avec un taux de 25 %, n’a pas encore fait l’objet d’une déclaration officielle. Des droits de douane sectoriels ont également été annoncés, principalement sur des intrants industriels. Ainsi, des tarifs de 25 % ont été mis en place sur les importations d’acier et d’aluminium et de leurs produits dérivés 13. Le 25 février, le président a lancé une enquête sur le risque que les importations de cuivre font peser sur la sécurité nationale des États-Unis sur le fondement de la section 232 du Trade Expansion Act, première étape vers la mise en place de droits de douane sur la base de la section 301 du Trade Act 14. Donald Trump semble également déterminé à taxer les importations de semiconducteurs. Il s’est montré très critique du Chips and Science Act et des subventions accordées par le Congrès et l’Administration Biden aux industriels tels que TSMC ou Samsung et a affirmé à de nombreuses reprises que l’instauration de droits de douane sur ces composants serait plus efficace pour rapatrier la production aux États-Unis. Pourtant, le 3 mars dernier, TSMC a annoncé un investissement massif de 100 milliards de dollars aux États-Unis. Si celui-ci était accompagné d’incitations, il s’agirait d’une rupture majeure par rapport à la ligne que Trump a jusqu’ici fait prévaloir sur ce sujet notamment par opposition à Biden. Le volume des flux concernés dépendra étroitement de la définition retenue : si les importations de semiconducteurs aux États-Unis ne représentent qu’environ 50 milliards de dollars en 2024, cela exclut certains produits associés, telles les puces Nvidia qui sont considérées par les douanes comme des cartes-mères. Plus récemment, Trump a demandé l’ouverture d’une enquête sur les importations de bois, une décision qui est largement interprétée comme une nouvelle atteinte à l’USMCA et aux intérêts du Canada 15. Des droits de douanes sur les produits pharmaceutiques 16, les voitures et les produits agricoles 17 ont également été mentionnés par Trump. Donald Trump a pour habitude de critiquer la façon « très injuste » dont les États-Unis seraient traités par leurs partenaires commerciaux. Il a notamment mentionné à plusieurs reprises la différence entre les droits de douane appliqués par les États-Unis sur les voitures, qui s’élèvent à 2,5 %, tandis que l’Union européenne applique un taux de 10 %. La Commission européenne a fait remarquer à ce sujet qu’aux États-Unis, les pick-ups représentent la majorité des ventes automobiles — et que leurs importations sont taxées à 15 %… Cette préoccupation pour le caractère « injuste » des politiques tarifaires de ses partenaires s’est traduite, le 13 février 2025, par la publication d’un mémorandum sur le commerce « juste et réciproque » qui vise à réduire le déficit commercial américain en s’attaquant aux domaines dans lesquels il existe un tel différentiel de taux de droits de douane en défaveur des États-Unis. Il mentionne également « impôts injustes, discriminatoires et extraterritoriaux », en citant explicitement la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) mais également les mesures non tarifaires, les subventions et la manipulation des taux de change 18. Un second mémorandum a également été publié pour enquêter sur les taxes sur les services numériques adoptées par des pays étrangers (la France, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Turquie et le Royaume-Uni sont mentionnés), mais également sur les réglementations jugées discriminatoires. Ce faisant, il rejoint la politique commerciale traditionnelle des États-Unis. Le représentant spécial des États-Unis pour le Commerce produit ainsi chaque année un rapport sur les barrières commerciales 19 et a pour mission de veiller à leur réduction. Mais la remise en question du système de la nation la plus favorisée, qui aboutit par essence à des différences de droits de douanes entre les deux parties à un échange, et l’assaut porté contre la TVA font toute la spécificité de la politique actuelle. Le Mémorandum prévoit que le Secrétaire au Commerce et le Représentant spécial au Commerce commanditent des enquêtes sur les dommages provoqués par les pratiques étrangères. Des conclusions doivent être rendues dans les 180 jours et doivent s’accompagner de mesures correctrices. Reste à savoir quelle sera la nature de ces mesures. Un véritable système de droits de douanes réciproques semble en effet peu envisageable puisqu’il soumettrait la politique commerciale américaine aux décisions de ces partenaires et qu’il serait probablement très complexe à mettre en œuvre (il existe environ 200 pays dans le monde et plus de 5000 lignes douanières). [Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump] La volonté de transformer les relations économiques et commerciales des États-Unis est partagée par plusieurs des principaux conseillers économiques de Donald Trump. Déjà influents dans la première administration Trump, Peter Navarro, qui fut Directeur du bureau du commerce et de l’industrie de la Maison Blanche de 2017 à 2021 et Robert Lighthizer, qui occupait alors la fonction de Représentant spécial des États-Unis pour le Commerce, partagent la volonté de réduire le déficit commercial américain en mettant en place des barrières douanières plus élevées. Pour mieux comprendre la stratégie envisagée dans les couloirs de la Maison-Blanche, on peut se reporter à l’analyse publiée en novembre 2024 par Stephen Miran, dans ses fonctions précédentes au sein du fonds d’investissement Hudson Bay Capital. Celui qui est aujourd’hui directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison-Blanche cherchait alors à exposer à ses clients ce qu’il anticipe comme les actions probables de la part de la future administration Trump. Son analyse consiste à dire que c’est la surévaluation du dollar qui conduit à la désindustrialisation des États-Unis. Cette surévaluation est elle-même liée au statut du dollar et des bons du Trésor américain comme monnaie et actif de réserve mondiaux. Conscient de l’avantage géopolitique que représente cette situation, et en accord avec l’option exprimée par le Président Trump, il ne souhaite pas abandonner le rôle spécial du dollar. Pour parvenir à une dépréciation du dollar, tout en respectant cette contrainte, il prévoit une stratégie en deux étapes. La première consiste à mettre en place des droits de douane pour réindustrialiser les États-Unis. Selon Miran, l’exemple de 2018-2020 montre que les consommateurs américains ne devraient pas en pâtir et qu’un droit de douane provoque une appréciation du dollar — si tel est le cas, il n’aurait pourtant pas d’impact sur la compétitivité des États-Unis et donc sur la réindustrialisation… Ces droits de douane devraient dans un second temps jouer un rôle de levier de négociation pour obtenir une dépréciation coordonnée du dollar. Il s’agit de mettre en place les « accords de Mar-a-Lago » — version moderne des accords du Plaza. Cette stratégie s’inscrit dans une vision impérialiste. À le lire, il n’est pas clair si l’objectif de Miran est de réindustrialiser les États-Unis et réduire le déficit commercial — ce qui devra, à un moment ou à un autre, nécessiter que les États-Unis consomment moins et produisent plus — ou s’il s’agit plutôt de mettre en place tribut, sous la forme d’une évolution des termes de l’échange au détriment des partenaires des États-Unis ou d’un financement à faible prix de la dette américaine, à travers des bons du trésor à 100 ans et à faible taux. Sur cette stratégie et ses fragilités, nous renvoyons à l’analyse de Federico Fubini parue dans ces pages. Si les États-Unis restent la première puissance économique mondiale — tout du moins en dollars courants — l’image est différente pour la seule production manufacturière. Ils font partie des pays occidentaux dans lesquels la désindustrialisation a été la plus prononcée avec la France et le Royaume-Uni. La part de l’industrie manufacturière dans le PIB passe en dessous de 15 % dès 2001 et représente aujourd’hui 11 % du PIB et 8 % de l’emploi. La production manufacturière américaine est restée stable en volume depuis le début des années 2000 20. La différence entre la consommation de biens des résidents américains et la production est devenue de plus en plus importante et le département du Commerce distingue, dans ses estimations de la part de contenu américain dans la consommation finale, une tendance baissière. En 2023, seuls 52 % de la valeur des biens achetés par les Américains relèveraient de la production domestique selon les calculs du Département du Commerce 21. La Chine est donc devenue, pour citer Richard Baldwin, « la seule superpuissance manufacturière » avec une valeur ajoutée qui est plus du double de celle des États-Unis. Cette situation est désormais perçue comme problématique par une partie importante des élites américaines. Tout d’abord d’un point de vue social en raison de l’impact de la désindustrialisation sur les revenus et la vie sociale et politique dans la Rust Belt. Mais également en matière de sécurité économique et de sécurité nationale. La part immense prise par la Chine dans la production manufacturière (31 % en 2023) et dans le commerce mondial de biens (17,6 % des exportations et 12,7 % des importations de biens en 2022 22) conduit au développement d’interdépendances asymétriques, la Chine étant devenue le fournisseur quasi monopolistique d’un grand nombre de biens. Le CEPII a ainsi analysé les importations des grandes puissances, en identifiant les biens relevant de secteurs stratégiques, dont les sources d’importations sont concentrées et dont les exportations sont également concentrées au niveau mondial et qui sont difficilement substituables par la production interne. Il en ressort que les États-Unis et l’Union sont bien plus dépendantes de la Chine que l’inverse 23. Cela a également un impact en matière de défense. L’attention s’est ainsi récemment portée sur l’industrie navale américaine. Les États-Unis ne construisent plus que très peu de navires de commerce : en 2022, il n’y a que 5 navires en construction aux États-Unis — contre 1794 en Chine 24. Si les États-Unis sont déficitaires en matière d’échanges de biens, ils affichent un important excédent dans les échanges de services, qui vient significativement réduire le déficit commercial bilatéral. L’Union est un débouché important pour les fournisseurs américains de services financiers, de conseil en management, ou de services numériques. Les exportations vers l’Union représentent un quart des exportations de services américaines, soit 260 milliards de dollars, ce qui se traduit par un excédent de 76 milliards de dollars. Les statistiques d’Eurostat identifient un volume significativement plus important d’échanges, et un déficit encore supérieur de l’Union, à 108 milliards d’euros. Une fois les échanges de services pris en compte, le déficit commercial bilatéral baisse d’un tiers à la moitié. Cependant, les échanges directs transatlantiques de services ne constituent pas la principale voie par laquelle les entreprises et travailleurs américains bénéficient de leur accès au marché européen. La majorité des transactions est en effet réalisée entre les filiales européennes des entreprises américaines et les consommateurs et entreprises européens. En 2022, ces filiales ont réalisé un chiffre d’affaires de 2200 milliards de dollars et emploient 3,5 millions d’Européens. Ces sociétés permettent à leurs actionnaires américains de profiter de dividendes substantielles et d’autres revenus sous forme de commerce de services (paiement de management fees ou pour l’utilisation de la propriété intellectuelle de la firme parente). Dans le domaine de la tech, si important aux yeux de l’administration Trump, ces filiales servent de conduit pour les revenus réalisés en Europe. Très souvent ce sont les filiales irlandaises, qui disposent de licences sur les technologies de la maison-mère, qui réalisent le chiffre d’affaires. En 2023, les exportations irlandaises de services informatiques se sont ainsi élevées à 228 milliards d’euros, dont la moitié à destination de l’Europe. Les revenus sont ensuite reversés aux États-Unis en tant que rémunération pour l’usage de la propriété intellectuelle (116 milliards d’euros en 2023), de services professionnels (51 milliards d’euros) ou de dividendes (74 milliards de d’euros en 2023). Cette dépendance des États-Unis au marché intérieur des services, notamment numériques, de l’Union aura des répercussions sur les négociations futures avec l’administration Trump. La création de l’instrument anti-coercition, qui confère à la Commission le pouvoir d’activer un large éventail de mesures de rétorsion, dont certaines ciblées explicitement sur les importations de services et la propriété intellectuelle des acteurs étrangers, la dote d’un pouvoir d’agir important. Depuis 2018, les exportations chinoises se sont redirigées vers les marchés qui lui restaient plus ouverts, mais les évolutions restent mesurées. Toutefois, le renforcement massif des barrières douanières américaines pourrait accélérer le mouvement de découplage entre les deux premières économies mondiales. Si tel était bien le cas, se pose la question de l’impact que cela aurait sur le système économique et commercial mondial. Depuis que la politique macroéconomique chinoise a connu une réorientation de l’épargne immobilière vers l’industrie, les capacités de production connaissent un accroissement rapide, ce qui fait dire à de nombreux observateurs que la Chine dispose de capacités excessives. Cette surproduction se déversait sur les marchés extérieurs, fragilisant les industriels étrangers qui n’opèrent pas sous une « contrainte de crédit lâche » : les entreprises qui sont actives dans les secteurs jugés stratégiques par le Parti peuvent rester en activité même si elles ne sont pas rentables grâce à des prêts des banques publiques ou des injonctions de capitaux par les différentes strates administratives. L’augmentation rapide des exportations de véhicules, en premier lieu de véhicules électriques, est sans doute l’exemple le plus frappant de cette nouvelle dynamique exportatrice chinoise. Celle-ci a déjà provoqué des premières réactions. En Europe, la Commission a mis en place, à l’été 2024, des droits de douane pour contrebalancer l’effet des subventions reçues par les producteurs chinois (Nio, BYD, SAIC, etc.). Si la politique économique de l’administration Trump réussissait à réduire le déficit commercial américain — que ce soit grâce à l’effet direct des droits de douane ou parce que sa politique de réduction des effectifs de la fonction publique et l’incertitude qu’elle fait subir aux agents économiques pourraient conduire à une réduction de la consommation — le reste du monde pourrait perdre une soupape de sécurité face à la pression que fait peser l’économie chinoise sur le secteur manufacturier mondial. Le second « choc chinois » pourrait alors se montrer plus déstabilisant encore sur l’économie et le corps social. L’article Changer la mondialisation par les tarifs : 10 points après les dernières annonces de Trump est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 6354 mots
1 — Lors de son Premier mandat, Donald Trump a mis en place plusieurs paquets de mesures douanières
2 — Selon la plupart des économistes, ces augmentations de droit de douanes ont pesé sur le pouvoir d’achat et les emplois des citoyens américains
3 — La guerre commerciale vis-à-vis de la Chine, poursuivie par l’administration Biden, a conduit à une réduction des échanges directs entre Pékin et Washington
4 — Une analyse plus fine du commerce mondial montre que la production chinoise a continuée — par des voies détournés — à se diriger vers les États-Unis
5 — Les nouvelles mesures annoncées depuis le 20 janvier sont bien plus radicales que ce qui a pu être mis en œuvre entre 2018 et 2020
6 — La rhétorique de l’administration Trump évolue entre le protectionnisme assumé et la reprise du discours classique des États-Unis sur l’ouverture des marchés étrangers
7 — La nouvelle offensive commerciale de Donald Trump s’inscrit dans une volonté plus globale de réorganiser le commerce mondial en faveur des États-Unis
8 — La reconnaissance de la dégradation de la puissance manufacturière américaine au cœur de la stratégie Trump
9 — Face à cette offensive, l’Europe peut s’appuyer sur la forte dépendance des grandes entreprises américaines — notamment celles des services — envers son marché intérieur
10 — La fermeture du marché américain pourrait encore accroître la pression que la politique industrielle et commerciale chinoise fait peser sur l’Europe
26.02.2025 à 12:59
Alors que le choc provoqué par le retour au pouvoir de Donald Trump continue de secouer le monde, la Commission européenne a réaffirmé cette semaine son engagement en faveur de l’action climatique, en confirmant sa volonté de faire avancer rapidement l’objectif ambitieux de réduction des émissions de 90 % d’ici 2040 et en lançant son très attendu Clean Industrial Deal.
C’est une bonne nouvelle pour l’Europe.
La décarbonation représente en effet le seul moyen structurel de réduire ses coûts énergétiques et d’accroître sa sécurité énergétique dans un contexte international de plus en plus instable.
C’est aussi une bonne nouvelle pour l’industrie propre européenne.
La stabilité et la prévisibilité réglementaires sont en effet essentielles pour favoriser les investissements. Cette dimension est encore plus importante aujourd’hui qu’auparavant en Europe compte tenu des nouvelles incertitudes créées dans le secteur aux États-Unis par le démantèlement attendu par le président Trump des politiques de technologies propres mises en place par l’administration Biden, et de la nouvelle fenêtre d’opportunité que cela ouvre pour l’Europe.
Les lecteurs attentifs du rapport Draghi et de la boussole de compétitivité récemment publiée ne seront pas surpris par les principales dispositions du Clean Industrial Deal. Dans l’ensemble, elles sont conformes au diagnostic du problème et aux principales solutions proposées.
Avec l’objectif de créer un modèle économique convaincant pour la transformation industrielle propre, le Clean Industrial Deal se concentre sur six leviers commerciaux : l’énergie peu chère, les marchés pilotes, le financement, la recyclabilité et l’accès aux matériaux critiques, les marchés mondiaux et les partenariats, les compétences.
Parmi le large éventail de sujets abordés par la stratégie, trois éléments principaux se distinguent comme ses piliers clefs : l’électrification, les marchés et les investissements.
Tout d’abord, le Clean Industrial Deal identifie à juste titre le principal problème énergétique de l’Europe — sa dépendance aux importations de combustibles fossiles — et la voie à suivre pour y remédier — l’électrification accélérée à poursuivre efficacement par le biais d’une véritable Union de l’énergie.
Pour mener à bien cet agenda, il prévoit l’adoption d’un ensemble complet d’initiatives au cours des prochains mois, allant de nouvelles actions visant à favoriser l’électrification industrielle à une nouvelle incitation des États membres à réduire les taxes sur l’électricité — qui va de nouvelles interventions pour moderniser le réseau électrique européen à la simplification des procédures d’autorisation pour les projets d’énergie propre et de décarbonation industrielle.
La volonté de mobiliser tous les leviers possibles pour bifurquer est forte, mais l’efficacité de ces mesures dépendra de la coordination européenne et de leur mise en œuvre en temps utile.
Le Clean Industrial Deal semble être à cet égard moins optimiste que le rapport Draghi sur la fourniture d’un soutien inconditionnel aux industries à forte intensité énergétique. Toutefois, compte tenu des contraintes budgétaires actuelles, des questions de répartition sont susceptibles d’émerger et il sera donc important de veiller à ce que tout soutien apporté aux prix de l’électricité industrielle soit conditionné aux efforts de décarbonation et ne se fasse pas au détriment des ménages.
Le Clean Industrial Deal mise aussi sur les marchés publics comme moteur d’une industrialisation propre.
Il s’agit là d’un outil puissant, dont le potentiel reste largement inexploité bien qu’il représente un marché d’environ 2 000 milliards d’euros par an. Toutefois, pour obtenir des résultats significatifs, il faudra procéder à un calibrage minutieux. De nombreux pays sont réticents à l’idée d’inclure des critères autres que le prix dans leurs appels d’offres publics en raison de capacités administratives limitées ou de préoccupations liées aux risques de corruption. Par conséquent, les règles doivent être simples et les critères de résilience et de durabilité basés sur des références claires. La question des coûts doit également être dûment prise en compte, car l’introduction de critères de résilience et de durabilité tout en permettant aux pouvoirs adjudicateurs de ne pas en tenir compte lorsque la différence de coût est supérieure à 20 %, comme dans le Net Zero Industry Act, pourrait nuire à leur efficacité. Si cela est considéré comme stratégique, les gouvernements doivent consentir une prime plus élevée, qui diminuerait de toute façon avec le temps à mesure que les produits se multiplient.
Enfin, étant donné que l’Europe est susceptible d’augmenter considérablement ses dépenses de défense, les critères de durabilité et de résilience peuvent également être pris en compte dans ce domaine, compte tenu de sa forte dépendance à l’égard des matériaux de base au cœur de la défense, tels que l’acier, l’aluminium et les produits chimiques.
Enfin, le Clean Industrial Deal propose un ensemble de nouvelles initiatives visant à débloquer des investissements dans la décarbonation industrielle et la fabrication de technologies propres en amont du budget de l’Union pour 2027 :
Ces mesures sont les bienvenues, car il aurait été impossible de faire avancer le processus d’industrialisation propre sans de nouvelles ressources publiques dédiées.
Néanmoins, trois questions d’importance cruciale restent en suspens : les aides d’État, l’échelle mondiale et la gouvernance.
Tout d’abord, le Clean Industrial Deal prévoit l’adoption d’un nouveau cadre d’aides d’État pour une industrie propre d’ici l’été afin de simplifier les règles et de raccourcir les procédures pour les projets de décarbonation industrielle et de fabrication de technologies propres, en particulier s’ils ont fait l’objet d’un appel à projets de l’Union. La mise en œuvre réussie de ce cadre permettrait de remédier à l’une des principales faiblesses de l’Europe par rapport à des initiatives telles que l’Inflation Reduction Act aux États-Unis. Accélérer les aides d’État, les rendre plus propices à la décarbonation et plus européennes représenterait sans doute un tremplin essentiel pour le processus d’industrialisation propre de l’Europe.
Par ailleurs, si le document réaffirme le rôle clef des partenariats pour le commerce et les investissements propres (Clean Trade and Investment Partnerships) dans le renforcement de la résilience des chaînes d’approvisionnement industrielles propres, peu de détails sont fournis sur la manière dont ces nouvelles initiatives seront concrètement structurées, en particulier en ce qui concerne l’externalisation complexe de la fabrication de produits intermédiaires à forte intensité énergétique. L’approche actuelle de l’Union dans ce domaine restant fragmentée, une approche plus globale de la collaboration industrielle propre de l’Union avec les pays tiers — couvrant l’énergie propre, les matières premières critiques, le commerce et les investissements dans les technologies propres — est nécessaire.
Enfin, la gouvernance est une dimension totalement absente du Clean Industrial Deal.
Pour atteindre les objectifs d’électrification énoncés dans la stratégie, une gouvernance plus forte de l’Union de l’énergie serait pourtant nécessaire pour assurer un développement paneuropéen coordonné et efficace des sources d’énergie renouvelables, des réseaux et des solutions de flexibilité. Dans la mesure où la coordination — tant au niveau de l’Union qu’entre l’Union et les États membres — représente le principal défi pour la mise en œuvre d’une politique industrielle européenne efficace, on peut s’étonner d’une telle absence. Et ce d’autant plus si l’on considère que, contrairement aux recommandations de la doctrine Draghi, une part importante du financement public du Clean Industrial Act devrait provenir d’aides d’État nationales plutôt que d’un financement centralisé au niveau de l’Union. Si l’on ne veut pas compromettre la mise en œuvre efficace de la stratégie dans les mois et les années à venir, cette question devrait être confrontée avec sérieux — à travers une meilleure coordination des aides d’État dans les nouveaux projets importants d’intérêt commun européen, par exemple au sein d’un cadre de discussion dédié avec les États membres.
L’article Clean Industrial Deal : 5 points sur le nouveau plan de la Commission pour relancer la compétitivité par l’industrie verte est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Alors que le choc provoqué par le retour au pouvoir de Donald Trump continue de secouer le monde, la Commission européenne a réaffirmé cette semaine son engagement en faveur de l’action climatique, en confirmant sa volonté de faire avancer rapidement l’objectif ambitieux de réduction des émissions de 90 % d’ici 2040 et en lançant son très attendu Clean Industrial Deal. C’est une bonne nouvelle pour l’Europe. La décarbonation représente en effet le seul moyen structurel de réduire ses coûts énergétiques et d’accroître sa sécurité énergétique dans un contexte international de plus en plus instable. C’est aussi une bonne nouvelle pour l’industrie propre européenne. La stabilité et la prévisibilité réglementaires sont en effet essentielles pour favoriser les investissements. Cette dimension est encore plus importante aujourd’hui qu’auparavant en Europe compte tenu des nouvelles incertitudes créées dans le secteur aux États-Unis par le démantèlement attendu par le président Trump des politiques de technologies propres mises en place par l’administration Biden, et de la nouvelle fenêtre d’opportunité que cela ouvre pour l’Europe. Les lecteurs attentifs du rapport Draghi et de la boussole de compétitivité récemment publiée ne seront pas surpris par les principales dispositions du Clean Industrial Deal. Dans l’ensemble, elles sont conformes au diagnostic du problème et aux principales solutions proposées. Avec l’objectif de créer un modèle économique convaincant pour la transformation industrielle propre, le Clean Industrial Deal se concentre sur six leviers commerciaux : l’énergie peu chère, les marchés pilotes, le financement, la recyclabilité et l’accès aux matériaux critiques, les marchés mondiaux et les partenariats, les compétences. Parmi le large éventail de sujets abordés par la stratégie, trois éléments principaux se distinguent comme ses piliers clefs : l’électrification, les marchés et les investissements. Tout d’abord, le Clean Industrial Deal identifie à juste titre le principal problème énergétique de l’Europe — sa dépendance aux importations de combustibles fossiles — et la voie à suivre pour y remédier — l’électrification accélérée à poursuivre efficacement par le biais d’une véritable Union de l’énergie. Pour mener à bien cet agenda, il prévoit l’adoption d’un ensemble complet d’initiatives au cours des prochains mois, allant de nouvelles actions visant à favoriser l’électrification industrielle à une nouvelle incitation des États membres à réduire les taxes sur l’électricité — qui va de nouvelles interventions pour moderniser le réseau électrique européen à la simplification des procédures d’autorisation pour les projets d’énergie propre et de décarbonation industrielle. La volonté de mobiliser tous les leviers possibles pour bifurquer est forte, mais l’efficacité de ces mesures dépendra de la coordination européenne et de leur mise en œuvre en temps utile. Le Clean Industrial Deal semble être à cet égard moins optimiste que le rapport Draghi sur la fourniture d’un soutien inconditionnel aux industries à forte intensité énergétique. Toutefois, compte tenu des contraintes budgétaires actuelles, des questions de répartition sont susceptibles d’émerger et il sera donc important de veiller à ce que tout soutien apporté aux prix de l’électricité industrielle soit conditionné aux efforts de décarbonation et ne se fasse pas au détriment des ménages. Le Clean Industrial Deal mise aussi sur les marchés publics comme moteur d’une industrialisation propre. Il s’agit là d’un outil puissant, dont le potentiel reste largement inexploité bien qu’il représente un marché d’environ 2 000 milliards d’euros par an. Toutefois, pour obtenir des résultats significatifs, il faudra procéder à un calibrage minutieux. De nombreux pays sont réticents à l’idée d’inclure des critères autres que le prix dans leurs appels d’offres publics en raison de capacités administratives limitées ou de préoccupations liées aux risques de corruption. Par conséquent, les règles doivent être simples et les critères de résilience et de durabilité basés sur des références claires. La question des coûts doit également être dûment prise en compte, car l’introduction de critères de résilience et de durabilité tout en permettant aux pouvoirs adjudicateurs de ne pas en tenir compte lorsque la différence de coût est supérieure à 20 %, comme dans le Net Zero Industry Act, pourrait nuire à leur efficacité. Si cela est considéré comme stratégique, les gouvernements doivent consentir une prime plus élevée, qui diminuerait de toute façon avec le temps à mesure que les produits se multiplient. Enfin, étant donné que l’Europe est susceptible d’augmenter considérablement ses dépenses de défense, les critères de durabilité et de résilience peuvent également être pris en compte dans ce domaine, compte tenu de sa forte dépendance à l’égard des matériaux de base au cœur de la défense, tels que l’acier, l’aluminium et les produits chimiques. Enfin, le Clean Industrial Deal propose un ensemble de nouvelles initiatives visant à débloquer des investissements dans la décarbonation industrielle et la fabrication de technologies propres en amont du budget de l’Union pour 2027 : Ces mesures sont les bienvenues, car il aurait été impossible de faire avancer le processus d’industrialisation propre sans de nouvelles ressources publiques dédiées. Néanmoins, trois questions d’importance cruciale restent en suspens : les aides d’État, l’échelle mondiale et la gouvernance. Tout d’abord, le Clean Industrial Deal prévoit l’adoption d’un nouveau cadre d’aides d’État pour une industrie propre d’ici l’été afin de simplifier les règles et de raccourcir les procédures pour les projets de décarbonation industrielle et de fabrication de technologies propres, en particulier s’ils ont fait l’objet d’un appel à projets de l’Union. La mise en œuvre réussie de ce cadre permettrait de remédier à l’une des principales faiblesses de l’Europe par rapport à des initiatives telles que l’Inflation Reduction Act aux États-Unis. Accélérer les aides d’État, les rendre plus propices à la décarbonation et plus européennes représenterait sans doute un tremplin essentiel pour le processus d’industrialisation propre de l’Europe. Par ailleurs, si le document réaffirme le rôle clef des partenariats pour le commerce et les investissements propres (Clean Trade and Investment Partnerships) dans le renforcement de la résilience des chaînes d’approvisionnement industrielles propres, peu de détails sont fournis sur la manière dont ces nouvelles initiatives seront concrètement structurées, en particulier en ce qui concerne l’externalisation complexe de la fabrication de produits intermédiaires à forte intensité énergétique. L’approche actuelle de l’Union dans ce domaine restant fragmentée, une approche plus globale de la collaboration industrielle propre de l’Union avec les pays tiers — couvrant l’énergie propre, les matières premières critiques, le commerce et les investissements dans les technologies propres — est nécessaire. Enfin, la gouvernance est une dimension totalement absente du Clean Industrial Deal. Pour atteindre les objectifs d’électrification énoncés dans la stratégie, une gouvernance plus forte de l’Union de l’énergie serait pourtant nécessaire pour assurer un développement paneuropéen coordonné et efficace des sources d’énergie renouvelables, des réseaux et des solutions de flexibilité. Dans la mesure où la coordination — tant au niveau de l’Union qu’entre l’Union et les États membres — représente le principal défi pour la mise en œuvre d’une politique industrielle européenne efficace, on peut s’étonner d’une telle absence. Et ce d’autant plus si l’on considère que, contrairement aux recommandations de la doctrine Draghi, une part importante du financement public du Clean Industrial Act devrait provenir d’aides d’État nationales plutôt que d’un financement centralisé au niveau de l’Union. Si l’on ne veut pas compromettre la mise en œuvre efficace de la stratégie dans les mois et les années à venir, cette question devrait être confrontée avec sérieux — à travers une meilleure coordination des aides d’État dans les nouveaux projets importants d’intérêt commun européen, par exemple au sein d’un cadre de discussion dédié avec les États membres. L’article Clean Industrial Deal : 5 points sur le nouveau plan de la Commission pour relancer la compétitivité par l’industrie verte est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 1699 mots
1 — Un modèle économique pour la transformation industrielle de l’Europe
2 — L’électrification : premier levier de la bifurcation
3 — Mobiliser stratégiquement les marchés
4 — Débloquer les investissements
5 — Les trois limites que la Commission devra affronter
24.02.2025 à 13:12
Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe
Cela fait aujourd’hui trois ans que la rédaction est mobilisée pour essayer de couvrir et de penser la guerre du siècle où nous vivons — au cœur de l’Europe, la plus violente et la plus transformatrice. Depuis le 24 février 2022, nous avons publié plus de 400 analyses tactiques du front et près d’un millier de cartes et graphiques. Ce travail est mené de manière indépendante grâce à vous, nos lectrices et lecteurs. Si vous souhaitez contribuer à notre développement, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
À l’heure où s’engage entre les États-Unis et la Russie une négociation à l’issue incertaine, où un défaitisme inquiétant semble prendre le dessus en Europe, il faut parvenir à regarder avec lucidité et réalisme les intentions et les motivations profondes du président russe.
C’est pour nous une question stratégique existentielle. Pour cela il faut dégager les biais d’analyse et les vœux pieux qui prévalaient il y a trois ans, à la veille de l’invasion, quand nombre d’experts des relations internationales affirmaient que l’armée russe n’envahirait pas l’Ukraine. Jugeant des intentions adverses à l’aune de leur propre rationalité, ils en voulaient pour preuve qu’elle n’en avait pas les moyens et que le Kremlin n’y avait de toute façon pas intérêt. Ils estimaient aussi que la posture russe était par nature défensive et réactive et non offensive et agressive.
De même, il est tentant — et rassurant — aujourd’hui de tenir pour acquis que le Kremlin voudrait mettre fin à la guerre en Ukraine et qu’il pourrait se satisfaire d’un arrangement reconnaissant la souveraineté russe sur les territoires conquis depuis 2014. L’argumentaire est en apparence tout aussi raisonnable : la Russie aurait intérêt à mettre fin à la guerre car sa situation macroéconomique se dégrade et que l’armée russe n’a plus les moyens de soutenir la même intensité de combat ; elle aurait, de plus, déjà essuyé une défaite stratégique en raison de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, de sa perte d’influence dans l’espace post-soviétique et de sa dépendance sans précédent à la Chine.
Un examen approfondi de la Russie — des positionnements du président russe et des figures qui définissent aujourd’hui la doctrine du Kremlin — suggère plutôt le contraire.
Il y a lieu de douter de la possibilité d’un règlement rapide du conflit en Ukraine et d’un retour durable à la paix en Europe. Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine — de même que les actions subversives en Europe — n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent. L’armée russe a certes subi une très forte attrition en hommes et en matériels en 2024, mais elle conserve des capacités de régénération et l’ascendant sur le champ de bataille.
Le Kremlin se sert de la guerre non pas seulement pour conquérir et subjuguer l’Ukraine, mais pour militariser la société russe et transformer l’ordre mondial. Voudra-t-il interrompre cette machine de guerre sur laquelle reposent ses grands desseins, les investissements dans l’appareil de défense et un nouveau « contrat social » fondé sur la mobilisation permanente ? Les paramètres économiques, militaires et socio-politiques que nous prenons ensemble dans cette étude montrent tous que l’effort militaire — et donc le danger — s’inscrivent dans la durée. Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans 1.
Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent.
Céline Marangé
Avant d’examiner les intentions du Kremlin, voyons d’abord dans quelle mesure ses moyens sont contraints et si les obstacles rencontrés sont assez graves pour infléchir sa volonté.
L’état de l’économie russe suscite des débats : des fragilités macroéconomiques sont apparues ces derniers mois, sans que soit remise en cause la priorité accordée à la défense et à l’effort de guerre, de sorte qu’on peut s’interroger sur la soutenabilité du modèle. Une autre difficulté tient au manque de fiabilité des sources et à la manipulation des données statistiques.
L’économie russe a bien mieux résisté aux sanctions que prévu. Après avoir subi une contraction de 1,9 % en 2022, le PIB russe a connu un rebond important dès l’année suivante. Sa croissance était de 4,1 % en 2023 et en 2024 d’après Rosstat, l’agence publique russe de statistiques. En 2022, une forte hausse des prix du pétrole a permis de dégager près de 200 milliards de dollars d’excédent budgétaire, alors que le coût de la guerre était estimé à 150 milliards de dollars par an 2. Depuis, les revenus tirés de la vente des hydrocarbures se sont réduits, notamment en raison des sanctions, même s’ils restent significatifs. Après avoir atteint le chiffre record de 590 milliards de dollars en 2022, ils s’établissaient en 2024 à 113,2 milliards de dollars (11,13 trillions de roubles au taux de change de janvier 2025) 3.
Les choix budgétaires opérés à l’automne 2024 indiquent clairement que la priorité est à la poursuite de la guerre. Il est prévu que le budget de la défense augmente de 25 % en 2025 par rapport à 2024 ; il dépassera la somme des dépenses allouées à la politique sociale, à la santé, à l’éducation et au soutien de l’économie 4. En 2025, 8 % du PIB sera consacré à la défense et à la sécurité nationale. Les dépenses de défense stricto sensu (sans la sécurité nationale) représenteront environ 137 milliards de dollars (13,5 trillions de roubles, contre 4,7 trillions de roubles en 2022).
La Russie présente un taux d’endettement plutôt bas. La dette du gouvernement fédéral ne dépassait pas 13 % en 2024 — par comparaison, la dette publique de la France se montait, l’an dernier, à 112 % du PIB. La dette extérieure russe représentait 1,4 % du PIB en 2024 5. De sources russes, le budget fédéral a connu un déficit de 1,7 % du PIB en 2024 (contre 6,1 % du PIB en France qui n’est pas en guerre). Cela dit, il est difficile à la Russie de financer un déficit même faible. Récemment, plusieurs indicateurs se sont dégradés : le rouble a décroché ; l’inflation est forte, supérieure aux 9,5 % déclarés officiellement ; les taux directeurs ont été relevés à 21 % pour tenter de juguler l’inflation ; les taux de crédit immobilier peuvent dépasser 30 %. Cette situation a suscité de la part d’hommes d’affaires influents des critiques acerbes à l’encontre de la directrice de la Banque centrale, Elvira Nabioullina, auparavant encensée. Sergueï Tchemezov, le directeur du conglomérat de défense Rostec, un ancien agent du KGB proche du président russe, a même mis en garde contre la possible faillite de nombreuses entreprises 6.
Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans.
Céline Marangé
Parmi les économistes, les avis divergent sur l’interprétation à donner à ces mauvais chiffres. Certains estiment que les sanctions commencent à porter leurs fruits et que l’économie russe pourrait bientôt entrer en stagflation, en raison de sa dépendance aux importations et du coût du crédit. D’autres, sans minimiser les difficultés, soulignent sa résilience aux chocs extérieurs, attribuée à son faible taux d’endettement, à ses capacités de financement interne, à la baisse de la part des hydrocarbures dans les revenus fiscaux du gouvernement fédéral, mais aussi à la vitalité du secteur privé et à l’augmentation du nombre d’entreprises depuis 2022 7. Dans ces conditions d’incertitude, il est prudent de considérer que ces difficultés ne sont pas de nature à modifier à court terme le calcul du Kremlin sur la guerre en Ukraine et que l’économie russe reste assez robuste pour porter l’effort de guerre pendant encore plusieurs années.
La guerre a par ailleurs constitué un effet d’aubaine pour beaucoup de Russes. Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province. Cet afflux d’argent a provoqué un boom de la construction dans des contrées pauvres et reculées 8. Aussi les autorités peuvent-elles craindre le contrecoup social d’une démobilisation rapide. Parmi les élites, les conséquences de la guerre ont également présenté des opportunités d’enrichissement. Près de 1 000 entreprises occidentales ont quitté la Russie après 2022 9. En représailles des sanctions occidentales, les autorités russes les ont empêchées de vendre leurs actifs à plus de 5 % du prix réel ; beaucoup ont même dû les céder pour un rouble symbolique 10. Le média russe indépendant The Bell a recensé les 100 rachats d’entreprises occidentales les plus lucratifs et classé les 41 plus gros acquéreurs : parmi eux figurent des proches du président russe, mais aussi des personnes peu en vue, devenues milliardaires en dollars grâce à la guerre en Ukraine.
Ces expropriations rendent la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux sinon irréversible du moins durable ; elles obèrent, en plus, la capacité de Moscou à attirer des investisseurs.
Les investissements directs étrangers en Russie ont atteint, en 2024, leur plus bas niveau depuis quinze ans, y compris venant de « pays amis » comme la Chine, en raison de la crainte qu’inspirent les sanctions secondaires américaines. Leur levée, dans le cadre de la négociation russo-américaine, donnerait un certain répit à l’économie russe.
Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province.
Céline Marangé
La volte-face de Washington en faveur de Moscou et la suspension probable de l’aide militaire américaine à l’Ukraine accentuent la différence de profondeur stratégique entre les deux belligérants. Les ressources financières, matérielles et humaines dont dispose Moscou sont supérieures à celles de Kyiv — à moins que les Européens augmentent encore leur soutien. Reste à savoir si elles suffisent pour envisager, après une pause opérationnelle, une nouvelle attaque d’ampleur sur l’Ukraine ou encore une guerre contre l’OTAN dans quelques années.
Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat. Elle fait un usage massif et indiscriminé des feux sur le front, tout en multipliant les attaques sur l’arrière, dans une stratégie assumée de terreur à l’égard des civils ukrainiens et de pression vis-à-vis des autorités ukrainiennes et des partenaires internationaux de l’Ukraine. Depuis le mois de mars 2024, des milliers de bombes planantes, dont le guidage est amélioré par des drones de reconnaissance, ont été utilisées pour détruire les infrastructures critiques ukrainiennes, entrainant des alertes permanentes, des coupures d’électricité et un ralentissement marqué de l’activité économique. Touché par plus de 1 000 attaques depuis 2022, le réseau électrique dépend désormais à 70 % de trois centrales nucléaires et menacerait de s’effondrer 11.
La Russie, pays de 140 millions d’habitants, déploie désormais 570 000 hommes sur le terrain ukrainien, contre 150 000 au début de son invasion. De sources officielles, l’Ukraine, pays d’aujourd’hui 22 millions d’habitants, dispose pour sa part d’une armée de 880 000 hommes 12. Les pertes humaines et matérielles sont colossales des deux côtés. Mark Rutte, le nouveau secrétaire général de l’OTAN, estime que le nombre de tués et de blessés a dépassé le million. En 2024, année particulièrement meurtrière, la moyenne mensuelle des personnels militaires mis hors de combat se situait entre 30 000 et 35 000 hommes pour chaque camp. Il existe plusieurs méthodes pour évaluer les pertes, aucune n’étant parfaitement fiable : on peut les déduire du nombre de matériels perdus sur le champ de bataille, recenser les avis de décès ou calculer la surmortalité des hommes dans l’enregistrement des testaments.
Selon l’expert militaire russe Pavel Luzin, l’armée russe comptait, en janvier 2025, 700 000 tués, blessés et portés disparus ; les pertes irréversibles (morts et blessés graves qui ne reviendront pas au combat) se montaient à 400 000. Parmi eux, on comptait 5 400 officiers tués, en majorité des officiers subalternes d’un grade équivalent à lieutenant ou capitaine dans l’armée française 13. Sachant qu’il y a en général un mort pour trois blessés, ces chiffres sont cohérents avec le décompte effectué par le média indépendant russe Mediazona qui a dénombré, à partir de sources ouvertes, 91 059 militaires russes tués en Ukraine, identifiés et enterrés entre février 2022 et juin 2024, et qui estime, en se fondant sur la méthode des déclarations de succession, qu’il y avait déjà au moins 120 000 tués en juin 2024 14.
Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat.
Céline Marangé
Dans ces conditions d’attrition, la capacité de régénération est primordiale. À l’été 2024, l’armée russe a perdu, pour la première fois, la supériorité des feux. Ses ressources d’artillerie s’épuisent, ce qui la contraint à puiser dans les stocks soviétiques et à s’approvisionner auprès d’alliés. La Corée du Nord lui aurait fourni au moins six millions d’obus, ainsi que des centaines de missiles ; elle met désormais des troupes à disposition. L’Iran lui a déjà vendu des milliers de drones Shahed 136 et lui a livré 200 missiles balistiques de moyenne portée à l’été 2024. Cette coopération militaire contribue à une interconnexion croissante des foyers de tension, tout en étant révélatrice des limites de la base industrielle de défense russe. Les usines d’armement peuvent difficilement augmenter leurs capacités de production, sauf pour les drones, à moins de réduire les exportations ou de convertir des usines civiles 15. Elles souffrent notamment d’un déficit de main-d’œuvre ; en octobre 2024, le taux de chômage se situait à 2,3 % — un record depuis 1992 — et 1,6 million d’emplois étaient à pourvoir 16.
Malgré tout, l’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique ; elle s’est aussi transformée en profondeur pour devenir une force de combat, certes hétéroclite, mais puissante, constituée de soldats professionnels, de volontaires, de mercenaires, de mobilisés, de conscrits et, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, de prisonniers de droit commun. L’âge maximal de la conscription est passé de 27 à 30 ans. Un effort législatif significatif a accompagné ce changement. La nomination d’Andreï Belousov, ancien conseiller du président pour les questions économiques et ancien vice-Premier ministre, à la tête du ministère de la Défense, ainsi que l’arrestation ou le limogeage d’une quinzaine de hauts gradés et de hauts fonctionnaires, marquent la volonté de combattre la prévarication. Le nouveau ministre a notamment pour mission d’améliorer la préparation opérationnelle des combattants, d’accélérer la régénération de l’outil de défense et de renforcer l’efficacité de la production des drones et des munitions 17.
Enfin, le recrutement se poursuit à un rythme élevé, ce qui permet à l’armée russe de combler ses pertes, mais non d’augmenter ses effectifs. La Russie aurait incorporé 300 000 recrues en 2024. L’objectif annoncé par Vladimir Poutine est de porter les forces russes à 1,5 million d’hommes en recrutant 350 000 militaires supplémentaires 18. D’où la hausse des primes à l’engagement et le recours toujours plus fréquent à des mercenaires étrangers ; d’où aussi la forte contrainte exercée sur les prisonniers et les personnes en détention provisoire pour qu’ils s’enrôlent dans l’armée ; d’où enfin les pressions faites sur les conscrits (260.000 par an) pour qu’ils signent un contrat d’engagement dès leur incorporation.
L’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique.
Céline Marangé
Alors qu’en Ukraine, des experts militaires sonnent l’alarme sur le manque d’infanterie et des problèmes de commandement 19 et que des figures de la société civile, comme Taras Tchmout, le directeur de la fondation Come Back Alive, appellent en vain à abaisser l’âge du recrutement de 25 à 20 ans, l’armée russe prévoit de recruter des dizaines de milliers de prisonniers en 2025. Tout bien considéré, en dépit des limites de la production militaro-industrielle, le Kremlin accepte les sacrifices pour atteindre ses objectifs de guerre ; il consent à essuyer des pertes considérables et à subir des préjudices économiques.
La question est de savoir pour combien de temps il le peut encore.
Un enchevêtrement de motivations sécuritaires et identitaires a conduit Vladimir Poutine à décider d’envahir l’Ukraine, mais des deux, les motivations identitaires étaient et restent les plus puissantes. À lire et à écouter les dirigeants russes, à observer leurs actions, il apparaît qu’ils sont mus par l’impérialisme et le revanchisme : s’ils souhaitent réduire l’Ukraine sous leur dépendance, c’est qu’ils considèrent qu’elle n’existe pas et que les intérêts de sécurité de la Russie ont été bafoués ; c’est aussi qu’ils estiment qu’un leadership régional incontesté est nécessaire à sa sécurité et à sa réputation, afin de créer une zone tampon et d’affirmer son statut de grande puissance.
En décembre 2021, trente ans, mois pour mois, après la dissolution de l’Union soviétique, un mois après le tricentenaire de la fondation de l’empire russe par Pierre le Grand, Moscou exigeait, sous forme d’ultimatum voilé, des garanties écrites concernant la non-entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN et présentait le renoncement au « compromis de Bucarest » comme un impératif non négociable. Parmi ses autres demandes figuraient la fin des exercices et des manœuvres de l’OTAN près des frontières russes et l’interruption de toute coopération militaire de pays membres de l’OTAN avec l’Ukraine. Les dirigeants russes annonçaient aussi leur intention de revoir les fondements de leurs relations avec les pays occidentaux. Par une formule volontairement absconse, ils suggéraient que l’OTAN devait retrouver ses frontières de 1997, contestant ainsi la légitimité des élargissements de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale ayant autrefois appartenu au pacte de Varsovie 20.
Ces objectifs demeurent, mais de nouveaux sont apparus. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les buts de guerre du Kremlin sont clairs : au prétexte de « dénazifier » et de « démilitariser » l’Ukraine, il s’agit en fait de subjuguer sa population et de détruire son État. Dans les territoires occupés d’Ukraine, des politiques de répression et de russification forcée visent à éradiquer toute trace de la culture et de la langue ukrainiennes 21. Vladimir Poutine dénie à l’Ukraine le droit d’exister en tant qu’État-nation, au motif qu’elle n’aurait pas de profondeur historique, ce qui est un moyen parmi d’autres de s’approprier l’héritage de la Rous de Kiev et d’effacer plusieurs siècles d’histoire. À partir du milieu du XIVe siècle et pour 300 à 450 ans suivant les régions, l’Ukraine a été placée sous l’autorité du grand-duché de Lituanie et du royaume de Pologne. Connectée à l’Europe, elle était notamment peuplée de cosaques zaporogues, attachés aux idéaux de liberté et d’égalité, tandis que la Moscovie se trouvait jusqu’en 1480 sous le joug mongol des khans de la Horde d’or.
Considérant que les Russes et Ukrainiens forment un seul et même peuple, le président russe nie l’existence de la nation ukrainienne 22. Cette idée d’une unicité indépassable rappelle la vieille thèse slavophile du peuple russe trinitaire (triedinyj russkij narod), composé des « Grands-Russes » (les Russes), des « Petits-Russes » (les Ukrainiens) et des « Russes-blancs » (les Biélorusses), à laquelle continue d’adhérer l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou qui estime, par ailleurs, que sa juridiction canonique s’étend à l’Ukraine. Dans les milieux conservateurs russes, la volonté d’écraser toute velléité d’autonomisation de l’Ukraine existe de très longue date. En 1863, le critique littéraire Mikhaïl Katkov n’écrivait-il pas que la perte de l’Ukraine signifierait « une mutilation du corps de la Russie et de l’âme russe » : « L’Ukraine n’a jamais eu d’histoire en propre, n’a jamais été un État autonome. Le peuple ukrainien est un peuple purement russe, depuis toujours un peuple russe, une partie essentielle du peuple russe, qui ne peut sans le peuple russe rester ce qu’il est. Il ne peut y avoir de rivalité entre les parties nord et sud d’une même nation, c’est aussi impensable qu’entre deux mains ou deux yeux d’un organisme vivant » 23.
Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux. On estime à 6,1 millions le nombre d’Ukrainiens réfugiés à l’étranger, à 3,7 millions le nombre de déplacés internes en Ukraine et à 12,7 millions le nombre d’Ukrainiens ayant besoin d’une aide humanitaire urgente 24. Entre le 24 février 2022 et le 31 décembre 2024, la guerre a fait, en plus des dizaines de milliers de morts au combat, au moins 40 832 victimes civiles parmi lesquelles on compte 12 456 morts recensés, dont 650 enfants 25. On estime à 16 000 le nombre de civils ukrainiens retenus incommunicado, sans procès, dans des prisons russes, et à 20 000 le nombre d’enfants déportés en Russie 26. Les dommages matériels sont gigantesques. En novembre 2024, 27 000 immeubles, 209 000 maisons individuelles, 130 000 machines agricoles et 515 hôpitaux avaient déjà été détruits, endommagés ou saisis par les Russes 27.
Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux.
Céline Marangé
En juin 2024, le président russe avait énoncé, dans un discours au corps diplomatique russe, les conditions d’un cessez-le-feu qui vaudrait capitulation. Il exige que l’armée ukrainienne se retire complètement des quatre régions ukrainiennes annexées par la Russie « dans leurs frontières administratives existantes au moment de leur intégration à l’Ukraine », que l’Ukraine accepte un statut de neutralité et qu’elle renonce officiellement à adhérer à l’OTAN, alors que cette perspective d’adhésion à l’OTAN est inscrite dans la constitution ukrainienne. Enfin, la souveraineté russe sur les territoires conquis ne souffre, prétend-il, aucune contestation possible au motif qu’elle découlerait « d’une consultation populaire, conformément au droit international, aux lois de la Fédération de Russie et à la législation des régions concernées » 28. Affectant la modération, le Kremlin a annoncé, le jour de la première rencontre entre des négociateurs russes et américains en Arabie saoudite, le 18 février 2025, qu’il « concédait » à l’Ukraine le droit de rejoindre l’Union, tout en répétant sa ferme opposition à ce qu’elle puisse rejoindre l’OTAN, ce que Donald Trump a déjà exclu.
La question est désormais de savoir si ces déclarations correspondent aux objectifs réels.
Une difficulté constante dans l’analyse des intentions du Kremlin tient au fait que les dirigeants russes cultivent l’ambiguïté au moyen de divers procédés rhétoriques, maniant avec ruse et adresse tant le double langage que l’inversion accusatoire. Cet art de semer le trouble et d’instiller le doute trouve de multiples illustrations et diverses gradations. Il a démontré, ces trois dernières années, son efficacité à discréditer l’Ukraine et l’Europe.
Un premier subterfuge consiste à imputer la responsabilité de la guerre en Ukraine aux pays occidentaux. Suivant un poncif éculé datant de l’époque soviétique, les États-Unis seraient les vrais fauteurs de guerre, tandis que la Russie appartiendrait au camp du bien et de la paix. En février 2022, l’agression de l’Ukraine a ainsi été présentée comme une opération de sauvetage des populations civiles du Donbass menacées de génocide par une « junte fasciste » (autre invective de guerre froide). En janvier 2025, Nikolaï Patrouchev, un faucon proche de Vladimir Poutine qui a dirigé le FSB, puis le Conseil de sécurité, feignait de se lamenter que « l’imposition par la force de l’idéologie néonazie et d’une russophobie féroce mène à l’anéantissement de villes ukrainiennes autrefois prospères, comme Kharkov, Odessa, Nikolaev ou Dniepropetrovsk », tout en s’empressant d’ajouter qu’il « n’excluait pas que dans l’année à venir l’Ukraine cesse purement et simplement d’exister » 29.
De même, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a saisi l’occasion du 80e anniversaire de la conférence de Yalta, le 4 février 2025, pour se présenter en fervent défenseur de la Charte des Nations unies et du principe de l’égalité souveraine des États. Alors que l’invasion de l’Ukraine — une guerre d’agression non provoquée — constitue une attaque délibérée et frontale contre les principes de la Charte des Nations unies, il estime que la Russie aurait été « forcée d’écarter les conséquences explosives » de la volonté des États-Unis d’imposer « un ordre international fondé sur des règles » et son emprise géopolitique sur l’Europe orientale. Sous sa plume, l’agresseur se métamorphose en libérateur des peuples opprimés, tandis que l’agressé se transforme en méchant colonisateur : « après le coup d’État de février 2014, le régime de Kiev ne représente plus les habitants de Crimée, du Donbass et de Novorossia, tout comme les métropoles occidentales ne représentaient pas les peuples des territoires coloniaux qu’elles avaient exploités » 30. Cette capacité à inverser les responsabilités et à distordre la réalité a fait ses preuves. Donald Trump n’a-t-il pas été jusqu’à déclarer que « l’Ukraine n’aurait pas dû commencer » la guerre ?
Un deuxième subterfuge consiste à multiplier les signaux contradictoires.
Les discours officiels revêtent souvent un caractère lénifiant : on y trouve de longs développements historiques, martelés à l’envi, mais nulle trace de la violence de guerre qui frappe l’Ukraine et de la violence verbale qui se déchaîne dans les débats télévisés des chaînes d’État aux heures de grande écoute depuis trois ans 31. Ces discours pontifiants présentent un contraste saisissant avec les algarades de personnes connues pour leur proximité avec l’administration présidentielle, voire avec le président russe lui-même. Dans ce même discours aux diplomates, prononcé quelques jours avant de recevoir un accueil triomphal à Pyongyang dans un décor stalinien, Vladimir Poutine déclarait qu’une attaque sur l’Europe serait une « absurdité totale », tout en reprochant aux États-Unis leur « messianisme agressif fondé sur la croyance en leur propre exceptionnalisme » 32. La veille, l’ancien président Dmitry Medvedev, devenu vice-président du Conseil de sécurité, appelait les Russes à infliger le maximum de préjudices aux pays imposant des sanctions à la Russie 33. L’avant-veille, jour de l’indépendance en Russie, il publiait sur sa chaîne Telegram une carte de la Russie incluant l’Ukraine tout entière 34.
Le fait est que, par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine. Un autre exemple éloquent à cet égard est l’interview télévisée donnée en janvier 2025 par Margarita Simonyan qui dirige la chaîne RT et l’agence de presse Rossiâ Sevodnâ depuis leur création et qui, à ce titre, porte la parole officielle. Présentant d’abord sagement ce que seraient des « conditions acceptables » pour la Russie, elle se voit opportunément interrompue par le journaliste qui fait mine de s’étonner qu’il faille renoncer à Odessa, ce à quoi elle répond de but en blanc qu’elle serait tout à fait favorable à ce qu’Odessa, Kharkiv et Kyiv soient aussi conquises 35. Nul besoin de se perdre en conjectures sur la signification de ces contradictions apparentes. Ce jeu de dupes sert à obscurcir l’analyse et à paralyser l’action, tout en suggérant une prétendue modération du président russe.
Par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine.
Céline Marangé
Tout porte à croire que la conquête ou la neutralisation de l’Ukraine n’est pas une fin en soi. La guerre en Ukraine est aussi un moyen d’atteindre d’autres objectifs, sur le plan national et international. En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme.
L’invasion a mis un coup d’arrêt aux relations humaines et commerciales qui s’étaient nouées avec l’Europe depuis la fin de la guerre froide. La société russe se trouve isolée du fait des entraves à la circulation de l’information ordonnées par les autorités russes, mais aussi des restrictions de visas, de l’interruption des transactions bancaires et de la suspension des vols aériens imposées par l’Union. La société civile et l’opposition politique russes sont complètement atomisées. On estime à 600 000 le nombre de Russes ayant quitté définitivement leur pays depuis 2022. Les politiciens les plus en vue ont été arrêtés et emprisonnés ; certains ont depuis été échangés contre des espions. Le plus connu d’entre eux, Alexeï Navalny, qui avait fait de la dénonciation de la haute corruption son cheval de bataille et dont les organisations avaient été « liquidées » dès 2021 pour « extrémisme », est mort en prison en 2024, le jour de l’ouverture de la conférence de Munich sur la sécurité et de la signature d’un accord de sécurité de l’Ukraine avec la France et l’Allemagne. Comme le montre un récent rapport d’OVD Info, en trois ans, le système répressif russe s’est à la fois stabilisé et durci : on observe une diminution du nombre de poursuites judiciaires pour des critiques de la guerre, mais une augmentation du nombre de condamnations à de lourdes peines 36. Enfin, comme à l’époque soviétique, les services secrets russes se sont réorganisés pour surveiller et intimider les Russes exilés 37, tout en recourant au crime organisé pour mener leurs missions à l’étranger 38.
Les autorités russes ont également profité de la guerre pour consolider leur emprise sur l’espace informationnel russophone, par des moyens répressifs, administratifs et techniques. De nombreux médias russes et des réseaux sociaux occidentaux ont été interdits en Russie dès le mois de mars 2022. Quelque 1 500 journalistes ont fui le pays et 66 rédactions se sont reconstituées à l’étranger. Pour diminuer leur audience en Russie, Roskomnadzor, l’agence de surveillance des communications, bloque l’accès à leur site et crée des sites miroirs. Pour les réduire au silence, le ministère russe de la Justice les ajoute aux listes d’« agents de l’étranger » et d’« organisations indésirables », sachant qu’un citoyen russe collaborant avec une « organisation indésirable » 39 s’expose, en cas de récidive, à une peine de cinq ans de prison — la « collaboration » pouvant se résumer à un « like » sur les réseaux sociaux. Parmi les 195 « organisations indésirables » recensées à ce jour, on compte non seulement les meilleurs médias russes indépendants, mais aussi, depuis janvier 2025, l’Institut de philosophie indépendant fondé en France pour maintenir le dialogue entre les philosophes russophones. Signe que la volonté de contrôler l’information ne faiblit pas, de nombreux correspondants étrangers, notamment français, sont désormais privés d’accréditation 40.
En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme.
Céline Marangé
Enfin, les autorités utilisent la propagande et la répression pour imposer leur vision de la guerre et impulser les changements sociaux et politiques nécessaires à leurs objectifs de long terme. L’Administration présidentielle investit des sommes énormes (1,1 milliard d’euros) dans la lutte informationnelle, en Russie même et dans les territoires occupés d’Ukraine, tout en cherchant à recréer des organisations de façade chargées de porter la parole officielle 41. Soumise à une intense propagande, la société russe ne s’oppose pas à la poursuite de la guerre qui lui est présentée comme une guerre de légitime défense contre un Occident menaçant. De récents sondages indiquent que la population russe serait favorable à la paix, mais pas sans la victoire 42. Le sociologue russe Lev Goudkov, ancien directeur du Centre Levada de sondages d’opinion (et « agent de l’étranger » depuis février 2025), soulignait la prégnance de certains préjugés sur l’identité : « La conscience impériale se reflète dans le fait que les Russes se perçoivent comme des sujets d’une Grande Puissance, c’est-à-dire comme une ressource humaine et matérielle pour le régime. Ils sont privés de leur propre volonté et de leurs propres intérêts en dehors de l’espace personnel et familial. […] Le ‘droit’ de contrôler ces anciens territoires est vu comme une preuve de la puissance étatique » 43.
De manière plus inquiétante encore, la guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation. Les jeunes constituent une cible privilégiée, le pouvoir présumant leur manque de loyauté. L’embrigadement de la jeunesse s’effectue tant à l’école que pendant les temps de loisirs. Un enseignant d’une petite ville de l’Oural a filmé les séances d’endoctrinement dans son lycée pour en faire un film et montrer « comment la propagande fait du pays une machine de guerre » 44. L’armée de la jeunesse, la « Iounarmâ », prend de l’ampleur et change de nature. Créée en 2016, elle a d’abord été chargée de donner une éducation patriotique. Dotée d’un budget annuel de 40 milliards de roubles (415 millions d’euros), elle vise désormais à inculquer le sacrifice de soi en cultivant la mémoire historique, tout en fournissant une instruction militaire rudimentaire. Les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, à monter et démonter une kalachnikov et surtout à manier des drones. D’après le ministre russe de la Défense Belousov, le mouvement réunissait 1,6 million d’enfants et d’adolescents en mai 2024 45. Ils seraient, en février 2025, 1,75 million, alors que l’objectif proclamé est de généraliser cet apprentissage avec les 18 millions de mineurs que compte la Russie 46. L’efficacité de ce programme reste à démontrer, les résistances étant répandues et les disparités régionales marquées. Toutefois, il faut bien reconnaître que la militarisation des jeunes est révélatrice des intentions de long terme d’un régime et que cette « armée de la jeunesse » permettrait d’obtenir rapidement la masse en cas de guerre totale.
Au niveau international, le Kremlin s’est servi de la guerre en Ukraine pour mettre en scène sa confrontation avec les pays occidentaux et accentuer les divisions du monde. Les dirigeants russes sont entrés en croisade contre « l’hégémonie occidentale ». Derrière leur volonté de désoccidentalisation du monde se dissimule un projet de refonte de l’ordre international qui consacrerait un nouvel impérialisme et le retour des sphères d’influence. En s’engageant dans les négociations sur l’Ukraine, ils cherchent un nouveau partage du monde, et non la paix.
Pour accélérer la « désoccidentalisation » du monde, la Russie se montre tout d’abord très active aux Nations unies et plaide en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité. Au motif de « démocratiser » cette instance, elle propose d’élargir la représentation des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud en son sein, soutient la candidature du Brésil et de l’Inde à un poste de membre permanent et s’oppose à l’idée que l’Allemagne et le Japon puissent obtenir ce même avantage. Ensuite, elle propose de créer une « nouvelle architecture de sécurité eurasiatique », tout en s’investissant dans de grandes organisations internationales non occidentales, en particulier les BRICS, dont elle a organisé le dernier sommet à Kazan. À cette occasion, les BRICS se sont élargis à 4 nouveaux membres (les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran) et ont accordé à 13 pays le nouveau statut de « membres partenaires » (et non seulement « observateurs »).
La guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation.
Céline Marangé
Pour trouver de nouveaux débouchés économiques, les autorités russes s’attachent à séduire la « Majorité mondiale » — terme inventé à Moscou et promu par Karaganov pour remplacer celui de « Sud global » qui présentait l’inconvénient de ne pas inclure la Russie. Elles cherchent à réorienter leurs relations économiques vers des « pays amis » et à parachever le tournant vers l’Asie initié après l’annexion de la Crimée. Le volume des échanges avec la Chine est ainsi passé de 145 milliards de dollars en 2021 à près de 245 milliards de dollars en 2024. La Chine, qui a signé un « partenariat stratégique sans limite » avec la Russie à la veille de l’invasion de l’Ukraine, mais qui déclare sa neutralité dans le conflit, importe massivement de Russie du pétrole brut à des prix bradés et, dans une moindre mesure, du charbon et du gaz naturel liquéfié ; elle facilite aussi le contournement des sanctions puisqu’elle assure 50 % des importations russes.
Pour discréditer les pays occidentaux qui apportent leur soutien à l’Ukraine, les dirigeants russes recourent à une diplomatie publique conquérante et à des stratégies informationnelles habiles et agressives. Le messianisme étant, par tradition historique, perçu en Russie comme un attribut imparable de la grandeur, ils entendent porter un message pour le monde. Après Moscou « Troisième Rome » et Moscou « Troisième Internationale », l’heure est à la dénonciation du « néocolonialisme occidental » et à la promotion des valeurs traditionnelles. Ces deux leitmotivs présentent l’avantage de s’adresser au « Sud global » comme à l’Europe, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, sans définir de corpus idéologique autre qu’une critique des évolutions sociétales occidentales. Comme au temps de la guerre froide, il s’agit de vilipender les Occidentaux et de les évincer de certaines régions dans un jeu à somme nulle. La Russie a ainsi contribué à attiser le sentiment antifrançais en Afrique francophone, tout en apportant une assistance militaire et sécuritaire à des juntes aux abois.
Cette résurgence d’un récit anticolonial s’inscrit dans une volonté plus large de faire émerger un nouvel ordre mondial multipolaire 47. S’impose à Moscou l’idée que ce nouvel ordre mondial multipolaire devrait s’ordonnancer autour d’« États-civilisations ». Les premiers à avoir théorisé ce concept ont été des membres du Club Izborsk, fréquenté par des personnalités d’extrême droite aux vues impérialistes. Fondé en 2012 par le national-bolchevique Aleksander Prokhanov, ce club réunit notamment le métropolite Tikhon (Chevkounov) qu’on présente comme le directeur spirituel de Vladimir Poutine. Celui qui a le mieux exprimé cette vision est l’idéologue de l’eurasisme Alexandre Douguine. Dans un article publié en mai 2022 sur le site du Club Izborsk, il explique que « l’opération militaire spéciale » constitue un point de bascule du monde unipolaire vers un monde multipolaire : désormais, « le principal acteur de l’ordre mondial multipolaire n’est pas l’État national (comme dans la théorie réaliste des relations internationales), ni non plus un Gouvernement mondial uni (comme dans la théorie libérale des relations internationales), mais l’État-civilisation qu’on peut aussi désigner comme le grand espace, l’empire, l’écoumène » 48.
Or il se trouve que la Russie se définit désormais officiellement comme « un État-civilisation à nul autre pareil » (samobytnoe gosudarstvo-civilizacia), « une vaste puissance eurasiatique et euro-pacifique », « ayant rassemblé le peuple russe et d’autres peuples, composant la communauté culturo-civilisationnelle du Monde russe » 49. La notion figure dans le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie adopté par décret présidentiel en mars 2023 (point 4), tandis que le ministre des Affaires étrangères la reprend à son compte dans ses discours 50. Dernier avatar du discours civilisationnel, le concept d’État-civilisation sert de justification à un nouvel impérialisme qui ne dit pas son nom. Sous couvert de diversité des civilisations s’affirme en réalité une nouvelle hiérarchie des pays, censée soutenir un nouvel ordonnancement du monde. L’État-civilisation s’oppose implicitement à l’État-nation et sous-tend l’idée d’une hiérarchie des pays en fonction de leur culture, de leur taille et de leur ancienneté. Des États se présentant comme des civilisations pourraient ainsi exiger de se voir reconnaître une sphère d’influence dans leur ancienne chasse gardée et des prérogatives particulières dans le nouvel ordre mondial à venir.
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Au total, on ne peut que constater la radicalité des ambitions affichées et la cohérence des efforts déployés par le Kremlin depuis trois ans.
Après des élections fabriquées, Vladimir Poutine a été intronisé pour un cinquième mandat présidentiel le 7 mai 2024. La date avait été choisie à dessein — deux jours après Pâques, la fête de la victoire sur les ténèbres, et deux jours avant les commémorations de la victoire sur le nazisme. Après l’inauguration, le patriarche de l’Église orthodoxe russe a prononcé une bénédiction dans la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, qui servait de chapelle privée aux tsars, citant en exemple le prince Alexandre Nevski (1220-1263) qui « n’a pas eu pitié des ennemis, mais qui a été glorifié en tant que saint », avant d’ajouter : « Que Dieu vous aide à continuer de porter le service que Dieu lui-même vous a confié » 51. Nul autre que lui sait de quelle mission il se sent investi et quelle trace il veut laisser dans l’histoire russe pour s’assurer une place auprès de ses plus illustres prédécesseurs.
À l’évidence, cependant, l’état final recherché ne se limite pas à la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine ou encore à la conquête de quelques territoires dévastés dans leurs frontières administratives. L’objectif ultime serait plutôt une Russie dominatrice et redoutée, ayant retrouvé son statut de grande puissance et effacé l’humiliation de la défaite dans la guerre froide, en repoussant les frontières de l’OTAN et en détruisant l’Union européenne. Une politique d’apaisement ne fera que nourrir l’agressivité. Il revient aux pays européens d’agir sans attendre pour préserver la souveraineté ukrainienne et opposer une force de dissuasion crédible.
Quelle que soit l’issue de la négociation russo-américaine, il faut, pour l’avenir de l’Ukraine et la sécurité de l’Europe tout entière, prendre la mesure du danger, y sensibiliser les opinions publiques, se préparer à l’éventualité d’un conflit avec la Russie et l’empêcher autant que possible de se remettre en ordre de bataille.
L’article Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Cela fait aujourd’hui trois ans que la rédaction est mobilisée pour essayer de couvrir et de penser la guerre du siècle où nous vivons — au cœur de l’Europe, la plus violente et la plus transformatrice. Depuis le 24 février 2022, nous avons publié plus de 400 analyses tactiques du front et près d’un millier de cartes et graphiques. Ce travail est mené de manière indépendante grâce à vous, nos lectrices et lecteurs. Si vous souhaitez contribuer à notre développement, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent À l’heure où s’engage entre les États-Unis et la Russie une négociation à l’issue incertaine, où un défaitisme inquiétant semble prendre le dessus en Europe, il faut parvenir à regarder avec lucidité et réalisme les intentions et les motivations profondes du président russe. C’est pour nous une question stratégique existentielle. Pour cela il faut dégager les biais d’analyse et les vœux pieux qui prévalaient il y a trois ans, à la veille de l’invasion, quand nombre d’experts des relations internationales affirmaient que l’armée russe n’envahirait pas l’Ukraine. Jugeant des intentions adverses à l’aune de leur propre rationalité, ils en voulaient pour preuve qu’elle n’en avait pas les moyens et que le Kremlin n’y avait de toute façon pas intérêt. Ils estimaient aussi que la posture russe était par nature défensive et réactive et non offensive et agressive. De même, il est tentant — et rassurant — aujourd’hui de tenir pour acquis que le Kremlin voudrait mettre fin à la guerre en Ukraine et qu’il pourrait se satisfaire d’un arrangement reconnaissant la souveraineté russe sur les territoires conquis depuis 2014. L’argumentaire est en apparence tout aussi raisonnable : la Russie aurait intérêt à mettre fin à la guerre car sa situation macroéconomique se dégrade et que l’armée russe n’a plus les moyens de soutenir la même intensité de combat ; elle aurait, de plus, déjà essuyé une défaite stratégique en raison de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, de sa perte d’influence dans l’espace post-soviétique et de sa dépendance sans précédent à la Chine. Un examen approfondi de la Russie — des positionnements du président russe et des figures qui définissent aujourd’hui la doctrine du Kremlin — suggère plutôt le contraire. Il y a lieu de douter de la possibilité d’un règlement rapide du conflit en Ukraine et d’un retour durable à la paix en Europe. Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine — de même que les actions subversives en Europe — n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent. L’armée russe a certes subi une très forte attrition en hommes et en matériels en 2024, mais elle conserve des capacités de régénération et l’ascendant sur le champ de bataille. Le Kremlin se sert de la guerre non pas seulement pour conquérir et subjuguer l’Ukraine, mais pour militariser la société russe et transformer l’ordre mondial. Voudra-t-il interrompre cette machine de guerre sur laquelle reposent ses grands desseins, les investissements dans l’appareil de défense et un nouveau « contrat social » fondé sur la mobilisation permanente ? Les paramètres économiques, militaires et socio-politiques que nous prenons ensemble dans cette étude montrent tous que l’effort militaire — et donc le danger — s’inscrivent dans la durée. Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans 1. Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent. Avant d’examiner les intentions du Kremlin, voyons d’abord dans quelle mesure ses moyens sont contraints et si les obstacles rencontrés sont assez graves pour infléchir sa volonté. L’état de l’économie russe suscite des débats : des fragilités macroéconomiques sont apparues ces derniers mois, sans que soit remise en cause la priorité accordée à la défense et à l’effort de guerre, de sorte qu’on peut s’interroger sur la soutenabilité du modèle. Une autre difficulté tient au manque de fiabilité des sources et à la manipulation des données statistiques. L’économie russe a bien mieux résisté aux sanctions que prévu. Après avoir subi une contraction de 1,9 % en 2022, le PIB russe a connu un rebond important dès l’année suivante. Sa croissance était de 4,1 % en 2023 et en 2024 d’après Rosstat, l’agence publique russe de statistiques. En 2022, une forte hausse des prix du pétrole a permis de dégager près de 200 milliards de dollars d’excédent budgétaire, alors que le coût de la guerre était estimé à 150 milliards de dollars par an 2. Depuis, les revenus tirés de la vente des hydrocarbures se sont réduits, notamment en raison des sanctions, même s’ils restent significatifs. Après avoir atteint le chiffre record de 590 milliards de dollars en 2022, ils s’établissaient en 2024 à 113,2 milliards de dollars (11,13 trillions de roubles au taux de change de janvier 2025) 3. Les choix budgétaires opérés à l’automne 2024 indiquent clairement que la priorité est à la poursuite de la guerre. Il est prévu que le budget de la défense augmente de 25 % en 2025 par rapport à 2024 ; il dépassera la somme des dépenses allouées à la politique sociale, à la santé, à l’éducation et au soutien de l’économie 4. En 2025, 8 % du PIB sera consacré à la défense et à la sécurité nationale. Les dépenses de défense stricto sensu (sans la sécurité nationale) représenteront environ 137 milliards de dollars (13,5 trillions de roubles, contre 4,7 trillions de roubles en 2022). La Russie présente un taux d’endettement plutôt bas. La dette du gouvernement fédéral ne dépassait pas 13 % en 2024 — par comparaison, la dette publique de la France se montait, l’an dernier, à 112 % du PIB. La dette extérieure russe représentait 1,4 % du PIB en 2024 5. De sources russes, le budget fédéral a connu un déficit de 1,7 % du PIB en 2024 (contre 6,1 % du PIB en France qui n’est pas en guerre). Cela dit, il est difficile à la Russie de financer un déficit même faible. Récemment, plusieurs indicateurs se sont dégradés : le rouble a décroché ; l’inflation est forte, supérieure aux 9,5 % déclarés officiellement ; les taux directeurs ont été relevés à 21 % pour tenter de juguler l’inflation ; les taux de crédit immobilier peuvent dépasser 30 %. Cette situation a suscité de la part d’hommes d’affaires influents des critiques acerbes à l’encontre de la directrice de la Banque centrale, Elvira Nabioullina, auparavant encensée. Sergueï Tchemezov, le directeur du conglomérat de défense Rostec, un ancien agent du KGB proche du président russe, a même mis en garde contre la possible faillite de nombreuses entreprises 6. Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans. Parmi les économistes, les avis divergent sur l’interprétation à donner à ces mauvais chiffres. Certains estiment que les sanctions commencent à porter leurs fruits et que l’économie russe pourrait bientôt entrer en stagflation, en raison de sa dépendance aux importations et du coût du crédit. D’autres, sans minimiser les difficultés, soulignent sa résilience aux chocs extérieurs, attribuée à son faible taux d’endettement, à ses capacités de financement interne, à la baisse de la part des hydrocarbures dans les revenus fiscaux du gouvernement fédéral, mais aussi à la vitalité du secteur privé et à l’augmentation du nombre d’entreprises depuis 2022 7. Dans ces conditions d’incertitude, il est prudent de considérer que ces difficultés ne sont pas de nature à modifier à court terme le calcul du Kremlin sur la guerre en Ukraine et que l’économie russe reste assez robuste pour porter l’effort de guerre pendant encore plusieurs années. La guerre a par ailleurs constitué un effet d’aubaine pour beaucoup de Russes. Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province. Cet afflux d’argent a provoqué un boom de la construction dans des contrées pauvres et reculées 8. Aussi les autorités peuvent-elles craindre le contrecoup social d’une démobilisation rapide. Parmi les élites, les conséquences de la guerre ont également présenté des opportunités d’enrichissement. Près de 1 000 entreprises occidentales ont quitté la Russie après 2022 9. En représailles des sanctions occidentales, les autorités russes les ont empêchées de vendre leurs actifs à plus de 5 % du prix réel ; beaucoup ont même dû les céder pour un rouble symbolique 10. Le média russe indépendant The Bell a recensé les 100 rachats d’entreprises occidentales les plus lucratifs et classé les 41 plus gros acquéreurs : parmi eux figurent des proches du président russe, mais aussi des personnes peu en vue, devenues milliardaires en dollars grâce à la guerre en Ukraine. Ces expropriations rendent la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux sinon irréversible du moins durable ; elles obèrent, en plus, la capacité de Moscou à attirer des investisseurs. Les investissements directs étrangers en Russie ont atteint, en 2024, leur plus bas niveau depuis quinze ans, y compris venant de « pays amis » comme la Chine, en raison de la crainte qu’inspirent les sanctions secondaires américaines. Leur levée, dans le cadre de la négociation russo-américaine, donnerait un certain répit à l’économie russe. Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province. La volte-face de Washington en faveur de Moscou et la suspension probable de l’aide militaire américaine à l’Ukraine accentuent la différence de profondeur stratégique entre les deux belligérants. Les ressources financières, matérielles et humaines dont dispose Moscou sont supérieures à celles de Kyiv — à moins que les Européens augmentent encore leur soutien. Reste à savoir si elles suffisent pour envisager, après une pause opérationnelle, une nouvelle attaque d’ampleur sur l’Ukraine ou encore une guerre contre l’OTAN dans quelques années. Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat. Elle fait un usage massif et indiscriminé des feux sur le front, tout en multipliant les attaques sur l’arrière, dans une stratégie assumée de terreur à l’égard des civils ukrainiens et de pression vis-à-vis des autorités ukrainiennes et des partenaires internationaux de l’Ukraine. Depuis le mois de mars 2024, des milliers de bombes planantes, dont le guidage est amélioré par des drones de reconnaissance, ont été utilisées pour détruire les infrastructures critiques ukrainiennes, entrainant des alertes permanentes, des coupures d’électricité et un ralentissement marqué de l’activité économique. Touché par plus de 1 000 attaques depuis 2022, le réseau électrique dépend désormais à 70 % de trois centrales nucléaires et menacerait de s’effondrer 11. La Russie, pays de 140 millions d’habitants, déploie désormais 570 000 hommes sur le terrain ukrainien, contre 150 000 au début de son invasion. De sources officielles, l’Ukraine, pays d’aujourd’hui 22 millions d’habitants, dispose pour sa part d’une armée de 880 000 hommes 12. Les pertes humaines et matérielles sont colossales des deux côtés. Mark Rutte, le nouveau secrétaire général de l’OTAN, estime que le nombre de tués et de blessés a dépassé le million. En 2024, année particulièrement meurtrière, la moyenne mensuelle des personnels militaires mis hors de combat se situait entre 30 000 et 35 000 hommes pour chaque camp. Il existe plusieurs méthodes pour évaluer les pertes, aucune n’étant parfaitement fiable : on peut les déduire du nombre de matériels perdus sur le champ de bataille, recenser les avis de décès ou calculer la surmortalité des hommes dans l’enregistrement des testaments. Selon l’expert militaire russe Pavel Luzin, l’armée russe comptait, en janvier 2025, 700 000 tués, blessés et portés disparus ; les pertes irréversibles (morts et blessés graves qui ne reviendront pas au combat) se montaient à 400 000. Parmi eux, on comptait 5 400 officiers tués, en majorité des officiers subalternes d’un grade équivalent à lieutenant ou capitaine dans l’armée française 13. Sachant qu’il y a en général un mort pour trois blessés, ces chiffres sont cohérents avec le décompte effectué par le média indépendant russe Mediazona qui a dénombré, à partir de sources ouvertes, 91 059 militaires russes tués en Ukraine, identifiés et enterrés entre février 2022 et juin 2024, et qui estime, en se fondant sur la méthode des déclarations de succession, qu’il y avait déjà au moins 120 000 tués en juin 2024 14. Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat. Dans ces conditions d’attrition, la capacité de régénération est primordiale. À l’été 2024, l’armée russe a perdu, pour la première fois, la supériorité des feux. Ses ressources d’artillerie s’épuisent, ce qui la contraint à puiser dans les stocks soviétiques et à s’approvisionner auprès d’alliés. La Corée du Nord lui aurait fourni au moins six millions d’obus, ainsi que des centaines de missiles ; elle met désormais des troupes à disposition. L’Iran lui a déjà vendu des milliers de drones Shahed 136 et lui a livré 200 missiles balistiques de moyenne portée à l’été 2024. Cette coopération militaire contribue à une interconnexion croissante des foyers de tension, tout en étant révélatrice des limites de la base industrielle de défense russe. Les usines d’armement peuvent difficilement augmenter leurs capacités de production, sauf pour les drones, à moins de réduire les exportations ou de convertir des usines civiles 15. Elles souffrent notamment d’un déficit de main-d’œuvre ; en octobre 2024, le taux de chômage se situait à 2,3 % — un record depuis 1992 — et 1,6 million d’emplois étaient à pourvoir 16. Malgré tout, l’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique ; elle s’est aussi transformée en profondeur pour devenir une force de combat, certes hétéroclite, mais puissante, constituée de soldats professionnels, de volontaires, de mercenaires, de mobilisés, de conscrits et, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, de prisonniers de droit commun. L’âge maximal de la conscription est passé de 27 à 30 ans. Un effort législatif significatif a accompagné ce changement. La nomination d’Andreï Belousov, ancien conseiller du président pour les questions économiques et ancien vice-Premier ministre, à la tête du ministère de la Défense, ainsi que l’arrestation ou le limogeage d’une quinzaine de hauts gradés et de hauts fonctionnaires, marquent la volonté de combattre la prévarication. Le nouveau ministre a notamment pour mission d’améliorer la préparation opérationnelle des combattants, d’accélérer la régénération de l’outil de défense et de renforcer l’efficacité de la production des drones et des munitions 17. Enfin, le recrutement se poursuit à un rythme élevé, ce qui permet à l’armée russe de combler ses pertes, mais non d’augmenter ses effectifs. La Russie aurait incorporé 300 000 recrues en 2024. L’objectif annoncé par Vladimir Poutine est de porter les forces russes à 1,5 million d’hommes en recrutant 350 000 militaires supplémentaires 18. D’où la hausse des primes à l’engagement et le recours toujours plus fréquent à des mercenaires étrangers ; d’où aussi la forte contrainte exercée sur les prisonniers et les personnes en détention provisoire pour qu’ils s’enrôlent dans l’armée ; d’où enfin les pressions faites sur les conscrits (260.000 par an) pour qu’ils signent un contrat d’engagement dès leur incorporation. L’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique. Alors qu’en Ukraine, des experts militaires sonnent l’alarme sur le manque d’infanterie et des problèmes de commandement 19 et que des figures de la société civile, comme Taras Tchmout, le directeur de la fondation Come Back Alive, appellent en vain à abaisser l’âge du recrutement de 25 à 20 ans, l’armée russe prévoit de recruter des dizaines de milliers de prisonniers en 2025. Tout bien considéré, en dépit des limites de la production militaro-industrielle, le Kremlin accepte les sacrifices pour atteindre ses objectifs de guerre ; il consent à essuyer des pertes considérables et à subir des préjudices économiques. La question est de savoir pour combien de temps il le peut encore. Un enchevêtrement de motivations sécuritaires et identitaires a conduit Vladimir Poutine à décider d’envahir l’Ukraine, mais des deux, les motivations identitaires étaient et restent les plus puissantes. À lire et à écouter les dirigeants russes, à observer leurs actions, il apparaît qu’ils sont mus par l’impérialisme et le revanchisme : s’ils souhaitent réduire l’Ukraine sous leur dépendance, c’est qu’ils considèrent qu’elle n’existe pas et que les intérêts de sécurité de la Russie ont été bafoués ; c’est aussi qu’ils estiment qu’un leadership régional incontesté est nécessaire à sa sécurité et à sa réputation, afin de créer une zone tampon et d’affirmer son statut de grande puissance. En décembre 2021, trente ans, mois pour mois, après la dissolution de l’Union soviétique, un mois après le tricentenaire de la fondation de l’empire russe par Pierre le Grand, Moscou exigeait, sous forme d’ultimatum voilé, des garanties écrites concernant la non-entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN et présentait le renoncement au « compromis de Bucarest » comme un impératif non négociable. Parmi ses autres demandes figuraient la fin des exercices et des manœuvres de l’OTAN près des frontières russes et l’interruption de toute coopération militaire de pays membres de l’OTAN avec l’Ukraine. Les dirigeants russes annonçaient aussi leur intention de revoir les fondements de leurs relations avec les pays occidentaux. Par une formule volontairement absconse, ils suggéraient que l’OTAN devait retrouver ses frontières de 1997, contestant ainsi la légitimité des élargissements de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale ayant autrefois appartenu au pacte de Varsovie 20. Ces objectifs demeurent, mais de nouveaux sont apparus. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les buts de guerre du Kremlin sont clairs : au prétexte de « dénazifier » et de « démilitariser » l’Ukraine, il s’agit en fait de subjuguer sa population et de détruire son État. Dans les territoires occupés d’Ukraine, des politiques de répression et de russification forcée visent à éradiquer toute trace de la culture et de la langue ukrainiennes 21. Vladimir Poutine dénie à l’Ukraine le droit d’exister en tant qu’État-nation, au motif qu’elle n’aurait pas de profondeur historique, ce qui est un moyen parmi d’autres de s’approprier l’héritage de la Rous de Kiev et d’effacer plusieurs siècles d’histoire. À partir du milieu du XIVe siècle et pour 300 à 450 ans suivant les régions, l’Ukraine a été placée sous l’autorité du grand-duché de Lituanie et du royaume de Pologne. Connectée à l’Europe, elle était notamment peuplée de cosaques zaporogues, attachés aux idéaux de liberté et d’égalité, tandis que la Moscovie se trouvait jusqu’en 1480 sous le joug mongol des khans de la Horde d’or. Considérant que les Russes et Ukrainiens forment un seul et même peuple, le président russe nie l’existence de la nation ukrainienne 22. Cette idée d’une unicité indépassable rappelle la vieille thèse slavophile du peuple russe trinitaire (triedinyj russkij narod), composé des « Grands-Russes » (les Russes), des « Petits-Russes » (les Ukrainiens) et des « Russes-blancs » (les Biélorusses), à laquelle continue d’adhérer l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou qui estime, par ailleurs, que sa juridiction canonique s’étend à l’Ukraine. Dans les milieux conservateurs russes, la volonté d’écraser toute velléité d’autonomisation de l’Ukraine existe de très longue date. En 1863, le critique littéraire Mikhaïl Katkov n’écrivait-il pas que la perte de l’Ukraine signifierait « une mutilation du corps de la Russie et de l’âme russe » : « L’Ukraine n’a jamais eu d’histoire en propre, n’a jamais été un État autonome. Le peuple ukrainien est un peuple purement russe, depuis toujours un peuple russe, une partie essentielle du peuple russe, qui ne peut sans le peuple russe rester ce qu’il est. Il ne peut y avoir de rivalité entre les parties nord et sud d’une même nation, c’est aussi impensable qu’entre deux mains ou deux yeux d’un organisme vivant » 23. Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux. On estime à 6,1 millions le nombre d’Ukrainiens réfugiés à l’étranger, à 3,7 millions le nombre de déplacés internes en Ukraine et à 12,7 millions le nombre d’Ukrainiens ayant besoin d’une aide humanitaire urgente 24. Entre le 24 février 2022 et le 31 décembre 2024, la guerre a fait, en plus des dizaines de milliers de morts au combat, au moins 40 832 victimes civiles parmi lesquelles on compte 12 456 morts recensés, dont 650 enfants 25. On estime à 16 000 le nombre de civils ukrainiens retenus incommunicado, sans procès, dans des prisons russes, et à 20 000 le nombre d’enfants déportés en Russie 26. Les dommages matériels sont gigantesques. En novembre 2024, 27 000 immeubles, 209 000 maisons individuelles, 130 000 machines agricoles et 515 hôpitaux avaient déjà été détruits, endommagés ou saisis par les Russes 27. Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux. En juin 2024, le président russe avait énoncé, dans un discours au corps diplomatique russe, les conditions d’un cessez-le-feu qui vaudrait capitulation. Il exige que l’armée ukrainienne se retire complètement des quatre régions ukrainiennes annexées par la Russie « dans leurs frontières administratives existantes au moment de leur intégration à l’Ukraine », que l’Ukraine accepte un statut de neutralité et qu’elle renonce officiellement à adhérer à l’OTAN, alors que cette perspective d’adhésion à l’OTAN est inscrite dans la constitution ukrainienne. Enfin, la souveraineté russe sur les territoires conquis ne souffre, prétend-il, aucune contestation possible au motif qu’elle découlerait « d’une consultation populaire, conformément au droit international, aux lois de la Fédération de Russie et à la législation des régions concernées » 28. Affectant la modération, le Kremlin a annoncé, le jour de la première rencontre entre des négociateurs russes et américains en Arabie saoudite, le 18 février 2025, qu’il « concédait » à l’Ukraine le droit de rejoindre l’Union, tout en répétant sa ferme opposition à ce qu’elle puisse rejoindre l’OTAN, ce que Donald Trump a déjà exclu. La question est désormais de savoir si ces déclarations correspondent aux objectifs réels. Une difficulté constante dans l’analyse des intentions du Kremlin tient au fait que les dirigeants russes cultivent l’ambiguïté au moyen de divers procédés rhétoriques, maniant avec ruse et adresse tant le double langage que l’inversion accusatoire. Cet art de semer le trouble et d’instiller le doute trouve de multiples illustrations et diverses gradations. Il a démontré, ces trois dernières années, son efficacité à discréditer l’Ukraine et l’Europe. Un premier subterfuge consiste à imputer la responsabilité de la guerre en Ukraine aux pays occidentaux. Suivant un poncif éculé datant de l’époque soviétique, les États-Unis seraient les vrais fauteurs de guerre, tandis que la Russie appartiendrait au camp du bien et de la paix. En février 2022, l’agression de l’Ukraine a ainsi été présentée comme une opération de sauvetage des populations civiles du Donbass menacées de génocide par une « junte fasciste » (autre invective de guerre froide). En janvier 2025, Nikolaï Patrouchev, un faucon proche de Vladimir Poutine qui a dirigé le FSB, puis le Conseil de sécurité, feignait de se lamenter que « l’imposition par la force de l’idéologie néonazie et d’une russophobie féroce mène à l’anéantissement de villes ukrainiennes autrefois prospères, comme Kharkov, Odessa, Nikolaev ou Dniepropetrovsk », tout en s’empressant d’ajouter qu’il « n’excluait pas que dans l’année à venir l’Ukraine cesse purement et simplement d’exister » 29. De même, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a saisi l’occasion du 80e anniversaire de la conférence de Yalta, le 4 février 2025, pour se présenter en fervent défenseur de la Charte des Nations unies et du principe de l’égalité souveraine des États. Alors que l’invasion de l’Ukraine — une guerre d’agression non provoquée — constitue une attaque délibérée et frontale contre les principes de la Charte des Nations unies, il estime que la Russie aurait été « forcée d’écarter les conséquences explosives » de la volonté des États-Unis d’imposer « un ordre international fondé sur des règles » et son emprise géopolitique sur l’Europe orientale. Sous sa plume, l’agresseur se métamorphose en libérateur des peuples opprimés, tandis que l’agressé se transforme en méchant colonisateur : « après le coup d’État de février 2014, le régime de Kiev ne représente plus les habitants de Crimée, du Donbass et de Novorossia, tout comme les métropoles occidentales ne représentaient pas les peuples des territoires coloniaux qu’elles avaient exploités » 30. Cette capacité à inverser les responsabilités et à distordre la réalité a fait ses preuves. Donald Trump n’a-t-il pas été jusqu’à déclarer que « l’Ukraine n’aurait pas dû commencer » la guerre ? Un deuxième subterfuge consiste à multiplier les signaux contradictoires. Les discours officiels revêtent souvent un caractère lénifiant : on y trouve de longs développements historiques, martelés à l’envi, mais nulle trace de la violence de guerre qui frappe l’Ukraine et de la violence verbale qui se déchaîne dans les débats télévisés des chaînes d’État aux heures de grande écoute depuis trois ans 31. Ces discours pontifiants présentent un contraste saisissant avec les algarades de personnes connues pour leur proximité avec l’administration présidentielle, voire avec le président russe lui-même. Dans ce même discours aux diplomates, prononcé quelques jours avant de recevoir un accueil triomphal à Pyongyang dans un décor stalinien, Vladimir Poutine déclarait qu’une attaque sur l’Europe serait une « absurdité totale », tout en reprochant aux États-Unis leur « messianisme agressif fondé sur la croyance en leur propre exceptionnalisme » 32. La veille, l’ancien président Dmitry Medvedev, devenu vice-président du Conseil de sécurité, appelait les Russes à infliger le maximum de préjudices aux pays imposant des sanctions à la Russie 33. L’avant-veille, jour de l’indépendance en Russie, il publiait sur sa chaîne Telegram une carte de la Russie incluant l’Ukraine tout entière 34. Le fait est que, par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine. Un autre exemple éloquent à cet égard est l’interview télévisée donnée en janvier 2025 par Margarita Simonyan qui dirige la chaîne RT et l’agence de presse Rossiâ Sevodnâ depuis leur création et qui, à ce titre, porte la parole officielle. Présentant d’abord sagement ce que seraient des « conditions acceptables » pour la Russie, elle se voit opportunément interrompue par le journaliste qui fait mine de s’étonner qu’il faille renoncer à Odessa, ce à quoi elle répond de but en blanc qu’elle serait tout à fait favorable à ce qu’Odessa, Kharkiv et Kyiv soient aussi conquises 35. Nul besoin de se perdre en conjectures sur la signification de ces contradictions apparentes. Ce jeu de dupes sert à obscurcir l’analyse et à paralyser l’action, tout en suggérant une prétendue modération du président russe. Par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine. Tout porte à croire que la conquête ou la neutralisation de l’Ukraine n’est pas une fin en soi. La guerre en Ukraine est aussi un moyen d’atteindre d’autres objectifs, sur le plan national et international. En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme. L’invasion a mis un coup d’arrêt aux relations humaines et commerciales qui s’étaient nouées avec l’Europe depuis la fin de la guerre froide. La société russe se trouve isolée du fait des entraves à la circulation de l’information ordonnées par les autorités russes, mais aussi des restrictions de visas, de l’interruption des transactions bancaires et de la suspension des vols aériens imposées par l’Union. La société civile et l’opposition politique russes sont complètement atomisées. On estime à 600 000 le nombre de Russes ayant quitté définitivement leur pays depuis 2022. Les politiciens les plus en vue ont été arrêtés et emprisonnés ; certains ont depuis été échangés contre des espions. Le plus connu d’entre eux, Alexeï Navalny, qui avait fait de la dénonciation de la haute corruption son cheval de bataille et dont les organisations avaient été « liquidées » dès 2021 pour « extrémisme », est mort en prison en 2024, le jour de l’ouverture de la conférence de Munich sur la sécurité et de la signature d’un accord de sécurité de l’Ukraine avec la France et l’Allemagne. Comme le montre un récent rapport d’OVD Info, en trois ans, le système répressif russe s’est à la fois stabilisé et durci : on observe une diminution du nombre de poursuites judiciaires pour des critiques de la guerre, mais une augmentation du nombre de condamnations à de lourdes peines 36. Enfin, comme à l’époque soviétique, les services secrets russes se sont réorganisés pour surveiller et intimider les Russes exilés 37, tout en recourant au crime organisé pour mener leurs missions à l’étranger 38. Les autorités russes ont également profité de la guerre pour consolider leur emprise sur l’espace informationnel russophone, par des moyens répressifs, administratifs et techniques. De nombreux médias russes et des réseaux sociaux occidentaux ont été interdits en Russie dès le mois de mars 2022. Quelque 1 500 journalistes ont fui le pays et 66 rédactions se sont reconstituées à l’étranger. Pour diminuer leur audience en Russie, Roskomnadzor, l’agence de surveillance des communications, bloque l’accès à leur site et crée des sites miroirs. Pour les réduire au silence, le ministère russe de la Justice les ajoute aux listes d’« agents de l’étranger » et d’« organisations indésirables », sachant qu’un citoyen russe collaborant avec une « organisation indésirable » 39 s’expose, en cas de récidive, à une peine de cinq ans de prison — la « collaboration » pouvant se résumer à un « like » sur les réseaux sociaux. Parmi les 195 « organisations indésirables » recensées à ce jour, on compte non seulement les meilleurs médias russes indépendants, mais aussi, depuis janvier 2025, l’Institut de philosophie indépendant fondé en France pour maintenir le dialogue entre les philosophes russophones. Signe que la volonté de contrôler l’information ne faiblit pas, de nombreux correspondants étrangers, notamment français, sont désormais privés d’accréditation 40. En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme. Enfin, les autorités utilisent la propagande et la répression pour imposer leur vision de la guerre et impulser les changements sociaux et politiques nécessaires à leurs objectifs de long terme. L’Administration présidentielle investit des sommes énormes (1,1 milliard d’euros) dans la lutte informationnelle, en Russie même et dans les territoires occupés d’Ukraine, tout en cherchant à recréer des organisations de façade chargées de porter la parole officielle 41. Soumise à une intense propagande, la société russe ne s’oppose pas à la poursuite de la guerre qui lui est présentée comme une guerre de légitime défense contre un Occident menaçant. De récents sondages indiquent que la population russe serait favorable à la paix, mais pas sans la victoire 42. Le sociologue russe Lev Goudkov, ancien directeur du Centre Levada de sondages d’opinion (et « agent de l’étranger » depuis février 2025), soulignait la prégnance de certains préjugés sur l’identité : « La conscience impériale se reflète dans le fait que les Russes se perçoivent comme des sujets d’une Grande Puissance, c’est-à-dire comme une ressource humaine et matérielle pour le régime. Ils sont privés de leur propre volonté et de leurs propres intérêts en dehors de l’espace personnel et familial. […] Le ‘droit’ de contrôler ces anciens territoires est vu comme une preuve de la puissance étatique » 43. De manière plus inquiétante encore, la guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation. Les jeunes constituent une cible privilégiée, le pouvoir présumant leur manque de loyauté. L’embrigadement de la jeunesse s’effectue tant à l’école que pendant les temps de loisirs. Un enseignant d’une petite ville de l’Oural a filmé les séances d’endoctrinement dans son lycée pour en faire un film et montrer « comment la propagande fait du pays une machine de guerre » 44. L’armée de la jeunesse, la « Iounarmâ », prend de l’ampleur et change de nature. Créée en 2016, elle a d’abord été chargée de donner une éducation patriotique. Dotée d’un budget annuel de 40 milliards de roubles (415 millions d’euros), elle vise désormais à inculquer le sacrifice de soi en cultivant la mémoire historique, tout en fournissant une instruction militaire rudimentaire. Les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, à monter et démonter une kalachnikov et surtout à manier des drones. D’après le ministre russe de la Défense Belousov, le mouvement réunissait 1,6 million d’enfants et d’adolescents en mai 2024 45. Ils seraient, en février 2025, 1,75 million, alors que l’objectif proclamé est de généraliser cet apprentissage avec les 18 millions de mineurs que compte la Russie 46. L’efficacité de ce programme reste à démontrer, les résistances étant répandues et les disparités régionales marquées. Toutefois, il faut bien reconnaître que la militarisation des jeunes est révélatrice des intentions de long terme d’un régime et que cette « armée de la jeunesse » permettrait d’obtenir rapidement la masse en cas de guerre totale. Au niveau international, le Kremlin s’est servi de la guerre en Ukraine pour mettre en scène sa confrontation avec les pays occidentaux et accentuer les divisions du monde. Les dirigeants russes sont entrés en croisade contre « l’hégémonie occidentale ». Derrière leur volonté de désoccidentalisation du monde se dissimule un projet de refonte de l’ordre international qui consacrerait un nouvel impérialisme et le retour des sphères d’influence. En s’engageant dans les négociations sur l’Ukraine, ils cherchent un nouveau partage du monde, et non la paix. Pour accélérer la « désoccidentalisation » du monde, la Russie se montre tout d’abord très active aux Nations unies et plaide en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité. Au motif de « démocratiser » cette instance, elle propose d’élargir la représentation des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud en son sein, soutient la candidature du Brésil et de l’Inde à un poste de membre permanent et s’oppose à l’idée que l’Allemagne et le Japon puissent obtenir ce même avantage. Ensuite, elle propose de créer une « nouvelle architecture de sécurité eurasiatique », tout en s’investissant dans de grandes organisations internationales non occidentales, en particulier les BRICS, dont elle a organisé le dernier sommet à Kazan. À cette occasion, les BRICS se sont élargis à 4 nouveaux membres (les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran) et ont accordé à 13 pays le nouveau statut de « membres partenaires » (et non seulement « observateurs »). La guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation. Pour trouver de nouveaux débouchés économiques, les autorités russes s’attachent à séduire la « Majorité mondiale » — terme inventé à Moscou et promu par Karaganov pour remplacer celui de « Sud global » qui présentait l’inconvénient de ne pas inclure la Russie. Elles cherchent à réorienter leurs relations économiques vers des « pays amis » et à parachever le tournant vers l’Asie initié après l’annexion de la Crimée. Le volume des échanges avec la Chine est ainsi passé de 145 milliards de dollars en 2021 à près de 245 milliards de dollars en 2024. La Chine, qui a signé un « partenariat stratégique sans limite » avec la Russie à la veille de l’invasion de l’Ukraine, mais qui déclare sa neutralité dans le conflit, importe massivement de Russie du pétrole brut à des prix bradés et, dans une moindre mesure, du charbon et du gaz naturel liquéfié ; elle facilite aussi le contournement des sanctions puisqu’elle assure 50 % des importations russes. Pour discréditer les pays occidentaux qui apportent leur soutien à l’Ukraine, les dirigeants russes recourent à une diplomatie publique conquérante et à des stratégies informationnelles habiles et agressives. Le messianisme étant, par tradition historique, perçu en Russie comme un attribut imparable de la grandeur, ils entendent porter un message pour le monde. Après Moscou « Troisième Rome » et Moscou « Troisième Internationale », l’heure est à la dénonciation du « néocolonialisme occidental » et à la promotion des valeurs traditionnelles. Ces deux leitmotivs présentent l’avantage de s’adresser au « Sud global » comme à l’Europe, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, sans définir de corpus idéologique autre qu’une critique des évolutions sociétales occidentales. Comme au temps de la guerre froide, il s’agit de vilipender les Occidentaux et de les évincer de certaines régions dans un jeu à somme nulle. La Russie a ainsi contribué à attiser le sentiment antifrançais en Afrique francophone, tout en apportant une assistance militaire et sécuritaire à des juntes aux abois. Cette résurgence d’un récit anticolonial s’inscrit dans une volonté plus large de faire émerger un nouvel ordre mondial multipolaire 47. S’impose à Moscou l’idée que ce nouvel ordre mondial multipolaire devrait s’ordonnancer autour d’« États-civilisations ». Les premiers à avoir théorisé ce concept ont été des membres du Club Izborsk, fréquenté par des personnalités d’extrême droite aux vues impérialistes. Fondé en 2012 par le national-bolchevique Aleksander Prokhanov, ce club réunit notamment le métropolite Tikhon (Chevkounov) qu’on présente comme le directeur spirituel de Vladimir Poutine. Celui qui a le mieux exprimé cette vision est l’idéologue de l’eurasisme Alexandre Douguine. Dans un article publié en mai 2022 sur le site du Club Izborsk, il explique que « l’opération militaire spéciale » constitue un point de bascule du monde unipolaire vers un monde multipolaire : désormais, « le principal acteur de l’ordre mondial multipolaire n’est pas l’État national (comme dans la théorie réaliste des relations internationales), ni non plus un Gouvernement mondial uni (comme dans la théorie libérale des relations internationales), mais l’État-civilisation qu’on peut aussi désigner comme le grand espace, l’empire, l’écoumène » 48. Or il se trouve que la Russie se définit désormais officiellement comme « un État-civilisation à nul autre pareil » (samobytnoe gosudarstvo-civilizacia), « une vaste puissance eurasiatique et euro-pacifique », « ayant rassemblé le peuple russe et d’autres peuples, composant la communauté culturo-civilisationnelle du Monde russe » 49. La notion figure dans le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie adopté par décret présidentiel en mars 2023 (point 4), tandis que le ministre des Affaires étrangères la reprend à son compte dans ses discours 50. Dernier avatar du discours civilisationnel, le concept d’État-civilisation sert de justification à un nouvel impérialisme qui ne dit pas son nom. Sous couvert de diversité des civilisations s’affirme en réalité une nouvelle hiérarchie des pays, censée soutenir un nouvel ordonnancement du monde. L’État-civilisation s’oppose implicitement à l’État-nation et sous-tend l’idée d’une hiérarchie des pays en fonction de leur culture, de leur taille et de leur ancienneté. Des États se présentant comme des civilisations pourraient ainsi exiger de se voir reconnaître une sphère d’influence dans leur ancienne chasse gardée et des prérogatives particulières dans le nouvel ordre mondial à venir. * Au total, on ne peut que constater la radicalité des ambitions affichées et la cohérence des efforts déployés par le Kremlin depuis trois ans. Après des élections fabriquées, Vladimir Poutine a été intronisé pour un cinquième mandat présidentiel le 7 mai 2024. La date avait été choisie à dessein — deux jours après Pâques, la fête de la victoire sur les ténèbres, et deux jours avant les commémorations de la victoire sur le nazisme. Après l’inauguration, le patriarche de l’Église orthodoxe russe a prononcé une bénédiction dans la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, qui servait de chapelle privée aux tsars, citant en exemple le prince Alexandre Nevski (1220-1263) qui « n’a pas eu pitié des ennemis, mais qui a été glorifié en tant que saint », avant d’ajouter : « Que Dieu vous aide à continuer de porter le service que Dieu lui-même vous a confié » 51. Nul autre que lui sait de quelle mission il se sent investi et quelle trace il veut laisser dans l’histoire russe pour s’assurer une place auprès de ses plus illustres prédécesseurs. À l’évidence, cependant, l’état final recherché ne se limite pas à la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine ou encore à la conquête de quelques territoires dévastés dans leurs frontières administratives. L’objectif ultime serait plutôt une Russie dominatrice et redoutée, ayant retrouvé son statut de grande puissance et effacé l’humiliation de la défaite dans la guerre froide, en repoussant les frontières de l’OTAN et en détruisant l’Union européenne. Une politique d’apaisement ne fera que nourrir l’agressivité. Il revient aux pays européens d’agir sans attendre pour préserver la souveraineté ukrainienne et opposer une force de dissuasion crédible. Quelle que soit l’issue de la négociation russo-américaine, il faut, pour l’avenir de l’Ukraine et la sécurité de l’Europe tout entière, prendre la mesure du danger, y sensibiliser les opinions publiques, se préparer à l’éventualité d’un conflit avec la Russie et l’empêcher autant que possible de se remettre en ordre de bataille. L’article Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 8997 mots
L’ambivalence des indicateurs économiques
L’asymétrie des moyens militaires
L’impérialisme et le revanchisme pour raisons d’être
L’art de dissimuler ses intentions réelles
La guerre comme vecteur de transformation de la société russe
La guerre comme instrument de désoccidentalisation du monde