19.02.2025 à 11:04
Que faire dans l’ère Trump ? Le manifeste européen de Mario Draghi
Hier, 18 février, à Bruxelles, devant le Parlement européen, Mario Draghi est revenu longuement sur son Rapport dans le contexte de la disruption trumpiste.
Face aux bouleversements géopolitiques contemporains, l’ancien banquier central a insisté sur un élément fondamental : le temps nous est compté. « Chaque jour où nous tardons, la frontière technologique s’éloigne de nous », a-t-il averti, soulignant que l’Europe est en retard dans des secteurs stratégiques comme l’intelligence artificielle, où « huit des dix plus grands modèles de langage ont été développés aux États-Unis, et les deux autres en Chine ». Ce retard menace non seulement notre compétitivité, mais aussi notre souveraineté, dans un monde où les dépendances technologiques deviennent des leviers d’influence politique et économique décisifs.
Face à ce décrochage, Draghi défend la possibilité d’une refonte du modèle économique et énergétique européen. La réponse doit s’articuler autour d’une nécessité : pour que l’Europe devienne « un lieu attractif pour l’innovation, [il faut qu’elle réduise les] prix de l’énergie » — le prix de de l’électricité sur le continent restent « deux à trois fois plus élevés qu’aux États-Unis. »
Le développement des infrastructures numériques, le financement des technologies de rupture et l’intégration des marchés financiers européens sont autant de conditions pour mettre fin à la fuite des talents et des capitaux vers l’étranger. L’ancien Président du conseil italien a également proposé une une simplification réglementaire, en insistant sur le fait que les barrières internes dans l’Union sont équivalentes à des droits de douane de 45 % sur l’industrie manufacturière et 110 % sur les services. Dans l’ère de la guerre commerciale trumpiste, « à cet égard, nous sommes souvent nous-mêmes notre propre pire ennemi ».
Draghi ne s’est pas arrêté à des considérations économiques. Il s’est dit persuadé du fait que ces réformes ne peuvent aboutir sans une action collective forte. Dans l’un des passages les plus impressionnants de son discours, il insiste sur la nécessité d’une transformation radicale de la prise de décision et de la gouvernance. À son avis, l’Europe doit fonctionner avec un niveau de coordination inédit : « Il est de plus en plus évident que nous devons agir comme si nous étions un seul État. »
Cet objectif implique une décision historique : l’Europe doit surmonter ses blocages institutionnels et renoncer à l’immobilisme. Draghi est très explicite : « On ne peut pas dire non à tout : si nous refusons la dette commune, le marché unique, l’union des marchés de capitaux, nous devons admettre que nous ne sommes pas capables de défendre les valeurs fondamentales de l’Union européenne. »
Dans une phase inquiétante, alors qu’une forme de passivité semble avoir saisi une partie des élites politiques du continent, cet appel à l’action s’appuie sur un constat : « la force des démocraties européennes ».
Draghi ne se contente pas de dresser un tableau alarmiste : « nous devons être optimistes ».
C’est un plaisir d’être de retour ici au Parlement européen pour discuter des suites à donner au rapport sur la compétitivité de l’Europe.
La contribution des représentants élus a été essentielle dans le processus de préparation du rapport, et de nombreux membres du Parlement européen et des parlements nationaux m’ont contacté depuis sa publication.
Vos réactions ont été précieuses pour affiner les propositions et créer les conditions d’une occasion pour le changement.
Votre engagement souligne la force des démocraties européennes et la nécessité pour tous les acteurs de travailler ensemble pour transformer l’Europe.
Depuis la publication du rapport, les changements qui ont eu lieu sont globalement conformes aux tendances qui y étaient décrites. Mais le sentiment d’urgence à entreprendre le changement radical que le rapport préconisait est devenu encore plus grand.
Tout d’abord, l’IA a connu une progression fulgurante.
Des modèles de pointe ont atteint une précision de près de 90 % lors de tests de référence sur le raisonnement scientifique, surpassant les scores des experts humains. Certains modèles sont également devenus beaucoup plus efficaces, avec des coûts de formation divisés par dix et des coûts d’inférence divisés par plus de vingt.
Pour l’instant, la plupart des progrès se font encore en dehors de notre continent. Huit des dix plus grands modèles de langage actuels ont été développés aux États-Unis, les deux autres venant de Chine.
Chaque jour qui passe, la frontière technologique s’éloigne de nous — mais la baisse des coûts nous donne également l’occasion de rattraper plus rapidement notre retard.
Deuxièmement, les prix du gaz naturel restent très volatils, avec une hausse d’environ 40 % depuis septembre. Les marges sur les importations de GNL en provenance des États-Unis ont considérablement augmenté depuis l’année dernière.
Les prix de l’électricité ont également augmenté dans tous les pays et sont encore deux à trois fois plus élevés qu’aux États-Unis. Et nous avons vu le type de tensions internes qui peuvent résulter de l’absence d’action rapide pour relever les défis posés par la transition énergétique.
Par exemple, lors de la Dunkelflaute de décembre dernier, lorsque la production d’énergie solaire et éolienne est tombée à près de zéro, les prix de l’électricité en Allemagne ont augmenté de plus de dix fois le prix moyen annuel.
Période de « sécheresse énergétique » ou de grisaille anticyclonique caractérisée par l’absence de soleil et de vent, paralysant la production d’énergie renouvelable.
Cela a entraîné à son tour des hausses de prix importantes en Scandinavie — les pays devant exporter de l’énergie pour combler le déficit — ce qui a conduit certains d’entre eux à envisager de reporter les projets d’interconnexion.
Parallèlement à cela, les menaces croissantes qui pèsent sur les infrastructures sous-marines essentielles soulignent l’impératif de sécurité que représentent le développement et la protection de nos réseaux.
Troisièmement, lorsque le rapport a été rédigé, le principal thème géopolitique était la montée en puissance de la Chine. Aujourd’hui, l’Union sera confrontée à des droits de douane imposés par la nouvelle administration américaine dans les mois à venir, ce qui entravera notre accès à notre plus grand marché d’exportation.
Par ailleurs, l’augmentation des droits de douane américains sur les produits chinois va réorienter la surcapacité chinoise vers l’Europe, frappant davantage encore nos entreprises. Les grandes entreprises de l’Union sont d’ailleurs bien plus préoccupées par cet effet que par la perte d’accès au marché américain.
Nous pourrions également être confrontés à des politiques visant à inciter les entreprises européennes à produire davantage aux États-Unis, en s’appuyant sur des impôts plus faibles, une énergie moins chère et la dérégulation. L’augmentation de la capacité industrielle aux États-Unis est un élément clef du plan du gouvernement pour s’assurer que les droits de douane ne sont pas inflationnistes.
Enfin, à en croire les récentes déclarations, nous pouvons nous attendre à être largement livrés à nous-mêmes pour garantir la sécurité en Ukraine et en Europe même.
Pour relever ces défis, il est de plus en plus évident que nous devons agir de plus en plus comme si nous n’étions qu’un seul État. La complexité de la réponse politique impliquant la recherche, l’industrie, le commerce et la finance exigera un degré de coordination sans précédent entre tous les acteurs : les gouvernements et les parlements nationaux, la Commission et le Parlement européen.
Cette réponse doit être rapide. Car le temps ne joue pas en notre faveur, l’économie européenne est en stagnation alors que la plupart des pays du monde sont en croissance. La réponse doit être à la hauteur des défis. Et elle doit se concentrer avec précision sur les secteurs qui stimuleront la croissance.
La rapidité, l’envergure et l’intensité seront essentielles.
Nous devons créer les conditions permettant aux entreprises innovantes de se développer en Europe plutôt que d’être confrontées à une alternative impossible : rester petites ou s’installer aux États-Unis. Cela implique de supprimer les barrières internes, de standardiser, d’harmoniser et de simplifier les réglementations nationales, et de promouvoir un marché des capitaux plus équitable.
Or à cet égard, nous sommes souvent nous-mêmes notre propre pire ennemi.
Nous avons un marché intérieur de taille similaire à celui des États-Unis. Nous avons le potentiel pour agir à grande échelle. Pourtant, le FMI estime que nos barrières internes équivalent à un tarif douanier d’environ 45 % pour l’industrie manufacturière et de 110 % pour les services.
Et nous avons choisi une approche réglementaire qui a privilégié la précaution au détriment de l’innovation, en particulier dans le secteur numérique. Par exemple, on estime que le RGPD a augmenté de 20 % le coût des données pour les entreprises de l’Union.
Nous disposons également de beaucoup d’épargne en Europe, que nous pourrions utiliser pour financer l’innovation. Mais à quelques exceptions — notables — près, nos pays dépendent principalement de prêts bancaires qui ne sont généralement pas adaptés à cette tâche. Cela nous conduit à envoyer chaque année plus de 300 milliards d’euros d’épargne à l’étranger parce que les opportunités d’investissement font défaut ici.
Nous devons aider nos entreprises phares à rattraper leur retard dans la course à l’IA en investissant davantage dans les infrastructures informatiques et les réseaux numériques. L’initiative EU AI Champions, récemment annoncée, est un excellent exemple de la manière dont les secteurs public et privé peuvent travailler ensemble pour combler plus rapidement le fossé de l’innovation.
Si nous agissons résolument pour faire de l’Europe un espace attractif pour l’innovation, une opportunité unique se présente à nous : inverser le mouvement de la fuite des cerveaux qui a poussé nos meilleurs scientifiques à traverser l’Atlantique. Le rapport identifie plusieurs moyens d’améliorer notre recherche. Si nous les mettons en œuvre, notre tradition de liberté académique et l’absence d’orientation culturelle dans le financement public pourraient devenir nos avantages comparatifs.
Il faut aussi faire baisser les prix de l’énergie.
C’est devenu impératif non seulement pour les industries traditionnelles, mais aussi pour les technologies de pointe. On estime que la consommation d’énergie des centres de données en Europe aura plus que triplé d’ici la fin de la décennie.
Mais il est également de plus en plus évident que la décarbonation elle-même ne peut être durable que dans la mesure où le bénéfice qu’elle apporte est perceptible.
Au-delà du fait que l’Union n’est pas un grand producteur de gaz naturel, le rapport identifie une série de raisons expliquant le niveau élevé des prix de l’énergie en Europe : la coordination limitée de l’approvisionnement en gaz naturel, le fonctionnement du marché de l’énergie, les retards dans la mise en place de capacités renouvelables, le sous-développement des réseaux, la fiscalité élevée et les marges financières.
Ces facteurs, et d’autres encore, sont tous de notre fait. Ils peuvent par conséquent être corrigés si nous en avons la volonté.
Le rapport propose plusieurs mesures à cet égard : réforme du marché de l’énergie, transparence beaucoup plus grande des échanges en matière énergétique, recours plus important aux contrats d’électricité et aux achats de gaz naturel à long terme, investissements massifs dans les réseaux et les interconnexions.
Il préconise non seulement une installation plus rapide des énergies renouvelables, mais aussi des investissements dans la production d’électricité de base propre et des solutions de flexibilité auxquelles il serait possible de recourir lorsque les énergies renouvelables ne produisent pas d’électricité.
Dans le même temps, nous devons garantir des conditions de concurrence équitables à notre secteur innovant des technologies propres afin qu’il puisse tirer parti des opportunités de la transition. La décarbonation ne doit pas se traduire par la perte d’emplois verts, car les entreprises des pays bénéficiant d’un soutien plus important de l’État peuvent conquérir des parts de marché.
Enfin, le rapport aborde plusieurs vulnérabilités de l’économie européenne, parmi lesquelles notre système de défense, au sein duquel la fragmentation des capacités industrielles selon les frontières nationales empêche d’atteindre l’effet d’échelle nécessaire.
Même si nous sommes collectivement le troisième plus grand consommateur au monde, nous ne serions pas en mesure de satisfaire une augmentation des dépenses de défense par le biais de notre capacité de production. Nos systèmes de défense nationale ne sont ni interopérables, ni standardisés dans certaines parties clefs de la chaîne d’approvisionnement.
C’est l’un des nombreux exemples où l’Union est moins que la somme de ses parties.
Tout en modernisant l’économie européenne, nous devons accompagner la transition de nos industries traditionnelles.
Ces industries restent importantes pour l’Europe. Depuis 2012, les dix secteurs dont la productivité a augmenté le plus rapidement sont presque tous des secteurs relevant de ce qu’on appelle la mid-tech, comme l’automobile et les machines.
Notre secteur manufacturier emploie également environ 30 millions de personnes, contre 13 millions aux États-Unis. Or dans un monde où les équilibres géopolitiques sont en constante évolution et où le protectionnisme gagne du terrain, il est devenu stratégique de conserver des industries telles que la sidérurgie et la chimie, qui fournissent des intrants à l’ensemble de l’économie et sont essentielles à la défense.
Le soutien aux industries traditionnelles est souvent présenté comme un choix binaire : soit les laisser partir et permettre aux ressources de se déplacer vers de nouveaux secteurs, soit sacrifier le développement de nouvelles technologies et, en fin de compte, nous résigner à une croissance durablement faible.
Pourtant, le choix n’a pas à être aussi radical. Si nous mettons en œuvre les réformes nécessaires pour rendre l’Europe plus innovante, cela permettra d’atténuer le poids de nombreux arbitrages entre ces objectifs.
Par exemple, si nous exploitons les économies d’échelle de notre marché européen et intégrons notre marché de l’énergie, cela réduira les coûts de production partout. Nous serons alors mieux placés pour faire face aux retombées potentielles, par exemple, de la fourniture d’énergie à bas prix aux industries à forte intensité énergétique.
Si nous offrons un taux de rendement plus compétitif en Europe et des marchés de capitaux plus efficaces, nos économies resteront naturellement chez nous. Nous disposerons alors d’un plus grand nombre de capitaux privés pour financer à la fois les nouvelles technologies et les industries établies qui conservent un avantage concurrentiel.
Par ailleurs, en supprimant nos barrières internes et en augmentant notre croissance de la productivité, nous pourrons accroître notre marge de manœuvre budgétaire. Nous serons ainsi davantage en mesure de financer des projets d’intérêt public que le secteur privé n’est pas susceptible de prendre en charge, comme la décarbonation de l’industrie lourde.
À titre d’exemple, le rapport estimait que l’augmentation de la productivité totale des facteurs de seulement 2 % au cours des dix prochaines années permettrait de réduire d’un tiers les coûts budgétaires pour les gouvernements du financement des investissements nécessaires.
Dans le même temps, la suppression des barrières internes augmentera les effets multiplicateurs de ces investissements.
Il est prouvé que les multiplicateurs budgétaires diminuent avec l’ouverture commerciale, car une partie de l’impulsion budgétaire est compensée par une augmentation des importations. Et l’économie européenne est très ouverte au commerce — plus de deux fois plus que celle des États-Unis — ce qui est symptomatique de nos barrières internes élevées.
L’expansion sur notre marché intérieur étant de facto plafonnée, les entreprises de l’Union ont cherché des opportunités de croissance à l’étranger, tandis que les importations sont devenues relativement plus attrayantes en raison de la baisse des droits de douane.
Mais si nous parvenions à abaisser ces barrières internes, nous assisterions à un important retour de la demande vers notre marché. L’ouverture des échanges diminuerait alors naturellement et la politique budgétaire deviendrait proportionnellement plus puissante.
La Commission a récemment lancé sa « Boussole de la compétitivité », qui s’aligne sur ce programme. Les objectifs de la Boussole sont parfaitement conformes aux recommandations du rapport et ils signalent une réorientation indispensable des principales politiques européennes.
Il est maintenant important que la Commission reçoive tout le soutien nécessaire tant dans la mise en œuvre de ce programme que dans son financement. Les besoins de financement sont énormes : le chiffre de 750 à 800 milliards d’euros par an est une estimation conservatrice.
Pour accroître notre capacité de financement, la Commission propose une rationalisation bienvenue des instruments de financement de l’Union. Mais il n’est pas prévu de créer de nouveaux fonds européens. La méthode proposée consiste à combiner les instruments de l’Union avec une utilisation plus souple des aides d’État, coordonnée par un nouvel outil européen.
Si nous espérons que cette construction apportera le soutien financier nécessaire, le succès dépendra de la capacité des États membres à utiliser la marge de manœuvre budgétaire dont ils disposent et à agir dans un cadre européen.
La Commission n’est qu’un acteur. Elle peut faire beaucoup dans ses domaines de compétence exclusive — de la politique commerciale à la politique de la concurrence. Mais elle ne peut agir seule. Le Parlement européen, les parlements nationaux et les gouvernements nationaux doivent se tenir à ses côtés.
Le Parlement a un rôle clef à jouer pour accélérer les décisions de l’Union. Si nous suivons nos procédures législatives habituelles — qui prennent souvent jusqu’à 20 mois — nos réponses politiques risquent d’être dépassées au moment même où elles sont apportées.
Nous comptons également sur le Parlement pour devenir un véritable acteur de ce changement : construire l’unité politique, créer une dynamique de changement, demander des comptes aux décideurs politiques en cas d’hésitation et mettre en œuvre un programme d’action ambitieux.
Nous pouvons raviver l’esprit d’innovation de notre continent. Nous pouvons retrouver notre capacité à défendre nos intérêts. Et nous pouvons redonner espoir à nos peuples.
Alors que nous sommes à un tournant de l’histoire de l’Europe, les gouvernements nationaux et les parlements de notre continent, ainsi que la Commission et le Parlement européens, sont appelés à être les gardiens de cet espoir.
Il n’y a qu’unis que nous pourrons y parvenir.
Si je devais les reformuler, les premières questions disaient en substance : oui, le rapport a raison et nous sommes d’accord avec vous, d’accord avec le rapport, mais nous venons d’un passé si long d’indécision et d’hésitation que nous avons du mal à croire que les choses puissent changer à l’avenir, et que nous puissions réellement apprendre à faire autrement, à prendre des décisions rapidement et efficacement.
La réponse à cela est simple : il n’y a pas d’alternative, nous n’avons pas d’alternative. Le rapport emploie souvent le mot « existentiel ». L’Union a été créée pour garantir à ses citoyens la paix, l’indépendance, la sécurité, la souveraineté, puis la durabilité, la prospérité, la démocratie, l’équité et l’inclusion. Cela fait beaucoup. Et fondamentalement, nous avons réussi à garantir tout cela, à vivre dans une situation assez confortable où la rhétorique dominait et où les défis les plus difficiles n’étaient pas vraiment au premier plan. Ce monde confortable est derrière nous. Nous devons donc faire le point et nous demander si nous voulons défendre ces valeurs essentielles et notre Union pour ce qu’elle peut réellement faire pour nous — ou si nous devons simplement partir. Pour aller où d’ailleurs ? C’est là que le rapport commence vraiment. L’ensemble du rapport est un guide sur la manière dont nous pouvons lutter pour nos propres valeurs existentielles. La question de savoir si je suis moi-même optimiste : nous n’avons d’autre choix que d’être confiants. Nous devons être optimistes.
J’aborderai maintenant des points plus spécifiques. L’un d’entre eux a été soulevé par nombre d’entre vous : le financement. Il y a plusieurs choses à dire à ce sujet. Permettez-moi de faire une remarque préliminaire. Le chiffre de 750 à 800 milliards d’euros d’investissements nécessaires, comme je l’ai dit précédemment, est une estimation conservatrice. Il peut en fait être plus élevé si l’on considère que les investissements pour l’atténuation du changement climatique et d’autres objectifs importants ne sont pas inclus dans ce calcul. Mais ce chiffre est estimé sur la base de la situation actuelle. C’est pourquoi nous devons émettre une dette commune. C’est ce que dit le rapport. Et cette dette commune doit être, par définition, supranationale, car certains pays auront une marge de manœuvre budgétaire insuffisante pour eux-mêmes pour poursuivre ces objectifs. Cela comprend aussi les plus grands pays — d’autres pays n’ont aucune marge de manœuvre budgétaire. Mais gardez à l’esprit qu’il s’agit d’une estimation de la situation actuelle. Le rapport dit aussi que si ces réformes sont faites, ce besoin, ces besoins de financement pourraient être moindres. Quelles réformes ? Le marché unique est l’une d’entre elles. De même qu’une simplification de la réglementation ou que la politique de concurrence ; l’union des marchés de capitaux, comme je l’ai suggéré. Nous avons l’habitude de discuter de l’union des marchés des capitaux sous l’angle bancaire, car les banques veulent se consolider et elles pensent qu’elles ont du mal à le faire dans la situation actuelle de fragmentation des marchés des capitaux. Mais ce n’est pas la principale raison pour laquelle nous devrions nous préoccuper de l’union des marchés des capitaux. Au moins deux raisons me viennent à l’esprit. La première est le financement de l’innovation. La raison pour laquelle les prêts bancaires ne sont pas adaptés au financement de l’innovation est que les projets innovants ont généralement une longue période de gestation et des rendements très incertains. Il est donc très difficile de financer ces projets par l’emprunt. La deuxième, ce sont les PME : les PME nouvellement créées n’ont pas d’argent pour rembourser leurs dettes. Pensez aux plus grandes entreprises du secteur numérique aux États-Unis : elles n’ont pas engrangé de dividendes pendant de très nombreuses années. Pensez à Amazon. Il faut donc des capitaux propres pour y parvenir. D’ailleurs, certains pays européens le font, comme la Suède. La majeure partie du financement est assurée par les marchés de capitaux, à 70 %, et 30 % seulement par les prêts bancaires, dans d’autres pays également en Europe. Mais quand on arrive dans les grands pays comme l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, au centre de l’Europe, on constate le contraire. On voit 70 % de prêts bancaires, 30 % de marchés de capitaux. L’union des marchés de capitaux est donc très importante pour cette raison : elle peut accompagner le changement dans la composition du financement. Une autre raison n’a pas nécessairement à voir avec les banques. Si vous regardez les ménages, leur richesse moyenne a augmenté trois fois plus vite aux États-Unis. Et si vous prenez la situation boursière, c’est encore pire pour nous. En d’autres termes, nous sommes plus pauvres, beaucoup plus pauvres, mais nous épargnons deux fois plus qu’aux États-Unis. Nous épargnons donc beaucoup plus et nous sommes plus pauvres. C’est pourquoi il nous faut créer une situation où les gens peuvent épargner et obtenir un taux de rendement plus élevé. Nos économies vont aux États-Unis parce que le taux de rendement y est plus élevé. Que pouvons-nous faire d’autre que d’essayer d’augmenter le taux de rendement de cela sur ce continent ? Vous voyez donc que le financement et les réformes sont intimement liés. C’est ce que j’ai dit il y a quelque temps, en m’adressant à une réunion de l’Ecofin, avant que le rapport ne soit terminé.
Vous dites non à la dette publique. Vous dites non au marché unique. Vous dites non à la création d’une union des marchés de capitaux. Vous ne pouvez pas dire non à tout. Sinon, vous devez également admettre, pour être cohérent, que vous n’êtes pas en mesure de respecter les valeurs fondamentales pour lesquelles cette Union a été créée. Alors, quand vous me demandez ce qui est mieux, ce qu’il faut faire maintenant, je réponds : je n’en ai aucune idée, mais faites quelque chose.
Autre chose à propos de la peur de créer de la dette publique. Permettez-moi de vous rappeler autre chose. Si vous regardez les 15, 20 dernières années, le gouvernement des États-Unis a injecté plus de 14 000 milliards de dollars dans l’économie, nous avons fait sept fois moins. Cela a dû faire une différence. Et cela montre aussi que vous voulez peut-être vous développer davantage. Or pour se développer davantage, vous avez parfois besoin d’argent public, mais vous devez aussi créer les conditions pour que l’argent privé soit productif. C’est l’essence même du rapport.
Passons maintenant au climat. Le message du rapport sur le climat est le suivant : il faut accélérer la décarbonation. Pourquoi ? Parce qu’en fin de compte, c’est la seule chose qui garantira l’indépendance et la souveraineté de notre continent en matière d’approvisionnement énergétique. Et nous avons appris à nos dépens ce que signifie être dépendant de quelqu’un d’autre, et surtout dans un contexte où les relations géopolitiques évoluent rapidement et de manière incertaine, nous devons éviter de créer des dépendances très fortes vis-à-vis d’un partenaire qui pourrait changer et devenir notre ennemi demain. C’est l’une des raisons stratégiques pour lesquelles il nous faut accélérer la décarbonation. Bien sûr, la raison qui nous pousse à luttre contre le changement climatique est globale. Mais pour y parvenir — accélérer la décarbonation est l’un des mots clefs du rapport — il nous faudra aligner les outils et les objectifs. On ne peut pas à la fois forcer l’arrêt des moteurs à combustion interne — et donc dire en quelque sorte à l’ensemble du secteur productif qu’il doit interrompre une grande chaîne de production — et en même temps imposer avec la même force l’installation de stations de recharges sans créer les interconnexions pour le faire. Il faut aligner les choses. C’est notre autre impératif en matière climatique : l’alignement.
Certains d’entre vous ont soulevé la question des aspects sociaux du rapport. Dès le début, celui-ci a accordé une grande attention à la dimension sociale. C’est difficile à comprendre maintenant, un an après le rapport, mais nous étions tous alors sous l’emprise d’un vieux modèle de pensée, qui disait, en gros, que si nous devions investir davantage, nous allions devoir réduire les dépenses sociales. Dans le reste du monde, on se plaît à dire que les Européens seraient surprotégés dans un système de protection sociale très coûteux. Ce n’est pas vrai. En regardant les faits, nous avons découvert qu’en réalité, pour avoir une croissance de la productivité plus élevée et une économie en plein essor, il n’est pas nécessaire de détruire le modèle de protection sociale : encore une fois, la Suède en est un bon exemple. C’est donc le point de départ clef du rapport : nous voulons croître davantage et conserver notre modèle de protection sociale, notamment parce qu’il est essentiel en période de profondes transitions — comme le suggère le rapport : nous allons en connaître — d’avoir une société soudée. Ce n’est donc pas le bon moment pour faire ces expériences. Et cela irait à l’encontre de l’équité, qui est une autre valeur de notre Union.
Le rapport accorde en outre une grande attention aux compétences, à l’acquisition de compétences et au processus d’apprentissage tout au long de la vie, parce que celles-ci sont sur le point de changer. La composition est en train de changer et c’est aussi un aspect très important du rapport.
Beaucoup d’entre vous ont soulevé la question de la mise en œuvre. La mise en œuvre est essentielle, bien sûr, surtout après un si long passé d’hésitation et d’indécisions qui a peut-être été marqué par le manque d’espoir. Vous avez immédiatement demandé : allons-nous vraiment mettre cela en œuvre ? Sur ce point, le rapport est clair : pour pouvoir le mettre en œuvre, nous devons changer notre modèle de prise de décision. Pour ce faire, nous devons d’abord nous demander si l’unanimité continuera d’être le principe directeur clef de la prise de décision dans notre Union. Et le rapport suggère que cela ne devrait pas être le cas, que nous devrions passer à la majorité qualifiée dans de très nombreux domaines. Or j’ai le sentiment que, dans les mois à venir, les pays vont se regrouper exactement sur ce point : ceux qui continueront à défendre l’unanimité et ceux qui sont prêts à faire des compromis et à s’orienter vers un vote à la majorité qualifiée. Mais le rapport dit ensuite qu’il y a d’autres moyens à notre disposition. L’un d’eux est le modèle de coopération renforcée, qui est présent dans nos traités et sur lequel nous sommes restés peu créatifs. Le troisième point est le modèle intergouvernemental, à savoir que deux, trois, quatre gouvernements s’accordent sur certains objectifs et décident d’avancer ensemble, en restant ouverts à l’adhésion d’autres pays. Il est évidemment préférable d’avancer tous ensemble, mais pour avancer ensemble, surtout dans des domaines tels que la défense ou la politique étrangère, il faut une évaluation commune des risques, des compromis, ou surtout, de qui est l’ennemi.
Concernant la réglementation, il y a deux séries de mesures. Une partie se situe au niveau de l’Union et j’ai le sentiment que la Commission est tout à fait prête à revoir la réglementation qui a été élaborée ces dernières années et à décider qu’une partie de celle-ci est assez redondante, inutile, voire nuisible. La deuxième série de mesures consiste à introduire une nouvelle réglementation — la Présidente a décidé de créer un nouveau vice-président qui aurait pour tâche d’examiner la réglementation et de décider ce qui est réellement utile et ce qui ne l’est pas en identifiant là de nouvelles règles pourraient être utiles. Mais les coûts de la mise en œuvre effective de cette réglementation pour les entreprises et les personnes l’emporteront sur les avantages. Une autre partie de la réglementation se passe au niveau national. Et elle est importante. C’est ce que j’ai dit aujourd’hui : il s’agit de standardiser nos règles, ou du moins, si l’on veut continuer à réglementer, de faire en sorte de ne pas produire des situations où les règles sont de fait différentes d’un pays à l’autre. En d’autres termes : harmoniser la réglementation et la simplifier au niveau national.
[…]
Trois brèves remarques sur les interventions qui ont suivi ma précédente déclaration.
La première concerne le climat. Certains d’entre vous ont dit : mais n’est-ce pas négatif pour la croissance ? Le rapport aborde une question clef : la décarbonation est-elle mauvaise pour la croissance ? Nous répondons par la négative, elle ne doit pas nécessairement être mauvaise pour la croissance. Elle peut être bonne pour la croissance car, au total, elle fera baisser le prix de l’énergie. Toutefois, si les outils ne sont pas alignés, le processus de décarbonation est bloqué, bloquant la croissance en même temps. C’est pourquoi je continue à dire que nous devons faire baisser les prix de l’énergie car c’est un ingrédient essentiel de la croissance. Plus généralement, ce que je suggérerais à ce sujet, c’est d’abandonner l’idéologie et d’adopter une approche neutre en carbone, et de s’en tenir aux faits : réduire les émissions et atteindre notre indépendance énergétique. C’est la principale voie pour que l’Europe devienne vraiment souveraine en matière d’énergie.
Le deuxième point concerne certaines observations sur la prise de décision. Je ne suggère pas nécessairement une centralisation : je suggère que nous devrions pouvoir faire les choses ensemble comme si nous ne formions qu’un seul État. Que cela nécessite ou non une centralisation, cela dépend essentiellement de la légitimité démocratique de ce que nous voulons faire. Nous pouvons faire les choses ensemble. Pourquoi devons-nous faire les choses ensemble ? Quelqu’un disait : après tout, ce pays — notre pays, mon pays — s’est très bien débrouillé jusqu’à maintenant. Eh bien, nous n’en sommes plus là. Nous sommes donc dans une situation différente où l’ampleur des problèmes dépasse de loin la taille de nos pays. Que l’on prenne la défense, le climat, l’innovation, voire la recherche, il y a beaucoup de choses à faire. Quelqu’un a dit, très joliment, que nous devrions inspirer nos jeunes chercheurs. Le rapport en parle longuement, et propose des solutions. Mais il ne peut s’agir uniquement d’un problème d’innovation. Aujourd’hui, les problèmes se sont aggravés et la concurrence est bien plus forte que nous ne le sommes.
Le rapport a été publié début septembre et la dernière fois que je me suis adressé au Parlement européen, j’ai essentiellement présenté ses grandes lignes. Aujourd’hui, cinq mois plus tard, que faisons-nous ? Nous avons discuté, mais qu’avons-nous retiré de cette discussion ? Que le contenu du rapport est encore plus urgent qu’il ne l’était il y a cinq mois. C’est tout. J’espère que la prochaine fois, si vous m’y invitez, nous pourrons discuter de ce qui a été fait, de ce qui a été fait efficacement. Je ne nie pas que la situation est très difficile actuellement : nous avons chacun nos valeurs, avec des divergences de vues. Mais ce n’est pas le moment de mettre l’accent sur ces différences. Il est temps maintenant de souligner que nous devons travailler ensemble, mettre l’accent sur ce qui nous rassemble. Et ce qui, je crois, nous rassemble, ce sont les valeurs fondatrices de l’Union. Et nous devons espérer et travailler pour elles. Merci.
L’article Que faire dans l’ère Trump ? Le manifeste européen de Mario Draghi est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Hier, 18 février, à Bruxelles, devant le Parlement européen, Mario Draghi est revenu longuement sur son Rapport dans le contexte de la disruption trumpiste. Face aux bouleversements géopolitiques contemporains, l’ancien banquier central a insisté sur un élément fondamental : le temps nous est compté. « Chaque jour où nous tardons, la frontière technologique s’éloigne de nous », a-t-il averti, soulignant que l’Europe est en retard dans des secteurs stratégiques comme l’intelligence artificielle, où « huit des dix plus grands modèles de langage ont été développés aux États-Unis, et les deux autres en Chine ». Ce retard menace non seulement notre compétitivité, mais aussi notre souveraineté, dans un monde où les dépendances technologiques deviennent des leviers d’influence politique et économique décisifs. Face à ce décrochage, Draghi défend la possibilité d’une refonte du modèle économique et énergétique européen. La réponse doit s’articuler autour d’une nécessité : pour que l’Europe devienne « un lieu attractif pour l’innovation, [il faut qu’elle réduise les] prix de l’énergie » — le prix de de l’électricité sur le continent restent « deux à trois fois plus élevés qu’aux États-Unis. » Le développement des infrastructures numériques, le financement des technologies de rupture et l’intégration des marchés financiers européens sont autant de conditions pour mettre fin à la fuite des talents et des capitaux vers l’étranger. L’ancien Président du conseil italien a également proposé une une simplification réglementaire, en insistant sur le fait que les barrières internes dans l’Union sont équivalentes à des droits de douane de 45 % sur l’industrie manufacturière et 110 % sur les services. Dans l’ère de la guerre commerciale trumpiste, « à cet égard, nous sommes souvent nous-mêmes notre propre pire ennemi ». Draghi ne s’est pas arrêté à des considérations économiques. Il s’est dit persuadé du fait que ces réformes ne peuvent aboutir sans une action collective forte. Dans l’un des passages les plus impressionnants de son discours, il insiste sur la nécessité d’une transformation radicale de la prise de décision et de la gouvernance. À son avis, l’Europe doit fonctionner avec un niveau de coordination inédit : « Il est de plus en plus évident que nous devons agir comme si nous étions un seul État. » Cet objectif implique une décision historique : l’Europe doit surmonter ses blocages institutionnels et renoncer à l’immobilisme. Draghi est très explicite : « On ne peut pas dire non à tout : si nous refusons la dette commune, le marché unique, l’union des marchés de capitaux, nous devons admettre que nous ne sommes pas capables de défendre les valeurs fondamentales de l’Union européenne. » Dans une phase inquiétante, alors qu’une forme de passivité semble avoir saisi une partie des élites politiques du continent, cet appel à l’action s’appuie sur un constat : « la force des démocraties européennes ». Draghi ne se contente pas de dresser un tableau alarmiste : « nous devons être optimistes ». C’est un plaisir d’être de retour ici au Parlement européen pour discuter des suites à donner au rapport sur la compétitivité de l’Europe. La contribution des représentants élus a été essentielle dans le processus de préparation du rapport, et de nombreux membres du Parlement européen et des parlements nationaux m’ont contacté depuis sa publication. Vos réactions ont été précieuses pour affiner les propositions et créer les conditions d’une occasion pour le changement. Votre engagement souligne la force des démocraties européennes et la nécessité pour tous les acteurs de travailler ensemble pour transformer l’Europe. Depuis la publication du rapport, les changements qui ont eu lieu sont globalement conformes aux tendances qui y étaient décrites. Mais le sentiment d’urgence à entreprendre le changement radical que le rapport préconisait est devenu encore plus grand. Tout d’abord, l’IA a connu une progression fulgurante. Des modèles de pointe ont atteint une précision de près de 90 % lors de tests de référence sur le raisonnement scientifique, surpassant les scores des experts humains. Certains modèles sont également devenus beaucoup plus efficaces, avec des coûts de formation divisés par dix et des coûts d’inférence divisés par plus de vingt. Pour l’instant, la plupart des progrès se font encore en dehors de notre continent. Huit des dix plus grands modèles de langage actuels ont été développés aux États-Unis, les deux autres venant de Chine. Chaque jour qui passe, la frontière technologique s’éloigne de nous — mais la baisse des coûts nous donne également l’occasion de rattraper plus rapidement notre retard. Deuxièmement, les prix du gaz naturel restent très volatils, avec une hausse d’environ 40 % depuis septembre. Les marges sur les importations de GNL en provenance des États-Unis ont considérablement augmenté depuis l’année dernière. Les prix de l’électricité ont également augmenté dans tous les pays et sont encore deux à trois fois plus élevés qu’aux États-Unis. Et nous avons vu le type de tensions internes qui peuvent résulter de l’absence d’action rapide pour relever les défis posés par la transition énergétique. Par exemple, lors de la Dunkelflaute de décembre dernier, lorsque la production d’énergie solaire et éolienne est tombée à près de zéro, les prix de l’électricité en Allemagne ont augmenté de plus de dix fois le prix moyen annuel. Période de « sécheresse énergétique » ou de grisaille anticyclonique caractérisée par l’absence de soleil et de vent, paralysant la production d’énergie renouvelable. Cela a entraîné à son tour des hausses de prix importantes en Scandinavie — les pays devant exporter de l’énergie pour combler le déficit — ce qui a conduit certains d’entre eux à envisager de reporter les projets d’interconnexion. Parallèlement à cela, les menaces croissantes qui pèsent sur les infrastructures sous-marines essentielles soulignent l’impératif de sécurité que représentent le développement et la protection de nos réseaux. Troisièmement, lorsque le rapport a été rédigé, le principal thème géopolitique était la montée en puissance de la Chine. Aujourd’hui, l’Union sera confrontée à des droits de douane imposés par la nouvelle administration américaine dans les mois à venir, ce qui entravera notre accès à notre plus grand marché d’exportation. Par ailleurs, l’augmentation des droits de douane américains sur les produits chinois va réorienter la surcapacité chinoise vers l’Europe, frappant davantage encore nos entreprises. Les grandes entreprises de l’Union sont d’ailleurs bien plus préoccupées par cet effet que par la perte d’accès au marché américain. Nous pourrions également être confrontés à des politiques visant à inciter les entreprises européennes à produire davantage aux États-Unis, en s’appuyant sur des impôts plus faibles, une énergie moins chère et la dérégulation. L’augmentation de la capacité industrielle aux États-Unis est un élément clef du plan du gouvernement pour s’assurer que les droits de douane ne sont pas inflationnistes. Enfin, à en croire les récentes déclarations, nous pouvons nous attendre à être largement livrés à nous-mêmes pour garantir la sécurité en Ukraine et en Europe même. Pour relever ces défis, il est de plus en plus évident que nous devons agir de plus en plus comme si nous n’étions qu’un seul État. La complexité de la réponse politique impliquant la recherche, l’industrie, le commerce et la finance exigera un degré de coordination sans précédent entre tous les acteurs : les gouvernements et les parlements nationaux, la Commission et le Parlement européen. Cette réponse doit être rapide. Car le temps ne joue pas en notre faveur, l’économie européenne est en stagnation alors que la plupart des pays du monde sont en croissance. La réponse doit être à la hauteur des défis. Et elle doit se concentrer avec précision sur les secteurs qui stimuleront la croissance. La rapidité, l’envergure et l’intensité seront essentielles. Nous devons créer les conditions permettant aux entreprises innovantes de se développer en Europe plutôt que d’être confrontées à une alternative impossible : rester petites ou s’installer aux États-Unis. Cela implique de supprimer les barrières internes, de standardiser, d’harmoniser et de simplifier les réglementations nationales, et de promouvoir un marché des capitaux plus équitable. Or à cet égard, nous sommes souvent nous-mêmes notre propre pire ennemi. Nous avons un marché intérieur de taille similaire à celui des États-Unis. Nous avons le potentiel pour agir à grande échelle. Pourtant, le FMI estime que nos barrières internes équivalent à un tarif douanier d’environ 45 % pour l’industrie manufacturière et de 110 % pour les services. Et nous avons choisi une approche réglementaire qui a privilégié la précaution au détriment de l’innovation, en particulier dans le secteur numérique. Par exemple, on estime que le RGPD a augmenté de 20 % le coût des données pour les entreprises de l’Union. Nous disposons également de beaucoup d’épargne en Europe, que nous pourrions utiliser pour financer l’innovation. Mais à quelques exceptions — notables — près, nos pays dépendent principalement de prêts bancaires qui ne sont généralement pas adaptés à cette tâche. Cela nous conduit à envoyer chaque année plus de 300 milliards d’euros d’épargne à l’étranger parce que les opportunités d’investissement font défaut ici. Nous devons aider nos entreprises phares à rattraper leur retard dans la course à l’IA en investissant davantage dans les infrastructures informatiques et les réseaux numériques. L’initiative EU AI Champions, récemment annoncée, est un excellent exemple de la manière dont les secteurs public et privé peuvent travailler ensemble pour combler plus rapidement le fossé de l’innovation. Si nous agissons résolument pour faire de l’Europe un espace attractif pour l’innovation, une opportunité unique se présente à nous : inverser le mouvement de la fuite des cerveaux qui a poussé nos meilleurs scientifiques à traverser l’Atlantique. Le rapport identifie plusieurs moyens d’améliorer notre recherche. Si nous les mettons en œuvre, notre tradition de liberté académique et l’absence d’orientation culturelle dans le financement public pourraient devenir nos avantages comparatifs. Il faut aussi faire baisser les prix de l’énergie. C’est devenu impératif non seulement pour les industries traditionnelles, mais aussi pour les technologies de pointe. On estime que la consommation d’énergie des centres de données en Europe aura plus que triplé d’ici la fin de la décennie. Mais il est également de plus en plus évident que la décarbonation elle-même ne peut être durable que dans la mesure où le bénéfice qu’elle apporte est perceptible. Au-delà du fait que l’Union n’est pas un grand producteur de gaz naturel, le rapport identifie une série de raisons expliquant le niveau élevé des prix de l’énergie en Europe : la coordination limitée de l’approvisionnement en gaz naturel, le fonctionnement du marché de l’énergie, les retards dans la mise en place de capacités renouvelables, le sous-développement des réseaux, la fiscalité élevée et les marges financières. Ces facteurs, et d’autres encore, sont tous de notre fait. Ils peuvent par conséquent être corrigés si nous en avons la volonté. Le rapport propose plusieurs mesures à cet égard : réforme du marché de l’énergie, transparence beaucoup plus grande des échanges en matière énergétique, recours plus important aux contrats d’électricité et aux achats de gaz naturel à long terme, investissements massifs dans les réseaux et les interconnexions. Il préconise non seulement une installation plus rapide des énergies renouvelables, mais aussi des investissements dans la production d’électricité de base propre et des solutions de flexibilité auxquelles il serait possible de recourir lorsque les énergies renouvelables ne produisent pas d’électricité. Dans le même temps, nous devons garantir des conditions de concurrence équitables à notre secteur innovant des technologies propres afin qu’il puisse tirer parti des opportunités de la transition. La décarbonation ne doit pas se traduire par la perte d’emplois verts, car les entreprises des pays bénéficiant d’un soutien plus important de l’État peuvent conquérir des parts de marché. Enfin, le rapport aborde plusieurs vulnérabilités de l’économie européenne, parmi lesquelles notre système de défense, au sein duquel la fragmentation des capacités industrielles selon les frontières nationales empêche d’atteindre l’effet d’échelle nécessaire. Même si nous sommes collectivement le troisième plus grand consommateur au monde, nous ne serions pas en mesure de satisfaire une augmentation des dépenses de défense par le biais de notre capacité de production. Nos systèmes de défense nationale ne sont ni interopérables, ni standardisés dans certaines parties clefs de la chaîne d’approvisionnement. C’est l’un des nombreux exemples où l’Union est moins que la somme de ses parties. Tout en modernisant l’économie européenne, nous devons accompagner la transition de nos industries traditionnelles. Ces industries restent importantes pour l’Europe. Depuis 2012, les dix secteurs dont la productivité a augmenté le plus rapidement sont presque tous des secteurs relevant de ce qu’on appelle la mid-tech, comme l’automobile et les machines. Notre secteur manufacturier emploie également environ 30 millions de personnes, contre 13 millions aux États-Unis. Or dans un monde où les équilibres géopolitiques sont en constante évolution et où le protectionnisme gagne du terrain, il est devenu stratégique de conserver des industries telles que la sidérurgie et la chimie, qui fournissent des intrants à l’ensemble de l’économie et sont essentielles à la défense. Le soutien aux industries traditionnelles est souvent présenté comme un choix binaire : soit les laisser partir et permettre aux ressources de se déplacer vers de nouveaux secteurs, soit sacrifier le développement de nouvelles technologies et, en fin de compte, nous résigner à une croissance durablement faible. Pourtant, le choix n’a pas à être aussi radical. Si nous mettons en œuvre les réformes nécessaires pour rendre l’Europe plus innovante, cela permettra d’atténuer le poids de nombreux arbitrages entre ces objectifs. Par exemple, si nous exploitons les économies d’échelle de notre marché européen et intégrons notre marché de l’énergie, cela réduira les coûts de production partout. Nous serons alors mieux placés pour faire face aux retombées potentielles, par exemple, de la fourniture d’énergie à bas prix aux industries à forte intensité énergétique. Si nous offrons un taux de rendement plus compétitif en Europe et des marchés de capitaux plus efficaces, nos économies resteront naturellement chez nous. Nous disposerons alors d’un plus grand nombre de capitaux privés pour financer à la fois les nouvelles technologies et les industries établies qui conservent un avantage concurrentiel. Par ailleurs, en supprimant nos barrières internes et en augmentant notre croissance de la productivité, nous pourrons accroître notre marge de manœuvre budgétaire. Nous serons ainsi davantage en mesure de financer des projets d’intérêt public que le secteur privé n’est pas susceptible de prendre en charge, comme la décarbonation de l’industrie lourde. À titre d’exemple, le rapport estimait que l’augmentation de la productivité totale des facteurs de seulement 2 % au cours des dix prochaines années permettrait de réduire d’un tiers les coûts budgétaires pour les gouvernements du financement des investissements nécessaires. Dans le même temps, la suppression des barrières internes augmentera les effets multiplicateurs de ces investissements. Il est prouvé que les multiplicateurs budgétaires diminuent avec l’ouverture commerciale, car une partie de l’impulsion budgétaire est compensée par une augmentation des importations. Et l’économie européenne est très ouverte au commerce — plus de deux fois plus que celle des États-Unis — ce qui est symptomatique de nos barrières internes élevées. L’expansion sur notre marché intérieur étant de facto plafonnée, les entreprises de l’Union ont cherché des opportunités de croissance à l’étranger, tandis que les importations sont devenues relativement plus attrayantes en raison de la baisse des droits de douane. Mais si nous parvenions à abaisser ces barrières internes, nous assisterions à un important retour de la demande vers notre marché. L’ouverture des échanges diminuerait alors naturellement et la politique budgétaire deviendrait proportionnellement plus puissante. La Commission a récemment lancé sa « Boussole de la compétitivité », qui s’aligne sur ce programme. Les objectifs de la Boussole sont parfaitement conformes aux recommandations du rapport et ils signalent une réorientation indispensable des principales politiques européennes. Il est maintenant important que la Commission reçoive tout le soutien nécessaire tant dans la mise en œuvre de ce programme que dans son financement. Les besoins de financement sont énormes : le chiffre de 750 à 800 milliards d’euros par an est une estimation conservatrice. Pour accroître notre capacité de financement, la Commission propose une rationalisation bienvenue des instruments de financement de l’Union. Mais il n’est pas prévu de créer de nouveaux fonds européens. La méthode proposée consiste à combiner les instruments de l’Union avec une utilisation plus souple des aides d’État, coordonnée par un nouvel outil européen. Si nous espérons que cette construction apportera le soutien financier nécessaire, le succès dépendra de la capacité des États membres à utiliser la marge de manœuvre budgétaire dont ils disposent et à agir dans un cadre européen. Le Parlement a un rôle clef à jouer pour accélérer les décisions de l’Union. Si nous suivons nos procédures législatives habituelles — qui prennent souvent jusqu’à 20 mois — nos réponses politiques risquent d’être dépassées au moment même où elles sont apportées. Nous comptons également sur le Parlement pour devenir un véritable acteur de ce changement : construire l’unité politique, créer une dynamique de changement, demander des comptes aux décideurs politiques en cas d’hésitation et mettre en œuvre un programme d’action ambitieux. Nous pouvons raviver l’esprit d’innovation de notre continent. Nous pouvons retrouver notre capacité à défendre nos intérêts. Et nous pouvons redonner espoir à nos peuples. Alors que nous sommes à un tournant de l’histoire de l’Europe, les gouvernements nationaux et les parlements de notre continent, ainsi que la Commission et le Parlement européens, sont appelés à être les gardiens de cet espoir. Il n’y a qu’unis que nous pourrons y parvenir. Si je devais les reformuler, les premières questions disaient en substance : oui, le rapport a raison et nous sommes d’accord avec vous, d’accord avec le rapport, mais nous venons d’un passé si long d’indécision et d’hésitation que nous avons du mal à croire que les choses puissent changer à l’avenir, et que nous puissions réellement apprendre à faire autrement, à prendre des décisions rapidement et efficacement. La réponse à cela est simple : il n’y a pas d’alternative, nous n’avons pas d’alternative. Le rapport emploie souvent le mot « existentiel ». L’Union a été créée pour garantir à ses citoyens la paix, l’indépendance, la sécurité, la souveraineté, puis la durabilité, la prospérité, la démocratie, l’équité et l’inclusion. Cela fait beaucoup. Et fondamentalement, nous avons réussi à garantir tout cela, à vivre dans une situation assez confortable où la rhétorique dominait et où les défis les plus difficiles n’étaient pas vraiment au premier plan. Ce monde confortable est derrière nous. Nous devons donc faire le point et nous demander si nous voulons défendre ces valeurs essentielles et notre Union pour ce qu’elle peut réellement faire pour nous — ou si nous devons simplement partir. Pour aller où d’ailleurs ? C’est là que le rapport commence vraiment. L’ensemble du rapport est un guide sur la manière dont nous pouvons lutter pour nos propres valeurs existentielles. La question de savoir si je suis moi-même optimiste : nous n’avons d’autre choix que d’être confiants. Nous devons être optimistes. J’aborderai maintenant des points plus spécifiques. L’un d’entre eux a été soulevé par nombre d’entre vous : le financement. Il y a plusieurs choses à dire à ce sujet. Permettez-moi de faire une remarque préliminaire. Le chiffre de 750 à 800 milliards d’euros d’investissements nécessaires, comme je l’ai dit précédemment, est une estimation conservatrice. Il peut en fait être plus élevé si l’on considère que les investissements pour l’atténuation du changement climatique et d’autres objectifs importants ne sont pas inclus dans ce calcul. Mais ce chiffre est estimé sur la base de la situation actuelle. C’est pourquoi nous devons émettre une dette commune. C’est ce que dit le rapport. Et cette dette commune doit être, par définition, supranationale, car certains pays auront une marge de manœuvre budgétaire insuffisante pour eux-mêmes pour poursuivre ces objectifs. Cela comprend aussi les plus grands pays — d’autres pays n’ont aucune marge de manœuvre budgétaire. Mais gardez à l’esprit qu’il s’agit d’une estimation de la situation actuelle. Le rapport dit aussi que si ces réformes sont faites, ce besoin, ces besoins de financement pourraient être moindres. Quelles réformes ? Le marché unique est l’une d’entre elles. De même qu’une simplification de la réglementation ou que la politique de concurrence ; l’union des marchés de capitaux, comme je l’ai suggéré. Nous avons l’habitude de discuter de l’union des marchés des capitaux sous l’angle bancaire, car les banques veulent se consolider et elles pensent qu’elles ont du mal à le faire dans la situation actuelle de fragmentation des marchés des capitaux. Mais ce n’est pas la principale raison pour laquelle nous devrions nous préoccuper de l’union des marchés des capitaux. Au moins deux raisons me viennent à l’esprit. La première est le financement de l’innovation. La raison pour laquelle les prêts bancaires ne sont pas adaptés au financement de l’innovation est que les projets innovants ont généralement une longue période de gestation et des rendements très incertains. Il est donc très difficile de financer ces projets par l’emprunt. La deuxième, ce sont les PME : les PME nouvellement créées n’ont pas d’argent pour rembourser leurs dettes. Pensez aux plus grandes entreprises du secteur numérique aux États-Unis : elles n’ont pas engrangé de dividendes pendant de très nombreuses années. Pensez à Amazon. Il faut donc des capitaux propres pour y parvenir. D’ailleurs, certains pays européens le font, comme la Suède. La majeure partie du financement est assurée par les marchés de capitaux, à 70 %, et 30 % seulement par les prêts bancaires, dans d’autres pays également en Europe. Mais quand on arrive dans les grands pays comme l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, au centre de l’Europe, on constate le contraire. On voit 70 % de prêts bancaires, 30 % de marchés de capitaux. L’union des marchés de capitaux est donc très importante pour cette raison : elle peut accompagner le changement dans la composition du financement. Une autre raison n’a pas nécessairement à voir avec les banques. Si vous regardez les ménages, leur richesse moyenne a augmenté trois fois plus vite aux États-Unis. Et si vous prenez la situation boursière, c’est encore pire pour nous. En d’autres termes, nous sommes plus pauvres, beaucoup plus pauvres, mais nous épargnons deux fois plus qu’aux États-Unis. Nous épargnons donc beaucoup plus et nous sommes plus pauvres. C’est pourquoi il nous faut créer une situation où les gens peuvent épargner et obtenir un taux de rendement plus élevé. Nos économies vont aux États-Unis parce que le taux de rendement y est plus élevé. Que pouvons-nous faire d’autre que d’essayer d’augmenter le taux de rendement de cela sur ce continent ? Vous voyez donc que le financement et les réformes sont intimement liés. C’est ce que j’ai dit il y a quelque temps, en m’adressant à une réunion de l’Ecofin, avant que le rapport ne soit terminé. Vous dites non à la dette publique. Vous dites non au marché unique. Vous dites non à la création d’une union des marchés de capitaux. Vous ne pouvez pas dire non à tout. Sinon, vous devez également admettre, pour être cohérent, que vous n’êtes pas en mesure de respecter les valeurs fondamentales pour lesquelles cette Union a été créée. Alors, quand vous me demandez ce qui est mieux, ce qu’il faut faire maintenant, je réponds : je n’en ai aucune idée, mais faites quelque chose. Autre chose à propos de la peur de créer de la dette publique. Permettez-moi de vous rappeler autre chose. Si vous regardez les 15, 20 dernières années, le gouvernement des États-Unis a injecté plus de 14 000 milliards de dollars dans l’économie, nous avons fait sept fois moins. Cela a dû faire une différence. Et cela montre aussi que vous voulez peut-être vous développer davantage. Or pour se développer davantage, vous avez parfois besoin d’argent public, mais vous devez aussi créer les conditions pour que l’argent privé soit productif. C’est l’essence même du rapport. Passons maintenant au climat. Le message du rapport sur le climat est le suivant : il faut accélérer la décarbonation. Pourquoi ? Parce qu’en fin de compte, c’est la seule chose qui garantira l’indépendance et la souveraineté de notre continent en matière d’approvisionnement énergétique. Et nous avons appris à nos dépens ce que signifie être dépendant de quelqu’un d’autre, et surtout dans un contexte où les relations géopolitiques évoluent rapidement et de manière incertaine, nous devons éviter de créer des dépendances très fortes vis-à-vis d’un partenaire qui pourrait changer et devenir notre ennemi demain. C’est l’une des raisons stratégiques pour lesquelles il nous faut accélérer la décarbonation. Bien sûr, la raison qui nous pousse à luttre contre le changement climatique est globale. Mais pour y parvenir — accélérer la décarbonation est l’un des mots clefs du rapport — il nous faudra aligner les outils et les objectifs. On ne peut pas à la fois forcer l’arrêt des moteurs à combustion interne — et donc dire en quelque sorte à l’ensemble du secteur productif qu’il doit interrompre une grande chaîne de production — et en même temps imposer avec la même force l’installation de stations de recharges sans créer les interconnexions pour le faire. Il faut aligner les choses. C’est notre autre impératif en matière climatique : l’alignement. Certains d’entre vous ont soulevé la question des aspects sociaux du rapport. Dès le début, celui-ci a accordé une grande attention à la dimension sociale. C’est difficile à comprendre maintenant, un an après le rapport, mais nous étions tous alors sous l’emprise d’un vieux modèle de pensée, qui disait, en gros, que si nous devions investir davantage, nous allions devoir réduire les dépenses sociales. Dans le reste du monde, on se plaît à dire que les Européens seraient surprotégés dans un système de protection sociale très coûteux. Ce n’est pas vrai. En regardant les faits, nous avons découvert qu’en réalité, pour avoir une croissance de la productivité plus élevée et une économie en plein essor, il n’est pas nécessaire de détruire le modèle de protection sociale : encore une fois, la Suède en est un bon exemple. C’est donc le point de départ clef du rapport : nous voulons croître davantage et conserver notre modèle de protection sociale, notamment parce qu’il est essentiel en période de profondes transitions — comme le suggère le rapport : nous allons en connaître — d’avoir une société soudée. Ce n’est donc pas le bon moment pour faire ces expériences. Et cela irait à l’encontre de l’équité, qui est une autre valeur de notre Union. Le rapport accorde en outre une grande attention aux compétences, à l’acquisition de compétences et au processus d’apprentissage tout au long de la vie, parce que celles-ci sont sur le point de changer. La composition est en train de changer et c’est aussi un aspect très important du rapport. Beaucoup d’entre vous ont soulevé la question de la mise en œuvre. La mise en œuvre est essentielle, bien sûr, surtout après un si long passé d’hésitation et d’indécisions qui a peut-être été marqué par le manque d’espoir. Vous avez immédiatement demandé : allons-nous vraiment mettre cela en œuvre ? Sur ce point, le rapport est clair : pour pouvoir le mettre en œuvre, nous devons changer notre modèle de prise de décision. Pour ce faire, nous devons d’abord nous demander si l’unanimité continuera d’être le principe directeur clef de la prise de décision dans notre Union. Et le rapport suggère que cela ne devrait pas être le cas, que nous devrions passer à la majorité qualifiée dans de très nombreux domaines. Or j’ai le sentiment que, dans les mois à venir, les pays vont se regrouper exactement sur ce point : ceux qui continueront à défendre l’unanimité et ceux qui sont prêts à faire des compromis et à s’orienter vers un vote à la majorité qualifiée. Mais le rapport dit ensuite qu’il y a d’autres moyens à notre disposition. L’un d’eux est le modèle de coopération renforcée, qui est présent dans nos traités et sur lequel nous sommes restés peu créatifs. Le troisième point est le modèle intergouvernemental, à savoir que deux, trois, quatre gouvernements s’accordent sur certains objectifs et décident d’avancer ensemble, en restant ouverts à l’adhésion d’autres pays. Il est évidemment préférable d’avancer tous ensemble, mais pour avancer ensemble, surtout dans des domaines tels que la défense ou la politique étrangère, il faut une évaluation commune des risques, des compromis, ou surtout, de qui est l’ennemi. Concernant la réglementation, il y a deux séries de mesures. Une partie se situe au niveau de l’Union et j’ai le sentiment que la Commission est tout à fait prête à revoir la réglementation qui a été élaborée ces dernières années et à décider qu’une partie de celle-ci est assez redondante, inutile, voire nuisible. La deuxième série de mesures consiste à introduire une nouvelle réglementation — la Présidente a décidé de créer un nouveau vice-président qui aurait pour tâche d’examiner la réglementation et de décider ce qui est réellement utile et ce qui ne l’est pas en identifiant là de nouvelles règles pourraient être utiles. Mais les coûts de la mise en œuvre effective de cette réglementation pour les entreprises et les personnes l’emporteront sur les avantages. Une autre partie de la réglementation se passe au niveau national. Et elle est importante. C’est ce que j’ai dit aujourd’hui : il s’agit de standardiser nos règles, ou du moins, si l’on veut continuer à réglementer, de faire en sorte de ne pas produire des situations où les règles sont de fait différentes d’un pays à l’autre. En d’autres termes : harmoniser la réglementation et la simplifier au niveau national. […] Trois brèves remarques sur les interventions qui ont suivi ma précédente déclaration. Le deuxième point concerne certaines observations sur la prise de décision. Je ne suggère pas nécessairement une centralisation : je suggère que nous devrions pouvoir faire les choses ensemble comme si nous ne formions qu’un seul État. Que cela nécessite ou non une centralisation, cela dépend essentiellement de la légitimité démocratique de ce que nous voulons faire. Nous pouvons faire les choses ensemble. Pourquoi devons-nous faire les choses ensemble ? Quelqu’un disait : après tout, ce pays — notre pays, mon pays — s’est très bien débrouillé jusqu’à maintenant. Eh bien, nous n’en sommes plus là. Nous sommes donc dans une situation différente où l’ampleur des problèmes dépasse de loin la taille de nos pays. Que l’on prenne la défense, le climat, l’innovation, voire la recherche, il y a beaucoup de choses à faire. Quelqu’un a dit, très joliment, que nous devrions inspirer nos jeunes chercheurs. Le rapport en parle longuement, et propose des solutions. Mais il ne peut s’agir uniquement d’un problème d’innovation. Aujourd’hui, les problèmes se sont aggravés et la concurrence est bien plus forte que nous ne le sommes. Le rapport a été publié début septembre et la dernière fois que je me suis adressé au Parlement européen, j’ai essentiellement présenté ses grandes lignes. Aujourd’hui, cinq mois plus tard, que faisons-nous ? Nous avons discuté, mais qu’avons-nous retiré de cette discussion ? Que le contenu du rapport est encore plus urgent qu’il ne l’était il y a cinq mois. C’est tout. J’espère que la prochaine fois, si vous m’y invitez, nous pourrons discuter de ce qui a été fait, de ce qui a été fait efficacement. Je ne nie pas que la situation est très difficile actuellement : nous avons chacun nos valeurs, avec des divergences de vues. Mais ce n’est pas le moment de mettre l’accent sur ces différences. Il est temps maintenant de souligner que nous devons travailler ensemble, mettre l’accent sur ce qui nous rassemble. Et ce qui, je crois, nous rassemble, ce sont les valeurs fondatrices de l’Union. Et nous devons espérer et travailler pour elles. Merci. L’article Que faire dans l’ère Trump ? Le manifeste européen de Mario Draghi est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 6376 mots
La Commission n’est qu’un acteur. Elle peut faire beaucoup dans ses domaines de compétence exclusive — de la politique commerciale à la politique de la concurrence. Mais elle ne peut agir seule. Le Parlement européen, les parlements nationaux et les gouvernements nationaux doivent se tenir à ses côtés.Transcription des échanges avec les parlementaires
La première concerne le climat. Certains d’entre vous ont dit : mais n’est-ce pas négatif pour la croissance ? Le rapport aborde une question clef : la décarbonation est-elle mauvaise pour la croissance ? Nous répondons par la négative, elle ne doit pas nécessairement être mauvaise pour la croissance. Elle peut être bonne pour la croissance car, au total, elle fera baisser le prix de l’énergie. Toutefois, si les outils ne sont pas alignés, le processus de décarbonation est bloqué, bloquant la croissance en même temps. C’est pourquoi je continue à dire que nous devons faire baisser les prix de l’énergie car c’est un ingrédient essentiel de la croissance. Plus généralement, ce que je suggérerais à ce sujet, c’est d’abandonner l’idéologie et d’adopter une approche neutre en carbone, et de s’en tenir aux faits : réduire les émissions et atteindre notre indépendance énergétique. C’est la principale voie pour que l’Europe devienne vraiment souveraine en matière d’énergie.
17.02.2025 à 18:41
Entre tarifs et intimidations : comment Trump menace les entreprises européennes
Trump a un plan, plus radical, mieux défini : réorganiser la mondialisation. Afin de s’orienter dans les chiffres et la géographie de cette séquence particulièrement tendue, le Grand Continent propose le premier Observatoire de la guerre commerciale. Pour soutenir ce travail et participer au développement d’une rédaction européenne indépendante, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue
Moins d’un mois à peine après sa prise de fonction, les mesures et les annonces de Donald Trump, sur le plan domestique comme à l’égard des pays tiers, engendrent en Europe un effet de sidération, de surprise ou de déni. Celui-ci s’incarne notamment dans la tentation de tout rationaliser pour conclure que Donald Trump ne pourra pas, ou ne souhaitera pas, appliquer ce qu’il a annoncé dans sa campagne présidentielle car cela ne serait pas dans son intérêt.
Cette conviction est notamment partagée par certains acteurs économiques en Europe, eux-mêmes influencés par les marchés et les milieux d’affaires aux États-Unis qui ont réagi favorablement à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
Beaucoup d’entreprises européennes implantées ou investissant aux États-Unis estiment ainsi que la présidence Trump ne devrait pas les pénaliser, voire même qu’elles pourraient en bénéficier à certains égards, dans un contexte économique déjà porteur aux États-Unis, notamment par rapport à l’Europe.
Donald Trump reprend pourtant son action exactement là où il l’avait laissée à la fin de son premier mandat — au moment de l’attaque contre le Capitole et de sa tentative d’interrompre la transition démocratique du pouvoir en janvier 2021.
Beaucoup d’entreprises européennes implantées ou investissant aux États-Unis estiment que la présidence Trump ne devrait pas les pénaliser, voire même qu’elles pourraient en bénéficier.
Renaud Lassus
L’une de ses toutes premières décisions a été d’amnistier les assaillants du Capitole, y compris ceux qui avaient été condamnés pour des actes violents contre les forces de police.
Depuis les premiers jours, son second mandat exprime des aspirations et des pulsions autoritaires qui se projetteront aussi contre les acteurs économiques et il est porté par une base politique qui exprime un rejet de toutes les élites, en particulier économiques et financières.
Ces questions charrient des implications considérables pour l’Europe : sous-estimer les risques ne permet pas aux acteurs économiques européens de s’organiser en conséquence.
Aujourd’hui, les entreprises européennes des différents secteurs d’activités ne cherchent pas à s’allier pour défendre leurs positions ni aux États-Unis, ni au sein de l’Union, car elles n’en ressentent pas le besoin. Cet état de fait réduit la capacité des institutions européennes à établir une stratégie claire bénéficiant d’une assise forte au sein de l’Union pour faire face à Donald Trump. Or dans un contexte qui n’a aucun précédent dans l’histoire des États-Unis et dans les relations de ceux-ci avec l’Europe et le reste du monde, tous les moyens d’actions devraient être mobilisés.
Les risques pesant sur les exportations européennes vers les États-Unis sont désormais clairement identifiés.
Donald Trump a annoncé vouloir frapper les exportations européennes lorsqu’existe un déficit commercial sectoriel américain — ce qui concerne notamment, en France, les vins et spiritueux, les cosmétiques ou le luxe. Il entend également utiliser les tarifs douaniers comme outil de pression politique pour imposer ses vues. La probabilité est très élevée qu’il souhaite y recourir contre les régulations européennes des technologies numériques et de l’intelligence artificielle — on pense ici aux exigences d’Elon Musk — ou, en matière climatique, contre la taxation du carbone aux frontières de l’Europe qui entrera en vigueur début 2026.
Son second mandat exprime des aspirations et des pulsions autoritaires qui se projetteront aussi contre les acteurs économiques et il est porté par une base politique qui exprime un rejet de toutes les élites, en particulier économiques et financières.
Renaud Lassus
Mais les risques dépassent largement les seules menaces sur les exportations depuis l’Europe : les positions des entreprises européennes sur les marchés mondiaux et européens seront également affectées.
L’idée selon laquelle les grands groupes, à la fois « européens en Europe » et « américains aux États-Unis », seraient en quelque sorte protégés est fragile : il n’y a pas d’étanchéité entre les marchés américain, européen et globaux.
Donald Trump va d’abord accentuer le découplage économique et technologique entre les États-Unis et la Chine — sur des bases d’ailleurs largement bipartisanes aux États-Unis — avec des mesures extraterritoriales affectant les entreprises européennes, y compris possiblement pour leur interdire d’investir en Chine dans certains secteurs (outbound investments).
D’une façon générale, plus Donald Trump augmentera les droits de douane américains à l’égard de la Chine, plus la tendance déjà existante du report vers le marché européen de la pression concurrentielle des surcapacités chinoises dans de nombreux secteurs s’accentuera. La question des véhicules électriques le montre déjà.
Surtout, les entreprises européennes et françaises ne doivent pas considérer qu’elles seront protégées de toute menace dès lors qu’elles produisent aux États-Unis.
Donald Trump insiste sur sa volonté d’attirer les entreprises aux États-Unis et de leur offrir des conditions d’activité et de développement très favorables. Les fondamentaux de l’économie américaine sont également attractifs aujourd’hui. Mais des signaux plus préoccupants sont également perceptibles. C’est sur ce point que les « angles morts » de l’appréciation des risques sont les plus importants en Europe aujourd’hui.
Il n’y a pas d’étanchéité entre les marchés américain, européen et globaux.
Renaud Lassus
De façon très opérationnelle d’abord, les instructions données aux administrations américaines chargées de l’immigration, et les quotas journaliers qui leur sont fixés en termes d’arrestations de migrants illégaux les amèneront à effectuer des opérations de contrôle, y compris dans les usines ou à proximité des lieux de travail, ce qui pourrait avoir un effet dissuasif significatif sur la disponibilité de la main-d’œuvre peu qualifiée pour les entreprises françaises aux États-Unis, par exemple dans l’agroalimentaire.
Des discussions sont par ailleurs en cours au sein de l’administration Trump pour reconsidérer le régime des visas des personnels très qualifiés auxquels font appel les entreprises françaises pour leurs activités aux États-Unis. Dans le contentieux entre Donald Trump et la Colombie, l’accès aux États-Unis des ressortissants colombiens, disposant pourtant de documents légaux des services d’immigration américains, a été immédiatement reconsidéré.
Donald Trump a également demandé à ses administrations de lui faire, d’ici au 1er avril, des recommandations dans les domaines dans lesquels elles estiment que les entreprises américaines sont taxées de façon discriminatoire par des pays tiers.
Le président américain entend considérer la possibilité d’utiliser certaines dispositions du Code fiscal américain pour appliquer en retour des sanctions fiscales contre les entreprises de pays tiers sur le sol américain. En pratique, la taxe sur les services numériques appliquée par la France, les amendes européennes contre des entreprises technologiques américaines ou la taxe carbone aux frontières de l’Union pourraient entrer dans le champ des dispositions visées par Washington.
Par ailleurs, un grand nombre d’entreprises françaises présentes aux États-Unis travaillent avec des usines ou des partenaires au Canada et au Mexique, dans le cadre des règles instituées depuis plus de 30 ans par l’accord économique et commercial entre les États-Unis et ces pays. La remise en cause de cet accord de libre-échange et les très fortes incertitudes qui en résultent, liées aux premières annonces de Donald Trump, les affectent directement.
Plus fondamentalement encore, ce qui caractérise déjà et va caractériser le second mandat de Donald Trump, est sa politisation extrême et une exigence de fidélité absolue de tous les acteurs à l’égard du président américain, sous peine de menaces et de sanctions.
Les pressions de Donald Trump ne se limitent pas à ses adversaires politiques : elles s’appliqueront aussi aux entreprises et à leurs dirigeants. À la tribune du Forum économique mondial, il a ainsi menacé publiquement et en direct le président de Bank of America au motif que cette banque discriminerait ses soutiens politiques. Mark Zuckerberg a quant à lui changé sa politique de modération des contenus sur les réseaux sociaux, pour plaire au nouveau président américain et éviter l’instrumentation politique des procédures antitrust contre son entreprise. Il avait également été menacé de prison à vie pour avoir décidé la fermeture du compte Facebook de Donald Trump après l’attaque contre le Capitole. D’autres cas de pressions peuvent être cités comme celui d’Amazon et la volte-face de Jeff Bezos en faveur de Trump.
Si ces patrons américains, parmi les plus puissants du monde, se trouvent directement et personnellement menacés, qui pourrait penser que cela ne pourrait pas être le cas à l’avenir pour des dirigeants d’entreprises européennes s’agissant de leurs engagements et de leurs actions pour lutter contre le changement climatique, par exemple ?
La perspective de sanctions directes et d’instrumentalisation des politiques publiques contre les entreprises s’est d’ailleurs déjà présentée de façon très concrète lors du premier mandat, au moment du contentieux entre Donald Trump et la Californie sur les standards d’émissions automobiles. Seule son équipe l’avait alors empêché d’appliquer des représailles fiscales contre les groupes automobiles qui préféraient les standards californiens pour des raisons économiques. Ces équilibres et ces contre pouvoirs internes n’existent plus dans ce second mandat.
Par ailleurs, en cas de crise domestique grave, Donald Trump désigne des boucs émissaires. Les entreprises n’échapperont pas à cette situation : les assureurs et les banques américaines pourraient se trouver rapidement en tête de liste à la prochaine catastrophe naturelle qui frappera les États-Unis, au motif qu’ils se retireraient des régions les plus exposées pour « abandonner » les Américains les plus vulnérables.
Ces pressions s’expriment aussi par les menaces des soutiens de Donald Trump contre la liberté de choix des entreprises.
Certaines entreprises américaines parmi les plus importantes se trouvent aujourd’hui menacées politiquement par des membres du Congrès et sur le plan judiciaire au motif qu’elles n’achètent pas des espaces de publicité sur X car elles craignent de voir leurs marques accolées à des contenus auxquels elles ne souhaitent pas être associées.
Ce qui émane de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas un rééquilibrage des réglementations existantes mais la suppression pure et simple d’agences fédérales entières.
Renaud Lassus
Pam Bondi, la nouvelle Attorney General, a souligné qu’elle mobiliserait les moyens du Department of Justice (DoJ) contre les entreprises qui mettraient en œuvre des programmes de diversité et d’inclusion (DEI). Avant l’élection, des États républicains avaient menacé de sanctionner les banques et établissements financiers appliquant les standards de gouvernance sociale et environnementale — standards dits ESG — avec une portée extraterritoriale contre des initiatives engagées en dehors des États-Unis, notamment en Europe.
Les entreprises qui accordent une couverture santé couvrant les frais médicaux liés à un avortement pourraient ainsi se trouver attaquées dans certains États américains.
Face à ces risques, les éléments positifs mis en avant par les marchés jusqu’ici pour saluer le nouveau mandat de Donald Trump doivent être mis en perspective.
Ces réactions favorables tiennent d’abord à la perspective des baisses d’impôts annoncée par Donald Trump, notamment de l’impôt sur les sociétés. La majorité républicaine du Congrès étudie cependant des modalités de tax cuts qui pourraient se révéler moins ambitieuses qu’initialement annoncé pour ne pas creuser trop fortement la dette et prévenir les tensions sur les taux et un possible conflit avec la FED.
De même, les milieux d’affaires américains ont salué la dérégulation annoncée par Donald Trump, qu’il s’agisse de la SEC pour les établissements et les marchés financiers ou les crypto-monnaies, de la FTC ou des agences fédérales en charge de l’environnement. Ce qui émane de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas un rééquilibrage des réglementations existantes mais la suppression pure et simple d’agences fédérales entières. Or il n’est pas assuré que les entreprises aient intérêt à voir disparaître un cadre fédéral établi, avec des fonctionnaires de carrière qui opèrent selon des procédures prévisibles, au profit d’un système nouveau, très vulnérable aux conflits d’intérêts et porté par des acteurs motivés par un agenda très idéologique et partisan.
Dans un tel contexte, considérer que ce qui arrivera dans les sphères politique et judiciaire aux États-Unis n’aura pas d’impact dans le domaine économique et que les acteurs de marché et les entreprises pourraient se désintéresser, sans dommages, de ce qu’il advient du respect de la Constitution et de la règle de droit, constituerait une approche extrêmement risquée.
L’exécutif américain a par exemple déjà indiqué, par la voix de son vice-président, qu’il ne s’estimait pas lié par les décisions du pouvoir judiciaire ou qu’il entendait remettre en cause certaines dispositions de la Constitution, sur le droit du sol par exemple.
Ces questions ne touchent pas que les acteurs économiques américains, même si ceux-ci sont évidemment les premiers concernés.
L’idée que le mandat de Donald Trump serait pour l’essentiel inoffensif et même, à certains égards, bénéfique pour les entreprises européennes, marquerait une sorte de « pacte faustien » dont il importe de considérer lucidement et objectivement les risques dans un contexte qui n’a aucun précédent dans l’histoire contemporaine américaine.
L’article Entre tarifs et intimidations : comment Trump menace les entreprises européennes est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Trump a un plan, plus radical, mieux défini : réorganiser la mondialisation. Afin de s’orienter dans les chiffres et la géographie de cette séquence particulièrement tendue, le Grand Continent propose le premier Observatoire de la guerre commerciale. Pour soutenir ce travail et participer au développement d’une rédaction européenne indépendante, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue Moins d’un mois à peine après sa prise de fonction, les mesures et les annonces de Donald Trump, sur le plan domestique comme à l’égard des pays tiers, engendrent en Europe un effet de sidération, de surprise ou de déni. Celui-ci s’incarne notamment dans la tentation de tout rationaliser pour conclure que Donald Trump ne pourra pas, ou ne souhaitera pas, appliquer ce qu’il a annoncé dans sa campagne présidentielle car cela ne serait pas dans son intérêt. Cette conviction est notamment partagée par certains acteurs économiques en Europe, eux-mêmes influencés par les marchés et les milieux d’affaires aux États-Unis qui ont réagi favorablement à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Beaucoup d’entreprises européennes implantées ou investissant aux États-Unis estiment ainsi que la présidence Trump ne devrait pas les pénaliser, voire même qu’elles pourraient en bénéficier à certains égards, dans un contexte économique déjà porteur aux États-Unis, notamment par rapport à l’Europe. Donald Trump reprend pourtant son action exactement là où il l’avait laissée à la fin de son premier mandat — au moment de l’attaque contre le Capitole et de sa tentative d’interrompre la transition démocratique du pouvoir en janvier 2021. Beaucoup d’entreprises européennes implantées ou investissant aux États-Unis estiment que la présidence Trump ne devrait pas les pénaliser, voire même qu’elles pourraient en bénéficier. L’une de ses toutes premières décisions a été d’amnistier les assaillants du Capitole, y compris ceux qui avaient été condamnés pour des actes violents contre les forces de police. Depuis les premiers jours, son second mandat exprime des aspirations et des pulsions autoritaires qui se projetteront aussi contre les acteurs économiques et il est porté par une base politique qui exprime un rejet de toutes les élites, en particulier économiques et financières. Ces questions charrient des implications considérables pour l’Europe : sous-estimer les risques ne permet pas aux acteurs économiques européens de s’organiser en conséquence. Aujourd’hui, les entreprises européennes des différents secteurs d’activités ne cherchent pas à s’allier pour défendre leurs positions ni aux États-Unis, ni au sein de l’Union, car elles n’en ressentent pas le besoin. Cet état de fait réduit la capacité des institutions européennes à établir une stratégie claire bénéficiant d’une assise forte au sein de l’Union pour faire face à Donald Trump. Or dans un contexte qui n’a aucun précédent dans l’histoire des États-Unis et dans les relations de ceux-ci avec l’Europe et le reste du monde, tous les moyens d’actions devraient être mobilisés. Les risques pesant sur les exportations européennes vers les États-Unis sont désormais clairement identifiés. Donald Trump a annoncé vouloir frapper les exportations européennes lorsqu’existe un déficit commercial sectoriel américain — ce qui concerne notamment, en France, les vins et spiritueux, les cosmétiques ou le luxe. Il entend également utiliser les tarifs douaniers comme outil de pression politique pour imposer ses vues. La probabilité est très élevée qu’il souhaite y recourir contre les régulations européennes des technologies numériques et de l’intelligence artificielle — on pense ici aux exigences d’Elon Musk — ou, en matière climatique, contre la taxation du carbone aux frontières de l’Europe qui entrera en vigueur début 2026. Son second mandat exprime des aspirations et des pulsions autoritaires qui se projetteront aussi contre les acteurs économiques et il est porté par une base politique qui exprime un rejet de toutes les élites, en particulier économiques et financières. Mais les risques dépassent largement les seules menaces sur les exportations depuis l’Europe : les positions des entreprises européennes sur les marchés mondiaux et européens seront également affectées. L’idée selon laquelle les grands groupes, à la fois « européens en Europe » et « américains aux États-Unis », seraient en quelque sorte protégés est fragile : il n’y a pas d’étanchéité entre les marchés américain, européen et globaux. Donald Trump va d’abord accentuer le découplage économique et technologique entre les États-Unis et la Chine — sur des bases d’ailleurs largement bipartisanes aux États-Unis — avec des mesures extraterritoriales affectant les entreprises européennes, y compris possiblement pour leur interdire d’investir en Chine dans certains secteurs (outbound investments). D’une façon générale, plus Donald Trump augmentera les droits de douane américains à l’égard de la Chine, plus la tendance déjà existante du report vers le marché européen de la pression concurrentielle des surcapacités chinoises dans de nombreux secteurs s’accentuera. La question des véhicules électriques le montre déjà. Surtout, les entreprises européennes et françaises ne doivent pas considérer qu’elles seront protégées de toute menace dès lors qu’elles produisent aux États-Unis. Donald Trump insiste sur sa volonté d’attirer les entreprises aux États-Unis et de leur offrir des conditions d’activité et de développement très favorables. Les fondamentaux de l’économie américaine sont également attractifs aujourd’hui. Mais des signaux plus préoccupants sont également perceptibles. C’est sur ce point que les « angles morts » de l’appréciation des risques sont les plus importants en Europe aujourd’hui. Il n’y a pas d’étanchéité entre les marchés américain, européen et globaux. De façon très opérationnelle d’abord, les instructions données aux administrations américaines chargées de l’immigration, et les quotas journaliers qui leur sont fixés en termes d’arrestations de migrants illégaux les amèneront à effectuer des opérations de contrôle, y compris dans les usines ou à proximité des lieux de travail, ce qui pourrait avoir un effet dissuasif significatif sur la disponibilité de la main-d’œuvre peu qualifiée pour les entreprises françaises aux États-Unis, par exemple dans l’agroalimentaire. Des discussions sont par ailleurs en cours au sein de l’administration Trump pour reconsidérer le régime des visas des personnels très qualifiés auxquels font appel les entreprises françaises pour leurs activités aux États-Unis. Dans le contentieux entre Donald Trump et la Colombie, l’accès aux États-Unis des ressortissants colombiens, disposant pourtant de documents légaux des services d’immigration américains, a été immédiatement reconsidéré. Donald Trump a également demandé à ses administrations de lui faire, d’ici au 1er avril, des recommandations dans les domaines dans lesquels elles estiment que les entreprises américaines sont taxées de façon discriminatoire par des pays tiers. Le président américain entend considérer la possibilité d’utiliser certaines dispositions du Code fiscal américain pour appliquer en retour des sanctions fiscales contre les entreprises de pays tiers sur le sol américain. En pratique, la taxe sur les services numériques appliquée par la France, les amendes européennes contre des entreprises technologiques américaines ou la taxe carbone aux frontières de l’Union pourraient entrer dans le champ des dispositions visées par Washington. Par ailleurs, un grand nombre d’entreprises françaises présentes aux États-Unis travaillent avec des usines ou des partenaires au Canada et au Mexique, dans le cadre des règles instituées depuis plus de 30 ans par l’accord économique et commercial entre les États-Unis et ces pays. La remise en cause de cet accord de libre-échange et les très fortes incertitudes qui en résultent, liées aux premières annonces de Donald Trump, les affectent directement. Plus fondamentalement encore, ce qui caractérise déjà et va caractériser le second mandat de Donald Trump, est sa politisation extrême et une exigence de fidélité absolue de tous les acteurs à l’égard du président américain, sous peine de menaces et de sanctions. Les pressions de Donald Trump ne se limitent pas à ses adversaires politiques : elles s’appliqueront aussi aux entreprises et à leurs dirigeants. À la tribune du Forum économique mondial, il a ainsi menacé publiquement et en direct le président de Bank of America au motif que cette banque discriminerait ses soutiens politiques. Mark Zuckerberg a quant à lui changé sa politique de modération des contenus sur les réseaux sociaux, pour plaire au nouveau président américain et éviter l’instrumentation politique des procédures antitrust contre son entreprise. Il avait également été menacé de prison à vie pour avoir décidé la fermeture du compte Facebook de Donald Trump après l’attaque contre le Capitole. D’autres cas de pressions peuvent être cités comme celui d’Amazon et la volte-face de Jeff Bezos en faveur de Trump. Si ces patrons américains, parmi les plus puissants du monde, se trouvent directement et personnellement menacés, qui pourrait penser que cela ne pourrait pas être le cas à l’avenir pour des dirigeants d’entreprises européennes s’agissant de leurs engagements et de leurs actions pour lutter contre le changement climatique, par exemple ? La perspective de sanctions directes et d’instrumentalisation des politiques publiques contre les entreprises s’est d’ailleurs déjà présentée de façon très concrète lors du premier mandat, au moment du contentieux entre Donald Trump et la Californie sur les standards d’émissions automobiles. Seule son équipe l’avait alors empêché d’appliquer des représailles fiscales contre les groupes automobiles qui préféraient les standards californiens pour des raisons économiques. Ces équilibres et ces contre pouvoirs internes n’existent plus dans ce second mandat. Par ailleurs, en cas de crise domestique grave, Donald Trump désigne des boucs émissaires. Les entreprises n’échapperont pas à cette situation : les assureurs et les banques américaines pourraient se trouver rapidement en tête de liste à la prochaine catastrophe naturelle qui frappera les États-Unis, au motif qu’ils se retireraient des régions les plus exposées pour « abandonner » les Américains les plus vulnérables. Ces pressions s’expriment aussi par les menaces des soutiens de Donald Trump contre la liberté de choix des entreprises. Certaines entreprises américaines parmi les plus importantes se trouvent aujourd’hui menacées politiquement par des membres du Congrès et sur le plan judiciaire au motif qu’elles n’achètent pas des espaces de publicité sur X car elles craignent de voir leurs marques accolées à des contenus auxquels elles ne souhaitent pas être associées. Ce qui émane de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas un rééquilibrage des réglementations existantes mais la suppression pure et simple d’agences fédérales entières. Pam Bondi, la nouvelle Attorney General, a souligné qu’elle mobiliserait les moyens du Department of Justice (DoJ) contre les entreprises qui mettraient en œuvre des programmes de diversité et d’inclusion (DEI). Avant l’élection, des États républicains avaient menacé de sanctionner les banques et établissements financiers appliquant les standards de gouvernance sociale et environnementale — standards dits ESG — avec une portée extraterritoriale contre des initiatives engagées en dehors des États-Unis, notamment en Europe. Les entreprises qui accordent une couverture santé couvrant les frais médicaux liés à un avortement pourraient ainsi se trouver attaquées dans certains États américains. Face à ces risques, les éléments positifs mis en avant par les marchés jusqu’ici pour saluer le nouveau mandat de Donald Trump doivent être mis en perspective. Ces réactions favorables tiennent d’abord à la perspective des baisses d’impôts annoncée par Donald Trump, notamment de l’impôt sur les sociétés. La majorité républicaine du Congrès étudie cependant des modalités de tax cuts qui pourraient se révéler moins ambitieuses qu’initialement annoncé pour ne pas creuser trop fortement la dette et prévenir les tensions sur les taux et un possible conflit avec la FED. De même, les milieux d’affaires américains ont salué la dérégulation annoncée par Donald Trump, qu’il s’agisse de la SEC pour les établissements et les marchés financiers ou les crypto-monnaies, de la FTC ou des agences fédérales en charge de l’environnement. Ce qui émane de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas un rééquilibrage des réglementations existantes mais la suppression pure et simple d’agences fédérales entières. Or il n’est pas assuré que les entreprises aient intérêt à voir disparaître un cadre fédéral établi, avec des fonctionnaires de carrière qui opèrent selon des procédures prévisibles, au profit d’un système nouveau, très vulnérable aux conflits d’intérêts et porté par des acteurs motivés par un agenda très idéologique et partisan. Dans un tel contexte, considérer que ce qui arrivera dans les sphères politique et judiciaire aux États-Unis n’aura pas d’impact dans le domaine économique et que les acteurs de marché et les entreprises pourraient se désintéresser, sans dommages, de ce qu’il advient du respect de la Constitution et de la règle de droit, constituerait une approche extrêmement risquée. L’exécutif américain a par exemple déjà indiqué, par la voix de son vice-président, qu’il ne s’estimait pas lié par les décisions du pouvoir judiciaire ou qu’il entendait remettre en cause certaines dispositions de la Constitution, sur le droit du sol par exemple. Ces questions ne touchent pas que les acteurs économiques américains, même si ceux-ci sont évidemment les premiers concernés. L’idée que le mandat de Donald Trump serait pour l’essentiel inoffensif et même, à certains égards, bénéfique pour les entreprises européennes, marquerait une sorte de « pacte faustien » dont il importe de considérer lucidement et objectivement les risques dans un contexte qui n’a aucun précédent dans l’histoire contemporaine américaine. L’article Entre tarifs et intimidations : comment Trump menace les entreprises européennes est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 2749 mots
Déjouer le piège commercial global de Donald Trump
Des tarifs aux taxes : les effets directs et indirects du trumpisme contre les entreprises
Trump contre la liberté d’entreprise
L’opportunisme trumpien en Europe : un dangereux pacte faustien
16.02.2025 à 06:00
Le rapport Draghi dressait sans fard un diagnostic très sombre des multiples retards accumulés par l’économie européenne par rapport à ses concurrents américain et chinois dans quasiment tous les domaines d’avenir, qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle, des plateformes numériques, de la microélectronique ou encore de l’automobile électrique et des énergies renouvelables. Il mettait en garde contre un risque de déclassement difficilement rattrapable de l’Europe si un effort massif n’était pas engagé très rapidement.
Ce constat n’a pas surpris celles et ceux qui suivent de près ces sujets. Il ne faisait que confirmer des éléments connus et déjà mis en évidence par la plupart des spécialistes de ces différents domaines. Mais parce qu’il rassemblait l’ensemble des dossiers concernés en une seule vue d’ensemble, qu’il rompait avec la langue de bois systématiquement optimiste en usage dans les institutions européennes et qu’il était porté par une personnalité aussi incontestable que Mario Draghi — l’homme qui avait sauvé la zone euro à la tête de la BCE — ce rapport a fait l’effet d’un électrochoc. Il a reçu légitimement un écho très important, devenant aussitôt un élément de référence constant pour les décideurs européens.
Pour engager ce rattrapage technologique urgent, Mario Draghi estimait qu’il fallait dépenser de l’ordre de 800 milliards d’euros supplémentaires chaque année au sein de l’Union. Soit une hausse de l’investissement, matériel et immatériel, correspondant à 5 points de PIB de l’Union. Un bond considérable : Draghi rappelle que le plan Marshall après la Seconde guerre mondiale n’avait représenté qu’1 ou 2 % du PIB européen.
Comment réussir un tel bond pour l’investissement dans les technologies innovantes ? Le rapport préconise principalement trois voies : unir les marchés de capitaux, emprunter en commun et déréguler.
L’unification des marchés de capitaux, dans la continuité du rapport présenté en avril 2024 par Enrico Letta, a pour but d’orienter l’abondante épargne des Européens vers les entreprises innovantes comme les États Unis parviennent à le faire nettement mieux que nous pour l’instant. Ce projet, ancien, fait évidemment sens mais il implique des changements importants dans l’ordre législatif européen en même temps qu’une profonde transformation des pratiques et des cultures des acteurs financiers. Cela prendra nécessairement beaucoup de temps. L’unification des marchés de capitaux ne peut donc guère permettre de répondre dans l’immédiat à l’urgence mise en évidence par le rapport Draghi.
Il faut d’urgence réussir à remettre au cœur du débat public européen la question de l’émission d’une dette commune pour dynamiser rapidement à la fois la défense commune, la transition verte et le rattrapage technologique de l’Union.
Guillaume Duval
Mario Draghi souligne d’ailleurs qu’un bond d’une telle ampleur de l’investissement dans des domaines très risqués et intenses en capital ne saurait de toute façon se faire sans apport d’argent public. Le sommet mondial sur l’Intelligence artificielle qui s’est tenu récemment à Paris a certes donné lieu à l’annonce de plus de 200 milliards d’investissements privés. Mais chacun sait ce que valent ce genre d’annonces qui bien souvent ne se concrétisent pas par la suite.
« Pour maximiser la productivité, un financement commun des investissements dans les biens publics européens clefs, tels que l’innovation de rupture, sera nécessaire, souligne Mario Draghi, parallèlement, d’autres biens publics — tels que les marchés publics de défense ou les réseaux transfrontaliers — seront sous-financés en l’absence d’une action commune. Si les conditions politiques et institutionnelles sont réunies, ces projets nécessiteront également un financement commun. »
Dès le jour de la remise du rapport, Ursula von der Leyen avait pourtant tenu à écarter la piste d’une nouvelle émission de dette commune pour enclencher ce bond en avant de l’investissement européen. Malgré l’ampleur du choc subi par l’Union du fait de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, les chefs d’États et de gouvernements ont constamment refusé depuis 2022 de renouveler la démarche entreprise en 2020 avec les 750 milliards d’euros de dette empruntés en commun sur les marchés pour financer le plan Next Generation EU afin de faire face à la pandémie de Covid-19 et à ses conséquences. Pour la coalition dite des « frugaux », comme pour le gouvernement allemand, qui ne jure que par l’équilibre budgétaire, cet épisode devait absolument rester un « one shot » — une exception. Malgré l’ampleur du besoin de financement mis en évidence par le rapport Draghi, la Commission européenne a donc préféré renoncer par avance à réengager ce débat.
Dans l’immédiat, elle ne semble miser que sur les efforts supplémentaires — forcément limités — que pourrait faire la Banque européenne d’investissement pour soutenir des projets technologiques innovants. Puis plus tard, elle compte sur la négociation qui va s’ouvrir sur le cadre financier pluriannuel pour la période 2028-2034, espérant restructurer à ce moment-là le budget européen pour augmenter significativement la part dédiée à soutenir l’innovation aux dépens d’autres domaines d’action de l’Union.
Mais avec 1 % du PIB, ce budget européen reste de toute façon très limité et chacun sait que les négociations budgétaires européennes — toujours très difficiles — permettent rarement des bouleversements d’ampleur des budgets existants. Elles autorisent encore moins souvent une hausse significative du budget total de l’Union, la discussion portant davantage sur les moyens de le limiter au cours de la période suivante. La dégradation du contexte géopolitique peut-elle changer cette donne ? C’est possible. Le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez vient de demander pour sa part un doublement du budget européen. Mais même si on réussissait finalement à augmenter le budget de l’Union de 50 %, ce qui paraît très difficilement envisageable, les 0,5 % du PIB de l’Union supplémentaires ainsi obtenus resteraient sans véritable rapport avec le besoin de financement mis en évidence par le travail de Mario Draghi.
La dernière possibilité pour soutenir davantage l’innovation avec de l’argent public pourrait consister à assouplir durablement les règles concernant les aides d’État, comme cela avait été mis en œuvre temporairement lors de la pandémie de Covid-19, afin que l’innovation puisse être davantage aidée à l’échelle nationale. Dans le contexte budgétaire où se trouvent la plupart des États européens, il y a lieu cependant de douter que le volume consolidé de ces aides nationales puisse être à la hauteur de l’effort exigé. Sans compter qu’une telle démarche nationale, favorisant forcément les États déjà les mieux lotis, ne pourrait que creuser les écarts importants qui existent déjà entre pays au sein de l’Union en matière d’innovation, au lieu de contribuer à les réduire.
Contrairement à ce qui s’était produit en 2020, ni la Commission européenne ni les chefs d’État et de gouvernement ne plaident désormais en faveur d’un endettement commun supplémentaire. La conclusion qui s’impose donc est qu’il n’y aura selon toute vraisemblance pas de moyens financiers publics d’ampleur significative pour alimenter l’investissement en Europe — contrairement à ce que Mario Draghi préconisait.
Reste le dernier pan des recommandations du rapport : la dérégulation.
Selon Mario Draghi, la lourdeur des règles européennes serait un obstacle majeur au développement dans les technologies de pointe. Et il faudrait simplifier, tailler dans le « red tape » pour espérer rattraper les États-Unis ou la Chine dans ces domaines. C’est désormais essentiellement cet aspect-là du rapport Draghi qui est dans les faits repris par la Commission avec sa « boussole pour la compétitivité » rendue publique le 29 janvier dernier et la directive dite « omnibus » qui va l’accompagner.
Qu’il existe dans la réglementation européenne des excès bureaucratiques qu’il faille éliminer ne fait évidemment aucun doute.
Mais malgré toutes les précautions oratoires qu’a pu prendre Mario Draghi à ce sujet, son rapport est devenu aujourd’hui un alibi commode pour toutes celles et tous ceux, très nombreux parmi les lobbies économiques, industriels ou agricoles, qui souhaitaient revenir sur le Green Deal, le Digital Services Act et les avancées sociales, notamment la directive sur responsabilité sociale des multinationales, adoptées lors du précédent mandat de la Commission.
Si le moins disant réglementaire, social et environnemental était une condition sine qua non de l’émergence de technologie de pointe, le Bangladesh serait déjà de longue date devenu un paradis des start-ups.
Guillaume Duval
Une telle perspective rejoint également les priorités de la nouvelle majorité politique potentielle « vénézuélienne » constituée par les groupes de droite et d’extrême droite au Parlement européen ainsi que les nouveaux équilibres au sein du Conseil Européen qui résultent notamment des élections en Autriche ou aux Pays-Bas. Tout en étant en phase avec l’air du temps impulsé à l’échelle mondiale par la tronçonneuse de Javier Milei ou le D.O.G.E de Donald Trump et Elon Musk.
Loin d’être des obstacles à l’innovation, des règles plus strictes en matière sociale, environnementale ou de protection des consommateurs sont pourtant, et ont toujours été, de puissants moteurs pour inciter les entreprises à innover en inventant des produits moins polluants, des machines capables de se substituer au travail humain, des moyens de se passer d’énergie fossile dans la chimie ou ailleurs…
Contrairement à ce qu’on entend souvent, déréguler sur le social ou la protection de l’environnement ne pourrait en conséquence que ralentir de fait l’innovation technologique. Si le moins disant réglementaire, social et environnemental était une condition sine qua non de l’émergence de technologie de pointe, le Bangladesh serait déjà de longue date devenu un paradis des start-ups.
Si l’Europe a pris tant de retard au cours des dernières décennies dans ce secteur, ce n’est pas tant à cause de normes trop strictes que parce que, à la suite de la crise financière de 2008 et à la crise de la zone euro, les politiques publiques ont été durablement orientées partout en Europe vers la consolidation budgétaire. Ce qui, compte tenu de la persistance du dumping fiscal intraeuropéen, impliquait une baisse des dépenses publiques. Et cela s’est notamment traduit par le sacrifice prolongé des investissements publics tournés vers l’avenir — que ce soit en matière d’éducation, de recherche, de soutien aux entreprises innovantes… Ce sont en effet les dépenses les plus faciles à couper parce que cela permet des économies immédiates alors que les effets négatifs de ces coupes ne se font généralement sentir qu’à moyen terme, après la prochaine échéance électorale.
Si l’on remet en cause les règles qui font que l’Union est aujourd’hui l’un des leaders reconnus à l’échelle mondiale en matière de décarbonation de son économie — ce qui est aussi indispensable pour sa compétitivité extérieure compte tenu de la faiblesse des ressources fossiles sur le territoire européen — qui permettent aux citoyens européens de mieux protéger que d’autres leurs données personnelles et leur vie privée, qui font que les citoyens européens vivent en moyenne trois ans de plus que les américains parce que leur système de santé est meilleur et leur environnement plus sain… nous aurons à coup sûr dégradé les conditions de vie des Européens mais nous n’aurons pas pour autant dopé l’innovation. Nous aurons accru au contraire la vassalisation de l’Europe et sa dépendance technologique tout en poussant davantage encore les Européens dans les bras de l’extrême-droite en les confrontant à une Union qui refuse de les protéger.
Alors que le rapport Draghi semblait annoncer à l’automne dernier une ère nouvelle où, rompant avec des décennies de politiques néolibérales, l’Union se doterait enfin, comme les États-Unis, la Corée du Sud ou la Chine, de moyens significatifs pour impulser en commun une politique industrielle volontariste dans les domaines d’avenir, il risque de devenir en pratique au contraire l’alibi d’un tournant libertarien et d’une campagne de dérégulation généralisée qui ferait reculer l’Union de plusieurs décennies tant sur le plan social et environnemental que sur celui de la protection des droits des consommateurs des citoyens européens.
Pour éviter que l’Union ne tombe dans ce piège, il faut d’urgence réussir à remettre au cœur du débat public européen la question de l’émission d’une dette commune pour dynamiser rapidement à la fois la défense commune, la transition verte et le rattrapage technologique de l’Union. Pour espérer atteindre les 800 milliards d’euros d’investissements supplémentaires indispensables chaque année mis en évidence par le rapport Draghi, il faudrait mettre au moins 250 milliards d’euros d’argent public supplémentaire par an sur la table. Emprunter en commun pour ce faire sur les marchés l’équivalent de 1,3 points de PIB pendant quelques années, nous pouvons et nous devons nous le permettre.
L’article Dérégulation plutôt que dette commune : le « tournant libertarien » de la Commission von der Leyen sur le rapport Draghi est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Le rapport Draghi dressait sans fard un diagnostic très sombre des multiples retards accumulés par l’économie européenne par rapport à ses concurrents américain et chinois dans quasiment tous les domaines d’avenir, qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle, des plateformes numériques, de la microélectronique ou encore de l’automobile électrique et des énergies renouvelables. Il mettait en garde contre un risque de déclassement difficilement rattrapable de l’Europe si un effort massif n’était pas engagé très rapidement. Ce constat n’a pas surpris celles et ceux qui suivent de près ces sujets. Il ne faisait que confirmer des éléments connus et déjà mis en évidence par la plupart des spécialistes de ces différents domaines. Mais parce qu’il rassemblait l’ensemble des dossiers concernés en une seule vue d’ensemble, qu’il rompait avec la langue de bois systématiquement optimiste en usage dans les institutions européennes et qu’il était porté par une personnalité aussi incontestable que Mario Draghi — l’homme qui avait sauvé la zone euro à la tête de la BCE — ce rapport a fait l’effet d’un électrochoc. Il a reçu légitimement un écho très important, devenant aussitôt un élément de référence constant pour les décideurs européens. Pour engager ce rattrapage technologique urgent, Mario Draghi estimait qu’il fallait dépenser de l’ordre de 800 milliards d’euros supplémentaires chaque année au sein de l’Union. Soit une hausse de l’investissement, matériel et immatériel, correspondant à 5 points de PIB de l’Union. Un bond considérable : Draghi rappelle que le plan Marshall après la Seconde guerre mondiale n’avait représenté qu’1 ou 2 % du PIB européen. Comment réussir un tel bond pour l’investissement dans les technologies innovantes ? Le rapport préconise principalement trois voies : unir les marchés de capitaux, emprunter en commun et déréguler. L’unification des marchés de capitaux, dans la continuité du rapport présenté en avril 2024 par Enrico Letta, a pour but d’orienter l’abondante épargne des Européens vers les entreprises innovantes comme les États Unis parviennent à le faire nettement mieux que nous pour l’instant. Ce projet, ancien, fait évidemment sens mais il implique des changements importants dans l’ordre législatif européen en même temps qu’une profonde transformation des pratiques et des cultures des acteurs financiers. Cela prendra nécessairement beaucoup de temps. L’unification des marchés de capitaux ne peut donc guère permettre de répondre dans l’immédiat à l’urgence mise en évidence par le rapport Draghi. Il faut d’urgence réussir à remettre au cœur du débat public européen la question de l’émission d’une dette commune pour dynamiser rapidement à la fois la défense commune, la transition verte et le rattrapage technologique de l’Union. Mario Draghi souligne d’ailleurs qu’un bond d’une telle ampleur de l’investissement dans des domaines très risqués et intenses en capital ne saurait de toute façon se faire sans apport d’argent public. Le sommet mondial sur l’Intelligence artificielle qui s’est tenu récemment à Paris a certes donné lieu à l’annonce de plus de 200 milliards d’investissements privés. Mais chacun sait ce que valent ce genre d’annonces qui bien souvent ne se concrétisent pas par la suite. « Pour maximiser la productivité, un financement commun des investissements dans les biens publics européens clefs, tels que l’innovation de rupture, sera nécessaire, souligne Mario Draghi, parallèlement, d’autres biens publics — tels que les marchés publics de défense ou les réseaux transfrontaliers — seront sous-financés en l’absence d’une action commune. Si les conditions politiques et institutionnelles sont réunies, ces projets nécessiteront également un financement commun. » Dès le jour de la remise du rapport, Ursula von der Leyen avait pourtant tenu à écarter la piste d’une nouvelle émission de dette commune pour enclencher ce bond en avant de l’investissement européen. Malgré l’ampleur du choc subi par l’Union du fait de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, les chefs d’États et de gouvernements ont constamment refusé depuis 2022 de renouveler la démarche entreprise en 2020 avec les 750 milliards d’euros de dette empruntés en commun sur les marchés pour financer le plan Next Generation EU afin de faire face à la pandémie de Covid-19 et à ses conséquences. Pour la coalition dite des « frugaux », comme pour le gouvernement allemand, qui ne jure que par l’équilibre budgétaire, cet épisode devait absolument rester un « one shot » — une exception. Malgré l’ampleur du besoin de financement mis en évidence par le rapport Draghi, la Commission européenne a donc préféré renoncer par avance à réengager ce débat. Dans l’immédiat, elle ne semble miser que sur les efforts supplémentaires — forcément limités — que pourrait faire la Banque européenne d’investissement pour soutenir des projets technologiques innovants. Puis plus tard, elle compte sur la négociation qui va s’ouvrir sur le cadre financier pluriannuel pour la période 2028-2034, espérant restructurer à ce moment-là le budget européen pour augmenter significativement la part dédiée à soutenir l’innovation aux dépens d’autres domaines d’action de l’Union. Mais avec 1 % du PIB, ce budget européen reste de toute façon très limité et chacun sait que les négociations budgétaires européennes — toujours très difficiles — permettent rarement des bouleversements d’ampleur des budgets existants. Elles autorisent encore moins souvent une hausse significative du budget total de l’Union, la discussion portant davantage sur les moyens de le limiter au cours de la période suivante. La dégradation du contexte géopolitique peut-elle changer cette donne ? C’est possible. Le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez vient de demander pour sa part un doublement du budget européen. Mais même si on réussissait finalement à augmenter le budget de l’Union de 50 %, ce qui paraît très difficilement envisageable, les 0,5 % du PIB de l’Union supplémentaires ainsi obtenus resteraient sans véritable rapport avec le besoin de financement mis en évidence par le travail de Mario Draghi. La dernière possibilité pour soutenir davantage l’innovation avec de l’argent public pourrait consister à assouplir durablement les règles concernant les aides d’État, comme cela avait été mis en œuvre temporairement lors de la pandémie de Covid-19, afin que l’innovation puisse être davantage aidée à l’échelle nationale. Dans le contexte budgétaire où se trouvent la plupart des États européens, il y a lieu cependant de douter que le volume consolidé de ces aides nationales puisse être à la hauteur de l’effort exigé. Sans compter qu’une telle démarche nationale, favorisant forcément les États déjà les mieux lotis, ne pourrait que creuser les écarts importants qui existent déjà entre pays au sein de l’Union en matière d’innovation, au lieu de contribuer à les réduire. Contrairement à ce qui s’était produit en 2020, ni la Commission européenne ni les chefs d’État et de gouvernement ne plaident désormais en faveur d’un endettement commun supplémentaire. La conclusion qui s’impose donc est qu’il n’y aura selon toute vraisemblance pas de moyens financiers publics d’ampleur significative pour alimenter l’investissement en Europe — contrairement à ce que Mario Draghi préconisait. Reste le dernier pan des recommandations du rapport : la dérégulation. Selon Mario Draghi, la lourdeur des règles européennes serait un obstacle majeur au développement dans les technologies de pointe. Et il faudrait simplifier, tailler dans le « red tape » pour espérer rattraper les États-Unis ou la Chine dans ces domaines. C’est désormais essentiellement cet aspect-là du rapport Draghi qui est dans les faits repris par la Commission avec sa « boussole pour la compétitivité » rendue publique le 29 janvier dernier et la directive dite « omnibus » qui va l’accompagner. Qu’il existe dans la réglementation européenne des excès bureaucratiques qu’il faille éliminer ne fait évidemment aucun doute. Mais malgré toutes les précautions oratoires qu’a pu prendre Mario Draghi à ce sujet, son rapport est devenu aujourd’hui un alibi commode pour toutes celles et tous ceux, très nombreux parmi les lobbies économiques, industriels ou agricoles, qui souhaitaient revenir sur le Green Deal, le Digital Services Act et les avancées sociales, notamment la directive sur responsabilité sociale des multinationales, adoptées lors du précédent mandat de la Commission. Si le moins disant réglementaire, social et environnemental était une condition sine qua non de l’émergence de technologie de pointe, le Bangladesh serait déjà de longue date devenu un paradis des start-ups. Une telle perspective rejoint également les priorités de la nouvelle majorité politique potentielle « vénézuélienne » constituée par les groupes de droite et d’extrême droite au Parlement européen ainsi que les nouveaux équilibres au sein du Conseil Européen qui résultent notamment des élections en Autriche ou aux Pays-Bas. Tout en étant en phase avec l’air du temps impulsé à l’échelle mondiale par la tronçonneuse de Javier Milei ou le D.O.G.E de Donald Trump et Elon Musk. Loin d’être des obstacles à l’innovation, des règles plus strictes en matière sociale, environnementale ou de protection des consommateurs sont pourtant, et ont toujours été, de puissants moteurs pour inciter les entreprises à innover en inventant des produits moins polluants, des machines capables de se substituer au travail humain, des moyens de se passer d’énergie fossile dans la chimie ou ailleurs… Contrairement à ce qu’on entend souvent, déréguler sur le social ou la protection de l’environnement ne pourrait en conséquence que ralentir de fait l’innovation technologique. Si le moins disant réglementaire, social et environnemental était une condition sine qua non de l’émergence de technologie de pointe, le Bangladesh serait déjà de longue date devenu un paradis des start-ups. Si l’Europe a pris tant de retard au cours des dernières décennies dans ce secteur, ce n’est pas tant à cause de normes trop strictes que parce que, à la suite de la crise financière de 2008 et à la crise de la zone euro, les politiques publiques ont été durablement orientées partout en Europe vers la consolidation budgétaire. Ce qui, compte tenu de la persistance du dumping fiscal intraeuropéen, impliquait une baisse des dépenses publiques. Et cela s’est notamment traduit par le sacrifice prolongé des investissements publics tournés vers l’avenir — que ce soit en matière d’éducation, de recherche, de soutien aux entreprises innovantes… Ce sont en effet les dépenses les plus faciles à couper parce que cela permet des économies immédiates alors que les effets négatifs de ces coupes ne se font généralement sentir qu’à moyen terme, après la prochaine échéance électorale. Si l’on remet en cause les règles qui font que l’Union est aujourd’hui l’un des leaders reconnus à l’échelle mondiale en matière de décarbonation de son économie — ce qui est aussi indispensable pour sa compétitivité extérieure compte tenu de la faiblesse des ressources fossiles sur le territoire européen — qui permettent aux citoyens européens de mieux protéger que d’autres leurs données personnelles et leur vie privée, qui font que les citoyens européens vivent en moyenne trois ans de plus que les américains parce que leur système de santé est meilleur et leur environnement plus sain… nous aurons à coup sûr dégradé les conditions de vie des Européens mais nous n’aurons pas pour autant dopé l’innovation. Nous aurons accru au contraire la vassalisation de l’Europe et sa dépendance technologique tout en poussant davantage encore les Européens dans les bras de l’extrême-droite en les confrontant à une Union qui refuse de les protéger. Alors que le rapport Draghi semblait annoncer à l’automne dernier une ère nouvelle où, rompant avec des décennies de politiques néolibérales, l’Union se doterait enfin, comme les États-Unis, la Corée du Sud ou la Chine, de moyens significatifs pour impulser en commun une politique industrielle volontariste dans les domaines d’avenir, il risque de devenir en pratique au contraire l’alibi d’un tournant libertarien et d’une campagne de dérégulation généralisée qui ferait reculer l’Union de plusieurs décennies tant sur le plan social et environnemental que sur celui de la protection des droits des consommateurs des citoyens européens. Pour éviter que l’Union ne tombe dans ce piège, il faut d’urgence réussir à remettre au cœur du débat public européen la question de l’émission d’une dette commune pour dynamiser rapidement à la fois la défense commune, la transition verte et le rattrapage technologique de l’Union. Pour espérer atteindre les 800 milliards d’euros d’investissements supplémentaires indispensables chaque année mis en évidence par le rapport Draghi, il faudrait mettre au moins 250 milliards d’euros d’argent public supplémentaire par an sur la table. Emprunter en commun pour ce faire sur les marchés l’équivalent de 1,3 points de PIB pendant quelques années, nous pouvons et nous devons nous le permettre. L’article Dérégulation plutôt que dette commune : le « tournant libertarien » de la Commission von der Leyen sur le rapport Draghi est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 2581 mots
800 milliards d’euros d’investissements en plus par an
Pas de nouvelle dette commune pour le rattrapage technologique
Le rapport Draghi est-il devenu alibi de la dérégulation sociale et environnementale ?
Déréguler ne peut que ralentir l’innovation
Remettre la question de la dette commune dans le débat public européen