03.09.2025 à 19:53
Qui détient la dette française ? Anatomie d’un risque géopolitique
Depuis des années, la France figure parmi les pays avancés où le taux de détention de la dette par des non-résidents est le plus élevé.
Est-ce si dangereux ?
Pour s’orienter dans ce débat complexe, il faut partir des bonnes données.
François Ecalle signe une étude fouillée.
L’article Qui détient la dette française ? Anatomie d’un risque géopolitique est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Les observateurs de l’économie française mettent fréquemment en avant les risques présentés par un taux de détention relativement élevé de la dette publique par des non-résidents. Avant d’examiner la nature de ces risques et les moyens de les atténuer, il convient de préciser, autant que possible compte-tenu des informations disponibles, qui sont les détenteurs de la dette publique de la France et comment ils se distinguent des détenteurs des dettes des autres pays. La gestion de la dette de l’État est assurée par un service du ministère des Finances, l’Agence France Trésor (AFT), avec pour objectif de couvrir le besoin de financement de l’État tout en minimisant, sur la durée, la charge de la dette et en limitant les risques pris. L’État émet des « bons du trésor à taux fixe et intérêts précomptés » (BTF) à moins d’un an et des « obligations assimilables du trésor » (OAT), dont la maturité va de 2 à 50 ans et qui peuvent éventuellement être indexées sur l’inflation française (OATi) ou l’inflation de la zone euro (OAT€i). L’État s’endette exclusivement en euros. D’après la loi de finances initiale, l’AFT doit émettre 300 milliards d’euros d’OAT en 2025 pour financer le déficit budgétaire de l’année (139 milliards d’euros) et rembourser le principal des obligations émises dans le passé (168 milliards d’euros). L’écart entre ce besoin de financement (307 milliards d’euros) et ces émissions d’OAT (300 milliards d’euros) est comblé par des BTF et d’autres opérations de trésorerie. Les titres de dette de l’État sont souscrits — généralement au terme d’une procédure d’adjudication — par une quinzaine de « spécialistes en valeurs du trésor » (SVT), des banques le plus souvent, sélectionnés par l’AFT. Ces spécialistes les placent auprès d’investisseurs institutionnels (compagnies d’assurance, banques…) français ou étrangers. Ces derniers les échangent ensuite sur le « marché secondaire » de la dette publique où les SVT doivent assurer la transparence des transactions. Si l’AFT connaît bien sûr les acheteurs de ces titres à l’émission sur le « marché primaire » — puisque ce sont les SVT — elle ne sait pas toujours qui les détient finalement après de multiples transactions dont certaines se font hors marché. Les intérêts sont par conséquent souvent versés à des dépositaires de titres qui n’en sont pas les détenteurs réels. La Banque de France enquête néanmoins régulièrement auprès des dépositaires de titres de la dette publique pour obtenir des informations sur leurs détenteurs réels. Ces informations sont incomplètes car la législation n’oblige pas ces dépositaires à lui indiquer les détenteurs réels. Les données que la Banque de France transmet à l’AFT permettent néanmoins à cette dernière de publier dans son bulletin mensuel un graphique sur les détenteurs de la dette négociable de l’État (OAT et BTF) en valeur de marché à la fin de chaque trimestre. Le graphique suivant présente ces détenteurs à la fin de 2024. Environ 55 % d’entre eux sont des non-résidents. Les compagnies d’assurance, principalement d’assurance-vie, et les établissements de crédit en détiennent chacun environ 9 %. La Banque de France, pour le compte de la BCE, est le plus important des « autres détenteurs français ». Le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025 ajoute des informations sur la part des non-résidents dans la détention des seules OAT (55 % à la fin du deuxième trimestre 2024), des BTF (83 %), des OAT indexées sur l’inflation française (19 %) et des OAT indexées sur l’inflation dans la zone euro (32 %). En France, la dette publique au sens du traité de Maastricht est plus importante que la seule dette de l’État, car il s’agit de la dette brute consolidée de l’ensemble des administrations publiques de la comptabilité nationale — l’État qui en porte 81 %, les collectivités locales, les administrations de sécurité sociale et des centaines d’organismes contrôlés par l’État ou des collectivités locales et financés par des subventions ou des impôts affectés. En outre, la dette « maastrichtienne » est en valeur faciale alors que les données de l’agence France Trésor sont exprimées en valeur de marché. Hors Banque de France, le taux de détention de la dette publique par des non-résidents peut être estimé à 66 % à la fin de 2024, soit un peu plus qu’à la fin des années 2000. La Banque de France publie des données trimestrielles sur la détention des titres de long terme émis par l’ensemble des administrations publiques. La couverture sectorielle est donc la même que celle de la dette publique au sens du traité de Maastricht mais il ne s’agit que des titres de long terme en valeur de marché. Il en ressort que le taux de détention de ces titres par des non-résidents était de 53 % à la fin de 2024. Le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025 précise quant à lui que la part détenue par des résidents de la zone euro hors France était de 25 % fin 2023 et que celle détenue par des résidents du reste du monde était de 27 %. Ces détenteurs peuvent être notamment des établissements financiers, des fonds de pension, des fonds souverains ou des États. Le graphique suivant présente l’évolution du taux de détention de la dette publique par des non-résidents dans l’enquête de la Banque de France depuis 2008. Ce taux a augmenté dans les années 2000 pour atteindre un maximum en 2009 (64 %) puis est resté proche de 60 % jusqu’à 2015 pour ensuite nettement baisser jusqu’à 47 % en 2021. En contrepartie, la part de la Banque de France, qui était quasiment nulle au début des années 2010, a fortement augmenté sous l’effet des opérations de « quantitative easing » de la Banque centrale européenne (BCE), notamment le « public sector purchase programme » engagé en 2015 et le « pandemic emergency purchase programme » engagé en 2020. En effet, ces opérations sont menées en France par la Banque de France, qui garde les titres achetés à son bilan, pour le compte de la BCE. La remontée de ce taux de détention de 2021 à 2024 correspond surtout à l’arrêt de ces opérations et à la diminution du stock de titres détenus par la Banque de France. Le rapport annuel d’activité de la Banque de France montre qu’elle détenait environ 630 milliards d’euros de titres publics français à la fin de 2024, soit presque 20 % de la dette publique au sens du traité de Maastricht — mais cette part est approximative car ces titres ne sont pas comptabilisés dans le bilan de la Banque de France exactement comme la dette « maastrichtienne ». Hors Banque de France, le taux de détention de la dette publique par des non-résidents peut ainsi être estimé à 66 % à la fin de 2024, soit un peu plus qu’à la fin des années 2000. Le Fonds Monétaire International (FMI) réalise lui aussi des enquêtes sur la détention des titres publics et publie deux fois par an le taux de détention par les non-résidents dans son « moniteur des finances publiques ». Pour la France, ce taux était de 53 % à la fin de 2024. Le FMI publie également des informations relativement fragiles sur la nationalité de ces non-résidents qui ont permis à l’IFRAP de montrer dans une note de juin 2024 17 que les pays où se trouvent les principaux investisseurs en titres publics français étaient en 2023 : l’Allemagne (7 % de la dette publique française), le Luxembourg (7 %), l’Irlande (5 %), les États-Unis (4 %) et le Japon (4 %). Mais la présence du Luxembourg et de l’Irlande parmi les principaux pays détenteurs de la dette publique française montre que cette enquête ne permet sans doute pas de connaître ses détenteurs réels. Le taux de détention par des non-résidents était seulement de 30 % en moyenne dans les pays du G7 ou dans les pays « avancés » du G20 en 2024. Le taux français était le plus élevé de ceux des pays du G7, le taux allemand n’étant toutefois que légèrement plus faible (47 %). Parmi les 36 pays avancés pour lesquels ce taux est publié par le FMI, seuls 12 avaient un taux supérieur à celui de la France. Les plus importants d’entre eux étaient l’Autriche (taux de 67 %), la Belgique (62 %), la Nouvelle-Zélande (59 %) et la Finlande (57 %). La part de la dette publique japonaise détenue par des non-résidents est particulièrement faible (13 % en 2024). L’épargne des ménages et entreprises au Japon est en effet très importante, ce qui leur permet de financer non seulement le déficit des administrations publiques japonaises mais aussi celui de beaucoup d’autres pays. En 2010, la France avait déjà le taux de détention par des non-résidents le plus élevé du G7 18. Ce taux de détention a diminué dans beaucoup de pays de 2010 à 2024, notamment du fait des achats de titres publics par leur banque centrale. On peut toutefois noter qu’il a augmenté au Royaume-Uni (légèrement), au Canada et au Japon, où il était particulièrement faible en 2010. Certains épargnants préfèrent les placements dans leur propre pays parce qu’ils en ont l’habitude, en connaissent mieux les fondamentaux et évitent des coûts de transaction. Ce « biais domestique » subsiste dans tous les pays bien qu’il soit affaibli par l’ouverture internationale des marchés de capitaux — notamment dans la zone euro du fait de la disparition du risque de change. Il tient pour partie au comportement d’acteurs de petite taille, en particulier les ménages, lorsqu’ils investissent directement ou donnent des instructions à leurs gestionnaires de portefeuille. Les décisions d’investissement des grandes entreprises sont probablement moins déterminées par ce biais domestique. Un fort taux de détention de la dette publique par les non-résidents peut ainsi constituer un élément de risque dans les périodes de tensions sur les marchés des emprunts publics. En effet, le biais domestique s’accroît dans de telles périodes de tension, comme on l’a vu dans les années 2011-2013 dans la zone euro où les investisseurs des pays du cœur de la zone se sont retirés des pays de la périphérie. Les étrangers pourraient être plus enclins que les nationaux à des revirements forts et soudains provoqués par des informations partielles, voire erronées. Dans son moniteur des finances publiques d’octobre 2024, le FMI identifie ainsi la part des investisseurs étrangers dans la détention de la dette publique comme un facteur statistiquement significatif d’aggravation de la volatilité du rendement des obligations publiques. Un rapport de 2024 de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale souligne que le taux élevé de détention de la dette publique française par des non-résidents « fait courir le risque d’une dépendance de la France à des investisseurs dont les intérêts ne sont pas nécessairement alignés avec nos intérêts souverains. Si à court terme, il ne semble pas qu’un risque important soit encouru, il serait terriblement naïf de croire que des intérêts étrangers ne puissent, demain, se mobiliser sur le terrain de la dette pour exercer des pressions sur nos politiques » 19. La part élevée de non-résidents dans la détention de la dette publique française peut toutefois être considérée comme un signe de succès de la politique suivie par l’agence France Trésor consistant à diversifier les créanciers de l’État pour réduire la dépendance à l’égard de certains d’entre eux, et à s’adapter à leurs besoins. Elle témoignerait de la cote de confiance de la France auprès des investisseurs internationaux, sans présenter de risques particuliers si leur comportement est identique à celui des investisseurs nationaux. Il est en effet probable que les principaux investisseurs, hors États, banques centrales et fonds souverains, choisissent leurs placements selon des critères identiques. C’est la thèse traditionnellement défendue par le ministère des Finances et qui est de nouveau présentée dans le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025. Le ministère y met notamment en avant des études économiques concluant que la hausse de la part de la dette publique détenue par des étrangers contribue à réduire son taux d’intérêt. Cet effet favorable résulte de l’augmentation de la demande d’obligations publiques et de l’accroissement de la liquidité de leur marché secondaire. En outre, la diversification des investisseurs évite de trop dépendre des réactions d’un petit nombre d’acteurs. Les dirigeants de l’AFT ont toujours assumé de faire régulièrement le tour du monde pour placer les OAT auprès des investisseurs les plus divers avec professionnalisme. La BCE a publié en juin 2025 une analyse de la détention des dettes publiques des pays de la zone euro par des résidents de pays situés hors de la zone — le taux de détention par ces pays est en moyenne d’environ 23 % dans la zone euro fin 2024 20. Dans la perspective de la diminution du stock de dettes publiques détenu par les banques centrales de la zone, la BCE s’est notamment interrogée sur les risques de déstabilisation par des pays qui ne seraient pas « géopolitiquement alignés avec l’Occident », plus particulièrement depuis l’attaque de l’Ukraine par la Russie. Il en ressort que les pays « non alignés » détiennent environ 7 % des dettes publiques des pays de la zone euro et que ce taux a légèrement diminué depuis 2022 sans toutefois que cette évolution soit statistiquement significative au regard des mouvements observés avant 2022. En conclusion, les risques associés à un fort taux de détention de la dette publique par des non-résidents sont limités mais ne doivent pas pour autant être négligés. Il reste que les propositions généralement formulées pour réduire ce taux et atténuer ces risques sont peu convaincantes. Les observateurs qui s’inquiètent du taux relativement élevé de détention de la dette publique française par des non-résidents proposent généralement d’orienter plus directement l’épargne des Français vers les obligations émises par l’État. Ils rappellent souvent les grands emprunts lancés dans le passé (Pinay, Giscard d’Estaing, Balladur…) ou les bonds de la défense nationale émis pendant les guerres mondiales. Toutefois, en raison du rationnement des produits de consommation, les ménages doivent épargner pendant les guerres et n’ont pas vraiment d’autre choix que de financer l’État. En temps de paix, si on met de côté l’emprunt forcé qui est une forme d’impôt sur le patrimoine, les emprunts nationaux auprès des ménages ont toujours été assortis d’avantages fiscaux ou financiers pour inciter les Français à modifier leur comportement d’épargne. Si on y ajoute le coût de gestion de ces emprunts, notamment la rémunération des intermédiaires, ils ont souvent été plus chers que l’émission d’obligations sur les marchés internationaux pour le budget de l’État. L’emprunt Giscard d’Estaing de 1973, indexé sur le cours de l’or, a été particulièrement coûteux. Les risques associés à un fort taux de détention de la dette publique par des non-résidents sont limités mais ne doivent pas pour autant être négligés. Si les achats directs d’OAT par les particuliers sont aujourd’hui marginaux, les ménages français en détiennent déjà une grande quantité par l’intermédiaire de leurs contrats d’assurance-vie en euros. Les compagnies d’assurance détenaient 350 milliards d’euros d’obligations publiques françaises en 2023. Or l’assurance-vie dispose d’avantages considérables s’agissant de l’imposition des revenus et de la transmission, par succession, du patrimoine. Il n’est pas budgétairement souhaitable de les accroître ou d’accorder des avantages équivalents à la souscription d’emprunts nationaux. Pour éviter le coût budgétaire d’incitations financières et fiscales de ce type, il est parfois proposé de restaurer le « circuit du trésor » des années d’après-guerre. On désigne ainsi des dispositifs réglementaires, notamment le contrôle du crédit, qui permettaient d’affecter obligatoirement une grande partie de l’épargne des Français au financement de l’État ou de la Caisse des dépôts et consignations. Ces dispositifs ont toutefois été abandonnés parce qu’ils étaient peu efficaces et incompatibles avec la liberté des mouvements de capitaux dans l’Union européenne. Surtout, les études économiques montrent que si les incitations financières et fiscales ou les contraintes réglementaires peuvent modifier significativement la répartition de l’épargne des ménages entre les placements possibles, elles ont peu d’impact sur son montant global. Si une part plus importante de leur épargne est orientée vers l’État, une part moins importante est affectée au financement des entreprises, qui doivent se tourner vers des investisseurs étrangers. L’épargne totale des agents économiques — ménages, entreprises et administrations publiques — est en France inférieure à leurs investissements, ce qui se traduit comptablement par un déficit quasi-permanent de la balance des transactions courantes — échanges de biens et services et flux de revenus avec les autres pays — depuis une vingtaine d’années. Du fait de l’accumulation de ces déficits de nos échanges extérieurs, nos passifs vis-à-vis du reste du monde sont supérieurs à nos actifs. La position extérieure nette de la France vis-à-vis du reste du monde (actifs moins passifs) est négative (– 28 % du PIB) alors que celle des principaux pays de l’Union européenne est souvent positive (+ 63 % du PIB pour l’Allemagne et + 14 % pour l’Italie). La France étant globalement dépendante des financements extérieurs, rendre l’État moins dépendant des non-résidents en rendant les entreprises plus dépendantes de ceux-ci n’aurait pas beaucoup d’intérêt. La priorité est de rééquilibrer nos échanges extérieurs en renforçant la compétitivité des entreprises françaises. Pour certains économistes, l’État n’aurait pas besoin d’emprunter à des investisseurs étrangers si ses besoins de financement étaient systématiquement couverts par des prêts de la Banque de France indéfiniment renouvelés, ou périodiquement annulés. Ce serait contraire au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et incompatible avec l’organisation et les règles actuelles de la zone euro, mais cette proposition peut être examinée d’un point de vue académique. Elle revient à mettre en place un système décrit par la « théorie monétaire moderne » (Modern Monetary Theory en anglais, ou MMT) dans lequel la banque centrale est contrôlée par l’État et a pour seule mission de le financer. La politique monétaire est totalement dominée par la politique budgétaire. Ce dispositif a entraîné une hyperinflation dans les pays qui l’ont mise en place. En effet, les gouvernements ont rarement résisté à la tentation de faire appel à la création de monnaie par la banque centrale pour financer des dépenses publiques de plus en plus importantes sans augmenter les impôts. C’est pour cette raison que la plupart des pays de l’OCDE ont fini par accorder l’indépendance à leur banque centrale avec pour mission de lutter contre l’inflation. Rendre l’État moins dépendant des non-résidents en rendant les entreprises plus dépendantes de ceux-ci n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Les informations disponibles sur les détenteurs étrangers de la dette publique française sont limitées, mais il est sûr que la France figure, depuis longtemps, parmi les pays avancés où le taux de détention de la dette par des non-résidents est le plus élevé. Cette situation peut être vue comme un signe de la confiance des investisseurs étrangers et leur mobilisation par l’AFT peut permettre de réduire le coût de la dette. Mais elle peut aussi présenter des risques de hausse excessive des taux si cette confiance diminue. S’il serait souhaitable de réduire un peu ce taux de détention par des non-résidents, il n’y a pas de bonne solution pour y parvenir : la France est globalement dépendante des financements extérieurs parce que ses échanges de biens et services sont structurellement déficitaires. C’est cette dépendance globale qu’il faut réduire en renforçant la compétitivité de nos entreprises. L’article Qui détient la dette française ? Anatomie d’un risque géopolitique est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 4096 mots
Qui détient la dette publique en France ? Quelques données clefs
La dette publique de la France
La dette publique des autres pays
Les risques d’un fort taux de détention de la dette par des non-résidents — et les moyens de les atténuer
Quels sont les risques d’une concentration de la dette chez les non-résidents ?
Les moyens d’atténuer ces risques
Réduire les dépendances françaises
01.09.2025 à 06:00
Dans sa volonté de prendre le contrôle de la Réserve fédérale, Trump risque de déstabiliser l’économie mondiale et instille un doute dangereux : a-t-on vraiment besoin de l’indépendance des banques centrales ?
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Mario Draghi part d’un constat : l’Europe évolue aujourd’hui dans une réalité géopolitique totalement différente d’hier. Dans un monde où ne règnent que la puissance et la force, disposer d’un grand marché intérieur ne suffit pas pour devenir un acteur géopolitique important. Le futur de l’Europe ne dépendra donc pas seulement de la vigueur de son économie. Le dynamisme économique et la sécurité doivent aller de pair. Les événements de cet été ont rendu cette question urgente. En ce sens, les propos de Mario Draghi méritent notre attention et je partage en grande partie son analyse. L’Europe est confrontée à un triple défi que j’appelle le « triple D » : défense, décarbonation et dynamisme économique. Il faut tout d’abord assumer une plus grande responsabilité en matière de sécurité extérieure. Nous ne pouvons pas nous montrer soumis lorsqu’il s’agit de nos propres intérêts en matière de sécurité en tant qu’Européens. Cela implique à la fois un budget de défense national plus important, comme convenu lors du sommet de l’OTAN, mais aussi nos propres solutions européennes. Pour mettre cela en pratique, nous aurons besoin d’une meilleure coordination en matière de dépenses de défense et d’achats conjoints afin de réaliser véritablement les économies d’échelle dont nous avons besoin. Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain. La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique. La transition écologique n’est pas un coût supplémentaire, c’est la clef de la sécurité énergétique à moyen et long terme. Et enfin, nous devons rendre l’économie européenne plus dynamique, plus attractive et plus compétitive, en particulier dans le secteur privé. Nous devons investir dans le capital humain, les talents et la recherche. Ma crainte est que l’Europe prenne un retard irrattrapable à l’âge technologique. Alors que les États-Unis et la Chine font un bond en avant, nous devons renforcer notre écosystème d’innovation. En théorie, cette distinction existe. Si vous vous endettez pour des investissements — publics ou privés — qui sont productifs, cela a du sens. Il en va de même pour la défense commune et la transition écologique. En ce sens, il y a effectivement de la bonne dette. Dans la pratique, toutefois, la situation est souvent plus compliquée. Quand on parle de dette commune européenne — car c’est au fond le sens de votre question — il faut commencer par identifier l’objectif, ce que nous essayons d’accomplir. Le renforcement de notre défense est tellement stratégique qu’il nécessite de trouver des solutions tant au niveau national qu’européen. À cet égard, une solution européenne nécessiterait un type de financement où la dette commune pourrait avoir du sens. La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique. À propos de ce prétendu accord commercial, on voit passer beaucoup d’opinions tranchées — certaines très critiques. C’est tout à fait compréhensible. On peut toujours voir les choses de manière optimiste ou pessimiste. Mais lorsqu’on regarde les choses rationnellement, la situation est sans appel : les droits de douane sont désormais plus élevés et les exportateurs européens se heurtent à davantage d’obstacles. Certes, on peut toujours faire valoir que cet accord réduit partiellement l’incertitude, mais ne nous faisons pas d’illusions : l’incertitude omniprésente qui caractérise le contexte politique actuel aux États-Unis ne va pas disparaître du jour au lendemain. Si nous avions été plus unis au début des négociations et si nous avions agi de manière plus stratégique, nous aurions pu obtenir un meilleur résultat. Mais nous en sommes là. Pour ce qui concerne le Conseil des gouverneurs de la BCE, il nous reviendra d’évaluer les répercussions et l’impact que ces droits de douane auront sur l’environnement opérationnel des entreprises européennes. Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain. Les droits de douane auront un impact sur l’inflation aux États-Unis — moins en Europe. Au plan macroéconomique, le principal impact pour nous sera sans doute un ralentissement de la croissance. C’est regrettable. C’est un signal d’alarme pour l’Europe. Nous devons tirer les leçons de cet épisode. Il est inutile de se laisser submerger par le chagrin. Nous devrions plutôt profiter de cette alerte pour agir avec plus de détermination. Je préférerais de loin que les États-Unis restent un allié de confiance pour l’Europe, mais il est important que nous nous concentrions sur le renforcement des capacités de défense et des technologies européennes, ainsi que sur le renforcement de notre autonomie dans ces domaines très critiques. À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale. L’un des principaux défis auxquels nous sommes confrontés dans l’Union européenne est que nous ne disposons pas d’une structure efficace pour la planification militaire stratégique. La seule structure pertinente est l’OTAN. C’est une question que nos dirigeants doivent résoudre. Nous avons besoin d’une structure européenne pour garantir un volume plus important et pas seulement des prix plus élevés. La Commission s’efforce déjà d’améliorer la coordination et le financement des projets européens communs, mais nous devons être plus ambitieux. Nous devons également prendre nos responsabilités sur la mise en œuvre de nos promesses au niveau européen. Le gouverneur de la Banque de France, mon collègue François Villeroy de Galhau, a récemment appelé à fixer des dates limites pour la mise en œuvre de notre agenda. Je soutiens son approche. À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale. C’est extrêmement préoccupant — surtout si ce sentiment venait à se propager au reste du monde. L’indépendance des banques centrales permet aux décideurs de prendre les meilleures décisions pour l’économie sans subir de pressions politiques. Il existe des preuves théoriques et empiriques qui montrent que l’indépendance des banques centrales et la stabilité des prix vont de pair. Aux États-Unis, c’est un principe sacré depuis les années 1980 et le mandat de Paul Volcker — et jusqu’à aujourd’hui. S’y attaquer est regrettable. L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités. J’évite généralement de commenter le travail de mes collègues, mais dans ce cas précis, la gravité du moment m’oblige à dire que j’ai beaucoup d’estime et de respect pour Jay Powell, son professionnalisme et sa persévérance. En Europe, la situation est différente. L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités. Si vous examinez les résultats obtenus par la BCE au cours des cinq dernières années, notre indépendance nous a permis de ramener l’inflation de son pic de 10,5 % en 2022 à son niveau actuel de 2 %, qui est notre objectif à moyen terme. Cela s’est produit sans que la croissance ne soit fondamentalement attaquée ni que le chômage ne grimpe en flèche pour atteindre des taux à deux chiffres. La BCE a fait preuve de crédibilité : elle a maintenu les anticipations d’inflation fermement ancrées autour de 2 % et stabilisé l’inflation sans coût social excessif. La clef de cette réussite réside, précisément, dans notre indépendance. Aux États-Unis, à l’inverse, c’est la cinquième année consécutive que l’inflation reste supérieure à l’objectif et que les prix ont considérablement augmenté. C’est également le cas en Europe, mais dans une moindre mesure. La fonction d’une banque centrale est de mener une politique monétaire efficace et d’assurer la stabilité des prix à moyen terme. Toute motivation politique externe peut en effet porter atteinte à ce principe. On peut espérer que l’indépendance de la banque centrale américaine ne sera pas compromise, car cela augmenterait le risque d’erreurs. La Fed est une banque centrale d’importance mondiale : cette bataille politique pourrait avoir des répercussions. Dans ce contexte, il est capital pour nous de continuer à affirmer notre indépendance. Les Européens veulent la stabilité des prix — et donc une banque centrale indépendante. Nous prenons des décisions indépendantes sur la base d’analyses indépendantes. Je crois sincèrement qu’il est préférable pour nous, Européens, de préserver cette situation. Et je ne dis pas seulement cela en tant que banquier central mais aussi en tant qu’Européen. N’oublions pas que notre mandat et notre indépendance pour l’exercer sont le résultat d’un processus démocratique. À charge pour nous de veiller à ce qu’il en reste ainsi. Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière. Le monde traverse une période de transformations profondes — et pas seulement économiques. Je suis pour ma part toujours ouvert et favorable au débat intellectuel, mais notre mandat est très clairement défini dans les traités : notre mission première est la stabilité des prix. Nous devons soutenir tous les objectifs qui peuvent être bénéfiques pour l’Europe — de la croissance équilibrée, le plein emploi et le développement durable, pour autant qu’ils ne compromettent pas la stabilité des prix. Cela reste notre fonction. Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière en ce qu’ils créent une passerelle entre les cryptomonnaies — et leur marché très volatil — et le système bancaire traditionnel. Si ce marché continue de croître, en grande partie grâce à la promesse d’un échange à parité avec le dollar, il pourrait devenir un risque systémique sérieux. À la BCE, nous suivons ces développements de près. Avec l’euro numérique, nous avons choisi une autre voie. À mon avis, c’est l’approche la plus judicieuse. Plutôt que de créer un engouement autour d’un certain type d’actif ou de faire les gros titres, il s’agit de garantir aux Européens l’accès à un équivalent numérique sûr et sécurisé de l’argent liquide. L’euro numérique permettra également de réduire la fragmentation persistante du marché européen des paiements et cela favorisera la compétitivité. Un euro numérique fiable et fonctionnel peut également soutenir le rôle international de l’euro dans les pays où il est également utilisé comme monnaie de référence ou parallèlement à la monnaie locale. Je suis membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. Je ne suis pas membre de l’administration américaine et il ne m’appartient pas de juger leur politique. Cela étant dit, en tant qu’observateur, je constate que la motivation des États-Unis vise clairement à maintenir la domination du dollar américain en garantissant une demande accrue pour les bons du Trésor américain, et donc pour la dette publique américaine. L’administration Trump, en vertu de la réglementation en vigueur, a explicitement interdit la création d’une monnaie numérique de banque centrale destinée au grand public sans l’accord du Congrès. Les mesures que l’administration peut prendre par décret dans ce domaine sont donc limitées. Au-delà des stablecoins, une question plus large se pose à nous, Européens, en matière de souveraineté, de technologie et de numérique : la garantie de notre souveraineté numérique est une priorité stratégique pour l’Europe. Actuellement, une poignée de grandes entreprises technologiques américaines dominent l’économie numérique européenne. Le marché européen des paiements de détail autres qu’en espèces est contrôlé par deux sociétés américaines : Visa et Mastercard. Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel. Concrètement, cela implique de mettre en place des alternatives européennes, d’approfondir nos marchés de capitaux et de veiller à l’application de nos règles. Tout comme la France, la Finlande a investi massivement dans la décarbonation. Nos deux pays tirent une part importante de leur production énergétique du nucléaire et des énergies renouvelables. Dans notre cas, les énergies renouvelables représentent environ 45 % de la production énergétique totale — presque la moitié. Il est donc possible d’avancer dans cette direction. Avec les énergies renouvelables, le coût initial d’investissement est élevé. Mais les coûts d’exploitation à long terme diminuent beaucoup plus vite que ceux des énergies fossiles. Cet investissement initial est donc tout à fait justifié. Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel. Pendant la phase de transition, le GNL sera un élément important. C’est un fait que nous devons accepter. Ne faisons pas l’amalgame entre l’impératif de transition écologique et l’excès de règles. Il s’agit de deux questions distinctes. Au Conseil des gouverneurs de la BCE, nous sommes favorables à la simplification, mais pas à la déréglementation. Il est important que la Commission se penche sur ce point, mais il ne faut pas le confondre avec la transition écologique elle-même. S’écarter de nos objectifs et de nos politiques en matière de décarbonation serait une erreur stratégique. L’article Comment résister à l’assaut contre les banques centrales ? Une conversation avec Olli Rehn, Gouverneur de la Banque de Finlande est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 3138 mots
Pour Mario Draghi, l’Union a un problème : sa puissance économique ne garantit plus à elle seule sa pertinence. Partagez-vous ce point de vue ?
Draghi va plus loin : il appelle l’Europe à changer de trajectoire. Comment l’Union devrait-elle structurer sa réponse ?
Ces propositions soulèvent inévitablement la question de la dette commune. Êtes-vous d’accord avec Mario Draghi qui distingue la mauvaise dette de la bonne dette ?
L’accord annoncé avec les États-Unis est-il le meilleur que l’Europe pouvait obtenir ?
Pour certains, cet accord pourrait ouvrir le début d’un siècle d’humiliation pour l’Europe.
Au-delà du commerce, Donald Trump s’en est pris au président de la Réserve fédérale, a appelé à une baisse immédiate des taux d’intérêt et a tenté de limoger la gouverneure Lisa Cook — qui conteste en justice le fondement légal de cette décision. Le principe d’indépendance des banques centrales pourra-t-il survivre à Trump ?
Jerome Powell sera-t-il capable de tenir tête à Trump ?
Faut-il craindre que cette offensive contre les banques centrales ne s’étende également à l’Europe ?
En quoi ?
Les ingérences politiques peuvent également augmenter les risques d’erreurs dans les décisions des banques centrales.
L’indépendance des banques centrales est-elle aussi une condition essentielle de toute démocratie ?
Le moment n’est-il pas venu de repenser le mandat des banques centrales ?
Alors que Trump mise sur les stablecoins, la Banque centrale européenne les considère comme un risque pour la stabilité financière. Est-ce le cas — ou bien serions-nous seulement en train de passer à côté d’une innovation financière ?
Si les risques sont si importants, pourquoi l’administration Trump voudrait-elle gonfler le marché d’un tel actif, qui, comme vous le soulignez, pourrait présenter un risque systémique pour la stabilité financière ?
Qu’entendez-vous par là ?
La souveraineté passe également par un approvisionnement énergétique stable. Au début de notre conversation, vous nous disiez que la transition écologique était indispensable pour garantir la sécurité énergétique. Or cela semble désormais être un avis minoritaire parmi les États membres, qui ne cherchent pas à accélérer le mouvement mais plutôt à assouplir les objectifs écologiques. L’Europe s’est également engagée à augmenter ses achats de GNL auprès des États-Unis : n’y a-t-il pas là une contradiction ?
30.08.2025 à 06:00
La Chine a gagné. Dans la tête de Wang Huning, le Mage de Xi Jinping
Que se passe-t-il dans le secret du Palais de l’Assemblée du peuple ?
Que dit Xi Jinping à ses conseillers ? Que pense le plus puissant d’entre eux, Wang Huning ?
Pour comprendre où est la Chine aujourd’hui, il faut passer par la fiction.
Un rêve fait à Pékin signé Aresu.
L’article La Chine a gagné. Dans la tête de Wang Huning, le Mage de Xi Jinping est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Dans « America Against America » (1991), Wang Huning, professeur à Shanghai arrivé au sommet du Parti communiste chinois, raconte en détail ses impressions sur la cérémonie d’investiture de George H. W. Bush en 1989, au cours de son long voyage aux États-Unis entre 1988 et 1989, destiné à comprendre les qualités et les défauts de la puissance qui s’apprêtait à gagner la guerre froide. Dans La Cina ha vinto, qui paraît le 2 septembre 2025 en italien chez Feltrinelli, Alessandro Aresu a imaginé les impressions de Wang Huning aujourd’hui au moment de la cérémonie d’investiture de Donald Trump, afin d’imaginer la perspective du pouvoir chinois sur ses deux avantages actuels par rapport à son adversaire américain — le capital humain et la capacité industrielle — et sur la possibilité que cet adversaire se suicide, étouffé par ses contradictions, comme l’avait pressenti Wang Huning lui-même il y a 35 ans. Ce récit fictif imagine le contenu de la rencontre à huis clos entre Wang Huning et Xi Jinping avec les chefs d’entreprise chinois en février 2025. Le 17 février 2025, devant le Palais de l’Assemblée du peuple, les capitalistes rouges font la queue. Ils attendent d’être admis. Les dirigeants communistes ont perfectionné l’héritage de la machine administrative millénaire et sophistiquée de la civilisation chinoise. Un organisme caractérisé par la hiérarchie des fonctionnaires, la spécialisation des rôles et des tâches de chacun, la présence de registres, d’archives, le rôle central de la classe des fonctionnaires-lettrés. Le grand sinologue français Étienne Balazs avait décrit dans des pages immortelles et puissantes cette « bureaucratie céleste », dont le pouvoir reposait sur des tâches qui rythmaient la vie quotidienne : la compilation du calendrier, la coordination des travaux hydrauliques, la normalisation des poids et mesures, l’organisation de la défense, la direction du système éducatif… Dans un monde où il fallait tout administrer, l’administration finissait par être supérieure à la vie elle-même. Ou plutôt : écrire la vie devenait plus important que de la vivre — car la consigner la rangeait dans l’ordre immuable des choses. Balazs écrit : « L’État-providence surveille attentivement chaque geste de ses sujets, du berceau à la tombe. C’est un régime de paperasserie inutile et de tracas, de paperasse à perte de vue, de paperasse à n’en plus finir. » Aujourd’hui, la bureaucratie céleste s’appelle : Parti communiste chinois. Le parti a enfilé les habits de l’ordre de la civilisation chinoise, de ses millénaires et de sa paperasserie. La chorégraphie reste, en substance, la même. Mais même la bureaucratie céleste a besoin du dynamisme des capitalistes rouges. Sans leur inventivité, sans leur faim, sans leur volonté de s’enrichir, sans leur créativité chaotique, la Chine ne peut reprendre sa place dans le monde. Parmi les capitalistes rouges qui attendent de pouvoir entrer ce jour-là dans le Palais de l’Assemblée du peuple, on trouve les leaders mondiaux de la mobilité électrique, Robin Zeng de CATL et Wang Chuanfu, le chimiste fondateur de BYD. Autrefois, ces Prométhée chinois de l’électricité étaient quasi inconnus à l’exception d’une poignée d’initiés — et de Charlie Munger, le bras droit de Warren Buffett, qui admire le génie de Wang Chuanfu depuis 2008. Lorsque Munger et Buffett avaient investi dans les véhicules électriques chinois, Elon Musk avait éclaté de rire : « Vous avez vu les voitures BYD ? ». Aujourd’hui, lui-même reconnaît qu’il a peur — l’an dernier, Tesla vendait trois fois plus que BYD ; cette année, en juillet, BYD a vendu 50 % de plus que Tesla en Europe 21. Dans la file d’attente, sur la place Tian’anmen il y a aussi Lei Jun, PDG de Xiaomi, qui a promis d’aller à la salle de sport pendant au moins cent jours en 2025. Il a fondé son entreprise en 2010 — à peu près au moment où Apple, alors qu’elle engranger des profits colossaux en exploitant les entreprises taïwanaises et les ouvriers chinois — annonçait vouloir lancer une Apple Car. Si la firme de Cupertino a abandonné le projet, les voitures Xiaomi sillonnent bien les routes de Chine. Et Lei Jun les photographie avec des smartphones Xiaomi distribués depuis longtemps sur le marché indien et au-delà. Wang Huning préside et modère la réunion en présence du secrétaire général et président de la Commission militaire centrale. Un certain Xi Jinping. Outre son appartenance au Comité permanent du Politburo, Wang Huning est président du Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois. Ce nom à rallonge — qui aurait sans doute plu à Balazs — désigne en l’occurrence un organe dont la fonction est de montrer que les représentants du monde économique, scientifique et technologique obéissent eux aussi à la bureaucratie céleste, c’est-à-dire au Parti. Mais Wang Huning a été beaucoup plus que cela. Son influence est considérable. Né en 1955, il se consacre entièrement au Parti depuis 1995. Ancien professeur de politique à l’université Fudan de Shanghai, traducteur, il voyage beaucoup aux États-Unis. Il est l’auteur du livre America Against America, publié en 1991 et qui vise à décrypter le dynamisme et les faiblesses de ce pays. Au tournant des années 1980, alors que Donald Trump s’emportait contre un collectionneur japonais qui lui avait soufflé le piano de Casablanca aux enchères — moment qu’on décrit souvent comme celui où l’actuel président des États-Unis a développé sa foi inébranlable dans les droits de douane — Wang Huning polissait ses réflexions sur le concept de souveraineté chez Jean Bodin. Alors que les dirigeants européens actuels n’avaient pas encore commencé leurs carrières, il avait déjà traduit Raymond Aron du français et Robert Dahl de l’anglais. Il avait déjà porté l’équipe de Fudan à la victoire lors des débats interuniversitaires de Singapour en 1988 et 1993, contre l’Université nationale de Taïwan. Au cours de sa vie politique, le professeur de Shanghaï, Wang servira trois secrétaires généraux du Parti — Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping — et entrera au Comité permanent du Politburo en 2022. Il n’y a pas qu’en Chine que les intellectuels ont cherché à façonner la politique : à Syracuse, Platon crut qu’il pourrait convertir un tyran à ses idées ; dans la Renaissance florentine, la disgrâce de Machiavel le poussa à se retirer dans sa campagne ; après avoir été snobé par Staline, Kojève s’attela à la rédaction de traités commerciaux… Wang Huning a, jusqu’ici, réussi son pari. Il a servi les plus hautes instances de la République populaire au moment où plusieurs centaines de millions de personnes sortaient de la pauvreté absolue et est parvenu à siéger au Comité permanent du Politburo. Et en ce jour de février, il modère une réunion avec les capitalistes rouges, les hommes les plus riches du pays. Ici, la politique existe encore. Et elle commande à toute chose. Derrière les dirigeants communistes s’étend un immense tableau, long de seize mètres et haut de trois : Paysage doré d’automne à Yuyan de Hou Dechang. Montagnes et rochers dominent la scène. Un dessin ondoyant se prolonge jusqu’aux cimes rougeâtres. Les arbres verts se dressent juste au-dessus de Xi Jinping et de Wang Huning, tandis que cours d’eau et nuages enveloppent le décor — et que les sentiers tracés par les hommes apparaissent relégués à l’arrière-plan d’une nature écrasante. Le paysage se poursuit sans interruption, même au-delà des seize mètres. Comme tout esprit philosophique, l’esprit de Wang est agité. Le professeur de Shanghai méprise l’argent, comme le secrétaire général et président de la Commission militaire centrale — Xi Jinping — qui scrute les riches avec son sourire bon enfant et féroce. En regardant la brochette de capitaines d’industrie qui se trouvent face à lui, Wang Huning ne voit pas les produits ou les innovations qu’ils portent mais les concepts qu’ils lui rappellent et qu’ils incarnent. Quand il regarde Wang Chuanfu, Wang Huning pense immédiatement à Lénine : « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité ». La formule était très appréciée de Carl Schmitt, juriste nazi et admirateur avisé de la tactique militaire maoïste. La Chine, c’est aussi cela : l’accès à l’électricité pour la population, une capacité colossale en énergie solaire — en mai de cette année, le pays installait 100 panneaux solaires par seconde —, des millions et des millions de points de recharge, la compétition entre deux champions nationaux — BYD et CATL — dans le domaine des batteries, les exportations de véhicules électriques, les innovations tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Les rapports de l’Agence internationale de l’énergie témoignent année après année de cette croissance fulgurante. Cette puissance en matière d’infrastructures énergétiques effraie d’autres géants, de l’autre côté du Pacifique. Là bas, les grandes entreprises américaines se sentent affaiblies face au réseau électrique chinois et à sa capacité de transformer, comme dans un processus alchimique, une usine d’aluminium en un centre de données. En Amérique, des entreprises gérées par des personnes d’origine asiatique atteignent des capitalisations de plusieurs milliers de milliards, dépassent constamment ces seuils et investissent toujours plus. Ensuite, il faut des plombiers et des électriciens. Quelle quantité d’eau pouvez-vous fournir ? Quelle transmission votre réseau peut-il supporter ? Vos infrastructures fonctionnent-elles vraiment ? Lorsqu’il plonge ses yeux discrets dans ceux des entrepreneurs face à lui, c’est cela que voit Wang Huning : les centaines de milliards d’investissements des entreprises américaines et les centaines de milliards de gestes des électriciens chinois. Les Soviétiques et l’électricité. Sur le siège juste à côté de Wang Chuanfu se trouve le plus décoré des héros de la guerre des capitalismes politiques entre la Chine et les États-Unis. Même Wang Huning s’arrête pour le saluer avec déférence. Il s’agit de Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei né en 1944. La guerre est toujours en cours, mais Ren est déjà vétéran. Combien de vies Ren Zhengfei a-t-il vécues ? Wang Huning repense à l’époque où il chinait des livres d’occasion, dans son ancienne vie de professeur à Shanghai. Le père de Ren Zhengfei était libraire et vendait Le Capital en 1937. Il travaillait comme éducateur. Puis, comme presque tout le monde, il fut persécuté pendant la Révolution culturelle — dans son cas pour ne pas avoir soutenu le bon camp à temps. Pendant les persécutions, le père de Ren Zhengfei est humilié dans la cantine de l’école dont il est directeur. Il est contraint de porter un long cône de papier sur la tête. On lui accroche une pancarte autour du cou. Pendant sa séance d’humiliation publique, le visage barbouillé d’encre, la foule qui l’entoure crie : « Étudier ne sert à rien ! Plus tu as de connaissances, plus tu es réactionnaire ! » Ces insultes résonnent encore parmi ces membres de l’élite réunis dans le Palais de l’Assemblée du peuple. Aucune richesse, aucune suprématie industrielle ne peut effacer ces souffrances. Ici, chacun a des histoires tristes à raconter, que les décennies de développement n’ont pas effacées. Chacun a ses morts et ses blessés. Est-il inutile d’étudier ? Ren Zhengfei a assisté au discours de Deng Xiaoping lors de la conférence scientifique nationale de 1978, l’année où Wang Huning a pu passer, grâce aux changements politiques en Chine, l’examen d’entrée aux études supérieures à Fudan. Avec 6 000 autres personnes, Ren Zhengfei a entendu Deng Xiaoping déclarer que « les scientifiques et les techniciens doivent concentrer leurs énergies sur leur travail professionnel » sans être trop dérangés par la politique. « Si quelqu’un travaille sept jours et sept nuits par semaine pour les besoins de la science et de la production, cela montre son dévouement élevé et altruiste à la cause du socialisme ». Deng parle d’« indépendance et d’autosuffisance » dans les domaines de la science et de la technologie, mais précise qu’il ne doit pas y avoir « d’opposition aveugle à tout ce qui est étranger ». Pour ne pas vivre un nouveau siècle d’humiliation, il faut apprendre des autres. Il va plus loin : « même après avoir rattrapé les pays les plus avancés, nous devrons encore apprendre d’eux dans les domaines où ils sont particulièrement forts ». Est-il inutile d’étudier ? L’histoire contemporaine chinoise a déjà donné sa réponse, qui défile ce jour-là dans son plus imposant palais. Elle dans une nouvelle génération d’entrepreneurs chinois : Liang Wenfeng, de DeepSeek, né en 1985, fils d’enseignants, titulaire d’une licence et d’un master de l’université de Zhejiang, ou encore Wang Xingxing, de la société de robotique Unitree — ces robots qui font des pirouettes sur vos fils Twitter — né en 1990, diplômé de l’université Zhejiang Sci-Tech et titulaire d’un master de l’université de Shanghai. Parmi les documents que Wang Huning et les autres membres du Comité permanent ont reçus sur la guerre des semi-conducteurs, on trouve une description des différents produits de NVIDIA : A100, H20, B200, et bien d’autres encore. Wang a bien compris que ces lettres étaient des hommages à certaines personnalités mathématiques et scientifiques : le Français André-Marie Ampère, les Américains Grace Hopper et David Blackwell… Mais pour lui, ce ne sont pas des noms faciles à retenir. Pour se rappeler du nom des puces, il a des moyens mnémotechniques plus sûrs : Aristote, Hegel — et bien sûr Bodin. Il lui est encore plus difficile de comprendre ce que font réellement ces produits, comment ils fonctionnent, ou ce que DeepSeek a réellement fait avec Huawei ou avec NVIDIA. Ou plutôt : Wang Huning dispose de tous les outils — en l’occurrence des rapports des services de renseignement chinois — pour comprendre exactement comment les choses se sont passées. Mais tout cela ne l’intéresse pas vraiment. Ce qui l’intéresse, c’est de lire que l’université de Zhejiang occupe désormais la deuxième place mondiale dans le domaine des brevets sur l’intelligence artificielle générative, entre Google et Microsoft. D’ailleurs, une partie des brevets de Microsoft proviennent de son laboratoire de recherche chinois. Et qui travaille sur ces projets chez Google ? Les départements d’informatique, d’ingénierie électronique et de robotique aux États-Unis sont peuplés d’étudiants chinois. Les conférences sur l’intelligence artificielle sont presque toutes co-organisées par les Chinois. Wang Huning a jeté un œil au CV d’une étudiante chinoise actuellement au MIT. À elle seule, elle co-organise 10 conférences sur l’intelligence artificielle rien qu’en 2025. Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, vient de faire son entrée. Personne n’a été autant humilié que lui pour avoir défié le pouvoir financier et réglementaire du Parti, pour avoir suggéré de manière voilée que le pouvoir en Chine pouvait être contesté, voire suspendu. Étienne Balazs rappelait l’absence d’audace, « l’absence totale d’esprit combatif » de la classe moyenne et des marchands face à la bureaucratie céleste : les commerçants nourrissaient des ambitions limitées, enfermés et obsédés par le rêve de voir leurs fils devenir des fonctionnaires-lettrés. Ce n’est qu’à travers d’autres rêves que la Chine s’est éveillée. La bureaucratie céleste, en 2025, ramènera à sa place, par la violence du sourire à la fois bonhomme et implacable de Xi Jinping, tout esprit combatif qui oserait s’engager dans une guerre impossible à gagner : la bataille contre le pouvoir. Pourtant, même Jack Ma doit désormais être invité. Quand les choses deviennent sérieuses, ce n’est pas le cousin d’un militaire quelconque qui fera progresser la Chine dans le cloud et l’intelligence artificielle. L’Armée populaire de libération peut gaspiller de l’argent, mais pas trop. Il faut aussi des gens comme Jack Ma, ou comme son cofondateur, le bien plus aguerri Joe Tsai — gentleman sportif qui évolue avec aisance entre deux mondes en guerre en achetant des équipes de basket et jouant au lacrosse. Xi Jinping prend enfin la parole. Après avoir salué l’importance des hautes technologies et des nouvelles forces productives, il se met à parler d’acier. Chaque fois que le secrétaire général évoque la production d’acier, Wang Huning pense à Max Weber et au dialogue avec Werner Sombart qu’il a trouvé dans les livres pour ses cours sur les contradictions du développement capitaliste. Et sur le long chemin que le socialisme aux caractéristiques chinoises devra parcourir au cours des siècles à venir, à la lumière d’une analyse des derniers millénaires. Quand prendra fin la « danse des sorcières » du capitalisme, demandait Sombart ? Réponse de Weber : lorsque « la dernière tonne de fer se fondra avec la dernière tonne de charbon. » Il parlait de l’acier. Tant qu’il faudra des choses, des structures, des usines de production, des « usines » de plastique ou des « usines d’intelligence artificielle » — comme les appelle Jensen Huang —, le mécanisme ne s’interrompra pas. On ne peut donc pas en entrevoir la fin. Ce qui compte, ce ne sont pas seulement les rapports de force entre classes, mais aussi la division internationale du travail : qui produit quoi, comment, et qui profite de l’abandon de la production par un autre. C’est dans cet interstice que la République populaire construit son espace de pouvoir. Qui réalise aujourd’hui la fusion du fer et du charbon ? Qui produit plus de la moitié de l’acier mondial ? La Chine. Wang Huning a entendu à plusieurs reprises le secrétaire général Xi Jinping réaffirmer son mépris pour les choses fictives ou virtuelles et son admiration pour les usines, capables de produire des choses « réelles ». À cet égard, le secrétaire général présente une curieuse ressemblance avec le président Trump : une incapacité commune à comprendre l’économie contemporaine, une obsession pour d’autres métriques, d’autres détails. Une obsession si obstinée qu’elle devient réalité effective, influençant leurs interlocuteurs. Tous deux considèrent que l’usine doit être au centre de la vie économique. Pour l’un comme pour l’autre, n’est vraiment digne que celui qui « bâtit ». Tous deux ont rassemblé un aréopage d’auto-proclamés « bâtisseurs » à qui ils distribuent des faveurs et délèguent des affaires complexes. Dans cette nuée d’éloges, il est difficile de voir clair. Comme, du reste, dans toute cour. Le sommet de la bureaucratie céleste est loin d’être omniscient : Wang Huning, comme les autres puissants de Chine, et le secrétaire général Xi Jinping lui-même, ne possèdent certainement pas une compréhension totale de l’économie chinoise. La bureaucratie céleste voit à peu près quels sont ses problèmes — la dépendance aux exportations, le vieillissement de la population — mais ne sait pas vraiment comment les résoudre. Il suffit de déclarer qu’il faut « bâtir » — et c’est tout. Au-delà de cette obsession commune, il y a entre Trump et Wi une différence fondamentale : le secrétaire général du Parti communiste chinois méprise l’investissement immobilier, qu’il considère comme une bulle infinie de dettes et un nid de vipères de parvenus qu’il faut punir ; tandis que pour le magnat du Queens, la dimension physique trouve sa pleine expression dans la spéculation immobilière, dont les concepts et les contrats doivent s’appliquer à tous les domaines de la vie humaine. « Si le monde devait finir un jour — comme les Occidentaux semblent le croire — Trump construirait un hôtel dans la Jérusalem céleste », pense Wang Huning. Le professeur de Shanghai, autrefois graphomane, a dû abandonner l’écriture lorsqu’il est devenu un homme politique à plein temps. Aujourd’hui, il écrit surtout pour les autres. La bureaucratie céleste impose d’écrire. Pour construire et consolider sa doctrine, Xi Jinping doit publier des articles en son nom. Il a écrit un jour que l’économie réelle constitue le fondement indispensable d’un pays vaste et peuplé comme la Chine. Sans cette base, rien ne peut tenir. La manufacture joue le même rôle que l’alimentation pour garantir l’autonomie de la Chine, la sécurité nationale, la sécurité industrielle, la sécurité de l’État dans tous les domaines. À l’instar de son adversaire américain, le secrétaire général rappelle que la pandémie a mis à nu les risques et dangers cachés dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Tout est désormais question de sécurité, il faut rester vigilant. Les instruments dont le Parti dispose pour évaluer ces dangers sont plus vastes que ceux de son adversaire : plus grande est sa visibilité sur l’économie intérieure, plus grande est la peur qu’il inspire au secteur privé face à l’inaction par rapport aux directives émanant du pouvoir. Négliger l’économie réelle, en accordant trop d’importance aux services, rend toujours vulnérable : une famine industrielle pourrait bien survenir. D’autant que le véritable objectif de la suprématie manufacturière chinoise est plus large : se protéger des turbulences extérieures tout en influençant simultanément l’adversaire américain. Alors le Parti réactive un concept ancien, communiste et stalinien — l’industrie lourde. La centralité dans les moyens de production se transforme en contrôle des chaînes de valeur mondiales. Pour obtenir un produit fini, utile à tous, il y aura toujours un élément d’origine chinoise, resserrant cette chaîne de valeur autour d’un ensemble d’usines chinoises, capables potentiellement d’étouffer l’adversaire. L’homme est né libre — mais partout il est dans les chaînes de valeur. La Chine est une industrie trop lourde pour le marché global. Comment transférer une étendue infinie d’usines — en dehors d’un meeting électoral. « Dans la production de smartphones, il n’y a que nous, les Coréens, et Apple — donc encore nous » a un jour déclaré Xi Jinping à Wang Huning, après avoir entendu l’ultime éloge de Tim Cook, le PDG d’Apple, sur les compétences chinoises, lors de l’un des nombreux voyages de l’homme de la chaîne de valeur de l’iPhone en Chine. Une vidéo virale de Tim Cook, enregistrée lors d’un événement Forbes en 2017, a été opportunément amplifiée sur TikTok pour nourrir la fierté du peuple chinois. « Souvenons-nous de ce que disait Steve Jobs : il ne faut pas perdre de temps à vivre la vie de quelqu’un d’autre », ajoute Xi Jinping lors des réunions du Comité permanent. Il continue : « C’est une phrase pleine de clairvoyance. Cela signifie que le peuple chinois, tout en assemblant des iPhone, ne peut se permettre de perdre du temps à vivre la vie des dirigeants d’Apple et de leurs actionnaires qui profitent de la fiscalité irlandaise afin de penser toujours et uniquement à leurs propres intérêts. Le peuple chinois doit vivre sa propre vie, avec les smartphones d’Apple, et surtout avec les smartphones chinois. Rêver son rêve. Le rêve chinois. Lors d’une réunion confidentielle sur les terres rares, il tire les conclusions suivantes : « En résumé, nous avons limité les exportations de terres rares vers le Japon en 2010. Depuis, tout le monde sait que nous disposons de ce levier et tout le monde en a parlé. Même aujourd’hui, nous avons examiné les effets possibles de ces contre-mesures et nos réponses éventuelles. Quinze ans se sont écoulés depuis 2010. Cela peut sembler une blague, mais nous pouvons encore bloquer les exportations et nuire à tout le monde, y compris aux Japonais — sans parler des Américains et des Européens. Ce n’est pas de la magie, ce sont un ensemble de processus qui pèsent quelques centaines de millions dans un monde où circulent des centaines de milliards et où nous sommes encore très en retard sur le plan financier par rapport à nos adversaires. Pourtant, combien de documents pourrions‑nous compiler sur leurs revendications visant à réduire leur dépendance à notre égard ? Combien de décrets exécutifs annoncés, combien de photos prises, combien de règlements, combien de stratégies, combien de communiqués sur les terres rares et les matières premières critiques ? Tout cela a un coût environnemental et social, mais dans les autres pays aussi, des gens veulent travailler, des entreprises veulent occuper cette filière. Ils ne peuvent pas tous être idiots. Pourtant, lorsque nous plaçons nos caméras dans les lieux désignés pour les mines et les usines des adversaires, pour les grands projets qui devraient réduire la dépendance à la Chine, nous ne voyons rien. Après un certain temps, nous nous ennuyons. Alors nous changeons tout simplement de chaîne. » Dans ses échanges avec les membres du Comité permanent, Xi est — au premier degré — entouré des « paperasses » dont parlait Balazs. Ces documents le renseignent sur les mouvements possibles du président Trump dans la guerre commerciale et proposent les contre-mesures éventuelles que pourrait prendre la Chine. Au milieu de tous ces documents se trouve un objet plus étonnant. Un téléphone. Un smartphone doré portant l’inscription « Trump ». L’usine chinoise qui l’a fabriqué a tenu à le remettre au Comité central. Et Xi Jinping a décidé de faire participer ce smartphone à la réunion. Le secrétaire général fait référence aux rapports de sociétés américaines qui mettent en évidence la dépendance vis-à-vis de la Chine dans les systèmes de défense et dans les secteurs industriels critiques pour l’armement. « Même les armes sont une industrie. On peut les démonter pour comprendre comment elles sont fabriquées, où et par qui. Cela peut sembler évident, mais il faut le rappeler pour ne pas l’oublier. Il est difficile de mener une guerre froide, une guerre tiède, ou n’importe quelle guerre, contre ceux qui possèdent les usines où sont fabriquées les armes avec lesquelles on devrait combattre. Les Américains aiment en faire trop. Ils adorent se donner des noms grandiloquents : Arsenal of Democracy, Freedom’s Forge. Mais où, exactement, se trouvent réellement ces arsenaux, où sont ces forges qu’ils appellent démocratie et liberté dans le but de nuire à la Chine ? Sur le territoire chinois », affirme Xi Jinping, rappelant que les entreprises chinoises ont la plus forte présence dans des domaines tels que les produits chimiques spéciaux, les principaux produits chimiques diversifiés, les équipements de télécommunication et les composants électroniques. Le secrétaire général souligne l’augmentation de la dépendance dans le secteur de l’électronique. Il secoue la tête lorsqu’on ne lui parle que des « hautes » technologies. « Hautes, basses ? Un corps a besoin d’os de toutes les tailles et d’organes différents pour fonctionner. Si l’un manque, le corps ne fonctionne pas. Nos adversaires cherchent à étrangler la capacité chinoise dans la partie la plus élevée de la chaîne de valeur parce qu’ils nous considèrent, comme toujours, comme de simples copieurs, des voleurs, incapables d’innover, ne sachant construire que des bricoles. Ils continuent à propager ces racontars pour dormir tranquilles la nuit. Dans cette longue nuit, ils sont assis au restaurant chinois ; les plats qui flottent dans l’huile les font rire. Nous sommes partis depuis des décennies — mais ils sont toujours là, piégés dans le restaurant, à prétendre être servis et révérés. Le Parti sait que l’adversaire — méprisant les soi-disant valeurs de l’économie de marché — envisage une sorte d’embargo. C’est pourquoi nos entrepreneurs agissent déjà, dans l’intérêt économique qui coïncide avec l’intérêt politique du peuple chinois, pour faire de la partie que vous appelez « basse » de ces chaînes de valeur un champ de bataille où nos adversaires ne pourront même plus identifier les fournisseurs dont ils dépendent. » Comme à son habitude, c’est sa conclusion que Xi a préparé avec le plus de soin : « Confucius rappelle l’importance pour l’homme digne de prêter attention lorsqu’il regarde, afin de voir clairement. L’adversaire ne pourra pas regarder attentivement. Il ne pourra pas voir clairement. Par conséquent, il n’aura pas de dignité. » L’article La Chine a gagné. Dans la tête de Wang Huning, le Mage de Xi Jinping est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 5936 mots