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29.08.2025 à 09:00

Le Nouveau Consensus européen et le contretemps français

Matheo Malik

Après plusieurs mois de travail, une centaine d'experts, d’universitaires et de dirigeants d’entreprise proposent une pièce de doctrine pour provoquer un sursaut.

Les 35 recommandations du Front économique pour en finir avec « le contretemps français ».

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26089 mots

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« Il sera toujours trop tard. Heureusement ! »
Albert Camus

Notre point de départ tient en quelques mots : vingt ans trop tôt en Europe, vingt ans trop tard en France 22. Le modèle d’État stratège et de politique industrielle forte, promu de longue date par les gouvernements français successifs au sein d’une Europe pensée autour du libre-échange et de la paix, est devenu l’horizon de travail de pays européens bousculés par la pandémie, la guerre en Ukraine, la deuxième présidence Trump et la stratégie de prédation industrielle chinoise. Mais si nos voisins et l’Union européenne elle-même peuvent envisager une telle bascule politique, c’est qu’ils ont mené, depuis trente ans, les réformes structurelles et les réorientations budgétaires nécessaires au financement de leur industrie et de leur défense. 

Notre pays est ainsi à l’origine d’une politique économique qui fait aujourd’hui consensus en Europe mais qu’il ne peut plus poursuivre faute d’avoir agi à temps. En appelant à la fin de la naïveté européenne, la France a eu raison vingt ans avant ses partenaires, c’est-à-dire trop tôt ; en n’adoptant pas leur gestion raisonnable de ses finances publiques, elle prend conscience trop tard que les choix d’aujourd’hui se préparaient il y a vingt ans. Résultat de cette politique à contretemps : nous regardons avec envie une Allemagne qui annonce des centaines de milliards d’euros d’investissement dans ses armées et ses infrastructures, et une Union européenne qui évolue, à pas comptés, sur les positions françaises historiques, sans que nous ne puissions y prendre, nous aussi, une part active. 

Notre parti pris tient ainsi également en quelques mots : maintenant que l’Europe « francise » sa politique stratégique et industrielle, la France doit « européaniser » sa politique économique et budgétaire. S’il n’y a jamais eu d’exceptionnalisme économique français, celui-ci joue désormais contre l’intérêt économique du pays : admettons que nos voisins peuvent servir d’exemples qu’il s’agisse d’affronter le défi de finances publiques dégradées, comme au Portugal, ou celui de la rénovation de son modèle social, comme au Danemark. 

En croisant les travaux récents de la recherche et les bonnes pratiques de nos partenaires européens, cette pièce de doctrine entend ouvrir une voie pour faire passer notre pays d’une économie de rattrapage à une économie d’innovation, et contribuer ainsi utilement au débat public économique. Après tout, s’il est trop tard pour être en avance, il ne l’est pas pour agir.

Vingt ans d’alerte 

Les constats sont connus depuis le tournant des années 2000, qui furent lancées par le passage à l’euro et l’accession de la Chine à l’OMC. Ce n’est pas à dire que la France n’est pas, ou ne se pense pas, en crise depuis bien avant cette période. Mais les bornes d’analyse de notre situation économique étaient déjà en place. Considérons ainsi quelques-uns des principaux rapports publiés ces vingt dernières années, et qui ont rythmé le débat public français. 

« Nous sommes subrepticement engagés dans un processus de décrochage qui peut nous conduire, si rien n’est fait, à une situation, à terme d’une dizaine d’années, difficilement réversible. Les raisons […] résultent de nos choix collectifs et de politiques conduites depuis des décennies, beaucoup plus que d’une contrainte extérieure que nous sommes souvent tentés de retenir comme seule explication de nos maux. » 23

Anticipant (à juste titre) une croissance qui glisserait sans réforme de 2 % à 1 % en moyenne en l’espace de 10 ans, le premier rapport Camdessus de 2004 appelait ainsi à mettre fin au « déficit de travail » et à « l’inefficacité financière de la sphère publique » par un vaste ensemble de réformes : la création d’un pacte de stabilité avec les collectivités locales, l’autonomie des universités la limitation du nombre de ministères à 15, la création de pôles de recherche forts, l’autorisation sans restriction du cumul d’un emploi rémunéré et de la retraite, etc.

« En 2005, avec environ 1 117 milliards d’euros de dette (près de 66  % du PIB), la seule dette financière de la France n’a cessé d’augmenter depuis 25 ans. […] Un objectif devrait désormais nous guider : remettre en ordre nos finances publiques en cinq ans, en réorientant résolument nos dépenses vers les secteurs les plus utiles à la croissance, à la préparation de notre avenir et à la cohésion sociale. »  24

Le rapport Pébereau de 2005 recommandait ainsi le retour à l’équilibre budgétaire en 5 ans, par un gel des dépenses publiques et des dotations de l’État aux collectivités territoriales, des réformes des retraites, une revue exhaustive des dépenses de l’État, et une évaluation sous trois ans de chaque texte adopté — et sa suspension en l’absence de résultats. Il pointait également les conventions comptables relatives aux retraites des agents publics, par lesquelles des centaines de milliards d’euros de compensations aux pensions versées sont présentées comme des dépenses aujourd’hui de personnel de santé, d’éducation, de défense, etc.

« Une double conviction : d’une part, les Français ont les moyens de retrouver la voie d’une croissance forte, financièrement saine, socialement juste et écologiquement positive. D’autre part, tout ce qui ne sera pas entrepris dès maintenant ne pourra bientôt plus l’être […] Au total, 316 décisions, qui constituent autant de réformes majeures, devront être mises en œuvre. Toutes sont critiques pour le succès de l’ensemble »25

Parmi les 316 propositions du premier rapport Attali de 2008, retenons à titre d’exemples la suppression du département, la libéralisation des secteurs réglementés, la création de dix grands pôles universitaires d’excellence, la révision du principe de précaution, la mise en place d’une flexisécurité à la française, ou la réduction de 1 point de PIB par an des dépenses publiques.

« La crise économique que traverse notre pays est certes une crise mondiale, mais elle affecte d’autant plus fortement nos finances publiques qu’elles étaient déjà fragilisées par plus de trente années de déficit ininterrompu […] Nul ne doute que de tels objectifs [de consolidation budgétaire] vont requérir des changements d’habitudes, une discipline plus ferme et des efforts persévérants sur une longue période. »​ 26

Le second rapport Camdessus de 2010 appelait ainsi à mettre en place une gestion pluriannuelle des finances publiques, avec un plafond du niveau des dépenses de l’État et de la Sécurité sociale, et le plancher des recettes de l’État et de la Sécurité sociale.

« La France se trouve dans une situation très difficile : compétitivité en baisse ; difficulté à retenir jeunes, chercheurs et entrepreneurs ; dette, chômage et précarité […] La France est capable d’atteindre une croissance économique moyenne d’au moins 2,5 % du PIB chaque année à l’horizon 2020. Cela suppose des gains de productivité de 2 % par an et se traduira par une réduction du chômage structurel à 4,5 % de la population active. L’expérience engagée par plusieurs de nos voisins montre que cela est possible. »​ 27

De ce second rapport Attali de 2012 se dégagent l’urgence d’un plan d’économies de 75 milliards d’euros en 3 ans, l’évaluation des politiques publiques, la création d’agences pour la mise en œuvre des politiques sociales, le lancement d’eurobonds, le remplacement d’une partie des cotisations sociales par de la TVA, ou l’autonomie des universités.

« Tous les indicateurs le confirment : la compétitivité de l’industrie française régresse depuis 10 ans et le mouvement semble s’accélérer. La diminution du poids de l’industrie dans le PIB français est plus rapide que dans presque tous les autres pays européens. […] Pour reconquérir sa compétitivité, la France devra accomplir des efforts, manifester une grande persévérance dans l’action. » 28

Le rapport Gallois de 2012 recommandait un environnement fiscal et réglementaire stabilisé, un choc de compétitivité de 30 milliards d’euros en transférant une partie des charges sociales vers la fiscalité et la réduction des dépenses publiques, la sanctuarisation du budget de la recherche, et la priorité donnée à la formation de la main d’œuvre française, en doublant le nombre d’alternants et en créant un compte individuel de formation.

***

Des rapports de même nature ont été publiés tout au long des années 2010 — jusqu’à celui de la « Commission pour l’avenir des finances publiques » de Jean Arthuis en 2021. Si certaines de leurs recommandations ont été prises en compte par les gouvernements successifs, force est de constater que les actions les plus structurelles n’ont pas été menées.

Résultat, même au regard du décrochage général de l’Europe vis-à-vis des États-Unis, la France se singularise depuis vingt ans :

  • si elle est encore la 7e puissance mondiale, son PIB par habitant est passé du 12e au 25e rang. Pour revenir à cette place, occupée par l’Autriche, elle devrait augmenter son PIB de 30 % ;
  • elle se classe 25e sur les 27 pays de l’Union européenne pour son déficit public, son endettement public, et son niveau de prélèvements obligatoires 29, tout en étant 23e sur 27 pour le niveau de satisfaction procuré par les services publics 30 ;
  • sa productivité du travail a reculé de près de 3,5 points depuis 2019, contre une augmentation de 0,5 à 0,6 % par an entre 2011 et 2019. S’il avait évolué comme sa tendance antérieure, le PIB français serait aujourd’hui 5,5 points plus élevé qu’il ne l’est ; 
  • plus grave pour l’avenir et en dépit de dépenses supérieures dans ces domaines, la France est l’un des pays de l’Union européenne à combiner de faibles résultats de son système éducatif et un faible niveau de qualification des adultes (Figure 1).

Si des raisons légitimes expliquent que les réformes n’ont pas été menées comme il était recommandé — une élection à venir, une crise à gérer, une situation internationale préoccupante —, elles ne sont pas propres à la France. D’autres pays, face à des circonstances similaires, y sont parvenus.

Pour envisager des solutions à la situation économique actuelle, il faut comprendre à la fois pourquoi notre pays n’a pas réussi à se réformer en vingt ans et pourquoi, quand il l’a fait, cela n’a été que de manière partielle et timorée. Songeons ainsi aux six réformes du système de retraites entreprises depuis trente ans, avec les mêmes promesses d’une solution définitive, édulcorées au gré des compromis, aboutissant à une « fatigue » de la réforme voire à l’expression de formes de rejet plus radicales.

Le projet européen s’est construit autour d’un consensus incarné par Bruxelles, centré sur l’harmonisation par les normes d’une part, et la libre concurrence d’autre part. Ce consensus n’est plus.

Parenthèse théorique : les trois « i », idées, intérêts et institutions

Il existe de nombreuses manières et autant de théories pour expliquer les raisons d’une décision politique ou d’un phénomène économique (ou leur absence). En dehors d’un cadre idéologique exclusif, nous prenons ici le parti de la simplicité, en posant trois grands domaines qui interagissent les uns avec les autres 31 :

  • Les idées, qui bornent les possibles d’une action donnée. Comptent en particulier celles de la majorité, dont on peut estimer en démocratie qu’elles sont davantage appliquées, et celles des figures politiques, économiques, culturelles, intellectuelles, susceptibles d’exercer une influence sur le débat public.
  • Les intérêts, ou plutôt la perception qu’ont les Français, notamment les entreprises, des avantages et des désavantages qu’ils tirent de leur situation économique dans le statu quo.
  • Les institutions, qui encadrent ce qui est possible ou non de faire, selon que le pouvoir exécutif (le Président et/ou le Gouvernement) soit aligné ou non avec le législatif (le Parlement), et avec les autres acteurs publics qui peuvent faciliter ou freiner un programme d’action (autorités européennes, collectivités territoriales, partenaires sociaux, représentants de la société civile, etc.).

Appliqué à la situation économique de la France depuis vingt ans, ce cadre d’analyse simple permet d’apporter un éclairage utile, sinon définitif, sur la difficulté française de se réformer.

Idées. Le débat économique français est resté marqué par une tradition fondée sur un réflexe favorable à une action centralisée et normative, un appel à l’intervention de l’État dans la sphère économique, et des logiques corporatistes. Il est également assis sur une représentation tenace selon laquelle le monde économique serait l’expression d’une lutte entre les différents acteurs et non de logiques de coopération. Cela s’est par exemple traduit, tout au long des années 2000 et 2010, par des réticences à mener autant de réformes systémiques ou à s’ouvrir autant à la concurrence que d’autres pays européens. 

Intérêts. Une partie des Français continue de percevoir son intérêt économique dans la préservation d’un modèle protecteur, fondé sur la redistribution, la stabilité des revenus et la prévisibilité des parcours de vie. Le taux élevé de propriétaires, l’accès relativement bon marché aux services publics (santé, éducation, transports), le taux élevé de retraités ou de fonctionnaires contribuent à entretenir une demande de protection plutôt que de transformation, de rentes plutôt que de risque, jusqu’à former une clientèle politique majoritaire. Ainsi, des réformes même modestes ou des tentatives de réduction des dépenses publiques rencontrent une résistance. Le mouvement des Gilets Jaunes l’a bien montré : en parallèle des déterminants politiques, la hausse accélérée de la fiscalité écologique a été perçue non pas comme un investissement collectif dans la transition énergétique, mais comme un effort impossible.

Institutions. L’intégration économique européenne, qui s’est pleinement déployée à partir des années 1990 et 2000, a permis à la France de bénéficier de la stabilité monétaire de la zone euro, d’un élargissement de son espace économique avec le marché unique et d’un accès à des financements à coût modéré en raison de taux d’intérêts ancrés sur ceux de l’Allemagne. Ce qui, en retour, a mis notre pays dans une forme de « décrochage sous anesthésie », identifié dès le rapport Camdessus en 2004. Si les dévaluations des années 1970 et 1980 n’ont plus cours, ce sont les marchés et les prêteurs qui jouent désormais les cordes de rappel, comme en Grèce ou au Portugal au début des années 2010. La France se démarque enfin par un modèle de démocratie sociale où l’État garantit les ressources d’un système social dont les coûts (près de 800 milliards d’euros, soit les deux cinquièmes de la dépense publique) sont déterminés de manière paritaire par les partenaires sociaux.

Dit simplement : la préférence française de l’après-guerre pour une vie de travail courte, une retraite longue, une grande répartition des richesses, et une extension du domaine d’intervention de la puissance publique au motif de protection universelle, correspondait à la fois aux grandes bornes du débat public et aux positions de tous les partis politiques. Mais cet état de fait n’est plus le nôtre : il a basculé.

Deux ans pour une bascule

L’application de ce paradigme théorique simple nous permet de conjecturer une bascule française voire européenne dont la date exacte n’est pas identifiable, mais qui aurait pu avoir lieu entre le déclenchement de l’agression russe en Ukraine en février 2022 et l’élection de Donald J. Trump en novembre 2024 — la pandémie de Covid en 2020 comptant comme des prémices. 

Idées : le « Nouveau Consensus Européen »

Le projet européen s’est construit autour d’un consensus incarné par Bruxelles, centré sur l’harmonisation par les normes d’une part, et la libre concurrence d’autre part. Ce consensus n’est plus : la guerre en Ukraine, la stagnation économique et les pressions géopolitiques ont mis à mal ce modèle. Le rapport Draghi, et son influence sur le débat public européen, en témoigne.

Il n’est pas question ici de revenir en détail sur ce travail, largement commenté et salué, au diapason des positions françaises depuis le discours de la Sorbonne au moins. Il nous suffit de constater, d’une part, que son point de départ (que l’on peut résumer ainsi : « l’Europe décroche vis-à-vis des États-Unis ») comme ses recommandations (« l’Europe doit investir massivement, y compris par l’émission d’un nouvel emprunt » ; « la politique de concurrence doit être revue » ; « l’Europe doit se doter d’une stratégie économique internationale et ne plus dépendre de puissances extérieures dans certains domaines critiques » ; « l’Europe doit s’engager davantage dans les questions de défense »), correspondent pour l’essentiel aux positions françaises historiques ; d’autre part, que ce travail sert désormais de boussole à la présidence de la Commission européenne et au Conseil européen (qui en a adopté les grandes lignes au sommet informel de Budapest en novembre 2024). 

Ce consensus des mots prend forme dans les faits, nécessairement plus lentement et non sans heurts sérieux — en témoigne le « Turnberry deal » de juillet. Il s’incarne néanmoins dans des évolutions impensables il y a encore deux ans. Le Chancelier Merz engage ainsi des centaines milliards d’euros dans la défense du pays ; le Danemark, jusque-là chef de file des « frugaux », appelle à assouplir les règles budgétaires européennes et à faire de la défense la « priorité numéro 1 » de l’Europe ; la Suède et la Finlande sont désormais membres de l’OTAN avec des budgets de défense en hausse — à l’image de la quasi-totalité des pays européens. C’est en « front uni » encore que les Européens se sont présentés à Washington aux côtés de Volodymyr Zelensky et dessinent une coalition des volontaires pour fournir à l’Ukraine des garanties de sécurité, pendant que l’Union adopte plusieurs plans de réarmement. Tout cela est encore insuffisant. Mais ces actes doivent être mesurés à l’aune d’une Histoire qui laissait jusque-là peu de place à la souveraineté.

Par analogie avec le « consensus de Washington » de la deuxième partie du XXe siècle, ce nouveau consensus en formation aurait pu être nommé le « consensus de Berlin » si l’Allemagne ne s’était pas tant mystifiée sur ses dépendances à la Russie et à la Chine et les vulnérabilités énergétiques et militaires du modèle européen. Il aurait pu être défini comme le « consensus de Paris », si la France avait adopté les réformes économiques nécessaires pour porter une parole crédible en Europe aujourd’hui. À défaut, appelons donc « Nouveau Consensus européen » ce modèle qui combine réformes économiques structurelles à l’intérieur des frontières et actions plus résolues vis-à-vis des puissances concurrentes à l’extérieur — que ce soit sur les questions de défense, d’énergie, ou d’indépendance économique. 

Ce nouveau consensus, incarné par un rapport écrit par un Européen pour les Européens, a été d’autant mieux accepté en Europe qu’il faisait écho à la « nouvelle politique de l’offre » menée aux États-Unis. Que cette politique ait été bruyamment abandonnée par l’administration Trump n’a que peu d’importance dans les faits. D’une part, parce que cette nouvelle administration reprend plusieurs des priorités de la précédente : développer l’industrie nationale, s’assurer des chaînes d’approvisionnement fiables (ou un réseau de pays dépendants), ériger des protections supplémentaires vis-à-vis de concurrents perçus comme hostiles. D’autre part et surtout, parce que le maelström d’annonces du président américain a servi d’électrochoc à de nombreux dirigeants européens, que ce soit vis-à-vis des impératifs de souveraineté, de compétitivité et de réindustrialisation de l’Europe. 

Intérêts : la France bloquée

Alors que 9 Français sur 10 nés en 1940 disposaient d’un revenu plus important que leurs parents au même âge, ils ne sont plus que 60 % parmi ceux nés dans les années 1980 à pouvoir en dire autant. On sait aussi que la mobilité des revenus est plus faible en France qu’aux États-Unis 32. Le plafond de verre n’est pas seulement économique. Il est social, puisque la moitié des enfants de cadres deviennent cadres à leur tour, alors que 10 % des enfants d’ouvriers peuvent en espérer autant 33. Il est immobilier, puisque si les locataires consacraient 6,3 % de leurs revenus au loyer en 1963, ce taux d’effort est de 26 % aujourd’hui 34. Il est hérité, puisque si le patrimoine en euros constants a doublé entre 1998 et 2021 pour les 10 % les plus riches, il a diminué de plus de 50 % pour les 10 % les moins dotés 35.

Nous appelons « Nouveau Consensus européen » ce modèle qui combine réformes économiques structurelles à l’intérieur des frontières et actions plus résolues vis-à-vis des puissances concurrentes à l’extérieur.

Il est possible de se rassurer en rappelant que les autres grandes économies partagent ces mêmes symptômes. La chute a même été encore plus brutale aux États-Unis où seul un quarantenaire sur deux gagne mieux sa vie que ses parents. La situation n’est pas meilleure ailleurs en Europe : à titre d’illustration, les Italiens retrouvent à peine leur niveau de revenus d’avant la crise de 2008 36.

Mais on ne se rassure pas en se comparant. Les Français ne s’y trompent pas : ils sont plus de 80 % à déclarer que leurs enfants seront moins riches qu’eux 37, ce qui en fait les plus pessimistes du monde. Ces blocages sont sources d’un sentiment d’appauvrissement : alors que le taux de pauvreté est resté globalement stable autour de 14 %, le taux de pauvreté « subjectif », ressenti par les Français, a fortement augmenté, de 12,5 % en 2017 à près de 19 % en 2022 38.

Il est difficile de mesurer si ces tendances sont accentuées durant les vingt dernières années. Mais il est certain que cette situation, déjà jugée difficile, le sera d’autant plus avec les efforts budgétaires attendus dans les années à venir. 

Institutions : le dernier verrou

C’est tout l’objet de cet essai : contribuer au débat d’idées en France, donner à voir aux Français l’intérêt de faire évoluer ce statu quo et, de cette façon, amener institutions et dirigeants à considérer de plus près les solutions à la portée de notre pays et les expériences de nos voisins, quand elles sont réussies. Ce moment charnière pour l’Europe est également une opportunité pour envisager une réforme de la démocratie sociale et la rendre paisible et constructive.

Les trois renversements : production, mobilisation, réallocation

Ni la France, ni les Français n’ont intérêt au statu quo économique sauf à se résigner au déclassement et à se tenir à l’écart du « Nouveau Consensus européen ». Tant que notre pays pouvait se financer à crédit, l’équilibre d’une croissance ralentie, d’une mobilisation incomplète du travail, d’une fiscalité parmi les plus élevées d’Europe et de dépenses sociales supérieures à toutes les économies équivalentes était précaire, inefficace, et injuste pour les futures générations mais il pouvait durer — très artificiellement. Notre ratio d’endettement et le différentiel de richesse par habitant qui se creuse avec nos partenaires, ont fini de rendre cet équilibre impossible. Ce désajustement alimente un cercle vicieux entre croissance affaiblie, prélèvements accrus et décrochage durable.

Trois options se dessinent. La première consiste à réduire de manière significative le périmètre et le volume de notre protection sociale. Si des économies sérieuses sont impératives, une telle révision menée sans autre réforme structurelle serait sous-optimale et impopulaire. La seconde repose sur une augmentation supplémentaire et continue des prélèvements, qui mènerait au décrochage définitif de l’activité, de l’investissement et des revenus. La troisième consiste à élever durablement notre richesse par habitant. C’est celle-ci que nous privilégions. 

Pour cela, trois renversements sont à mener par rapport aux politiques économiques mises en place depuis vingt ans au moins :

Le premier est celui de la production et de son efficacité. Il suppose un environnement propice aux entreprises et à l’innovation, à un effort accru de réindustrialisation, et à une allocation plus efficiente des facteurs de production. Passer d’une économie de rattrapage à une économie de l’innovation demande du temps et implique d’investir dans l’éducation, une fiscalité des entreprises compétitive, une simplification normative, et d’utiliser des leviers européens quand ils existent.

Le deuxième renversement est celui de l’élévation du taux d’emploi. En période de faibles gains de productivité, l’économie française ne pourra ni financer son niveau de dépenses, ni assurer des revenus plus élevés, sans une participation accrue au marché du travail. Trois segments de population doivent faire l’objet d’une attention particulière : les seniors, dont le taux d’emploi reste très inférieur à la moyenne européenne ; les jeunes, trop nombreux à connaître des débuts de parcours discontinus ; et les personnes faiblement qualifiées, souvent exclues durablement de l’emploi faute d’accompagnement adapté ou d’exigences explicites en matière de réinsertion.

Le troisième renversement est celui de la consolidation des finances publiques. Dans un contexte où les besoins de financement liés à la transition énergétique, à la souveraineté industrielle ou à la défense sont appelés à croître, il est impératif de reprioriser l’action publique et de retrouver des marges budgétaires sans délai. Cela suppose une réduction massive et sélective de la dépense, ciblée en particulier sur les postes où l’écart avec les standards européens est le plus marqué — y compris pour les redéployer en partie là où l’investissement productif est nécessaire. 

C’est par ces trois renversements — production, mobilisation du travail, réallocation budgétaire — que la France s’inscrira dans le « Nouveau Consensus Européen » et sortira de son contretemps économique.

«  La France dispose d’une électricité parmi les moins chères et les moins carbonées d’Europe grâce à la filière nucléaire, et d’un potentiel de développement de toutes les énergies renouvelables. Cet avantage comparatif doit devenir la pierre angulaire de notre stratégie de réindustrialisation et de décarbonation.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

1 — Premier renversement : produire et innover plus

Dans une décomposition néoclassique usuelle, la création de richesses, hors effets conjoncturels, dépend des facteurs de production : main d’œuvre, capital physique, capital humain, et technologie. Pour un sursaut structurel de croissance, il faut ainsi débloquer l’accumulation de ces facteurs, c’est-à-dire stimuler l’investissement, l’innovation, l’éducation, et le taux d’emploi (voir partie 2).

1.1 — Assurer les bases d’un choc de production et d’innovation

Constats et chiffres
  • Éducation : depuis la première étude PISA en 2003 et parmi les pays européens, seuls la Belgique, la Finlande et les Pays-Bas ont connu une dégradation de leurs résultats plus marquée que la France, mais leurs résultats demeurent meilleurs.
  • Immigration : sans immigration, l’Europe devrait perdre 10 % de sa population d’ici 2050. En comparaison, le « trou d’air démographique » consécutif à la Première Guerre mondiale avait été de 3 % en France.
  • Démographie : le rapport entre le nombre de cotisants et de pensionnés était supérieur à 4 en 1960. Il était de 2,8 en 1980, 2,1 en 2000, 1,7 en 2020, et est projeté à 3 cotisants pour 2 retraités dans 50 ans.
Recommandation principale 1 : Tirer parti de nos 20 ans de retard pour mettre en œuvre un « choc TIMSS » pour l’éducation, inspiré de l’Angleterre et du Portugal et des recommandations scientifiques les plus récentes.

En raison des dynamiques démographiques, le système scolaire français accueillera 500 000 élèves de moins en 2027 par rapport à 2022 : même à budget constant, il est donc possible d’allouer différemment les ressources publiques pour préparer un « choc PISA » — ou un « choc TIMSS », en référence à cette étude qui compare le niveau de connaissance en mathématiques et en sciences d’élèves de 66 pays. 

En effet, contrairement aux idées reçues, ce n’est ni l’Allemagne ni la Finlande, dont les résultats régressent depuis les premières enquêtes, qui constituent des modèles, mais l’Angleterre, dont la démarche rigoureuse d’expérimentation et d’évaluation des programmes, des enseignements et des méthodes a fait passer le pays de la 25e place dans l’enquête mathématiques TIMSS en 1995 à la 3e aujourd’hui (quand la France glissait de la 13e à la 26e place), et le Portugal, dont la culture de l’évaluation, l’autonomie des établissements, et la valorisation des enseignants ont permis des résultats équivalents.

En France, sur ces modèles, une conférence de pilotage réunissant les acteurs de la communauté éducative et des chercheurs fixerait des objectifs à 1, 5 et 10 ans selon l’expertise scientifique la plus récente et les meilleures pratiques internationales et évaluerait scientifiquement les résultats pour ajuster les méthodes appliquées. En retour, ces évaluations deviendraient un dispositif de mesure de la performance de chaque établissement. Cette conférence détacherait ainsi la politique d’éducation des cycles électoraux, des changements de ministres, de l’inertie de l’Éducation nationale, et des débats idéologiques et médiatiques déconnectés d’expérimentation.

L’évaluation des politiques éducatives actuelles selon leur coût et leurs effets menés par le CAE 39 pourrait servir de base à cette première conférence en faveur d’un « choc TIMSS ». Elle concluait que la réduction de la taille des classes au primaire, les internats d’excellence au lycée, le tutorat (par des professionnels, des retraités, etc.), une formation continue des enseignants plus intense et centrée sur une discipline, et des inspections plus fréquentes donnent des résultats probants, à l’inverse du redoublement, des groupes de niveau, et du numérique quand l’accompagnement est insuffisant. 

Impact : Les travaux du CAE 40 permettent d’évaluer le gain pour l’économie à 3 points de PIB sur 15 ans.

Recommandation 2 : Réviser la politique familiale en faveur du premier enfant et d’une garantie de place d’accueil.

La France fait encore davantage d’enfants que les autres pays occidentaux, mais moins que dans le passé — et la tendance s’accélère brutalement. Les conséquences sociales et économiques de cette dénatalité sont nombreuses, déstabilisant au fil des ans les grands équilibres économiques et sociaux, du nombre de classes de maternelle à celui des cotisants par rapport aux retraités. 

Aucun pays ne semble avoir trouvé de solution définitive à la baisse générale de la natalité. Il reste néanmoins un ensemble de dimensions et de pistes à envisager, en particulier en faveur d’un « virage politique vers le premier enfant » (Julien Damon). S’il semblait en effet autrefois plus judicieux de soutenir le passage des familles à deux puis trois enfants, il importe désormais d’agir de façon à permettre aux ménages qui le souhaitent d’avoir leur premier enfant.

De manière structurelle, ce virage passe d’abord par une augmentation du niveau de vie des jeunes (voir partie 2), par l’accès à un logement adéquat (voir recommandation 27), et par une réallocation d’une partie des dépenses publiques vers les jeunes générations (voir partie 3). Ces prérequis peuvent être complétés par des politiques consacrées spécifiquement à l’enjeu de la natalité. 

Ni la France, ni les Français n’ont intérêt au statu quo économique — sauf à se résigner au déclassement et à se tenir à l’écart du « Nouveau Consensus européen ».

Parmi celles-ci, verser les allocations familiales dès le 1er enfant replacerait la France dans la norme des pays européens, pour un coût évalué à 3 milliards d’euros — moins que celui de l’abattement de 10 % d’impôt sur le revenu pour frais professionnels dont bénéficient les retraités. Ce coût pourrait être réduit par des révisions plus générales du système des allocations familiales et du quotient familial, par exemple en forfaitisant le montant des allocations versées pour chaque enfant.

Le coût et la disponibilité des modes de garde comptent également parmi les premières raisons avancées par les jeunes Français en couple pour expliquer l’absence d’enfant, devant les difficultés budgétaires, le logement ou la crise climatique. Si les 200 000 places de crèches annoncées par le Gouvernement pour 2030 vont dans le bon sens, elles nécessiteront l’embauche de 70 000 personnels supplémentaires. Une solution originale consisterait à faire appel aux 18 millions de retraités : en contrepartie d’une formation accélérée sur les bases du CAP petite enfance et d’une rémunération sans perdre leurs droits à la retraite, les volontaires pourraient rejoindre à temps partiel des maisons d’assistants maternels pour épauler le personnel qualifié. Alors que se déploie le projet de Service public de la petite enfance (SPPE), il importe ainsi d’aller jusqu’au bout de l’ambition et de garantir aux futurs parents une solution pour l’accueil de leur enfant. 

Impact : Environ 3 % des personnes de 25-49 ans n’occupent pas d’emploi en raison du besoin de garder un enfant ou un proche, soit 600 000 personnes. Si un quart d’entre elles retrouvait un emploi grâce à des solutions de mode de garde, cela augmenterait l’emploi de 0,5 point et le PIB de 0,25 point, pour un coût maximum de 2,5 milliards d’euros (prix unitaire d’une place en crèche de l’ordre de 16 000 €/an).

Recommandation 3 : Définir des programmes d’immigration avec les pays d’origine des travailleurs en fonction des besoins annuels de l’économie.

Au-delà de la question de son acceptabilité sociétale et de l’intégration, l’immigration doit intéresser la France qui fait face à la fois à un déclin démographique, une forte concurrence pour attirer les talents étrangers, des secteurs souffrant de pénuries de main d’œuvre (santé, dépendance, bâtiment, industrie, et nouvelles technologies), mais aussi à des départs en nombre croissant de sa population la plus jeune et la plus qualifiée. 

L’immigration zéro n’est en effet pas une politique efficiente, à l’inverse d’une immigration choisie, nécessaire à une économie innovante 41. Une approche économique de la politique d’immigration devrait ainsi se déployer autour de trois axes principaux : le pilotage de programmes d’immigration avec les pays d’origine des travailleurs basés sur la mise à jour annuelle des besoins réciproques (venue de travailleurs pour les secteurs en déficit de main d’œuvre et formation des étudiants qualifiés étrangers en France), l’obtention de permis de travail facilitée via des guichets uniques, et la décentralisation des programmes migratoires et de la procédure des métiers en tension. 

Impact : En supposant que cette politique migratoire mieux définie permettrait de combler le déficit de 20 points du taux d’emploi des personnes immigrées par rapport à la moyenne, mais ne changerait pas la volumétrie des flux (100 000 immigrants/an), les 200 000 emplois supplémentaires en 10 ans généreraient une augmentation de 0,3 point du PIB. De manière plus prudente, on peut estimer que seulement deux tiers du déficit d’emploi serait résorbé, soit une hausse de l’emploi de 0,5 point et du PIB de 0,2 point.

Recommandation 4 : Déployer l’IA dans le tissu économique français, en formant 300 000 personnes par an. 

En 2023, les États-Unis investissaient 9 fois plus dans l’IA que la Chine, 18 fois plus que l’Europe et 40 fois plus que la France. Résultat : on y dénombrait 61 modèles d’IA de pointe, contre 21 en Europe et 15 en Chine. En parallèle, seules 23 % des PME françaises utilisent des outils d’IA contre 45 % en Allemagne et 38 % aux États-Unis (étude BCG, 2024), et 67 % de leurs dirigeants déclarent manquer de compétences internes (Bpifrance, 2024)

Il est possible de former 100 000 jeunes chaque année, en y sensibilisant les élèves dès la classe de 6e et en orientant collégiens et lycéens vers des parcours scientifiques (mentorat, « 1/2 journée avenir ») et 100 000 experts à travers de nouvelles filières universitaires et des modules de formation à l’IA intégrés dans tous les parcours de l’enseignement supérieur. 100 000 salariés pourraient être également formés par des « Tech Academies » adossées aux CCI et aux pôles de compétitivité, proposant des montées en compétences, du mentorat, et des formations de dirigeants aux applications concrètes de l’IA.

Impact : En supposant que la formation à l’IA permette d’augmenter la productivité du travail de 20  % pour les 300 000 personnes qui en bénéficieraient chaque année (soit 10  % des personnes en emploi au bout de 10 ans), le PIB serait relevé de 2 points à moyen terme, pour un coût indicatif de 1,5 milliard d’euros/an (pour un coût de 5 000€ par personne formée).

1.2 — Aligner la fiscalité et la règlementation sur la moyenne européenne

Constats et chiffres
  • Impôts : Si les entreprises françaises s’acquittaient du taux de prélèvement allemand, leur imposition serait diminuée de 125 milliards d’euros 42
  • Système fiscal  : à structure égale, une entreprise paie 66 taxes en France, contre 17 en Allemagne et 5 au Royaume-Uni 43
  • Normes  : leur coût agrégé est évalué pour la France à près de 4 points de PIB — de quatre à quarante fois celui des six autres pays européens évalués 44.
Recommandation principale 5 : Créer un choc fiscal avec les « effacements parallèles » : réduire massivement les impôts de production en contrepartie d’une suppression des dispositifs fiscaux les moins efficaces pour les entreprises. 

Il existe un « paradoxe français » documenté : les entreprises françaises comptent à la fois parmi les plus taxées du monde et les plus aidées. Ce paradoxe engendre une complexité coûteuse et désincitative, une allocation inefficace des ressources, et une dépendance des entreprises vis-à-vis de la puissance publique. D’autant que, même après en avoir déduit les dépenses fiscales et autres aides aux entreprises, les impôts sur les entreprises sont plus élevés en France que dans la plupart des pays comparables.

À 4,6 % du PIB et pour 130 milliards d’euros 45, les seuls impôts de production sont près de deux fois plus élevés que la moyenne européenne — sans même évoquer tout le reste de la fiscalité appliquée aux entreprises — en dépit de leur caractère particulièrement « nocif » 46. En parallèle, les aides aux entreprises représentent de 108 47 à 112 milliards d’euros 48 au sens strict. 

Mener une revue complète des dispositifs fiscaux et ne garder que ceux qui ont une efficacité démontrée, en contrepartie de la suppression concomitante des impôts de production et des taxes anti-économiques, permettrait à notre pays de s’approcher de la moyenne européenne des taux de prélèvement sur les entreprises tout en supprimant des dispositifs qui créent de mauvaises incitations économiques et de la complexité administrative. 

Sur la base des projections de la baisse des impôts de production dans le cadre de France Relance 49, l’effet attendu serait un rebond de compétitivité très supérieur au CICE, en plus simple, plus pérenne, et en moins pénalisant pour les finances publiques. Si certains secteurs devraient être négativement impactés au total, des mécanismes de compensation sectoriels temporaires peuvent être imaginés, à partir du surcroît d’impôt sur les sociétés collecté.

Impact : Un effort d’effacement de 2 points de PIB sur 10 ans (0,2 point par an) aurait un impact positif sur le PIB de 2 points. Si une telle baisse de taxes non efficientes conduisait en effet à une hausse de 3 points de l’activité, ce gain serait partiellement compensé par les effets négatifs des baisses d’aides.

Recommandation 6 : Remplacer les milliers de normes applicables aux entreprises par un socle de principes lisibles.

L’enchevêtrement de règles techniques et sectorielles dans les différents codes constitue une charge administrative et juridique majeure pour les entreprises, et une source d’insécurité juridique préjudiciable à l’activité économique. 

Le rapport Badinter et Lyon-Caen 50 visait à simplifier le droit du travail en l’articulant autour d’une soixantaine de principes essentiels. De même, il est possible de formaliser les grands principes généraux contenus dans chaque code applicable aux entreprises, qui deviendraient la norme de référence, en lieu et place de la multitude de dispositions techniques — exception faite de celles expressément requises pour des motifs d’ordre et de santé publics. Il ne s’agirait pas d’un effacement du droit, mais d’une réécriture autour d’un socle de principes intelligibles et opérants, à partir d’un travail d’inventaire confié à des magistrats, universitaires, et praticiens, et exprimé dans une loi de simplification générale.

À titre d’illustration : quand le droit du travail suisse compte près de 200 pages, la seule réglementation française sur la sécurité comporte la partie 4 du Code du travail (de 800 à 1 100 pages), les circulaires afférentes, les normes AFNOR, fiches INRS et des centaines de prescriptions techniques (port des EPI, signalisation, distances, formations obligatoires par poste, température, bruit, éclairage, produits chimiques…), certaines datant de textes des années 1970. À l’inverse, l’article 39 du rapport Badinter et Lyon-Caen prévoyait que : « L’employeur doit assurer la sécurité et protéger la santé des salariés dans tous les domaines liés au travail. Il prend les mesures nécessaires pour prévenir les risques, informer et former les salariés. » Érigé en principe normatif, il maintiendrait la responsabilité de l’employeur (y compris pénale), tout en lui donnant l’autonomie pour prendre des mesures adaptées au contexte et à l’équipement en place, avec les représentants du personnel. Pour éviter les abus, le principe de « l’abus manifeste de droit » serait appliqué, sanctionnant sévèrement et de manière dissuasive les actions manifestement non conformes aux principes.

Ce travail de reformulation du droit pourrait aller de pair avec un travail sur le flux, qui peut prendre la forme d’un plafond de normes pluriannuel par ministère (comme au Portugal), ou de la règle du « 1 euro pour 1 euro » pour chaque norme créée (comme au Royaume-Uni).

Impact : Les estimations du coût des normes varient de 1 à 8 points de PIB 51. Par conséquent, un quantum de 1-2 points de PIB semble un ordre de grandeur raisonnable du gain à attendre d’une optimisation de l’appareil normatif.

Recommandation 7 : Décentraliser partiellement la fiscalité des entreprises en permettant aux collectivités territoriales de fixer une partie du taux d’IS.

En France, les collectivités territoriales ne se sentent intéressées qu’avec distance au résultat des entreprises présentes sur leur territoire, à l’inverse de la Suisse ou de l’Allemagne. Les cantons suisses disposent en effet d’une large autonomie pour fixer leurs taux et exonérations, créant ainsi une concurrence fiscale interne, quand, en Allemagne, la taxe communale sur le commerce est modulable, permettant aux municipalités d’ajuster leur fiscalité pour attirer ou retenir les entreprises. Le modèle centralisé et redistributif de la fiscalité en France ne laisse ainsi pas de place à l’enjeu de compétitivité. 

Dans cet esprit, les régions en France pourraient par exemple ajuster le taux de l’impôt sur les sociétés dans une fourchette définie entre 20  % et 25  %, en fonction de leurs priorités économiques. Cette mesure permettrait d’attirer des investissements locaux et de dynamiser les territoires en difficulté, et d’intéresser davantage les régions au succès économique des entreprises implantées dans leurs circonscriptions.

Impact : Un chiffrage précis nécessiterait de préciser les paramètres : néanmoins, en admettant que le taux normal d’IS actuel constitue la borne haute de la fourchette à la main des collectivités territoriales, l’impact serait positif, de manière agrégée et dans les territoires adoptant des taux moindres, sur l’activité, l’investissement, et l’emploi 52

1.3 — Refaire de la France un leader européen de l’innovation

Constats et chiffres
  • R&D  : Les dépenses en recherche et développement représentent 2,3 % du PIB en Europe, 2,4 % en Chine et 3,5 % aux États-Unis. 15 pays de l’Union restent en dessous de 2 % du PIB, la France émargeant à peine plus haut (2,2 %).
  • Influence  : Les brevets américains sont près de deux fois plus repris par une autre région que les brevets européens 53.
  • Atouts  : l’Europe compte davantage de chercheurs que les États-Unis ou la Chine (23,5 % des chercheurs dans le monde y travaillent, contre 18,1 % aux États-Unis et 21,2 % en Chine) et dépose davantage de brevets de rupture ou triadiques (US, Japon, UE) que la Chine 54. Mais seulement 10 % des brevets sont déposés par des femmes en France.
Recommandation principale 8 : Former 50 000 femmes scientifiques, ingénieures ou techniciennes supplémentaires chaque année.

La France forme deux fois moins de jeunes aux sciences ou aux techniques que l’Allemagne et 8 fois moins que les États-Unis — bien au-delà des ratios de population. Le nombre limité de femmes dans ces formations, de 25 à 30 % du nombre total, explique en partie cet écart. 

Atteindre la parité hommes-femmes dans l’innovation ferait passer le taux de croissance annuel de la productivité de 1,0 % à 1,8 %, soit un gain de 22 milliards d’euros de PIB par an et 10 milliards d’euros de recettes fiscales 55 — soit, en 10 ans, un montant équivalent aux dépenses de retraites. Concentrer les efforts pour orienter les jeunes filles vers ces métiers apparaît ainsi comme la politique publique la plus efficiente pour augmenter le niveau de productivité, du taux d’emploi et des capacités d’innovation, notamment dans l’industrie.

Pour atteindre la parité dans toutes les filières scientifiques (écoles d’ingénieurs, cycle universitaire et IUT, CPGE scientifiques), il faudrait intégrer en STEM 75 000 femmes chaque année, soit trois fois plus qu’aujourd’hui. En parallèle des nombreux dispositifs, l’Éducation nationale pourrait notamment généraliser la présentation, par des femmes scientifiques ou ingénieures, de leurs carrières et leurs études lors de visites en classe de collège ou de lycée. Sur ce modèle et avec 150 ambassadrices, le programme de la Fondation L’Oréal a ainsi touché 54 000 lycéennes en 5 ans, et dont la part de celles aux bons résultats en mathématiques s’orientant en classe préparatoire aux grandes écoles d’ingénieurs est passée de 25 à 40 % 56.

Impact : En supposant que ces 500 000 femmes formées au bout de 10 ans (soit 1,7 % de l’emploi total) augmenteraient leur productivité de 50  %, la mesure stimulerait le PIB à hauteur de 0,8 point.

Recommandation 9 : Faire de l’évaluation scientifique le levier central d’une nouvelle stratégie de recherche publique. 

La recherche française souffre d’un déficit de stratégie. Ainsi, aucun financement pluriannuel n’est adopté, entravant la cohérence et la stabilité ; les interlocuteurs et guichets sont multiples et dispersés (exemple : 105 pour le seul secteur de la Mer) ; le Conseil stratégique de la recherche créé en 2013 ne s’est pas réuni depuis 8 ans ; l’appareil d’État souffre d’un manque historique d’expertise technique et d’expérience industrielle ; et la préconisation du rapport Gillet de créer un « Chief Scientific Advisor » comme en Grande-Bretagne n’a pas été suivie.

Les projets soutenus par des financements publics doivent pouvoir s’appuyer sur un plan stratégique intégré, avec une gouvernance confiée en priorité à des scientifiques et des entrepreneurs, un fonctionnement interne permettant de se réorienter rapidement sur des sujets émergents, et la fermeture de la plupart des guichets administratifs.

Il existe un « paradoxe français » documenté : les entreprises françaises comptent à la fois parmi les plus taxées du monde et les plus aidées.

Comme pour la DAPRA américaine, l’essentiel réside d’abord dans l’évaluation des projets, avec l’objectif de débrancher tôt les lauréats les moins performants pour renforcer les plus prometteurs : 30 % des montants pourraient ainsi et de manière obligatoire être réalloués au bout de cinq ans, sur la base des évaluations. La continuité de l’action publique et privée entre recherche, développement et industrialisation doit aussi être significativement renforcée. Ceci s’entend dès l’amont jusqu’à la commercialisation avec une approche filière, car la fragmentation de l’action empêche nombre d’innovations d’arriver au niveau de maturité nécessaire pour créer de l’emploi et de la croissance économique. 

Impact : La Cour des comptes 57 évalue que le fardeau administratif consomme 20 à 30  % du temps des chercheurs du CNRS. En extrapolant à l’ensemble de la recherche publique, on peut estimer l’économie de ressources liée aux gains d’efficience de l’ordre de 10  % (soit 2 milliards d’euros), qui pourrait être réallouée à la recherche publique et à l’innovation.

Recommandation 10 : Établir des Agences pour les projets de recherche avancée (ou « APRA ») dans quelques domaines clefs : IA, défense, santé, et transition écologique.

La DARPA américaine, d’un montant de 4 milliards de dollars, joue un rôle central dans le soutien à l’innovation de rupture aux États-Unis 58, comme la Homeland Security-ARPA, Intelligence-ARPA, ARPA, ARPA-Health et la plus récente ARPA-Infrastructure — au budget total de 7 milliards de dollars. Bien que le Conseil européen de l’innovation (CEI), d’un budget de 10 milliards d’euros, ait constitué une première étape bienvenue, il n’a pas obtenu de résultats similaires en raison de son budget limité pour l’innovation de pointe (470 millions d’euros) et de sa lourdeur d’organisation.

Le CEI devrait être rapidement transformé en une ou plusieurs ARPA, dotée d’un budget substantiel, donnant la priorité aux projets de recherche à haut risque et à haut rendement, gérée par des chefs de projet et des scientifiques autonomes — éventuellement dans un premier temps ouverte à la contribution volontaire des pays européens. Jean Tirole et ses coauteurs 59 suggèrent ainsi de réaffecter 1 milliard d’euros par an du CEI vers des ARPA énergie et santé, et d’y consacrer une partie du Fonds pour l’innovation — portant leur budget à des montants analogues aux ARPA états-uniennes.

À ce titre, l’annonce de la Présidente de la Commission européenne, reprenant en partie la proposition d’Anne Bouverot, évoquant un « CERN de l’IA », rassemblant les scientifiques de référence et les ressources européennes, et permettant d’atteindre l’échelle de calcul requise, est à saluer.

Impact : Le chiffrage des recommandations 10 à 13 peut être fait en supposant qu’elles participeraient à une stratégie globale d’innovation qui résorberait le différentiel de croissance de la productivité globale des facteurs entre la France et les États-Unis (0,5 point de PIB par an selon la note du CAE 60). Ces mesures permettraient ainsi de combler environ la moitié de la différence de croissance de la productivité avec les États-Unis, soit un gain de 2 points de PIB au bout de 10 ans.

Recommandation 11 : Compléter le CIR d’un nouveau programme de Laboratoires d’Excellence (LabEx) pour atteindre les 20 000 brevets français déposés par an. 

L’investissement total de notre pays dans la R&D stagne et est loin d’atteindre l’objectif européen de 3  % du PIB. Il est indispensable que cela demeure une priorité économique, alors même que de nombreux dispositifs pourtant efficients sont inquiétés (instituts Carnot, SATT, IRT, CIFRE).

La collaboration entre les entreprises et les universités doit être encouragée : à cette fin, le programme des Laboratoires d’Excellence (« LabEx ») devrait en devenir un élément majeur. Mis en place en 2010 avec 1,5 milliard d’euros, il a bénéficié à 170 groupements universitaires — des clusters de plusieurs équipes universitaires travaillant sur des recherches de pointe. Par les contrats entre laboratoires et entreprises (sous-traitance, achat de brevets, etc.), les transferts de salariés des premiers vers les secondes (y compris par la création de start-ups par des chercheurs), et l’interface informelle favorisant les échanges, chaque euro investi dans les LabEx a entraîné 0,78 € supplémentaire de dépenses privées en R&D, et la production de brevets de pointe des entreprises concernées a été substantiellement stimulée 61.

En fonction du niveau de financement, et en parallèle des programmes mentionnés ci-dessus, il est possible d’espérer jusqu’à 5 000 brevets supplémentaires déposés chaque année (sur une base de 15 458 à l’INPI et à l’Office européen des brevets en 2024 62).

Recommandation 12 : Créer un guichet unique prioritaire pour les talents étrangers stratégiques, avec régime fiscal d’impatriation. 

Ce guichet unique regrouperait les différents titres de séjour existants (Passeport Talent, French Tech Visa…) sous une bannière plus lisible et plus avantageuse. Tout étranger très qualifié (ingénieur, entrepreneur disposant de financements, expert dans un domaine en tension, expert climatique, etc.) obtiendrait sous 2 semaines un visa de travail de 4 ans renouvelables, pour lui et sa famille, via une procédure simplifiée en ligne, sans exigence de contrat de travail préalable. Cette procédure irait de pair avec un « pack d’accueil » attractif : accompagnement pour un logement, scolarisation des enfants, apprentissage du français, et extension du régime fiscal d’impatriation. 

Ce visa serait promu via les ambassades, les Alliances françaises et des campagnes ciblées (ex : 5 000 développeurs d’Afrique francophone et de pays francophones). L’objectif serait de doubler à 20 000 le nombre de Passeports Talents délivrés chaque année, ainsi que la part d’étudiants étrangers restés en emploi en France 2 ans après diplôme à 50 %.

Recommandation 13 : Établir le « Paris Data Exchange » comme première bourse européenne de données.

L’économie de la donnée connaît une révolution avec l’émergence de bourses de données, à l’image du Shanghai Data Exchange, lancée en 2021 avec 20 produits de données et visant désormais 5 000 produits listés d’ici 2030 pour un marché estimé à 69 milliards de dollars. Les entreprises européennes possèdent en effet des gisements de données sous-exploités, d’EDF qui pourrait monétiser ses données de consommation énergétique, à SNCF celles de ses flux de mobilité, et Orange celles de géolocalisation anonymisées. Se faisant, elles basculeraient de simples consommatrices d’IA à fournisseuses de données pour les modèles, et l’activité et l’innovation occasionnées seraient considérables : des assurances pourraient par exemple croiser données agricoles et météo pour de nouveaux produits, et la grande distribution associer données de mobilité et de consommation pour optimiser sa supply chain.

Une telle bourse de données, financée par des investissements publics et privés et visant 100 produits en année 1 avec l’objectif de générer 500 millions d’euros de transactions annuelles d’ici 2030, donnerait à la France un avantage compétitif important, en plus d’un cadre souverain pour la maîtrise de nos données, permettant de surcroît leur certification, standardisation et protection (la bourse de Shanghai a établi le principe selon lequel « aucune transaction ne s’effectue si l’acheteur ne peut expliquer le scénario d’usage exact »).

«  La crise du logement se résume en quelques chiffres  : la France est passée de 496 000 constructions autorisées en 2017 à 295 000 en 2023, pendant que la part du loyer dans le revenu représente 4 fois ce qu’il comptait en 1963.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

1.4 — Assumer la puissance économique européenne

Constats et chiffres
  • Investissements industriels : Entre 2016 et 2023, l’Union européenne n’a représenté que 6,5 % des investissements industriels annoncés dans le monde, contre 17 % pour les États-Unis et 19 % pour la Chine 63.
  • Normes : Entre 2019 et 2024, l’Union a adopté 13 942 actes législatifs, contre 3 725 lois et 2 202 résolutions aux États-Unis selon le rapport Draghi.
  • Coût des barrières internes à l’Europe : les barrières internes au sein de l’Union sont équivalentes à des droits de douane de 45 % pour l’industrie manufacturière — soit trois fois plus qu’aux États-Unis — et de 110 % pour les services, selon le rapport Draghi.
Recommandation principale 14 : Construire une nouvelle Union de libre-échange avec le Mercosur, l’Australie, le Canada, l’Inde, et l’ASEAN.

L’Union a déjà conclu plus de 40 accords commerciaux avec plus de 70 pays et régions du monde. Le plus récent, le CETA, monte des résultats très en faveur des entreprises et salariés européens. 

Pour une vingtaine d’autres partenaires, les négociations sont finalisées, mais les procédures d’adoption et de ratification demeurent en cours. Par ailleurs, plusieurs accords additionnels sont actuellement en phase de négociation. Dans un contexte marqué par des tensions commerciales accrues, notamment avec les États-Unis, il apparaît essentiel pour l’Union de diversifier ses débouchés à l’exportation ainsi que ses sources d’approvisionnement.

Impact : Les gains à attendre d’accords de libre-échange sont bien documentés : les économistes conviennent en effet que la mondialisation fait des gagnants et des perdants, mais que les gains associés au libre-échange sont suffisants pour être redistribués de manière efficace entre tous les agents économiques. Une analyse de Lionel Fontagné et ses co-auteurs 64 aboutit à une estimation de l’ordre de 0,72 point de PIB de gain à attendre maximum pour l’Union des accords de libre-échange. Le Parlement européen 65 avait chiffré à 0,1 point le gain de PIB européen pour le seul accord avec le Mercosur.

Recommandation 15 : Instaurer un partenariat tactique vis-à-vis de la Chine : durcir nos règles, pour que celle-ci accepte des partenariats stratégiques dans certains secteurs clés.

L’excédent commercial chinois avec l’Union a doublé en 5 ans. Si la Chine dispose d’une avance technologique incontestée dans certains domaines comme les véhicules électriques, où les constructeurs bénéficient de subventions représentant jusqu’à 21 % de leur chiffre d’affaires, l’accès au marché européen lui est particulièrement critique dans un contexte de tensions commerciales avec les États-Unis et de croissance atone sur son marché intérieur. Cela constitue une opportunité pour l’Union européenne. 

Celle-ci doit assumer une position forte de négociation : en mobilisant d’une part ses instruments de défense commerciale (anti-dumping, antisubventions) au travers de taxes compensatoires dans l’automobile voire d’autres secteurs, et en ouvrant d’autre part la possibilité d’un accès au marché européen sous la forme de quotas dédiés, elle peut inciter la Chine à ajuster ses politiques et à accepter des partenariats stratégiques UE-Chine dans certains domaines clés où l’Europe est désormais en retard (dont automobile). Ces partenariats devront respecter certains critères prédéfinis : investissements directs sur le sol européen avec transfert de technologie obligatoire, actionnariat partagé à 51/49, formation de la main d’œuvre en Europe, système de contrôle public du respect des obligations avec comme sanction la fermeture de l’accès au marché européen.

Impact : La stratégie de croissance par l’investissement direct étranger est davantage étudiée pour des pays en voie de développement. Pegkas 66 estime toutefois que l’élasticité est relativement faible pour les pays européens : une augmentation de 1 point de PIB des IDE en France serait associée à un gain de PIB de l’ordre de 0,2-0,4 point. En supposant que les partenariats visent des secteurs particulièrement stratégiques, permettant des effets d’entraînement importants dans l’économie, le gain pourrait être plus important.

Recommandation 16 : Finaliser plusieurs des chantiers nécessaires à la compétitivité européenne : un marché des biens et services d’ici 2030 (éventuellement avec un premier cercle de pays volontaires) ; des équivalents européens du NASDAQ, des ARPA et LabEx ; la fin des règlementations non efficientes ; des PIIEC supplémentaires, une politique de concurrence ajustée ; et l’Erasmus universel. 

Le rapport Draghi n’a fait que révéler avec force des constats dressés depuis des décennies : un marché intérieur incomplet, des normes nombreuses et complexes, des concurrents géopolitiques hostiles, etc. 

Si les solutions sont difficiles à mettre en œuvre, elles sont connues et travaillées aussi depuis longtemps, souvent reprises dans le rapport Draghi : le marché intérieur doit être approfondi, si besoin par une première coopération d’États membres volontaires, et l’Union de l’épargne et des investissements être achevée y compris pour faire émerger des marchés d’actions européens à l’image du Nasdaq ; les obligations de reporting trop lourdes doivent être levées sans délai et un code européen des affaires adopté ; les PIIEC doivent être accélérés ; l’achat de matériaux critiques doit être davantage négocié en commun ; le Conseil européen doit pouvoir autoriser une opération interdite par la politique de concurrence, sur le fondement d’un intérêt général (souveraineté, résilience, etc.) ; l’Union doit se doter d’ARPA et de LabEx (voir la proposition 10) ; et le programme Erasmus + doit s’ouvrir à tous les jeunes, en particulier les apprentis.

Impact : Les travaux du FMI 67 suggèrent un gain potentiel de 7 points de productivité à attendre d’un approfondissement du marché européen, et d’au moins 3 points de PIB.

1.5 — Faire de la décarbonation une opportunité

Constats et chiffres
  • Émissions : Comparé à 1990, l’Europe et les États-Unis ont réduit leurs émissions de GES de respectivement 35 % et 5 %, contre une augmentation de 320 % en Chine. L’instauration de la tarification carbone compte pour beaucoup dans le résultat européen 68.
  • Investissements pour réussir la transition énergétique : entre 60 et 80 milliards d’euros supplémentaires par an 69.
  • Action publique : 200 politiques et mesures de décarbonation sont recensées pour 34 milliards d’euros, mais elles demeurent très disparates 70.

Le « Nouveau Consensus Européen » trouve dans la transition écologique un de ses défis les plus redoutables. La nécessité de décarboner nos économies n’est plus un sujet de débat, mais un impératif moral qui vient s’inscrire dans le « contretemps français », voire l’amplifier. Car si la France a, là aussi, eu raison trop tôt en misant sur une électricité bas-carbone grâce au nucléaire, elle risque d’avoir tort pendant longtemps en abordant cette transformation historique avec les mêmes faiblesses qui minent sa trajectoire économique depuis vingt ans.

Parmi ces faiblesses, une politique qui oublie d’assortir le soutien de la demande par une politique d’offre. L’essentiel de l’effort public, dispersé dans plus de 200 dispositifs, se concentre sur l’incitation à l’adoption de solutions décarbonées (achat de véhicules électriques, rénovation des logements, usage des énergies renouvelables etc.). Cette approche n’est pas systématiquement assortie de mécanismes visant à stimuler la production de ces mêmes solutions en France. Il en résulte un soutien indirect aux importations, avec un impact sur la balance commerciale, la dépendance industrielle et, paradoxalement, une aggravation de l’empreinte carbone de notre consommation. Cette approche inflationniste, qui pèse sur nos finances publiques sans renforcer notre base productive, contraste avec les stratégies offensives menées par les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act ou par la Chine, qui a conquis une position dominante sur les marchés de la plupart des technologies vertes.

Deuxièmement, l’action publique est coûteuse et son efficacité encore mal évaluée. Toute politique climatique doit tenter d’atteindre l’ambition climatique démocratiquement déterminée au moindre coût pour les citoyens, en tenant compte des objectifs de réindustrialisation et d’indépendance stratégique. La dispersion des aides s’accompagne d’un insuffisant pilotage par l’analyse coûts-bénéfices des subventions et des normes. Le coût pour la collectivité d’une tonne de CO₂ évitée varie considérablement d’une mesure à l’autre, sans que cette information ne semble constituer un critère directeur dans les choix politiques. Le refus par l’État de rechercher la politique de transition de moindre impact sociétal pose la question de son acceptabilité sociale au moment même où les citoyens constatent les sacrifices de pouvoir d’achat et d’inconfort qui leur sont demandés pour le climat.

Enfin et d’une manière générale, la politique de décarbonation n’est pas suffisamment articulée avec la stratégie économique d’ensemble. Les trajectoires définies dans la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) et la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) sont le résultat d’un exercice technique détaillé mais largement désincarné des réalités micro- et macro-économiques. Les questions de soutenabilité budgétaire, de l’impact sur l’inflation et la compétitivité, et de l’articulation avec les stratégies de nos partenaires et concurrents ne sont quasiment pas traitées ou de manière très incomplète. Les outils européens comme le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), bien qu’indispensables dans leur principe, s’avèrent dans leur forme actuelle trop limités et complexes pour protéger efficacement notre industrie, menaçant même de fragiliser les chaînes de valeur en aval et notre compétitivité à l’export, alors que nous souhaitons l’encourager.

La question n’est donc plus de savoir s’il faut décarboner ou non, mais comment le faire sans aggraver notre déclassement et nos inégalités. Aborder cet enjeu comme un simple fardeau, une contrainte à subir, serait la chronique d’un échec annoncé. La France et l’Europe doivent au contraire le transformer en un levier de compétitivité, de réindustrialisation et de croissance.

Recommandation 17 : Repenser la politique climatique avec un prix du carbone, une politique industrielle et l’ajustement aux frontières réellement incitatifs.

À l’inverse des interdictions ou des normes mal calibrées ou changeantes, la politique de tarification du carbone évite à la sphère politique d’intervenir dans les décisions stratégiques des entreprises. Elle laisse la primauté à l’économie de marché pour allouer efficacement la myriade d’efforts nécessaires à l’atteinte de l’objectif collectif au moindre coût, tout en créant un revenu fiscal permettant de réduire les inégalités si le pouvoir politique le désire. Elle doit donc être soutenue avec vigueur.

La plupart des actions de décarbonation étant des investissements de long terme (éolien, solaire, nucléaire, véhicule électrique, isolation, etc.), les tergiversations politiques instaurent une incertitude et réduisent les incitations à investir. Des outils existent pour renforcer la crédibilité et la prévisibilité des incitations : les contrats pour différence (« contract for difference »), la fixation d’un prix minimum du permis d’émission (via un prix de réserve aux enchères par exemple) ou la création d’une banque centrale du carbone.

En dépit de son rôle premier, la tarification carbone ne suffit pas pour réorienter les entreprises d’innovations carbonées vers de la recherche dans le secteur vert 71 : une politique industrielle incitative constitue une indispensable politique complémentaire, en particulier pour impulser l’innovation du secteur privé. Là aussi, une ARPA européenne, qui financerait des recherches à haut risque et à haut rendement de technologies vertes selon des critères scientifiques et économiques, permettrait d’éviter les errements du politique, qui peut subventionner des entreprises ou des secteurs par facilité, selon des informations lacunaires ou des suggestions de lobbies 72.

En parallèle, la sortie des États-Unis des Accords de Paris nous oblige à construire des instruments rétablissant une juste compétition internationale empêchant les pays moins disant de profiter industriellement de notre volontarisme climatique. Cela passe par une réforme ambitieuse du MACF pour en élargir le champ sectoriel et corriger ses défauts, la création d’un « rebate » à l’export pour ne pas pénaliser nos entreprises sur les marchés mondiaux, et la construction d’une « Coalition des Volontaires » avec nos principaux partenaires économiques pour aboutir à terme à un marché du carbone pertinent à l’échelle internationale.

Recommandation 18 : Capitaliser sur nos atouts énergétiques.

La France dispose d’une électricité parmi les moins chères et les moins carbonées d’Europe grâce à la filière nucléaire, et d’un potentiel de développement de toutes les énergies renouvelables. Cet avantage comparatif doit devenir la pierre angulaire de notre stratégie de réindustrialisation et de décarbonation. 

Il faut favoriser activement l’électrification, en particulier de l’industrie, et la production de solutions de décarbonation en Europe par des mesures de réciprocité et éventuellement de contenu local, en utilisant cet atout pour attirer les industries d’avenir (on peut penser par exemple, aux « datacenters bas-carbone », au recyclage etc.), sans oublier de mobiliser les sources d’énergie décarbonée de proximité (chaleur renouvelable et de récupération, biogaz, biocarburants…).

Recommandation 19 : Optimiser l’action publique par l’analyse coût-bénéfice.

L’efficacité de chaque euro public dépensé doit devenir un critère de pilotage de l’action publique. Il est fondamental de généraliser l’estimation du coût par tonne de CO₂ évitée afin d’arbitrer entre les différents dispositifs, d’effectuer des études d’impact préalables à l’adoption de nouvelles politiques, et d’éviter les surtranspositions de réglementations européennes. Il y a là matière à réduire davantage d’émissions pour le même coût, ou autant d’émissions pour un coût moindre.

À titre d’exemple : certaines opérations d’isolation thermique des logements peuvent coûter plus de 350 €/tCO2, alors que d’autres actions, comme le remplacement d’une chaudière au fioul par une pompe à chaleur, peuvent être beaucoup moins onéreuses, de l’ordre de 50 €/tCO2. De leur côté, la réduction du thermostat en hiver, l’usage des transports en commun ou du vélo, ou la consommation de productions locales n’ont pas fait l’objet de telles évaluations 73. Il existe ainsi un potentiel d’optimisation à mobiliser au sein de chaque secteur et entre les secteurs. 

Recommandation 20. Orienter davantage de financements vers l’investissement productif vert en mobilisant l’épargne privée. 

Avec près de 3 000 milliards d’euros de placements en assurance-vie, en épargne réglementée, et en actions, la France a les moyens de financer sa transition en mobilisant l’épargne privée. Cela requiert en premier lieu d’améliorer le ratio rendement/risque des actifs verts (notamment par une tarification du carbone), qui est un critère déterminant de l’allocation de l’épargne, et ainsi de dé-risquer les projets, d’assurer à minima leur équilibre économique et d’identifier clairement les activités relevant de la transition. 

Le rapport Draghi n’a fait que révéler avec force des constats dressés depuis des décennies.

Cela passe également par des outils comme des labels crédibles, l’accélération des dispositifs de soutien et de garantie pour les investissements des entreprises (en particulier des PME/ETI), et le soutien à de nouveaux investisseurs institutionnels, fonds de pension collectifs ou fonds sur le modèle de l’initiative Tibi dont l’action peut davantage s’inscrire sur du long terme 74.

Impact : Avec 600 milliards d’euros d’épargne (soit 10 % du stock national) de plus investie dans du capital productif (soit une hausse de 4 % du capital net), la hausse du PIB à attendre serait d’au moins 2 points, même en tenant compte de la productivité marginale décroissante du capital. 

«  La sortie des États-Unis des Accords de Paris nous oblige à construire des instruments rétablissant une juste compétition internationale empêchant les pays moins disant de profiter industriellement de notre volontarisme climatique.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

2 — Deuxième renversement : travailler davantage et être davantage à travailler

Le besoin de travail est un impératif économique et social. Travailler davantage, et être davantage à travailler, permet à la fois d’élever le PIB par habitant, d’améliorer les finances publiques, et de restituer du pouvoir d’achat, dans une période où les gains de productivité sont faibles. 

2.1 — Augmenter le taux d’emploi et la durée du travail

Constats et chiffres
  • Taux d’emploi : la France a le 7e taux d’emploi le plus faible des 27 états européens  75, en raison d’un écart considérable parmi les 55-64 ans (60,4 contre 65,2 % en moyenne) et plus faible parmi les 15-24 ans (34,6 contre 35 %). A l’inverse, la France a un taux d’emploi supérieur pour les 25-54 ans (83 contre 82,5 %).
  • Dit autrement : Si la France alignait son taux d’emploi sur celui de l’Allemagne, elle compterait 1,5 M d’emplois supplémentaires, 3,2 % de PIB en plus, et 20 milliards d’euros pour le financement de la protection sociale  76
  • Part des retraites dans le PIB : 5 % en 1960, 10 % en 1990 et 14 % en 2023, soit un quart des dépenses publiques.
  • Durée effective du travail  : la troisième plus basse de l’Union à 1673 heures pour les salariés à temps complet par an contre 1790 en moyenne européenne.
Recommandation 21 : Travailler jusqu’à 64 ans et au-delà, avec l’introduction d’un âge pivot variable.

L’âge effectif de départ à la retraite est de 62,4 ans en France, 1 an et demi de moins qu’en zone euro. Les conséquences sont multiples : déficit d’heures travaillées pour l’économie, surcroît de dépenses publiques de 2,5 points de PIB à celui relevé en zone euro, surcroît de prélèvements sur les salaires pour financer celles-ci, etc. Il n’est économiquement pas raisonnable de revenir sur la hausse de l’âge d’ouverture des droits à 64 ans, dont le coût pour les finances publiques a été chiffré à 13 milliards d’euros en 2035 par la Cour des Comptes 77.

Encourager un report de l’âge de liquidation des droits après 64 ans au minimum doit plutôt devenir une priorité. 65 ans fait en effet figure de moyenne pour l’âge légal de départ à la retraite dans l’Union européenne 78.

Cela peut d’abord passer par l’introduction d’un âge-pivot variable, dans un premier temps fixé à 64 ans, qui augmenterait graduellement en fonction de l’espérance de vie et de l’équilibre financier du système. Comme c’est la règle chez la plupart de nos voisins, une personne qui accepterait une décote d’âge pourrait liquider sa pension par anticipation (sous réserve que sa pension ne soit pas trop faible). Les décotes ont le défaut de réduire le rendement macroéconomique des mesures d’âge puisque le taux d’emploi augmentera moins fortement ; à terme, l’âge légal et l’âge d’un départ anticipé pourraient augmenter en parallèle. L’application de ces décotes permettrait par ailleurs d’accélérer la hausse du taux d’emploi permise par la réforme actuelle.

Cela passerait ensuite par une limitation du chômage comme préretraite. La dégressivité des allocations après six mois pourrait s’appliquer aux seniors, aujourd’hui exemptés. Il faut également mettre fin au « maintien des droits » entre l’âge d’ouverture des droits et l’âge de départ à taux plein qui n’incite nullement à la reprise d’un emploi. Les indemnités de licenciement, défiscalisables jusqu’à deux ans de salaire, devraient aussi être fiscalisées, tant pour les seniors que pour les autres salariés.

Rendre moins généreux le dispositif de retraite progressive, en étendant néanmoins sa durée, doit également être envisagé. Un salarié qui perçoit une partie de sa pension dès 62 ans tout en travaillant à temps partiel ne devrait pas bénéficier des mêmes droits qu’un salarié resté à temps plein jusqu’à son départ définitif. Sa pension finale pourrait être ajustée à la baisse, sauf en cas de problème médical. En contrepartie, le dispositif pourrait être étendu dès 60 ans si son coût pour les finances publiques est neutralisé, avec la possibilité pour les branches ou les entreprises de le bonifier via des accords. 

Il faut enfin recentrer les dispositifs de carrières longues, d’usure et de départs anticipés pour limiter les effets d’aubaine. Cela suppose de mieux prendre en compte la durée réellement cotisée, en étendant le critère de 43 à 45 ans et en limitant les trimestres validés sans cotisations effectives, et de renforcer les départs pour inaptitude ou incapacité avérée. Un meilleur suivi médical à partir de 50 ou 55 ans permettrait d’anticiper les situations de fragilité.

Impact : Par rapport aux pays européens à haut taux d’emploi des séniors, la France a un déficit de l’ordre de 1,0-1,3 millions d’emplois entre 60 et 64 ans, et de 0,4-0,7 millions entre 65 et 69 ans. Ce potentiel de hausse de 6 % de l’emploi total entrainerait une hausse du PIB de l’ordre de 3 % sur un horizon de 10-15 ans (sous l’hypothèse d’une moindre productivité marginale des emplois maintenus). En parallèle, les finances publiques bénéficieraient des moindres dépenses de pensions.

Recommandation 22 : En parallèle de ces efforts demandés aux actifs, réduire dès maintenant les besoins de financement du système de retraites.

Si les prestations retraites étaient historiquement faibles et versées à partir d’un âge élevé et proche de l’espérance de vie d’alors (65 ans), le système a été rendu plus généreux au fil d’une démographie plus favorable, jusqu’à la retraite à 60 ans en 1983. En dépit du durcissement des règles à partir de 1993, le poids des retraites dans le PIB a explosé, du fait de la démographie et d’indexations automatiques. Résultat : il n’est plus possible d’assurer à la fois un âge de départ précoce et des pensions élevées.

Ce choix de société pèse sur le pouvoir d’achat, le coût du travail et la capacité à financer d’autres dépenses publiques et sociales, par effet d’éviction de l’impôt. Ce choix est financé par l’argent public : l’effet des cotisations retraite sur le coût du travail oblige à de lourdes exonérations sur les bas salaires, que l’État rembourse aux caisses de retraite, et de nombreuses dépenses dites de solidarité sont prises en charge par les Fonds de solidarité vieillesse et les branches famille, chômage ou maladie. Enfin, le déséquilibre des régimes de retraite de la fonction publique est pris en charge par les employeurs sous forme de cotisations exorbitantes, décorrélées des droits futurs des agents. 

Réduire les besoins de financement du système de retraites pourrait permettre de baisser les cotisations supportées par les salariés et leurs employeurs, ou bien de financer l’amorçage d’un fonds de capitalisation. Plusieurs leviers sont actionnables :

  • Réduire la générosité intrinsèque du système et aligner la fiscalité des retraités sur celle des actifs. Un premier levier serait de ne plus calculer la pension du régime général sur les « 25 meilleures années » mais sur 30 ou 35, ce qui diminuerait le taux de remplacement. De même le désormais très connu abattement à l’IR sur les pensions de retraite pourrait être supprimé, et le taux de CSG sur les pensions être progressivement aligné sur celui des actifs, voire davantage, pour financer les dépenses de santé élevées des seniors. 
  • Revoir certains dispositifs de solidarité mal ciblés. La DREES 79 chiffre ainsi à 20 milliards d’euros les dépenses de solidarité bénéficiant aux 25 % de retraités les plus aisés. 
  • Réformer l’indexation des pensions. Comme le relèvent les organisations internationales, les indexations quasi-automatiques sont néfastes à la bonne gestion des finances publiques, en ce qu’elles alourdissent automatiquement chaque année les dépenses sans pouvoir assurer à l’avance qu’elles seront finançables. Un gel des pensions pendant plusieurs années permettrait ainsi un redressement des comptes en demandant un effort aux retraités actuels — qui n’ont pas été concernés par la réforme de 2023 — tandis qu’une indexation minorée stabiliserait les dépenses à terme. Un comité d’experts pourrait décider de la revalorisation des pensions en fonction de la situation courante et prévue des comptes (sans descendre au-dessous d’un certain plancher, par exemple 85  % du niveau de vie des actifs).

Impact : Le potentiel d’économies/hausses de prélèvements est de l’ordre de 1 point de PIB au bout de 10 ans, avec un effet sur l’activité récessif à court terme, mais neutre voire positif à moyen terme.

Recommandation 23 : Permettre à chacun de se constituer un « patrimoine retraite » en étendant la capitalisation.

Le modèle par répartition a l’avantage bénéficier aux affiliés du régime de la croissance économique du pays, qui est déterminée par sa démographie et sa productivité. Il a aussi eu l’avantage historique de permettre le versement des prestations immédiatement à partir des cotisations collectées, et de permettre aux Français de participer au capital des entreprises françaises. Son principal inconvénient est qu’il ne permet pas de diversifier le risque macroéconomique et démographique français, alors que son taux de rendement interne se dégrade fortement.

Introduire une dose de capitalisation permettrait de faire bénéficier les salariés d’un surcroît de rendement, qui correspond essentiellement au différentiel positif entre la croissance mondiale et la croissance française. Cette introduction peut se faire en suivant deux approches non exclusives l’une de l’autre : 

  • étendre les dispositifs permettant de constituer une retraite additionnelle par capitalisation : par exemple, dès que l’entreprise en a les moyens, en fléchant 50 % de l’intéressement et de la participation sur des plans de retraite collectifs ou l’exonération d’impôt sur le revenu lors du départ à la retraite du PER individuel ou collectif si l’exonération n’a pas eu lieu à l’entrée) ;
  • engager une substitution progressive d’une part de la retraite par répartition, par de la capitalisation : cela via un fonds de capitalisation, qui générerait des rendements du capital suffisants pour baisser les taux de cotisations en maintenant le niveau des pensions. Il nécessiterait néanmoins une phase d’amorçage importante, qui pourrait être financée par une réduction de la dépense de retraite actuelle évoquée dans la recommandation 22).

Impact : La constitution d’épargne retraite de capitalisation, placée dans des fonds bénéficiant de la performance de l’économie mondiale, augmenterait le revenu national de l’écart de taux d’intérêt nominal entre la France et le reste du monde, soit environ 3 points de pourcentage. Ainsi un fonds de capitalisation calibré à 100 milliards d’euros, équivalent aux PER collectés depuis 2018, apporterait 3 milliards d’euros par an, soit 0,1 % du PIB à horizon de 10-15 ans. Les bienfaits de cette mesure ne seraient sensibles qu’à bien plus long terme.

Recommandation 24 : Recentrer l’enseignement supérieur sur des parcours lisibles et favorables à l’insertion professionnelle, notamment en modulant les financements publics en fonction des débouchés effectifs.

Le taux d’emploi des jeunes (16-29 ans) est très inférieur à celui d’autres pays comparables, avec un écart de plus de 10 points avec l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Les « NEETs » est ainsi, pour la France, un sujet éthique, économique et social majeur.

La première solution passe par la refondation de la formation initiale (voir Recommandation 1). D’autres, essentielles mais subséquentes, relèvent de la capacité des entreprises à être compétitives et donc embaucher (voir Partie 1), du logement (voir Recommandation 27) — ainsi que de l’apprentissage, la formation continue, etc.

Le système d’enseignement supérieur, avec son grand nombre de formations mal orientées, conduisant à des parcours longs, peu cohérents avec les besoins économiques et débouchant sur des insertions tardives ou décevantes, fragilise également leur entrée sur le marché du travail et alimente la frustration des étudiants.

Après les crises récentes, les dépenses françaises, loin de se normaliser, continuent de croître plus vite que l’activité et les revenus, même hors intérêts de la dette.

Il est d’abord nécessaire de valoriser les formations assurant un débouché professionnel, y compris celles plus courtes, y compris en instituant des passerelles entre formations générales et professionnelles comme en Suisse. Ainsi, les fonds publics aux formations ou aux structures devraient pouvoir être modulés et dépendre du taux de réussite au diplôme et d’insertion professionnelle (mesurée, par exemple, à 12 mois et supérieure à 50 % sur les deux dernières promotions hors poursuite et abandon). 

Dans un second temps, une refonte des formations pourrait être engagée, à partir de la transparence totale des résultats (taux de réussite, taux d’abandon, taux d’insertion à 6 et 12 mois), des données des branches sur l’évolution des métiers, et un mécanisme de co-responsabilité entre les branches professionnelles et les certificateurs publics et privés pour décider de référentiels d’activité et de compétences, d’évaluation et de formation.

L’enseignement professionnel doit de son côté également se rapprocher de l’entreprise. Si des réformes volontaristes ont fait passer le nombre d’apprentis de 250 000 à 800 000 entre 2017 et 2025, les lycées professionnels en ont en effet été largement exclus, en dépit de leurs 650 000 élèves et d’un taux de décrochage trois à quatre fois supérieur à celui de l’enseignement général pour un coût de 20 milliards d’euros. En parallèle d’une mobilisation des pouvoirs publics à la suite de la réforme de 2023, les entreprises devraient être encore davantage représentées dans les conseils d’administration des lycées professionnels et dans la transition « formation-emploi » de la dernière année d’études.

Impact : L’impact est en partie pris en compte dans les recommandations sur la formation et sur l’innovation.

Recommandation 25 : Augmenter la durée du travail des personnes en emploi par un choc d’heures supplémentaires et complémentaires.

La réglementation relativement rigide du temps de travail en France et limite les marges de manœuvre pour adapter les horaires aux besoins réels de l’activité et aux souhaits des salariés. Si des accords collectifs ont introduit des souplesses, une partie des salariés à temps partiel ne peut travailler davantage, d’autant que les dispositifs d’exonération sur les heures supplémentaires n’incitent pas les employeurs à y recourir en raison des modalités de calcul.

Dans ce contexte, plutôt qu’une évolution de la durée légale du travail, c’est la levée des freins existants qui doit permettre une augmentation effective du volume d’heures travaillées. 

Il conviendrait d’abord de renforcer la capacité des entreprises à adapter le temps de travail à leurs besoins, en leur permettant par accord de définir leurs seuils de déclenchement des heures supplémentaires, qu’il s’agisse du volume hebdomadaire (35 heures) ou annuel (1607 heures), ainsi que pour les forfaits en jours (218 jours). Il pourrait être également pertinent d’abroger le principe du contingent d’heures supplémentaires qui impose de consulter le CSE et d’accorder des repos compensateurs supplémentaires, d’introduire pour les salariés un « droit aux heures supplémentaires, qui ne serait pas opposable, mais obligerait l’employeur à motiver le refus (sur le modèle du temps partiel) — mais aussi de transformer par accord des jours fériés en temps travaillé et rémunéré.

D’autres mesures techniques peuvent être également appliquées, qu’elles permettent de sortir les heures supplémentaires de l’assiette de rémunération servant au calcul du taux de cotisations employeur et de la prime d’activité et encore de réduire les effets de bord pour l’employeur du passage de temps partiel à temps plein. 

Impact : Le potentiel de hausse d’heures travaillées par les personnes en emploi salarié à temps complet est de l’ordre de 8 % 80. Sous l’hypothèse d’une moindre productivité des heures supplémentaires, l’impact positif à attendre sur le PIB serait de 2,5 points.

«  Parce que notre pays ne peut pas se tenir à l’écart d’un consensus européen favorable à la réallocation des ressources en faveur de l’innovation et de la production et, in fine, à l’intérêt des Français, nous les pensons prêts à suivre cette nouvelle politique économique.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

2.2 — Revaloriser le travail

Les prélèvements sociaux et fiscaux obligatoires portant sur le salaire sont plus élevés en France que dans les pays comparables. Si une partie des prélèvements sur le travail apporte au salarié des droits au chômage ou d’assurance vieillesse, le restant (impôt sur le revenu, CSG, cotisation maladie et cotisation famille) finance des prestations et services publics bénéficiant à toute la population. Cet impôt sur le travail est négatif au niveau du SMIC (du fait de l’addition de la prime d’activité et des allègements de cotisation), fortement croissant jusqu’à 1,6 SMIC, et atteint plusieurs dizaines de points de salaire brut au-delà de 3,5 SMIC, un niveau plus élevé que dans les pays comparables. Cette distorsion induite par la courbe décroissante des allégements généraux génère une trappe à bas salaires au niveau du SMIC. 

Cette imposition du travail a deux effets pervers : d’une part, elle augmente le coût du travail pour les entreprises, notamment celui du travail qualifié, ce qui va à rebours de l’objectif de promotion de l’innovation et de la montée en gamme des activités. D’autre part, elle réduit le gain monétaire au travail pour les actifs, et le gain à l’acquisition de compétences.

Recommandation 26 : Basculer vers la TVA plusieurs points de prélèvements acquittés par les employeurs sur le travail.

« Basculer » certains prélèvements qui s’appliquent au salaire vers d’autres assiettes permettrait de dégager de 30 à 50 milliards d’euros en faveur des actifs. Cette baisse porterait préférablement sur les cotisations famille (35 milliards d’euros) ou maladie (78 milliards d’euros), qui sont à la fois progressives et acquittées par l’employeur. L’assiette fiscale qui pourrait se substituer au travail serait la consommation, à travers la TVA, la France ayant l’un des taux effectifs de TVA parmi les plus faibles d’Europe (9,7 % en 2019). 

La baisse des taux de cotisations pourrait être uniforme sur toute l’échelle des salaires, ou porter davantage sur la tranche de salaires où les prélèvements sont davantage progressifs, entre 1 et 3,5 SMIC. 

La bascule cotisations-TVA devrait s’accompagner d’un cycle de négociations salariales obligatoires dans les branches et entreprises afin de répartir la baisse de la fiscalité sur le travail entre employeur et salarié en fonction de la situation économique des entreprises. Les employés verraient ainsi leur pouvoir d’achat renforcé.

Impact : un point de PIB de TVA sociale (ou de CSG sociale) augmenterait le PIB de 0,5 % et créerait 250 000 emplois au bout de 10 ans, avec toutefois un effet récessif à court terme (DGTrésor, modèle Mésange).

Recommandation principale 27 : Revenir à une moyenne de 500 000 constructions de logements par an et encourager la location avec un « bail 100 % flexible ».

Particulièrement pénalisante pour les salariés, la crise du logement se résume en quelques chiffres : la France est passée de 496 000 constructions autorisées en 2017 à 295 000 en 2023, pendant que la part du loyer dans le revenu représente 4 fois ce qu’il comptait en 1963 ; en parallèle, notre pays dépense 40 milliards d’euros pour le logement, soit 15 de plus que l’Allemagne. 

Déverrouiller ce secteur est devenu une urgence économique et sociale. La recherche permet d’esquisser deux pistes : certaines politiques publiques, centrales dans l’organisation actuelle du système, ont des effets contreproductifs — à commencer par l’encadrement des loyers, qui favorise la pénurie et la détérioration de la qualité des logements et la réduction de la mobilité 81, et les aides aux logements, qui bénéficient pour l’essentiel aux propriétaires 82 ; en miroir, construire davantage, même des logements destinés aux déciles supérieurs, permet de baisser les loyers, y compris des moins aisés 83.

En partant de ces constats, plusieurs pistes peuvent être envisagées en faveur de la construction : dans un premier temps, des incitations fiscales ou financières pour les communes engagées dans un objectif de densification, voire la modulation d’une partie de la dotation globale de fonctionnement en fonction des permis de construire délivrés, ainsi que la délivrance automatique des permis de construire sous trois mois dans les zones tendues. Il semble aussi indispensable de réévaluer l’impact des normes adoptées depuis dix ans. Inspirée et prolongeant les politiques de provinces canadiennes, la création d’un « bail 100 % flexible » permettrait aux bailleurs et locataires de choisir librement la durée et les modalités de sortie, afin d’ajuster offre et demande. L’achat par les locataires de leur logement social doit être encouragé, y compris en modulant une partie des subventions aux bailleurs selon le taux de vente et une partie du loyer en fonction des revenus. Enfin, une fois le marché déverrouillé, limiter et fusionner les aides au logement dans une allocation sociale unifiée (logement, famille, minima) sera à la fois plus lisible et plus juste. 

Impact : Le chiffrage est difficile, non pas tant pour les gains directs pour la filière que pour les gains indirects (meilleure allocation des emplois et des compétences, recettes fiscales afférentes, consommation moins contrainte, réduction du sentiment de déclassement, etc.). À partir de chiffres de la FFB, le MEDEF 84 évaluait à 1 point de PIB le gain lié à la construction de 500 000 logements et la rénovation de 500 000 autres.

Recommandation 28 : Favoriser la détention d’actions par les salariés.

Le pouvoir d’achat demeure une source d’un vif sentiment d’insatisfaction, en dépit d’un partage de la valeur ajoutée plus équilibré en France que dans les autres pays. C’est pourquoi il convient d’encourager la détention d’actions sur la durée, permettant aux classes moyennes de tirer parti de la croissance mondiale. En parallèle, les entreprises et l’innovation françaises bénéficient de financements sous-optimaux : la moitié des sommes versées au titre du partage de la valeur font l’objet d’un déblocage immédiat, l’autre moitié étant essentiellement placée dans des comptes trop liquides pour bénéficier d’un rendement actionnarial. 

Afin de renforcer la détention d’actions par les salariés, plusieurs leviers peuvent être activés : flécher au moins 50 % de l’intéressement et de la participation vers de l’épargne longue (bloquée au moins 8 ans, contre 5 ans aujourd’hui), inciter les entreprises via leurs PEE et PERCO, à allouer par défaut au moins 50 % des versements en actions.

Impact : un impact macroéconomique positif apparaîtrait dans la durée, du fait du changement de gouvernance et de l’amélioration de la productivité.

«  Il est également possible d’ouvrir un droit d’expérimentation, en laissant aux territoires la possibilité d’adapter leur fonctionnement collectif aux contextes locaux.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

3 — Troisième renversement : mettre la puissance publique au service de l’économie

3.1 — Aligner l’efficacité de la puissance publique sur la moyenne européenne

Constats et chiffres
  • Déficits : la France est le seul pays d’Europe à ne pas avoir réussi à diminuer une seule fois ses dépenses publiques de manière structurelle (de 2 à 3 points de PIB sur cinq ans) 85.

Il ne peut être question ici de s’engager dans le débat idéologique « plus d’État / moins d’État ». Il ne peut pas être non plus question de rentrer dans le détail des 80 missions de l’État telles que catégorisées par Eurostat. 

Notre parti pris ici est simple : en posant à plat les chiffres, comparer la structure de dépenses publiques de la France avec la moyenne de l’Union européenne et isoler les écarts les plus importants.

L’écart entre la France et la moyenne européenne est particulièrement important :

  • Positivement, pour les fonctions retraites, santé et chômage (les «  affaires économiques  » intégrant des politiques très disparates). Toutes choses égales par ailleurs, les réformes et efforts budgétaires doivent y être concentrés en priorité. Cela justifie en particulier nos propositions relatives aux retraites (recommandations 21 à 23), au logement (27), et à la santé (32).
  • Négativement, pour les fonctions transports et la recherche. Toutes choses égales par ailleurs, des investissements supplémentaires doivent y être engagés en priorité. Cela justifie en particulier nos propositions relatives au « choc TIMSS » (recommandation 1), à la recherche (8 à 13) et à la décarbonation (17).

En parallèle, il est possible de comparer à grands traits les structures administratives françaises à celles de nos voisins, à commencer par la part de l’emploi public.

Si ces données doivent être prises avec prudence, au regard de l’hétérogénéité des systèmes, elles constituent néanmoins une approche pertinente pour comparer les pays européens. Cet écart français s’applique également en haut de la pyramide administrative et politique.

Enfin, la France est à la fois le pays qui compte le plus de communes en Europe (34 956 en 2022, soit 37 % du total), le 3e plus grand nombre de départements ou équivalent après l’Allemagne et l’Italie (101, contre 401 et 115), et le 2e plus grand nombre de régions après l’Allemagne (14 contre 16). Rapporté au nombre d’habitants, notre pays a le nombre de collectivités le plus élevé après la Slovaquie, la Tchéquie, la Grèce et Chypre. Ce grand nombre de parties prenantes rend l’action peu lisible et peu efficiente.

Ces écarts avec les moyennes européennes pourraient se justifier si elles conduisaient, parallèlement à de résultats économiques meilleurs, à une qualité de service nettement supérieure à celle de nos voisins. Cependant, les Français font partie des Européens les moins satisfaits de leurs services publics 86.

Recommandation principale 29 : Aligner la structure des dépenses publiques, et les nombres d’agents publics, de fonctions gouvernementales, et de collectivités sur les moyennes européennes. 

En théorie et pour se ranger dans les moyennes européennes, cela suggère de viser : 

  • une réduction des dépenses publiques de 8 points de PIB (partie 3.2.) ;
  • une réallocation des dépenses publiques des retraites, du logement et de la santé vers la recherche, les transports et l’enseignement ; 
  • une réduction du nombre d’agents publics d’environ 1,5 million ;
  • une réduction du nombre de ministres de 12 ;
  • une réduction du nombre des collectivités de 20 385 (essentiellement des communes) ;
  • une hausse de la satisfaction des usagers de 7 points, mesurée dans l’Eurobaromètre.

Les recommandations suivantes peuvent contribuer à ce réalignement de la France sur les moyennes européennes.

Impact : Les recommandations 29 et 30 procureraient des gains d’efficience permettant de maintenir la production de services publics inchangée, en diminuant de 10 % les effectifs des agents. 600 000 emplois seraient ainsi susceptibles d’être créés ailleurs : même en supposant une moindre productivité pour ces emplois, cela représenterait un potentiel de hausse de l’activité d’au moins 1 point de PIB. Du côté des finances publiques, un tel effort conduirait à une économie de 10 % de la masse salariale, soit 25 milliards d’euros ou 0,9 point de PIB (hors pensions publiques).

Recommandation 30 : Concentrer la garantie d’emploi à vie sur les missions régaliennes. 

Le statut général de la fonction publique demeure fermé et relativement uniforme, malgré la loi de transformation de 2019. En dépit de ces évolutions, le poids des agents contractuels dans la fonction publique française (22 %) reste très en deçà du taux allemand (60 % en 2020), italien (85 %) ou espagnol (47 %). 

Sans casser ce statut, une solution pourrait être de le modulariser : comme en Suède dans les années 1970, en Suisse dans les années 1990, au Portugal à partir de 2006, concentrer la garantie d’emploi à vie sur les missions régaliennes ou sensibles, et introduire ailleurs davantage de flexibilité par l’embauche en CDD ou en CDI de droit privé. Ce qui permet, en retour, des rémunérations et une progression en cohérence avec la performance évaluée, et de remplacer la logique de corps par celle du métier.

Le modèle espagnol peut également servir d’inspiration : la loi de finances publiques y fixe annuellement et pour l’ensemble des administrations le taux de remplacement des contrats d’emploi public arrivés à échéance et le seuil maximal de créations d’emplois publics 87. De cette manière, 50 % des nouveaux recrutements d’ici 2030 pourraient être effectués en contrat ou sous nouveau statut, contre environ 20 % aujourd’hui.

Recommandation 31 : Réunir des collectivités territoriales et leurs responsabilités.

Sans revenir sur les mérites et les limites des nombreux rapports et travaux traitant de l’organisation territoriale publique, citons parmi les propositions les plus récentes et par degré de radicalité : la clarification des compétences (rapports Woerth), la suppression des départements urbains au profit des métropoles 88, la fusion des régions et des départements 89, ou la création de 900 « bassins de vie » à la place de 46 000 structures locales 90

L’Europe change. La France, ses gouvernants comme les électeurs, n’ont pas choisi cette voie.

De manière moins radicale, il est également possible d’ouvrir un droit d’expérimentation, en laissant aux territoires la possibilité d’adapter leur fonctionnement collectif aux contextes locaux — et de nommer par exemple des chefs de file institutionnels chargés de piloter l’action publique sur tel ou tel projet. 

Impact : Le rapport Ravignon 91 chiffre à 7,5 milliards d’euros le coût de l’enchevêtrement des compétences. Une amélioration d’au moins 20 % semble raisonnable, ce qui permettrait d’économiser 1,5 milliard d’euros pour les finances publiques — et davantage encore si des vraies réallocations étaient faites, comme le retour au nombre d’agents des collectivités territoriales au niveau des années 2010, soit 100 000 agents de moins pour 4,1 milliards d’euros par an 92. L’effet sur l’activité économique recoupe de son côté celui donné à la recommandation 6.

Recommandation 32 : Piloter le système de santé (aussi) par des chiffres.

La part que la France consacre à la santé se place au troisième rang des pays de l’OCDE. En parallèle, le reste à charge des ménages y est le plus faible des mêmes pays. Le vieillissement démographique devrait encore peser sur ce système : en 2030, 1 prise en charge sur 3 devrait être consacrée aux aînés, avec des coûts afférents en forte hausse. 

Si tout l’organisation de la santé en France ne peut être couverte ici, quelques pistes sont à considérer : 

  • Ajuster les politiques publiques aux statistiques médicales : les bases de données concernant les hospitalisations et les remboursements de l’Assurance Maladie, à l’hôpital comme en ville, sont désormais accessibles. Elles doivent ainsi permettre d’appliquer finement une partie des quelques 20 milliards d’euros de recommandations de la Cour des Comptes 93, sur la lutte contre les fraudes, la généralisation des médicaments génériques, la réduction du transport sanitaire, la prise en charge des dialyses, etc. mais aussi d’identifier les cas où le reste à charge pourrait s’approcher de la moyenne européenne (de 9,2 à 14,2  %) par un système de franchise. 
  • Appliquer « l’indice d’efficacité de la dépense publique » : chaque euro alloué doit l’être selon son meilleur impact. Plusieurs politiques peuvent être appliquées à cette fin : le paiement à la capitation (au forfait plutôt qu’à l’acte) proposé aux généralistes baisserait les prescriptions de 30  %, soit 15 milliards d’euros ; la maîtrise de l’organisation interne rendue aux hôpitaux, et la suppression d’une partie des 300 structures à l’activité trop faible et donc plus risquée, permettrait également de redéployer 10 milliards d’euros.

Impact : si les effets attendus d’un tel changement de gouvernance seraient une baisse des dépenses publiques (à qualité de soin inchangée) et une amélioration des services publics de santé (avec un effet sur la productivité), aucun chiffrage précis ne peut être donné en raison du grand nombre de paramètres.

3.2 — Se donner de nouvelles marges de manœuvre

Constats et chiffres
  • Dette : 1994  : 14e pays le moins endetté sur les 15 de l’Union européenne ; 2004  : 5e pays le plus endetté sur 15 ; 2024  : 3e pays le plus endetté sur 27.
  • Dépenses publiques  : 57 % du PIB en 2024, 8 points de plus que pour la moyenne des pays de l’Union, 8,5 de plus que dans la zone euro.
  • Seuil de déficit public en deçà duquel le ratio d’endettement cesse d’augmenter : 2,5 % (en prenant une croissance de 1  %, une inflation de 1,5  %, et une dette initiale de 113 % du PIB).

Après les crises récentes, les dépenses françaises, loin de se normaliser, continuent de croître plus vite que l’activité et les revenus, même hors intérêts de la dette. Une partie importante des dépenses est en effet rigide, gagée par des engagements pluriannuels, des mécanismes d’indexation, ou des facteurs démographiques. Par contraste, les revenus fiscaux s’érodent avec les indexations des barèmes sur l’inflation et le jeu des niches fiscales, conduisant tendanciellement à un creusement du déficit. Et les bonnes surprises sur les recettes, bien que temporaires, ont tôt fait d’être consommées par des hausses pérennes de dépense.

La France n’est ainsi jamais parvenue, au contraire de pays comparables, à stabiliser ses dépenses. Ce « mal français » n’est pas seulement un enjeu budgétaire ou de risque financier : si les Pays-Bas visent une croissance 2 fois plus élevée que la France en 2025, le Portugal 3 fois plus, la Grèce 4 fois et le Danemark 6 fois, c’est aussi qu’ils ont baissé leurs dépenses publiques de 5 à 10 points en 15 ans.

Recommandation principale 33 : Inscrire un plafond chiffré des dépenses de l’ensemble des administrations publiques dans la loi de programmation des finances publiques et le rendre contraignant.

Inscrire un plafond chiffré des dépenses publiques dans la loi de programmation des finances publiques, et non plus seulement des limites partielles sur des agrégats restreints (PDE, ONDAM), obligerait les pouvoirs publics à planifier conjointement leurs politiques dans le respect d’une enveloppe prédéfinie — par exemple, un certain pourcentage en dessous de la croissance potentielle. Ce cadre serait consolidé par une règle organique imposant une correction automatique en cas de dépassement. 

De nombreux pays ont adopté des règles de dépense de ce type (la Suède et son plafond de dépense, la Suisse et son frein à l’endettement). De cette façon, il peut être espéré une croissance annuelle des dépenses publiques primaires inférieure à celle de la croissance nominale du PIB. 

La loi de programmation des dépenses pourrait avoir une portée plus impérative, quand le Parlement peut encore voter aujourd’hui des budgets annuels non conformes aux trajectoires pluriannuelles : ainsi tout projet de loi de finances devrait justifier sa conformité aux plafonds fixés, et le Haut Conseil des finances publiques disposerait d’un pouvoir d’alerte en cas d’écart. En exécution, des crédits seraient mis en réserve en début d’année afin de garantir le respect du plafond en fin d’exercice, avec possibilité d’annulation en cas de menace de dépassement. 

Impact : Une consolidation budgétaire de 1 point de PIB améliore le taux d’intérêt souverain d’environ 20 points de base selon le FMI — ce qui a pour conséquence de faire diminuer la charge d’intérêt et d’améliorer les conditions de financement du secteur privé. Mais le gain des recommandations 33 et 34 est surtout de restaurer la crédibilité budgétaire et de réduire le risque de crise : compte tenu de l’expérience de la crise de la zone euro, les taux d’intérêt français pourraient en effet augmenter d’environ 200 points de base, rendant la dette insoutenable. 

Recommandation 34 : Rééquilibrer sans délai et de manière pérenne les comptes de l’État, des régimes sociaux et des collectivités territoriales.

Cet équilibre ne pourra être atteint que par un effort collectif porté comme une priorité politique, doublé d’engagements publics contraignants. Par exemple : de la part du Gouvernement, ne plus acter de dépense nouvelle sans en supprimer d’anciennes ; du Parlement : consacrer deux fois plus de temps dans le calendrier parlementaire à l’analyse des résultats qu’au vote du budget).

Concernant l’effort budgétaire, complémentaire des réformes de structure présentées dans ce document, et sans les reprendre nécessairement à notre compte, plusieurs propositions de rapports récents permettent d’identifier plus de 50 milliards d’euros d’économie (Tableau 1) — soit 1,7 point de PIB permettant de se rapprocher de manière crédible et pérenne de la cible de 3 % de déficit.

Dans cette perspective de réduction des dépenses, il est indispensable d’associer les agents. Plusieurs solutions sont envisageables : un objectif d’économies par ministère et administration et une prime d’intéressement versée aux agents quand l’objectif est tenu ; l’intégration de critères d’efficience et de résultats atteints dans l’évaluation annuelle des agents et une part de la rémunération variable des managers, sous condition de maintenir la qualité du service.

Recommandation 35 : Évaluer d’ici 2030 au moins 80 % des normes et appliquer une clause d’extinction à chaque nouveau texte adopté. 

À l’inverse du Canada, où les ministères et organismes fédéraux doivent évaluer la totalité de leurs dépenses de programmes selon un cycle quinquennal, ou du Royaume-Uni, où des Comprehensive Spending Reviews sont menées tous les 3 à 5 ans pour déterminer les priorités de la dépense publique, la France se distingue par une évaluation des politiques publiques « insuffisante » (Cour des Comptes, 2022). 

Notre pays gagnerait à se doter d’une structure d’évaluation disposant d’équipes dédiées à l’examen de la performance des programmes publics, sur le modèle du National Audit Office britannique ou du Conseil du Trésor du Canada. Une telle instance pourrait être placée sous l’autorité du Premier ministre, du Parlement, ou être indépendante avec l’appui de la Cour des comptes et des inspections générales. En parallèle, une réforme du Règlement de l’Assemblée nationale pourrait également utilement obliger à joindre des clauses d’extinction ou de réexamen (« sunset clause ») pour les dispositifs créés ou prolongés : en l’absence d’évaluation positive après une période donnée, la norme est automatiquement abandonnée et le financement afférent redéployé. Au moins 80 % des politiques seraient ainsi réévaluées d’ici 2030.

Impact : Le gain de croissance recoupe à terme la recommandation 6.

*

L’Europe change. Des dizaines de pays européens, de la Suède dans les années 1990 au Portugal dans les années 2010, en passant par l’Allemagne au début du siècle et au Danemark de manière répétée, ont tous profondément transformé leurs modèles économiques et sociaux pour les rendre plus efficaces. Se faisant, ils se sont donné les moyens, sans le prévoir, de faire face au mur d’investissements qui se dresse devant l’Europe. 

La France, ses gouvernants comme les électeurs, n’ont pas choisi cette voie. Mais parce que chacun y a intérêt, et parce que notre pays ne peut pas se tenir à l’écart d’un consensus européen favorable à la réallocation des ressources en faveur de l’innovation et de la production et, in fine, à l’intérêt des Français, nous les pensons prêts à suivre cette nouvelle politique économique. Ces quelques propositions contribuent ainsi, modestement, à mettre un terme à ce contretemps français. 

« Tout est prêt. Les pires conditions matérielles sont excellentes. »
André Breton

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28.08.2025 à 06:00

Le fantasme américain face à l’hégémonie chinoise : géopolitique des minéraux critiques

Matheo Malik

Washington a une obsession : gagner la guerre technologique avec ses propres ressources.

En développant une stratégie de réduction des risques, l’Union est plus prudente.

Mais ces deux stratégies pourraient être vouées à l’échec : la domination chinoise dans le domaine des minéraux critiques est tout simplement trop importante.

En repartant de ce constat, une politique réaliste doit savoir articuler résilience et asymétrie.

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Texte intégral 8871 mots

Alors que la Chine exerce une influence prépondérante sur les chaînes d’approvisionnement mondiales en minéraux critiques — notamment dans les segments intermédiaires — on présente souvent la solution pour retrouver un degré de contrôle autour d’un dilemme : le découplage (decoupling) ou la réduction des risques (de-risking94. Mais dans le cas des minéraux critiques, le découplage est impossible pour une raison simple : la domination chinoise y est tout simplement trop importante. Le cadre de la réduction des risques, couramment utilisé en Europe et aux États-Unis, trouve une certaine pertinence — mais il reste insuffisant en soi.

Si les approches européenne et américaine restent, à partir de 2025, potentiellement cohérentes à certains égards, l’attitude américaine centrée sur elle-même complique une coopération éventuelle — rendue impérative compte tenu de la nature et de l’ampleur de la domination chinoise.

Pour rétablir une vision réaliste, il faut repartir des données brutes.

Pékin détient en moyenne les deux tiers de la production ou du raffinage des principaux minéraux critiques 95 tels que le lithium, le graphite, le cobalt, le nickel, le cuivre, ainsi qu’une part excédant les 90 % 96 pour les terres rares. 

En 2023, 94 % des importations de terres rares par l’Union provenaient de la Chine, de la Malaisie et de la Russie réunies. Elle dépendait de la Chine pour 99 % du magnésium importé, environ deux tiers du germanium, et 79 % du gallium (pour ce dernier, la Russie arrivait en deuxième position avec 13 %). Même dans les cas où la situation peut paraître moins criante, comme dans le cas du graphite naturel, où l’Union dépend de la Chine à un taux de 29 % 97 (sur un total de 76,786 kg), en y regardant de plus près, on voit qu’elle dépend de la Chine à 73 % 98 pour les importations de graphite artificiel, qu’elle importe en quantité plus importante (155,175 kg au total). Au total, la Chine était le principal partenaire pour 10 des 14 produits listés par la Commission européenne 99.

Pour les États-Unis, la situation est du même ordre. En 2022, ils dépendaient à plus de 50 % des importations pour 51 minéraux. Selon le United States Geological Survey 100, la Chine était le premier fournisseur pour 17 d’entre eux, et figurait parmi les trois premiers pour 24. 

Les puissances occidentales ont pris conscience assez brutalement 101 de leur dépendance à la Chine dans le domaine des minéraux aujourd’hui qualifiés de « critiques ». Plusieurs gouvernements ont ainsi pris la mesure des limites d’une stratégie d’approvisionnement fondée sur le libre marché, privilégiée depuis les années 1980. Sous le paradigme néolibéral de la mondialisation, l’atteinte des objectifs de sécurité d’approvisionnement en matière de ressources naturelles a été reléguée aux forces du marché, entraînant ainsi une internationalisation croissante des marchés, une financiarisation accrue et une reconfiguration des chaînes d’approvisionnement orientée vers la maximisation des profits et de la valeur actionnariale. Parallèlement, les progrès en matière de normes sociales, environnementales, et liées aux droits des peuples autochtones, ont contribué à la transformation de la structure des incitatifs qui a mené à la délocalisation 102 des activités minières et de raffinage à l’extérieur de l’Occident et vers la Chine.

Face à ces réalités, plusieurs gouvernements occidentaux tentent depuis quelques années de formuler une réponse stratégique à travers l’agenda de la « réduction des risques », popularisé par Ursula von der Leyen en 2023 — qui reprenait une expression déjà utilisée quelques mois plus tôt par le chancelier allemand d’alors Olaf Scholz 103.

Entrée de la mine de phosphate du village de Hualuo, le 4 décembre 2024. © CFOTO/Sipa USA

En Amérique du Nord, cet agenda repose sur trois piliers : la relocalisation vers des pays alliés (« friend-shoring » 104) ou, préférence marquée depuis janvier 2025, vers le pays d’origine (« on-shoring » 105), la diversification des sources d’approvisionnement 106, et la réindustrialisation 107.

Cette approche souffre toutefois de plusieurs faiblesses : un changement fondamental de paradigme économique encore incomplet, une reconnaissance insuffisante de l’ampleur et de la nature de la domination chinoise, des objectifs excessivement ambitieux tout en étant mal définis et une vision trop étroite de ce que recouvre la sécurité des ressources.

Comme alternative, on pourrait proposer une approche basée sur la notion de « résilience asymétrique ».

Celle-ci vise à rééquilibrer le rapport de force avec la Chine tout en modulant le niveau de risque et en développant des positions stratégiques ciblées le long des chaînes d’approvisionnement mondiales, tout en reconnaissant que Pékin poursuit également ses propres objectifs de sécurité en la matière 108.

Cette nouvelle méthode devrait permettre de tendre vers un équilibre réajusté, dans lequel les deux parties puissent concevoir une sécurité d’approvisionnement.

Il devient difficilement envisageable de financer un projet de nickel sans partenaire chinois, ceux-ci disposant de la technologie, de l’expertise et d’une capacité d’exécution à faible coût supérieures.

Pascale Massot

La domination de la Chine dans les chaînes d’approvisionnement en minéraux critiques — et son arsenalisation

Contrairement à l’Europe et aux États-Unis, où le changement de paradigme est récent, la Chine conçoit les ressources minérales sous l’angle de la sécurité nationale depuis plusieurs décennies, ce qui a mené le pays à établir des stratégies multidimensionnelles à cet égard 109, à la fois au niveau national et international. Elle a ainsi investi dans l’ensemble de la chaîne de valeur des minéraux critiques, de l’extraction à la production industrielle en passant par la technologie de pointe et les produits dérivés, comme les aimants issus des terres rares, les batteries et les véhicules électriques.

L’exemple de l’industrie mondiale du nickel est éloquent : si la part de la Chine dans les exportations de nickel raffiné tourne autour des 20 % au niveau mondial, cette donnée ne reflète qu’une fraction de sa domination.

En effet, les investissements chinois dans la technologie de lixiviation acide à haute pression (HPAL) ont radicalement transformé le secteur 110, en rendant exploitables les vastes réserves indonésiennes. Après l’interdiction par Jakarta des exportations de minerai brut dans les années 2010, les investisseurs chinois se sont implantés durablement 111 dans les activités de traitement et de raffinage du nickel en Indonésie.

Résultat : en 2023 112, Ford s’est associé à Vale Indonesia et à Zhejiang Huayou Cobalt Co., une entreprise chinoise, pour développer une installation de traitement du nickel. Cette configuration illustre le dilemme des groupes industriels occidentaux : il devient difficilement envisageable de financer un projet de nickel sans partenaire chinois, ceux-ci disposant de la technologie, de l’expertise et d’une capacité d’exécution à faible coût supérieures. La résilience américaine en matière de minéraux critiques passe donc par un pays de l’ASEAN, une filiale canadienne d’un groupe brésilien, et une entreprise privée chinoise.

Pour donner une idée de l’ampleur de la vulnérabilité américaine, selon les seuils de l’Inflation Reduction Act de 2022 concernant les « entités étrangères préoccupantes » (FEOC-Foreign Entities of Concern), seuls 8 à 9 % de l’approvisionnement mondial en nickel brut et environ 12 % du nickel raffiné étaient conformes aux critères définis. Un rapport du Center for Strategic and International Studies 113 soulignait à cet égard l’une des faiblesses de l’IRA : il n’incitait guère à la production de minéraux critiques dans plusieurs pays partenaires d’importance ne disposant pas d’accord de libre-échange avec les États-Unis — notamment l’Indonésie, le Brésil, l’Afrique du Sud et la Namibie. 

Mais les États-Unis ne sont pas les seuls dans cette situation.

La loi de l’Union européenne sur les matières premières critiques 114 fixait en 2022 comme objectif qu’une part de 10 % de la consommation annuelle provienne de la production locale d’ici 2030 ; que 40 % du traitement et du raffinage soient effectués sur le sol européen ; et que la dépendance vis-à-vis d’un seul pays tiers ne dépasse pas 65 %. Nombre d’observateurs 115 considèrent ces objectifs comme excessivement ambitieux — alors même que la dépendance à l’importation de certains produits bruts peut atteindre 90 %.

Si les États-Unis et la Chine ont chacun trouvé une façon de « fermer des usines de part et d’autre du Pacifique », cela veut aussi dire que les deux parties devront continuer à négocier pour trouver un terrain d’entente. 

Pascale Massot

Ces chiffres masquent un autre type de domination chinoise : celle sur les produits manufacturés issus de ces minéraux critiques, allant des aimants de terre rares jusqu’aux véhicules électriques, et aux produits issus des technologies vertes. La concentration des importations est en hausse à travers le monde depuis les dernières décennies, le nombre de produits provenant d’un éventail limité de fournisseurs étant 50 % plus élevé au début des années 2020 qu’à la fin des années 1990 selon l’OCDE 116. La proportion de la Chine dans les importations mondiales est passée de 5 % à 30 % au cours des 25 dernières années, tandis que la contribution combinée des États-Unis, de l’Allemagne et du Japon a diminué de 30 % à 15 %.

En parallèle, un autre déséquilibre se dessine. En 2000, la Chine était dépendante des Américains pour environ le quart de ses importations ; ce chiffre est descendu à 11 % en 2022. La dépendance américaine et européenne aux importations en provenance de Chine a quant à elle suivi un mouvement inverse : elle a été respectivement quatre et trois fois plus importante qu’en 2000. Alors que les dépendances chinoises à l’importation se concentrent de plus en plus vers des produits primaires, celles de l’Europe et des États-Unis ont quant à elles évolué vers des produits à plus haute valeur ajoutée 117. Pour sa part, l’Union importe au-delà de 90 % de ses aimants à haute performance de terre rares de la Chine — comme d’ailleurs les États-Unis. L’ampleur de la domination chinoise tient au fait qu’elle implique plus que l’extraction : elle va de la séparation et du raffinage de terres rares — jusqu’aux écosystèmes industriels qui les intègrent dans les produits dérivés.

C’est dans ce contexte que le monde est entré dans une nouvelle ère de compétition économique et stratégique le 4 avril 2025 118 lorsque le gouvernement chinois a annoncé la mise en place de nouvelles règles d’exportation en réponse aux droits de douane annoncés envers la Chine par l’administration Trump deux jours plus tôt 119

Ces nouvelles règles exigent des entreprises étrangères qu’elles obtiennent des licences pour sept éléments de terres rares et leurs produits dérivés, jusqu’aux aimants leur étant associés 120. Les exportateurs doivent maintenant fournir des informations détaillées sur l’utilisation finale et les utilisateurs finaux des produits destinés à l’exportation. Cette annonce, et les goulets d’étranglements qu’elle a provoqués, ont causé des chocs importants dans plusieurs industries manufacturières à travers le monde, notamment chez Ford, qui a dû fermer certaines de ses lignes d’assemblage plus tôt cet été.

Si les États-Unis et la Chine ont chacun trouvé une façon de « fermer des usines de part et d’autre du Pacifique » comme l’expliquait récemment Paul Triolo 121, cela veut aussi dire que les deux parties devront donc continuer à négocier pour trouver un terrain d’entente. 

À la suite des négociations menées à Genève, Londres, puis Stockholm, en mai et juin derniers, les principaux intéressés ont instauré une trêve fragile, qui a vu la Chine assurer aux Américains un accès aux aimants de terres rares, pour autant qu’ils respectent les cadres réglementaires annoncés le 4 avril — qui imposent des demandes assez onéreuses aux importateurs, incluant des informations détaillées sur le destinataire final. Depuis, la Chine a continué de renforcer son système de contrôle sur la production d’aimants, imposant de nouvelles exigences de déclaration aux entreprises chinoises 122.

Les négociations se poursuivent depuis, en vue d’une possible rencontre de haut niveau au cours des prochains mois, la date « limite » ayant été une fois de plus repoussée au 10 novembre. C’est sur cette toile de fond que le Président américain a admis le délicat équilibre des forces en place, devant les journalistes dans le bureau ovale de la Maison Blanche le 25 août dernier en présence du Président sud-coréen : « S’ils ne nous fournissent pas d’aimants, nous devrons leur imposer des droits de douane de 200 %…nous avons un pouvoir énorme sur eux, et ils ont un certain pouvoir sur nous grâce aux aimants » 123.

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis depuis janvier 2025 n’a donc fait qu’accentuer la pression dans ce dossier.

Sous sa première administration 124, l’attention politique s’était déjà fortement cristallisée sur les minéraux critiques. Le président Trump a d’ailleurs promulgué au moins cinq executive orders depuis janvier 2025 125 visant à accélérer le développement de l’exploitation minière — y compris pour les minéraux critiques, les hydrocarbures et même le charbon —, notamment en démantelant les contraintes réglementaires pesant sur les industries extractives. Une annonce remarquée de l’administration américaine à cet égard concerne l’engagement du ministère de la Défense d’acquérir une participation pour un montant de 400 millions de dollars dans MP Materials 126, le producteur américain de terres rares, ainsi que sa garantie d’un prix plancher pour son approvisionnement à venir, notamment dans la fabrication d’aimants.

Des camions chargées des roches phosphatées extraites à l’usine de la mine de phosphate, le 4 décembre 2024. © CFOTO/Sipa USA

Cette décision marque un changement radical dans l’approche des États-Unis à l’égard de la sécurité des minerais critiques, l’administration indiquant que la participation directe aux opérations minières et les garanties de prix plancher pourraient être appliquées plus largement dans le secteur. 

Toutefois, le recul au niveau des enjeux climatiques, l’absence de stratégie industrielle intégrée, une logique généralisée de recours aux droits de douane et une réticence vis-à-vis des approches plurilatérales risquent en même temps d’affaiblir la résilience américaine dans ce domaine.

Le paradoxe de la vulnérabilité chinoise

Compte tenu sa domination, il pourrait être facile d’oublier que la position que la Chine a développé dans les chaînes d’approvisionnement mondiales en minéraux critiques repose sur un sentiment historique profond de vulnérabilité 127, qui découle d’une dépendance persistante à l’importation de nombreuses matières premières — et d’une dépendance à l’exportation de produits finis à l’autre extrémité de la chaîne de valeur.

Cette réalité, que j’examine dans mon ouvrage China’s Vulnerability Paradox 128, demeure très actuelle pour la plupart des minéraux critiques ou dits stratégiques en Chine. Les terres rares constituent une exception à la règle. Une étude publiée en 2018 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) 129 estimait que la Chine dépend à plus de 50 % des importations pour 19 des 42 minéraux non énergétiques, notamment le minerai de fer et le cuivre, mais aussi le cobalt, le lithium, le béryllium, le niobium, le minerai de chromite, les métaux du groupe platine (platine, palladium et rhodium), et le tantale. Dans certains cas, les capacités de production chinoises atteignent un plateau — notamment pour la potasse, un fertilisant essentiel.

Cette situation se reflète dans la nature des contrôles à l’exportation mis en place par Pékin 130 depuis 2023 — en décembre de cette année-là puis en décembre 2024, en février et en avril 2025. Ces mesures visent des métaux (comme le gallium, le germanium, le tungstène et le bismuth) relativement spécifiques, ainsi que les terres rares et leurs technologies associées, qui sont d’importance stratégique, peu substituables et où la Chine dispose d’une production solide. Elles ne concernent pas les métaux de base à usage plus généralisé comme le cuivre.

Toutefois, il est essentiel de garder à l’esprit que les comportements internationaux de la Chine trouvent leur origine dans les réalités économiques et politiques au niveau national également. Le cas de l’antimoine est à cet égard frappant. La production nationale de ce dernier aurait chuté ces dernières années, tandis que son prix s’est envolé (augmentant de 250 % en 2024 seulement). Certains affirment que les restrictions à l’exportation d’antimoine imposées par la Chine n’étaient peut-être pas tant destinées à un public international qu’à garantir un approvisionnement suffisant pour son industrie manufacturière nationale 131.

Le gouvernement chinois sait qu’imposer des contrôles sur les exportations peut faire grimper les prix mondiaux et inciter d’autres pays à accroître leur production.

Or pour des minéraux dont la Chine ne domine pas la production en amont — comme le cobalt, le nickel ou le lithium — une hausse des prix mondiaux pèserait sur ses importateurs alors que, jusqu’à présent, des prix relativement bas ont profité à Pékin.

Les vulnérabilités de la Chine se situent également à d’autres niveaux. 

Son intrication dans les marchés mondiaux implique que les mesures de contrôle des exportations peuvent avoir des effets de second ordre parfois contre-productifs, comme les États-Unis l’ont constaté en imposant leurs propres mesures de contrôle sur les exportations de technologies de pointe envers la Chine. 

À cet égard, les impacts négatifs des dernières mesures de restrictions aux exportations des terres rares — et leurs aimants associés — imposées par la Chine en avril 2025 sur le niveau de confiance envers Pékin comme partenaire de confiance et fiable à long terme au niveau mondial ne sont pas à négliger 132.

La sécurité sans l’escalade : pour une résilience asymétrique

Le paradigme de la réduction des risques (« de-risking ») ne tient pas suffisamment compte du fait que l’importance de la Chine dans de nombreux domaines liés aux minéraux critiques persistera vraisemblablement dans un avenir proche.

Il ne permet pas non plus de concevoir toute l’importance de l’interconnexion économique dans les chaînes d’approvisionnement des minéraux critiques, à la fois comme réalité structurelle et comme facteur de résilience. On sait par exemple qu’en raison des risques de chocs domestiques, la relocalisation excessive des chaînes d’approvisionnement ne mènerait pas à plus de résilience 133. Une telle stratégie demeure par ailleurs économiquement peu réaliste.

Une résilience asymétrique ne viserait pas à éliminer mais plutôt à recalibrer les vulnérabilités existantes, et repose sur quatre piliers : la défense, l’affirmation, le plurilatéralisme et la stabilisation.

Pour réfléchir de façon plus systématique à la sécurité en matière de minéraux critiques, une compréhension plus nuancée et multidimensionnelle des chaînes d’approvisionnement est également nécessaire. 

On peut à cet égard s’inspirer de ce qu’Henry Farrell et Abraham Newman 134 ont élaboré dans leur conceptualisation du pouvoir de marché « en réseau ». Selon ces derniers, le pouvoir économique repose sur la position dans un réseau composé de multiples acteurs et structures. La sécurité des ressources ne s’arrête en effet pas aux frontières : elle englobe également les flux d’investissement, les structures de propriété, l’innovation, les infrastructures et le transport, les écosystèmes industriels, les bourses de métaux, les prix et même le rôle du dollar américain.

Se défendre

En premier lieu, il convient donc d’adopter une posture défensive ciblée. 

Certaines exigences de sécurité et de défense justifient des stratégies de relocalisation ou de stockage stratégique pour des minéraux nichés, en quantités limitées. L’Australie a par exemple engagé 1,2 milliards de dollars australiens pour constituer une réserve flexible de minéraux critiques, comprenant des accords d’achat anticipés et un stockage sélectif, avec une possibilité d’accès pour des partenaires internationaux 135. Le recyclage — ou « urban mining » — constitue également une piste pertinente pour accroître l’offre domestique, même s’il faudra atteindre une production industrielle plus mature pour que cette solution ne produise des effets décisifs.

La diversification commerciale comme objectif général reste une ambition légitime : aucun pays ne souhaite une dépendance excessive vis-à-vis d’une seule source. Mais encore faut-il définir des seuils raisonnables : l’Union, qui propose un plafond de 65 % de dépendance à une source — un chiffre qui devrait plutôt varier selon les cas —, est l’une des seules entités politiques à avoir établi des objectifs chiffrés. 

Si certains acteurs imaginent pouvoir relocaliser toutes les chaînes d’approvisionnement, il n’existe en fait pas de solution unique. Certains minéraux peuvent être stockés, d’autres non. Certains sont requis en si petites quantités que des stratégies de stockage répliquées dans plusieurs pays seraient redondantes. Dans certains cas, renforcer les capacités locales est justifié pour être efficace à l’intérieur d’un effort plus large en matière de politique industrielle tandis que, dans d’autres, cela ne l’est pas. L’ouverture de sites de traitement en Amérique du Nord ou en Europe suppose également, et à juste titre, un dialogue réglementaire et communautaire complexe.

S’affirmer

Si la réduction des risques tend à s’appuyer sur une conception défensive de la sécurité des ressources, elle doit aussi déployer, pour réellement prospérer, une posture plus assertive. 

Cela implique à la fois d’investir dans des capacités industrielles nationales et régionales pour faire face aux exigences technologiques de la transition verte et de la quatrième révolution industrielle, mais aussi de développer des positions de force ciblées dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, compte tenu du degré élevé d’intrication de la Chine dans les marchés mondiaux et de ses propres vulnérabilités à l’importation et à l’exportation. Par exemple, au lieu de chercher à reproduire la puissance de raffinage chinoise dans chaque secteur, il faudrait plutôt essayer d’identifier des points spécifiques de compétence ou de levier potentiel 136, que ce soit au niveau des tiers producteurs, ou de l’accès éventuel aux marchés pour les produits manufacturés en provenance de Chine — toujours à la recherche d’un rééquilibrage, même asymétrique.

Une stratégie sérieuse devrait comporter des volets en amont — extraction, raffinage, production d’aimants — qui pourraient éventuellement, sous certaines conditions, inclure des investissements chinois avec des transferts technologiques négociés mais aussi miser sur les atouts existants en recherche et développement — et réfléchir à la demande à moyen terme, au rôle des prix planchers, ainsi qu’aux partenariats avec des pays tiers.

La résilience asymétrique vise à renforcer la sécurité sans alimenter l’escalade.

Pascale Massot

S’engager de manière plurilatérale

Le troisième pilier doit être axé sur la coopération plurilatérale.

Ni les États-Unis ni l’Union ne pourront assurer seuls leur sécurité en matière de minéraux critiques. Une logique en réseau impose des solutions partagées. Le Partenariat pour la sécurité des minéraux 137 en est une illustration : sous le leadership canadien, les pays du G7, incluant les Etats-Unis, ont bien signé un plan d’action sur les minéraux critiques le 17 juin dernier. 

Un changement profond dans la manière de structurer les relations avec les producteurs du Sud est également nécessaire, en vue de garantir des trajectoires de développement durables. Le plan d’action du G7 fait d’ailleurs référence à l’importance de « resserrer notre coopération avec nos partenaires des marchés émergents (…) renforcer leurs capacités, favoriser la création de valeur locale, générer des opportunités pour tous, promouvoir les pratiques minières responsables… » 138. Il reste à voir comment la transformation de l’approche américaine influera sur la capacité des autres membres à poursuivre une approche collaborative en la matière.

L’élaboration de positions de force doit aller de pair avec la création de réassurances : transparence, stabilité des marchés, maintien d’un accès ouvert pour la majorité des minéraux.

Pascale Massot

Stabiliser

Enfin, une vision à long terme doit prévaloir.

Les minéraux critiques font aujourd’hui l’objet d’une arsenalisation grandissante de toutes part, générant une dynamique qui s’apparente à un dilemme de sécurité : la poursuite de la sécurité par l’un engendre un sentiment accru d’insécurité chez l’autre, tout cela au détriment de la sécurité pour tous. S’inspirant de Thomas Schelling (1966) et des travaux plus récents de Bonnie Glaser, Jessica Chen Weiss et Thomas Christensen sur Taïwan 139, il importe d’analyser les perceptions croisées de la sécurité et de l’insécurité des ressources entre la Chine et l’Occident de manière interactive.

L’approche de la résilience asymétrique présentée ici vise donc à renforcer la sécurité et la résilience sans alimenter l’escalade.

Ainsi, l’élaboration de positions de levier doit aller de pair avec la création de mécanismes de réassurance à long terme : transparence, engagement en faveur de la stabilité des marchés mondiaux, et du maintien d’un accès ouvert pour la majorité des minéraux.

La résilience asymétrique constitue ainsi une approche à la fois plus systémique et plus ciblée de la sécurité minérale. Elle cherche à atténuer les vulnérabilités plutôt qu’à les supprimer, et à développer des positions de levier stratégiques, plutôt qu’une autonomie totale.

Fondée sur les quatre piliers susmentionnés, elle prend en compte la faisabilité, la diversité de la réalité des chaînes d’approvisionnement mondiales, une lecture en réseau de la sécurité d’approvisionnement en ressources, et l’impératif d’agir de concert dans une perspective d’un rééquilibrage des vulnérabilités mondiales — au service d’une sécurité, d’une résilience et d’une stabilité partagées.

L’article Le fantasme américain face à l’hégémonie chinoise : géopolitique des minéraux critiques est apparu en premier sur Le Grand Continent.

25.08.2025 à 13:37

Le système Turnberry : doctrine de la nouvelle géopolitique commerciale américaine

Matheo Malik

Dans la politique commerciale brutale de Washington, un personnage discret est en train de définir les coordonnées d’une nouvelle ère.

Méconnu en Europe, nous traduisons et commentons ligne à ligne le texte clef du Représentant au Commerce des États-Unis, Jamieson Greer.

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Texte intégral 8358 mots

Jamieson Greer est le représentant au Commerce des États-Unis. Cette position, créée en 1962, sous le nom de Représentant Spécial pour les négociations commerciales, visait à l’origine à conduire sous l’autorité du Président une politique d’ouverture aux marchés extérieurs. En théorie, le Représentant au Commerce doit ainsi négocier de nouveaux accords pour réduire les barrières douanières et non-douanières des partenaires des États-Unis en échange d’une réduction corrélative des protections offertes aux producteurs américains. Il doit également assurer le suivi du respect de leurs engagements par les partenaires des États-Unis, y compris par l’investigation et la proposition de mesures de sauvegarde — droits antidumping, etc. — en cas d’infraction.  

Ce paradigme, qui prévalait jusqu’ici, est révolu.

Si l’Administration Trump continue d’utiliser le vocabulaire de la réciprocité, il est clair que l’idéal poursuivi n’est plus celui d’un monde débarrassé des entraves au commerce. Les pays étrangers doivent toujours – et même plus qu’avant – réduire leurs droits de douane, leurs réglementations techniques et autres obstacles aux exportations américaines, mais cela sans contrepartie puisque les États-Unis s’autorisent à relever unilatéralement leurs barrières douanières. 

Pour justifier cette réorientation, Greer argue que depuis des décennies, les États-Unis auraient réduit massivement leurs protections douanières alors que leurs partenaires étrangers auraient conservé tout un arsenal de mesures protectionnistes. C’est le raisonnement qui sous-tend la terminologie des droits de douane « réciproques » utilisée depuis le 2 avril 2025. Les accords à sens unique seraient donc un moyen de rétablir l’équité. Mais plus que sur la négociation, l’administration Trump compte sur la nature hiérarchique du système international pour obtenir l’agrément de ses partenaires. Jamieson Greer reprend une antienne souvent répétée par les décideurs américains : les États-Unis ont un rôle prééminent en tant que premier marché de consommation du monde. Pour le Président Trump, pouvoir y vendre ses marchandises est « un privilège ». Comme souvent avec Trump, le sentiment qui justifie toute politique repose sur la conviction de « posséder toutes les cartes ». 

Selon Jamieson Greer, cette nouvelle orientation américaine signerait la fin du système commercial né après la Seconde Guerre mondiale, institutionnalisé par l’Accord général sur les droits de douane et le commerce (GATT) puis par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il est certain que l’abandon de tous les principes clefs du droit commercial — la clause de la nation la plus favorisée, le recours juridictionnel — et des pratiques — le multilatéralisme, les contreparties et un horizon de réduction des droits de douane — par la première économie mondiale porte un coup rude au système. 

Mais, de nombreux experts l’ont souligné, les États-Unis ne représentent qu’environ 25 % du PIB mondial (15 % en parité de pouvoir d’achat) et 13 % seulement des échanges commerciaux. La mise à l’encan du système commercial mondial ne pourrait donc être décidée unilatéralement par ces derniers : c’est la réaction des autres États et l’évolution de leurs relations réciproques qui déterminera l’avenir du système. 

Si les puissances, grandes et moyennes, décident d’élever de nouvelles barrières — notamment afin de se protéger des risques de redirection des flux de marchandises qui ne peuvent plus accéder au marché américain — ou de reproduire les accords Trump pour obtenir des concessions de la part de plus faibles qu’eux, alors Jamieson Greer aura eu raison. Mais si, au contraire, de nouvelles alliances se forment pour préserver un espace d’échange régulé par le droit, comme le laissent entrevoir les déclarations de la Présidente de la Commission et du Premier ministre néo-zélandais en faveur d’une plus grande coopération entre l’Union et les membres de l’Accord de partenariat transpacifique (CPTPP) 140, l’ordre commercial international pourrait survivre. 

Le Représentant spécial au Commerce américain n’envisage pas l’avenir de cette façon.

Selon lui, un nouveau système international serait en train de prendre forme. Mais la lecture de ce texte — publié début août dans les pages du New York Times —, dont le but est de rationaliser a posteriori la politique de l’administration américaine, ne permet pas de voir exactement quelle forme prendrait ce nouvel ordre ni, surtout, comment il pourrait recevoir l’assentiment nécessaire à sa stabilité. Greer pense-t-il par exemple que le Brésil — qui souffre d’un déficit des échanges avec les États-Unis — devrait lui aussi utiliser les deux briques de base de ce nouvel ordre qu’il se félicite de bâtir  : les droits de douane et les accords d’ouverture du marché ? Imagine-t-on l’administration Trump accepter d’ouvrir ses marchés agricoles en échange d’une augmentation modérée des droits de douane sur les exportations de General Motors et Ford vers le Brésil  ? À l’ère Trump, la politique américaine semble trop ad hoc pour fonder un « ordre ».

Surtout, le système imaginé à Washington, qui vise à extorquer des concessions en échange d’un accès privilégié au marché américain ne comprend pas les éléments permettant d’assurer la stabilité d’un système.

Pour cela il faudrait que les partenaires des États-Unis trouvent leur intérêt bien compris dans ce dernier. Or ce qu’on leur offre est une relation inégalitaire, instable, soumise aux décisions de la branche exécutive américaine — qui cherchera sûrement à utiliser tous les leviers en son pouvoir pour obtenir toujours plus de concessions.

Il doit y avoir une règle tacite selon laquelle les ordres économiques internationaux naissent toujours dans des hôtels luxueux. En 1944, alors que la Seconde Guerre mondiale faisait rage, les représentants des Alliés se sont réunis dans un pittoresque complexe hôtelier du New Hampshire, appelé Bretton Woods, afin de discuter de la mise en place d’un ordre économique d’après-guerre visant à rétablir le bon déroulement des échanges commerciaux dans un monde fracturé.

Bien que le système de Bretton Woods qui en a résulté ait pris fin en 1976, son héritage institutionnel perdure. Notre ordre mondial actuel ne porte pas de nom. Dominé par l’Organisation mondiale du commerce et théoriquement conçu pour rechercher l’efficacité économique et réglementer les politiques commerciales de ses 166 pays membres, il est intenable et non viable. Les États-Unis ont payé le prix de ce système par la perte d’emplois industriels et la précarité économique, d’autres pays n’ont pas été en mesure de mener les réformes nécessaires, et le grand gagnant a été la Chine — ses entreprises publiques et ses plans quinquennaux. Sans surprise, la dernière décennie a été marquée par une frustration internationale et bipartisane importante face à l’incapacité du système à s’adapter pour répondre aux intérêts essentiels des nations souveraines.

La critique du système économique international par Jamieson Greer reprend une antienne devenue fréquente aux États-Unis, chez les Républicains comme chez les Démocrates : l’ouverture commerciale aurait conduit à la désindustrialisation et à l’appauvrissement des États-Unis. 

Sous l’administration Biden, Jake Sullivan ou Katherine Tai avaient exprimé des idées similaires. Par exemple, en avril 2023, dans un discours à la Brookings Institution, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden expliquait que « Personne — et certainement pas moi — ne remet en cause le pouvoir des marchés. Mais au nom de l’efficacité d’un marché simplifié à l’extrême, des chaînes d’approvisionnement entières de biens stratégiques, ainsi que les industries et les emplois tournés vers leur fabrication, ont été transférées à l’étranger. La promesse selon laquelle une libéralisation profonde du commerce aiderait l’Amérique à exporter des biens, et non des emplois et des capacités, a été faite mais non tenue. » 

La recherche économique démontre que la plus grande part de la désindustrialisation est due au différentiel de productivité entre les secteurs et à la réduction de la part des biens dans les dépenses des ménages. Toutefois, les travaux sur le « choc chinois » 141 ont permis de mesurer l’impact de l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale sur les marchés du travail américains. 

Aujourd’hui, une réforme de ce système est à portée de main. Dans son complexe hôtelier de Turnberry, sur la côte écossaise, le président Trump et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ont conclu un accord historique, équitable, équilibré et axé sur la défense d’intérêts nationaux concrets plutôt que sur les aspirations vagues d’institutions multilatérales. En combinant des droits de douane et des accords sur l’accès aux marchés étrangers et les investissements, les États-Unis ont jeté les bases d’un nouvel ordre commercial mondial.

Les qualificatifs appliqués à l’accord de Turnberry par Jamieson Greer peuvent légitimement surprendre. En matière d’accords commerciaux, les notions de « juste » et « d’équilibré » supposent habituellement une réduction bilatérale des protections douanières et non-douanières.

Or dans cet accord, l’Union accepte de réduire certains droits de douane — déjà très faibles —, de prendre des engagements en matière d’investissement et d’achats de produits énergétiques, d’armes et de micro-processeurs IA. 

En échange, les États-Unis ne prennent pas de mesures d’ouverture commerciale et imposent au contraire des droits de douane de 15 %.

Concernant la « promotion d’intérêts souverains concrets », il s’est avant tout agi pour les États membres de l’Union européenne de limiter les dommages. Et l’on peut légitimement douter que l’intérêt national américain en soit plus avancé  : les consommateurs et les entreprises importatrices risquent en effet de supporter la plus grande part des droits de douane.

Plutôt que l’équité, c’est donc la vision hiérarchique des relations internationales de l’Administration Trump qui ressort dans ses accords. Les États-Unis, qui « détiennent les cartes » — en premier lieu le plus grand marché du monde — pourraient donc imposer leurs vues et obtenir des avantages sans contreparties. Et cela au bénéfice du camp Trump, qui insiste pour que le Président seul soit décisionnaire pour l’utilisation des fonds promis par le Japon, la Corée du Sud et l’Union. Cela ouvre la possibilité au président d’allouer des ressources considérables dans un but d’enrichissement et de gains politiques — une ère du patrimonialisme pourrait être en train de s’ouvrir.    

L’ancien système rejetait l’utilisation des droits de douane comme outil légitime de politique publique. Cela conduisait les États-Unis à sacrifier la protection tarifaire pour son industrie critique et d’autres secteurs. Au cours des trois dernières décennies, les États-Unis ont réduit considérablement les barrières à l’accès à leur marché, afin de permettre l’afflux massif de biens, de services, de main-d’œuvre et de capitaux étrangers. Dans le même temps, d’autres pays ont continué à maintenir leurs marchés fermés à nos produits et ont mis en place une série de mesures — telles que des subventions, la compression des salaires, des normes laxistes en matière de travail et d’environnement, des distorsions réglementaires et la manipulation monétaire — afin de stimuler artificiellement leurs exportations vers les États-Unis. Cette approche a fait des États-Unis et d’une poignée d’autres économies les consommateurs de dernier recours pour les pays menant des politiques économiques protectionnistes.

Dans son histoire de la politique commerciale américaine, Clashing Over Commerce, Douglas Irwin montre qu’à partir du New Deal débute une nouvelle ère 142

Après une période qui va de la Révolution à la Guerre de Sécession, au cours de laquelle les droits de douane servent principalement à financer le gouvernement fédéral, la protection des industries devient la motivation première de la politique commerciale jusqu’aux lois Hawley-Smoot. Ces dernières étant jugées responsables de la contraction du commerce mondial et de la poursuite de la dépression, le New Deal fait émerger une nouvelle approche, sous l’impulsion de Cordell Hull. Les États-Unis cherchent alors à obtenir l’ouverture des marchés et la réciprocité devient le principe directeur. La négociation d’accords bilatéraux et multilatéraux implique de donner plus de poids à l’exécutif en la matière — alors que les droits de douane avaient longtemps été une chasse gardée du Congrès sur laquelle l’influence du Président se limitait en pratique à l’émission d’encouragements à la réforme à l’occasion de son discours annuel sur l’état de l’Union — pour qu’il puisse négocier des accords à soumettre au Congrès.

Contrairement à ce qui est avancé par Jamieson Greer, les dernières décennies n’ont pas du tout été celles d’un désarmement douanier unilatéral.

La réciprocité a continué à guider la politique commerciale de Washington et les accords commerciaux ont réellement abaissé les barrières aux échanges  : ainsi, le taux moyen de l’Union européenne est passé de 8,1 % à 3,8 % entre 2002 et 2021. Des pouvoirs accrus ont été confiés à l’exécutif pour assurer cette réciprocité et mettre en place des garde-fous, dont Donald Trump peut aujourd’hui se saisir pour imposer des droits de douane — certains avec une légalité contestée — sans vote du Congrès. 

Nos partenaires commerciaux étaient passés maîtres dans ce jeu, et les élites de Wall Street et de Washington étaient ravies de tirer profit de l’arbitrage mondial en délocalisant la production à l’étranger. Résultat ? La majeure partie de la production mondiale s’est déplacée vers des pays comme la Chine, le Vietnam et le Mexique, où les entreprises pouvaient exploiter des travailleurs vulnérables ou bénéficier d’un soutien étatique important tandis que les États-Unis accumulaient ce qui est, en termes absolus, le plus important déficit commercial de l’histoire mondiale. Cela a entraîné des pertes considérables et bien documentées en termes de capacité industrielle et d’emploi aux États-Unis 143, ainsi qu’une dépendance vis-à-vis de nos adversaires pour des chaînes d’approvisionnement essentielles.

Entre 2000 et 2023, la part de la Chine dans la valeur ajoutée manufacturière mondiale est passée de 6 % à 32 %, tandis que celle des États-Unis passait de 25 % à 15 %.

Le tableau généralement dressé du poids économique de ces deux concurrents — qui montre deux puissances de taille comparable, avec une avance américaine — change donc fortement si l’on s’intéresse à leur capacité à produire des biens. La Chine est aujourd’hui un acteur plus important que les États-Unis dans le commerce international.

Les travaux qui visent à évaluer la puissance géoéconomique des pays soulignent ainsi que Pékin s’impose par son poids dans le commerce, tandis que la capacité d’influence et de coercition des États-Unis découle de sa centralité dans la finance mondiale 144.

Nous avons subordonné les impératifs économiques et sécuritaires de notre pays au plus petit dénominateur commun du consensus mondial. Cette approche a nui aux travailleurs américains, à leurs familles et à leurs communautés, en sapant un secteur manufacturier qui crée des emplois bien rémunérés, favorise l’innovation et stimule les investissements dans toute l’économie.

Ce qui avait commencé à Bretton Woods comme un effort nécessaire pour reconstruire un système commercial mondial brisé par la guerre est devenu, au cours des neuf cycles de négociations commerciales, une chose complètement méconnaissable. Les lignes directrices mesurées pour le commerce élaborées lors des cycles Kennedy et Tokyo ont cédé la place à notre récente expérience d’hyperintégration mondiale, incarnée par le cycle d’Uruguay, qui s’est conclu en 1994 et a établi l’OMC.

Nous assistons aujourd’hui au cycle Trump. Le 2 avril, le président Trump a annoncé des droits de douane pour faire face à l’urgence nationale que représente le déficit commercial. Les négociations bilatérales intenses qui ont suivi se sont déroulées dans divers endroits à travers le monde : Washington, Genève, l’île de Jeju, Paris, Londres, Stockholm et, bien sûr, Turnberry. Nos partenaires commerciaux n’avaient jamais manifesté auparavant un tel intérêt pour l’ouverture de leurs marchés aux États-Unis, l’alignement sur les questions d’économie et de sécurité nationale et le rééquilibrage des échanges commerciaux dans une direction plus durable. En quelques mois, les États-Unis ont obtenu un accès aux marchés étrangers plus important que ce qu’ils avaient obtenu en plusieurs années de négociations infructueuses à l’OMC.

Selon Jamieson Greer, le déficit commercial constituerait une « urgence nationale ». Pourtant, il n’est pas apparu récemment et ne s’est pas soudainement et massivement dégradé. L’urgence semble donc difficile à caractériser. Cet argument est en fait nécessaire pour avoir recours à l’International Economic Emergency Powers Act (IEEPA), qui constitue la base légale des droits de douane généralisés — les soi-disant droits « réciproques ». 

Mais ce sont d’autres motifs qui ont conduit la Cour du Commerce International — une juridiction américaine spécialisée, CIT dans son acronyme anglais — et le Tribunal fédéral du District de Columbia à conclure à l’illégalité des droits de douane « réciproques ». L’IEEPA ne prévoit pas explicitement que le Président puisse imposer des droits de douane mais seulement qu’il puisse « réguler le commerce ». La CIT a donc jugé que, si le Président peut imposer des droits de douane, l’IEEPA ne lui permet pas de mettre en place des droits généralisés. 

Le Tribunal du District de Columbia a quant à lui conclu que l’IEEPA ne permettait pas au Président d’introduire des droits de douane puisque la Constitution distingue ceux-ci de la régulation du commerce avec les nations étrangères. Une procédure d’appel est en cours — qui ne suspend pas toutefois l’exécution des mesures.

L’idée avancée par Greer dans ce texte selon laquelle on verrait aujourd’hui naître un nouvel ordre commercial international paraît donc a minima présomptueuse compte tenu de l’édifice juridique instable sur lequel reposent les droits de douane imposés par l’administration Trump.

Il faudra du temps et des efforts coordonnés entre les secteurs public et privé pour inverser des décennies de politiques néfastes qui ont affaibli notre capacité de production et notre main-d’œuvre. Mais le statu quo ne ferait qu’accélérer la dangereuse trajectoire de la désindustrialisation. Nous avons besoin d’un projet générationnel pour réindustrialiser l’Amérique — et le temps presse.

Lorsque j’ai rejoint un groupe important de mes homologues ministres du Commerce en juin lors d’une réunion de l’OCDE à Paris, j’ai été frappé par le nombre de ceux qui ont exprimé de sérieuses préoccupations concernant le danger des déséquilibres macroéconomiques, la menace des pratiques non commerciales et l’état sclérosé du système commercial mondial — les mêmes questions que le président Trump soulève depuis des années et pour lesquelles il a désormais pris des mesures d’urgence. Ce qui avait longtemps été rejeté comme une hérésie par les fondamentalistes du libre-échange à Bruxelles, Genève et Washington devient aujourd’hui la doxa.

En annonçant l’accord entre les États-Unis et l’Union européenne, la présidente von der Leyen a repris notre appel à remodeler le commerce mondial pour l’adapter aux réalités économiques et politiques. Elle a expliqué aux journalistes que les relations économiques transatlantiques devaient être « rééquilibrées » afin d’être « plus durables ». Cette reconnaissance est renforcée par des accords supplémentaires avec le Royaume-Uni, le Cambodge, l’Indonésie, le Japon, la Malaisie, le Pakistan, les Philippines, la Corée du Sud, la Thaïlande et le Vietnam, qui représentent près de 40 % du commerce américain, selon les chiffres de mes services. Les autres pays qui enregistrent d’importants excédents commerciaux avec les États-Unis sont soumis à des droits de douane généralement plus élevés. Le nouvel ordre économique, scellé à Turnberry, est en train de voir le jour en temps réel.

Lors de la conférence de presse de Turnberry, Ursula von der Leyen a directement repris certains éléments de langage de Washington sur le commerce entre l’Union et les États-Unis. Alors que la Commission mettait en avant le caractère relativement équilibré des échanges — le Commissaire Maros Sefcovic déclarait ainsi en mars 2025 que « la relation commerciale Union-États-Unis est bien équilibrée et très profitable aux deux parties » — les dernières déclarations européennes avalisent l’idée que le commerce serait déséquilibré en enterrant la question des services. Ce revirement va de pair avec l’abandon de l’idée, soulevée en début d’année, d’utiliser le déficit européen dans les échanges de services comme levier de négociation via l’instrument anti-coercition. La déclaration conjointe du 21 août mentionne ainsi une « détermination commune à résoudre nos déséquilibres commerciaux ». 

De même, l’Union a d’abord réfuté l’idée que la relation commerciale bilatérale ne serait « pas soutenable ». Dans sa déclaration du 3 avril, la Présidente de la Commission soulignait les bénéfices générés par le commerce transatlantique en termes de création d’emplois et de réduction de prix et prévenait contre les impacts négatifs des droits de douane. Leur légitimité semble aujourd’hui pleinement acceptée par la Commission. 

Les résultats sont stupéfiants. Chaque année depuis 40 ans, le Bureau du Représentant américain au Commerce publie un rapport détaillé intitulé « National Trade Estimate » 145 qui recense les divers obstacles auxquels sont confrontées les entreprises américaines, notamment les droits de douane élevés, l’obligation de produire dans les pays où elles souhaitent exercer leurs activités et les restrictions sur les produits agricoles contraires au consensus scientifique. Dans le passé, le seul moyen significatif dont disposaient les États-Unis pour supprimer ces obstacles — si tant est qu’ils en disposaient — était de renoncer aux droits de douane qui protégeaient notre secteur manufacturier. Le Président Trump a renversé la tendance : aujourd’hui, nous éliminons systématiquement ces obstacles à l’étranger tout en garantissant une protection tarifaire suffisante chez nous.

L’Indonésie réduit de 99,3 % ses droits de douane sur les importations en provenance des États-Unis et supprime toute une série d’obstacles non tarifaires de longue date, tout en acceptant un droit de douane de 19 % sur ses exportations vers les États-Unis. La Corée du Sud accepte les normes automobiles américaines ainsi qu’un droit de douane de 15 %. Le Vietnam s’est quant à lui engagé à réduire tous ses droits de douane et obstacles en échange d’un taux de 20 %. La plupart des pays avec lesquels nous négocions ont également accepté de coopérer en matière de sécurité économique afin de garantir que nos chaînes d’approvisionnement essentielles sont sûres et fiables.

Les pays s’engagent également à améliorer et à mieux appliquer leurs normes en matière de droit du travail, en s’attaquant aux arbitrages qui ont désavantagé les travailleurs et les producteurs américains. Plusieurs pays se joindront aux États-Unis — ainsi qu’à l’Union, au Mexique et au Canada — pour interdire l’importation de produits fabriqués par le travail forcé. L’élimination de l’esclavage dans le monde était un objectif de longue date des défenseurs et des décideurs politiques : c’est le levier des droits de douane du président Trump qui a finalement permis de réaliser des progrès significatifs.

De même, les pays s’engagent à améliorer le rendement des ressources et l’application des lois environnementales, y compris dans les secteurs les plus problématiques, tels que l’exploitation forestière illégale, la pêche illégale et le commerce illégal d’espèces sauvages. Le système commercial international ne devrait pas obliger les Américains à entrer en compétition avec ceux qui utilisent notre capitalisme responsable contre nous pour en tirer un avantage concurrentiel.

Il est étonnant de voir le Représentant spécial au Commerce se féliciter de la meilleure application des règlementations environnementales et se revendiquer d’un « capitalisme responsable » au moment où l’administration Trump mène une politique allant résolument à l’encontre des mesures environnementales. Fin juillet, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) a dévoilé un rapport remettant en question l’impact du changement climatique. En revenant sur son évaluation de l’origine humaine du réchauffement et ses risques, elle supprimerait la base légale de nombreuses normes. L’administration Trump est également rentrée en lutte contre les énergies renouvelables en promouvant les intérêts de la coalition fossile autour du slogan « drill, baby, drill ».

Contrairement à ce que laisse entendre Jamieson Greer, cette orientation se reflète bien dans les accords commerciaux négociés par l’administration. Elle a ainsi obtenu que la Corée du Sud, l’Union européenne et l’Indonésie s’engagent à acheter des produits énergétiques américains, notamment du GNL, alors même que le recours à de telles sources d’énergie met directement en péril l’atteinte des objectifs climatiques par l’Union.

Bien conscient du levier que la guerre commerciale offre aux États-Unis et de l’hostilité du mouvement MAGA envers les réglementations environnementales, certains y voient une opportunité. Le directeur général d’Exxon suggérait ainsi d’utiliser ce levier pour obtenir la suppression de certains textes européens, notamment la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) 146.

Il est important de noter que ces engagements sont réalisables et que les États-Unis veilleront à leur respect. Plutôt que de privilégier les longs processus de règlement des différends chers à la vieille garde des bureaucrates du commerce, la nouvelle approche américaine consiste à surveiller de près la mise en œuvre des accords et, si nécessaire, à réimposer rapidement des droits de douane plus élevés en cas de non-respect. Le président Trump est le seul à avoir conscience que le privilège de vendre sur le marché de consommation le plus lucratif au monde est une carotte très efficace. Et les droits de douane sont un bâton redoutable.

Pour assurer le contrôle de la bonne mise en exécution des accords, Greer rejette tout mécanisme juridictionnel. Cette position marque une continuité avec le premier mandat Trump qui est à l’origine du blocage de la nomination de nouveaux membres de l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce.

C’est l’administration américaine qui jugera seule du respect ou non des accords. La sanction énoncée en cas d’infraction est simple  : des droits de douane plus élevés. Or les accords en question semblent pour la plupart incomplets et ouverts à interprétations contradictoires — c’est d’ailleurs déjà ce que l’on observe sur les accords préliminaires, notamment sur les promesses d’investissements aux États-Unis. Les accords définitifs ne devraient pas être exempts de tels problèmes  : selon le Secrétaire au Commerce, « il ne s’agira pas de textes de 250 pages ».

Il est donc fort probable que ces accords servent en fait de levier de pression de l’administration Trump pour demander toujours plus de concessions.

Cette dynamique est déjà à l’œuvre à l’intérieur des États-Unis : les universités et cabinets d’avocats ayant transigé avec l’administration Trump se retrouvent confrontés à une escalade des demandes. 

À l’Organisation mondiale du commerce, l’adoption de réformes commerciales nécessite un consensus total entre les nations. En réalité, la dernière tentative sérieuse de réforme — connue sous le nom de « cycle de Doha » — a échoué parce que les pays protectionnistes ont refusé de lever leurs barrières commerciales vis-à-vis des États-Unis. Par ailleurs, nos adversaires prennent un malin plaisir à bloquer toute réforme. Ils préfèrent le statu quo qui alimente l’explosion du déficit commercial américain et sape la puissance industrielle — qui a fait et fait encore aujourd’hui des États-Unis une superpuissance.

Mais les règles du commerce international ne peuvent pas être un pacte suicidaire. En imposant des droits de douane pour rééquilibrer le déficit commercial et en négociant des réformes importantes qui constituent la base d’un nouveau système international, les États-Unis ont fait preuve d’un leadership audacieux pour s’attaquer à des problèmes que les décideurs politiques considéraient depuis longtemps comme insolubles.

Bon nombre de ces accords s’accompagnent également d’engagements d’investissement importants dans la capacité de production américaine, tels que 600 milliards de dollars dans le cas de l’Union européenne et 350 milliards de dollars dans celui de la Corée du Sud. Ces investissements, dix fois supérieurs à la valeur ajustée en fonction de l’inflation du Plan Marshall qui a permis de reconstruire l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, accéléreront la réindustrialisation des États-Unis. La Corée du Sud contribuera à redynamiser l’industrie navale américaine, qui s’est atrophiée face à une concurrence non commerciale. Ces différents investissements s’ajoutent à des engagements d’achat qui représentent au total près de 1 000 milliards de dollars dans les secteurs américain de l’énergie, de l’agriculture, de la défense et des produits industriels. Cette demande de produits américains et cet accès facile au capital permettront à l’industrie manufacturière américaine de réaffirmer son leadership dans les secteurs stratégiques où nous avons pris du retard.

Les promesses d’investissements aux États-Unis constituent sans doute la partie la plus étonnante et la plus dangereuse — en raison de la grande incertitude qu’elle fait peser — des accords bilatéraux entre les États-Unis, le Japon, l’Union européenne et la Corée du Sud. 

Le Japon s’est ainsi engagé sur la somme de 550 milliards de dollars. Il semblerait que le mécanisme envisagé repose sur la Japan Bank of International Cooperation (JBIC) et Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) qui pourraient accorder des garanties, des prêts, et — pour une faible partie — réaliser des apports en capitaux propres pour des projets de sociétés japonaises aux États-Unis. Selon Donald Trump et Howard Lutnick, les investissements seraient décidés directement par Washington et les bénéfices iraient à 90 % à la partie américaine. Si les officiels japonais ne s’aventurent pas à contredire ouvertement la partie américaine, ces orientations n’ont pas été confirmées. Et il paraît difficile qu’elles le soient véritablement.

L’Union s’est quant à elle montrée plus prudente en soulignant à plusieurs reprises qu’elle ne disposait d’aucun instrument pour mettre en œuvre des promesses d’investissements. Le communiqué conjoint du 21 août se contente de signaler qu’« il est attendu que les sociétés européennes investissent 600 milliards de dollars additionnels dans des secteurs stratégiques d’ici à 2028 ». 

Le cas coréen est sans doute le plus intéressant. L’accord bilatéral mentionne 350 milliards de dollars d’investissements, dont 100 milliards pour le plan « Make American Shipping Great Again ». Au-delà du marketing bien conçu pour séduire les décideurs américains, un véritable intérêt du côté des industriels pour investir le marché américain semble exister. Selon la presse coréenne, les géants de la construction navale HD Hyundai et Hanwha Ocean lorgnent le marché de l’US Navy et veulent profiter du portage politique pour obtenir des contrats ; ils seraient prêts à investir aux États-Unis pour cela 147

Les sceptiques soulignent que les droits de douane — qui ont pourtant jadis fait partie intégrante de la politique économique américaine — n’ont pas été utilisés de manière aussi intensive depuis plusieurs générations. Mais nous disposons désormais de données montrant que le fait de ne pas avoir recours aux droits de douane ou à des mesures de protection similaires a créé une économie lourde en frais financiers et de conseil, et pauvre en richesse durable et en sécurité — fruit de la production. Même parmi ceux qui partagent ce diagnostic, certains estiment que la solution proposée par le Président est trop radicale ou a été mise en œuvre trop précipitamment, ou encore que les droits de douane auront des effets trop perturbateurs à court terme. Ce n’est pas le moment de débattre de détails insignifiants. Il s’agit d’une situation d’urgence. Nous connaissons le problème et nous savons comment le résoudre. Il n’y a pas de temps à perdre.

Le décalage entre le discours industrialiste de l’administration Trump et la réalité de son économie politique est ici particulièrement frappant. Les principaux décideurs et les groupes les plus influents aujourd’hui à Washington sont très éloignés du secteur industriel. Trump lui-même est spécialisé dans l’immobilier et l’exploitation de la rente liée à son nom — incluant la création d’un certain nombre d’activités à la limite de l’arnaque, de l’université Trump à son meme coin. Le secrétaire au Trésor et le secrétaire au Commerce, Scott Bessent et Howard Lutnick sont des dirigeants de hedge fund — ce dernier est par ailleurs fortement impliqué dans les cryptomonnaies et les dirigeants de ce secteur sont des soutiens clefs, notamment sur le plan financier, du parti républicain. Le secteur de la Tech s’est également rapproché de Trump. Or Alphabet, Meta, Oracle et les autres ne sont pas directement investis dans l’économie manufacturière américaine. Seul Elon Musk — désormais ancien membre de la coalition Trump — est directement impliqué dans le secteur industriel américain.

Au contraire, les grands groupes industriels — les constructeurs automobiles, Boeing, General Electric — n’apparaissent pas au premier rang des soutiens de cette administration. Certains souffrent directement de la guerre commerciale  : General Motors et Ford estiment que les droits de douane leur coûteront respectivement 5 et 3 milliards de dollars en 2025. Leur représentant, la National Association of Manufacturers se montre très critique de la politique menée, soulignant notamment l’impact sur le prix des intrants dans l’industrie et donc les marges et la compétitivité 148. Mais ces derniers n’ont pas la puissance financière des services financiers et de la Tech. 

Au-delà de la position des dirigeants de l’industrie, les premiers signaux tendent vers un tassement de l’activité manufacturière. Pour expliquer ce paradoxe — une administration qui porte un discours industrialiste mais dont les soutiens proviennent d’autres secteurs et qui met en œuvre des mesures décriées par le secteur manufacturier — il faut faire un détour par le champ culturel et le rôle symbolique toujours très fort que joue l’industrie pour le camp MAGA.

Le président Trump a déjà démontré qu’il était capable de mettre en place des droits de douane ainsi que d’autres instruments économiques pour remodeler les chaînes d’approvisionnement et redynamiser l’industrie manufacturière. Lorsqu’il a imposé des droits de douane généralisés au cours de son premier mandat, non seulement le ciel ne s’est pas effondré comme l’avaient prédit les experts, mais l’inflation a même baissé. Et aujourd’hui, alors qu’il impose des droits de douane à une échelle encore plus large, l’inflation reste sous contrôle. Un problème à long terme ne peut être résolu du jour au lendemain — et ce processus ne sera pas toujours facile — mais la situation exige des mesures fortes et résolues pour renforcer la base industrielle américaine.

Il a fallu plus de cinquante ans entre la première réunion à Bretton Woods et la création de l’OMC. Depuis, trente ans se sont écoulés. À moins de 130 jours du début du cycle Trump, le système Turnberry est loin d’être achevé — mais sa construction est bien avancée.

L’article Le système Turnberry : doctrine de la nouvelle géopolitique commerciale américaine est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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