05.03.2022 à 10:30
Accattone était créée il y a presque sept ans, à l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition de Pier Paolo Pasolini. En sept ans, notre revue a connu un succès auquel nous ne nous attendions pas. Lancée en province, sans financement ni soutien, elle a su se faire une place dans le microcosme des revues littéraires qui évoluent en marge des titres de presse. Durant ces sept années, Accattone a voulu creuser la pensée politique véhiculée par la littérature, à commencer par celles des auteurs eux-mêmes, dont évidemment Pasolini, mais aussi Jules Verne ou Aldous Huxley, dernier numéro en date, sans compter les articles qui ont alimenté directement le site. Notre ligne a toujours été la même : faire la part belle aux auteurs qui ont interrogé, sinon défié, la modernité ou qui ont été rejetés par elle. Chacun des contributeurs d’Accattone a également suivi la même rigueur : celle de ne jamais démembrer un auteur de son œuvre, ou de sa vision du monde, au profit d’une interprétation partisane et idéologique comme c’est hélas trop souvent le cas. Sans nier le fait qu’Accattone avait un faible pour les vaincus, comme Curzio Malaparte ou Ezra Pound, la revue a toujours appuyé le fait qu’un auteur fait corps avec son œuvre, et ne peut en aucun cas en être dissocié, et que c’était ainsi qu’il faut les appréhender. C’est sans doute ce qui nous a valu l’intérêt d’être lu comme de nous attirer le mépris du Monde qui, dans un fameux article en 2017, brocardait sans essayer de la comprendre cette jeunesse désenchantée qui remettait en cause l’idée de progrès. Si nous avions bien sûr l’envie d’aborder d’autres auteurs, d’autres horizons littéraires, la crise du Covid-19 a hélas mis à mal l’aventure de la revue, qui a parfois commis quelques soubresaut depuis le printemps 2020. Le centenaire de Pasolini, le 5 mars 2022, sera le point final de l’aventure d’Accattone. Nous n’avions ni le désir, ni la faiblesse de céder au tour de piste en trop. Le radotage est bon pour les revues qui n’ont rien à dire. Si Accattone a commencé avec Pier Paolo Pasolini, elle ne pouvait s’achever qu’avec lui. C’est pourquoi plusieurs articles inédits seront mis en ligne au cours de la journée, les derniers qui alimenteront le site. Loin des chapelles qui tentent de l’arracher à son amour de la tradition ou à son marxisme, ils aborderont le long sillon de sa pensée, parfois ampoulée certes, mais qui restera toujours hors de portée de ces automates qui s’épuisent à tenter de le convertir rétroactivement aux dogmes du moment. Pasolini n’est pas un vulgaire label politique ; il n’appartient à personne. « Avant de s’exprimer, on ne doit jamais, en aucun cas, craindre une instrumentalisation par le pouvoir et sa culture. Il faut se comporter comme si cette dangereuse éventualité n’existait pas. Ce qui compte, c’est avant tout la sincérité et la nécessité de ce que l’on doit dire. Il ne faut pas les trahir en aucune façon, et encore moins en gardant un silence diplomatique, par parti pris ». Texte intégral 694 mots
14.01.2022 à 17:55
Alonso Quijada, anti-héros errant
Selon Cervantès lui-même, le Don Quichotte serait « une invective contre les romans de chevalerie » qui n’aurait pas d’autre intention « que de ruiner le crédit et l’autorité qu’ont dans le monde et parmi le vulgaire » lesdits romans, afin de « démolir ces inventions chimériques » (T. 1, prologue). Indirectement, l’auteur pose la question de l’influence de la lecture d’ouvrages théoriques tant sur l’âme elle-même que sur la vie pratique et le quotidien. De fait, les lectures compulsives d’ouvrages romanesques ont littéralement gâté la tête du héros de l’histoire. Alonso Quijada (ou Quesada, peut-être Quejana) était en effet un gentilhomme de la noblesse castillane, originaire de cette région nommée La Mancha, en plein cœur de l’Espagne. Passionné par ces romans de chevalerie, « dont Cicéron n’a jamais rien su », au point de « vendre plusieurs arpents de bonne terre » pour s’acheter encore davantage de livres, il s’adonne au plaisir de la lecture, au détriment même de l’administration de son propre domaine. Au style souvent ronflant, ampoulé, farci de citations et de grandes formules jargonnantes, les quêtes chevaleresques ont fait « perdre la tête au pauvre gentilhomme », peinant « des nuits entières pour en débrouiller le sens », un sens « qui aurait échappé à Aristote s’il était revenu parmi nous tout exprès ». L’hidalgo « dormait si peu et lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison ». Son esprit, baigné de fantaisies, a ainsi succombé aux effets de la lecture : « il avait la tête pleine de tout ce qu’il trouvait dans ses livres » et « il crut si fort à ce tissu d’inventions et d’extravagances que, pour lui, il n’y avait pas d’histoire plus véridique au monde » (T. 1, chap. 6). C’est ainsi que pour Alonso la fiction devint le réel. Et qu’elle le transforma en Don Quichotte. Don Quichotte n’est devenu que très postérieurement cette figure de l’idéaliste bon enfant, certes pour le moins excentrique, qui se décide, sur le tard de son existence, à saisir l’occasion de réaliser ses rêves en s’en donnant enfin les moyens : devenir un chevalier redresseur de torts, un modèle de justice « au service de la veuve et de l’orphelin ». Une telle vision positive s’enracine certes dans le texte lu au premier degré, mais surtout à la fin du XVIIIème siècle, lorsqu’en réaction avec le classicisme de culture latine, des penseurs du romantisme allemand comme Schlegel et Schelling feront de Don Quichotte un héros tragique incarnant l’antagonisme entre la vie et le rêve, entre la prose et la poésie. Cette représentation de Don Quichotte en chevalier de l’idée et de l’idéal s’épanouira durant le XXème siècle, dans une forme plus politisée. Parmi bien d’autres, Jacques Brel fera du Quichotte un homme courageux sortant des sentiers battus, un être persévérant qui refuse de se mettre à genou face à l’adversité quelle qu’elle soit, et plus largement un idéaliste au sens positif du terme, s’affrontant, certes maladroitement, à la misère humaine et faisant face à la mort. Avant cela, Don Quichotte n’était qu’un fou ridicule, un grotesque et risible bouffon, et l’œuvre tout entière un délassement par le rire mis à la disposition de ses lecteurs. Cervantès n’est de fait jamais tendre avec son héros qu’il qualifie notamment d’« épouvantail en armes » (T. 1, chap. 4), marchant « si lentement » sous un soleil qui « montait si vite et tapait si dur que, s’il avait eu un tant soit peu de cervelle, elle aurait fondu à la chaleur ». Auscultons plus avant quelques aventures de Don Quichotte, comme symptôme de sa folie et symbole de ce dont il est le nom. Avant son premier départ, avant même de rencontrer Sancho, le futur Don Quichotte prépare son expédition. Il récupère dans le grenier de sa masure une vieille armure, rouillée et moisie, ayant appartenu à ses aïeux en une époque lointaine où un tel attirail se portait encore (l’invention de l’arbalète puis du mousquet ont rendu l’armure intégrale obsolète, tout comme le canon a périmé le château-fort, car autant gagner en vitesse et en mobilité ce que l’on perd en poids et en épaisseur désormais inutile). Comme le heaume manquait à la panoplie, Alonso décide de s’en confectionner un, sur la base d’un vieux casque auquel il accroche une visière en carton, produisant ainsi « l’apparence d’un heaume » (T. 1, chap. 1). Il en teste alors la solidité avec un coup d’épée, évidemment fatal à son misérable bricolage. Apparemment bien peu porté sur le travail manuel, l’aristocrate vieillissant recommence alors en renforçant cette fois-ci sa visière factice au moyen de quelques fils de fer supplémentaires, mais il ne souhaite plus tester sa réalisation de peur qu’elle ne se casse une nouvelle fois : « ne voulant pas renouveler l’expérience, il décréta qu’il possédait le plus parfait des heaumes ». Don Quichotte est celui qui par la puissance de son langage est capable de « changer son casque en heaume ». Et parce qu’il y croit dur comme fer, parce que sa foi est profonde, cela devient réel pour lui. Son décret vaut réalité. Ses mots sont des choses. Il pense ainsi sa parole comme performative, comme lorsqu’un maire prononce la phrase « je vous déclare unis par les liens du mariage », entraînant illico des conséquences effectives, les mêmes mots n’ayant pas la même teneur dans la bouche de toute autre personne. Même Sancho finira par croire aux affirmations péremptoires de son maître qui, de facto, lui font modifier lui aussi son regard sur les choses. Or, une même chose vue sous deux angles, avec une intentionnalité différente, peut ne pas produire les mêmes effets de réel. Dans sa version idéalisée de Don Quichotte, Jacques Brel soulignera cette réalité du pouvoir des mots pointé par Cervantès : « Les choses ne sont que ce que nous voulons bien croire qu’elles sont. Je peux, moi devant toi, me dire ‘cet homme est un salaud’. Si je le pense et si à une réflexion que je fais tu le sens, tu vas te conduire comme un salaud. Si peut venir de moi le sentiment que je te considère comme un type très bien, non seulement cela te fera plaisir, ce qui en soi n’a pas beaucoup d’importance, mais tu vas te conduire comme un type très bien. Il faut dire aux Hommes qu’on les aime, pour qu’ils puissent nous aimer. Don Quichotte, c’est en fait le premier type qui tend la main » (interview de 1968). Les humains étant des êtres de langages, les mots ont de ce fait souvent une portée symbolique qui dépasse largement leur simple définition. Un symbole, et les mots sont des symboles, peut parfois être plus réel que le réel lui-même, du moins que les choses matérielles. Ce que le poète et homme d’action, Armand Gatti, que ses compagnons de maquis avaient surnommé « Donqui » confirmait à sa façon en reprenant la formule d’un révolutionnaire guatémaltèque : « l’arme décisive du guérillero, c’est le mot ». Et Don Quichotte n’est pas loin du guérillero, lui qui s’arme pour partir en guerre au nom d’une cause idéale qu’il considère comme éminemment juste. En plus de son propre nom, dans une sorte de dédoublement de la personnalité, Alonso Quijada, devenu par acte d’auto-baptême Don Quichotte de la Mancha, change aussi celui de son cheval, une « pauvre bête », pleine de tares et de défauts : « il lui donna celui de Rossinante, qui lui parut noble et sonore, et signifiait clairement que sa monture avait été antérieurement une simple rosse, avant de devenir la première de toutes les rosses du monde ». Les défauts s’effaceraient-ils en n’étant plus nommés, ou parce qu’ils seraient renommés positivement ? La novlangue quichottienne est fascinante. À propos de cette chevaleresque monture dont Don Quichotte parvient régulièrement à tomber, souvent au pire moment pour lui, le lecteur apprendra ceci : « nulle part il n’est dit dans cette véridique histoire que Rossinante ait jamais réussi à galoper » (T. 1, chap. 49). Les mots qui se prennent pour des choses peuvent certes parfois changer le monde. Don Quichotte répétera infantilement que « tout est possible » (T. 2, chap. 17 et chap. 23), mais le réel peut aussi devenir un mur sur lequel se fracassent douloureusement les idées. Renommer positivement sa monture n’a ainsi pas suffi à la transformer en cheval de course. Les mots sont puissants, mais le réel résiste bien souvent. Si le fatalisme est toujours coupable, tout n’est pas pour autant « construit ». Attitude de résignation d’une part et sentiment de toute-puissance infantile d’autre part sont deux écueils contraires auxquels il nous faut échapper. Don Quichotte remplacera par la suite son heaume de pacotille par un plat à barbe tout cabossé, particulièrement reconnaissable du fait de son encoche caractéristique qui permettait de placer le récipient au niveau de l’encolure du futur rasé. Ayant en effet croisé un des nombreux barbiers de la contrée qui utilisait son outil de travail pour protéger son chef lors d’une averse, Don Quichotte croit y reconnaître le célèbre « heaume de Mambrin », pièce d’une incommensurable valeur selon ses sources livresques. À partir de ce moment, le héros se promène non seulement avec une armure sur le dos, en un temps où ce costume était largement démodé, mais en plus il portera ridiculement sur la tête un objet du quotidien qui pouvait faire en son temps le même effet que s’il se promenait aujourd’hui avec un égouttoir à pâtes sur la tête, à la façon des Pastafariens. Un jour, dans un sursaut de lucidité, Sancho s’interroge : « comment entendre quelqu’un vous dire qu’un plat à barbe est le heaume de Mambrin, et le voir s’obstiner dans cette erreur plus de quatre jours, sans penser que, pour affirmer une chose pareille, il faut qu’il ait la cervelle dérangée ? » La réponse de Don Quichotte est imparable. L’esprit de Sancho est borné ce qui l’empêche d’entrevoir la vérité : « il y a sans cesse autour de nous une troupe d’enchanteurs qui changent et transforment les choses à leur guise, selon qu’ils souhaitent nous aider ou nous nuire ». En l’occurrence, un enchanteur bienveillant protégerait subtilement le chevalier en ayant donné l’apparence d’un plat à barbe à cette précieuse relique afin que personne ne pense à la voler. Comment détromper quelqu’un qui englue son esprit dans une telle logique conspirationniste ? Clément Rosset, dans la conclusion de son essai Le réel et son double, défendait l’idée que le déni et l’illusion ont avant tout pour fonction de se « protéger du réel ». Ce ne semble pas être le cas de Don Quichotte qui au contraire, du fait même de ses illusions, ouvre grand sa porte pour se jeter dans le monde et exercer sa témérité. Mathieu Lavarenne Texte intégral 2242 mots
L’IDÉALISTE BON ENFANT
LE POUVOIR DES MOTS
ET ROSSINANTE FUT
LE HEAUME DE MAMBRIN
13.12.2021 à 16:52
La valeur du Patriarche et la signification de l’État
L’Automne du patriarche de Gabriel Garcia Marquez, plus connu pour Cent ans de solitude, est peut-être la quintessence de cette spécificité littéraire latino-américaine qu’est le roman du dictateur. Puisant dans les réalismes magiques et merveilleux qui caractérisent cette littérature, il use lui aussi de l’ambivalence entre ce qui relève ou non du réel et du surnaturel, du visible et de l’invisible, sans que la nature objective de ce qui serait merveilleux ou non ne soit problématique contrairement au fantastique. Dans le roman du dictateur, ce n’est pas tant la dictature que l’homme qui l’incarne qui est paré d’atours merveilleux, et c’est surtout vrai dans L’automne du patriarche. Dictateur des milliers d’années, qui a été, est et sera toujours là, le patriarche « entre 107 et 232 ans » semble être le firmament immobile qui recouvre sa patrie. Il n’est cependant pas un dictateur au sens exact du terme, ni décrit comme un authentique tyran par Marquez ; à la rigueur un despote au sens grec du terme, c’est-à-dire maître de maison, qui règne en père de famille à défaut d’avancer « en bon père de famille » comme la formule consacrée le veut. Néanmoins, le roman de Marquez est riche en enseignements sur la pratique du pouvoir, parce qu’il met en scène ses corollaires essentiels que sont la légitimité, la légalité, les notions de puissance et d’autorité. À la lecture, nous nous rendons compte qu’il n’est pas possible de qualifier le patriarche de dictateur, de tyran ou de despote véritable parce qu’il n’a pas de potestas, mais seulement l’auctoritas, pour reprendre des notions romaines. Dit autrement, il possède l’autorité, une autorité qui lui est propre, consubstantielle, en tant que patriarche justement, mais il n’a pas la puissance ; il ne légifère pas, gouverne avec un conseil des ministres et doit s’en accommoder, du moins jusqu’à un certain point. C’est d’ailleurs par la légitimité du patriarche que l’analyse de son pouvoir pourrait être la plus judicieuse. Le roman nous le présente comme éternel, c’est-à-dire présent depuis toujours, comme hors du temps. La narration de Marquez accentue volontiers cette temporalité élastique du fait qu’il démarre son récit par la mort du patriarche en rendant les personnages découvrant son corps incapables de le reconnaître, « eût-il même été épargné par les charognards, étant donné qu’aucun d’entre nous ne l’avait jamais vu, et bien que son profil figurât sur l’avers et le revers des monnaies, les timbres-poste, les étiquettes des dépuratifs, les bandages herniaires et les scapulaires, […] nous n’ignorions pas que c’étaient là des copies de copies de portraits jugés déjà infidèles au temps de la comète, quand nos parents savaient qui il était pour avoir entendu leurs parents le leur raconter, comme précédemment les parents de leurs parents l’avaient raconté à leurs parents ». Nul ne semble donc se souvenir comment il a accédé au pouvoir, ni comment il s’y maintient indéfiniment. Pour réutiliser du vocabulaire latin, il semble faire l’objet d’une superstitio : « harcelé par une foule de lépreux, d’aveugles et de paralytiques qui le suppliaient de recevoir de ses mains le sel de la santé, et par des politiciens lettrés et des adulateurs sans vergogne qui le proclamaient grand chef des tremblements de terre, des éclipses, des années bissextiles et autres bévues de Dieu ». Si la légitimité répond à un système de croyance auquel il faut se conformer ou à une idée de justesse, aucun de ces critères ne semble être satisfait dans L’Automne du patriarche. La seule légitimité qui est connue, c’est celle qui découle de l’immuabilité même du patriarche, l’habitude, voire la résignation, des citoyens à le croire éternel. Marquez a peut-être, sans le vouloir ou sans le savoir, mis en exergue la notion d’auctoritas à travers son patriarche. Ce dernier tire sa légitimité non pas de la légalité, mais de son autorité, laquelle lui est reconnue non pas parce qu’il occupe un titre ou une fonction – qui ne fait qu’incidemment coïncider avec sa personne – mais justement parce qu’il est le patriarche. C’est en quelque sorte son double corps du roi. Cependant, il faut garder en mémoire que l’auctoritas est plus une fiction politique que juridique, elle n’a pas de définition arrêtée en droit et est toujours définie par ses composantes, ses effets ou ses pratiques mais jamais pour elle-même. Elle n’est pas une simple magistrature, comme nous l’avons dit ; le patriarche en dispose parce qu’elle lui est propre, donc unique et indivis. Il n’occupe pas tant une fonction qu’il se contente d’être lui-même, et c’est de cette immanence que procède l’auctoritas, au même titre par exemple que le Duce et le Führer ne pouvaient être d’autres personnes qu’elles-mêmes. Dans L’Automne du patriarche, l’État n’est ni une féodalité, ni la République romaine. Le patriarche dispose toutefois lui aussi d’un corps visible et d’un corps invisible que lui confèrent respectivement sa magistrature de chef d’État et son auctoritas, double corps qui est renforcé par le réalisme merveilleux de l’œuvre et du style employé par Marquez. Outre la superstitio dont il fait l’objet, son auctoritas le voile d’une aura mystique, au sens romain de religio. À défaut cependant de convoquer les auspices, il sait interpréter les augures : « une telle tranquillité s’effondra soudain dans le gallodrome d’un trou perdu alors qu’un coq assassin arrachait la tête de son adversaire et la dévorait à coups de bec devant un public grisé par le sang et une fanfare d’ivrognes qui célébraient l’horreur par des airs de fête, il fut le seul à surprendre le mauvais augure, il le sentit si claire et si imminent qu’il ordonna secrètement à son escorte d’arrêter l’un des musiciens, celui-là, celui qui joue du bombardon, en effet, on découvrit sur l’autre un fusil au canon limé et il avoua sous la torture qu’il pensait l’utiliser dans le remue-ménage de la sortie » ; est maître du temps ou tout comme : « retardez l’horloge, qu’elle ne sonne pas midi à midi mais à deux heures pour que la vie paraisse plus longue ». Marquez a subtilement mêlé superstitio et religio. Le folklore qui entoure le patriarche lui donne des allures magiques, mais outre cette dimension merveilleuse, il mène la vie auguste : ce qui relève du domaine privé et du domaine public se confondent. Le palais présidentiel en est la représentation parfaite, parce qu’il « ressemblait moins à une maison présidentielle qu’à un marché où il fallait se frayer un chemin parmi des ordonnances aux pieds nus qui déchargeaient des couffins de légumes et des cageots de volaille dans les couloirs en sautant par-dessus des commères avec leur enfants faméliques qui dormaient pelotonnées sur les marches dans l’attente du miracle de la charité officielle, il fallait éviter les eaux sales des concubines qui remplaçaient dans les vases les fleurs de la nuit par des fleurs du jour […], tout cela mêlé au chambard des fonctionnaires à vie qui trouvaient des poules en train de pondre dans les tiroirs de leurs bureaux, et au trafic des putains et des soldats dans les cabinets, au vacarme des oiseaux, aux bagarres des chiens errants au milieu des audiences, personne ne sachant qui était qui ni qui venait de la part de qui dans ce palais aux portes grandes ouvertes dont le désordre fantastique empêchait d’établir où était le gouvernement. » Tout bien, même numéraire, qui lui serait propre appartient en réalité à sa mère, mais cette dernière n’est pas totalement épargnée par la confusion entre ce qui est public et privé. Elle bénéficie des privilèges induits par son rapport maternel au patriarche sans même en avoir conscience, poursuivant sa vie de prolétaire malgré le personnel de maison à sa disposition. Lors de la tentative de coup d’État, il apparaît au lecteur que le patriarche n’est pas le seul à commander, et donc qu’il ne détient pas la potestas, c’est-à-dire la puissance de légiférer ou de juger. Il doit collaborer avec un conseil ministériel qu’il surprend après l’échec de l’assassinat contre lui, « et vit, à travers la fumée, qu’il y avait là tous ceux qu’il avait voulu qu’il y eût, les libéraux qui avaient vendu la guerre fédérale, les conservateurs qui l’avaient achetée, les généraux du haut commandement, trois de ses ministres, l’archevêque primat et l’ambassadeur Shnontner, tous groupés pour le même leurre, invoquant l’union de tous contre le despotisme séculaire afin de se partager entre tous le butin de sa mort. » Ils sont présentés par Marquez comme suffisamment puissants pour empêcher le patriarche de gouverner comme le ferait un dictateur ou un tyran, laissant bel et bien entrevoir la distinction entre auctoritas et potestas. En les éliminant, il fait non seulement ressortir la pureté de la première, qui à la source de sa légitimité, contre la dimension légale de la potestas mais surtout la capacité de l’auctoritas à suspendre la potestas en cas d’état d’exception, bref, « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. » Preuve en est de la réaction desdits conseillers et autres politiciens lors de sa réapparition miraculeuse : « personne ne remarqua l’apparition du président sans sépulture lequel frappa un seul coup sur la table la paume de la main et cria ah ah et qui n’eut rien d’autre à faire car lorsqu’il releva la main la panique les avait déjà volatilisés. » À l’image d’Auguste, le patriarche était jusqu’à ce moment-là le primes inter pares, il l’emporte sur eux par l’auctoritas mais pas par la potestas à l’image du princeps : Post id tempus auctoritate omnibus praestiti, potestatis autem nihilo amplius habui quam ceteri qui mihi quoque in magistratu conlegae fuerunt (« À partir de ce moment, je l’ai emporté sur tous par l’auctoritas ; en revanche, je n’ai aucunement eu plus de potestas que tous ceux qui ont été mes collègues dans chaque magistrature »). L’État est-il alors toujours l’État lorsque le patriarche élimine tous ses opposants ? Si, comme le disait Carl Schmitt, « L’homme politique d’envergure ne peut pas être contredit par une théorie, pas plus que cette dernière ne peut être prise en défaut par la portée, aussi importante soit-elle, de sa politique », le patriarche infirme ici l’idée d’une « harmonie préétablie et la coïncidence présumée entre droit et loi, justice et légalité, matière et procédure ». Il ne réduit pas l’État, mais refuse la réduction de l’État à la simple activité normative. L’auctoritas qu’il incarne lui permet de suspendre la potestas ou, autrement dit, l’État suspend le droit pour se conserver lui-même et, comme le souligne Agamben dans L’état d’exception, l’auctoritas est ce qui reste du droit lorsque le droit est suspendu. Cette suspension qui entraîne véritablement la dictature est symbolisée dans le roman par la saillie du patriarche tandis que les conjurés sont éliminés : « on a fini de s’emmerder, désormais, je vais commander seul ». En ajoutant « il faudra voir demain matin dès la première heure ce qui sert et ce qui ne sert pas dans ce chambardement », l’auctoritas est d’autant plus valorisée qu’ici est mise en exergue sa capacité de réactiver une potestas en sus de la suspendre lorsqu’est décidée la situation exceptionnelle : « je ne nomme plus de ministère, nom d’un bordel, rien qu’un bon ministre de la Santé, la seule chose qui soit nécessaire dans la vie ». Le patriarche abolit donc l’opposition aristotélicienne entre la délibération et l’exécution, entrant dans la définition que donne Machiavel de la dictature : « délibérer pour soi-même » et « faire toute chose sans aucune consultation ». Texte intégral 2672 mots