09.12.2021 à 16:55
Les Morticoles, ou la comédie hypocondriaque
Léon Daudet fait peut-être partie de ces auteurs dont il serait de mauvais goût de s’intéresser aujourd’hui. Ardent polémiste membre de l’Action Française et duelliste, sa physionomie bonhomme ne donnait pas l’impression d’une personnalité aussi passionnée et peut-être exubérante du fils d’Alphonse Daudet. Pourtant, Les Morticoles est la seule œuvre de Léon Daudet continuellement rééditée depuis sa première publication en 1894. Écrite avant son engagement royaliste, l’écrivain est encore républicain à cette époque, quoi que plus modérément que le jour où il huait le général Boulanger. La rédaction de cet ouvrage fut notamment motivé par la perte de son père, que Léon Daudet pensait liée à la déficience empathique du médecin de famille, pour lequel Alphonse Daudet relevait plus du spécimen médical qu’il fallait soigner à grands renforts de traitements aussi douteux que douloureux. Ce mépris affiché pour la vie humaine au profit d’une approche mécaniste de la vie alimente chez Léon Daudet un autre mépris, dont le roman fera office d’exutoire. Véritable dystopie où le lecteur suit l’errance d’un navire qui se retrouve près des côtes de l’île fictive des Morticoles, récupéré par une équipée qui brûle tous ses vêtements, lesquels sont substitués par des combinaisons à la texture étrange avant une mise en quarantaine. Le lecteur suit Félix Canelon, jeune homme de 17 ans qui s’était embarqué pour découvrir le monde. C’est par son biais que nous aurons un panorama complet de la société morticole, et par la même occasion le talent de Léon Daudet en tant qu’écrivain d’un genre de ce qui n’est pas encore appelé la Science-Fiction. Si sa définition peut être empruntée à Friedrich Jünger comme « le possible qui émerge dans le présent », Les Morticoles de Léon Daudet a pris une tournure des plus singulière depuis le début de la pandémie de Covid-19. L’île des Morticoles n’est pas une démocratie, mais un régime hygiéniste où les médecins ont les pleins pouvoirs. Cette plénipotence est liée chez Daudet à l’évacuation de toute mystique, qu’elle soit politique comme religieuse. Les Morticoles ne croient en rien, sauf en leur nihilisme qui serait l’assurance de leur liberté : « Nous sommes des hommes libres ; nous ne croyons en aucun dieu. » Toute cette société se rabat donc sur la médecine et ses acteurs. Les riches bénéficient des traitements expérimentés sur les pauvres mais, plus avant, toute cette population est malade. Là où un individu normal voit en son compatriote un citoyen, le médecin ne voit que des patients. Tandis que le premier est responsable de lui-même, le second s’en remet toujours à un tiers pour son plus grand bien. De là une vision pervertie de la vie de la cité, puisque les médecins ne voient que des patients, il leur est impossible de les percevoir comme des individus responsables. « Hors nous, tout le monde est malade. Ceux qui le nient sont des simulateurs que nous traitons sévèrement, car ils constituent un danger public ». Comment telle chose est-elle rendue possible ? Tout simplement parce que « Les Morticoles sont des sortes de maniaques et d’hypocondriaques qui ont donné aux docteurs une absolue prééminence ». Quelle différence entre cette île d’hypocondriaques et la France du XXIe siècle ? Notre pays est le premier consommateur d’antidépresseurs et panique devant un virus qui frappe une portion infinitésimale de la population. Le talent de Léon Daudet dans cette oeuvre est d’avoir confronté la sauvegarde biologique de la vie à la qualité de la vie, ou en des termes plus savants le bios à la zoé chez les Grecs. Léon Daudet adorerait sans doute — dans un cynisme exacerbé — voir la Morticolie s’insinuer en bas de chez nous, nous qui devons rédiger des attestations adressées à nous-mêmes pour sortir masqués parce que chez nous aussi, depuis un an, « La police est médicale, l’édilité aussi, aussi l’université, l’ensemble des pouvoirs publics, le gouvernement. » La faiblesse du citoyen, névrosé qui a peur de tout, délègue toute responsabilité à un être tout puissant qui prétendra s’occuper de lui. Cet être n’étant pas Dieu, voici notre patient tourmenté par celui qui prétend le soigner d’une maladie dont la gravité est accessoire, seule compte la prééminence du médecin, mandarin qui s’impose par son sabir latinisant auquel le quidam ne comprend rien mais se sent impressionné. Abandonnant son esprit critique, le citoyen se laisse maltraiter pourvu qu’il soit materner. Voilà donc la résultante de cette affaire : « le peuple est de malades, riches ou pauvres, de détraqués, de déments. Nous laissons circuler ceux dont l’affection ne présente nul danger. Quant aux autres, nous les cloîtrons dans des hôpitaux, hospices maisons de retraite et les étudions là à loisir. » Les moyens de l’État sont mis à contribution d’une hégémonie hygiéniste plus que sanitaire voulue par cette forme incongrue de biopolitique. La tyrannie en blouse blanche peut à loisir mettre à l’Index tout propos contraire au sien au nom de sa prétendue supériorité intellectuelle afin d’asseoir une vision du bonheur se trouverait dans une seringue. Texte intégral 1111 mots
06.12.2021 à 16:55
Cervantès, le goût de la poudre et des lettres
Publié en deux parties en 1605 puis en 1615, le Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantès est l’un des plus grands romans modernes. Milan Kundera le considère même comme l’acte de naissance de la modernité en littérature au même titre que le Discours de la méthode de René Descartes en philosophie. Longtemps considéré comme un personnage purement burlesque, Don Quichotte n’est que récemment devenu une figure positive d’engagement, de courage héroïque ou de sincérité politique, au point que le sous-commandant Marcos, charismatique chef de file de la rébellion zapatiste au Mexique, en fait « le plus grand livre politique jamais écrit ». Quant à de Gaulle, voici ce qu’il confie à Malraux dans Les chênes qu’on abat, en un mélange d’humour et de sérieux : « Pourquoi les Espagnols ne m’aimeraient-ils pas ? Ils aiment Don Quichotte ». À travers cette identification au second degré, le Général laisse entendre combien son pragmatisme politique se teintait d’idéalisme, voire d’un certain mysticisme de la France, impossible à ranger dans la catégorie de la seule Realpolitik et de son cynisme opportuniste. Le personnage de Don Quichotte est devenu une figure incontournable, comme un repère conceptuel auquel s’identifier ou tout au moins se comparer. Omniprésente dans la conscience populaire, l’œuvre est toutefois souvent méconnue de façon proportionnellement inverse à la notoriété de son titre et du nom de son héros, associé à celui de Sancho Panza son fidèle écuyer. Comment l’hidalgo Alonso est-il devenu le chevalier Don Quichotte (et vice-versa) ? Comment le bachelier Carrasco se transforme-t-il en un chevalier aux miroirs, figure inversée du chevalier à la Triste Figure, afin d’aller le chercher à l’intérieur même de son monde, sorte de doublure idéologique du monde réel ? D’ailleurs, la frontière entre ledit réel et la fiction n’est pas si claire, Cervantès démultipliant lui-même les niveaux de lecture de son œuvre par une ingénierie littéraire fascinante. La raison et la folie peuvent-elles devenir complices ? Héros ou anti-héros, de quoi Don Quichotte est-il le nom ? La joyeuse farce du « chevalier à la Triste Figure » est bien plus complexe et plus profonde qu’on peut le penser au premier abord, si l’on se contente d’une vague connaissance du bref épisode des moulins à vent rendu célèbre par l’iconographie. Ses figures sont multiples. À l’image de son auteur, dont la vie n’a jamais été un long fleuve tranquille et qui, à travers la littérature, avec à la fois une mordante ironie et un sens aigu de la nuance, produit une subtile philosophie de l’action. Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616) n’était pas un écrivain professionnel, dénomination qui n’avait d’ailleurs aucun sens en son temps, où un tel statut n’existait pas. Dès sa jeunesse, il s’est certes pris d’amour pour le théâtre et frotté à l’écriture – quelques poèmes de ses 20 ans ont traversé les âges –, mais ce n’est qu’anachroniquement et de façon posthume qu’il est devenu romancier, poète et dramaturge au sens où nous l’entendons aujourd’hui, en tant que principal représentant du Siècle d’Or espagnol, rangeant ainsi le père de Don Quichotte dans une de ces boîtes à idées pédagogiques qui séquencent, plus ou moins arbitrairement, et néanmoins utilement, l’histoire littéraire de l’humanité. Que Cervantès ait atteint le niveau universitaire durant sa formation, rien n’est moins sûr, mais celle-ci s’est surtout façonnée en plein air, incessamment enrichie par un esprit curieux de tout. Homme d’action plutôt que souris de bibliothèque, il était une intelligence en marche, très prosaïquement en quête d’aventures, comme le sera, mais d’une autre façon, son héros errant, dont on ne pourra faire si facilement son double littéraire. Afin d’y voir plus clair, commençons par suivre Cervantès lui-même dans ses pérégrinations on ne peut plus terrestres. Fuyant peut-être la justice espagnole suite à un duel qui aurait mal tourné, après avoir vécu à Cordoue, Séville puis Madrid, le jeune homme prend le chemin de l’Italie, où il vivra notamment à Rome et à Naples à une époque d’apogée culturelle pour ces colossales capitales de la Renaissance humaniste. Il décide alors d’embrasser la carrière des armes, engagé volontaire dans une compagnie militaire entre 1570 et 1574. Cervantès n’a pas été soldat par défaut. Le 7 octobre 1571, le jeune soldat se retrouve notamment en prise avec la « bataille prodigieuse » de Lépante, au large du Péloponnèse — où la Sainte-Ligue, dominée par la puissante République maritime de Venise, marque un coup d’arrêt à l’expansionnisme ottoman du « Grand Turc » qui étendait alors ses rets jusqu’au Maghreb. Suite à cette bataille navale hors-norme que l’on compare parfois à la bataille d’Actium (en 31 avant notre ère, non loin de là, et qui voit la fin des guerres civiles romaines), Cervantès hérite d’un surnom qui le suivra durant toute sa vie : celui de « manchot de Lépante ». Blessé par trois coups d’arquebuse, deux à la poitrine, un autre à la main gauche, il perdra définitivement l’usage de cette dernière mais restera fier d’avoir subi ce stigmate au combat pour ce qu’il considérait comme une noble cause ayant pesé sur le destin de l’Europe, plutôt que de s’être bêtement estropié dans une stupide rixe de bistrot. Il ira jusqu’à affirmer que, s’il avait le choix, il préférerait perdre une nouvelle fois sa main plutôt que de ne pas participer à cette grande bataille (prologue du tome 1, dans la traduction d’Aline Schulman – 1997). Malgré son irrémédiable handicap, il retournera sous les drapeaux après une longue convalescence de plusieurs mois. En 1575, alors qu’il est sur le chemin du retour pour l’Espagne, son navire est arraisonné par des corsaires commandés par l’amiral de la flotte ottomane d’Afrique du Nord. Tout comme son frère Rodrigo, Miguel est fait prisonnier et emmené à Alger, connue alors comme la ville de la piraterie. Le hasard fait qu’il a sur lui une lettre de recommandation, ce qui le désigne comme captif de valeur, laissant espérer à ses ravisseurs une forte rançon. Cela lui épargnera probablement la torture, mais prolongera néanmoins sa captivité du fait des difficultés à rassembler la conséquente somme d’argent exigée. Malgré quatre tentatives d’évasion, dont il semble avoir toujours été la tête pensante, mais qui ont toutes achoppé du fait soit de l’imprudence, soit de la couardise, soit de la trahison d’un autre protagoniste de l’opération, Cervantès demeure ainsi en esclavage cinq années durant, accomplissant travaux de terrassement ou de jardinage pour de puissants Ottomans. À partir de 1580, l’ancien soldat changera plusieurs fois de métier, exerçant alors les fonctions de commissaire aux vivres, de collecteur d’impôts, d’affairiste ou encore de camérier du pape (sorte de domestique attitré et à tout faire). Accusé à plusieurs reprises d’avoir détourné de la marchandise ou des fonds, mais ayant toujours nié ce qui lui était reproché, il se retrouve pas moins de quatre fois emprisonné. La fertilité créatrice de la prison et de sa mélancolie solitaire est de notoriété publique, nombre d’œuvres littéraires ayant germé derrière les barreaux d’un cachot. Dans son Prologue, Cervantès présente ainsi son Don Quichotte comme « l’histoire d’un homme sec, rabougri, fantasque, plein d’étranges pensées que nul autre n’avait eues avant lui […], comme peut l’être ce qui a été engendré dans une prison, séjour les plus incommodes, où tout triste bruit a sa demeure ». On saisit ainsi combien l’œuvre cervantine exhale tout autant sinon plus l’odeur de la poudre à canon que celle du plomb de l’imprimerie. Ce n’est pas un hasard si l’une des plus célèbres citations de Cicéron fera mouche dans l’esprit de Cervantès : « cedant arma togae concedat laurea linguae », les armes cèdent à la toge, les lauriers [du général victorieux] à l’éloquence ; fameuse formule du consul-philosophe qui dut affronter la conjuration de Catilina, projet de coup d’État militaire contre la res publica, que Cicéron déjoua, secondé par la redoutée puissance de son art oratoire. Cette formule métaphorique, l’orateur romain la commentera notamment dans son plaidoyer Contre Pison : « Je n’ai pas dit « ma » toge, celle dont je suis revêtu, ni entendu par le mot d’armes le bouclier et l’épée d’un seul général, mais, parce que la toge est le symbole de la paix et du calme, les armes, au contraire, celui des troubles et de la guerre, j’ai voulu faire entendre, à la manière des poètes, que la guerre et les troubles doivent s’effacer devant la paix et le calme ». Remettant en cause la prédominance des seigneurs de la guerre dans la vie publique à Rome, tels César ou Pompée, Cicéron proposait de célébrer les victoires politiques de l’éloquence au même titre, sinon davantage, que les faits d’armes des stratèges militaires, à travers la pragmatique réconciliation de la philosophie et de la rhétorique. En écho assurément cicéronien, Cervantès met ainsi dans la bouche de son Don Quichotte : « Qu’on ne vienne pas dire devant moi que les lettres l’emportent sur les armes » parce que les « armes font appel à l’esprit tout autant que les lettres » (T. 1, chap. 37-38). En effet, « l’homme de lettres » comme « l’homme de guerre » font tous deux travailler leur esprit, précise Cervantès qui, étant les deux, ressentait manifestement le besoin de contrebalancer les propos de Cicéron dans le sens d’une revalorisation intellectuelle du métier des armes. Plus tard, lorsque le personnage du Duc nommera l’écuyer Sancho gouverneur d’une illusoire île, il le préparera à assumer cette fonction : « vous serez vêtu à moitié en lettré, à moitié en capitaine car, dans cet archipel que je vous donne, on a autant besoin des lettres que des armes, et autant des armes que des lettres » (T. 2, chap. 32). Très probablement, les personnages cervantins se faisaient-il ici les porte-paroles de leur créateur. Une de ses nouvelles publiées en 1613, Le licencié de verre, voit son héros, un ancien fou ayant pourtant recouvré la raison mais encagé par l’opinion publique dans son précédent état de folie, faire le choix de l’engagement militaire afin de « tirer parti de la valeur de son bras, puisqu’il ne le pouvait plus de celle de son esprit », ainsi stérilisé par les préjugés, et « d’immortaliser par les armes une vie qu’il avait commencé par immortaliser par les lettres ». Ledit licencié laissera « à sa mort, le souvenir d’un soldat très avisé et très brave », figure inversée de Cervantès qui, ayant débuté par les armes, rêvera ultérieurement de s’immortaliser par les lettres. Cervantès a beaucoup voyagé dans l’Europe de la renaissance et dans le pourtour méditerranéen. « Personne dans la littérature espagnole n’a avalé autant de kilomètres que lui, traversé autant de villages, ni si souvent dormi à la belle étoile », explique l’écrivain Andrés Trapiello, dans la biographie qu’il lui a consacrée, Les vies de Cervantès (1993) : « en lisant ses livres, nous avons la certitude qu’il a posé les pieds, quand ce n’était pas son âme, sur chaque centimètre carré dont il parle » (p. 161). C’est cette générosité cervantine tournée vers l’aventure, contre la résignation petite-bourgeoise, que le grand admirateur de Don Quichotte qu’était Jacques Brel trouvait si formidable : « Les gens prudents, les gens précautionneux ont plus d’avenir que de présent », disait-il lors d’une interview de 1968, « ils sont assis et ils se croient debout, c’est effrayant, cela me glace le sang » (documentaire Jacques Brel : Don Quichotte, sur le site de l’INA, 1968). Le Don Quichotte est une aventure, une aventure littéraire certes, mais à laquelle son auteur a donné l’épaisseur de la vie, parce qu’il faisait de sa propre vie un roman. Mathieu Lavarenne. Texte intégral 2398 mots
UN HOMME D’ACTION
D’ESCLAVE À ALGER À LA CASE « PRISON »
LE BRAS ET L’ESPRIT
07.09.2021 à 17:55
LA FIGURE DU GRAND INQUISITEUR À TRAVERS LA DYSTOPIE
Le Grand Inquisiteur est bien connu des amateurs de Dostoïevski. Récit dans le récit des Frères Karamazov, son inspiration proviendrait de l’inquisiteur du Don Carlos de Schiller dont Dostoïevski écrivait qu’« Il a pénétré dans le sang de la société russe… Il a fait notre éducation, il est nôtre. » Dans Les frères Karamazov, le Grand Inquisiteur se caractérise par son rejet du message christique, le jugeant naïf comme gênant, parce qu’il surestime les capacités de l’être humain. Ce dernier étant, selon le Grand Inquisiteur, lâche et veule, incapable de rejeter la tentation comme le Christ repoussa le diable dans le désert au profit de la liberté, il en tire une souffrance insoluble. Au contraire, pour le Grand Inquisiteur, mieux vaut épouser une vision pratique d’un bonheur certain compatible avec la nature humaine que de la pousser vers le rêve d’une liberté incertaine qui apporterait une souffrance certaine. La simple possibilité de choisir est, au-delà du libre arbitre, le plus sûr moyen qu’à l’homme de provoquer sa propre perte. Dit autrement, pour le Grand Inquisiteur, l’être humain n’est pas assez mûr pour la liberté, mieux vaut pour son plus grand bien qu’il soit contingenté et manipuler par quelques personnes éclairées qui sauraient ce qui est bon pour lui. Si les sédiments du Meilleur des mondes et de 1984 sont déjà perceptibles, tous deux ne sont pourtant que des déclinaisons de Nous autres de Zamiatine. Roman écrit en 1922 et traduit en France dès 1929, il a non seulement restitué la figure du Grand Inquisiteur lui-même à travers celle du Bienfaiteur, mais surtout appliqué son message au possible émergeant dans le présent. Le totalitarisme de Nous autres est caractérisé par la réalisation de la promesse du bonheur par le pouvoir. Le Bienfaiteur est l’avatar de Zamiatine qui, en lettré soviétique, a lu Dostoïevski et a saisi l’élasticité pratique du Grand Inquisiteur au moment où de nouveaux régimes émergeaient en Russie comme en Europe. Huxley et Orwell n’ont fait que reprendre schématiquement cette figure dans leurs propres adaptations de Nous autres que sont Le meilleur des mondes et 1984. Si Zamiatine a lu Les Frères Karamazov, sans doute comme Huxley et Orwell après lui, c’est néanmoins grâce à Nous autres que l’ombre du Grand Inquisiteur s’est étendue jusqu’à la Science-Fiction. À ce titre, peut-être serait-il opportun de distinguer dans la famille des dystopies celles qui sont issues de Zamiatine du fait qu’elles réutilisent, volontairement ou non, la figure du Grand Inquisiteur. Toutes les dystopies évoquant ainsi un dirigeant aussi occulte que total en procèdent d’une manière ou d’une autre, avec plus ou moins d’habilité… Ce qui distingue le Bienfaiteur de l’Administrateur d’Huxley ou de Big Brother d’Orwell est cependant déterminé par ce qu’ont retenu Huxley et Orwell de leur lecture de Nous autres en fonction de leurs sensibilités respectives. Le meilleur des mondes et 1984 sont tous deux finalement des extrapolations d’une des facettes de la dystopie de Zamiatine. En cela, malgré leur justesse dialectique, ils sont fatalement moins aboutis que l’œuvre dont ils s’inspirent. Huxley aura porté son attention sur la régulation extrême de la société par un pouvoir technique, Orwell sur le contrôle et la manipulation, d’où l’eugénisme mis en scène par le premier et la répression chez le second. Cependant, aucun des deux ne sut ainsi mettre en corrélation régulation, réification et manipulation de l’individu, et tous deux passèrent plus ou moins à côté du message de Zamiatine : l’essence du totalitarisme n’est rien d’autre que le bonheur. Ce serait néanmoins faire une injustice à Huxley que de le juger aussi sévèrement. Comme Zamiatine, il a saisi qu’utopie et dystopie sont de même nature, toutes deux prétendant œuvrer pour le plus grand bien ; la différence étant que l’utopie est une dystopie qui a réussi. Toutes deux sont totales, c’est-à-dire totalitaires comme totalisantes. Elles exercent leur emprise non seulement tout le temps et partout, mais elles emplissent les individus eux-mêmes jusqu’à emporter l’adhésion de leurs âmes. C’est sur cette adhésion que se situe la différence, l’utopie n’a pas besoin de recourir à la répression parce que ses sujets adhèrent totalement à son projet. C’est pour cette raison que Zamiatine eût l’intelligence d’utiliser un mode narratif qui lui a permis, par le point de vue de son protagoniste, de décrire son univers totalitaire comme s’il s’agissait du meilleur des mondes. Son attrait pour l’époque que le lecteur connaît est en lien direct avec la parabole du Grand Inquisiteur : au bonheur stable, certain mais rationalisé, il préfère de plus en plus la liberté et sa précarité. Que se passe-t-il alors ? « On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m’avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu’à cause de ma maladie, à cause de mon âme. » Le Bienfaiteur coïncide à la perfection avec le Grand Inquisiteur : le choix, l’âme, conduisent nécessairement l’homme à sa perte, tandis que lui, dirigeant éclairé ayant percé la condition humaine, sait que la rédemption n’est pas dans la liberté, mais dans le bonheur afin que nul ne souffre plus. La manipulation, la réification ou même la régulation des individus jusqu’à leurs esprits devient dès lors un moyen parfaitement justifié pour réaliser ce but. Huxley a repris la substance de ce message dans Le meilleur des mondes, en citant en premier lieu Nicolas Berdiaeff : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment évier leur réalisation définitive ?… Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre. » Il enrichit sa fiction d’une préface en 1946 où il indique qu’« on n’offre au Sauvage qu’une seule alternative : une vie démente en Utopie, ou la vie d’un primitif dans un village d’Indiens, vie plus humaine à certains points de vue, mais, à d’autres, à peine moins bizarre et anormale. » Le choix ne peut-il que se faire entre démence et bizarrerie selon Huxley ? Le meilleur des mondes apparaît en effet comme une utopie ayant échouée de peu, elle devient dystopique parce qu’il y a des éléments de résistance. La conclusion du roman rejoint la parabole du Grand Inquisiteur par la bouche de l’Administrateur : mieux vaut une société stable bien qu’imparfaite que prendre le risque de la liberté. L’Administrateur confie ainsi, semblablement au Grand Inquisiteur, que si « le bonheur universel maintient les rouages en fonctionnement bien régulier ; la vérité et la beauté en sont incapables. » Lui-même ayant manqué de peu d’être exilé sur une île à cause de sa passion pour la science, et donc pour la vérité, a fini par « faire son choix ». Au contraire, chez Orwell, Big Brother n’apparaît jamais physiquement, tant et si bien qu’il a une existence chimérique. La manipulation passe avant l’idée de régulation qu’exprimait Zamiatine dans ce qu’en retint Orwell. Si la manipulation est présente dans Le meilleur des mondes, elle n’est pas articulée autour d’une répression physique comme dans 1984, où elle ne prend jamais fin. Son lien avec le monopole de la contrainte physique légitime forme une dimension janusienne du Pouvoir qui semble se résumer à cela. D’ailleurs, Big Brother est-il vraiment l’avatar du Grand Inquisiteur dans le roman ? Où est-ce plutôt O’brien lorsqu’il torture Winston ? Le message qu’il dévoile n’est pas substantiellement identique à celui du Grand Inquisiteur, contrairement au Bienfaiteur de Zamiatine ou à l’Administrateur d’Huxley. O’brien présente la manipulation comme l’oppression comme des fins en soi, là où Nous autres et Le meilleur des mondes ont restitué la subtilité du message originel : le bonheur nécessite de vivre libre dans une prison plutôt que de vivre libre en liberté. Orwell est finalement resté dans un schéma classique, celui de la tyrannie. 1984 ne perçoit pas qu’un autre fascisme est possible, comme l’avaient fait Zamiatine puis Huxley, parce qu’Orwell n’a pas envisagé d’homme nouveau dans sa dystopie, se tenant à un simple schéma de la répression. Il dénonce l’autoritarisme le plus débridé qui soit, mais jamais la nature profonde du totalitarisme qu’il résume à une surveillance généralisée organisée par un État policier. Big Brother se contente au fond d’une adhésion formelle, pas d’un véritable enrégimentement des âmes qui lui conférerait la dimension totalisante qu’Orwell n’a pas perçu dans Nous autres ou Le meilleur des mondes, ou qu’il a assimilé d’une façon simpliste. Puisque « les prolétaires sont libres » parce qu’ils relèvent du régime juridique des choses, le pouvoir n’est pas total, et l’exécution de Winston prouve cette déficience parce que même après l’avoir réduit à l’état de coquille vide, le pouvoir a besoin de le liquider physiquement, ce qui induit un aveu de faiblesse. Texte intégral 1898 mots