19.06.2025 à 11:00
Entretien avec Sébastien Broca : la critique et les Big Tech
Sébastien Broca, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, montre dans Pris dans la toile (Seuil, 2025) comment les Big Tech ont surmonté et, le plus souvent, réussi à retourner en leur faveur les critiques qui leur ont été adressées au cours des dernières décennies. Cela, dans quatre grands domaines : la liberté d’expression et ses limites ; la position dominante et ses abus ; les atteintes à la vie privée, la surveillance et la manipulation des comportements ; et enfin, l’exploitation du travail ainsi que des ressources naturelles — autant de thèmes que l’auteur explore dans les quatre parties successives de son ouvrage. Ce livre a fait l’objet d’une recension sur Nonfiction. Nonfiction : Quelles sont les critiques adressées aux Big Tech ? Sébastien Broca : Une entreprise technologique comme Microsoft a été l’objet dès les années 1990 de critiques sérieuses. Les militants du logiciel libre dénonçaient l’enclosure du code informatique, dont Windows et la suite Office étaient devenus les emblèmes. Le ministère de la Justice des États-Unis avait pour sa part initié en 1998 une action en justice au nom de l’antitrust et l’entreprise échappa de peu au démantèlement, grâce à un accord à l’amiable conclu en 2001 peu après l’élection de George W. Bush Jr. Au fil des années 2000, avec la montée en puissance de Google, Facebook et Amazon, les critiques adressées à la Tech se sont diversifiées. La question de la protection des données personnelles a par exemple commencé à prendre une place accrue. Les révélations d’Edward Snowden en 2013, qui documentaient la collaboration entre les entreprises technologiques et la NSA (National Security Agency), en constituèrent un premier point d’orgue. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié des années 2010 que les critiques se sont multipliées, à mesure que la centralité des Big Tech au sein du capitalisme contemporain s’est affirmée. On a alors accusé ces entreprises d’exercer un contrôle excessif sur la liberté d’expression en ligne, de mettre en péril la vie privée de leurs utilisateurs, d’avoir construit des monopoles hostiles à l’innovation, mais aussi d’exploiter des travailleurs précaires (modérateurs de contenus, micro-travailleurs de l’IA, etc.) ou encore d’avoir une empreinte environnementale croissante, notamment au niveau énergétique. Ce qui est assez frappant lorsqu’on retrace cette histoire est que, même si l’image de ces entreprises a parfois été écornée par les critiques, leur pouvoir en est sorti indemne. Il s’est même encore renforcé depuis le « techlash » de la fin des années 2010. Pour essayer d’expliquer ce paradoxe, je fais l’hypothèse, dans l’ouvrage, que les Big Tech ont réussi à construire une forme de symbiose avec certains des mouvements ou des alternatives numériques qui semblaient les menacer. Ces entreprises ont intégré les logiciels libres et open source, y compris en leur octroyant quelques financements, comme le montre par exemple la relation historique entre Google et Mozilla. Elles ont aussi réussi à faire en sorte que les traductions réglementaires, y compris en Europe, des critiques qui leur ont été adressées demeurent pour elles relativement indolores : le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en est un exemple, puisqu’il ne les a pas empêchées de continuer à tirer d’énormes bénéfices économiques de l’exploitation des données personnelles. Même en matière d’antitrust, les amendes spectaculaires infligées à Google ou Facebook/Meta sont davantage apparues comme un coût de fonctionnement, plutôt qu'une incitation à changer radicalement leurs pratiques. Certains de ces épisodes ont donné lieu à d’importantes batailles juridiques. Avec quelles conséquences ? Je me suis aussi intéressé de près aux luttes juridiques menées par les partisans des libertés numériques et à la manière dont celles-ci ont parfois pu servir les intérêts des Big Tech. Un exemple que je trouve assez révélateur est celui de l’« affaire Bernstein ». Daniel J. Bernstein était un doctorant en mathématiques de Berkeley, qui souhaitait publier un système de chiffrement qu’il avait mis au point. À l’époque, en 1995, cela était impossible aux États-Unis, parce que les algorithmes de chiffrement ne pouvaient être diffusés sans une autorisation du Département d’État. D. Bernstein décida alors d’attaquer en justice l’État américain avec le soutien de l’Electronic Frontier Foundation, la principale organisation de défense des libertés numériques. Son argument était qu’en publiant le résultat de ses travaux en matière de chiffrement, il ne faisait qu’exercer son droit à la liberté d’expression, protégé contre l’interférence de l’État par le Premier amendement. En première instance, la justice californienne lui donna raison, en affirmant qu’un système de chiffrement représentait un discours expressif et que le code informatique était une langue, au même titre que l’allemand ou le français. Sur la base de cette première décision, l’EFF et l’industrie informatique construisirent une véritable mythologie, que capture l’expression « code is speech ». Cela revenait à affirmer que le développement informatique ne pouvait faire l’objet d’aucune restriction par l’État, sous peine de violer le Premier amendement. Or, cette idée s’est ensuite avérée être une redoutable arme anti-régulation pour les Big Tech. Des entreprises comme Google et Facebook ont pu affirmer que leurs logiciels, leurs traitements algorithmiques et leurs interfaces étaient des formes d’expression protégées, qui relevaient de leur liberté d’expression et ne pouvaient pas par conséquent être réglementées pour les astreindre, par exemple, à des obligations de neutralité ou de non-discrimination. On passe ainsi en quelques années d’une invocation du Premier amendement par des hackers libertaires à une instrumentalisation du Premier amendement par de grands acteurs capitalistes. Tout aboutit ici à des règles de droit, ce qui n’est pas forcément pour déplaire aux Big Tech ? Je ne dirais pas que tout aboutit à des règles de droit. En revanche, de nombreux texte de loi – qui ont progressivement fait émerger un droit du numérique relativement spécifique – doivent à mon sens être considérés comme des conditions de possibilité pour l’émergence des Big Tech. J’ai le sentiment qu’on tend trop souvent à l’oublier, en faisant comme si ces entreprises étaient apparues dans une sorte de vide juridique, ou comme si les réglementations en vigueur n’avaient de toute façon aucune importance pour elles. Lorsqu’on retrace leur ascension avec un peu de recul historique, les choses se révèlent en effet un peu plus compliquées. Si les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook ou Twitter n’avaient pas bénéficié, à leur apparition au milieu des années 2000, d’un régime de quasi-irresponsabilité sur les propos mis en ligne par leurs utilisateurs, leur développement s’en serait sans doute trouvé notoirement entravé… Vous retracez des étapes notables dans les domaines listés ci-dessus sur la manière dont la critique a été enrôlée par les Big Tech. Quels pourraient être les prochaines étapes ou les principaux enjeux dans ces différents domaines ? Les enjeux actuels et les difficultés à surmonter sont considérables dans tous les domaines. S’agissant de l’espace public en ligne, la domination d’un petit nombre de plateformes ayant la capacité d’orienter le débat public en fonction de leurs parti-pris idéologiques et/ou de leurs intérêts économiques représente un problème démocratique majeur. L’enjeu est à mon sens de desserrer ce pouvoir, ce qui nécessiterait a minima des mesures réglementaires plus strictes, par exemple en imposant aux plateformes une obligation d’interopérabilité (qui permettrait d’en sortir sans coût exorbitant) ou en interdisant la récolte de certaines données. Si l’on veut vraiment améliorer la situation, il faut prendre le problème à la racine, en attaquant les modèles économiques dominants fondés sur la captation et la marchandisation de l’attention des utilisateurs grâce à l’exploitation de leurs données. Les questions du débat en ligne et de la vie privée sont de ce point de vue imbriquées. Par ailleurs, on pourrait dire que l’intelligence artificielle concentre aujourd’hui la majorité des problèmes. C’est à la fois le symbole du pouvoir des Big Tech, de l’empreinte environnementale galopante du numérique, de ses effets de précarisation sur un certain nombre de professions et de nouveaux défis géopolitiques. La frénésie d’investissements, publics et privés, à laquelle donne lieu l’IA générative depuis deux ans nous conduit dans une nouvelle phase technologique, qui rend les menaces de centralisation oligopolistique du monde numérique plus fortes que jamais. Si – ce dont je ne suis pas certain – les usages du Web en viennent à se concentrer autour de quelques grands outils généralistes d’IA génératives et que les utilisateurs délaissent de ce fait les autres sites, une poignée d’entreprise contrôlera l’accès à l’information de populations entières. Tout le monde, ou presque, a quelque chose à y perdre : les « producteurs de contenus » (journalistes, artistes, etc.), les industries dont ceux-ci font la prospérité, les États qui ne possèdent pas de géants du numérique et – pourrait-on ajouter – les citoyens et la démocratie. Il y a là de quoi donner à une large coalition d’acteurs des raisons de se mobiliser et cela va au-delà de la question de la « souveraineté numérique ». Il s’agit d’atténuer les dépendances technologiques, économiques et politiques liées au pouvoir des Big Tech américaines mais, plus encore, il s’agit de savoir quel monde numérique nous voulons. La trajectoire actuelle, ce sont des technologies qui, malgré certains bénéfices, font reculer à la fois les libertés, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique. Existe-t-il aujourd’hui, malgré cela, des éléments qui pourraient faire consensus et armer une critique plus autonome face aux Big Tech ? Quels seraient les principaux acquis de la critique selon vous ? On pourrait dire que l’un des principaux acquis de la critique est qu’une personne avertie et motivée peut encore se passer des services des Big Tech aujourd’hui : utiliser un système d’exploitation libre plutôt que Windows ou Mac OS sur son PC, refuser de s’inscrire sur les grands réseaux sociaux commerciaux ou leur préférer des alternatives comme Mastodon, privilégier un autre moteur de recherche que celui de Google, ne rien acheter par l’intermédiaire d’Amazon, aller chercher une réponse directement sur Wikipédia plutôt qu’en interrogeant ChatGPT, etc. Le fait que ces refus d’utilisation et ces usages alternatifs continuent d’exister a, je crois, une importance, ne serait-ce que pour démontrer qu’il est possible d’envisager nos vies numériques autrement. Il faut néanmoins immédiatement ajouter deux bémols. Le premier est que ces usages alternatifs demeurent réservés à une minorité et qu’ils supposent au quotidien une démarche militante, qui n’est évidemment pas donnée à tout le monde. Le second est que le pouvoir des Big Tech paraît aujourd’hui plus pervasif que jamais, notamment parce que ces entreprises contrôlent également de nombreuses infrastructures, comme les centres de données ou les câbles transocéaniques, ce qui a pour conséquence que l’on s’en passe en fait rarement complètement. Depuis dix ans, il y a également des acquis de la critique en matière de réglementation, bien que l’encadrement des Big Tech me semble toujours notoirement insuffisant comme je l’ai rappelé auparavant. Malgré leurs limites, des textes européens comme le RGPD, le DSA (Digital Services Act) ou le DMA (Digital Markets Act) apportent certains garde-fous en matière de protection des données personnelles, de protection des locuteurs vulnérables dans les espaces en ligne ou de lutte contre les abus de position dominante. La question qui se pose aujourd’hui est non seulement de faire appliquer ces règles, mais aussi d’aller plus loin, dans un contexte politique relativement défavorable. Mais même aux États-Unis, il y a un peu d’espoir. On le voit avec les procès en cours contre les pratiques monopolistiques de Google et de Meta, qui témoignent aussi de l’importance de l’institution judiciaire en tant que contre-pouvoir. Il y a enfin un troisième type d’acquis de la critique, qui concerne plutôt les savoirs et les représentations. Il me semble que le public est aujourd’hui mieux informé de la manière dont fonctionne notre monde numérique dominé par les Big Tech. Mes étudiants à l’université sont conscients de l’empreinte environnementale du numérique et savent que de nombreux services des Big Tech supposent en amont des activités productives précaires, mal rémunérées et souvent dangereuses, depuis le travail dans les mines jusqu’aux micro-tâches des « petites mains » de l’IA. Le niveau de connaissances de ces réalités a augmenté et c’est à mon sens un effet de la critique. S’il n’y avait pas eu des syndicats, des journalistes, des artistes et des universitaires pour dénoncer les conditions de travail des modérateurs de contenus, il y aurait aujourd’hui moins de gens au courant de leur existence. Toute la question est de savoir comment l’on transforme ces savoirs critiques en action politique efficace, en capacité à changer les usages des entreprises et des utilisateurs. C’est, je crois, la question qui est devant nous. Texte intégral 2447 mots
18.06.2025 à 10:00
L’Ukraine, la littérature, la guerre… Entretien avec Maria Matios
Grande figure de la littérature contemporaine ukrainienne, ancienne députée de la Rada ukrainienne, Maria Matios compte parmi les écrivaines les plus influentes d’Ukraine. Après être entrée en littérature en tant que poétesse (elle a publié sept recueils à ce jour), elle s’est faite romancière, et ses œuvres en prose sont aujourd’hui traduites dans plus de quinze langues. Lauréate en 2005 du prix national Taras-Chevtchenko, elle a également remporté à trois reprises le Prix du livre de l’année en Ukraine, notamment pour le roman Presque jamais autrement (2007), traduit en français en 2024 aux éditions Bleu et Jaune. Presque jamais autrement est une saga familiale qui se déroule dans les Carpates ukrainiennes au début du XXe siècle. Le récit met en exergue les grandes passions des gens ordinaires, avec en arrière-plan le destin d’un territoire martyrisé par les dominations successives. Entretissant les fils narratifs, Maria Matios livre un récit évocateur et souvent cruel, où les frères se déchirent pour d’étroits morceaux de terre, où des femmes courageuses défient, sans toujours la contester, la loi d’hommes parfois vertueux, parfois lâches, et où la sorcellerie semble exercer un pouvoir réel. Inévitablement, en lisant ce roman qui dit les ravages de la Première Guerre mondiale, on songe à la situation actuelle… Maria Matios nous a accordé le 16 juin cet entretien, conçu et traduit en français par notre contributrice Nikol Dziub, qui est également la traductrice de Presque jamais autrement. Elle nous y parle de la littérature ukrainienne, de sa dimension humaniste, des pouvoirs particuliers de l’écriture au féminin, de la place de l’Ukraine en Europe, de la façon dont il lui semble que nous autres Européens percevons la guerre en cours, de l’avenir de notre civilisation… Nonfiction.fr : Maria Matios, votre roman, Presque jamais autrement, qui a été récemment traduit en français (éditions Bleu et Jaune, 2024), a reçu de très bons retours en France, pour son histoire à la fois typique des Carpates et universellement humaine. On pourrait dire que votre plume est très européenne, qu’en pensez-vous ? Et dans quelle mesure, pour vous, la littérature ukrainienne est-elle une littérature européenne ? Maria Matios : Honnêtement, je n’aime pas trop ces définitions de la littérature nationale comme étant européenne, américaine ou asiatique. Pour moi, ce qui importe davantage, c’est la façon dont une œuvre reflète les principes et les postulats universels de l’humanisme, la manière dont elle s’empare des notions de bien et de mal, d’amour et de haine, de noblesse, de bassesse, etc. Bien sûr, lorsqu’une œuvre reflète certaines traditions nationales, une mentalité nationale, ou lorsque l’intrigue se déroule dans un contexte national particulier, elle apporte un plaisir éthique et esthétique, une sorte de saveur particulière, et contribue à rapprocher le lecteur de la région où se déroulent les événements. C’est alors qu’apparaît ou non cette « alchimie » entre l’auteur et le lecteur qui provoque un bouleversement dans la conscience de ce dernier. Prenons La Femme des sables de Kōbō Abe – comment qualifier un tel livre ? De toute évidence, il ne relève pas de la littérature européenne, mais cela a-t-il une importance pour la perception du roman par le lecteur ? Le thème central de l’œuvre est la quête d’une liberté personnelle absolue et, en fin de compte, le renoncement à celle-ci au profit de ce peu de liberté que le héros obtient au prix d’efforts incroyables – tout cela s’expliquant par le caractère du personnage, mais aussi par la mentalité nationale... Est-il important de savoir dans quelle niche nous classons ce roman ? L’essentiel, c’est qu’il s’agit d’une littérature véritable, qui suscite des émotions vives. La littérature sans émotions, c’est de l’eau distillée. Sans saveur. Pourquoi m’attarder autant sur cet aspect ? Parce que j’appartiens malheureusement à une littérature peu ou pas connue dans le monde. Et elle n’est pas méconnue parce qu’elle est mineure, non européenne ou autre. Je suis une représentante très typique de la littérature postcoloniale, une littérature opprimée pendant des siècles par un empire qui s’est approprié sans vergogne ses meilleurs représentants et les a fait passer pour siens, c’est-à-dire pour russes. Et qui a réprimé ou exclu délibérément de ses rangs ceux dont la créativité ne correspondait pas aux canons impériaux. Tel est le sort de toutes les littératures sans État. Et trois décennies d’existence indépendante de la littérature ukrainienne n’ont pas encore permis au monde de découvrir sa diversité et sa richesse. L’Ukraine est un grand pays européen. Cela ne semble plus faire aucun doute. Malheureusement, pour l’instant, l’Ukraine est davantage connue dans le monde à cause de sa lutte sans précédent pour sa souveraineté et sa liberté que grâce à ses œuvres littéraires remarquables, qui, je vous l’assure, sont nombreuses, que l’on parle de littérature classique ou de littérature contemporaine. Mais le monde doit encore découvrir ce vaste corpus. Cela dit, j’ai le sentiment que les « projecteurs » intellectuels du monde entier sont à présent à la recherche, en Ukraine, des œuvres littéraires qui feront la « une » de la littérature européenne. C’est en tout cas mon intuition – rien de plus ! Dans un autre livre consacré à la Bucovine, Bukova zemlia (réédité onze fois depuis 2019), vous avez fait un véritable travail de recherche archivistique mêlé à l’élaboration d’une fiction pour aboutir à une œuvre monumentale, qui traite de l’histoire européenne. Ne pensez-vous pas que l’idée même de l’Europe a besoin de récits de ce genre pour se construire ? Et que, en tant que femme auteure, votre voix est de celle dont l’Europe peut avoir besoin pour se raconter ? Ce roman-panorama, Bukova zemlia, qui m’a coûté 13 ans de travail, ne parle de rien d’autre que de cette européité de l’Ukraine que vous évoquiez. Il traite de l’Europe en Ukraine et de l’Ukraine en Europe pendant 225 ans. C’est exactement la période couverte par mon roman, de 1789 à 2014, c’est-à-dire depuis l’apparition des premières colonies allemandes en Bucovine jusqu’au début de l’invasion russe dans le Donbass. N’est-ce pas là un authentique récit de l’histoire de l’Europe, si les événements du roman, outre la Bucovine (aujourd’hui la région de Tchernivtsi en Ukraine), se déroulent à Berlin, Paris, Vienne, Bucarest, Budapest, Moscou et Kyïv ? Et les personnages principaux sont aussi bien des personnages historiques – ministres, diplomates, trois futurs « nobélisés » – que des dynasties entières de bergers, d’agriculteurs, de guerriers-rebelles, etc. Ce que j’ai voulu faire suivre au lecture, ce sont précisément ces chemins croisés de nombreux pays et États qui font tourner la roue de l’histoire mondiale, toujours impitoyable tant pour les individus que pour des territoires entiers. L’exemple de ma famille suffirait à lui seul à fournir la matière d’un roman sur cette européité à la fois ancienne et actuelle, et surtout bien réelle, de l’Ukraine. Jugez-en par vous-même. J’ai fait des recherches et je connais mes racines familiales jusqu’en 1790, c’est-à-dire jusqu’à la huitième génération. L’un de mes ancêtres était autrichien, soldat de l’armée impériale, et il est arrivé en Bucovine à la fin du XVIIIe siècle. Mes arrière-grands-pères et mes grands-pères sont nés à l’époque de l’Autriche-Hongrie, lorsque la Bucovine faisait partie de cet empire. Mon père a un acte de naissance de l’État roumain. Ma mère est née le jour où le pouvoir soviétique est arrivé en Bucovine. Je suis née à l’époque de l’Union soviétique, et mon fils aussi. Ma petite-fille est une enfant de l’Ukraine indépendante. Qu’a-t-on là, sinon l’histoire de l’Europe à ses frontières, lorsque les terres à la jonction des États étaient redessinées et passaient de main en main, se retrouvant toujours sous la mainmise des plus forts, des plus agressifs ? En Bucovine, par exemple, rien que dans la première moitié du XXe siècle, le pouvoir a changé quatorze fois ! Et croyez-moi, étudier cette période et le destin des hommes à cette époque, c’est comme entrer dans un coffre-fort rempli d’or et de devises. Je pense donc que l’Europe, même si elle est unie en théorie, ne se connaît pas encore tout à fait, c’est pourquoi elle se montre si prudente et méfiante envers un pays qui, comme l’Ukraine, tente de revenir dans son giron après les épreuves difficiles qu’il a traversées à l’époque soviétique, et surtout aujourd’hui, en temps de guerre. Quant au fait que je sois une femme, une écrivaine... Les femmes sont, je crois, plus attentives aux détails, plus observatrices à certains égards, si l’on veut, et c’est pourquoi l’histoire racontée par une femme peut être non seulement instructive et extrêmement captivante, mais aussi utile. Tout comme l’Europe par elle-même est passionnante, même si à présent elle semble parfois en manque de sensations fortes qui soient réelles, et non fictives. Mais l’Europe est-elle vraiment prête à et désireuse de découvrir les bouleversements profonds que traverse sa voisine la plus proche, l’Ukraine, qui est également européenne non seulement par sa géographie, mais aussi par ses mentalités ? Oui, sur le plan des mentalités et de la civilisation, l’Ukraine est la sœur jumelle de la vieille Europe, et non de la Russie asiatique. Pour rester sur la question féminine, dans plusieurs de vos romans, vous placez au centre de l’action des femmes dont le caractère va toujours un peu à contre-courant du destin. Pensez-vous que l’une des particularités de l’histoire de la littérature ukrainienne est d’accorder une place particulière aux femmes dans toute leur diversité ? Et pensez-vous que le rôle très important qu’ont joué les femmes auteures dans l’avènement de la littérature en langue ukrainienne, en particulier au XIXe siècle, est symptomatique de l’esprit démocratique qui souffle dans cette littérature ? Oui, c’est juste. Dans la vingtaine de livres qui composent le plus gros de mon œuvre, mes personnages féminins vont souvent à contre-courant du destin, des circonstances, de la société, de la famille, surtout lorsque ces circonstances sont contraires à leur conception de la liberté individuelle et de l’honneur. Souvent, ce sont des combattantes, des guerrières, car elles sont animées par un esprit de liberté intérieure et spirituelle et de dignité personnelle hérité de leur mère, et elles ne se résignent jamais à l’oppression. L’amour de la liberté est l’une des principales caractéristiques morales des Ukrainiens en général. Ils ont le sens du devoir, tant social que personnel. C’est à ce carrefour entre le social et le personnel que se déroule souvent la bataille entre le cœur et l’esprit de mes héroïnes. En tout cas, ce sont sans aucun doute des personnalités saines d’esprit, quel que soit leur statut social. Et cet instinct très sain de la liberté et de la dignité imprègne véritablement toute l’œuvre de nos classiques féminines, que ce soit Lessia Oukraïnka, Olha Kobylianska ou Natalia Kobrynska, trois grands noms de la modernité littéraire à cheval sur le XIXe et le XXe siècles. Mais, là encore, le monde connaît peu ces figures et leurs œuvres, où des personnages féminins souvent émancipés, précurseurs du féminisme, engagés dans une lutte courageuse pour leurs droits et leur liberté individuelle, ont toujours occupé une place de choix. Ainsi, dans la défense du droit à la liberté d’être, de penser et de s’exprimer, la littérature ukrainienne n’a jamais été à la traîne. Pour en revenir à Presque jamais autrement, c’est aussi une histoire d’amour et de guerre, et l’on est tenté de faire le lien avec la situation actuelle. Pourriez-vous nous expliquer quels sont les enjeux que la guerre introduit dans votre écriture ? Comment, aussi, l’écriture en contexte de guerre a pu avoir une influence, ou non, sur vos dernières œuvres, en particulier votre dernier livre, On peut faire confiance aux femmes, où vous liez votre expérience d’écrivaine et de femme politique (rappelons aux lecteurs français que vous avez été députée à la Rada ukrainienne de 2012 à 2019) ? Et enfin quel est, d’après vous, le message qu’une écrivaine ukrainienne peut avoir envie de faire passer aux Ukrainiens et/ou au monde, en ces temps si troublés ? Les événements de la Première Guerre mondiale racontés dans Presque jamais autrement et ceux la guerre actuelle, qui n’en est en réalité pas à sa quatrième année, mais à sa onzième sur le sol ukrainien, ne diffèrent guère dans leur dimension humaine, dans leur façon d’affecter le destin des individus. Il ne s’agit pas de les comparer ou de les relier, mais de pénétrer plus profondément dans la nature de la dégradation et de la dégénérescence humaines, car toute guerre est une dégénérescence morale et une dégradation de celui qui attaque et envahit, détruisant l’ordre mondial dans son ensemble. Il y a cent ans comme aujourd’hui, on rencontre la même volonté de vivre, les mêmes syndromes post-traumatiques, les mêmes épreuves inhumaines, la trahison et la perfidie inchangées. Il est difficile de trouver des mots qui ne blessent pas le lecteur quand on connaît tout le « menu » de la guerre. Et il en va toujours de même. D’ailleurs, un soldat actuellement au front qui a lu Presque jamais autrement m’a dit que si l’époque n’avait pas été précisée, il aurait pensé qu’il s’agissait d’aujourd’hui. Vous savez, à l’époque, entre 2014 et 2021, en tant que députée d’abord, puis après encore, une fois mon mandat terminé, je me suis rendue à plusieurs reprises sur le front. J’ai participé à des missions humanitaires, j’ai fait du bénévolat, j’ai été cuisinière dans une unité militaire. Je sais ce que c’est que d’être bombardée par des lance-roquettes « Grad », j’ai ressenti une terreur animale à cause des explosions toutes proches. Mais c’était dans le Donbass. Aujourd’hui, je ressens la même peur, voire pire, dans la capitale d’un État européen. Vous comprenez, dans la capitale d’un grand État, berceau de la Rus’, dont l’histoire et même le nom sont aujourd’hui usurpés avec arrogance par la Russie de Poutine, dans la capitale où ont été baptisés les princes de Kyïv, où sont conservés les plus anciens monuments architecturaux et spirituels du pays, où la cathédrale Sainte-Sophie s’élève depuis un millénaire et demi. C’est dans cette capitale, dans la ville aux dômes dorés, que des alertes aériennes retentissent cinq ou sept heures d’affilée, que les drônes « shahed » explosent et que les missiles balistiques s’abattent sur les maternités, les écoles, les jardins d’enfants et les habitations civiles. L’une des dernières attaques contre Kyïv a endommagé l’antique cathédrale Sainte-Sophie dont je parlais il y a un instant. Depuis le 22 février, près de 2 000 alertes aériennes ont retenti rien qu’à Kyïv, faisant plus de 200 morts parmi les civils, dont près de 20 enfants. Comment vivre avec cela sans un désir ardent de vengeance ? Sans haine ? Sans rage ? Comment pourrais-je penser froidement, faire preuve de détachement, quand j’ai vu hier un soldat ukrainien montrer sa main sans index – il a été mutilé en captivité, ses bourreaux russes lui ont coupé le doigt avec ces mots : « Tu n’en auras plus besoin » ? C’est pourquoi je ne peux pas déterminer comment la guerre en cours influence ma créativité. Ce sont des choses indescriptibles. Je ne perçois plus la créativité comme avant. Ce n’est plus le fondement de ma vie. C’est devenu un passe-temps sur fond de barbarie. Je pense que, pour l’instant, il faut avant tout documenter et consigner de manière aussi précise et complète que possible les manifestations de cette barbarie inimaginable à l’égard de la population civile – ces crimes contre l’humanité, en fait. Et j’espère que, quand le temps sera venu, une grande œuvre verra le jour sur cette période tragique, sur ces événements et ces actes qui ne peuvent pas recevoir d’explication rationnelle. Et pourtant, je cherche quand même une explication au présent dans le passé. Car tout est lié. Dans le roman On peut faire confiance aux femmes, c’est presque avec un scalpel à la main, presque chirurgicalement que j’examine la fin de l’ère soviétique, cette période de cynisme moral et d’humiliation de la personnalité, d’étouffement idéologique, de chantage, de pénurie et de « rideau de fer ». Je suis moi-même issue de cette époque, je la connais donc parfaitement. Et je vois comment elle a influencé le destin futur du pays. J’essaie à travers mes mots de faire passer ce message, que le totalitarisme et l’autoritarisme ne peuvent pas être des repères pour l’avenir. La justification du totalitarisme et de la dictature (que ce soit celle d’un individu ou d’une idéologie) mène systématiquement au mépris éhonté du droit international et des droits souverains de nations entières – l’exemple de la Russie actuelle en est la preuve éclatante. C’est ce que j’ai voulu dire à travers ce roman. Alors, oui, nos problèmes ukrainiens peuvent sembler lointains pour la plupart des pays européens, qui n’ont plus connu la guerre sur leur territoire depuis trois générations. Le calme est toujours apaisant. Mais le calme est parfois très trompeur, car il peut être rompu en un instant, avant même que vous ayez le temps de faire votre valise et de mettre vos enfants en sécurité. C’est pourquoi je voudrais que les gens fassent preuve de plus d’empathie envers ceux qui en ont besoin. Car aujourd’hui, c’est nous, et demain, ce sera peut-être vous – vous qui, en ce moment, lisez cet entretien et haussez peut-être les épaules en vous disant : « Quelle femme étrange. Mais de quoi parle-t-elle ? »... Texte intégral 3364 mots
14.06.2025 à 10:00
Les îles à l'épreuve de la mondialisation
Avec la maritimisation des échanges, les pays maritimes tentent d’étendre leurs domaines maritimes respectifs, entraînant litiges et tensions avec certains voisins. Les mers et océans sont au cœur de la mondialisation pour des raisons commerciales et géopolitiques, ce qui implique la mise en place d’une législation commune. La géographe Marie Redon* revient ici, dans le cadre du Thème 3 de Première traitant des frontières, sur les délimitations maritimes et la place de la convention de Montego Bay. Son récent ouvrage livre une analyse fine des îles, loin des clichés présentant ces espaces tour à tour comme des paradis ou des lieux voués à une disparition inéluctable. La géographe en rappelant leur rôle dans les migrations, les échanges et le développement durable montre à quel point les territoires insulaires sont des espaces mondialisés. Nonfiction.fr : Au-delà des eaux intérieures, le droit des mers garantit la liberté de circulation à l’ensemble des navires. Peut-on affirmer que plus on s’éloigne des côtes, plus les libertés sont importantes ? Marie Redon : On peut en effet voir la succession des limites maritimes comme la manifestation d’une souveraineté territoriale, ou « merritoriale », qui décroit de la terre vers la haute mer. Il s’agit donc davantage de limites successives, qui formeraient comme un glacis, que de frontières linéaires séparant un « dedans » d’un « dehors ». Les navires peuvent en effet librement croiser au-delà des eaux intérieures, qui sont situées en-deçà de la ligne de base comme les ports, les rades, les baies, etc. Mais, déjà, la notion de ligne de base, au fondement des différentes limites maritimes, est complexe : chaque Etat détermine sa « ligne de base normale » en fonction de la laisse de basse mer qui suit le littoral, telle qu’elle est figurée sur les cartes marines (limite basse de l’estran), mais, au début des années 1950, est apparue la notion de « ligne de base droite » qui résulte d’un arrêt de la cour internationale de justice au sujet des pêcheries anglo-norvégiennes. La Norvège avait en effet décidé, en 1935, de tracer des lignes droites entre les points les plus avancés de sa côte en délimitant des eaux intérieures en son sein (les fameux fjords), et ce afin de mieux protéger ses réserves halieutiques notamment des pêcheurs anglais. Le jugement alors rendu est que ces lignes de base droite ne sont « pas contraires » au droit international, parce que prenant en compte le cas particulier de la topographie norvégienne, mais cette méthode de tracé va finalement être reprise par la majorité des Etats, ce qui n’est pas sans conséquences puisque c’est à partir de là que sont calculées les autres zones de souveraineté. Les ports, qui sont dans les eaux intérieures, sont soumis à un régime particulier : on présuppose que les navires peuvent entrer dans les ports librement, à moins que l’Etat côtier ne manifeste la décision contraire. Les navires de guerre peuvent entrer (immunité souveraine) mais l’Etat côtier peut leur demander de partir car, parfois, des limitations existent (pas plusieurs bateaux dans le port en même temps). Dans les eaux territoriales (ce qui forme un bel oxymore), dont la largeur ne dépasse pas 12 milles marins mesurés à partir des lignes de base, la pratique remet en cause la pleine souveraineté de l’Etat côtier. En effet, on peut considérer qu’elle est limitée par le droit de « passage inoffensif » des navires qui doit être « continu et rapide », sauf en cas de détresse du navire. En théorie, eaux intérieures et mers territoriales font donc partie des zones de pleine souveraineté, et l’on retrouve bien l’idée d’un espace défensif des frontières terrestres mais dans les faits, elle est limitée, ce qui est difficilement transposable sur terre. Au-delà de la mer territoriale, la souveraineté des Etats se décline selon des modalités différentes selon que l’on se situe dans la zone contigüe, la zone économique exclusive (ZEE) ou encore la Zone de Protection écologique et de pêche, mais, globalement, la libre circulation des navires prévaut et on voit bien à quel point l’accès et le contrôle des espaces maritimes est affaire de négociation, d’appréciation, dans un contexte mondial en évolution. Au-delà, on trouve la « haute mer » qui, pour l’heure, couvre un peu moins des 2/3 des océans. Elle est définie par les Nations Unies comme « ouverte à tous les États, qu'ils soient côtiers ou enclavés dans les terres » et les grands fonds sont déclarés « biens communs de l’humanité ». En réalité, la navigation comme l’exploitation des ressources sont libres dans ces zones au-delà des juridictions nationales (ZAJN) : certes, chaque État est responsable des activités des navires battant son pavillon dans ces eaux et une Autorité internationale des fonds marins a bien été créée en 1994 pour veiller à la non appropriation des richesses qui s’y trouvent, et que l’on découvre chaque jour plus prometteuses mais, dans les faits, l’absence d’une réglementation internationale contraignante et des contrôles inexistants font de la haute mer un vaste espace hors radar, où règne un vide juridique… abyssal. La convention de Montego Bay, que vous qualifiez de « constitution des océans », a fixé en 1982 des délimitations maritimes durables, permettant un relatif consensus à l’échelle mondiale même si certains refusent de la ratifier comme les États-Unis et la Turquie. Comment expliquer une telle entente ? Cette expression de « Constitution des océans » ou « Constitution de la mer » est souvent employée pour désigner la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signée en Jamaïque, à Montego Bay, et il est vrai que cette convention, en fixant l’organisation et le fonctionnement pour la quasi-totalité des 193 membres de l’ONU, de ce qui a trait à l’espace marin et ses utilisations, est un instrument juridique majeur du XXe siècle. Il faut resituer ce texte dans un contexte d’expansionnisme maritime, avec des États qui s’avancent de plus en plus loin dans leur délimitation, et de multiplication du nombre d’Etats dans le monde. En effet, avant les année 1950, les délimitations maritimes étaient rares, sauf dans les cas précis, notamment de détroits, mais avec près de 200 Etats dans le monde au début du XXIe siècle, dont de nouveaux Etats nés après la Seconde Guerre mondiale, la notion de voisinage a évolué, les Etats se sont « rapprochés » au fur et à mesure qu’ils ont voulu (ré)affirmer leur existence en délimitant leur territoire et en étendant leur souveraineté sur les espaces maritimes. Les chevauchements n’étaient pas fréquents lorsque seule la règle des 3 milles nautiques prévalait. A présent, les conflits se multiplient autour de la délimitation des ZEE et des plateaux continentaux, avec des revendications jusqu’à 370 milles nautique de la ligne de base, soit plus de 680 km vers la haute mer. Une des raisons à cet appétit maritime est bien sûr le développement des techniques permettant l’exploitation à la fois des ressources halieutiques et des hydrocarbures. Or les investisseurs ne s’engagent que s’ils sont sûrs d’être couverts par l’Etat auquel appartient la zone à exploiter, de la même manière que la sécurisation des routes maritimes revêt une importance majeure dans le trafic mondial. C’est pourquoi le champ d’application de la CNUDM couvre aussi bien la navigation que l’exploitation et la conservation des ressources biologiques, la protection du milieu marin et la recherche scientifique sur ce domaine encore en exploration. Les échanges économiques, les flux commerciaux se font plus difficilement dans un contexte incertain. On a besoin de stabiliser les règles, au moins un minimum, pour pouvoir utiliser les océans comme support de déplacements et en exploiter les ressources. Nécessité fait donc loi, dans le sens où cette entente, qui est bien sûr à nuancer, est la condition sine qua non à notre globalisation économique puisque plus de 80% des échanges commerciaux se font par voie maritime : si chaque pays avait ses propres règles et normes, ces circulations ne seraient pas aussi aisées. Cet enjeu d’une entente apparait très tôt. On peut évoquer les Règles ou Rôles d’Oléron, souvent présentées comme ayant donné naissance au droit maritime moderne, qui ont été appliquées sur toutes les côtes d'Europe, de la Méditerranée à la Baltique au XIIe siècle dans un contexte où le commerce de vin était florissant. Les grands traités de partage du XVe et XVIe siècle sont à mettre dans cette perspective : il s’agit de trouver des règles communes pour l’usage des espaces maritimes, quitte à y déroger... ou même à réguler la manière d’y déroger. Le XVIIIe siècle est marqué par un déclin de la flibuste, mais c’est l’ère de la guerre de course à laquelle des règles juridiques strictes s’appliquaient, faisant des corsaires de véritables collaborateurs de la mise en œuvre d’une politique maritime mercantiliste. Pour partir en course, le capitaine devait disposer d’une patente, délivrée au nom du Roi et faisant l’objet d’un enregistrement au bureau des autorités maritimes, ainsi que d’une caution pécuniaire, qui garantissait l’honnêteté de sa campagne. De retour sur terre, les prises devaient être déclarées, ce qui déclenchait une procédure juridictionnelle et l’Etat récupérait une partie des gains des campagnes. La guerre de course fut abolie en 1856 par la Déclaration de Paris. Ces éléments historiques sont autant de marqueurs chronologiques de la recherche de consensus, dont le CNUDM est le résultat. Plusieurs années de travail, environ 5 000 participants permanents, les jeux des groupes de pression, l’évolution des techniques, les jurisprudences, tout cela a abouti au texte définitif mis au vote en 1982, monumental (plus de 300 articles). Si quatre Etats qui ont voté contre, dont la Turquie (refus de se voir imposer une limitation internationale de sa ZEE étant donnée la proximité des territoires grec et chypriote) et les Etats-Unis (crainte que le traité empiète sur la souveraineté nationale et la soumette à une bureaucratie internationale contraire aux intérêts américains, mais le président Bill Clinton a signé le traité en 1994, non ratifié par le Sénat depuis), la CNUDM est finalement entrée en vigueur en 1994 et, actuellement près de 170 Etats ont ratifié ou adhéré à la Convention. Le lien entre la mondialisation telle qu’elle s’affirme depuis les années 1980 et cet instrument juridique me parait important : la convention est un des leviers et une des conditions de l’accélération matérielle des échanges mondiaux. Ces délimitations maritimes n’empêchent pas pour autant les conflits. Ces derniers n’ont jamais été aussi nombreux, notamment en mer de Chine ou comme on a pu le voir entre le Chili et le Pérou. N’a-t-on pas encore tendance à penser le droit de la mer selon le même paradigme que celui des frontières terrestres ? Oui dans le sens où il est très difficile de décentrer le regard et d’aborder les enjeux depuis la mer, depuis les immenses espaces océaniques qui restent matériellement difficiles à appréhender, à contrôler, où les limites ne se tracent pas. Mais il me semble que l’évolution est patente et que la dimension maritime, à la fois dans ce que cela représente en terme de surface, de moyen de déplacement, de ressources est de plus en plus prise en compte dans ces enjeux. Il faut rappeler que l’on part de la règle dite de 3 milles nautiques, ce qui correspondait fictivement à la portée du boulet de canon. Cette règle provient de la pratique des États du XVIIe et du XVIIIe siècle en matière de guerre navale, de neutralité côtière et de prises maritimes : nulle prise de guerre, nulle action belligérante en général ne devait être accomplie dans la mer côtière sur l'étendue couverte par le feu des canons postés sur le rivage. Dans cette vision tout à fait westphalienne de la puissance étatique, l'État côtier neutre disposait donc d'une zone de protection maritime en rapport avec la puissance de ses moyens de défense postés sur ses côtes. La délimitation comptait alors moins pour l’espace à exploiter qu’en tant que limite de souveraineté. A présent, ces deux dimensions sont devenues indissociables. Dans les deux cas pourtant, il s’agit bien d’une délimitation juridico-politique qui doit être stable et permanente, « objective » du point de vue du droit international. En cela, limites terrestres et maritimes sont comparables. Mais le caractère maritime ajoute depuis un demi-siècle une dimension à des conflits autrefois limités à la sphère terrestre : les ressources des fonds marins aiguisent des appétits que la démarcation de limites tente de réguler. Et puis plus les flux et les échanges sont intenses, plus l’espace maritime a tendance à se fermer, ce qui permet un parallèle avec la logique terrestre d’une mondialisation marquée par « l’obsession des frontières ». Considérant les diverses modalités d’exercice de la souveraineté dans les zones maritimes, des eaux intérieures au plateau continental, on peut pourtant considérer que la perception de cette souveraineté y est moins aigüe. En effet, les frontières terrestres concernent directement le territoire national et toute atteinte à ce territoire est généralement ressentie très fortement par les habitants alors que les frontières maritimes soulèvent encore rarement tant de passions… sauf quand il s’agit d’îles, parce qu’elles matérialisent des fragments de territoire national en mer. Quand on regarde par exemple une carte de la mer de Chine méridionale, apparait une mosaïque d’îles aux appartenances variées (Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunéi…) avec les disputées îles Spartley et Paracel dont les ZEE sont potentiellement très riches en hydrocarbure. En plus des réserves d’hydrocarbures et halieutiques, cette zone est une voie de passage entre l’Asie orientale, l’océan Indien et l’Europe, donc stratégique. La Chine étant en train de s’affirmer comme puissance navale avec le déploiement de navires de guerre, l’achat de porte-avion, l’occupation militaire d’îlots, la stratégie dite du « Collier de perles » le long de la route maritime vers le Moyen-Orient, le conflit sur les îles Spartley et Paracel est donc emblématique des rapports de force à l’œuvre dans cette partie du monde. Et le fait qu’un récent jugement des arbitres internationaux n’ait pas donné raison à la Chine (2016) montre à la fois l’importance des instruments juridiques et le caractère dynamique du droit maritime. Les îlots artificiellement agrandis pour faire île et servir de point d’appui aux revendications chinoises ne donneront en effet pas droit à une aire de ZEE pour autant. En effet, les juges ont conclu que ces « îles » n’en étaient pas vraiment et ne pouvaient donc pas générer d’espace maritime autre qu’une mer territoriale et une zone contiguë. On voit bien toute la complexité et les enjeux de la définition des îles dans notre monde aux échanges maritimisés et dépendant des hydrocarbures. Parmi les derniers conflits réglés, citons le cas du Pérou et du Chili : en 2014, le président de la Cour Internationale de Justice a prononcé le jugement qui doit permettre au Pérou et au Chili de mettre fin au différend maritime qui empoisonne leurs relations bilatérales depuis la Guerre du Pacifique, ou Guerre du Salpêtre (1879-1884), et qui fit perdre à la Bolivie son accès à la mer et au Pérou des territoires devenus provinces chiliennes. Depuis, le Pérou a toujours considéré que le problème de la frontière maritime entre les deux états n'avait pas été réglé, l'enjeu de ce différend portait sur l'exploitation de 67000 km² d’espace maritime. Au terme de ce jugement, et malgré la déception du Chili, les deux pays se sont engagés à le respecter. Il y a donc des conflits portant sur les limites maritimes, mais aussi des règlements de ces conflits. Il existe en effet à présent plus de 200 accords de délimitation, certaines mers sont entièrement délimitées comme la Baltique où il n’y a plus de zone de haute mer. En général, les accords sont bilatéraux et on essaie ensuite de faire coïncider le dernier point de la ligne frontière avec celle d’un autre pays pour que le maillage soit complet. Certes, on estime qu’il reste encore environ 250 accords à conclure dans le monde avec beaucoup de difficultés pour y parvenir, parce qu’il faut bien souvent d’abord résoudre les questions de souveraineté territoriale puisque c’est à partir de là que sont déterminées les lignes de base, et donc les zones maritimes. On voit bien à quel point la « Constitution des océans » est à la fois un point d’arrivée, puisqu’il a fallu des décennies de négociations pour en arriver à ce texte, mais aussi un point d’appui qui rend de nouvelles évolutions juridiques possibles. Et ce d’autant plus que les pratiques évoluent, tant en termes de déplacement que d’exploitation des ressources océaniques alors que le changement climatique donne lieu à de nouveaux enjeux. Vous signez un livre consacré à la Géopolitique des îles aux éditions Le Cavalier Bleu. Vous y insistez notamment sur le contraste entre la réalité et la construction imaginaire projetée par nos sociétés sur les espaces insulaires. Quelles sont pour vous les caractéristiques fondamentales d’une île ? Je dirais d’abord la discontinuité, le fait que les îles soient séparées par une étendue liquide qui pose, concrètement, un problème d’accès qui est à la fois un obstacle et le délice de l’île. On imagine d’emblée et sans difficulté une terre entourée d’eau, la notion semble confortable, quasi instinctive. Pour appréhender l’île, le facteur essentiel est donc l’idée de limite. Parce qu’elle est limitée, finie dans sa forme, l’île est un espace pouvant être cerné, et donc décrit, étudié et analysé, d’où l’idée d’une forte « géographicité » insulaire, inhérente à sa forme. « L’île s’oppose au continent en ce qu’elle contient, en ce qu’elle réalise, de par sa forme close et clairement perceptible, l’objet géographique par excellence » écrivait Franck Lestringnant en 1980. Et, en effet, l’île se différencierait essentiellement des autres espaces isolés par la netteté de la rupture maritime, manifeste au point d’en faire le symbole du monde clos. Ensuite, l’immense variété des îles, d’autant plus nombreuses qu’elles sont petites et la majorité sont inhabitées. Les Maldives sont ainsi composées de près de 1 200 îles, mais seules environ 200 sont habitées. Dans le monde, quelque 460 000 îles sont référencées par une base de données constituée par le programme des Nations unies pour l’environnement et l’Institut de recherche pour le développement. La diversité de leur nature, de leur forme, de leur végétation, de leur histoire, leur mise en valeur, leur localisation, etc. fait qu’au-delà des grandes familles d’îles (les atolls, les îles volcaniques hautes, etc.), de l’association de certaines en archipels, chaque île apparait comme une « monade » de Leibniz, une substance indivisible qui constitue l'élément dernier des choses. Elles semblent manifester l’irréductibilité des lieux les uns aux autres par la discontinuité qui les distinguent et leur caractère unique. Mais c’est là qu’intervient la troisième caractéristique : la force de cet imaginaire que peu d’objets géographiques portent aussi intensément. Indéniablement, l’île attire, fascine, séduit, interpelle. Bien des chercheurs se sont intéressés à ce pouvoir quasi magique d’attraction des îles, perceptible aussi bien dans la littérature classique que dans le cinéma ou les jeux télévisés. Il y a, dans cette attraction et cette force de l’imaginaire occidental, quelque chose qui transcende les classes sociales, l’éducation reçue, l’âge, le sexe. Même si nous ne sommes pas tous égaux dans l’accès aux îles et bien différents dans la manière de les appréhender, l’île fait à la fois partie de la culture populaire et du domaine réservé. C’est pourquoi l’île est devenue un produit marketing si efficace et le tourisme insulaire, ou à coloration insulaire, transcende les conditions sociales. Ajoutons plus prosaïquement que la création des ZEE a fait entrer les îles du XXIe siècle dans une nouvelle dimension, celle des revendications et des désaccords entre les Etats. S’il y a toujours eu des îles clés dans les rapports de force géostratégiques, c’est à présent moins en elles-mêmes que pour les étendues qu’elles rapportent que les îles deviennent des points nodaux. Ce serait là une nouvelle caractéristique des îles à l’heure de la mondialisation. Les discours passent aisément de l’île paradisiaque à l’île en proie aux risques environnementaux. Le risque de disparition des îles demeure un thème récurrent, comme nous pouvoir le voir dans certaines campagnes de sensibilisation ou dans l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement. Comment proposez-vous de sortir de cette lecture manichéenne ? Comme le font les géographes, en essayant de confronter la complexité des faits à la simplicité des discours ! Il est indéniable que le changement climatique doit être pris en considération dans les analyses du monde contemporain, or le risque est parfois d’écraser les perspectives, de simplifier les grilles de lecture et les angles de réflexion. Les problématiques environnementales imprègnent tous les domaines dans un contexte de mise en tension de l’oekoumène (croissance démographique, industrialisation, urbanisation, pression sur les ressources…). Si elles concernent toutes les sociétés et toutes les cultures dans leur métissage et leur rapport à la mondialisation, cet ébranlement général provoque un télescopage des échelles alors que les géographes se confrontent à la rugosité des lieux et des milieux sans considérer que l’addition de milieux particuliers constitue forcément un milieu global véhiculant les mêmes problématiques, et donc les mêmes solutions. Ainsi, comment penser avec rigueur que la trajectoire des 40 États qui forment désormais le groupe des Petits Etats en développement au sein de l’ONU, allant de Cuba aux Comores en passant par Sainte-Lucie et Singapour, préfigure celui de la planète ? Chacun de ces Etats, chacune de leurs îles, offre des dynamiques qui lui sont propres, relevant de facteurs inédits et d’histoires spécifiques. Gommer ces réalités pour en tirer une seule image, celle de l’ile menacée face à la montée des eaux peut être médiatiquement efficace à court terme mais risque d’occulter le décryptage des processus effectivement à l’œuvre sur le long terme. Il existe un lobby, l’Aosis (Alliance of Small Island States) qui a pour but de mieux faire entendre la voix de ces Petits Etats Insulaires en développement face aux menaces du changement climatique, notamment l'élévation du niveau de la mer, de leur donner du poids dans le débat international où ils ne « pèsent » qu’environ 1 % de la population mondiale. Dans ce contexte, certains Etats usent de stratégies de victimisation et font du réchauffement climatique une sorte de fonds de commerce, comme les Maldives, les Kiribati ou encore Tuvalu, ce qui ferait presque oublier que la montée des eaux et les risques induits menacent aussi, et surtout en nombre d’habitants, les côtes basses des continents. Mais le Bangladesh « parle » moins à l’imaginaire qu’une île tropicale peau de chagrin : ce qui fait peur, c’est l’idée du paradis perdu or, si vous tapez « paradis » sur un moteur de recherche en images, à côté d’escaliers qui montent dans les nuages, ce sont des paysages d’île tropicale qui apparaissent. On voit là comment s’entremêlent mythe de l’Atlantide, métaphore de la Terre comme une île, imaginaire du paradis exotique tropical et jeu des arènes de la scène internationale pour conférer aux îles un rôle de « sentinelles du climat ». Et il ne s’agit donc pas de minimiser les phénomènes liés au changement climatique, encore moins de les nier, mais d’en démêler l’écheveau, facteur par facteur, échelle par échelle, espace par espace pour éviter de se laisser happer par un grand récit simplificateur. Certaines îles constituent également des paradis fiscaux ou une étape dans le trafic de drogue. Est-ce la preuve des difficultés du droit à penser et encadrer ces territoires ? Là encore, ce n’est pas nouveau, et la mer des Caraïbes serait sans doute moins attrayante sans ces histoires de pirates qui mettent un peu de piment sur le sable, et de rhum dans les cales. Tous les paradis fiscaux ne sont pas insulaires, et il existe des plates-formes du trafic de drogue qui sont tout à fait continentales mais on trouve quand-même une forte représentation des îles parmi eux : dans la liste des 12 « juridictions fiscales non coopératives » (liste noire) publiée par l’Union européenne en 2019, 10 sont des territoires insulaires ! Il s’agit surtout de possessions britanniques ou d’anciennes possessions britanniques comme Guernesey, Jersey et l’Île de Man, Anguilla, les Bermudes, les Îles Caïmans, les Îles Vierges britanniques… Mais l’existence de ces paradis fiscaux arrangent aussi les grandes puissances qui peuvent compter sur ces territoires offshore à la souveraineté factice : les États-Unis usent d’un réseau de paradis fiscaux dans les Caraïbes avec les Bahamas, Antigua-et-Barbuda, les Îles Vierges américaines ; l’Australie use des services offshore de Nauru qui se reconvertit comme elle peut, mais aussi des Vanuatu ou des Îles Cook… Même au sein des Emirats et royaumes arabes, faute d’îles naturelles, on crée des zones franches de type insulaire comme Jebel Ali. La spécificité des îles en matière fiscale est une réalité incontestable, que les pouvoirs publics hésitent à remettre en cause quand ils ne la suscitent pas. D’une part, le caractère insulaire conduit souvent à l’existence de corpus législatifs originaux, faits d’exemption, d’exception, de dérogation ; d’autre part, les gouvernements utilisent parfois l’outil fiscal pour tenter de compenser ce qui est considéré comme le « handicap » de l’insularité. Les territoires ultramarins français en sont exemplaires, avec la Loi Pons, première loi de défiscalisation prise en France spécifiquement relative à l’Outre-Mer en 1986, abrogée en 2000, et notamment célèbre pour les détournements auxquels elle a donné lieu. On voit bien à quel point il n’y a pas l’île d’un côté et le continent de l’autre mais une circulation permanente de l’une à l’autre. Certes, les îles sont parfois difficiles à encadrer, à bien cerner et contrôler, mais ces espaces de libéralités servent aussi à mettre de l’huile dans les rouages d’une mondialisation financière loin d’être manichéenne. *L’interviewée : Marie Redon est agrégée, maitresse de conférences en géographie habilitée à diriger des recherches à l’Université Sorbonne Paris Nord et membre du laboratoire Pléiade, dont elle codirige l’axe « Marges, inégalités, vulnérabilités ». Elle a, entre autres, travaillé sur les frontières insulaires au Timor, à Saint-Martin, Haïti et République dominicaine, Chypre, sur la gestion des risques et la continuité judiciaire en Guadeloupe et, plus récemment sur les jeux d’argent sur ces terrains et en Afrique de l’Ouest. Texte intégral 4981 mots