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19.06.2025 à 11:00

Entretien avec Sébastien Broca : la critique et les Big Tech

Sébastien Broca , professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, montre dans Pris dans la toile (Seuil, 2025) comment les Big Tech ont surmonté et, le plus souvent, réussi à retourner en leur faveur les critiques qui leur ont été adressées au cours des dernières décennies. Cela, dans quatre grands domaines : la liberté d’expression et ses limites ; la position dominante et ses abus ; les atteintes à la vie privée, la surveillance et la manipulation des comportements ; et enfin, l’exploitation du travail ainsi que des ressources naturelles — autant de thèmes que l’auteur explore dans les quatre parties successives de son ouvrage. Ce livre a fait l’objet d’une recension sur Nonfiction. Nonfiction : Quelles sont les critiques adressées aux Big Tech ? Sébastien Broca : Une entreprise technologique comme Microsoft a été l’objet dès les années 1990 de critiques sérieuses. Les militants du logiciel libre dénonçaient l’enclosure du code informatique, dont Windows et la suite Office étaient devenus les emblèmes. Le ministère de la Justice des États-Unis avait pour sa part initié en 1998 une action en justice au nom de l’antitrust et l’entreprise échappa de peu au démantèlement, grâce à un accord à l’amiable conclu en 2001 peu après l’élection de George W. Bush Jr. Au fil des années 2000, avec la montée en puissance de Google, Facebook et Amazon, les critiques adressées à la Tech se sont diversifiées. La question de la protection des données personnelles a par exemple commencé à prendre une place accrue. Les révélations d’Edward Snowden en 2013, qui documentaient la collaboration entre les entreprises technologiques et la NSA (National Security Agency), en constituèrent un premier point d’orgue. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié des années 2010 que les critiques se sont multipliées, à mesure que la centralité des Big Tech au sein du capitalisme contemporain s’est affirmée. On a alors accusé ces entreprises d’exercer un contrôle excessif sur la liberté d’expression en ligne, de mettre en péril la vie privée de leurs utilisateurs, d’avoir construit des monopoles hostiles à l’innovation, mais aussi d’exploiter des travailleurs précaires (modérateurs de contenus, micro-travailleurs de l’IA, etc.) ou encore d’avoir une empreinte environnementale croissante, notamment au niveau énergétique. Ce qui est assez frappant lorsqu’on retrace cette histoire est que, même si l’image de ces entreprises a parfois été écornée par les critiques, leur pouvoir en est sorti indemne. Il s’est même encore renforcé depuis le « techlash » de la fin des années 2010. Pour essayer d’expliquer ce paradoxe, je fais l’hypothèse, dans l’ouvrage, que les Big Tech ont réussi à construire une forme de symbiose avec certains des mouvements ou des alternatives numériques qui semblaient les menacer. Ces entreprises ont intégré les logiciels libres et open source, y compris en leur octroyant quelques financements, comme le montre par exemple la relation historique entre Google et Mozilla. Elles ont aussi réussi à faire en sorte que les traductions réglementaires, y compris en Europe, des critiques qui leur ont été adressées demeurent pour elles relativement indolores : le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en est un exemple, puisqu’il ne les a pas empêchées de continuer à tirer d’énormes bénéfices économiques de l’exploitation des données personnelles. Même en matière d’antitrust, les amendes spectaculaires infligées à Google ou Facebook/Meta sont davantage apparues comme un coût de fonctionnement, plutôt qu'une incitation à changer radicalement leurs pratiques. Certains de ces épisodes ont donné lieu à d’importantes batailles juridiques. Avec quelles conséquences ? Je me suis aussi intéressé de près aux luttes juridiques menées par les partisans des libertés numériques et à la manière dont celles-ci ont parfois pu servir les intérêts des Big Tech. Un exemple que je trouve assez révélateur est celui de l’« affaire Bernstein ». Daniel J. Bernstein était un doctorant en mathématiques de Berkeley, qui souhaitait publier un système de chiffrement qu’il avait mis au point. À l’époque, en 1995, cela était impossible aux États-Unis, parce que les algorithmes de chiffrement ne pouvaient être diffusés sans une autorisation du Département d’État. D. Bernstein décida alors d’attaquer en justice l’État américain avec le soutien de l’Electronic Frontier Foundation, la principale organisation de défense des libertés numériques. Son argument était qu’en publiant le résultat de ses travaux en matière de chiffrement, il ne faisait qu’exercer son droit à la liberté d’expression, protégé contre l’interférence de l’État par le Premier amendement. En première instance, la justice californienne lui donna raison, en affirmant qu’un système de chiffrement représentait un discours expressif et que le code informatique était une langue, au même titre que l’allemand ou le français. Sur la base de cette première décision, l’EFF et l’industrie informatique construisirent une véritable mythologie, que capture l’expression « code is speech ». Cela revenait à affirmer que le développement informatique ne pouvait faire l’objet d’aucune restriction par l’État, sous peine de violer le Premier amendement. Or, cette idée s’est ensuite avérée être une redoutable arme anti-régulation pour les Big Tech. Des entreprises comme Google et Facebook ont pu affirmer que leurs logiciels, leurs traitements algorithmiques et leurs interfaces étaient des formes d’expression protégées, qui relevaient de leur liberté d’expression et ne pouvaient pas par conséquent être réglementées pour les astreindre, par exemple, à des obligations de neutralité ou de non-discrimination. On passe ainsi en quelques années d’une invocation du Premier amendement par des hackers libertaires à une instrumentalisation du Premier amendement par de grands acteurs capitalistes. Tout aboutit ici à des règles de droit, ce qui n’est pas forcément pour déplaire aux Big Tech ? Je ne dirais pas que tout aboutit à des règles de droit. En revanche, de nombreux texte de loi – qui ont progressivement fait émerger un droit du numérique relativement spécifique – doivent à mon sens être considérés comme des conditions de possibilité pour l’émergence des Big Tech. J’ai le sentiment qu’on tend trop souvent à l’oublier, en faisant comme si ces entreprises étaient apparues dans une sorte de vide juridique, ou comme si les réglementations en vigueur n’avaient de toute façon aucune importance pour elles. Lorsqu’on retrace leur ascension avec un peu de recul historique, les choses se révèlent en effet un peu plus compliquées. Si les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook ou Twitter n’avaient pas bénéficié, à leur apparition au milieu des années 2000, d’un régime de quasi-irresponsabilité sur les propos mis en ligne par leurs utilisateurs, leur développement s’en serait sans doute trouvé notoirement entravé… Vous retracez des étapes notables dans les domaines listés ci-dessus sur la manière dont la critique a été enrôlée par les Big Tech. Quels pourraient être les prochaines étapes ou les principaux enjeux dans ces différents domaines ? Les enjeux actuels et les difficultés à surmonter sont considérables dans tous les domaines. S’agissant de l’espace public en ligne, la domination d’un petit nombre de plateformes ayant la capacité d’orienter le débat public en fonction de leurs parti-pris idéologiques et/ou de leurs intérêts économiques représente un problème démocratique majeur. L’enjeu est à mon sens de desserrer ce pouvoir, ce qui nécessiterait a minima des mesures réglementaires plus strictes, par exemple en imposant aux plateformes une obligation d’interopérabilité (qui permettrait d’en sortir sans coût exorbitant) ou en interdisant la récolte de certaines données. Si l’on veut vraiment améliorer la situation, il faut prendre le problème à la racine, en attaquant les modèles économiques dominants fondés sur la captation et la marchandisation de l’attention des utilisateurs grâce à l’exploitation de leurs données. Les questions du débat en ligne et de la vie privée sont de ce point de vue imbriquées. Par ailleurs, on pourrait dire que l’intelligence artificielle concentre aujourd’hui la majorité des problèmes. C’est à la fois le symbole du pouvoir des Big Tech, de l’empreinte environnementale galopante du numérique, de ses effets de précarisation sur un certain nombre de professions et de nouveaux défis géopolitiques. La frénésie d’investissements, publics et privés, à laquelle donne lieu l’IA générative depuis deux ans nous conduit dans une nouvelle phase technologique, qui rend les menaces de centralisation oligopolistique du monde numérique plus fortes que jamais. Si – ce dont je ne suis pas certain – les usages du Web en viennent à se concentrer autour de quelques grands outils généralistes d’IA génératives et que les utilisateurs délaissent de ce fait les autres sites, une poignée d’entreprise contrôlera l’accès à l’information de populations entières. Tout le monde, ou presque, a quelque chose à y perdre : les « producteurs de contenus » (journalistes, artistes, etc.), les industries dont ceux-ci font la prospérité, les États qui ne possèdent pas de géants du numérique et – pourrait-on ajouter – les citoyens et la démocratie. Il y a là de quoi donner à une large coalition d’acteurs des raisons de se mobiliser et cela va au-delà de la question de la « souveraineté numérique ». Il s’agit d’atténuer les dépendances technologiques, économiques et politiques liées au pouvoir des Big Tech américaines mais, plus encore, il s’agit de savoir quel monde numérique nous voulons. La trajectoire actuelle, ce sont des technologies qui, malgré certains bénéfices, font reculer à la fois les libertés, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique. Existe-t-il aujourd’hui, malgré cela, des éléments qui pourraient faire consensus et armer une critique plus autonome face aux Big Tech ? Quels seraient les principaux acquis de la critique selon vous ? On pourrait dire que l’un des principaux acquis de la critique est qu’une personne avertie et motivée peut encore se passer des services des Big Tech aujourd’hui : utiliser un système d’exploitation libre plutôt que Windows ou Mac OS sur son PC, refuser de s’inscrire sur les grands réseaux sociaux commerciaux ou leur préférer des alternatives comme Mastodon, privilégier un autre moteur de recherche que celui de Google, ne rien acheter par l’intermédiaire d’Amazon, aller chercher une réponse directement sur Wikipédia plutôt qu’en interrogeant ChatGPT, etc. Le fait que ces refus d’utilisation et ces usages alternatifs continuent d’exister a, je crois, une importance, ne serait-ce que pour démontrer qu’il est possible d’envisager nos vies numériques autrement. Il faut néanmoins immédiatement ajouter deux bémols. Le premier est que ces usages alternatifs demeurent réservés à une minorité et qu’ils supposent au quotidien une démarche militante, qui n’est évidemment pas donnée à tout le monde. Le second est que le pouvoir des Big Tech paraît aujourd’hui plus pervasif que jamais, notamment parce que ces entreprises contrôlent également de nombreuses infrastructures, comme les centres de données ou les câbles transocéaniques, ce qui a pour conséquence que l’on s’en passe en fait rarement complètement. Depuis dix ans, il y a également des acquis de la critique en matière de réglementation, bien que l’encadrement des Big Tech me semble toujours notoirement insuffisant comme je l’ai rappelé auparavant. Malgré leurs limites, des textes européens comme le RGPD, le DSA (Digital Services Act) ou le DMA (Digital Markets Act) apportent certains garde-fous en matière de protection des données personnelles, de protection des locuteurs vulnérables dans les espaces en ligne ou de lutte contre les abus de position dominante. La question qui se pose aujourd’hui est non seulement de faire appliquer ces règles, mais aussi d’aller plus loin, dans un contexte politique relativement défavorable. Mais même aux États-Unis, il y a un peu d’espoir. On le voit avec les procès en cours contre les pratiques monopolistiques de Google et de Meta, qui témoignent aussi de l’importance de l’institution judiciaire en tant que contre-pouvoir. Il y a enfin un troisième type d’acquis de la critique, qui concerne plutôt les savoirs et les représentations. Il me semble que le public est aujourd’hui mieux informé de la manière dont fonctionne notre monde numérique dominé par les Big Tech. Mes étudiants à l’université sont conscients de l’empreinte environnementale du numérique et savent que de nombreux services des Big Tech supposent en amont des activités productives précaires, mal rémunérées et souvent dangereuses, depuis le travail dans les mines jusqu’aux micro-tâches des « petites mains » de l’IA. Le niveau de connaissances de ces réalités a augmenté et c’est à mon sens un effet de la critique. S’il n’y avait pas eu des syndicats, des journalistes, des artistes et des universitaires pour dénoncer les conditions de travail des modérateurs de contenus, il y aurait aujourd’hui moins de gens au courant de leur existence. Toute la question est de savoir comment l’on transforme ces savoirs critiques en action politique efficace, en capacité à changer les usages des entreprises et des utilisateurs. C’est, je crois, la question qui est devant nous.

Texte intégral 2447 mots

Sébastien Broca, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, montre dans Pris dans la toile (Seuil, 2025) comment les Big Tech ont surmonté et, le plus souvent, réussi à retourner en leur faveur les critiques qui leur ont été adressées au cours des dernières décennies. Cela, dans quatre grands domaines : la liberté d’expression et ses limites ; la position dominante et ses abus ; les atteintes à la vie privée, la surveillance et la manipulation des comportements ; et enfin, l’exploitation du travail ainsi que des ressources naturelles — autant de thèmes que l’auteur explore dans les quatre parties successives de son ouvrage.

Ce livre a fait l’objet d’une recension sur Nonfiction.

Nonfiction : Quelles sont les critiques adressées aux Big Tech ?

Sébastien Broca : Une entreprise technologique comme Microsoft a été l’objet dès les années 1990 de critiques sérieuses. Les militants du logiciel libre dénonçaient l’enclosure du code informatique, dont Windows et la suite Office étaient devenus les emblèmes. Le ministère de la Justice des États-Unis avait pour sa part initié en 1998 une action en justice au nom de l’antitrust et l’entreprise échappa de peu au démantèlement, grâce à un accord à l’amiable conclu en 2001 peu après l’élection de George W. Bush Jr.

Au fil des années 2000, avec la montée en puissance de Google, Facebook et Amazon, les critiques adressées à la Tech se sont diversifiées. La question de la protection des données personnelles a par exemple commencé à prendre une place accrue. Les révélations d’Edward Snowden en 2013, qui documentaient la collaboration entre les entreprises technologiques et la NSA (National Security Agency), en constituèrent un premier point d’orgue. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié des années 2010 que les critiques se sont multipliées, à mesure que la centralité des Big Tech au sein du capitalisme contemporain s’est affirmée. On a alors accusé ces entreprises d’exercer un contrôle excessif sur la liberté d’expression en ligne, de mettre en péril la vie privée de leurs utilisateurs, d’avoir construit des monopoles hostiles à l’innovation, mais aussi d’exploiter des travailleurs précaires (modérateurs de contenus, micro-travailleurs de l’IA, etc.) ou encore d’avoir une empreinte environnementale croissante, notamment au niveau énergétique.

Ce qui est assez frappant lorsqu’on retrace cette histoire est que, même si l’image de ces entreprises a parfois été écornée par les critiques, leur pouvoir en est sorti indemne. Il s’est même encore renforcé depuis le « techlash » de la fin des années 2010. Pour essayer d’expliquer ce paradoxe, je fais l’hypothèse, dans l’ouvrage, que les Big Tech ont réussi à construire une forme de symbiose avec certains des mouvements ou des alternatives numériques qui semblaient les menacer. Ces entreprises ont intégré les logiciels libres et open source, y compris en leur octroyant quelques financements, comme le montre par exemple la relation historique entre Google et Mozilla. Elles ont aussi réussi à faire en sorte que les traductions réglementaires, y compris en Europe, des critiques qui leur ont été adressées demeurent pour elles relativement indolores : le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en est un exemple, puisqu’il ne les a pas empêchées de continuer à tirer d’énormes bénéfices économiques de l’exploitation des données personnelles. Même en matière d’antitrust, les amendes spectaculaires infligées à Google ou Facebook/Meta sont davantage apparues comme un coût de fonctionnement, plutôt qu'une incitation à changer radicalement leurs pratiques.

Certains de ces épisodes ont donné lieu à d’importantes batailles juridiques. Avec quelles conséquences ?

Je me suis aussi intéressé de près aux luttes juridiques menées par les partisans des libertés numériques et à la manière dont celles-ci ont parfois pu servir les intérêts des Big Tech. Un exemple que je trouve assez révélateur est celui de l’« affaire Bernstein ». Daniel J. Bernstein était un doctorant en mathématiques de Berkeley, qui souhaitait publier un système de chiffrement qu’il avait mis au point. À l’époque, en 1995, cela était impossible aux États-Unis, parce que les algorithmes de chiffrement ne pouvaient être diffusés sans une autorisation du Département d’État.

D. Bernstein décida alors d’attaquer en justice l’État américain avec le soutien de l’Electronic Frontier Foundation, la principale organisation de défense des libertés numériques. Son argument était qu’en publiant le résultat de ses travaux en matière de chiffrement, il ne faisait qu’exercer son droit à la liberté d’expression, protégé contre l’interférence de l’État par le Premier amendement. En première instance, la justice californienne lui donna raison, en affirmant qu’un système de chiffrement représentait un discours expressif et que le code informatique était une langue, au même titre que l’allemand ou le français.

Sur la base de cette première décision, l’EFF et l’industrie informatique construisirent une véritable mythologie, que capture l’expression « code is speech ». Cela revenait à affirmer que le développement informatique ne pouvait faire l’objet d’aucune restriction par l’État, sous peine de violer le Premier amendement. Or, cette idée s’est ensuite avérée être une redoutable arme anti-régulation pour les Big Tech. Des entreprises comme Google et Facebook ont pu affirmer que leurs logiciels, leurs traitements algorithmiques et leurs interfaces étaient des formes d’expression protégées, qui relevaient de leur liberté d’expression et ne pouvaient pas par conséquent être réglementées pour les astreindre, par exemple, à des obligations de neutralité ou de non-discrimination. On passe ainsi en quelques années d’une invocation du Premier amendement par des hackers libertaires à une instrumentalisation du Premier amendement par de grands acteurs capitalistes.

Tout aboutit ici à des règles de droit, ce qui n’est pas forcément pour déplaire aux Big Tech ?

Je ne dirais pas que tout aboutit à des règles de droit. En revanche, de nombreux texte de loi – qui ont progressivement fait émerger un droit du numérique relativement spécifique – doivent à mon sens être considérés comme des conditions de possibilité pour l’émergence des Big Tech. J’ai le sentiment qu’on tend trop souvent à l’oublier, en faisant comme si ces entreprises étaient apparues dans une sorte de vide juridique, ou comme si les réglementations en vigueur n’avaient de toute façon aucune importance pour elles. Lorsqu’on retrace leur ascension avec un peu de recul historique, les choses se révèlent en effet un peu plus compliquées. Si les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook ou Twitter n’avaient pas bénéficié, à leur apparition au milieu des années 2000, d’un régime de quasi-irresponsabilité sur les propos mis en ligne par leurs utilisateurs, leur développement s’en serait sans doute trouvé notoirement entravé…

Vous retracez des étapes notables dans les domaines listés ci-dessus sur la manière dont la critique a été enrôlée par les Big Tech. Quels pourraient être les prochaines étapes ou les principaux enjeux dans ces différents domaines ?

Les enjeux actuels et les difficultés à surmonter sont considérables dans tous les domaines. S’agissant de l’espace public en ligne, la domination d’un petit nombre de plateformes ayant la capacité d’orienter le débat public en fonction de leurs parti-pris idéologiques et/ou de leurs intérêts économiques représente un problème démocratique majeur. L’enjeu est à mon sens de desserrer ce pouvoir, ce qui nécessiterait a minima des mesures réglementaires plus strictes, par exemple en imposant aux plateformes une obligation d’interopérabilité (qui permettrait d’en sortir sans coût exorbitant) ou en interdisant la récolte de certaines données. Si l’on veut vraiment améliorer la situation, il faut prendre le problème à la racine, en attaquant les modèles économiques dominants fondés sur la captation et la marchandisation de l’attention des utilisateurs grâce à l’exploitation de leurs données. Les questions du débat en ligne et de la vie privée sont de ce point de vue imbriquées.

Par ailleurs, on pourrait dire que l’intelligence artificielle concentre aujourd’hui la majorité des problèmes. C’est à la fois le symbole du pouvoir des Big Tech, de l’empreinte environnementale galopante du numérique, de ses effets de précarisation sur un certain nombre de professions et de nouveaux défis géopolitiques. La frénésie d’investissements, publics et privés, à laquelle donne lieu l’IA générative depuis deux ans nous conduit dans une nouvelle phase technologique, qui rend les menaces de centralisation oligopolistique du monde numérique plus fortes que jamais. Si – ce dont je ne suis pas certain – les usages du Web en viennent à se concentrer autour de quelques grands outils généralistes d’IA génératives et que les utilisateurs délaissent de ce fait les autres sites, une poignée d’entreprise contrôlera l’accès à l’information de populations entières. Tout le monde, ou presque, a quelque chose à y perdre : les « producteurs de contenus » (journalistes, artistes, etc.), les industries dont ceux-ci font la prospérité, les États qui ne possèdent pas de géants du numérique et – pourrait-on ajouter – les citoyens et la démocratie. Il y a là de quoi donner à une large coalition d’acteurs des raisons de se mobiliser et cela va au-delà de la question de la « souveraineté numérique ». Il s’agit d’atténuer les dépendances technologiques, économiques et politiques liées au pouvoir des Big Tech américaines mais, plus encore, il s’agit de savoir quel monde numérique nous voulons. La trajectoire actuelle, ce sont des technologies qui, malgré certains bénéfices, font reculer à la fois les libertés, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique.

Existe-t-il aujourd’hui, malgré cela, des éléments qui pourraient faire consensus et armer une critique plus autonome face aux Big Tech ? Quels seraient les principaux acquis de la critique selon vous ?

On pourrait dire que l’un des principaux acquis de la critique est qu’une personne avertie et motivée peut encore se passer des services des Big Tech aujourd’hui : utiliser un système d’exploitation libre plutôt que Windows ou Mac OS sur son PC, refuser de s’inscrire sur les grands réseaux sociaux commerciaux ou leur préférer des alternatives comme Mastodon, privilégier un autre moteur de recherche que celui de Google, ne rien acheter par l’intermédiaire d’Amazon, aller chercher une réponse directement sur Wikipédia plutôt qu’en interrogeant ChatGPT, etc. Le fait que ces refus d’utilisation et ces usages alternatifs continuent d’exister a, je crois, une importance, ne serait-ce que pour démontrer qu’il est possible d’envisager nos vies numériques autrement. Il faut néanmoins immédiatement ajouter deux bémols. Le premier est que ces usages alternatifs demeurent réservés à une minorité et qu’ils supposent au quotidien une démarche militante, qui n’est évidemment pas donnée à tout le monde. Le second est que le pouvoir des Big Tech paraît aujourd’hui plus pervasif que jamais, notamment parce que ces entreprises contrôlent également de nombreuses infrastructures, comme les centres de données ou les câbles transocéaniques, ce qui a pour conséquence que l’on s’en passe en fait rarement complètement.

Depuis dix ans, il y a également des acquis de la critique en matière de réglementation, bien que l’encadrement des Big Tech me semble toujours notoirement insuffisant comme je l’ai rappelé auparavant. Malgré leurs limites, des textes européens comme le RGPD, le DSA (Digital Services Act) ou le DMA (Digital Markets Act) apportent certains garde-fous en matière de protection des données personnelles, de protection des locuteurs vulnérables dans les espaces en ligne ou de lutte contre les abus de position dominante. La question qui se pose aujourd’hui est non seulement de faire appliquer ces règles, mais aussi d’aller plus loin, dans un contexte politique relativement défavorable. Mais même aux États-Unis, il y a un peu d’espoir. On le voit avec les procès en cours contre les pratiques monopolistiques de Google et de Meta, qui témoignent aussi de l’importance de l’institution judiciaire en tant que contre-pouvoir.

Il y a enfin un troisième type d’acquis de la critique, qui concerne plutôt les savoirs et les représentations. Il me semble que le public est aujourd’hui mieux informé de la manière dont fonctionne notre monde numérique dominé par les Big Tech. Mes étudiants à l’université sont conscients de l’empreinte environnementale du numérique et savent que de nombreux services des Big Tech supposent en amont des activités productives précaires, mal rémunérées et souvent dangereuses, depuis le travail dans les mines jusqu’aux micro-tâches des « petites mains » de l’IA. Le niveau de connaissances de ces réalités a augmenté et c’est à mon sens un effet de la critique. S’il n’y avait pas eu des syndicats, des journalistes, des artistes et des universitaires pour dénoncer les conditions de travail des modérateurs de contenus, il y aurait aujourd’hui moins de gens au courant de leur existence. Toute la question est de savoir comment l’on transforme ces savoirs critiques en action politique efficace, en capacité à changer les usages des entreprises et des utilisateurs. C’est, je crois, la question qui est devant nous.

18.06.2025 à 10:00

L’Ukraine, la littérature, la guerre… Entretien avec Maria Matios

Grande figure de la littérature contemporaine ukrainienne, ancienne députée de la Rada ukrainienne, Maria Matios compte parmi les écrivaines les plus influentes d’Ukraine. Après être entrée en littérature en tant que poétesse (elle a publié sept recueils à ce jour), elle s’est faite romancière, et ses œuvres en prose sont aujourd’hui traduites dans plus de quinze langues. Lauréate en 2005 du prix national Taras-Chevtchenko, elle a également remporté à trois reprises le Prix du livre de l’année en Ukraine, notamment pour le roman Presque jamais autrement (2007), traduit en français en 2024 aux éditions Bleu et Jaune. Presque jamais autrement est une saga familiale qui se déroule dans les Carpates ukrainiennes au début du XX e siècle. Le récit met en exergue les grandes passions des gens ordinaires, avec en arrière-plan le destin d’un territoire martyrisé par les dominations successives. Entretissant les fils narratifs, Maria Matios livre un récit évocateur et souvent cruel, où les frères se déchirent pour d’étroits morceaux de terre, où des femmes courageuses défient, sans toujours la contester, la loi d’hommes parfois vertueux, parfois lâches, et où la sorcellerie semble exercer un pouvoir réel. Inévitablement, en lisant ce roman qui dit les ravages de la Première Guerre mondiale, on songe à la situation actuelle… Maria Matios nous a accordé le 16 juin cet entretien, conçu et traduit en français par notre contributrice Nikol Dziub, qui est également la traductrice de Presque jamais autrement . Elle nous y parle de la littérature ukrainienne, de sa dimension humaniste, des pouvoirs particuliers de l’écriture au féminin, de la place de l’Ukraine en Europe, de la façon dont il lui semble que nous autres Européens percevons la guerre en cours, de l’avenir de notre civilisation…   Nonfiction.fr : Maria Matios, votre roman, Presque jamais autrement , qui a été récemment traduit en français (éditions Bleu et Jaune, 2024), a reçu de très bons retours en France, pour son histoire à la fois typique des Carpates et universellement humaine. On pourrait dire que votre plume est très européenne, qu’en pensez-vous ? Et dans quelle mesure, pour vous, la littérature ukrainienne est-elle une littérature européenne ? Maria Matios : Honnêtement, je n’aime pas trop ces définitions de la littérature nationale comme étant européenne, américaine ou asiatique. Pour moi, ce qui importe davantage, c’est la façon dont une œuvre reflète les principes et les postulats universels de l’humanisme, la manière dont elle s’empare des notions de bien et de mal, d’amour et de haine, de noblesse, de bassesse, etc. Bien sûr, lorsqu’une œuvre reflète certaines traditions nationales, une mentalité nationale, ou lorsque l’intrigue se déroule dans un contexte national particulier, elle apporte un plaisir éthique et esthétique, une sorte de saveur particulière, et contribue à rapprocher le lecteur de la région où se déroulent les événements. C’est alors qu’apparaît ou non cette « alchimie » entre l’auteur et le lecteur qui provoque un bouleversement dans la conscience de ce dernier. Prenons La Femme des sables de Kōbō Abe – comment qualifier un tel livre ? De toute évidence, il ne relève pas de la littérature européenne, mais cela a-t-il une importance pour la perception du roman par le lecteur ? Le thème central de l’œuvre est la quête d’une liberté personnelle absolue et, en fin de compte, le renoncement à celle-ci au profit de ce peu de liberté que le héros obtient au prix d’efforts incroyables – tout cela s’expliquant par le caractère du personnage, mais aussi par la mentalité nationale... Est-il important de savoir dans quelle niche nous classons ce roman ? L’essentiel, c’est qu’il s’agit d’une littérature véritable, qui suscite des émotions vives. La littérature sans émotions, c’est de l’eau distillée. Sans saveur. Pourquoi m’attarder autant sur cet aspect ? Parce que j’appartiens malheureusement à une littérature peu ou pas connue dans le monde. Et elle n’est pas méconnue parce qu’elle est mineure, non européenne ou autre. Je suis une représentante très typique de la littérature postcoloniale, une littérature opprimée pendant des siècles par un empire qui s’est approprié sans vergogne ses meilleurs représentants et les a fait passer pour siens, c’est-à-dire pour russes. Et qui a réprimé ou exclu délibérément de ses rangs ceux dont la créativité ne correspondait pas aux canons impériaux. Tel est le sort de toutes les littératures sans État. Et trois décennies d’existence indépendante de la littérature ukrainienne n’ont pas encore permis au monde de découvrir sa diversité et sa richesse. L’Ukraine est un grand pays européen. Cela ne semble plus faire aucun doute. Malheureusement, pour l’instant, l’Ukraine est davantage connue dans le monde à cause de sa lutte sans précédent pour sa souveraineté et sa liberté que grâce à ses œuvres littéraires remarquables, qui, je vous l’assure, sont nombreuses, que l’on parle de littérature classique ou de littérature contemporaine. Mais le monde doit encore découvrir ce vaste corpus. Cela dit, j’ai le sentiment que les « projecteurs » intellectuels du monde entier sont à présent à la recherche, en Ukraine, des œuvres littéraires qui feront la « une » de la littérature européenne. C’est en tout cas mon intuition – rien de plus ! Dans un autre livre consacré à la Bucovine, Bukova zemlia (réédité onze fois depuis 2019), vous avez fait un véritable travail de recherche archivistique mêlé à l’élaboration d’une fiction pour aboutir à une œuvre monumentale, qui traite de l’histoire européenne. Ne pensez-vous pas que l’idée même de l’Europe a besoin de récits de ce genre pour se construire ? Et que, en tant que femme auteure, votre voix est de celle dont l’Europe peut avoir besoin pour se raconter ? Ce roman-panorama, Bukova zemlia , qui m’a coûté 13 ans de travail, ne parle de rien d’autre que de cette européité de l’Ukraine que vous évoquiez. Il traite de l’Europe en Ukraine et de l’Ukraine en Europe pendant 225 ans. C’est exactement la période couverte par mon roman, de 1789 à 2014, c’est-à-dire depuis l’apparition des premières colonies allemandes en Bucovine jusqu’au début de l’invasion russe dans le Donbass. N’est-ce pas là un authentique récit de l’histoire de l’Europe, si les événements du roman, outre la Bucovine (aujourd’hui la région de Tchernivtsi en Ukraine), se déroulent à Berlin, Paris, Vienne, Bucarest, Budapest, Moscou et Kyïv ? Et les personnages principaux sont aussi bien des personnages historiques – ministres, diplomates, trois futurs « nobélisés » – que des dynasties entières de bergers, d’agriculteurs, de guerriers-rebelles, etc. Ce que j’ai voulu faire suivre au lecture, ce sont précisément ces chemins croisés de nombreux pays et États qui font tourner la roue de l’histoire mondiale, toujours impitoyable tant pour les individus que pour des territoires entiers. L’exemple de ma famille suffirait à lui seul à fournir la matière d’un roman sur cette européité à la fois ancienne et actuelle, et surtout bien réelle, de l’Ukraine. Jugez-en par vous-même. J’ai fait des recherches et je connais mes racines familiales jusqu’en 1790, c’est-à-dire jusqu’à la huitième génération. L’un de mes ancêtres était autrichien, soldat de l’armée impériale, et il est arrivé en Bucovine à la fin du XVIII e siècle. Mes arrière-grands-pères et mes grands-pères sont nés à l’époque de l’Autriche-Hongrie, lorsque la Bucovine faisait partie de cet empire. Mon père a un acte de naissance de l’État roumain. Ma mère est née le jour où le pouvoir soviétique est arrivé en Bucovine. Je suis née à l’époque de l’Union soviétique, et mon fils aussi. Ma petite-fille est une enfant de l’Ukraine indépendante. Qu’a-t-on là, sinon l’histoire de l’Europe à ses frontières, lorsque les terres à la jonction des États étaient redessinées et passaient de main en main, se retrouvant toujours sous la mainmise des plus forts, des plus agressifs ? En Bucovine, par exemple, rien que dans la première moitié du XX e siècle, le pouvoir a changé quatorze fois ! Et croyez-moi, étudier cette période et le destin des hommes à cette époque, c’est comme entrer dans un coffre-fort rempli d’or et de devises. Je pense donc que l’Europe, même si elle est unie en théorie, ne se connaît pas encore tout à fait, c’est pourquoi elle se montre si prudente et méfiante envers un pays qui, comme l’Ukraine, tente de revenir dans son giron après les épreuves difficiles qu’il a traversées à l’époque soviétique, et surtout aujourd’hui, en temps de guerre. Quant au fait que je sois une femme, une écrivaine... Les femmes sont, je crois, plus attentives aux détails, plus observatrices à certains égards, si l’on veut, et c’est pourquoi l’histoire racontée par une femme peut être non seulement instructive et extrêmement captivante, mais aussi utile. Tout comme l’Europe par elle-même est passionnante, même si à présent elle semble parfois en manque de sensations fortes qui soient réelles, et non fictives. Mais l’Europe est-elle vraiment prête à et désireuse de découvrir les bouleversements profonds que traverse sa voisine la plus proche, l’Ukraine, qui est également européenne non seulement par sa géographie, mais aussi par ses mentalités ? Oui, sur le plan des mentalités et de la civilisation, l’Ukraine est la sœur jumelle de la vieille Europe, et non de la Russie asiatique. Pour rester sur la question féminine, dans plusieurs de vos romans, vous placez au centre de l’action des femmes dont le caractère va toujours un peu à contre-courant du destin. Pensez-vous que l’une des particularités de l’histoire de la littérature ukrainienne est d’accorder une place particulière aux femmes dans toute leur diversité ? Et pensez-vous que le rôle très important qu’ont joué les femmes auteures dans l’avènement de la littérature en langue ukrainienne, en particulier au XIX e siècle, est symptomatique de l’esprit démocratique qui souffle dans cette littérature ? Oui, c’est juste. Dans la vingtaine de livres qui composent le plus gros de mon œuvre, mes personnages féminins vont souvent à contre-courant du destin, des circonstances, de la société, de la famille, surtout lorsque ces circonstances sont contraires à leur conception de la liberté individuelle et de l’honneur. Souvent, ce sont des combattantes, des guerrières, car elles sont animées par un esprit de liberté intérieure et spirituelle et de dignité personnelle hérité de leur mère, et elles ne se résignent jamais à l’oppression. L’amour de la liberté est l’une des principales caractéristiques morales des Ukrainiens en général. Ils ont le sens du devoir, tant social que personnel. C’est à ce carrefour entre le social et le personnel que se déroule souvent la bataille entre le cœur et l’esprit de mes héroïnes. En tout cas, ce sont sans aucun doute des personnalités saines d’esprit, quel que soit leur statut social. Et cet instinct très sain de la liberté et de la dignité imprègne véritablement toute l’œuvre de nos classiques féminines, que ce soit Lessia Oukraïnka, Olha Kobylianska ou Natalia Kobrynska, trois grands noms de la modernité littéraire à cheval sur le XIX e et le XX e siècles. Mais, là encore, le monde connaît peu ces figures et leurs œuvres, où des personnages féminins souvent émancipés, précurseurs du féminisme, engagés dans une lutte courageuse pour leurs droits et leur liberté individuelle, ont toujours occupé une place de choix. Ainsi, dans la défense du droit à la liberté d’être, de penser et de s’exprimer, la littérature ukrainienne n’a jamais été à la traîne. Pour en revenir à Presque jamais autrement , c’est aussi une histoire d’amour et de guerre, et l’on est tenté de faire le lien avec la situation actuelle. Pourriez-vous nous expliquer quels sont les enjeux que la guerre introduit dans votre écriture ? Comment, aussi, l’écriture en contexte de guerre a pu avoir une influence, ou non, sur vos dernières œuvres, en particulier votre dernier livre, On peut faire confiance aux femmes , où vous liez votre expérience d’écrivaine et de femme politique (rappelons aux lecteurs français que vous avez été députée à la Rada ukrainienne de 2012 à 2019) ? Et enfin quel est, d’après vous, le message qu’une écrivaine ukrainienne peut avoir envie de faire passer aux Ukrainiens et/ou au monde, en ces temps si troublés ? Les événements de la Première Guerre mondiale racontés dans Presque jamais autrement et ceux la guerre actuelle, qui n’en est en réalité pas à sa quatrième année, mais à sa onzième sur le sol ukrainien, ne diffèrent guère dans leur dimension humaine, dans leur façon d’affecter le destin des individus. Il ne s’agit pas de les comparer ou de les relier, mais de pénétrer plus profondément dans la nature de la dégradation et de la dégénérescence humaines, car toute guerre est une dégénérescence morale et une dégradation de celui qui attaque et envahit, détruisant l’ordre mondial dans son ensemble. Il y a cent ans comme aujourd’hui, on rencontre la même volonté de vivre, les mêmes syndromes post-traumatiques, les mêmes épreuves inhumaines, la trahison et la perfidie inchangées. Il est difficile de trouver des mots qui ne blessent pas le lecteur quand on connaît tout le « menu » de la guerre. Et il en va toujours de même. D’ailleurs, un soldat actuellement au front qui a lu Presque jamais autrement m’a dit que si l’époque n’avait pas été précisée, il aurait pensé qu’il s’agissait d’aujourd’hui. Vous savez, à l’époque, entre 2014 et 2021, en tant que députée d’abord, puis après encore, une fois mon mandat terminé, je me suis rendue à plusieurs reprises sur le front. J’ai participé à des missions humanitaires, j’ai fait du bénévolat, j’ai été cuisinière dans une unité militaire. Je sais ce que c’est que d’être bombardée par des lance-roquettes « Grad », j’ai ressenti une terreur animale à cause des explosions toutes proches. Mais c’était dans le Donbass. Aujourd’hui, je ressens la même peur, voire pire, dans la capitale d’un État européen. Vous comprenez, dans la capitale d’un grand État, berceau de la Rus’, dont l’histoire et même le nom sont aujourd’hui usurpés avec arrogance par la Russie de Poutine, dans la capitale où ont été baptisés les princes de Kyïv, où sont conservés les plus anciens monuments architecturaux et spirituels du pays, où la cathédrale Sainte-Sophie s’élève depuis un millénaire et demi. C’est dans cette capitale, dans la ville aux dômes dorés, que des alertes aériennes retentissent cinq ou sept heures d’affilée, que les drônes « shahed » explosent et que les missiles balistiques s’abattent sur les maternités, les écoles, les jardins d’enfants et les habitations civiles. L’une des dernières attaques contre Kyïv a endommagé l’antique cathédrale Sainte-Sophie dont je parlais il y a un instant. Depuis le 22 février, près de 2 000 alertes aériennes ont retenti rien qu’à Kyïv, faisant plus de 200 morts parmi les civils, dont près de 20 enfants. Comment vivre avec cela sans un désir ardent de vengeance ? Sans haine ? Sans rage ? Comment pourrais-je penser froidement, faire preuve de détachement, quand j’ai vu hier un soldat ukrainien montrer sa main sans index – il a été mutilé en captivité, ses bourreaux russes lui ont coupé le doigt avec ces mots : « Tu n’en auras plus besoin » ? C’est pourquoi je ne peux pas déterminer comment la guerre en cours influence ma créativité. Ce sont des choses indescriptibles. Je ne perçois plus la créativité comme avant. Ce n’est plus le fondement de ma vie. C’est devenu un passe-temps sur fond de barbarie. Je pense que, pour l’instant, il faut avant tout documenter et consigner de manière aussi précise et complète que possible les manifestations de cette barbarie inimaginable à l’égard de la population civile – ces crimes contre l’humanité, en fait. Et j’espère que, quand le temps sera venu, une grande œuvre verra le jour sur cette période tragique, sur ces événements et ces actes qui ne peuvent pas recevoir d’explication rationnelle. Et pourtant, je cherche quand même une explication au présent dans le passé. Car tout est lié. Dans le roman On peut faire confiance aux femmes , c’est presque avec un scalpel à la main, presque chirurgicalement que j’examine la fin de l’ère soviétique, cette période de cynisme moral et d’humiliation de la personnalité, d’étouffement idéologique, de chantage, de pénurie et de « rideau de fer ». Je suis moi-même issue de cette époque, je la connais donc parfaitement. Et je vois comment elle a influencé le destin futur du pays. J’essaie à travers mes mots de faire passer ce message, que le totalitarisme et l’autoritarisme ne peuvent pas être des repères pour l’avenir. La justification du totalitarisme et de la dictature (que ce soit celle d’un individu ou d’une idéologie) mène systématiquement au mépris éhonté du droit international et des droits souverains de nations entières – l’exemple de la Russie actuelle en est la preuve éclatante. C’est ce que j’ai voulu dire à travers ce roman. Alors, oui, nos problèmes ukrainiens peuvent sembler lointains pour la plupart des pays européens, qui n’ont plus connu la guerre sur leur territoire depuis trois générations. Le calme est toujours apaisant. Mais le calme est parfois très trompeur, car il peut être rompu en un instant, avant même que vous ayez le temps de faire votre valise et de mettre vos enfants en sécurité. C’est pourquoi je voudrais que les gens fassent preuve de plus d’empathie envers ceux qui en ont besoin. Car aujourd’hui, c’est nous, et demain, ce sera peut-être vous – vous qui, en ce moment, lisez cet entretien et haussez peut-être les épaules en vous disant : « Quelle femme étrange. Mais de quoi parle-t-elle ? »...

Texte intégral 3364 mots

Grande figure de la littérature contemporaine ukrainienne, ancienne députée de la Rada ukrainienne, Maria Matios compte parmi les écrivaines les plus influentes d’Ukraine. Après être entrée en littérature en tant que poétesse (elle a publié sept recueils à ce jour), elle s’est faite romancière, et ses œuvres en prose sont aujourd’hui traduites dans plus de quinze langues. Lauréate en 2005 du prix national Taras-Chevtchenko, elle a également remporté à trois reprises le Prix du livre de l’année en Ukraine, notamment pour le roman Presque jamais autrement (2007), traduit en français en 2024 aux éditions Bleu et Jaune.

Presque jamais autrement est une saga familiale qui se déroule dans les Carpates ukrainiennes au début du XXe siècle. Le récit met en exergue les grandes passions des gens ordinaires, avec en arrière-plan le destin d’un territoire martyrisé par les dominations successives. Entretissant les fils narratifs, Maria Matios livre un récit évocateur et souvent cruel, où les frères se déchirent pour d’étroits morceaux de terre, où des femmes courageuses défient, sans toujours la contester, la loi d’hommes parfois vertueux, parfois lâches, et où la sorcellerie semble exercer un pouvoir réel. Inévitablement, en lisant ce roman qui dit les ravages de la Première Guerre mondiale, on songe à la situation actuelle…

Maria Matios nous a accordé le 16 juin cet entretien, conçu et traduit en français par notre contributrice Nikol Dziub, qui est également la traductrice de Presque jamais autrement. Elle nous y parle de la littérature ukrainienne, de sa dimension humaniste, des pouvoirs particuliers de l’écriture au féminin, de la place de l’Ukraine en Europe, de la façon dont il lui semble que nous autres Européens percevons la guerre en cours, de l’avenir de notre civilisation…

 

Nonfiction.fr : Maria Matios, votre roman, Presque jamais autrement, qui a été récemment traduit en français (éditions Bleu et Jaune, 2024), a reçu de très bons retours en France, pour son histoire à la fois typique des Carpates et universellement humaine. On pourrait dire que votre plume est très européenne, qu’en pensez-vous ? Et dans quelle mesure, pour vous, la littérature ukrainienne est-elle une littérature européenne ?

Maria Matios : Honnêtement, je n’aime pas trop ces définitions de la littérature nationale comme étant européenne, américaine ou asiatique. Pour moi, ce qui importe davantage, c’est la façon dont une œuvre reflète les principes et les postulats universels de l’humanisme, la manière dont elle s’empare des notions de bien et de mal, d’amour et de haine, de noblesse, de bassesse, etc. Bien sûr, lorsqu’une œuvre reflète certaines traditions nationales, une mentalité nationale, ou lorsque l’intrigue se déroule dans un contexte national particulier, elle apporte un plaisir éthique et esthétique, une sorte de saveur particulière, et contribue à rapprocher le lecteur de la région où se déroulent les événements. C’est alors qu’apparaît ou non cette « alchimie » entre l’auteur et le lecteur qui provoque un bouleversement dans la conscience de ce dernier.

Prenons La Femme des sables de Kōbō Abe – comment qualifier un tel livre ? De toute évidence, il ne relève pas de la littérature européenne, mais cela a-t-il une importance pour la perception du roman par le lecteur ? Le thème central de l’œuvre est la quête d’une liberté personnelle absolue et, en fin de compte, le renoncement à celle-ci au profit de ce peu de liberté que le héros obtient au prix d’efforts incroyables – tout cela s’expliquant par le caractère du personnage, mais aussi par la mentalité nationale... Est-il important de savoir dans quelle niche nous classons ce roman ? L’essentiel, c’est qu’il s’agit d’une littérature véritable, qui suscite des émotions vives. La littérature sans émotions, c’est de l’eau distillée. Sans saveur.

Pourquoi m’attarder autant sur cet aspect ? Parce que j’appartiens malheureusement à une littérature peu ou pas connue dans le monde. Et elle n’est pas méconnue parce qu’elle est mineure, non européenne ou autre. Je suis une représentante très typique de la littérature postcoloniale, une littérature opprimée pendant des siècles par un empire qui s’est approprié sans vergogne ses meilleurs représentants et les a fait passer pour siens, c’est-à-dire pour russes. Et qui a réprimé ou exclu délibérément de ses rangs ceux dont la créativité ne correspondait pas aux canons impériaux. Tel est le sort de toutes les littératures sans État. Et trois décennies d’existence indépendante de la littérature ukrainienne n’ont pas encore permis au monde de découvrir sa diversité et sa richesse.

L’Ukraine est un grand pays européen. Cela ne semble plus faire aucun doute. Malheureusement, pour l’instant, l’Ukraine est davantage connue dans le monde à cause de sa lutte sans précédent pour sa souveraineté et sa liberté que grâce à ses œuvres littéraires remarquables, qui, je vous l’assure, sont nombreuses, que l’on parle de littérature classique ou de littérature contemporaine. Mais le monde doit encore découvrir ce vaste corpus. Cela dit, j’ai le sentiment que les « projecteurs » intellectuels du monde entier sont à présent à la recherche, en Ukraine, des œuvres littéraires qui feront la « une » de la littérature européenne. C’est en tout cas mon intuition – rien de plus !

Dans un autre livre consacré à la Bucovine, Bukova zemlia (réédité onze fois depuis 2019), vous avez fait un véritable travail de recherche archivistique mêlé à l’élaboration d’une fiction pour aboutir à une œuvre monumentale, qui traite de l’histoire européenne. Ne pensez-vous pas que l’idée même de l’Europe a besoin de récits de ce genre pour se construire ? Et que, en tant que femme auteure, votre voix est de celle dont l’Europe peut avoir besoin pour se raconter ?

Ce roman-panorama, Bukova zemlia, qui m’a coûté 13 ans de travail, ne parle de rien d’autre que de cette européité de l’Ukraine que vous évoquiez. Il traite de l’Europe en Ukraine et de l’Ukraine en Europe pendant 225 ans. C’est exactement la période couverte par mon roman, de 1789 à 2014, c’est-à-dire depuis l’apparition des premières colonies allemandes en Bucovine jusqu’au début de l’invasion russe dans le Donbass. N’est-ce pas là un authentique récit de l’histoire de l’Europe, si les événements du roman, outre la Bucovine (aujourd’hui la région de Tchernivtsi en Ukraine), se déroulent à Berlin, Paris, Vienne, Bucarest, Budapest, Moscou et Kyïv ? Et les personnages principaux sont aussi bien des personnages historiques – ministres, diplomates, trois futurs « nobélisés » – que des dynasties entières de bergers, d’agriculteurs, de guerriers-rebelles, etc. Ce que j’ai voulu faire suivre au lecture, ce sont précisément ces chemins croisés de nombreux pays et États qui font tourner la roue de l’histoire mondiale, toujours impitoyable tant pour les individus que pour des territoires entiers.

L’exemple de ma famille suffirait à lui seul à fournir la matière d’un roman sur cette européité à la fois ancienne et actuelle, et surtout bien réelle, de l’Ukraine. Jugez-en par vous-même. J’ai fait des recherches et je connais mes racines familiales jusqu’en 1790, c’est-à-dire jusqu’à la huitième génération. L’un de mes ancêtres était autrichien, soldat de l’armée impériale, et il est arrivé en Bucovine à la fin du XVIIIe siècle. Mes arrière-grands-pères et mes grands-pères sont nés à l’époque de l’Autriche-Hongrie, lorsque la Bucovine faisait partie de cet empire. Mon père a un acte de naissance de l’État roumain. Ma mère est née le jour où le pouvoir soviétique est arrivé en Bucovine. Je suis née à l’époque de l’Union soviétique, et mon fils aussi. Ma petite-fille est une enfant de l’Ukraine indépendante. Qu’a-t-on là, sinon l’histoire de l’Europe à ses frontières, lorsque les terres à la jonction des États étaient redessinées et passaient de main en main, se retrouvant toujours sous la mainmise des plus forts, des plus agressifs ? En Bucovine, par exemple, rien que dans la première moitié du XXe siècle, le pouvoir a changé quatorze fois ! Et croyez-moi, étudier cette période et le destin des hommes à cette époque, c’est comme entrer dans un coffre-fort rempli d’or et de devises.

Je pense donc que l’Europe, même si elle est unie en théorie, ne se connaît pas encore tout à fait, c’est pourquoi elle se montre si prudente et méfiante envers un pays qui, comme l’Ukraine, tente de revenir dans son giron après les épreuves difficiles qu’il a traversées à l’époque soviétique, et surtout aujourd’hui, en temps de guerre.

Quant au fait que je sois une femme, une écrivaine... Les femmes sont, je crois, plus attentives aux détails, plus observatrices à certains égards, si l’on veut, et c’est pourquoi l’histoire racontée par une femme peut être non seulement instructive et extrêmement captivante, mais aussi utile. Tout comme l’Europe par elle-même est passionnante, même si à présent elle semble parfois en manque de sensations fortes qui soient réelles, et non fictives. Mais l’Europe est-elle vraiment prête à et désireuse de découvrir les bouleversements profonds que traverse sa voisine la plus proche, l’Ukraine, qui est également européenne non seulement par sa géographie, mais aussi par ses mentalités ? Oui, sur le plan des mentalités et de la civilisation, l’Ukraine est la sœur jumelle de la vieille Europe, et non de la Russie asiatique.

Pour rester sur la question féminine, dans plusieurs de vos romans, vous placez au centre de l’action des femmes dont le caractère va toujours un peu à contre-courant du destin. Pensez-vous que l’une des particularités de l’histoire de la littérature ukrainienne est d’accorder une place particulière aux femmes dans toute leur diversité ? Et pensez-vous que le rôle très important qu’ont joué les femmes auteures dans l’avènement de la littérature en langue ukrainienne, en particulier au XIXe siècle, est symptomatique de l’esprit démocratique qui souffle dans cette littérature ?

Oui, c’est juste. Dans la vingtaine de livres qui composent le plus gros de mon œuvre, mes personnages féminins vont souvent à contre-courant du destin, des circonstances, de la société, de la famille, surtout lorsque ces circonstances sont contraires à leur conception de la liberté individuelle et de l’honneur. Souvent, ce sont des combattantes, des guerrières, car elles sont animées par un esprit de liberté intérieure et spirituelle et de dignité personnelle hérité de leur mère, et elles ne se résignent jamais à l’oppression. L’amour de la liberté est l’une des principales caractéristiques morales des Ukrainiens en général. Ils ont le sens du devoir, tant social que personnel. C’est à ce carrefour entre le social et le personnel que se déroule souvent la bataille entre le cœur et l’esprit de mes héroïnes. En tout cas, ce sont sans aucun doute des personnalités saines d’esprit, quel que soit leur statut social.

Et cet instinct très sain de la liberté et de la dignité imprègne véritablement toute l’œuvre de nos classiques féminines, que ce soit Lessia Oukraïnka, Olha Kobylianska ou Natalia Kobrynska, trois grands noms de la modernité littéraire à cheval sur le XIXe et le XXe siècles. Mais, là encore, le monde connaît peu ces figures et leurs œuvres, où des personnages féminins souvent émancipés, précurseurs du féminisme, engagés dans une lutte courageuse pour leurs droits et leur liberté individuelle, ont toujours occupé une place de choix. Ainsi, dans la défense du droit à la liberté d’être, de penser et de s’exprimer, la littérature ukrainienne n’a jamais été à la traîne.

Pour en revenir à Presque jamais autrement, c’est aussi une histoire d’amour et de guerre, et l’on est tenté de faire le lien avec la situation actuelle. Pourriez-vous nous expliquer quels sont les enjeux que la guerre introduit dans votre écriture ? Comment, aussi, l’écriture en contexte de guerre a pu avoir une influence, ou non, sur vos dernières œuvres, en particulier votre dernier livre, On peut faire confiance aux femmes, où vous liez votre expérience d’écrivaine et de femme politique (rappelons aux lecteurs français que vous avez été députée à la Rada ukrainienne de 2012 à 2019) ? Et enfin quel est, d’après vous, le message qu’une écrivaine ukrainienne peut avoir envie de faire passer aux Ukrainiens et/ou au monde, en ces temps si troublés ?

Les événements de la Première Guerre mondiale racontés dans Presque jamais autrement et ceux la guerre actuelle, qui n’en est en réalité pas à sa quatrième année, mais à sa onzième sur le sol ukrainien, ne diffèrent guère dans leur dimension humaine, dans leur façon d’affecter le destin des individus. Il ne s’agit pas de les comparer ou de les relier, mais de pénétrer plus profondément dans la nature de la dégradation et de la dégénérescence humaines, car toute guerre est une dégénérescence morale et une dégradation de celui qui attaque et envahit, détruisant l’ordre mondial dans son ensemble. Il y a cent ans comme aujourd’hui, on rencontre la même volonté de vivre, les mêmes syndromes post-traumatiques, les mêmes épreuves inhumaines, la trahison et la perfidie inchangées. Il est difficile de trouver des mots qui ne blessent pas le lecteur quand on connaît tout le « menu » de la guerre. Et il en va toujours de même. D’ailleurs, un soldat actuellement au front qui a lu Presque jamais autrement m’a dit que si l’époque n’avait pas été précisée, il aurait pensé qu’il s’agissait d’aujourd’hui.

Vous savez, à l’époque, entre 2014 et 2021, en tant que députée d’abord, puis après encore, une fois mon mandat terminé, je me suis rendue à plusieurs reprises sur le front. J’ai participé à des missions humanitaires, j’ai fait du bénévolat, j’ai été cuisinière dans une unité militaire. Je sais ce que c’est que d’être bombardée par des lance-roquettes « Grad », j’ai ressenti une terreur animale à cause des explosions toutes proches. Mais c’était dans le Donbass. Aujourd’hui, je ressens la même peur, voire pire, dans la capitale d’un État européen. Vous comprenez, dans la capitale d’un grand État, berceau de la Rus’, dont l’histoire et même le nom sont aujourd’hui usurpés avec arrogance par la Russie de Poutine, dans la capitale où ont été baptisés les princes de Kyïv, où sont conservés les plus anciens monuments architecturaux et spirituels du pays, où la cathédrale Sainte-Sophie s’élève depuis un millénaire et demi. C’est dans cette capitale, dans la ville aux dômes dorés, que des alertes aériennes retentissent cinq ou sept heures d’affilée, que les drônes « shahed » explosent et que les missiles balistiques s’abattent sur les maternités, les écoles, les jardins d’enfants et les habitations civiles. L’une des dernières attaques contre Kyïv a endommagé l’antique cathédrale Sainte-Sophie dont je parlais il y a un instant. Depuis le 22 février, près de 2 000 alertes aériennes ont retenti rien qu’à Kyïv, faisant plus de 200 morts parmi les civils, dont près de 20 enfants. Comment vivre avec cela sans un désir ardent de vengeance ? Sans haine ? Sans rage ? Comment pourrais-je penser froidement, faire preuve de détachement, quand j’ai vu hier un soldat ukrainien montrer sa main sans index – il a été mutilé en captivité, ses bourreaux russes lui ont coupé le doigt avec ces mots : « Tu n’en auras plus besoin » ?

C’est pourquoi je ne peux pas déterminer comment la guerre en cours influence ma créativité. Ce sont des choses indescriptibles. Je ne perçois plus la créativité comme avant. Ce n’est plus le fondement de ma vie. C’est devenu un passe-temps sur fond de barbarie. Je pense que, pour l’instant, il faut avant tout documenter et consigner de manière aussi précise et complète que possible les manifestations de cette barbarie inimaginable à l’égard de la population civile – ces crimes contre l’humanité, en fait. Et j’espère que, quand le temps sera venu, une grande œuvre verra le jour sur cette période tragique, sur ces événements et ces actes qui ne peuvent pas recevoir d’explication rationnelle.

Et pourtant, je cherche quand même une explication au présent dans le passé. Car tout est lié. Dans le roman On peut faire confiance aux femmes, c’est presque avec un scalpel à la main, presque chirurgicalement que j’examine la fin de l’ère soviétique, cette période de cynisme moral et d’humiliation de la personnalité, d’étouffement idéologique, de chantage, de pénurie et de « rideau de fer ». Je suis moi-même issue de cette époque, je la connais donc parfaitement. Et je vois comment elle a influencé le destin futur du pays. J’essaie à travers mes mots de faire passer ce message, que le totalitarisme et l’autoritarisme ne peuvent pas être des repères pour l’avenir. La justification du totalitarisme et de la dictature (que ce soit celle d’un individu ou d’une idéologie) mène systématiquement au mépris éhonté du droit international et des droits souverains de nations entières – l’exemple de la Russie actuelle en est la preuve éclatante. C’est ce que j’ai voulu dire à travers ce roman.

Alors, oui, nos problèmes ukrainiens peuvent sembler lointains pour la plupart des pays européens, qui n’ont plus connu la guerre sur leur territoire depuis trois générations. Le calme est toujours apaisant. Mais le calme est parfois très trompeur, car il peut être rompu en un instant, avant même que vous ayez le temps de faire votre valise et de mettre vos enfants en sécurité. C’est pourquoi je voudrais que les gens fassent preuve de plus d’empathie envers ceux qui en ont besoin. Car aujourd’hui, c’est nous, et demain, ce sera peut-être vous – vous qui, en ce moment, lisez cet entretien et haussez peut-être les épaules en vous disant : « Quelle femme étrange. Mais de quoi parle-t-elle ? »...

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