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07.02.2025 à 10:00

Olivia Rosenthal dénoue et déjoue les fils du récit

Pour résister à l’injonction de raconter, Olivia Rosenthal choisit de croiser plusieurs fils : l’histoire de Zoé, dont l’oncle « a les mains baladeuses » ; des vies de funambules et d’acrobates, toujours liées à la violence ; des fragments autobiographiques ; des passages relevant de l’essai ; et des réflexions métatextuelles sur le livre en train de se faire – le « making-of », comme l’indique la quatrième de couverture. « Si on ne se trompe pas en écrivant ou si l’écriture ne déplace pas à mesure ce qu’on avait prévu d’écrire, c’est qu’on est devenu une machine. » C’est là le credo de l’auteure, et l’on ne s’étonnera guère alors de trouver des références à Diderot et à l’incipit de Jacques le Fataliste , mais aussi à Montaigne, qui suspend son jugement et modifie son livre unique durant toute sa vie. Olivia Rosenthal y insiste d’ailleurs : 41. Difficile d’écrire si on n’accepte pas de suivre plusieurs hypothèses, d’essayer plusieurs voies, de revenir en arrière, de se tromper, de rompre une bonne fois pour toutes avec l’idée que la chronologie est une affaire linéaire. 42. Rien de plus stérile qu’une droite. 43. É crire, c’est accepter de passer son temps à se relire. Suivre le fil en refusant les vieilles ficelles L’auteure expose son projet dans le fragment 150 : J’ai donc décidé, par défi, de choisir ce thème, le fil, suivre le fil, le fil de la vie, de fil en aiguille, couper le fil, filer la métaphore, choisir la bonne filière, filer doux, filer à l’anglaise, donner du fil à retordre, marcher sur un fil, etc. etc. Il y a tellement d’expressions que je ne sais plus si le fil m’aide à avancer ou à fuir. Même si je suppose que parfois fuir et avancer, c’est la même chose . Sujette au vertige, elle doit avancer pour ne pas tomber et ne pas entraîner avec elle son lecteur dans les abîmes du pathos. Elle évoque discrètement sa sœur aînée, qui aimait Le Baron perché d’Italo Calvino, dont le héros décide de vivre dans les arbres : [J]e sais à quel point mes livres s’adressent justement à cette sœur-là désormais perdue et cela depuis fort longtemps, cette sœur qui, chaque fois que j’essaye de la chasser de mon paysage intérieur, se rappelle à moi sous des formes diverses. J’ai fini par accepter de ne plus la chasser même si je ne l’ai pas encore mise au centre d’un de mes livres et même si je persiste, pour celui que je suis en train d’écrire, à exiger de moi de ne plus en parler. Encore une erreur. Il est également question de son père, ingénieur pour le fabricant de textiles Solfin, qui, étant daltonien, avait besoin de ses filles pour ne pas voir un brun unique dans les fils verts et rouges. Olivia Rosenthal refuse « l’efficacité » d’une certaine littérature qui ne sait pas faire leur place au trouble et aux détours, et qui va trop droit au but, c’est-à-dire au lecteur ciblé à qui il faut vendre des livres : « Pas de vérité absolue, seulement des tentatives, des ellipses, des blancs, des trous, des vides. À travers la fiction, on cherche moins des solutions que des questions et des hypothèses ». Cette expérimentation littéraire est une réussite, car elle inclut le lecteur dans le travail de construction du sens, pour échapper à l’emprise. L’auteure s’intéresse beaucoup à la grammaire, notamment aux temps verbaux et aux aspects. C’est comme si elle explosait le récit « façon puzzle » et mettait toutes les pièces détachées à la disposition du lecteur pour qu’il puisse à son tour suivre son fil. Comme le dit un funambule dans l'un des entretiens : « Y a pas d’équilibre, y a que de la rattrape. »

Texte intégral 737 mots

Pour résister à l’injonction de raconter, Olivia Rosenthal choisit de croiser plusieurs fils : l’histoire de Zoé, dont l’oncle « a les mains baladeuses » ; des vies de funambules et d’acrobates, toujours liées à la violence ; des fragments autobiographiques ; des passages relevant de l’essai ; et des réflexions métatextuelles sur le livre en train de se faire – le « making-of », comme l’indique la quatrième de couverture.

« Si on ne se trompe pas en écrivant ou si l’écriture ne déplace pas à mesure ce qu’on avait prévu d’écrire, c’est qu’on est devenu une machine. » C’est là le credo de l’auteure, et l’on ne s’étonnera guère alors de trouver des références à Diderot et à l’incipit de Jacques le Fataliste, mais aussi à Montaigne, qui suspend son jugement et modifie son livre unique durant toute sa vie. Olivia Rosenthal y insiste d’ailleurs :

41. Difficile d’écrire si on n’accepte pas de suivre plusieurs hypothèses, d’essayer plusieurs voies, de revenir en arrière, de se tromper, de rompre une bonne fois pour toutes avec l’idée que la chronologie est une affaire linéaire.

42. Rien de plus stérile qu’une droite.

43. Écrire, c’est accepter de passer son temps à se relire.

Suivre le fil en refusant les vieilles ficelles

L’auteure expose son projet dans le fragment 150 :

J’ai donc décidé, par défi, de choisir ce thème, le fil, suivre le fil, le fil de la vie, de fil en aiguille, couper le fil, filer la métaphore, choisir la bonne filière, filer doux, filer à l’anglaise, donner du fil à retordre, marcher sur un fil, etc. etc. Il y a tellement d’expressions que je ne sais plus si le fil m’aide à avancer ou à fuir. Même si je suppose que parfois fuir et avancer, c’est la même chose.

Sujette au vertige, elle doit avancer pour ne pas tomber et ne pas entraîner avec elle son lecteur dans les abîmes du pathos. Elle évoque discrètement sa sœur aînée, qui aimait Le Baron perché d’Italo Calvino, dont le héros décide de vivre dans les arbres :

[J]e sais à quel point mes livres s’adressent justement à cette sœur-là désormais perdue et cela depuis fort longtemps, cette sœur qui, chaque fois que j’essaye de la chasser de mon paysage intérieur, se rappelle à moi sous des formes diverses. J’ai fini par accepter de ne plus la chasser même si je ne l’ai pas encore mise au centre d’un de mes livres et même si je persiste, pour celui que je suis en train d’écrire, à exiger de moi de ne plus en parler. Encore une erreur.

Il est également question de son père, ingénieur pour le fabricant de textiles Solfin, qui, étant daltonien, avait besoin de ses filles pour ne pas voir un brun unique dans les fils verts et rouges. Olivia Rosenthal refuse « l’efficacité » d’une certaine littérature qui ne sait pas faire leur place au trouble et aux détours, et qui va trop droit au but, c’est-à-dire au lecteur ciblé à qui il faut vendre des livres : « Pas de vérité absolue, seulement des tentatives, des ellipses, des blancs, des trous, des vides. À travers la fiction, on cherche moins des solutions que des questions et des hypothèses ».

Cette expérimentation littéraire est une réussite, car elle inclut le lecteur dans le travail de construction du sens, pour échapper à l’emprise. L’auteure s’intéresse beaucoup à la grammaire, notamment aux temps verbaux et aux aspects. C’est comme si elle explosait le récit « façon puzzle » et mettait toutes les pièces détachées à la disposition du lecteur pour qu’il puisse à son tour suivre son fil. Comme le dit un funambule dans l'un des entretiens : « Y a pas d’équilibre, y a que de la rattrape. »

06.02.2025 à 10:00

Auschwitz, 80 ans après

Le 27 janvier 1945, l’Armée rouge entre dans Auschwitz. Bien que plusieurs camps de concentration aient déjà été découverts, Auschwitz frappe par son étendue. À l’occasion des quatre-vingts ans de cette découverte qui allait peu à peu bouleverser le monde, l’historien Alexandre Bande revient sur ce moment en analysant Auschwitz sur quelques mois. L’étude d’Auschwitz, et plus généralement de la Shoah, est au cœur des programmes du Secondaire tant en histoire qu’en HGGSP, où Auschwitz peut notamment être abordé par la littérature, le cinéma, la photographie ou en tant que lieu de mémoire.     Nonfiction.fr : Il y a 80 ans, l’Armée rouge entrait dans Auschwitz. Pour reprendre votre expression, cette découverte est « presque un "non-événement" » 1 . Que savent les Soviétiques et les Anglo-Saxons avant le 27 janvier 1945 sur ce lieu ? Alexandre Bande : Si les autorités soviétiques sont conscientes de l’existence d’un crime de masse dont les Juifs ont été victimes sur leur propre sol et si certaines informations circulent sur le processus exterminatoire mis en œuvre à Auschwitz 2 , elles n’ont jamais eu pour effet de mobiliser des troupes pour y mettre un terme. Il existe pourtant le « rapport Vrba-Wetzler », du nom des deux déportés juifs slovaques qui sont parvenus à fuir Birkenau le 10 avril 1944 et à décrire la réalité du génocide qui s’y déroulait dans un rapport transmis aux Alliés occidentaux en juin 1944. Toutefois, il est improbable que le contenu de ce rapport soit parvenu jusqu’à Staline. Si ce dernier était informé de l’existence du camp d’Auschwitz — un rapport du NKVD d’Ukraine ayant été transmis au sommet de l’État-Parti en août 1944 —, les officiers qui commandent les troupes, eux, semblent ne rien savoir.   À cette date, vous expliquez qu’il ne reste que peu de survivants et que, parmi les installations, seul le crématoire V est laissé en état de fonctionner tandis que les chambres à gaz ont été dynamitées. Que représente exactement Auschwitz en janvier 1945 ? Après avoir été un gigantesque complexe concentrationnaire et une implacable machine à tuer, Auschwitz, en cette fin de mois de janvier 1945, est un immense espace de plusieurs dizaines de kilomètres carrés, quasi vide. Birkenau fait 170 hectares, les camps annexes sont disséminés sur plus de 40 km². Les camps et les sous-camps qui composent le complexe ne comptent plus que quelques milliers de déportés incapables de se mouvoir. Les usines et les exploitations agricoles sont vides, la neige recouvre tout. Pour les Soviétiques qui arrivent sur place, il est impossible d’imaginer la réalité du processus exterminatoire qui a coûté la vie à près d’un million de Juifs européens ni de concevoir la réalité des souffrances endurées par les déportés (dont près de 200 000 non Juifs). Tous les bâtiments que découvrent les nouveaux arrivants sont logiquement vides de leurs occupants et il est fort probable que les autorités soviétiques aient mis du temps avant de comprendre quelle était la fonction de chacun d’entre eux. Outre la difficulté à prendre conscience de la logique fonctionnelle du site, les Soviétiques, comme à Monowitz ou à Birkenau peu après, malgré la découverte de certaines listes nominatives et de photographies, sont loin de percevoir l’importance du nombre et la diversité de la provenance des déportés qui ont été internés dans le camp principal.   Pour autant, des preuves subsistent sur place. De quels matériaux disposaient alors les autorités soviétiques, polonaises, puis anglo-saxonnes, pour savoir ce qui se passait exactement à Auschwitz ? Il est vrai que les SS ont détruit de nombreuses preuves, mais quand les Soviétiques pénètrent dans le complexe, ils trouvent énormément de preuves, et c’est là une différence majeure avec les autres camps. Ils ont retrouvé des quantités considérables de cheveux, de vêtements, de chaussures, de lunettes, ou encore de prothèses, notamment dans les entrepôts du Kanada où sont disposés les effets personnels des déportés, sans oublier les corps et les restes humains qui sont encore nombreux. Au cours de ces premières semaines qui suivent la libération, on trouve donc des traces matérielles et tout à fait palpables des crimes commis. Les Soviétiques accumulent progressivement une quantité considérable d’éléments, font des inventaires et enregistrent tout, alimentant la réflexion sur ce qui s’est produit sur place. Mais ce que nous savons aujourd’hui de la réalité de ce qui fut le camp le plus vaste et le plus peuplé du Reich (près de 100 000 déportés à l’été 1944) ne s’est imposé que progressivement, grâce aux travaux des historiens.   Justement, pour saisir ce qu’est Auschwitz en janvier 1945, de quelles sources dispose l’historien ? Et selon quelles temporalités y a-t-il eu accès ? L’historien dispose de nombreuses sources. Elles sont d'abord écrites : les récits des quelques milliers de survivants, Juifs et non Juifs ; ceux de certains Sonderkommandos, rédigés sur des rouleaux enfouis sous le sol de Birkenau, à proximité des Crématoires, relatant l’enfer des chambres à gaz et du processus génocidaire ; les dépositions de certains responsables lors de procès, leurs journaux de bord ou leurs « mémoires » 3 . Mais à la fin du mois de janvier 1945, rien de tout cela n’existe. De même, les archives soviétiques (commissions d’enquête) n’ont vraiment été accessibles qu’à la chute de l’URSS. L'historien a également accès à des photographies : celles du camp prises par l’administration, celles de la vie quotidienne des SS, les images aériennes prises par la RAF et l’aviation américaine au printemps et à l’été 1944, les fameux « album de Lili Jacob » et « album de Karl Höcker ». On peut encore travailler à partir des dessins effectués par certains survivants (David Olère), ou des plans des sites et fiches d’intervention établies par les entreprises concernées par la fabrication et l’entretien des chambres à gaz (Topf und Söhne). Les sources peuvent encore être matérielles (objets, effets personnels ayant appartenu aux déportés), archéologiques (bâtiments détruits comme les chambres à gaz de Birkenau) ou sonores (récits enregistrés des survivants ou témoignage de Marie-Claude Vaillant-Couturier lors du procès de Nuremberg). Si bon nombre de ces sources ont été disponibles dans les années qui ont suivi la guerre, il fallut plusieurs années pour tirer pleinement profit des nombreuses sources existantes sur Auschwitz.   Si les troupes soviétiques découvrent peu de survivants, c’est que la majorité d’entre eux ont été déplacés lors des longues marches, à partir du 18 janvier 1945. On parle ici de 60 000 personnes qui sont jetées sur les routes. Les déportés n’ont que leur pyjama et parfois marchent sans chaussures dans le froid hivernal. Pourquoi les autorités nazies ont-elles pris cette décision plutôt que de poursuivre la mise à mort sur place ? Les autorités ont donné des ordres très stricts de déplacements afin d’éviter que les déportés encore « valides », susceptibles de travailler ou de combattre, ne tombent entre les mains des Soviétiques. Ainsi, entre l’automne 1944 et le début du mois de janvier 1945, les SS déplacent de force près de 65 000 personnes vers des camps situés à l’intérieur du Reich. Les déportés y sont le plus souvent affectés à des tâches considérées comme nécessaires à l’effort de guerre allemand. Le 17 janvier, lors du dernier appel général réalisé sur l’ensemble du complexe concentrationnaire, il subsiste alors environ 67 000 déportés. Le lendemain, les SS intiment l’ordre à près de 58 000 d’entre eux de quitter les lieux et de se déplacer vers l’ouest. Débute alors ce qui sera nommé a postériori « les marches de la mort », caractérisées par le froid, la faim, l’extrême fatigue des déportés et l’attitude implacable des SS qui les encadrent.   Vous utilisez notamment les témoignages pour analyser et décrire ces marches. Les privations et la mort sont omniprésentes. Pouvez-vous nous présenter ces longues marches en quelques mots ? En quelques jours, des dizaines de milliers de déportés, pour la plupart juifs, se dirigèrent vers l’ouest. Les uns empruntèrent un axe nord-ouest qui les menait à Gleiwitz, situé à 55 kilomètres d’Auschwitz. Les autres (la majorité), s’orientèrent vers le sud-ouest en direction de Wodzislaw Slaski, en Haute-Silésie, pour un trajet de 63 kilomètres. À mesure que les colonnes se dirigeaient vers leur objectif, des déportés issus des sous-camps situés dans ces régions les rejoignaient. Certains itinéraires furent encore différents : les déportés de Blechhammer et de Jaworzno furent dirigés vers le camp de Gross Rosen, en Basse Silésie, situé à environ 250 kilomètres du point de départ. Ainsi, il fallut 13 jours de marche aux colonnes parties de Blechhammer pour atteindre leur destination. La durée des marches et leur rythme ont donc été très différents d’une colonne à une autre. Le froid, la faim, l’épuisement et les exécutions sommaires entrainèrent une mortalité terrible. Il est toutefois difficile de proposer un bilan humain exact. Selon les estimations, le nombre de victimes oscille entre 9 000 et 15 000.   Vous ouvrez votre livre sur une impression ressentie lors de vos propres visites du camps : « il m’est arrivé à plusieurs reprises, m’éloignant alors de ma position de "guide" et d’historien, de "ressentir" Birkenau, d’être rattrapé par la charge morale qui se fait si lourde lorsque l’on arpente ces terres sombres » 4 . Que reste-t-il d’Auschwitz 80 ans après et pourquoi, à l’heure où les derniers témoins disparaissent, est-il nécessaire, peut-être plus que jamais, de l’enseigner et l’expliquer ? Inexorablement, les derniers survivants, les dernières victimes et les derniers témoins du génocide disparaissent. Mais leurs propos et leurs écrits restent. Les lieux de mémoire, où les visiteurs sont de plus en plus nombreux, les mémoriaux, les musées en rapport avec la Shoah existent dans bon nombre de pays. En outre, la recherche historique se poursuit et, chaque année, des livres, des reportages, des films paraissent avec la Shoah pour objet ou pour toile de fond. La mémoire de cet événement est également, au moins à l’échelle française, entretenue par l’École. Les programmes scolaires en font un sujet d’étude en CM2, en 3 e et en Terminale. Les commémorations du 27 janvier, tant à l’échelle européenne qu’à l’échelle mondiale confirment que cette mémoire est bel et bien présente en ce début de XXI e siècle. Pour autant, les menaces qui pèsent sur elle sont nombreuses et il serait dangereux de les ignorer. Aux discours négationnistes, qui ont pignon sur rue dans plusieurs régions du monde, se superposent les effets d’un révisionnisme ou d’un relativisme nauséabonds jusqu’au cœur des démocraties occidentales. Les évolutions politiques peuvent brutalement remettre en question les évolutions historiographiques et les politiques mémorielles. Certains en arrivent même à se demander si l’on peut évoquer Auschwitz en raison des évènements au Proche-Orient. Il est donc nécessaire de rester vigilant, de continuer à enseigner, transmettre, expliquer et permettre à nos contemporains et aux générations à venir de se souvenir que « cela fut », selon l'expression de Primo Levi. Notes : 1 - p. 11 2 - Selon certaines sources, les Soviétiques auraient été informés depuis le printemps 1943. https://filmer-la-guerre.memorialdelashoah.org/focus/auschwitz_birkenau.html 3 - Rudolf Höss, Le Commandant d’Auschwitz parle, Paris, La Découverte, 2005. 4 - p. 10

Texte intégral 2120 mots

Le 27 janvier 1945, l’Armée rouge entre dans Auschwitz. Bien que plusieurs camps de concentration aient déjà été découverts, Auschwitz frappe par son étendue. À l’occasion des quatre-vingts ans de cette découverte qui allait peu à peu bouleverser le monde, l’historien Alexandre Bande revient sur ce moment en analysant Auschwitz sur quelques mois.

L’étude d’Auschwitz, et plus généralement de la Shoah, est au cœur des programmes du Secondaire tant en histoire qu’en HGGSP, où Auschwitz peut notamment être abordé par la littérature, le cinéma, la photographie ou en tant que lieu de mémoire.  

 

Nonfiction.fr : Il y a 80 ans, l’Armée rouge entrait dans Auschwitz. Pour reprendre votre expression, cette découverte est « presque un "non-événement" »1. Que savent les Soviétiques et les Anglo-Saxons avant le 27 janvier 1945 sur ce lieu ?

Alexandre Bande : Si les autorités soviétiques sont conscientes de l’existence d’un crime de masse dont les Juifs ont été victimes sur leur propre sol et si certaines informations circulent sur le processus exterminatoire mis en œuvre à Auschwitz2, elles n’ont jamais eu pour effet de mobiliser des troupes pour y mettre un terme. Il existe pourtant le « rapport Vrba-Wetzler », du nom des deux déportés juifs slovaques qui sont parvenus à fuir Birkenau le 10 avril 1944 et à décrire la réalité du génocide qui s’y déroulait dans un rapport transmis aux Alliés occidentaux en juin 1944. Toutefois, il est improbable que le contenu de ce rapport soit parvenu jusqu’à Staline. Si ce dernier était informé de l’existence du camp d’Auschwitz — un rapport du NKVD d’Ukraine ayant été transmis au sommet de l’État-Parti en août 1944 —, les officiers qui commandent les troupes, eux, semblent ne rien savoir.

 

À cette date, vous expliquez qu’il ne reste que peu de survivants et que, parmi les installations, seul le crématoire V est laissé en état de fonctionner tandis que les chambres à gaz ont été dynamitées. Que représente exactement Auschwitz en janvier 1945 ?

Après avoir été un gigantesque complexe concentrationnaire et une implacable machine à tuer, Auschwitz, en cette fin de mois de janvier 1945, est un immense espace de plusieurs dizaines de kilomètres carrés, quasi vide. Birkenau fait 170 hectares, les camps annexes sont disséminés sur plus de 40 km². Les camps et les sous-camps qui composent le complexe ne comptent plus que quelques milliers de déportés incapables de se mouvoir. Les usines et les exploitations agricoles sont vides, la neige recouvre tout. Pour les Soviétiques qui arrivent sur place, il est impossible d’imaginer la réalité du processus exterminatoire qui a coûté la vie à près d’un million de Juifs européens ni de concevoir la réalité des souffrances endurées par les déportés (dont près de 200 000 non Juifs). Tous les bâtiments que découvrent les nouveaux arrivants sont logiquement vides de leurs occupants et il est fort probable que les autorités soviétiques aient mis du temps avant de comprendre quelle était la fonction de chacun d’entre eux. Outre la difficulté à prendre conscience de la logique fonctionnelle du site, les Soviétiques, comme à Monowitz ou à Birkenau peu après, malgré la découverte de certaines listes nominatives et de photographies, sont loin de percevoir l’importance du nombre et la diversité de la provenance des déportés qui ont été internés dans le camp principal.

 

Pour autant, des preuves subsistent sur place. De quels matériaux disposaient alors les autorités soviétiques, polonaises, puis anglo-saxonnes, pour savoir ce qui se passait exactement à Auschwitz ?

Il est vrai que les SS ont détruit de nombreuses preuves, mais quand les Soviétiques pénètrent dans le complexe, ils trouvent énormément de preuves, et c’est là une différence majeure avec les autres camps. Ils ont retrouvé des quantités considérables de cheveux, de vêtements, de chaussures, de lunettes, ou encore de prothèses, notamment dans les entrepôts du Kanada où sont disposés les effets personnels des déportés, sans oublier les corps et les restes humains qui sont encore nombreux. Au cours de ces premières semaines qui suivent la libération, on trouve donc des traces matérielles et tout à fait palpables des crimes commis. Les Soviétiques accumulent progressivement une quantité considérable d’éléments, font des inventaires et enregistrent tout, alimentant la réflexion sur ce qui s’est produit sur place.

Mais ce que nous savons aujourd’hui de la réalité de ce qui fut le camp le plus vaste et le plus peuplé du Reich (près de 100 000 déportés à l’été 1944) ne s’est imposé que progressivement, grâce aux travaux des historiens.

 

Justement, pour saisir ce qu’est Auschwitz en janvier 1945, de quelles sources dispose l’historien ? Et selon quelles temporalités y a-t-il eu accès ?

L’historien dispose de nombreuses sources. Elles sont d'abord écrites : les récits des quelques milliers de survivants, Juifs et non Juifs ; ceux de certains Sonderkommandos, rédigés sur des rouleaux enfouis sous le sol de Birkenau, à proximité des Crématoires, relatant l’enfer des chambres à gaz et du processus génocidaire ; les dépositions de certains responsables lors de procès, leurs journaux de bord ou leurs « mémoires »3. Mais à la fin du mois de janvier 1945, rien de tout cela n’existe. De même, les archives soviétiques (commissions d’enquête) n’ont vraiment été accessibles qu’à la chute de l’URSS.

L'historien a également accès à des photographies : celles du camp prises par l’administration, celles de la vie quotidienne des SS, les images aériennes prises par la RAF et l’aviation américaine au printemps et à l’été 1944, les fameux « album de Lili Jacob » et « album de Karl Höcker ». On peut encore travailler à partir des dessins effectués par certains survivants (David Olère), ou des plans des sites et fiches d’intervention établies par les entreprises concernées par la fabrication et l’entretien des chambres à gaz (Topf und Söhne).

Les sources peuvent encore être matérielles (objets, effets personnels ayant appartenu aux déportés), archéologiques (bâtiments détruits comme les chambres à gaz de Birkenau) ou sonores (récits enregistrés des survivants ou témoignage de Marie-Claude Vaillant-Couturier lors du procès de Nuremberg). Si bon nombre de ces sources ont été disponibles dans les années qui ont suivi la guerre, il fallut plusieurs années pour tirer pleinement profit des nombreuses sources existantes sur Auschwitz.

 

Si les troupes soviétiques découvrent peu de survivants, c’est que la majorité d’entre eux ont été déplacés lors des longues marches, à partir du 18 janvier 1945. On parle ici de 60 000 personnes qui sont jetées sur les routes. Les déportés n’ont que leur pyjama et parfois marchent sans chaussures dans le froid hivernal. Pourquoi les autorités nazies ont-elles pris cette décision plutôt que de poursuivre la mise à mort sur place ?

Les autorités ont donné des ordres très stricts de déplacements afin d’éviter que les déportés encore « valides », susceptibles de travailler ou de combattre, ne tombent entre les mains des Soviétiques. Ainsi, entre l’automne 1944 et le début du mois de janvier 1945, les SS déplacent de force près de 65 000 personnes vers des camps situés à l’intérieur du Reich. Les déportés y sont le plus souvent affectés à des tâches considérées comme nécessaires à l’effort de guerre allemand.

Le 17 janvier, lors du dernier appel général réalisé sur l’ensemble du complexe concentrationnaire, il subsiste alors environ 67 000 déportés. Le lendemain, les SS intiment l’ordre à près de 58 000 d’entre eux de quitter les lieux et de se déplacer vers l’ouest. Débute alors ce qui sera nommé a postériori « les marches de la mort », caractérisées par le froid, la faim, l’extrême fatigue des déportés et l’attitude implacable des SS qui les encadrent.

 

Vous utilisez notamment les témoignages pour analyser et décrire ces marches. Les privations et la mort sont omniprésentes. Pouvez-vous nous présenter ces longues marches en quelques mots ?

En quelques jours, des dizaines de milliers de déportés, pour la plupart juifs, se dirigèrent vers l’ouest. Les uns empruntèrent un axe nord-ouest qui les menait à Gleiwitz, situé à 55 kilomètres d’Auschwitz. Les autres (la majorité), s’orientèrent vers le sud-ouest en direction de Wodzislaw Slaski, en Haute-Silésie, pour un trajet de 63 kilomètres. À mesure que les colonnes se dirigeaient vers leur objectif, des déportés issus des sous-camps situés dans ces régions les rejoignaient. Certains itinéraires furent encore différents : les déportés de Blechhammer et de Jaworzno furent dirigés vers le camp de Gross Rosen, en Basse Silésie, situé à environ 250 kilomètres du point de départ. Ainsi, il fallut 13 jours de marche aux colonnes parties de Blechhammer pour atteindre leur destination. La durée des marches et leur rythme ont donc été très différents d’une colonne à une autre.

Le froid, la faim, l’épuisement et les exécutions sommaires entrainèrent une mortalité terrible. Il est toutefois difficile de proposer un bilan humain exact. Selon les estimations, le nombre de victimes oscille entre 9 000 et 15 000.

 

Vous ouvrez votre livre sur une impression ressentie lors de vos propres visites du camps : « il m’est arrivé à plusieurs reprises, m’éloignant alors de ma position de "guide" et d’historien, de "ressentir" Birkenau, d’être rattrapé par la charge morale qui se fait si lourde lorsque l’on arpente ces terres sombres »4. Que reste-t-il d’Auschwitz 80 ans après et pourquoi, à l’heure où les derniers témoins disparaissent, est-il nécessaire, peut-être plus que jamais, de l’enseigner et l’expliquer ?

Inexorablement, les derniers survivants, les dernières victimes et les derniers témoins du génocide disparaissent. Mais leurs propos et leurs écrits restent. Les lieux de mémoire, où les visiteurs sont de plus en plus nombreux, les mémoriaux, les musées en rapport avec la Shoah existent dans bon nombre de pays. En outre, la recherche historique se poursuit et, chaque année, des livres, des reportages, des films paraissent avec la Shoah pour objet ou pour toile de fond. La mémoire de cet événement est également, au moins à l’échelle française, entretenue par l’École. Les programmes scolaires en font un sujet d’étude en CM2, en 3e et en Terminale. Les commémorations du 27 janvier, tant à l’échelle européenne qu’à l’échelle mondiale confirment que cette mémoire est bel et bien présente en ce début de XXIe siècle.

Pour autant, les menaces qui pèsent sur elle sont nombreuses et il serait dangereux de les ignorer. Aux discours négationnistes, qui ont pignon sur rue dans plusieurs régions du monde, se superposent les effets d’un révisionnisme ou d’un relativisme nauséabonds jusqu’au cœur des démocraties occidentales. Les évolutions politiques peuvent brutalement remettre en question les évolutions historiographiques et les politiques mémorielles. Certains en arrivent même à se demander si l’on peut évoquer Auschwitz en raison des évènements au Proche-Orient. Il est donc nécessaire de rester vigilant, de continuer à enseigner, transmettre, expliquer et permettre à nos contemporains et aux générations à venir de se souvenir que « cela fut », selon l'expression de Primo Levi.


Notes :
1 - p. 11
2 - Selon certaines sources, les Soviétiques auraient été informés depuis le printemps 1943.

https://filmer-la-guerre.memorialdelashoah.org/focus/auschwitz_birkenau.html
3 - Rudolf Höss, Le Commandant d’Auschwitz parle, Paris, La Découverte, 2005.
4 - p. 10

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