28.02.2025 à 00:30
Parias : Hannah Arendt et la “tribu” en France (1933-1941), bel ouvrage qu'une major de l'édition aurait pu capter, sort chez l'Échappée, éditeur indépendant. Marina Touilliez y décrit la vie précaire d'une bande d'amis, Juifs et/ou communistes allemands fuyant le nazisme. Au centre, une femme libre. Élève et amante du philosophe allemand Martin Heidegger, puis mariée à Gunther Anders, futur auteur de L'Obsolescence de l'homme, Hannah Arendt fut aussi l'amie du fantasque Walter Benjamin et (…)
- CQFD n°236 (décembre 2024) / Bouquin, Gwen TomahawkParias : Hannah Arendt et la “tribu” en France (1933-1941), bel ouvrage qu'une major de l'édition aurait pu capter, sort chez l'Échappée, éditeur indépendant. Marina Touilliez y décrit la vie précaire d'une bande d'amis, Juifs et/ou communistes allemands fuyant le nazisme. Au centre, une femme libre. Élève et amante du philosophe allemand Martin Heidegger, puis mariée à Gunther Anders, futur auteur de L'Obsolescence de l'homme, Hannah Arendt fut aussi l'amie du fantasque Walter Benjamin et son legs crépusculaire à la pensée contemporaine : c'est en vengeant les générations de perdants, plus qu'en lorgnant d'hypothétiques lendemains qui chantent, que l'histoire retrouvera son humanité. En 1933, hormis Heidegger rallié au IIIe Reich, la petite bande se réfugie à Paris. On avance dans ce récit très documenté comme dans un roman vrai où la lutte pour la survie se mêle au débat d'idées et aux amitiés indéfectibles. La fraternité du 10, rue Dombasle, exigeante et fragile, fera dire à Arendt qu'elle y a vécu de belles années malgré l'adversité. Au dernier étage, Walter Benjamin et Arthur Koestler1, en dessous le psychiatre et docteur des pauvres Fritz Fränkel, puis Arendt et son compagnon, l'activiste spartakiste Heinrich Blücher. Tous ont fui l'arrivée d'Hitler au pouvoir et connaissent misère, préjugés antiboches et tracasseries bureaucratiques. Au travers des lettres où se mêlent désir et vision acérée du monde, on assiste à de vifs débats entre amis et amants : Hannah, militante sioniste, et Heinrich, dandy rouge et dissident, n'ont pas peur de s'engueuler, chacun se nourrissant de l'autre. Blücher perçoit le devenir colonial du nationalisme juif (« Vouloir en cadeau tout un pays, pour ainsi dire par charité, n'est-ce pas comme si on voulait faire en sorte qu'une femme qui ne peut pas vous aimer couche quand même avec vous ne serait-ce que par charité ? »), Arendt critique l'avant-garde bolchevique. Tous deux s'accordent à déplorer le sort funeste que réserve l'impérialisme aux peuples sans État – qu'ils soient juif, arménien, kurde, palestinien. En 1936, plusieurs de ces réfugiés partent en Espagne combattre le fascisme. Koestler y connaît la prison. Fränkel témoignera du pilonnage de Madrid par les avions allemands, horrifié par l'ordre de Franco de tirer sur les ambulances pour terroriser la population. Il sera passé des geôles nazies aux purges staliniennes qui mettent au pas la révolution espagnole en 1937, avant de connaître les camps français. En 1939, quand le gouvernement du radical-socialiste Daladier fait interner les antinazis allemands, Koestler constate avec effroi que « la France se suicide ». Son expérience parisienne inspire à Arendt le concept du « paria », qu'elle oppose à la figure du Juif assimilé. Selon elle, seul le paria reste libre. « Tu vois, j'ai de nouveau tiré ma révérence à la société des gens respectables, on ne se refait pas », écrit-elle à un ami après lui avoir raconté que, exilée aux États-Unis et malgré son statut de « prof à succès », elle préfère encore fréquenter une voisine étudiante et un docker du port de San Francisco que les cercles universitaires. 1 Journaliste et écrivain, auteur de Zéro et l'infini, roman dénonçant les procès de Moscou. Texte intégral 780 mots
28.02.2025 à 00:30
Laïcité : « On court après le soleil »
Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses galères au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? Aujourd'hui, le rectorat m'envoie dans un collège du 13e pour une formation sur la « laïcité ». Non seulement ça sent la propagande laïcarde à plein nez, mais en plus ça s'étale sur six (…)
- CQFD n°238 (février 2025) / Mona LobertLoïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses galères au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? Aujourd'hui, le rectorat m'envoie dans un collège du 13e pour une formation sur la « laïcité ». Non seulement ça sent la propagande laïcarde à plein nez, mais en plus ça s'étale sur six heures qui s'ajoutent à nos emplois du temps surchargés. Que le grand public se rassure : ces profs qui « foutent rien » sont enfin formé·es aux valeurs de la République. Ouf. Mais, surprise. Le formateur, prof de SES, tient un discours plus subtil qu'attendu sur la question : « Le principe de laïcité, c'est laisser libre de croire et ne pas croire […]. Votre rôle c'est de les aider à se questionner sur leurs pratiques religieuses. Font-ils ça par conformisme ou par choix ? Pourquoi croient-ils ? » D'après lui, qui travaille à une thèse sur le rapport entre l'islam et la consommation et qui est par ailleurs de confession musulmane, les pratiques religieuses dans les quartiers populaires marseillais sont d'abord motivées par le conformisme social, et non par la foi. On mange hallal et on porte le voile comme on achète des AirMax, d'abord parce que ça suscite l'approbation de la famille et des ami·es. Quand « un élève jure sur le Coran, c'est comme dire “mon Dieu” en bon français », c'est du langage courant. De l'argot d'adolescent, voilà donc ce qui inquiète les têtes vides de CNews. Mais il rappelle aussi que pour ces enfants, souvent déclassé·es socialement, adopter certaines pratiques confessionnelles est également une pratique défensive : on valorise une identité différente parce qu'on se sent relégué, pas français… La discussion glisse sur l'interdiction des signes ostentatoires, fer-de-lance de la loi de 2004 sur la laïcité. D'après le formateur, « les élèves trouveront toujours une manière de se distinguer et d'affirmer leur identité. Après le voile, on interdira le bandeau ? Puis le foulard autour du cou ? C'est infini, on court après le soleil. » L'application de cette loi produit surtout des situations absurdes et des comportements racistes de la part de certains membres du personnel éducatif. Une collègue témoigne : « Dans mon collège on a commencé à demander aux jeunes filles d'enlever leurs bandeaux, mais uniquement aux jeunes Maghrébines… » L'instructeur loue néanmoins la neutralité que produit cette loi en classe : « Peut-être la possibilité pour ces jeunes d'être autre chose que conformés par leur milieu ? » Mouais, est-ce que réfléchir sur son identité nécessite-t-il forcément d'abandonner un style vestimentaire ? Preuve que le danger n'arrive pas forcément d'où on l'attend, un autre collègue prend la parole : « La laïcité devrait également s'appliquer aux opinions politiques ! J'ai une collègue qu'a affiché un tract anti-sexiste dans la salle des profs ! Merci d'avoir parlé de l'islam, mais il faut aussi prévenir sur le danger wokiste qui vient mettre en cause la laïcité ! » Malaise dans l'assemblée qui s'indigne heureusement de ces propos. Preuve que les membres de l'éduc-nat' sont peut-être moins réacs que l'institution qui les emploie ? Fin de journée. Je rentre chez moi étrangement satisfait. La propagande n'a pas eu lieu, mieux : on a eu droit à un réquisitoire engagé contre la loi de 2004. Texte intégral 738 mots
28.02.2025 à 00:30
Kobané sous les bombes turques
Avant même la chute du régime de Bachar al-Assad, alors que le groupe Hayat Tahrir al-Sham fonçait sur Damas, les factions militaires de l'Armée nationale syrienne appuyées par la Turquie ont attaqué la région de Kobané, ville symbole de la résistance kurde à Daech. Ici, les bombardements de drones et les avions de guerre turcs rythment la vie quotidienne. Reportage. Depuis le 8 janvier, chaque réveil se fait dans l'angoisse des nouvelles informations. Combien de morts et de blessés ? Le (…)
- CQFD n°238 (février 2025) / Eloïse Pardonnet, Le dossierAvant même la chute du régime de Bachar al-Assad, alors que le groupe Hayat Tahrir al-Sham fonçait sur Damas, les factions militaires de l'Armée nationale syrienne appuyées par la Turquie ont attaqué la région de Kobané, ville symbole de la résistance kurde à Daech. Ici, les bombardements de drones et les avions de guerre turcs rythment la vie quotidienne. Reportage. Depuis le 8 janvier, chaque réveil se fait dans l'angoisse des nouvelles informations. Combien de morts et de blessés ? Le bilan s'alourdit de jour en jour autour du barrage de Tichrine, enjeu stratégique et pourvoyeur en électricité de la région, ciblé par la Turquie. À l'appel de l'exécutif de l'Administration autonome kurde (AANES*), des centaines de civils sont mobilisés pour participer au nobet [tour de garde] selon les principes de la « Guerre du peuple révolutionnaire » insufflés par l'idéologie apoïste1. Ils se relaient nuit et jour comme boucliers humains afin d'empêcher la destruction du barrage. Ahmet, participant au convoi civil lors de la première journée sur le barrage, témoigne : « Des personnes étaient venues de tout le territoire autonome, c'était impressionnant à voir. Mais à peine arrivées, un avion de guerre a lâché un obus à quelques mètres d'elles. » Bilan : cinq morts et quinze blessés, dont un jeune de 13 ans. Le 18 janvier, quatre civils sont morts par le tir d'un drone. Deux blessés, dont le comédien de théâtre Juma Khalil Ibrahim (alias Bave Tayar) succomberont le lendemain. Quelques jours plus tard, une cérémonie en l'honneur de huit combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS*) se tenait à Kobané, ville frontalière avec la Turquie. Les merasin (cérémonies mortuaires) font partie de la vie quotidienne des habitants et réunissent des centaines de personnes. Ahmet se veut combatif : « Nous n'avons pas peur, car aujourd'hui se joue notre existence en tant que Kurdes. La Turquie et ses gangs, HTS* compris, veulent mettre fin à notre existence. C'est notre responsabilité de continuer la lutte, car des milliers de personnes sont tombées en martyrs. Ces sacrifices ne seront pas vains, nous vaincrons. » Pour la veillée funèbre, jeunes, vieux, mères, Kurdes, Arabes reprennent à l'unisson une chanson du chanteur kurde Seyda Perinçek : « Her der dibe goristan, dimîne yek însan / Me soz dane şehîdan, em nadin Kobanê » (« Même quand tout devient cimetière, une personne résiste /Nous avons promis aux martyrs, nous n'abandonnerons pas Kobané »). Les bombardements affectent la vie des habitants à tous les niveaux, endommageant les infrastructures civiles telles que les greniers à blé, les barrages, les centrales électriques, les stations de forage d'eau. À Kobané, il n'y a plus ni eau ni électricité. Des citernes posées sur les toits alimentent les maisons. Conséquences : apparition de maladies dues aux bactéries dans l'eau, impossibilité de se laver quotidiennement ou de laver son linge. L'entraide redouble de plus belle, entre parents ou voisins. Des avions tournoient dans le ciel et des groupes d'enfants demandent d'un air blasé : « Ils vont nous attaquer ? » La fumée des avions forme une sorte de spirale. Un ami explique que c'est une tactique pour ne pas être visés par les batteries antiaériennes des FDS* qui ont déjà causé des dégâts à l'aviation turque. Dans le village de Boxaz, situé entre Kobané et le fleuve Euphrate, un drone survole les maisons. Un enfant apeuré se rue à l'intérieur et percute les casseroles bouillantes. Il est brûlé et doit en urgence être conduit à l'hôpital central, mais les médicaments manquent. Le bruit des générateurs et l'odeur du mazout sont de plus en plus présents à mesure que les heures s'écoulent. C'est l'hiver, à 18 heures il fait nuit, et la température descend à 5 degrés. On continue notre route pour aller visiter Halim et sa famille. Elle était responsable régionale de l'association Sara qui lutte contre les violences faites aux femmes. Il y a dix mois, elle et son mari ont été touchés par une frappe de drone alors qu'ils étaient en voiture. Elle a perdu une jambe. Son mari a eu plus de chance, seule son ouïe a été touchée, même si des morceaux de métal sont venus se loger à plusieurs endroits de son corps. Loin de les anéantir, le drame semble avoir renforcé leur détermination. Désormais la famille réclame justice et veut retrouver les auteurs. Ces attaques aériennes ciblées se font souvent en coordination avec des espions du MIT (services de renseignement turcs) sur le terrain qui réalisent des marquages au phosphore sur les voitures pour les rendre visibles depuis le ciel. On se couche en regardant le ciel dégagé. Il fera beau demain, c'est mauvais signe nous dit-on : une bonne visibilité augmente les risques de bombardements intensifs. Nazli Hussein est mère de deux enfants. Elle est la sœur de Şehîd Ronahî Yekta, une commandante des YPJ, bataillons féminins kurdes, qui est tombée le 25 décembre 2024 lors de la bataille de Tichrine. « J'ai vécu à Afrin [enclave majoritairement kurde au nord-ouest de la Syrie, ndlr] jusqu'en 2018. Comme beaucoup, j'ai dû partir, car l'État turc et ses gangs nous ont bombardés. » La ville est aujourd'hui sous le contrôle de l'Armée nationale syrienne (ANS*), marionnette de l'État turc. « On est allé à Šahbā, [région d'Afrin, ndlr] tous les jours des obus tuaient femmes et enfants. On a lutté jusqu'au bout, mais on a finalement dû migrer une deuxième fois lorsque l'ANS a commencé son offensive vers l'est. Depuis décembre 2024, nous vivons à Kobané. » Nazli explique qu'en tant que mère, c'est très difficile : « On est revenus cinquante ans en arrière, à devoir laver les habits à la main. Les enfants ne veulent plus aller dehors par peur des avions, ils restent constamment avec moi. Ils ont entendu que d'autres enfants ont été tués et demandent comment cela s'est produit. Les images des enfants morts les épouvantent, ils ne dorment pas bien et perdent leur concentration à l'école. » Nazli parle de sa sœur : « Elle était jeune quand elle s'est engagée. Elle me rend fière, c'était une commandante, elle voulait protéger son peuple, son pays. » Pour s'organiser, les habitants des villages et des quartiers investissent la komûn (commune), noyau de la démocratie locale. Même si les préoccupations quotidiennes restent le mazout, l'eau et l'électricité, les habitants sont également formés aux premiers soins et au maniement de la Kalashnikov en prévision d'une guerre terrestre. Jusque-là, personne ne parle de partir. Cet article a été publié sur papier dans le n°238 de CQFD sous le titre « Kobané sous les bombes turques : “Quand le ciel nous tombe sur la tête” » • AANES : Administration autonome du Nord-Est syrien ; plus familièrement appelée le « Rojava » ou Kurdistan syrien. Zone contrôlée par le mouvement kurde, qui y a formé un gouvernement de facto. • ANS : Armée nationale syrienne ; rassemblement de groupes rebelles fondé en 2017 pendant la guerre civile syrienne. Sous tutelle de la Turquie. • FDS : Forces démocratiques syriennes ; formées en 2015 pendant la guerre civile syrienne et qui visent à chasser l'État islamique et la Turquie de la zone. • HTS (ou HTC) : Hayat Tahrir al-Sham (aussi orthographié « al-Cham ») ; groupe rebelle islamiste syrien, rival de l'ANS* et faction dominante gouvernant Idleb, avant de prendre le pouvoir à Damas. 1 D'après Apo (« l'oncle »), surnom donné à Abdullah Öcalan, leader kurde emprisonné sur une île en Turquie depuis 1999. Texte intégral 1686 mots
Glossaire