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13.07.2025 à 10:34

“LEurope ne permettra pas un état islamique ici” : Srebrenica, un génocide islamophobe

Arland Mehmetaj
11 Juillet 1995. La ville bosniaque de Srebrenica tombe aux mains de l’armée serbe de Bosnie. En quelques jours, plus de 8 372 hommes et adolescents musulmans sont exécutés, tandis que les femmes et les enfants sont expulsés, violés, humiliés. C’est le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il sera reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis par la Cour internationale de justice (CIJ). Mais cette reconnaissance officielle, largement commémorée par les institutions européennes, cache une vérité beaucoup plus dérangeante. Le génocide de Srebrenica est le fruit d’un nationalisme serbe déchaîné, c’est un fait incontestable. Il est aussi le produit d’un abandon planifié et d’un consentement implicite des puissances européennes. Le résultat d’une diplomatie occidentale, notamment franco-britannique, profondément structurée par des préjugés historiques et une islamophobie politique qui n’a jamais cessé d’encourager les leaders serbes de Bosnie dans leurs plans de purification ethnique. Le choix historique et souvent volontaire d’ignorer l’Histoire des Balkans, de la réduire à des « conflits permanents et ancestraux », et de l’isoler « hors l’Europe », l’arrogance occidentale et des préjugés islamophobes à l’encontre des pouvoirs bosniaques se sont traduits en facteurs géopolitiques qui ont structuré les choix diplomatiques et justifié certains silences et arbitrages. De ce fait, il me semble important de quitter les logiques occidentales qui ont effacé les Balkans et la Yougoslavie de l’Europe. Quant à la complexité du sujet qui ne peut pas être traité en un seul texte, ce billet ne…

Texte intégral 8146 mots

11 Juillet 1995. La ville bosniaque de Srebrenica tombe aux mains de l’armée serbe de Bosnie. En quelques jours, plus de 8 372 hommes et adolescents musulmans sont exécutés, tandis que les femmes et les enfants sont expulsés, violés, humiliés. C’est le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il sera reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis par la Cour internationale de justice (CIJ).
Mais cette reconnaissance officielle, largement commémorée par les institutions européennes, cache une vérité beaucoup plus dérangeante. Le génocide de Srebrenica est le fruit d’un nationalisme serbe déchaîné, c’est un fait incontestable. Il est aussi le produit d’un abandon planifié et d’un consentement implicite des puissances européennes. Le résultat d’une diplomatie occidentale, notamment franco-britannique, profondément structurée par des préjugés historiques et une islamophobie politique qui n’a jamais cessé d’encourager les leaders serbes de Bosnie dans leurs plans de purification ethnique.

Le choix historique et souvent volontaire d’ignorer l’Histoire des Balkans, de la réduire à des « conflits permanents et ancestraux », et de l’isoler « hors l’Europe », l’arrogance occidentale et des préjugés islamophobes à l’encontre des pouvoirs bosniaques se sont traduits en facteurs géopolitiques qui ont structuré les choix diplomatiques et justifié certains silences et arbitrages. De ce fait, il me semble important de quitter les logiques occidentales qui ont effacé les Balkans et la Yougoslavie de l’Europe. Quant à la complexité du sujet qui ne peut pas être traité en un seul texte, ce billet ne fait que proposer l’esquisse d’une analyse de Srebrenica non pas à la périphérie de l’Europe, mais en son cœur.

Une Bosnie-Herzégovine multiculturelle disqualifiée

En 1992, la Bosnie-Herzégovine devient indépendante. République multiconfessionnelle, à majorité musulmane, elle fait le choix de l’autonomie dans une Fédération yougoslave à bout de souffle où toutes les opportunités de maintien d’un espace commun ont été gâchées. Les raisons des échecs de négociation sont multiples.
D’abord, la volonté de la Serbie d’assurer l’ hégémonie dans un éventuel nouvel État . Les objectifs des pouvoirs serbes ont été très clairs : maintenir un espace commun du peuple serbe éparpillé dans différentes parties de la Yougoslavie. Pour y arriver, ils exigeaient soit une Yougoslavie avec un pouvoir centralisé situé à Belgrade, soit le rattachement des régions entières de Bosnie-Herzégovine et de Croatie à la Serbie. Dans les deux cas, pour Belgrade, le projet de la « Grande Serbie » n’avait aucune alternative.

Ensuite, une méconnaissance ahurissante de l’Histoire et la sociologie yougoslave de la part des diplomates occidentaux présents dont les politiques, notamment britanniques, français et allemands, ont profité pour imposer leur agenda en fonction de leurs intérêts. Ainsi, assez tôt, la commission Badinter imposée par Mitterrand court-circuite les efforts du Lord Carrington, diplomate britannique en charge de la Conférence, en enterrant tous ses succès. Et la chancellerie allemande se précipite dans la reconnaissance de la Slovenie et la Croatie derrière le dos de Mitterrand qui promettait à Milosevic un soutien infaillible.

Et enfin, une « méfiance » voire une véritable « hostilité » vis-à-vis des autorités bosniaques qui ont été illustrées à plusieurs reprises. Le soupçon d’un projet « islamiste », et ce que celui-ci pouvait comporter, qui pesait sur le Parti de l’Action Démocratique d’Alija Izetbegović au pouvoir en Bosnie après les élections de 91 ont véritablement façonné la politique, notamment européenne et française, pendant tout le conflit et même après. Même aujourd’hui. Et c’est ce point-là, rarement analysé, que l’on va esquisser dans ce texte.
C’est dans ce contexte que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance revendiquée plus tôt par un référendum que les Serbes de Bosnie boycottent en proclamant leur propre État dans l’Etat : Republika Srpska.

L’obsession du réalisme ethnique et le refus du pluralisme

Au moment de son indépendance en mars 1992, la République de Bosnie-Herzégovine devient le théâtre d’un rejet politique qui dépasse le cadre des tensions interethniques de l’ex-Yougoslavie. Son existence en tant qu’État souverain à majorité musulmane n’est pas simplement contestée par les nationalistes serbes ou croates : elle est perçue comme anormale, voire intolérable, au sein des chancelleries européennes elles-mêmes. Bien que juridiquement reconnue, la Bosnie n’a jamais été pleinement légitimée comme sujet politique. Elle incarne une altérité que l’Europe ne sait — ou ne veut — intégrer. Après tout, les Balkans en général et la Bosnie en particulier ne collent absolument pas avec le récit de « l’identité européenne » telle que l’Occident la présente.

La Bosnie de l’époque, telle que projetée par les leaders bosniaques, n’est ni un État islamiste à devenir, ni un projet théocratique à long terme, bien que ce soit les principes qu’on veut lui coller. La présidence tripartite, depuis 91, regroupe des représentants musulmans, serbes et croates. Le président Alija Izetbegović, qui représente aussi la partie bosniaque, se revendique d’un islam culturel, philosophique et politique mais profondément compatible avec la démocratie libérale. D ‘ailleurs, il revendique une Bosnie et Herzegovine multiculturelle et citoyenne, bien qu’il défende la communauté et l’identité musulmane au sein de celle-ci. Pourtant, dans les discours diplomatiques et les récits médiatiques occidentaux, la simple majorité musulmane suffit à faire de la Bosnie un « problème » géopolitique. Le terme « problème » est repris du narratif des leaders politiques serbes.
Pendant les différentes réunions de la Conférence le président français François Mitterrand et d’autres diplomates européens expriment en coulisses leur scepticisme quant à la viabilité d’un tel État projeté par « la partie bosniaque ». Le diplomate britannique David Owen, qui remplacera Lord Carrington, parle d’or et déjà de la Bosnie comme d’un « patchwork ingérable », appelant à une « solution réaliste », c’est-à-dire une partition ethnique — condition posée, de facto, à toute reconnaissance internationale effective.
Cette lecture, largement partagée, repose non sur les faits, mais sur un imaginaire colonial. Comme l’écrit l’historien Robert Donia (Sarajevo: A Biography, 2006 ) :

« La Bosnie n’a pas été vue comme une société multiculturelle et multiconfessionnelle à préserver, mais comme une anomalie historique à corriger. »

Le plan Vance-Owen (1993), soutenu par les Européens, consacre la logique de partition. Il découpe la Bosnie en « provinces ethniques », validant de fait le nettoyage ethnique en cours. Ce découpage repose sur une fiction : celle de populations homogènes, incompatibles, condamnées à vivre séparément.
Mais ce « réalisme ethnique » masque une politique du renoncement. Comme le note Florence Hartmann (Paix et Châtiment, 2007), ancienne porte-parole du TPIY :
« L’Occident a préféré stabiliser le crime plutôt que d’affronter ses auteurs. Il a considéré que l’existence d’un État musulman, même laïc, était un facteur de désordre, alors que la violence ethnonationaliste était vue comme un fait culturel. »

Ce double standard traverse toute la diplomatie européenne : les Serbes sont des acteurs politiques rationnels, les Bosniaques musulmans des acteurs émotionnels, irrationnels, communautaires. Ce biais structurel, souvent inconscient, justifie le soutien indirect aux logiques de cantonnement de démilitarisation unilatérale. C’est un point très important lorsqu’on parle de Srebrenica puisqu’il s’agit d’une enclave d’abord isolée comme une « safe zone » puis démilitarisée par l’ONU suite à un projet présenté surtout par la diplomatie française et vivement critiquée.
Edward Said l’avait prédit dès 1993 ( The Guardien, 1993 ) :
« La solution européenne au problème bosniaque n’est pas la justice. C’est la disparition silencieuse de la Bosnie. »
On peut sérieusement se poser la question. Comment la Communauté Européenne a pu permettre une telle position totalement à l’encontre de la Bosnie-Herzégovine et tellement synchronisé avec le projet serbe alors qu’elle savait très bien où un tel projet politique menait ?”

Le nationalisme serbe et le poids de l’islamophobie dans les calculs diplomatiques

Si la Communauté Européenne ne se rendait pas compte, et j’en doute, de messages qu’elle délivrait réellement, les agresseurs s’en rendaient très bien compte, eux.
La Bosnie-Herzégovine, bien que largement laïque dans ses institutions et athée dans sa population, est marquée par une composante musulmane importante dans sa population — environ 45 %, selon les recensements d’avant-guerre. Pour les idéologues serbes ultranationalistes, cette composante ne relève pas d’un pluralisme culturel, mais d’une blessure historique héritée de l’Empire ottoman, assimilée à une trahison.
Ce récit fait des musulmans de Bosnie des « Turcs déguisés », des collaborateurs de l’occupation, des ennemis intérieurs. La guerre des années 1990 ravive cette construction raciale et religieuse : les Bosniaques musulmans sont présentés dans les discours publics et dans les médias serbes comme des « islamistes », des « fondamentalistes », voire des agents d’un projet islamique transnational menaçant l’identité chrétienne de l’Europe. Une propagande partagée par une partie d’analystes et diplomates occidentaux : Richard Holbrooke, le diplomate américain et l’un des architectes des accords de Dayton, déclarera bien plus tard que si Dayton n’avait pas été signé dans ces termes, Al-Qaida aurait préparé ses attaques de Bosnie et non d’Afghanistan.

Le cas de Biljana Plavšić, passée du statut de professeure respectée à celui d’idéologue du nettoyage ethnique, illustre bien le passage des théories nationalistes à un projet génocidaire. Autrefois surnommée la « Dame de fer » de tous les Serbes et professeure émérite à la Faculté des sciences naturelles et mathématiques de Sarajevo, Biljana Plavšić s’est transformée en l’exact opposé de ce qu’elle représentait à l’aube de la guerre. Dès le début de l’agression contre la Bosnie-Herzégovine en 1992, elle s’est muée en un véritable monstre, contribuant par ses discours et sa doctrine à encourager les Serbes de Bosnie à commettre des crimes de guerre – y compris contre des voisins qu’ils côtoyaient depuis toujours.

À l’époque de la formation des partis nationalistes en ex-Yougoslavie, elle affirmait avoir toujours été anticommuniste et n’avoir jamais eu de lien avec ce régime. Mais les faits contredisent cette version. Portée par l’idéologie panserbe, Plavšić, biologiste de formation, n’a pas hésité à fermer les yeux sur la réalité et à propager des mensonges pour justifier l’exclusion, la purification ethnique et religieuse. En vérité, c’est sous le régime communiste tant décrié qu’elle fut doyenne de la Faculté des sciences de Sarajevo et membre de l’Académie des sciences et des arts de Bosnie-Herzégovine, grâce à des critères d’alignement politique et de conformité morale définis par le parti des années 80.
Malgré une carrière académique prestigieuse en Bosnie et dans l’ex-Yougoslavie, Plavšić déclarait en juillet 1993 dans le journal Borba de Belgrade que les Serbes avaient vécu « sous un esclavage de cinquante ans ». Et bien qu’elle ait étudié à Zagreb — chose difficile à concilier avec l’identité d’un patriote grand-serbe — elle n’hésita pas, plus tard, à affirmer :
« Je ne dis pas que nous ne voulons plus vivre avec les Croates, mais plutôt que nous ne devrions pas leur permettre de vivre avec nous. »
Lorsque les milices paramilitaires serbes lancèrent les campagnes de nettoyage ethnique dans de nombreuses villes de Bosnie-Herzégovine, Plavšić manifesta une admiration à peine voilée. En témoigne sa fascination pour le massacre mené par Željko Ražnatović Arkan à Bijeljina, qu’elle félicita personnellement. L’image de leur échange de baisers reste gravée dans les mémoires. Arkan, pour elle, était un héros, un homme « d’une grande humanité », obligé de prendre les armes par nécessité.
En 1996, elle déclara à Belgrade :
« Quand j’ai vu ce qu’il avait fait à Bijeljina, j’ai imaginé que toutes ses actions étaient pareilles. J’ai dit – voilà un héros serbe. C’est un vrai Serbe, c’est le genre d’homme qu’il nous faut. »

Selon le professeur Slobodan Inić, qui écrivait dès 1996 pour la Charte d’Helsinki, cette adoration pour Arkan s’explique par le fait qu’il incarnait concrètement les objectifs idéologiques de Plavšić, et lui était loyal. Cela transparaît également dans une autre déclaration qu’elle fit au journal Svet en septembre 1993 :
« Je préférerais que toute la Bosnie orientale soit nettoyée des Musulmans. Quand je dis ‘nettoyée’, je ne veux pas être prise au pied de la lettre et qu’on pense à un nettoyage ethnique. Ils ont associé cette étiquette à un phénomène parfaitement naturel et l’ont qualifié de crime de guerre. »

Ainsi, selon Plavšić, les crimes de masse relevaient d’un « phénomène naturel », et elle utilisait la propagande de guerre pour diffuser cette vision dans les territoires occupés. En somme, elle réduisait la violence extrême à une question de méthode : comment trancher la gorge de son voisin.
Plavšić puisait son inspiration autant dans sa théorie de la supériorité biologique de la race serbe que dans la vision politique de Draža Mihailović (le général serbe des « royalistes » pendant la seconde guerre mondiale, soutenue par « les alliés franco-britannique) qui rêvait d’un État unifié pour tous les Serbes, de Đevđelija à Karlobag. Dans une interview au journal e 1992, elle affirmait qu’il fallait :

« nettoyer toutes les terres serbes des ennemis de la serbité et de l’orthodoxie Srbija en septembre»
Le nettoyage ethnique qu’elle promouvait tout au long de la guerre trouvait aussi sa justification dans sa conception raciste des Musulmans. Dans une interview accordée au journal Svet en septembre 1993, elle déclara :
« C’est vrai. Ce sont des matériaux génétiquement déformés qui ont adopté l’islam. Et aujourd’hui, avec chaque nouvelle génération, ce gène se concentre davantage. Il devient de pire en pire, s’exprime de plus en plus et dicte leur manière de penser et de se comporter, enracinée dans leurs gènes. »
Plavšić illustrera même ses « découvertes scientifiques » par des cas concrets, affirmant à propos d’Ejup Ganić (ingénieur et homme politique bosniaque, membre du Parti d’Action Démocratique) qu’elle n’avait jamais rencontré dans les milieux politiques une personne aussi « déformée ».
En mai 1994, le journal Oslobođenje rapporta une autre déclaration de Plavšić, dans laquelle elle associait la « dégénérescence du peuple serbe » aux mariages mixtes entre Serbes et Musulmans, qu’elle considérait comme un échange génétique nuisible, une véritable « désérbisation ».

Mais selon elle, cette déchéance s’était arrêtée avec l’émergence de figures comme Karadžić, Krajišnik ou Koljević. Comme le rapporte le professeur Inić, Plavšić affirma même avoir une explication scientifique à cette régénération soudaine :
« Il est probable qu’un facteur génétique entre en jeu ici – le secret du sang que notre peuple possède. », disait-elle dans le journal Ognjišta en juin 1993.
Selon cette logique, les Serbes seraient donc supérieurs, et auraient droit de dominer les plus faibles – en l’occurrence les Musulmans. Elle formula cela aussi dans sa vision de la répartition des territoires conquis évoquée lors de différentes propositions d’« accord de paix »:
« Je ne leur souhaite rien de bon. Mais pour ma tranquillité d’esprit, je dois leur laisser quelque chose, un endroit où ils pourront organiser leur vie, afin qu’ils ne me dérangent plus. Voilà comment je comprends ces 30 %. »
Plavšić alla jusqu’à suggérer les sacrifices que les Serbes devraient consentir pour une vie « décente » : elle déclara qu’« si six millions de Serbes mouraient sur douze, au moins le reste vivrait bien ». Elle ajouta qu’elle savait que des bombes seraient tôt ou tard larguées sur les Serbes, mais qu’ils n’y réagiraient pas, car ils étaient « résistants » et que « ceux qui bombardent ne les connaissent pas. Ils n’ont pas peur », affirmait-elle.
Elle proclamait aussi la supériorité des Serbes de Bosnie, non seulement sur les Musulmans, mais aussi sur les Serbes de Serbie, qu’elle appelait « des faibles », notamment en raison de nombreuses initiatives dénonçant les crimes de l’armée de Republika Srpska, en faveur de paix et de non-ingérence de la Serbie :
« Les Serbes de Bosnie, surtout ceux vivant dans les régions frontalières, ont développé une capacité spéciale à ressentir les dangers qui pèsent sur la nation et à développer des mécanismes d’autodéfense. Dans ma famille, on a toujours dit que les Serbes de Bosnie étaient meilleurs que ceux de Serbie. En tant que biologiste, je sais que les espèces qui vivent à proximité d’une menace développent les meilleures capacités d’adaptation et de survie. Ainsi, l’isolement des Serbes vis-à-vis des autres nations est un phénomène à la fois naturel et nécessaire. »

Mais, comme le notaient les observateurs déjà à l’époque, cette déclaration est profondément contradictoire : si les Serbes de Bosnie sont renforcés par la proximité avec d’autres peuples, pourquoi alors devraient-ils se séparer de ces derniers pour s’unir à des Serbes « inférieurs » de Serbie – au risque de finir par leur ressembler ?
Sans doute la réponse la plus lapidaire fut celle de Slobodan Milošević, considéré à juste titre comme l’un des responsables majeurs de la tragédie yougoslave. En pleine guerre, il déclara à propos de Plavšić :
« Sa place est en psychiatrie. »
C’est finalement le Tribunal Pénal International pour ex-Yougoslavie qui décida de son sort et elle fut accusée des crimes de guerre et condamnée à 11 ans de prison. Elle n’en fera que deux tiers avant d’être libérée. Il est important de signaler que Madeleine Albright etait intervenue à plusieurs reprises en faveur de Biljana Plavšić en exhortant la juridiction de prendre en compte ses aveux et ses regrets.

On ne peut pas dire que les autres acteurs politiques et militaires en Republika Srpska allaient aussi loin dans la théorisation raciste. Ils se limitaient à un narratif bien plus classique qui consistaient à relater les crimes dont furent victimes les populations serbes pendant la seconde guerre mondiale en Croatie et en Bosnie, mais aussi à la défense du peuple serbe contre les croisés catholiques d’un coté et contre les « Turcs » de l’autre. Le général français De la Presle estime, devant la commission parlementaire, que, pour le paraphraser très légèrement, « Ratko Mladic est de bonne foi lorsqu’il évoque que les Serbes gardent les frontières contre la menace islamiste ».
Dans les années 1990, c’est cette rhétorique « anti-musulmane » qui rencontre un écho sinistre dans une Europe occidentale alors traversée par un climat de méfiance croissante envers les populations musulmanes surtout lorsqu’elles existent dans l’espace public. Le conflit bosnien, loin d’être perçu uniquement comme une guerre ethnique, est interprété par certains analystes et chancelleries comme un risque de « radicalisation islamique » au sein même du continent européen. L’Europe non seulement n’était pas imperméable à ce type de discours, elle l’accueillait.

Après tout, cette hostilité en particulier n’est pas née dans les Balkans. Elle plonge ses racines dans la longue histoire coloniale de l’Europe, marquée par la construction de l’islam comme ennemi civilisationnel, des « croisades », via la Bosnie au discours post-11 septembre. Dans les témoignages des officiers français, mais aussi des politiques au poste à cette époque là, on ressent une réelle méfiance par rapport aux bosniaques. Le général Janvier, par exemple, « s’en méfie » et « les soupçonne d’un double discours » alors qu’il n’est au poste que depuis janvier 95…
Dans ce cadre, les musulmans d’Europe — Bosniaques en tant qu’un peuple européen musulman autochtone mais en même titre que les immigrés — ne sont jamais considérés comme pleinement européens (alors que le programme bosniaque pour la Bosnie à l’époque était bien plus proche de toutes les valeurs de l’Europe que le programme de n’importe quel parti actuels dans les pays occidentaux). De ce fait, même leur souffrance est moins audible, leur droit à la vie moins universel, leur existence politique est inconcevable dans le monde comme en Europe. Cette hiérarchisation et l’hostilité traversent le traitement politique, médiatique, diplomatique et même humanitaire au regard du conflit bosnien. Et le résultat était palpable sur le terrain dès le début du conflit.

Dès mai 1992, alors que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance, les autorités des Serbes de Bosnie réunissent à Banja Luka la première Assemblée de leur entité autoproclamée. À cette occasion, Radovan Karadžić présente les sept objectifs stratégiques de ce qui deviendra la République serbe de Bosnie (Republika Srpska). Parmi eux, on retrouve :
• le découpage ethnique du territoire bosnien,
• la séparation totale des communautés,
• la création d’un corridor stratégique le long de la Drina,
• et surtout, la fin de la Bosnie multiculturelle.
Le projet est limpide : créer une entité exclusivement serbe, en expulsant par la terreur tous les non-Serbes, en premier lieu les Musulmans mais aussi les Croates, considérés comme des étrangers intérieurs, des intrus dans un espace « chrétien orthodoxe ».
A cette occasion et lors de la même assemblée l’ex général de l’Armée Populaire Yougoslave Ratko Mladic, promu en chef des forces armées de Republika Srpska déclare :
« Les gens et les peuples ne sont pas les vis ou les clés que l’on deplace par-ci par-là dans la poche.Tout ce que vous dites est facile à dire mais difficile à accomplir… Ainsi, nous ne pouvons pas nettoyer ou passer à travers un tamis pour ne garder que les Serbes et envoyer ailleurs les autres. Je ne sais pas comment M. Krajisnik et M. Karadzic vont-ils expliquer ça au monde. Les gens, c’est un génocide ! ».
Le président serbe Radovan Karadžić lui répond :
« Et alors ? Après tout, à quoi nous servira un Etat dans lequel nous ne sommes qu’une minorité? L’Europe ne permettra et ne doit pas permettra qu’un État islamique se forme ici ! »
Karadžić le sait pertinemment : quoi qu’elles en disent, dans les coulisses des chancelleries occidentales, la Bosnie musulmane dérange. Dans les capitales européenne, et notamment à Paris, on redoute une “république islamique” au cœur du continent. On soupçonne les Bosniaques d’être les chevaux de Troie du fondamentalisme. On refuse de leur livrer des armes, on leur impose des décisions comme la promesse d’une zone de sécurité à Srebrenica en sachant que c’est une chose impossible à tenir — on les livre aux bouchers.

Cette déclaration de Karadžić, dans laquelle il annonce le génocide et que l’Europe le soutiendrait de toute manière, ne tombe pas du ciel. Elle fait suite à près de 18 mois de Conférence, de réunions et de tractations de couloir. Karadžić connaît parfaitement les positions des uns et des autres. Et cette parenthèse ressemble étrangement à cette récente déclaration d’un élu de l’extrême droite israélienne : « Mais que voulez-vous qu’on nous fasse ? Regardez. On peut tuer 100 Palestiniens en une seule nuit et tout le monde s’en fout ».
Muhamed Šaćirbegović, homme politique bosnien et l’ambassadeur de la Bosnie-Herzégovine auprès de l’ONU 91-95, a dénoncé ce qu’il qualifiaient comme « hostilité permanente envers les musulmans de Bosnie » de certains politiques occidentaux et notamment François Mitterrand qu’il a rencontré à plusieurs reprises en 91 et 92. Lors de l’une des premières rencontres courant 91, le Président français a directement accusé les membres de la délégation de Bosnie-Herzégovine d’être islamistes et d’avoir comme projet un État islamique en Europe. Suite à la remarque de M. Šaćirbegović que M. Toma Kovač, l’ambassadeur bosnien à Paris également présent lors de cette réunion, était serbe, François Mitterrand s’est retourné vers ce dernier et l’a accusé d ‘être « traître à son peuple serbe ».
C’est, avant tout, cette hostilité qui a aussi poussé Alija Izetbegovic de programmer ses premiers déplacement en tant que président de Bosnie-Herzégovine en Libye et en Iran, espérant de mobiliser le « monde musulman » mais aussi de privilégier davantage les rapports avec les USA plutôt que la CEE. Hélas, les Etats musulmans ont mis du temps pour comprendre que c’en est fini avec leur allié historique qui était la Yougoslavie socialiste et anti-impérialiste et, concernant les USA, il fallait attendre l’administration Clinton pour que les lignes bougent.
Pendant ce temps là, l’ONU désarmée et la CEE divisée entre le purement humanitaire et le soutien ouvert à l’option de partage de la Bosnie entre les serbes et croates (l’option soutenue même par François Mitterrand qui déclare en 92 lors d’une conférence de presse à Munich : « La solution se trouvera-t-elle dans un partage, entre Serbie et Croatie ? Je n’en sais rien, a priori non, puisque la Bosnie a été reconnue. » ), sur le terrain le nombre de victime explosait et les forces serbes s’emparaient, courant 92 et 93, de 70% des territoires. Sur les 30% restant, les bosniaques n’étaient pas en sécurité étant donné que les forces croates de Bosnie, de plus en plus certaines d’un partage du pays entre la Croatie et la Serbie, exécutaient leur nettoyage ethnique, aussi, qui perdura jusqu’à 94 et les accords de paix entre les croates et les bosniaques.

Une protection symbolique, une trahison réelle et une complicité

C’est dans ce contexte là que la CEE, et surtout la diplomatie française, a proposé la création des « safe zones » sous la protection des forces de l’ONU. L’option a été vivement critiquée à l’époque par ceux qui estimaient qu’il s’agissait d’une option qui ne ferait que permettre et faciliter le nettoyage ethnique. Il était déjà évident que ces zones, sans déploiement des forces armées adéquates, un soutien aérien et un accord de paix, ne tiendraient jamais face à une armée de Republika Srpska, en nombre et bien armée. De plus, cette option prévoyait une « démilitarisation ». En clair, on parquait la population dans un endroit et on désarmait ses défenseurs historiques, déjà sous-armés.
Ainsi, à Srebrenica, 400 Casques bleus néerlandais sont censés protéger des dizaines de milliers de civils ayant fui les forces serbes et venus rejoindre quelques 25000 habitant·es déjà sur place. Mais ils sont mal équipés, sans mandat clair, et sans volonté politique derrière eux. Quand l’armée de Ratko Mladić entre dans la ville, l’ONU et les puissances européennes sont impuissantes et ne peuvent faire grand chose. Cela est la version officielle. Celle où le coupable, seul et unique, est déjà trouvé. Celle où il suffit de s’excuser de son « impuissance », acter un jour de commémoration et envoyer une délégation une fois par an pour se dédouaner de toute responsabilité. La réalité est néanmoins plus complexe et la responsabilité des puissances européennes, avant tout le monde, est plus qu’évidente.
Le diplomate Diego Arria, présent au Conseil de sécurité de l’ONU, le dira plus tard :
« Les grandes puissances savaient que Srebrenica allait tomber. Elles ont laissé faire. »
Joseph Biden, alors sénateur démocrate déclarera fin juillet 1995 devant le Sénat :
« J’aimerais rappeler à tout le monde que la vraie raison pour laquelle les forces de l’ONU étaient présentes dans cet enclave, c’était pour désarmer. Désarmer. Non seulement nous n’avons pas permis au gouvernement de Bosnie-Herzégovine de s’armer, mais en plus nous leur avons pris des armes qui existaient. Nous sommes entrés dans Srebrenica – UN avec notre soutien – et nous avons désarmé le gouvernement bosniaque. Nous avons désarmé les musulmans. Nous avons désarmé les croates. En contre-partie, nous leur avons promis la protection. Et lorsque les Hollandais ont demandé des frappes aériennes de l’ONU et de l’Otan, M. Akashi (l’envoyé spécial de Boutros Boutros Gali, secrétaire général de l’ONU) a dit Non. Donc j’aimerais rappelé ce que le sénateur républicain d’Arizona M. McCain a dit, nous ne les avons pas protégés mais en plus nous – ONU et l’Occident – avons volontairement désarmé ces gens. Et une fois les Serbes devant la porte, ils ne pouvaient pas se défendre. Ce n’est pas la faute des casques bleus hollandais. C’est la faute de Contact-Group. C’est la faute de l’Occident. »

Dans l’analyse des événements qui ont mené à la chute de Srebrenica et au génocide, il y a des éléments qu’on omet souvent. Dans les faits, Srebenica était déjà tombée une première fois en 92. Quelques semaines plus tard, un enfant du pays qui, seulement quelques mois plus tôt faisait partie des unités spéciales de la police serbe et de la garde raprochée de Slobodan Milosevic le président de la Serbie, a mené les habitants de Srebrenica et a récupéré la ville ainsi que près de 900 km² dans la région des forces de Republika Srpska. Il s’agissait de Naser Orić, l’officier des défenses de la ville. Et ces défenses ont tenu pendant des mois. Lorsqu’en 93 les « safe zones » sont créées, et courant 94, il refuse de désarmer ses forces parce qu’il savait ce que déposer les armes, sans accords de paix, voulait dire en réalité.
Début 95, les forces armées bosniaques de Srebrenica reçoivent un ordre direct de Sarajevo de remettre leurs armes aux casques bleus. Général français De la Presle visite en janvier 95 Srebrenica avant de transmettre son commandement au général Janvier. Lors de l’audience par la commission parlementaire, il décrit Naser Orić, qui a souhaité le rencontrer, extrêmement inquiet en plus d’être en colère. Il exigeait que De la Presle l’emmène à Sarajevo pour une réunion d’urgence avec Izetbegovic. Les Casques Bleus vont organiser ce déplacement quelques mois après. Naser Orić ne savait pas au moment de son départ vers Sarajevo qu’il ne retournerait plus jamais à Srebrenica.

En printemps 95, derrière Orić il reste quelques 40 000 civiles et environ 200 combattants bosniaques armés. Radovan Karadzic déclenche la directive 7 au mois d’avril qui consiste avant tout à un blocus total de l’enclave où tout manquait déjà. Le 6 juillet les forces de Mladic, composées d’environ 1800 soldats lourdement armés, des blindés et de l’artillerie mobile, avancent vers la ville. Il faut savoir, et je renvois encore une fois vers les audiences de la commissions parlementaire qui recense de nombreux témoignages militaires comme civiles, que les forces de Republika Srpska étaient d’excellents tueurs, violeurs et voleurs mais piètres combattants. Les défenses de la ville, environ 200 combattants sous-armés, tiennent pendant plusieurs jours les forces serbes au respect et provoquent même la déroute des unités qui devaient attaquer l’enclave de l’autre coté de Drina, c’est à dire directement de Serbie. Pendant ce temps là, les civiles partent en retrait vers Potočari, à quelques kilomètres du centre de Srebrenica, où sont basés les « hollandais ». Une colonne d’environ 10 à 15 000 hommes et adolescents prend la route, via des forêts, en direction de la région de Tuzla, sous l’autorité bosniaque, située à plus de 100 km de là. L’officier hollandais, dont les soldats refusent de participer aux combats, demande à 6 reprises un soutien aérien. Le général Janvier répondra 5 fois par négatif. Le 11 juillet, il enverrai 4 avions à deux reprises dont seul un F-16 hollandais frappe un char. C’était vers midi. C’était trop peu et déjà trop tard. Les défenses de la ville craquent. Les forces de Mladic entrent à Srebrenica.
« Maintenant, tous vers Potočari. Le temps est venu de nous venger des Turcs », Ratko Mladic donne l’ordre à ses soldats d’aller directement vers la base des casques bleus où se trouvent tous les refugiés. Le vrai horreur commence.
Danilo Bursać, politologue, professeur de philosophie et journaliste, a écrit énormément sur les éventements en Bosnie et Herzégovine. Je crois que l’article qui m’a le plus touché est celui qui fut sûrement le plus court. Il s’agit de témoignage d’une mère de Srebrenica.

« Je lui ai emballé un morceau de pain de maïs, un peu de sucre et de sel, et un change de vêtements… Va mon fils, je lui dis, on se retrouvera peut-être à Tuzla… Je pleure, je le regarde s’éloigner en contrebas de la maison. Le lendemain je suis partie avec d’autres à Potočari. Je pensais qu’il était parti, et soudain il est de nouveau devant moi. Mon fils, d’où viens-tu, je lui demande, et il se précipite, me serre dans ses bras, m’embrasse, et dit : “Je ne t’avais pas embrassée, maman, alors je suis revenu pour ça.”… J’ai encore sur ma joue le souffle de son baiser… Il est resté un peu avec moi, puis est reparti vers la forêt, pour rejoindre la colonne… »
Des années durant, après la chute de Srebrenica, elle a gardé l’espoir qu’Azmir réapparaisse quelque part…
L’espoir, dit-elle, s’est éteint le jour où on lui a annoncé que ses restes mortels avaient été identifiés, et qu’il serait enterré à la prochaine commémoration à Potočari…
« J’ai survécu à cela aussi, mais… Longtemps après, une nuit, j’avais rangé après la prière du soir, je m’apprêtais à dormir, quand aux informations, ils parlent de quelque chose à La Haye. J’entends le présentateur dire qu’une mère va reconnaître son fils, je ne me souviens plus très bien… Je me retourne, et à l’écran je vois les Tchetniks fusiller un groupe d’hommes, et parmi eux, mon Azmir. Je regarde, je ne crois pas mes yeux, mon cœur s’est arrêté, mes mâchoires se sont figées, c’était bien mon Azmir, on lui tirait dans le dos… Mon enfant est tombé, pieds nus… Il n’avait même pas dix-sept ans… », nous raconte-t-elle encore une fois, tout ce qu’elle nous a déjà dit à plusieurs reprises.
Nura Alispahić a perdu son mari Alija, tué en 1994 à Srebrenica.
Son fils Admir a été tué par les agresseurs serbes lors du massacre de la Kapija à Tuzla, le 25 mai 1995.
Son fils Azmir a été assassiné lors du génocide de Srebrenica, fusillé par les Scorpions, comme l’atteste une célèbre vidéo.
Le 3 octobre 2020, Nura Alispahić est décédée à son tour.

La colonne sera harcelée pendant des jours, des semaines. Seul un tiers va arriver jusqu’à Tuzla. Les autres seront tués pendant la marche ou capturés et exécutes plus tard. Pour les réfugiés regroupés autour de la base des casques bleus, les choses s’accélèrent à partir de 12 juillet. Ratko Mladic invite les cameras le 11 juillet pour présenter son « action humanitaire » : il assure à tout le monde devant les caméras qu’ils seraient bien traités, tout en distribuant des sucreries aux enfants. Dès le lendemain, une partie de ces enfants sera retirée à leurs mères, ainsi que tous les hommes. La réponse officielle pour l’ONU : c’est impératif afin de les interroger sur les crimes de guerre commis par les forces bosniaques. En réalité, tous les hommes et les adolescents seront enfermés et ensuite sommairement exécutes pendant des jours.

Les soldats néerlandais laissent faire les séparations. Pendant plusieurs jours, les mêmes scènes. Les femmes sont embarquées d’un côté, les hommes de l’autre. Celle ou celui qui ose résister est abattu·e sur place. Personne n’intervient. L’Europe assiste au massacre — en direct. Les casques bleus préfèrent se rendre aux forces serbes plutôt que repartir « libres ». Ils craignent la vengeance des bosniaques pour ne pas avoir réagi. Silencieux, ils seront « libérés » plusieurs jours après en Serbie. Il fallait attendre le mois d’août, et leur retour en Hollande, avant d’avoir leurs témoignages.

Mais la vérité a été déjà connue. Les renseignements américains ont filmé les fausses communes. Puis les fausses communes après les premières fausses communes où les corps ont été déplacés. Et ainsi de suite. Même 30 ans après, il manque encore environ 1000 corps sur 8372 victimes de ce génocide. Un génocide dans lequel les musulmans ont été tués parce que musulmans certes, mais aussi parce que le monde occidental les a concentrés dans un endroit, les a désarmés et les a livrés aux bourreaux. Et en plus, il l’a acté à tout jamais. Parce qu’il s’agissait des musulmans.

La paix de Dayton : fixer le crime dans le droit

Quelques mois plus tard, les accords de Dayton mettent fin à la guerre. Mais à quel prix ? La Republika Srpska, entité créée par la violence, le nettoyage ethnique et le génocide, est officialisée. Aucune reconnaissance du crime n’est exigée. Aucune condition de justice. L’Europe stabilise les conséquences du génocide — au lieu de les réparer.
Comme l’écrit Zijad Šehić (Genocid u Srebrenici – krvava mrlja na savjesti čovječanstva, 2006):
« L’Accord de Dayton n’a pas pacifié la Bosnie, il l’a gelée dans les contours de l’épuration. »
La Constitution bosnienne, annexée à l’accord, institutionnalise la représentation ethnique, accorde des droits de veto par groupe, et bloque toute tentative d’unification politique ou mémorielle. Résultat : les négationnistes du génocide gouvernent légalement une entité née du génocide, dans un système politique qui empêche structurellement l’avènement d’un État démocratique post-conflit. Aujourd’hui encore, le mot “génocide” est interdit dans les écoles de la Republika Srpska, les monuments aux bourreaux sont légion.

Pourquoi un tel abandon ? Pourquoi une telle impunité ? Parce qu’à Sarajevo comme à Gaza aujourd’hui, les victimes sont musulmanes.

L’islamophobie dont il est question ici n’est pas seulement sociale ou culturelle. Elle est diplomatique. Structurelle. Organisée. Elle permet de justifier tous les blocages et silences. Elle explique pourquoi les Bosniaques n’ont jamais été véritablement soutenus, pourquoi leur existence politique a été perçue comme une menace, pourquoi leur extermination n’a pas déclenché d’intervention sérieuse. Je ne parle pas de Srebrenica en 95. Je parle de Bjelinja, Prijedor, Višegrad, Goražde, Sarajevo et tant d’autres villes et régions depuis le début de 92 dont le monde a été parfaitement au courant. Dont les services de la CEE, à Paris, comme de l’ONU à New York, cachaient les preuves jusqu’à ce que Muhamed Šaćirbegović en reçoit une copie de ses sources à Zagreb et qui n’ont été dévoilées que vers la fin de 92.
Dès 1993, devant Contact-Group, Joseph Biden déclarait :
« La politique Européenne est basée sur une indifférence culturelle et religieuse, voire une haine ouverte. Je pense que nous savons tous que la situation serait totalement différente si les musulmans faisaient ce que les Serbes font, si cette agression était musulmane et non serbe. »
Il complétera son plaidoyer accusatoire contre l’Europe deux ans plus tard, en 95 devant le Sénat américain :
« S’il ne s’agissait pas des musulmans, le monde aurait réagi. Comme il aurait réagi dès 1930 s’il ne s’agissait pas des Juifs. »
Ce schéma se répète ailleurs : en Palestine, en Irak, en Afghanistan, à Gaza. Des civils musulmans sont bombardés, affamés, enfermés — et le monde trouve toujours une bonne raison de détourner les yeux.
Aujourd’hui, on commémore Srebrenica dans les institutions européennes. On déclare « plus jamais ça ». Mais en même temps, on laisse Gaza brûler. On interdit les manifestations de soutien à la Palestine. On criminalise les solidarités. On enterre les vérités sous des discours lisses sur la paix.

« Plus jamais ça », Même Macron le dira. Le même Macron qui déguste le cognac et le vin français avec celui qui disait en 95 « pour un serbe tué, nous tuerons 100 musulmans » et qui, aujourd’hui, prend en cible les étudiants musulmans de Serbie parce qu’ils osent défendre la mémoire de Srebrenica dans une Serbie toujours tiraillée entre la vérité et le récit nationaliste. Le même Macron qui accusa, sans aucune preuve juste sur une base islamophobe parce qu’il s’agit d’un pays musulman, la Bosnie-Herzégovine d’être un nid d’islamisme alors que proportionnellement il y a 3 fois plus de personnes de nationalité française qui ont rejoint les rangs de l’Etat Islamique que des Bosniaques.

La mémoire de Srebrenica ne peut pas être un monument vide que même un personnage comme Emmanuel Macron peut utilisé. Elle doit être une lutte. Une mémoire politique, active, solidaire. Une mémoire qui relie, qui accuse, qui exige. Parce qu’un génocide, ce n’est pas seulement un massacre. C’est une hiérarchie mondiale qui décide qui a le droit à une expression politique et qui n’en a pas. Qui a le droit de prendre des armes et se défendre, et à qui cela est interdit. Quelles vies méritent d’être défendues — et lesquelles peuvent être effacées.

A la place d’une conclusion, désobéir au silence

Il est devenu commun, dans les discours officiels, de dire que Srebrenica fut « une tragédie », « un échec de la communauté internationale », ou encore « une leçon pour l’avenir ». Mais ces formules, morale et abstraite, n’interrogent jamais ce qui a réellement été mis en place pour que le génocide advienne, ni ce qui le prolonge aujourd’hui sous d’autres formes. Elles fonctionnent comme des paravents.
Le génocide de Srebrenica a été planifié et commis par les forces de Republika Srpska. Mais il a été rendu possible par un ordre politique international fondé sur l’exclusion, le racisme structurel et l’islamophobie géopolitique. Il fut le point culminant d’une volonté non formulée mais active et présente: que l’Europe post-guerre froide demeure un espace où l’existence politique musulmane reste marginale, voire inconcevable.
Cette volonté n’a jamais été officiellement énoncée. Mais elle s’est traduite par des décisions concrètes : refus d’intervenir, de protéger, d’armer ; reconnaissance d’entités issues de la purification ethnique ; acceptation de la négation du génocide ; réintégration diplomatique de ses auteurs. L’architecture de Dayton a figé ce consensus.
Aujourd’hui, à Gaza, les mêmes mécanismes opèrent à visage découvert. L’impunité n’est plus dissimulée, elle est affirmée. Le droit international est neutralisé. Les victimes sont criminalisées. Le silence devient stratégie. La mémoire de Srebrenica est peut-être célébrée mais elle reste désarmée et inopérante si elle n’est pas reliée à ce présent.
Nous devons donc refuser une mémoire neutralisée, purement compassionnelle. Penser Srebrenica, ce n’est pas simplement pleurer les morts. C’est désigner les responsables, nommer les structures de création de génocide et dénoncer les complicités. C’est articuler la mémoire au politique, l’histoire au présent, la vérité à la lutte.
Contre la logique d’abandon, il faut une politique de la mémoire insoumise. Contre l’impunité, une justice internationale réellement universelle. Et contre l’effacement, une parole collective, transnationale et sans absolument aucune concession envers qui que ce soit.

Le monde de Srebrenica n’est pas derrière nous. Il est encore le nôtre.

02.07.2025 à 13:39

Ni post-sociétale, ni social-démocrate : Le PS comme symptôme d’une gauche anti-populaire et hors sol

Kurteas
Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer. Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ? Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que…

Texte intégral 3013 mots

Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer.

Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ?

Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que les états-majors et leurs cénacles.  

Il n’y a aucune solution prête à l’emploi, mais une question: Que faire ?

Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès : Un aggiornamento conservateur qui acte la défaite

Les auteurs du nouveau rapport “La troisième gauche” de la Fondation Jean Jaurès voulaient lui donner un air de Manifeste. D’ailleurs il commence par “Un spectre hante l’Europe…” et est parsemé par les citations de Marx et d’Engels. Mais la comparaison s’arrêtera à ces quelques mots. L’analyse de classe n’est utilisée, dans l’abus, que pour contrer les analyses basées sur la racialisation, le genre ou bien l’écologie.

Le rapport sur l’émergence d’une gauche post-sociétale, dirigé par Renaud Large, dresse un constat pourtant lucide : la gauche européenne a perdu, volontairement et consciemment ou pas, son lien avec les classes populaires, a déserté les territoires et a échoué à articuler le social, la souveraineté et la sécurité, ce qui aurait, selon la Fondation, dû être sa stratégie. C’est justement là le leitmotiv de ce rapport qui, au fil de la lecture, perd lui-même tout lien avec la pensée émancipatrice. Plutôt que d’en tirer une leçon d’écoute et de transformation, le rapport propose une adaptation stratégique aux tendances droitières de l’opinion. Sous couvert de « post-sociétal », il propose une gauche qui assume un patriotisme culturel, une ligne migratoire dure, une laïcité répressive et un retour à l’ordre, tout en conservant un socle social minimal.

Ce constat n’est pas un tournant et surtout pour le PS qui a signé la reddition il y a bien longtemps. Mais, il devient très dangereux dès lors qu’ il se présente comme un outil stratégique qui légitime les thèses de la droite dure et de l’extrême-droite au lieu de les combattre, et naturalise les paniques morales et sécuritaires au lieu d’en dévoiler les logiques de pouvoir. Il acte le renoncement à toute visée transformatrice, au profit d’une gestion modérée de l’inacceptable.

En d’autres termes, le rapport propose de coller au “réel” tel qu’il est perçu par les sondeurs : c’est-à-dire à une opinion publique présentée comme en attente d’ordre, d’autorité, de régulation migratoire et de souveraineté. Ils abandonnent même la stratégie classique de cette gauche paternaliste qui consiste à “expliquer, à convaincre ou à structurer un camp social”, en niant son autonomie. Ils proposent, en partant du constat que la population est réactionnaire, tout simplement d’accompagner les peurs, d’habiller de mots de gauche des idées de droite, et de sacrifier les luttes émancipatrices jugées trop “bourgeoises”.

Les luttes et les mouvements sociaux ne sont que ébranlés dans le rapport. Ils n’intéressent les auteurs seulement dans la limite permettant de constater leur échec. Les combats antiracistes et féministes sont ainsi “dépassés”. Les luttes écologiques sont “bourgeoises”. Et les mouvements sociaux comme celui de “Gilets Jaunes” a échoué seulement parce que la “gauche”, entendre le PS, n’en est pas tenu compte. On en est donc à nier la capacité de stratégie et l’autonomie d’un mouvement jusqu’à la responsabilité de son échec : “rien n’est possible sans la Gauche”.

Pour conclure, ce que propose le rapport d’une manière très crue, c’est en réalité un aggiornamento gestionnaire, un ajustement marketing aux tendances droitières de l’opinion publique. Pour le dire très crûment, le problème pour la gauche, ce n’est pas la montée de l’extrême-droite : c’est le fait de ne pas se donner assez de moyens pour  lui ressembler, lacune que la “troisième gauche post-coloniale” devrait, selon les auteurs, balayer.

Chloé Ridel : un nouveau visage de l’opposition du PS trompeuse

Dans une tribune, dans Nouvel Obs, publiée en réaction, Chloé Ridel, eurodéputée et porte-parole du PS, s’oppose à cette orientation “conservatrice”. Elle défend une gauche plus fidèle à ses valeurs – sociale, féministe, antiraciste, écologiste – bien que cette fidélité en ce qui concerne le PS est plus que discutable. Elle appelle, d’ailleurs, à assumer une politique de sécurité et d’immigration “républicaine”, à réinvestir les services publics et à articuler l’écologie à la lutte contre les inégalités.

Sur le papier, Chloé Ridel considère que cette position semble plus acceptable. Mais là encore, le vernis progressiste ne doit pas faire oublier la réalité politique.

Chloé Ridel appartient à un Parti socialiste qui a trahi à de multiples reprises les classes populaires, en menant des politiques d’austérité, en précarisant les services publics, en criminalisant les quartiers populaires, en adoptant des lois sécuritaires, en se ralliant au consensus néolibéral européen. Nous ne sommes pas obligés d’aller jusqu’aux trahisons de 1983. On ne peut pas oublier le quinquennat Hollande, pas si lointain que ça. On ne peut pas cacher sous le tapis la loi Travail, l’état d’urgence permanent, toutes les autres mesures liberticides et autoritaires, jusqu’au permis de tuer accordé à la Police par Bernard Cazeneuve ce qui a triplé le nombre de tués par les policiers ces dernières années, comme la mort de jeune Nahel dont on vient de marquer le triste deuxième anniversaire … Tout cela ne peut être effacé par quelques mots bien choisis et posés dans une tribune.

Et pourtant, beaucoup, même sans être au PS, voudraient bien les effacer. Ce n’est pas sans me rappeler les mots écrits récemment par un camarade dans son texte “La France n’est pas de droite, ce sont les partis qui ne voient plus la gauche !” sur Lignes de Crêtes : “…les « unionistes », attachés à l’union coûte-que-coûte au sein du NFP, assènent depuis la victoire du gouvernement Bayrou à ceux qui à gauche critiquent la énième trahison du PS que « la France étant à droite, on a besoin de toutes les gauches, y compris du PS ». Qu’il faudrait surtout ne pas en tenir rigueur aux socialistes, et que la priorité serait de ne pas « se » diviser, c’est-à-dire ne pas opposer les partis entre eux. Faire consensus, être raisonnable, et accepter la dérive droitière d’une composante du NFP.

Parce que cette dérive droitière ne fait pas seulement partie du passé mais aussi du présent. Le discours du PS qui revient sur l’engagement programmatique du NFP de revenir sur la retraite à 62 ans ainsi que le refus de censurer le gouvernement Bayrou en sont les symptômes. Pendant que Chloé Ridel parle dans sa tribune de l’importance de “la démocratie et du pouvoir de peuple”, en réalité sa formation politique vote dans l’hémicycle avec la macronie et l’extrême-droite une loi de simplification du droit de l’urbanisme et du logement qui limite tous les recours des tiers, suspend de fait les règles juridiques et laissent aux Maires et surtout aux Préfets le pouvoir décisionnel par dérogation. Un véritable appel aux dérives et à la corruption.

Plus encore, la prétendue “nuance” de Chloé Ridel sur les questions migratoires ou de sécurité révèle en creux un glissement assumé vers une rhétorique identitaire, masquée par des références à la République. Elle parle d’assumer le “patriotisme”, de “maîtrise des frontières”, de “cohésion nationale”. Mais ce vocabulaire, dans le contexte actuel, alimente plus qu’il ne déconstruit le récit de l’extrême droite. D’ailleurs, la porte-parole du Parti Socialiste censée présenter un nouveau visage du parti, tronque la célèbre citation de Rocard en ne gardant que la partie “Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde”, comme n’importe quel élu de Droite extrême ou de l’Extrême-Droite le ferait. Ce n’est pas une alternative : c’est une autre forme d’adaptation, plus douce peut-être, mais tout aussi dangereuse.

La critique de multiculturalisme en leitmotiv de Suprématisme occidental et Angle mort postcolonial

Ce qui relie, en profondeur, la critique du multiculturalisme dans le rapport de la Fondation Jean-Jaurès et la défense républicaine de Chloé Ridel, c’est une même vision occidentalo-centrée : l’universalisme abstrait forgé par des siècles de domination occidentale, l’histoire coloniale, et qui continue de structurer les imaginaires politiques, même à gauche. Qu’ils en soient conscients ou non, leurs positions s’inscrivent dans un cadre suprématiste qui valorise les normes occidentales — blanches, bourgeoises, européennes, laïques — comme seuls repères.

Le rapport dénonce, par des exemples qui ne prouvent pas grand chose, le “multiculturalisme” comme une dérive communautariste, source de divisions, incapable de garantir la cohésion sociale. Chloé Ridel, sans utiliser le terme, s’inscrit dans la même logique lorsqu’elle appelle à “réussir l’intégration” à travers l’apprentissage de la langue, des valeurs républicaines, et le démantèlement des ghettos. Dans les deux cas, la norme implicite est claire : c’est à “l’autre” de s’ajuster à une identité nationale homogène, imaginée comme neutre, rationnelle et universelle — mais qui est en réalité un héritage racial, culturel et colonial.

Or, cette fiction d’un espace politique vierge, dans lequel chacun pourrait simplement « entrer » à condition d’en accepter les règles, est profondément mensongère. Elle nie l’histoire coloniale de la République, les discriminations systémiques, la racialisation des rapports sociaux, les asymétries économiques et symboliques héritées. Elle invisibilise les rapports de pouvoir dans les institutions, les récits médiatiques, l’école, la police, la justice, l’accès au logement, à la santé, au travail. Elle transforme la violence historique de l’État en exigence de loyauté.

En cela, le “post-sociétal” comme le “républicain” s’inscrivent dans une même matrice suprématiste occidentale, qui continue de dicter les cadres d’analyse et les stratégies. Ce biais est d’autant plus dangereux qu’il se déguise en bon sens, en modération ou en pragmatisme. Il empêche de comprendre pourquoi une partie croissante des classes populaires racisées ne se reconnaît plus du tout dans la gauche dite universaliste, et le vit comme une négation de leur vécu.

Loin de créer l’unité, cet universalisme abstrait alimente le ressentiment, creuse les fractures, et nourrit la défiance. Il empêche aussi d’articuler une véritable stratégie populaire inclusive, capable de penser l’égalité sans assimilation, la justice sans effacement, la République sans hiérarchie culturelle. Bref, il rend impossible tout projet politique réellement antiraciste, populaire et émancipateur.

Il serait très malhonnête de ma part de garder un semblant de lien exclusif entre ce fond suprématiste et le seul Parti Socialiste et son think tank. En réalité, on trouvera les résidus de ce fond idéologique chez des hommes politiques comme Roussel ou Ruffin comme Clémentine Autain ou Raphaël Gluksmann, quand bien même dans un registre plus européiste.

Finalement, L’Après ne veut dire autre chose que continuer comme avant et “Debout” tient tant qu’on reste à genoux. La fondation Jean Jaurès l’a bien compris et joue la carte de la refondation d’une alliance politique sur cette nouvelle Place Publique ouvertement autoritaire, identitaire et économiquement souverainiste. Le PS et le PCF de Roussel sont idéalement situés pour jouer à ce jeu.

Et maintenant, que faire ?

Au fond, qui croit encore que les débats internes à la gauche institutionnelle — entre aile sécuritaire et aile républicaine, entre “post-sociétal” et “progressisme intégré” — intéressent vraiment celles et ceux qui en subissent les conséquences ? Qui imagine encore que la réponse aux crises démocratiques, sociales, climatiques et raciales passera par un subtil réajustement idéologique dans un think tank, ou un repositionnement stratégique à gauche de la gauche ? En réalité, bien que les militant·es doivent en être conscient·es et adapter leurs stratégie et tactiques, dans la population elle-même, ces débats de couloirs n’intéressent déjà plus grand monde.

Les chiffres sont là, et ils sont brutaux. Selon une enquête, qui comme toutes les enquêtes vaut ce qu’elle vaut, Cevipof pour Public Sénat (février 2025), 74 % des Français pensent que les élus agissent pour leurs propres intérêts et sont corrompus. 78 % les jugent illégitimes. Et seulement 24 %  font confiance au Parlement. Comment ignorer ce séisme démocratique ? Et surtout : qui peut croire qu’on pourra reconstruire quelque chose sur ces ruines avec les mêmes logiques, les mêmes appareils, les mêmes récits ?

La question se pose alors avec plus d’acuité encore pour les minorités — racisées, exilées, précarisées, sur-policiées, invisibilisées. Par exemple, la population qui est la plus ciblée actuellement : les musulman·es, que lui reste-t-il à attendre d’une gauche qui ne sait plus qu’invoquer des “valeurs républicaines” en guise de projet, quand ces valeurs leur ont si souvent servi de bâillon ? Que peuvent-elles espérer d’une classe politique qui les convoque comme symbole, tout en votant les lois qui les contrôlent, les expulsent ou les discriminent ?

Mais aussi — et surtout — quelles voies pourraient-elles tracer elles-mêmes ?
Quel rôle peuvent jouer les communautés, dont la communauté musulmane, les collectifs antiracistes, les mouvements féministes populaires, les luttes territoriales, les formes d’auto-organisation qui fleurissent en dehors des cadres classiques ?
Peut-on encore croire qu’une “recomposition de la gauche” suffira à répondre à l’exigence d’égalité réelle ?
Ou faut-il aller plus loin : penser une autonomie politique qui ne se contente plus d’attendre l’inclusion, mais qui invente ses propres conditions de légitimité, ses propres langages, ses propres outils de pouvoir ?

La gauche peut-elle encore être un espace d’émancipation si elle refuse d’entendre ceux qu’elle prétend défendre ?
Peut-elle encore parler de démocratie sans reconnaître l’ampleur de la défiance, ni remettre en cause les structures qui l’alimentent ?

Et nous, les militant·es de terrain, encarté·es ou pas — que voulons-nous faire de cette marque de défiance qui nous concerne, nous aussi ? Continuer à défendre nos “maisons” et “couleurs” et la laisser se retourner en désespoir ou en repli ? Ou en faire le point de départ d’autre chose : un autre type d’espace politique, plus lent peut-être, mais plus enraciné, plus horizontal, plus honnête, bien plus en contact avec le quotidien des gens qu’à l’écoute des centrales et directions et avec la stratégie électoraliste comme seul horizon?

Rien ne garantit que ces chemins aboutiront. Mais ce qui est sûr, c’est qu’aucun renouveau ne pourra advenir sans poser ces questions. Et surtout : sans cesser de croire qu’il faut à tout prix reconquérir le pouvoir tel qu’il est, voir oser en imaginer d’autres.

 

25.06.2025 à 18:56

Macronie : l’impasse analytique et politique de la criminalisation des “Frères Musulmans” d’Hassan al Banna

François Burgat
Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique. C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait. Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique. S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”.…

Texte intégral 1549 mots

Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique.

C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait.

Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique.

S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”. Cette posture argumentative est en effet particulièrement préjudiciable au rétablissement d’une réalité bien plus complexe, qu’il faut asseoir sur des fondations analytiques bien plus exigeantes. Pour ce faire, il convient tout d’abord d’identifier les acteurs nationaux ou internationaux et les ressorts, banalement politiques, de cette trop consensuelle criminalisation. Ce raccourci ne procède pas seulement de la peur postcoloniale des Occidentaux devant un lexique qui entend avant tout se démarquer de celui que, sous couvert d’universalisme, ils croyaient avoir réussi à imposer au monde. Outre par ces peurs occidentales post-coloniales, la criminalisation réductrice des Frères Musulmans est puissamment relayée, depuis Nasser, par tous les régimes autoritaires arabes dont les opposants islamistes constituent la principale menace. Il l’est, enfin et par-dessus tout, par la très puissante machine de communication d’Israël qu entend dépolitiser ainsi la résistance des Palestiniens qu’il martyrise. Pour tous, Israël, ses partenaires occidentaux ou arabes, il s’agit ainsi de nourrir l’idée que ceux des musulmans qui leur résistent à Gaza ou qui, dans la banlieue parisienne ou cairote, adoptent des postures revendicatives, ne le font aucunement pour combattre les éventuels dysfonctionnements des mécanismes de la représentation politique qui les privent de leurs droits mais seulement parce que … ils sont “trop” musulmans.

La minimisation ou la caricature des Frères est ensuite contre-productive pour une raison aussi essentielle qu’elle est complexe.

S’il est vrai que l’organisation historique des FM est très affaiblie aussi bien en Europe que dans le monde arabe, il est tout aussi vrai que l’essence de ce qui est reproché aux Frères – à savoir leur volonté de penser le politique sans se départir de leur appartenance religieuse et donc dans une relation modernisée voire postmodernisée de leur héritage islamique – est en revanche présente dans de très larges segments de la population musulmane, non seulement en “Orient” que, fût-ce dans des contextes et des raisons différentes, au sein des sociétés occidentales.

Il convient donc d’expurger de notre pensée dominante ces raccourcis que le large spectre des forces politiques arabes, occidentales ou israéliennes est parvenu à imposer au détriment de l’image fondatrice d’Hassan al-Banna. Pour rouvrir sans passion la porte de la pensée, la conclusion de l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la question, le Norvégien Brinjar Lia (1) , est d’un puissant appui. A la trajectoire de ces “Frères” si mal aimés et pourtant, sous une forme ou sous une autre, encore si présents, elle redonne notamment sa portée sociale, essentielle, trop systématiquement occultée, autant par les Occidentaux que par les gauches arabes.

“Plus que toute autre chose, la confrérie à réussi à redonner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte, une alternative politico religieuse viable voit le jour, dirigée par les “masses” , les awamâ et non les élites, les khassa et échappant à la propriété de ces élites. Pour l’auteur de ces lignes” poursuit Lia, “ce sont les mots de Gamal al-Banna (frère de Hassan) qui semblent les plus justes”. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la naissance de la Confrérie avait représenté, Gamal al-Banna avait déclaré: «Elle a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.” (…/…)

“Hassan al Banna et la fondation des Frères Musulmans” in Histoire des mobilisations islamistes XIX – XXI ème siècle D’Afghani à Baghdadi. François Burgat et Matthieu Rey (dir) CNRS Editions 2022 – p.93-106.

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Brynjar Lia (Univ d’Oslo) : Hasan al-Banna: le père fondateur de l’islamisme contemporain

“La naissance et la montée en puissance du mouvement des Frères musulmans en Égypte entre la fin des années 20 et le début des années 50 représentent l’un des plus importants tournants de l’histoire de l’islam politique. Pour la première fois, l’idée de faire de l’islam le fondement de l’activisme politique moderne s’est concrétisée sous la forme d’un mouvement politique de masse moderne, qui non seulement remettait en cause le statu quo dans le domaine politique et le champ religieux traditionnel, mais mobilisait également des segments entièrement nouveaux de la population dans des types d’activisme tout à fait inédits. La Société dirigée par Hasan al-Banna a défié toute classification simple; il ne correspondait ni au modèle traditionnel de société de bienfaisance islamique, ni à l’étiquette de parti politique. Elle procédait plutôt de la fusion de nombreux éléments organisationnels traditionnels déjà connus. L’action de Banna les a tous intégrés en un mouvement politico-religieux nouveau et tout à fait moderne. La mobilisation de masse et l’expansion rapide du mouvement ne peuvent être pleinement expliqués et compris qu’en dépassant les facteurs circonstanciels externes, tels que le colonialisme, les blocages politiques et le dysfonctionnement de la politique égyptienne, ou encore les difficultés économiques, les conflits de classe et la crise culturelle et religieuse qui sévissaient dans l’Égypte pré-révolutionnaire. La capacité des Frères musulmans à exploiter ces facteurs externes à leur avantage et à offrir aux jeunes bourgeois impatients de la classe moyenne inférieure, une alternative et un débouché à leurs énergies ne peut s’expliquer que par l’examen de facteurs internes : l’institutionnalisation par la confrérie de l’ascenseur professionnel de ses membres, sa méritocratie, l’ accent qu’elle a mis sur l’engagement individuel et l’ attention qu’elle a portée aux périphéries égyptiennes au double sens politique et géographique du mot. Plus que toute autre chose, la Société des Frères a réussi à donner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire moderne de l’Égypte, une alternative politico-religieuse viable avait vu le jour, dirigée par les masses, par les “‘awama”, et non par les élites, les “khassa” et échappant à la propriété de ces élites.

Après la mort de Hasan al-Banna, au terme de son assassinat politique en février 1949 et après la répression totale du mouvement par le régime militaire de Nasser en 1954, l’islamisme moderne s’est diversifié en un univers composé de mouvements et de groupes multiples. Mais l’héritage des premiers Frères musulmans et de leur leader charismatique, Hasan al-Banna, n’en est pas moins demeuré très présent dans la plupart des recoins du paysage islamiste, de nombreux acteurs très différents tentant de le récupérer pour leurs propres besoins. Il est donc d’autant plus important de revenir à l’histoire de la Confrérie et d’étudier sans passion ce que le mouvement représente réellement. Pour l’auteur de ces lignes, ce sont les mots de Gamal al-Banna qui semblent les plus justes. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la Confrérie représentait, Gamal a déclaré: «La Confrérie a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.”

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