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28.01.2025 à 11:18

« Les réformes néolibérales s’appuient sur un modèle économique au “masculin-neutre” »

Tal Madesta
Les revendications féministes telles que l’égalité salariale, la reconnaissance du travail domestique et la revalorisation du travail du care (1) (consultez notre glossaire de concepts) restent globalement inchangées. Cela signifie-t-il que la situation des femmes au travail stagne ? La situation des femmes les plus aisées s’est plutôt améliorée. On constate une féminisation des cadres depuis […]

Texte intégral 2868 mots

Les revendications féministes telles que l’égalité salariale, la reconnaissance du travail domestique et la revalorisation du travail du care (1) (consultez notre glossaire de concepts) restent globalement inchangées. Cela signifie-t-il que la situation des femmes au travail stagne ?


La situation des femmes les plus aisées s’est plutôt améliorée. On constate une féminisation des cadres depuis les années 1980 – elles sont aujourd’hui 42 % dans cette catégorie.

Au bas de l’échelle, la situation demeure presque inchangée. Bien que le taux d’emploi des femmes ait augmenté, il reste concentré dans les secteurs féminisés sous-valorisés comme le commerce, la santé, le social ou l’éducation. Cela crée une forme d’égalité à deux vitesses : des femmes plus nombreuses dans des métiers mal rémunérés, qui s’appauvrissent avec l’inflation, et des politiques publiques qui ciblent en priorité l’accès des femmes privilégiées aux postes de pouvoir, ce que j’appelle une « égalité élitiste ». Les femmes cadres ont par exemple obtenu l’extension des quotas de sexe dans les comités de direction en 2021. Cette mesure symbolique est acceptable pour le capitalisme financier, car les quotas ne coûtent rien.


Les Françaises gagnent toujours 23,5 % de moins que les Français (2). Comment expliquer la persistance de cet écart, alors que le principe de l’égalité dans la rémunération à travail égal est légalement posé depuis 1972 ?

En 2023, les femmes gagnent en moyenne 20 000 euros nets annuels, contre 26 000 euros pour les hommes. Cette différence liée à l’accès privilégié des hommes aux hautes rémunérations s’explique par trois facteurs. Le facteur « temps » est le premier : ils occupent plus souvent un temps complet et font plus d’heures supplémentaires. Les femmes sont davantage confrontées à des temps partiels imposés (consultez notre glossaire de concepts) par leur employeur. Les accompagnantes d’élèves en situation de handicap [AESH] représentent ainsi le troisième corps de l’Éducation nationale avec 130 000 agent·es, à 93 % des femmes, avec un salaire moyen de 850 euros net par mois pour des contrats hebdomadaires de 24 heures.

Lire aussi : Histoire d’un slogan « À travail égal, salaire égal »

Le facteur « métier » est le deuxième : en raison de la ségrégation horizontale sexuée de l’emploi, les hommes font davantage des métiers techniques (transport, industrie, construction), dont la « valeur » est mieux reconnue parce qu’il s’agit historiquement de secteurs plus syndiqués. Enfin, il existe un facteur « parcours ». Les hommes ont des parcours plus linéaires et progressifs, tandis que les femmes ont davantage des carrières horizontales (consultez notre glossaire de concepts) et subissent un ralentissement ou une rupture de carrière après la naissance d’un enfant. Avant 25 ans, l’écart salarial est de 4 %, mais il grimpe à 26 % chez les plus de 60 ans !

En 2019, le gouvernement Édouard Philippe a mis en place une mesurette : l’index Pénicaud, qui oblige les entreprises de plus de 50 salarié·s à rendre publics les écarts de rémunération entre les hommes et les femmes. Mais cet index repose sur de nombreux biais et a tendance à donner des « bonnes notes ». Il focalise l’attention sur les écarts au sommet des organigrammes et invisibilise la concentration des femmes dans les bas salaires.

Retraites, assurance-chômage, RSA… Les réformes du travail appauvrissent les femmes : elles représentent 57,3 % des personnes payées au Smic, plus d’une sur quatre exerce à temps partiel, leur retraite est en moyenne de 40 % inférieure à celle des hommes. La législation devrait tendre vers plus d’égalité, mais n’est-elle pas plutôt un vecteur de précarisation ?


Ces réformes néolibérales que vous citez s’appuient sur un modèle économique au « masculin-neutre ». La réforme des retraites, par exemple, est construite autour d’un modèle théorique de carrière à temps plein, sans interruption, pendant 42 annuités. Or, la majorité des femmes ont des interruptions de carrière, ce qui se traduit par des décotes. La réforme du RSA, avec son objectif de lutter contre le prétendu « assistanat », n’intègre pas non plus le travail reproductif et va obliger les femmes sans emploi à faire 15 heures d’activité par semaine sans tenir compte de l’absence de mode de garde pour leurs enfants (3).

Si on voulait faire des réformes du travail véritablement féministes, il faudrait s’attaquer au nombre massif de femmes qui touchent le salaire minimum et lutter contre les emplois à temps partiel imposé – qui, en théorie, ne peut pas être inférieur à 24 heures hebdomadaires depuis 2014. Un levier serait donc d’augmenter le salaire minimum. L’Espagne l’a fait passer de 850 à 1 200 euros net en moins de deux ans, ce qui a eu un impact immédiat sur l’égalité salariale et la pauvreté. Un autre levier serait de mettre fin au gel de l’indice de la fonction publique qui a très peu bougé depuis 2010, et donc revaloriser les salaires en fonction de l’inflation, car 22 % des femmes sont fonctionnaires contre 10 % des hommes. Les attaques néolibérales répétées contre les fonctionnaires témoignent d’un profond mépris pour les compétences, les responsabilités et l’utilité sociale des métiers à prédominance féminine.

Faut-il alors investir d’autres terrains de lutte que la législation pour que les travailleuses fassent valoir leurs droits ? Pourquoi, par exemple, les femmes ne font-elles pas davantage grève ?

Les femmes travaillent davantage dans des « déserts syndicaux », sans présence syndicale, que ce soit des secteurs de services du privé ou dans des petites et moyennes entreprises (PME). Perçues comme dociles par les employeurs, elles subissent particulièrement l’intensification du travail et le non-respect du droit : heures supplémentaires non payées, plannings fluctuants, harcèlement sexiste et sexuel. Pourtant, malgré ces difficultés, elles tentent de s’organiser. Mais les grèves sont moins visibles et plus complexes dans les métiers du lien. En outre, le coût financier d’une grève est élevé, en particulier dans une période où les travailleuses sont de plus en plus des mères isolées. Se pose aussi l’enjeu du dilemme éthique pour les femmes dans les métiers du care : elles sont tiraillées entre l’envie de faire grève et la culpabilité de ne plus pouvoir être présentes pour leurs élèves et les personnes âgées, malades ou handicapées dont elles s’occupent.


23,5 %
C’est l’écart de salaire entre les Français et les Françaises (Insee, 2024). Lorsqu’il
est calculé en « équivalent temps plein », cet écart se réduit à 14,9 %.


Une étude du service statistique du ministère de Travail, la Dares (4), a révélé que les conflits salariaux dans les secteurs féminins sont aussi nombreux que dans les secteurs masculins, mais les grèves y sont moins victorieuses, sans doute en raison de l’intensité de la répression patronale et de politiques de rémunération moins ouvertes à la négociation salariale. Ces combats doivent bénéficier d’une plus grande médiatisation et de coalitions syndicales larges. C’est en partie ce qui a permis aux femmes de ménage de l’hôtel Ibis Batignolles de mener une lutte victorieuse.

Dans le secteur du nettoyage, 65 % des salarié·es sont des femmes et 24 % sont de nationalité étrangère (5). Pourquoi les femmes racisées et/ou issues des classes populaires continuent-elles d’être sur­représentées dans les métiers de ce secteur ?

Selon la Défenseure des droits, en 2023, près de la moitié des réclamations pour discriminations liées à l’origine ont concerné le domaine professionnel. Cette situation découle d’une gestion discriminatoire de la main‑d’œuvre. Les métiers du nettoyage, du lien, du soin sont socialement considérés comme des « sales boulots (6) ». Les femmes qui occupent ces postes sont celles qui n’arrivent pas à être recrutées ailleurs. Elles ont des parcours variés : femmes étrangères sans diplôme, diplômées extra­européennes dont les qualifications ne sont pas reconnues en France, Françaises racisées diplômées se heurtant à la discrimination à l’embauche… Un dernier facteur est la barrière linguistique. L’accès aux emplois qualifiés est limité aux femmes maîtrisant parfaitement le français, tant à l’oral qu’à l’écrit. Mais contrairement au sexisme au travail, désormais dicible et objet de négociation sur le terrain de l’égalité professionnelle, le racisme au travail reste un non-sujet en France.

Ces femmes, souvent mères de famille, parfois mères isolées ou seules actives dans le couple, sont obligées d’accepter des conditions de travail dégradées faute de choix. Elles sont prises dans un cercle vicieux de précarité : rester sans emploi (15 % de taux de chômage pour les personnes immigrées extraeuropéennes, contre 8 % pour l’ensemble de la population active) ou accepter des emplois dégradés qui abîment à terme leur santé.

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière les conditions d’exercice difficiles des travailleuses du care. À quels types de risques sont-elles spécifiquement soumises ?

Les femmes sont exposées à des formes de pénibilité différenciée, principalement dans les secteurs de services peu qualifiés : douleurs chroniques ou troubles musculo-squelettiques liés à des efforts physiques répétitifs, postures pénibles, port de charge cumulé avec la manutention des personnes, mais aussi une charge émotionnelle face à la souffrance ou à la mort, une exposition à des agents chimiques non reconnus comme toxiques…


« Contrairement au sexisme au travail, le racisme au travail reste un “non-sujet” en France. »

Sophie Pochic, sociologue


Bien que les accidents de travail mortels concernent à 90 % les hommes, les accidents des femmes ont augmenté de 40 % entre 2000 et 2019. Et les maladies professionnelles affectent désormais autant les femmes que les hommes. En raison du cadrage ouvriériste du droit du travail (7), les femmes sont moins protégées en matière de santé, car les risques qui les concernent sont sous-estimés, et la prévention est limitée. Un ouvrage (8) montre que les ouvrières ou employées ont moins de chances de gagner devant les tribunaux de la Sécurité sociale dans les affaires liées aux accidents du travail ou aux maladies professionnelles. Elles manquent de jurisprudence, de témoignages et de soutien syndical, ce qui les désavantage par rapport aux hommes.

Depuis la pandémie, la pratique du télétravail s’est généralisée : en 2023, près de la moitié des entreprises françaises y ont eu recours. Cela a‑t-il eu un impact sur le travail des femmes ?

Avant la crise sanitaire, le télétravail était déjà pratiqué chez les cadres. D’une manière générale, il n’a pas produit d’allégement de la charge de travail pour les femmes : le temps économisé dans les transports est souvent réinvesti en travail supplémentaire, créant une surconnexion et donc un surmenage. Il n’a pas non plus changé la répartition des tâches domestiques (consultez notre glossaire de concepts) : les hommes travaillent dans une pièce ou un bureau fermé, les femmes dans le salon en jonglant avec les activités scolaires et périscolaires des enfants.

Par ailleurs, les secteurs les plus féminisés sont souvent exclus du télétravail. L’argument avancé est que ces métiers seraient « non télétravaillables », pourtant certaines tâches, telles que le travail administratif, pourraient être réalisées à distance. Même quand le télétravail est autorisé aux employées ou professions intermédiaires, il est accompagné de restrictions, comme l’interdiction de télétravailler le mercredi, pour contrôler leur productivité. Dans ces mêmes secteurs, les femmes sont souvent confrontées à un conflit entre travail professionnel et tâches familiales. Les horaires atypiques, le travail le soir ou les week-ends rendent difficile la gestion de la vie familiale, surtout pour les femmes qui n’ont pas de solutions de garde ou de soutien familial.

Fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement élevé, avec près de 520 000 départs volontaires par trimestre. On parle souvent d’un phénomène générationnel. Mais est-ce aussi un phénomène genré ?

L’idée selon laquelle les jeunes générations seraient plus exigeantes vis-à-vis du sens du travail est couramment relayée par la presse économique. Certes les jeunes, notamment les femmes, sont plus exigeant·es en matière d’équilibre vie professionnelle-vie privée. Mais ce narratif ignore la question du pouvoir d’achat et l’intensification du travail qui expliquent aussi ces démissions dans des secteurs peu qualifiés, comme dans l’hôtellerie et la restauration. Il n’y a pas de renversement du pouvoir entre capital et travail !

Plutôt que de s’affoler d’une supposée vague de démissions, on devrait plutôt se préoccuper des plans sociaux à venir, plans d’austérité dans le public ou restructurations de compétitivité dans le privé pour protéger une redistribution favorable aux grandes fortunes et aux actionnaires. Dans ce contexte d’attaques néolibérales et réactionnaires, les droits des femmes au travail peuvent aussi reculer. La question de la division sexuée du travail, tant productif que reproductif, doit rester au cœur de l’agenda féministe. •

Entretien réalisé le 14 novembre 2024 au téléphone par Tal Madesta, journaliste indépendant.

Deux ouvrages récents coécrits par Sophie Pochic : Le Genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes (Syllepse, 2021) et Quantifier l’égalité au travail (Presses universitaires de Rennes, 2021).


  1. Care, mot anglais qui signifie « soin ». Le travail du care désigne les activités essentiellement prises en charge par des femmes, dans lesquelles le souci des autres est central. Il désigne aussi l’ensemble des activités domestiques réalisées au sein de la famille et leur éventuelle délégation à des personnes rémunérées pour cela.

  2. D’après l’Insee en 2024. Calculé en « équivalent temps plein », cet écart se réduit à 14,9 %. Lire aussi l’histoire du slogan : « À travail égal, salaire égal ! ».

  3. Des exemptions pourraient être négociées pour les parents isolé·es sans solution de garde de leurs enfants de moins de 12 ans, ou encore pour les personnes en situation de handicap ou ayant des problèmes de santé.

  4. Maxime Lescurieux, « Conflits du travail et rémunérations. Quelles relations dans les établissements ? », Dares, 2024.

  5. D’après un rapport de la Fédération des entreprises de propreté publié en 2023.

  6. Dossier « Sales boulots », revue Travail, genre et sociétés, 2023.

  7. La législation sur les risques professionnels a été historiquement construite en référence à des postes occupés par des hommes ouvriers dans l’industrie.

  8. Delphine Serre, Ultime recours. Accidents du travail et maladies professionnelles en procès, éditions Raisons d’agir, 2024.

28.01.2025 à 07:13

« Le procès de Mazan : une pierre angulaire dans l’histoire pénale en matière de violences sexuelles »

Tal Madesta
En quoi le procès des violeurs de Mazan est-il historique ? D’abord, par le nombre d’accusés pour une seule victime. Jamais la justice n’a jugé le cas d’une femme violée par une cinquantaine d’hommes, encore moins avec le mari à la manœuvre et sous soumission chimique. On a aussi été témoin de l’organisation criminelle des faits, […]

Texte intégral 1512 mots

En quoi le procès des violeurs de Mazan est-il historique ?

D’abord, par le nombre d’accusés pour une seule victime.

Jamais la justice n’a jugé le cas d’une femme violée par une cinquantaine d’hommes, encore moins avec le mari à la manœuvre et sous soumission chimique. On a aussi été témoin de l’organisation criminelle des faits, avec des accusés qui ont reproduit ou projeté de reproduire le protocole de soumission chimique de Dominique Pelicot sur leur propre conjointe. C’est totalement inédit.

Ensuite, par la montagne de preuves qui documentent les viols. Sur le plan juridique, l’infraction de viol est ici retenue sans correctionnalisation (1) – une pratique censée être de moins en moins utilisée depuis la généralisation en 2023 des cours criminelles (2), maintenant compétentes pour juger les affaires de viol. Le procès des violeurs de Mazan s’inscrit dans cette évolution, qui est déjà un tournant historique en soi.

Pensez-vous que ce procès bouleversera le regard de la société civile sur le viol, notamment conjugal ?

Comme les viols ne sont quasiment plus jugés devant une cour d’assises avec un jury populaire, il y a moins d’implication de la société civile aujourd’hui dans ces affaires. Certain·es regrettent que les décisions judiciaires soient uniquement du ressort des professionnel·les de la justice, d’autres considèrent que cela permet d’éviter les biais émotionnels dans le jugement. Dans cette affaire de Mazan, la société civile est restée impliquée du fait de la forte médiatisation du procès et de la levée du huis clos [décidée après la demande de Gisèle Pelicot qui souhaitait que « la honte change de camp »]. L’enjeu est majeur : il ne s’agit pas seulement de juger un crime, mais de faire évoluer la société dans sa manière de comprendre et de traiter les violences sexuelles. La société française se questionne sur les enjeux relatifs au consentement, en particulier sur la potentielle contractualisation de celui-ci (3).

Ce procès a justement soulevé de nombreux débats sur la redéfinition du viol ou l’inscription de la notion de consentement dans le Code pénal  (4). Dans quel sens la loi pourrait-elle évoluer ?

Aujourd’hui, pour caractériser juridiquement un viol, il faut deux éléments : des preuves matérielles et l’intentionnalité du crime. La défense s’est beaucoup appuyée sur ce dernier principe en arguant, pour certains accusés, qu’il n’y a pas eu viol puisqu’il n’y a pas eu d’intention de violer. Deux notions se distinguent : le consentement de la victime – qui n’est pas posé comme tel dans le Code pénal – et l’intention de l’auteur, qui peut se confondre avec son propre consentement. Pour reprendre une phrase d’un sketch de Coluche : « Violer, c’est quand on veut pas, moi je voulais ! » [Le viol de Monique, 1979].

Définir juridiquement le consentement de la victime se défend, mais cela peut aussi avoir un effet pervers : amener à exclure des cas particuliers. Je crois que le problème ne se pose pas sur la définition des crimes ou des délits – leur qualification juridique –, mais plutôt autour de la difficulté à produire des preuves, autant que sur les conséquences du principe d’intentionnalité. Souvent, les victimes portent plainte des années après les faits en raison du traumatisme, ce qui altère la possibilité de présenter des preuves matérielles. Cela soulève aussi la question de la prescriptibilité des crimes. Par ailleurs, comme on l’a vu avec le procès de Mazan, même si les accusés peuvent se défendre d’avoir violé intentionnellement, ça ne change pas le fait que la victime a subi des viols. Ces débats juridiques sont difficiles à résoudre.

Que nous apprend spécifiquement cette affaire sur la prise en charge des victimes par les institutions policière et judiciaire ?

Le procès a montré qu’une chaîne de justice bien coordonnée peut fonctionner efficacement. Dès le début de l’enquête, Gisèle Pelicot a été prise en charge [par les unités médico-judiciaires] et les forces de l’ordre ont poursuivi l’enquête, ne laissant pas les indices disparaître. Ce type d’implication des autorités est essentiel. Si, dès l’introduction d’une plainte, la police ou la gendarmerie se montre indifférente ou défaillante, cela compromet le processus judiciaire. La rigueur et le suivi dans l’instruction des affaires doivent devenir la norme.

L’affaire des violeurs de Mazan fait-elle écho à d’autres affaires judiciaires marquantes dans l’histoire des violences sexuelles ?

On pense au très médiatisé procès d’Aix en 1978 (5), qui avait échappé à la correctionnalisation : le tribunal correctionnel avait reconnu qu’il n’était pas compétent pour juger des faits d’une telle gravité. C’était une décision majeure à l’époque. On a aussi des exemples parfois anciens de procès pour viols conjugaux, comme l’affaire Jiguet, en 1839 : une femme porte plainte contre son époux pour viol. L’avocat du mari, le célèbre républicain Alexandre Ledru-Rollin, s’était plaint auprès d’André Dupin, l’avocat général, que la justice ne devait pas se trouver au pied du lit conjugal. Dupin avait soutenu qu’elle se devait au contraire d’intervenir, notamment lorsque la force était utilisée contre le plus faible. Cette prise de position a marqué un tournant, même si ce viol a été qualifié d’attentat à la pudeur, en l’absence de notion de viol conjugal dans le droit. Ce fut un premier pas vers la reconnaissance que, même dans le cadre du mariage, un mari ne peut pas faire subir tout et n’importe quoi à sa femme.


« Ce procès pourra devenir une pierre angulaire dans l’histoire pénale en matière de violences sexuelles. »


Victoria Vanneau, historienne

Selon vous, comment parlera-t-on de ce procès dans dix ans et quelles traces laissera-t-il ?

Le procès de Mazan aura, je le crois, une postérité importante, car il a eu lieu à un moment particulier de notre histoire, où la société est plus attentive à ces questions, et parce que la courageuse levée du huis clos a empêché quiconque de détourner les yeux. Mais il ne faut pas que cette attention s’essouffle. Qui, en dehors des milieux féministes, se souvenait du procès d’Aix, pourtant très médiatisé à l’époque ? Le procès de Mazan pourra devenir une pierre angulaire dans l’histoire pénale en matière de violences sexuelles. Pour cela, il est crucial d’en tirer durablement toutes les leçons : la lutte sera longue, car de nombreuses femmes attendent à leur tour qu’on leur rende justice.


(1) La correctionnalisation des viols consiste à réduire judiciairement un crime en un délit – par exemple un viol en agression sexuelle – pour désengorger les cours d’assises au profit des tribunaux correctionnels, formés de trois magistrat·es professionnel·les.

(2) Les cours criminelles départementales devaient diminuer la correctionnalisation. Non seulement, cela n’a pas été le cas, mais ces nouvelles juridictions sont tout autant critiquées pour avoir également écarté les jurys citoyens au profit de juges professionnel·les, ici au nombre de cinq.

(3) En octobre 2024, le journaliste Thibaud Leplat a rendu public un modèle de contrat de consentement utilisé par des footballeurs de différentes nationalités. En France, un tel contrat n’aurait pas de valeur juridique, le consentement étant révocable à tout moment.

(4) Lire « Le consentement doit-il figurer dans la loi ? », La Déferlante n° 14, mai 2024.

(5) Le « procès d’Aix », en 1978, également connu comme « l’affaire Tonglet-Castellano », fut un tournant dans la perception du viol dans la société française. Gisèle Halimi, une des avocates des victimes, avait obtenu la levée du huis clos afin de médiatiser l’affaire : le viol commis sur deux jeunes femmes lesbiennes par trois hommes dans les calanques de Marseille en 1974.


Victoria Vanneau est historienne du droit et spécialiste des violences de genre

27.01.2025 à 16:51

Angela Davis : « Contre le fascisme, l’espoir est une exigence absolue »

Rokhaya Diallo
L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a été un choc pour de nombreuses personnes, aux États-Unis et dans le monde, alors que la candidature de la démocrate Kamala Harris avait suscité un fort enthousiasme. Comment analysez-vous ce résultat ? On n’aurait pas dû supposer que le Parti démocrate gagnerait ces élections. On pourrait passer des […]

Texte intégral 3807 mots

L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a été un choc pour de nombreuses personnes, aux États-Unis et dans le monde, alors que la candidature de la démocrate Kamala Harris avait suscité un fort enthousiasme. Comment analysez-vous ce résultat ?


On n’aurait pas dû supposer que le Parti démocrate gagnerait ces élections. On pourrait passer des heures à parler de son incapacité à répondre aux besoins des travailleurs et des travailleuses à une époque où les richesses sont de plus en plus concentrées entre les mains des classes supérieures. Le Parti démocrate est dirigé essentiellement par une élite, c’est-à-dire par des gens qui n’ont pas conscience que le capitalisme mondial a détruit la possibilité pour un grand nombre de personnes de vivre une vie décente.

Cette élection a été perdue parce qu’on n’a pas réfléchi aux liens entre le capitalisme mondial – qui est aussi un capitalisme racial – et l’hétéropatriarcat. En tant que membre honorifique du syndicat international des dockers , je suis profondément déçue de voir le Parti démocrate se détourner des ouvriers et des ouvrières. Je n’ai jamais présumé que l’élection de Kamala Harris serait à elle seule une victoire. Ma position était de voter pour elle pour, une fois qu’elle serait élue, faire pression sur elle pour infléchir sa politique.

Pensez-vous qu’il faille analyser l’élection de Donald Trump comme une victoire de l’homme blanc et de la suprématie blanche ? La campagne de Kamala Harris était axée sur les droits reproductifs, mais cela n’a pas été suffisant pour l’électorat des femmes blanches. Comment pensez-vous que le genre a joué un rôle dans cette élection ?)

À bien des égards, c’est une victoire tactique de la suprématie blanche. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une victoire définitive. Le virage à droite et la répression accrue des minorités que nous avons vécue ces dernières années est une réaction de l’ultradroite face à une prise de conscience mondiale de ce racisme et de cette suprématie blanche comme phénomènes structurels ainsi que de la nécessité de les remettre en question.

Le patriarcat a par ailleurs été une force dévastatrice dans cette élection. Mais faire entrer les femmes dans l’arène électorale n’est pas le seul moyen de renverser la situation. J’ai toujours regardé avec méfiance l’idée selon laquelle des personnes, du simple fait de leur identité raciale ou de genre, seraient susceptibles de provoquer des changements massifs. Ces prédictions ne tiennent pas compte du pouvoir de l’organizing . C’est grâce à ces mobilisations structurées au fil des décennies, de centaines d’années même, que les femmes noires sont à même d’occuper une place centrale.


« La répression accrue des minorités est une réaction de l’ultradroite face à une prise de conscience mondiale du racisme et de la suprématie blanche comme phénomènes structurels. »


Pensez-vous que l’élection de Donald Trump fasse courir un risque sérieux à la démocratie états-unienne ?

Cela fait longtemps que les États-Unis prennent une direction qui va à l’encontre d’un développement de la démocratie. Les débats sur l’utilisation du mot « fasciste » nous amènent à nous interroger sur la nature de notre système. Les États-Unis prétendent répandre la démocratie à travers le monde, mais cet impérialisme sert d’abord une volonté d’expansion du capitalisme. Nous devons prendre au sérieux la menace du fascisme et la montée des leaders d’extrême droite, non seulement aux États-Unis, mais aussi au Brésil, aux Philippines, en Italie, et en France, bien sûr. Nous devons aussi repenser ce que l’on entend par « démocratie » puisque ce mot est utilisé de façon si désinvolte.

Conférence de presse d’Angela Davis le 7 janvier
1971 à San Rafael (Californie, États-Unis). Deux jours auparavant, la militante était officiellement inculpée de « meurtre, kidnapping et conspiration ». Risquant la peine capitale, elle a fait l’objet d’une campagne de soutien internationale et a finalement été acquittée.
Conférence de presse d’Angela Davis le 7 janvier 1971 à San Rafael (Californie, États-Unis). Deux jours auparavant, la militante était officiellement inculpée de « meurtre, kidnapping et conspiration ». Risquant la peine capitale, elle a fait l’objet d’une campagne de soutien internationale et a finalement été acquittée. Crédit : UPI / AFP

Face à la montée des extrêmes droites dans le monde, quels sont les outils pour résister ? Y a‑t-il encore une place pour l’espoir ?

Oui, sans espoir, cela n’a aucun sens de continuer à lutter. Mariame Kaba l’a parfaitement formulé en disant que « l’espoir est une discipline ». C’est une exigence absolue de la lutte et un élément essentiel de la mobilisation contre la menace imminente du fascisme. Trouver des moyens de générer de l’espoir relève de notre responsabilité d’activistes.

La prise de conscience du racisme structurel s’est intensifiée en 2020 en pleine pandémie. Ce qui est remarquable dans cette période, c’est qu’un grand nombre de personnes qui n’avaient probablement pas réfléchi sérieusement aux luttes antiracistes ont commencé à développer une conscience collective de cette oppression. Nous devons être conscientes et conscients de la manière dont de tels événements nous font avancer et être prêt·es à tirer parti des événements imprévus.

Aujourd’hui, un mouvement réactionnaire tente de contrer cette évolution. Des livres sont censurés ou menacés d’être brûlés sur la place publique, et certain·es exercent des pressions pour changer les programmes dans les écoles primaires, les lycées, les collèges et les universités [lire l’encadré ci-dessous].

Les plus diplômé·es étant les plus susceptibles de comprendre les racines historiques esclavagistes et coloniales du racisme structurel et de voter contre Trump, elles et ils représentent une menace pour les promoteurs du fascisme. L’éducation est donc un espace de lutte très important. C’est pourquoi j’entrevois des possibilités de victoires à l’avenir.

Les livres LGBT+, nouveau front des guerres culturelles aux États-Unis

En septembre 2023, une vidéo prétend montrer deux sénateurs républicains de l’État du Missouri, Bill Eigel et Nick Shroer, se livrant à un autodafé au lance-flammes. Elle a été vue des millions de fois aux États-Unis en quelques jours. L’information a été démentie – il s’agissait de cartons et non de livres – mais cela ne l’a pas empêchée de devenir virale. Bill Eigel a par la suite déclaré sur X : « Si vous apportez des livres wokes et pornographiques dans les écoles du Missouri pour essayer de laver le cerveau de nos enfants, je les brûlerai. » En 2022, dans cet État, une loi a été adoptée qui bannit des bibliothèques scolaires des livres considérés comme « sexuellement explicites » et qui cible en réalité les ouvrages traitant des violences sexuelles, de l’avortement, de la culture LGBT+.

Cet épisode est symptomatique de la guerre culturelle qui fait rage aux États-Unis. Depuis plusieurs années, des élu·es conservateur·ices et des parents d’élèves demandent ou orchestrent l’interdiction d’ouvrages dans les écoles sous prétexte qu’ils seraient « choquants » pour les élèves. Sont principalement visés les ouvrages portant sur la sexualité, le genre, les transidentités et la question raciale. Selon l’association Pen America, plus de 10 000 livres auraient été interdits – au moins temporairement – dans les écoles publiques au cours de l’année scolaire 2023–2024. Parmi les titres les plus fréquemment ciblés, on trouve Dix-neuf minutes, de Jodi Picoult, L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison, La Servante écarlate, de Margaret Atwood, ou encore Gender Queer, de Maia Kobabe.

Les interdictions de livres sont des éléments de la guerre culturelle, particulièrement brutale à l’égard des personnes trans, contre ce que les réactionnaires appellent « le wokisme ». D’après vous, qu’est-ce qui explique cette panique morale ? Comment devrions-nous y répondre ?

Jamais les Républicains n’auraient pu anticiper la popularité des mouvements trans de ces dernières années. Ces mouvements sont non seulement une menace pour leur pouvoir, mais aussi le symbole de tout ce qui les effraie. La binarité de genre est tenue pour évidente depuis si longtemps. Sa remise en question représente la possibilité de questionner de nombreux facteurs qui ont établi la suprématie blanche, le patriarcat hétérosexuel et tant d’autres phénomènes oppressifs.

Le mouvement trans est une révolution politique, économique et idéologique qui va bien au-delà de la question du genre. Il est aussi important de reconnaître que la compréhension de la notion de genre par tant de gens dans un laps de temps relativement court est un phénomène révolutionnaire. Si nous devons nous opposer au mouvement fasciste, c’est aussi parce qu’il considère comme des ennemi·es celles et ceux qui ne se conforment pas aux normes de genre.

Marche pour les droits des personnes trans
à Atlanta (Géorgie, États-Unis), le 12 octobre 2024.
Les manifestant·es ont notamment protesté contre les lois récemment adoptées par l’État, sous gouvernance républicaine, qui rendent illégaux les soins médicaux pour les trans de moins de 18 ans. « Le mouvement trans est une révolution qui va bien au-delà de la question du genre », estime Angela Davis.
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Marche pour les droits des personnes trans à Atlanta (Géorgie, États-Unis), le 12 octobre 2024. « Le mouvement trans est une révolution qui va bien au-delà de la question du genre », estime Angela Davis. Crédit : Robin Rayne / Zuma Press Wire / Shut / Sipa


Votre militantisme a‑t-il évolué sur les questions LGBT+ ? Le fait d’être lesbienne joue-t-il un rôle dans votre façon de penser, dans votre façon de militer aujourd’hui ?

Je m’efforce de me tenir à distance des présupposés identitaires selon lesquels on serait davantage susceptible de s’engager dans la lutte si l’on est membre d’un groupe dont la liberté est remise en question. Je soutenais la cause LGBT+ bien avant que les transformations de ma vie personnelle ne m’amènent à m’identifier comme membre de la communauté queer.

Il faut savoir que l’une des caractéristiques du Black Panther Party était non seulement son soutien aux luttes de libération dans le monde entier, en tant que parti internationaliste, mais aussi à ce que l’on appelait alors le mouvement de libération gay (7). Et c’était à la fin des années 1960 !

En tant que militante révolutionnaire et radicale, j’étais très opposée au fait de se focaliser sur le mariage pour les personnes de même sexe : la communauté queer a été une force de contestation du mariage comme institution capitaliste. J’étais aussi opposée à l’inclusion des personnes LGBT+ dans l’armée.

Pour moi, la question n’est pas de réclamer l’inclusion, mais de se mobiliser collectivement pour faire tomber l’armée. Dans le mouvement noir également, il faut faire attention aux logiques assimilationnistes. Elles semblent parfois prendre le dessus et empêcher les éléments les plus radicaux, révolutionnaires et libérateurs de cette lutte de parvenir à une place centrale.

Angela Davis, du communisme au féminisme des marges

Née en 1944, au temps de la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis, Angela Davis dit avoir grandi dans un contexte qui ne lui « a pas laissé d’autre choix que d’être une activiste ». Sous l’influence de l’engagement antiraciste et communiste de sa mère, Sallye Davis, elle forge très jeune sa conscience politique.

C’est d’ailleurs la passion de sa mère pour la chanteuse Billie Holliday qui amènera plus tard Angela Davis à écrire une analyse féministe du blues, dont les interprètes dénoncent dès le début du xxe siècle les violences sexistes et racistes (Blues et féminisme noir, Libertalia, 2017).

Étudiante engagée dans des mouvements noirs des années 1960, elle y découvre une culture patriarcale qui la révolte. Membre du Parti communiste, elle rejoint le Black Panther Party, un mouvement révolutionnaire de libération africain-américain, en 1968. Surveillée par le FBI, elle est accusée à tort de meurtre et risque la peine capitale. Elle est arrêtée en 1970 après une longue cavale. Son incarcération pendant seize mois forge son engagement pour l’abolition du système carcéral.

Elle dénonce en particulier la violence singulière qui s’y déploie contre les femmes, notamment enceintes, mères et non blanches. Avec des soutiens dans le monde entier, elle devient une icône de la lutte féministe et antiraciste.

En 1972, sa rencontre avec Toni Morrison – alors éditrice, elle la convainc de publier son autobiographie – sera déterminante tant sur le plan amical qu’intellectuel. Une autre rencontre a marqué son parcours de féministe, celle de Gerty Archimède, première femme avocate des Antilles françaises, communiste et féministe, qu’elle rencontre en Guadeloupe en 1969.

En 1981, Angela Davis publie Femmes, race et classe, ouvrage majeur qui s’inscrit dans la longue tradition d’un féminisme des marges et pose les jalons d’une pensée exigeante enjoignant au féminisme de tenir compte des luttes antiracistes, des mouvements ouvriers et des droits reproductifs pour tous·tes.

Vous êtes depuis longtemps engagée en faveur de la Palestine. Avec le génocide en cours à Gaza, le soutien au peuple palestinien est-il devenu prioritaire pour vous ?

Nous sommes nombreux et nombreuses à nous préoccuper de ce qui se passe actuellement à Gaza et au Liban. Mais nous ne prétendons pas qu’il s’agit de la lutte la plus importante au monde. Je me suis toujours méfiée du processus de hiérarchisation entre les causes. Je crois plutôt à leur interdépendance. Ce qui se passe à Gaza dépasse Gaza.

Tout comme nous avons considéré la lutte contre l’apartheid sud-africain non pas comme la plus importante des luttes contre le racisme, mais comme une lutte qui aurait des répercussions dans le monde entier. Personne ne peut être sur tous les fronts mais on peut être conscient·es des relations entre les luttes.

C’est ainsi que nous créons une sorte de connexion dans le monde. Mais nous ne devons pas dire qu’il est plus important en ce moment de soutenir le mouvement palestinien que de soutenir, par exemple, les Haïtiens et les Haïtiennes, qui souffrent terriblement à cause de la position historique du gouvernement français (8).

Nous vivons à une époque où les actes des ultrariches concourent à l’accélération de l’extinction planétaire. Comme à Gaza, où la production capitaliste d’armes, aux mains de quelques entreprises, ne détruit pas seulement les maisons, les mosquées et les hôpitaux, mais aussi la possibilité même de vivre. Nous sommes face à un génocide, comme le rappellent les accusations portées par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice.


« Je me tiens à distance des présupposés identitaires selon lesquels on serait davantage susceptible de s’engager dans la lutte si l’on est membre d’un groupe dont la liberté est remise en question. »


Vos engagements englobent la préservation du vivant et de l’écologie en général, pourriez-vous nous en parler ?

Le changement climatique est profondément lié aux luttes contre le racisme et contre le capitalisme. Bien sûr, le capitalisme est responsable des terribles dégâts infligés à la planète. La justice environnementale est le point de départ de la justice sociale. Si nous remportons des victoires dans nos luttes contre le racisme, la misogynie, l’homophobie, etc., mais que la planète est détruite, alors ces luttes n’ont plus aucun sens. Nous devons donc tous et toutes concevoir la protection de la planète comme une urgence absolue.

Je pense que les populations du Sud global devraient être en première ligne de ces luttes. La prédation des entreprises capitalistes – par exemple dans l’agriculture – a pour effet de détruire les cultures autochtones, qui savaient protéger la terre. Or ces cultures comprenaient l’importance des approches durables dans l’agriculture et la nécessité de préserver la biodiversité.

À titre personnel, je suis végane, pour minimiser mon impact sur la planète, mais je n’impose pas ma manière de vivre. Je pense simplement que nous devrions être conscient·es de nos activités quotidiennes et de l’impact qu’elles ont sur des êtres vivants, bien au-delà de la portée de nos vies.

Vous avez passé beaucoup de temps en France. Qu’en avez-vous retiré ?)

Ma mère avait l’habitude de dire, lorsque j’étais petite, que je devais toujours porter mon imagination au-delà de l’endroit où je me trouvais. Mes études en France ont joué un rôle très important dans ce processus, et je ne l’oublierai jamais. Même si aujourd’hui je sais combien la France a tendance à se présenter comme la plus grande adversaire du racisme dans le monde sans voir les actes racistes qui se produisent sur son sol. Je pense que la France fait face à une crise d’identité. Le colonialisme a été au cœur de son développement et de celui de tous les pays occidentaux, mais heureusement les descendant·es de ces histoires bousculent cette position et s’impliquent dans la création d’une France très différente. •

Entretien réalisé en anglais, en visioconférence le 14 novembre 2024.

Angela Davis en 7 dates

1944

Naissance d’Angela Davis à Birmingham (Alabama), un des États les plus ségrégués des États-Unis

1962

Elle entame des études de littérature française et de philosophie à l’université Brandeis (Massachusetts). Elle étudie plusieurs moi à la Sorbonne à Paris, et deux ans à Francfort.

1970

Accusée de meurtre, elle figure parmi les dix personnes les plus recherchées par le FBI. Menacée de la peine capitale, elle fait l’objet d’une campagne de soutien internationale.

1972

Emprisonnée pendant seize mois, elle est acquittée à l’issue de son procès

1981

Publication de son livre Femmes, race et classe, une série de 13 essais qui propose avant l’heure une approche intersectionnelle des rapports de pouvoir.

1991

Elle est nommée professeure, puis directrice du département d’études féministes de l’université de Californie à Santa Cruz, fonction qu’elle occupe jusqu’en 2021.

1999

Publication aux États-Unis de son ouvrage Blues et féminisme noir, une histoire politique et féministe de la musique noire des années 1920–1940.

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