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03.03.2025 à 15:43

Dieu existe puisqu'il se suicide

dev

« C'est une éthique de la résistance, c'est une affaire de rythme. »

- 3 mars / , ,

Texte intégral 1313 mots

Kaaaaaa, tu racontes n'importe quoi ! Les cachettes sont innombrables mais il n'y a aucune délivrance, aucun salut, aucun sauvetage, aucune rédemption ! Ce qui veut dire aussi aucune faute donc aucune punition, aucun paradis donc aucun enfer, aucune éternelle damnation puisque pas d'éternité des choses – sauf : de devenir. D'ailleurs, il n'y a pas de choses mais seulement des chaoses ! Le seul destin des choses, c'est de muter. C'est pour ça qu'elles sont des chaoses ! Et s'il n'y a pas de délivrance, le problème tactique d'une éthique bien comprise est : « comment sortir sans s'en sortir ? ».

C'est une éthique de la résistance, c'est une affaire de rythme. Les innombrables cachettes sont les lieux de cette résistance qui délivrent à leur manière, la seule manière : elles délivrent du délire du désir d'être délivré. Elles délivrent de la seule manière la seule matière de sa destinée dans une forme – ou pire encore : un livre bien formé. DÉ-LIVRER : on n'avait pas compris ce que ça signifiait. Il s'agissait simplement d'en finir avec le livre. Comme on serait heureux… !

Le texte n'aurait jamais dû être une carte qu'on superpose au monde. Tout au plus, s'il tient vraiment à persévérer d'exister, le texte sera une carte pour sortir des territoires. Oui ! Tout cela, je le sais très-clairement et très-distinctement, non parce que je l'ai vu ou lu, mais parce que je l'ai entendu comme en échos dans les galeries que j'ai frayées ! Ce qui est clair et distinct, c'est le timbre des voix qu'on entend dans ces galeries. Le timbre des cris bannis ! ÉCHO-ÉCHO-ÉCHO ! « viens vers moi, rejoignons-nous ! »

Le peuple qui manque est un peuple de termites. Il vit sous terre sans être damné. Il a appris à détruire les ponts en surface et à construire des tunnels en profondeur. C'est là qu'il respire. Une vieille tradition raconte que nous sommes nés aveugles aux choses dans leur lumière, noyés dans l'obscurité. Elle a instillé dans l'âme de chacun le poison de l'espoir et de l'élection. Depuis, nous cherchons le chemin qui nous élèvera. Et nous vivons dans l'attente infinie d'une forme qui nous élucidera, s'emparera enfin de notre vie pour nous faire voir le soleil. Mais ce chemin élévateur n'existe pas ! De quoi avons-nous peur ? Moi, je n'ai plus peur de Junon puisque je veux qu'elle meure.

Nous ne sommes pas nés aveugles aux choses, nous voyons parfaitement tout ce que nous voyons. Nous sommes nés sourds au bruit de leur vicissitude essentielle. Écoute le crépitement des métamorphoses. Et tu participeras à ton tour à la grande métamorphose. Et tu verras différemment. Et voyant différemment, tu verras autre chose, tu verras tout et tu pourras tout contempler… par l'oreille ! Regarde, il n'y a plus d'horizon qui borne ta perspective. Tu es arrivé à destination – il n'y a pas de destination. Te voilà enfin au cœur de la vérité : une image acoustique du mouvement des choses !

Nous voulons toujours sortir de la caverne alors qu'il faudrait creuser les cavités que nous habitons en héritage. Les ancêtres le savaient. Mais nous n'avons pas compris le sens profond de l'art pariétal. Nous n'entendons plus sa musique ! Celle du geste, des caresses et des chocs de la matière pigmentée. Nous n'entendons plus que le bruit du sable sous la dent, et une tempête de poussière qui ravage notre cervelle. —Ça chatouille ! Or, tout dernièrement, quand j'ai voulu ouvrir mon crâne, je n'ai plus vu aucun désert ni calvaire, mais une forêt de cactus animés. J'ai retourné mon oreille vers l'intérieur et j'ai entendu cette fête.

Tu me diras : — Si tout cela est faux et si Dieu existe ? — Eh bien, soit ! Si Dieu existe, je me suis sûrement caché dans une de ses pensées suicidaires ! Lui aussi il en a. Il doit en avoir. C'est seulement lui qui les a. Il les a toutes nécessairement puisqu'il a tout. Si Dieu existe, il n'est pas en bonne forme ! Mais il n'y a eu ni meurtre, ni assassinat. Et donc il n'y a aucun Coupable. C'est pour ça qu'il n'y a pas de chemin pour la rédemption. On n'a jamais tué Dieu, comment le pourrait-t-on ? sa puissance est in-fi-nie ! C'est lui qui se suicide, infiniment, depuis toujours et depuis qu'il n'y a pas de commencement, il se suicide dans tous les sens et selon toutes les variétés individuelles, par nous, à chaque de nos pensées puantes ou bel-odorantes comme à chaque de nos actes qui suppurent de se réaliser – seule parade qu'on a trouvée pour croire en soi ; il se suicide sous toutes les latitudes et dans tous les corps qui persévèrent à exister, par la moindre punaise, le moindre brimborion, mais aussi, comme on sait, par : la guerre, Israël, le génocide ou l'élection présidentielle.

Tu demanderas peut-être : et nous, comment va-t-on dans ce terrier ? Ça va comme d'habitude. On joue à cache-cache avec le suicide de Dieu. Et, crois-moi, on ne le laissera pas tranquille.

« tes pensées sont difficiles, ô Dieu !
Et que la somme en est imposante !
Je les compte, il en est plus que des grains de sable
ai-je fini, je m'éveille, et je suis encore avec toi. »

Le moment hyper-baroque de la chute du monde que nous traversons n'appelle plus la dignité d'un modeste « adieu au langage », mais l'expansion irrévérencieuse d'un langage d'adieu au monde. À ce jour, on ne voit guère que les Palestiniens qui sont capables d'une telle prière, que dit-on ! D'une telle poésie. Ils sont à l'avant-garde de la poésie d'épouvante : épouvante du monde, épouvante au monde. Si tu ne comprends pas ça, c'est que tu n'es pas poète. Et si tu écris encore tes choses sans penser à la Palestine, tu ferais mieux de commencer, toi, par dire adieu au langage ! Il n'est pas plus de poète qui ne soit pour la Palestine, qu'il n'est de révolutionnaire qui ne soit pour la Poésie.

Et ne dis pas que c'est jôôôôliiii : je t'entends d'ici, GPT ! Mon lyrisme, c'est le cri du concept. Ma « rêverie poétique » est plus proche du manuel de stratégie politique que leur manuel de stratégie politique. Moi, le seul TPI que je reconnais et que j'écoute, c'est le Tao du Prince Insurgé ! Un autre nom pour la Saison d'Arthur. Qu'importe que tu n'y comprennes rien. Si tu es arrivé jusqu'ici, tu sais assez qu'il importe seulement de prêter l'oreille aux cris bruissant de tout ce qui échappe aux siècles ! Il faut partir, viens !

Atelier Oncléo

P.S. : Reste maigre et répète après-moi ta graissophobie des âmes qui empestent l'empire : je suis de confession palestinienne je suis de confession palestinienne je suis de confession palestinienne. Et pourquoi ? Parce qu'en dépit de tous tes efforts, apparemment, le monde veut encore une suite… Soit ! Eh bien : qu'elle soit palestinienne ou rien ! Je suis de confession palestinienne je suis de confession palestinienne je suis de confession palestinienne je suis de confession palestinienne

03.03.2025 à 15:34

« Il faut bien vivre avec son temps ! »

dev

ou comment s'officialise l'effacement de la signature manuelle et l'imposition du smartphone

- 3 mars / , ,

Texte intégral 2131 mots

« Conviviale est la société où l'homme contrôle l'outil »
Ivan Illich, La convivialité [1]

Voici le récit d'une expérience peu plaisante : comment l'outil smartphone et le projet qui l'impose, annihile la véracité d'une signature manuelle, acte même d'une singularité jusqu'au bout des doigts.

Il est où l'Autre ?

Le statut d'auto-entrepreneur ne me faisait pas rêver, mais c'était la seule façon pour pratiquer mon activité dans la légalité. Bref retour en arrière : pour l'inscription au statut d'auto-entrepreneur, un formulaire en ligne de l'INPI, le guichet unique. Une erreur de ma part dans une case qui pourtant n'aurait pas dû faire valider l'inscription – erreur de procédure apparemment rencontrée par nombre de candidats. Conséquence : je ne suis pas auto-entrepreneur mais gérante d'une société. Quelques jours à peine et voilà qu'arrive au courrier un appel à cotisation pour l'URSSAF de plus de 1300 euros. Commence alors un parcours infernal de deux mois entre les impôts, la sécurité sociale et l'URSSAF pour la rectification de mon statut.

Un rendez-vous, enfin au siège de l'URSSAF. J'arrive. Porte fermée, caméra. Incompréhension. Attendre qu'une personne passe par hasard dans un couloir et faire un geste désespéré à travers une porte vitrée. Ce rendez-vous par messagerie informatique est en fait un message fantôme, « Ah, ça arrive des fois. Nous sommes désolés, votre rendez-vous ne s'est pas affiché sur notre planning. Mais bon, comme vous êtes là... » - je viens de faire 2 heures de route. Entrer. Couloir vide. Ils sont où les gens ? Un bureau blanc et froid, autre caméra dans un recoin. Les traditionnels dessins des enfants au mur ont disparu, aucun objet personnel si ce n'est un gobelet pour le café. Glaçant. Trou dans le ventre. « Nous n'avons plus accès aux dossiers. Ce sont des personnes à l'étage qui gèrent tout maintenant. Nous avons juste le droit de les appeler ou de leur envoyer des mails. Je peux au moins transmettre votre dossier. Je suis désolée » - encore un « désolé ». Nous échangeons quelques mots informels sur la situation des agents et l'évolution de leur « métier ».

Je repars, un peu détendue et confiante en leur bonne foi, mais la résignation ou l'acceptation, c'est selon, se généralise dans nombre de services publics. Pour mon affaire, cela s'arrange en quelques semaines. J'envoie une « jolie » carte postale réellement postée ; ce n'est qu'un mot de remerciement sur une carte, mais symboliquement j'espère qu'elle est arrivée sur le bureau.

« C'est facile et rapide ! Ne vous inquiétez pas. Il suffit de suive la procédure »

« L'expert ne pourra jamais dire où se situe le seuil de la tolérance humaine. C'est la personne qui le détermine, en communauté ; nul ne peut abdiquer ce droit. » [2]

Je demande un jour la cessation définitive de mon activité d'auto-entrepreneur auprès de l'INPI. Pour ce faire, j'effectue les démarches en ligne et obtiens le formulaire qu'il me faut valider par une signature numérique. Première tentative, et échec ; c'est en fait une signature « hautement identifiée » qui est exigée. J'imprime alors le document, le signe et me rends à la mairie pour l'authentification de ma signature manuscrite – la mairie ne peut me proposer de signature numérique. J'envoie le document en recommandé avec accusé de réception à l'INPI, doublé d'un scan et d'un envoi numérique sur le site officiel - je me dis, à tort, qu'avec toute cette matière « ils » trouveront un moyen pour entériner l'affaire en cochant la case - je croyais encore en une main heureuse devant un écran, mais c'était oublier momentanément la dimension absolue du numérique.

Courrier de l'INPI, une réponse informelle : « Depuis le 1er janvier 2023, les formalités de création, de modification et de cessation d'entreprises s'effectuent exclusivement en ligne, en application de l'article 1er de la loi PACTE n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises ». Un numéro de téléphone disponible puisque « les experts de notre centre national d'information sont à votre disposition pour répondre à vos questions sur l'utilisation de ce service » ; j'appelle, la réponse est sans retour : « Madame, il faut bien vivre avec son temps ! Mais ne vous inquiétez pas, c'est facile et rapide si vous suivez la procédure ».

Je demande conseil et aide à FRANCE SERVICE de ma commune pour tenter de trouver une solution afin que ma cessation d'activité soit validée : nous optons, malgré ma réticence, pour le service en ligne LIVECONSENT, site officiel, pour la création de ladite signature numérique hautement identifiée. Le formulaire est ainsi complété. Mais voilà que la signature n'est pas reconnue par l'INPI. Encore une mauvaise surprise. Nous réalisons alors la démarche via FRANCE CONNECT +, or il est imposé à l'utilisateur d'avoir un smartphone. Ne disposant pas de ce type d'appareil, il est possible d'obtenir une signature numérique via LA POSTE, en présentiel. Mais à La Poste la réponse est similaire : un smartphone est indispensable. Je fais donc appel à un mandataire pour qu'il puisse accomplir la démarche via son smartphone, sous le regard d'un agent de LA POSTE : cela ne fonctionne pas davantage. « Bug ». Entre ces rendez-vous, je multiplie les courriers auprès de l'URSSAF pour leur expliquer mes difficultés, en vain.

Pour obtenir la fameuse signature, il me faut donc posséder personnellement un smartphone ou technologie équivalente. Or, étant diagnostiquée « hypersensible aux champs électromagnétiques » depuis plusieurs années (Médecine de pathologie professionnelle et environnementale), je ne dispose que d'un simple portable à touches – d'autres raisons me font opter pour cet outil ; en tant que citoyenne, je ne suis pas dans l'obligation d'avoir un smartphone. Me voici donc dans une réelle impasse, je vis la situation avec une certaine « violence » institutionnelle.

Je fais appel auprès d'un Défenseur des Droits ; plusieurs semaines de procédures, et n'avoir au final pour réponse que ce fameux article 1er de la loi PACTE déjà brandi par l'INPI.

Contre mon gré une fois encore, mais acculée, je réalise une identité numérique avec LA POSTE via un numéro de téléphone provisoire - achat d'une carte chez un opérateur et insertion de la puce dans un smartphone prêté pour l'occasion. L'opération nécessite : photos de face et de profil, création d'un QR Code, etc. sueurs froides, et « Les données personnelles seront conservées pendant 7 ans conformément à la Charte Informatique et Libertés ». Mais nouveau « bug » ; à quel endroit du processus ? Je contacte l'INPI qui me renvoie à une erreur du service de LA POSTE, et LA POSTE de me faire la réciproque, évidemment. Aucun aboutissement.

Entre temps, le Centre des Impôts m'informe avoir entériné ma demande de fin de statut d'auto-entrepreneur, et ce, sans l'aval de l'URSSAF qui ne peut valider quoi que ce soit sans un document de l'INPI. Quelque chose a donc « fonctionné » à l'envers, contre toute attente, enfin un rendez-vous avec l'humanité. Mais pour l'URSSAF et l'INPI, je suis toujours auto-entrepreneur.

Alors maintenant ? Et bien j'écris à la Présidence de la République... Peu de temps après j'obtiens une réponse du directeur du cabinet : mon courrier est transmis à qui de droit. J'acte cette réponse sans savoir quoi en penser. Quelques semaines passent, je reçois un courrier officiel de l'URSSAF attestant de la fin de mon statut depuis ma première demande des mois auparavant. Je ne saurai le « qui » et le comment. Profond soulagement. J'ai décoché une case parmi ces innombrables données interconnectées mais non sans avoir participé au nourrissage de l'IA ; et le logiciel de l'INPI de continuer à envoyer régulièrement des messages de rappel pour le suivi de l'avancement de mes formalités. Je pourrais presque sourire de tout cela si ne me venaient en tête les drones et leurs « cibles de haute valeur ».

Parenthèse : il n'y a jamais eu de raison écologique ou de simplification administrative à la numérisation des formes du monde.

Fin des années 80 début 90, arrivée des premiers ordinateurs dans les maisons, après le minitel. 1993 : pour valider un parcours universitaire, les cours d'informatique sont obligatoires ; aujourd'hui, formation incontournable à l'IA dans le parcours scolaire. Nombreux diront que « tout dépend de l'utilisation de l'outil »… Cet état de fait, s'il a seulement existé un jour, semble pourtant bien révolu - de même que la question éthique en science disparaît puisque rien ne doit entraver le « progrès » [3].

Jacques Ellul expliquait au milieu du siècle dernier comment la technique était devenue autonome et l'humain un appliquant résigné, ou un résistant voué à l'usure. Certes, le choix de refuser certains outils est d'évidence de plus en plus difficile à assumer, mais résister apporte cette sorte de joie d'espérer encore ; nous avons des mains fabuleuses et des corps pour éprouver. Non, demain n'est pas codé dans les circuits informatiques. Et je rêve : machines sauvages [4].

« L'installation du fascisme techno-bureaucratique n'est pas inscrite dans les astres. Il y a une autre possibilité : un processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources manifestement limitées ; un processus d'agrément portant sur la fixation et le maintien de limites à la croissance de l'outillage » [5].

« Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. » [6]

Stéphanie Chanvallon


[1] Ivan Illich, « La convivialité », Editions du Seuil, 2021, p. 13

[2] Ivan Illich, ibid., p. 127

[3] La science est « par nature transgressive » et ne doit pas être freinée dans un monde en compétition internationale. Voir Pierre Savatier, « Les Chimères homme-animal sont une alternative à l'expérimentation humaine », Le Monde, 9 mars 2021.

[4] Voir « Rêver : Machines sauvages », Lundi matin, n° 321, 2022

[5] Ivan Illich, ibid., p. 145

[6] Ivan Illich, ibid., p. 13

03.03.2025 à 15:32

Je vois/Je ne vois pas. L'oléoduc Tanzanie-Zambie

dev

[Noir profond. Histoire et récits du pétrole]
Giulia Scotto

- 3 mars / , ,

Texte intégral 5756 mots

À l'été 2019, je me trouvais à Dar es Salaam (Tanzanie) pour recueillir des informations et témoignages sur l'oléoduc Tazama, acronyme de Tanzanian and Zambian Mafuta (pétrole en swahili), construit en 1968 afin de résoudre la crise pétrolière de la Zambie. La Zambie, État d'Afrique centrale sans débouché sur la mer avait obtenu l'indépendance politique en 1964, mais son approvisionnement en combustibles fossiles était resté sous le contrôle des pays coloniaux ou de régime d'apartheid de l'Afrique méridionale (Afrique du Sud, Rhodésie du Sud et Mozambique).

Son importante exigence en combustibles fossiles dépendait en grande partie de la principale activité industrielle du pays, c'est-à-dire l'extraction de cuivre de la région minière de la Copperbelt dont, en 1964, la Zambie était le troisième producteur mondial. Grâce à la composition de son sous-sol, le pays était considéré comme un des plus riches d'Afrique subsaharienne, mais sa prospérité dépendait fortement des fluctuations du prix du cuivre et de la capacité du gouvernement de négocier des accords commerciaux favorables avec les pays voisins pour maintenir le flux de cuivre et des combustibles. Pour cette raison, l'oléoduc qui garantissait l'approvisionnement en pétrole à travers la Tanzanie, pays indépendant et - comme la Zambie - d'orientation socialiste, fut qualifié comme « l'oléoduc de la liberté ».

Giulia Scotto, Dar es Salaam (Tanzanie), 2019. Siège di Tazama avec les drapeaux tanzanien et zambien.

Ma recherche sur le terrain fut rendue difficile par la situation particulière des oléoducs - ou de celui que je m'apprêtais d'étudier - ou leur invisibilité. J'avais avec moi des cartes historiques, mais je me suis rendu compte qu'elles n'étaient pas ajournées, le parcours de l'oléoduc avait été partiellement dévié, et pour autant que je tournais à bord d'un bajaj (cyclo-pousse motorisé produit par l'entreprise indienne homonyme - le mode de transport le plus commun de Dar es Salaam) à la recherche de sa présence, je n'en trouvais pas de trace. Beaucoup des personnes à qui je demandais des informations me répondaient surprises, elles n'avaient jamais entendu parler d'un oléoduc (bomba la mafuta en swahili).

Cet écrit parle de l'oléoduc Tazama, de sa signification géopolitique, de l'époque de sa construction à aujourd'hui, et de comment l'idée de liberté - auquel l'oléoduc a toujours été associé - soit dans ce cas fortement lié à l'accès et à la consommation de combustibles fossiles (Chakrabarty 2021). L'oléoduc est étudié à partir de comment sa présence physique et médiatique varie, - comme souvent cela arrive pour les infrastructures pétrolières, - de l'invisible à l'hyper-visible, du banal au spectaculaire. Le philosophe Jacques Rancière soutient que la distribution ou la subdivision du sensible, loin d'être purement phénoménologique, est un geste intrinsèquement politique (Rancière 2006). En fait, les oléoducs, raffineries et stations-service peuvent être stratégiquement, placées dans des sites reculés et enterrés, publicisés par les médias, dépeints sur des cartes postales ou des timbres, ou alors peuvent être trop omniprésents pour être remarqués (Hein 2022). Explorer comment la visibilité et l'invisibilité de l'oléoduc Tazama sont mobilisées et pourquoi elles nous permettent de lire cette infrastructure non seulement comme un assemblage utilitariste mais aussi le produit d'idéologies de pouvoir entrelacées dans des circonstances historiques, géographiques et sociales (Larkin 2013).

Giulia Scotto, Morogoro (Tanzania), 2019. Pièces de rechange de l'oléoduc à la station de pompage de Morogoro.
Giulia Scotto, Morogoro (Tanzania), 2019. Vieilles pompes FIAT abandonnées à la station de pompage de Morogoro.

1968

« L'oléoduc de la liberté » a été construit par la Snam Progetti - une société d'ingénierie spécialisée dans la construction d'infrastructures pétrolifères de l'Ente Nazionale Idrocarburi (Eni) - qui avait déjà construit une raffinerie en Tanzanie - la Tiper (Tanzanian and Italian Petroleum Rephinery) - et une chaîne de stations-service (Agip Tanzania). Comme l'oléoduc Tazama, ces projets faisaient partie du programme expansionniste de l'Eni dans l'Afrique post-coloniale, défini par Giuseppe Accorinti - collaborateur du président Enrico Mattei et manager de l'Eni en Afrique dans les années soixante - comme le « grand dessein africain ». Le « grand dessein » n'avait pas la précision ou le détail d'un vrai projet, il s'agissait plutôt d'une vision expansionniste basée sur une série de stratégies diplomatiques, économiques et infrastructurelles à travers laquelle la compagnie entendait conquérir des ressources et de potentiels marchés. La pénétration de l'Eni fut rendue possible par la situation géopolitique instable des années entourant 1960 (aussi dite « année de l'Afrique »), qui vit la dissolution des empires coloniaux et la formation successives de nouveaux États-nations en lutte pour leur indépendance politique et énergétique. La compagnie d'État italienne réussit au cours de ces années à se transformer en une multinationale du pétrole et à concourir avec les majors du secteur grâce à des contrats plus avantageux pour les États hôtes (la fameuse « formule Mattei ») et un comportement paternaliste de support aux nouveaux leaders africains et à leurs revendications.

Giulia Scotto, Kinondoni (Tanzania), 2019. A la maison d'un ex-manager de Tazama. Sur le meuble de la TV se distinguent les drapeaux tanzanien et zambien.

Dans ce scénario, Eni a su jouer magistralement et et de manière ambiguë le rôle de la compagnie multinationale et de l'entreprise d'État, développant une politique énergétique bienveillante auprès des pays en voie de développement et, préjudiciable, en opposition aux règles imposées par le cartel des multinationales du pétrole. En outre, dans l'Afrique subsaharienne, Eni pouvait bénéficier - évidement à tort - d'une image non entachée des précédentes activités coloniales qui à plusieurs occasions lui ont permis de se positionner comme une alternative « non coloniale » aux entreprises anglaises, françaises, belges ou portugaises. En une poignée d'années, Eni et ses associés ont réussi à pénétrer le marché de plus de vingt nouveaux pays africains de l'Afrique du Nord (Égypte, Maroc, Tunisie) jusqu'à l'Afrique subsaharienne (Ghana, Congo, Nigeria, Zambie et Tanzanie pour n'en citer que quelques-uns).

Pour s'assurer le contrat de construction de l'oléoduc, la compagnie italienne Snam Progetti (Snam) a dû recourir à toutes les stratégies en sa possession. D'un côté, elle pouvait faire levier sur la bonne réputation acquise à travers à travers les infrastructures déjà construites en Tanzanie au cours des années précédentes, et de l'autre pour compenser son peu d'expérience, devait proposer des conditions économiques extrêmement avantageuses. En effet, l'offre de la Snam prévoyait que la Tazama Authority (contrôlée à 33% par le gouvernement tanzanien et à 66% par le zambien) serait devenue immédiatement propriété de la structure. En outre, la Snam offrait quinze ans d'assistance technique et de formation du personnel local qui aurait ainsi été en grade de prendre en main la gestion du projet en autonomie à l'échéance de quinze années. Le concurrent principal de la Snam durant cette négociation fut Lonrho (London and Rodhesian Mining and Land Company), compagnie anglaise et partenaire industriel historique de la Zambie (alors Rhodésie) durant les années de domination coloniale anglaise. Dans ce contexte, il est clair que opter pour la compagnie italienne pour la construction de l'oléoduc servit aux gouvernements locaux de démontrer leur liberté, récemment acquise, de choisir indépendamment de nouveaux partenaires et alliés. En l'absence de personnel qualifié, de fonds, et avec l'impossibilité d'imaginer des voies alternatives au développement industriel, les politiques d'autonomie de nombreux États se limitaient à cela. Dans tous les cas, la décision des gouvernements zambien et tanzanien provoqua - comme le rapporte un article intitulé « Italian Penetration of the Zambian Economy » du Financial Times - une désillusion « particulièrement ressentie » parmi les entrepreneurs britanniques qui avait donné pour comptée leur victoire [1].

Dans les années soixante, la présence de l'oléoduc dans les médias zambiens et tanzaniens était massive. En offrant une nouvelle route pour l'approvisionnement pétrolier à travers un pays allié, cette infrastructure matérialisait les nouvelles politiques panafricaines et anti-coloniales des deux États et dans le même temps démontrait leur capacité à poursuivre des politiques de développement et de modernisation.

A l'inauguration de l'oléoduc dans la Copperbelt zambienne étaient présents les présidents Kaunda (Zambie) et Nyerere (Tanzanie) avec des ministres, diplomates étrangers représentants de la compagnie italienne, les fanfares militaires des deux pays et les photos de leurs présidents [2]. Durant la spectaculaire cérémonie d'ouverture, grâce à l'ouverture d'une vanne, les deux présidents ont consenti au pétrole, parti de Dar es Salaam environ trente jours auparavant, de défiler de nouveau abondamment sur le sol zambien. A cette occasion comme le rapporte le Times of Zambia, le président Kaunda remercia tous ceux qui ont collaboré à l'entreprise et souligna les efforts des Zambiens qui ont survécu aux rationnements durant trente-deux mois avec un esprit patriotique. Kaunda, toujours lui, a rappelé pour le pays l'importance de différencier ses routes commerciales pour s'émanciper du « Sud » et d'un lien infrastructurel imposé par les forces coloniales. Nyerere a, en revanche, souligné comment l'oléoduc constituait « une arme pour notre lutte contre le colonialisme et le racisme, un bouclier contre les menaces, et un symbole de notre unité qui renforcera la lutte pour notre indépendance réelle et auto-suffisance » [3].

Giulia Scotto, Kigamboni (Tanzania), 2019, borne Tazama.
Giulia Scotto, Kigamboni (Tanzania), 2019, borne Tazama, ré-emploi créatif.

2019

Malgré les mesures de libéralisation imposées à la Tanzanie et à la Zambie par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dans les années quatre-vingt-dix (et qui ont mené à la fermeture de la raffinerie de Dar es Salaam), l'oléoduc est encore en fonction - même si de manière discontinue - et fournit du pétrole à l'unique raffinerie de la Zambie (elle aussi construite par la Snam dans les années soixante-dix). C'est ce que m'explique le directeur de Tazama pour la Tanzanie, D. T., durant notre rencontre au siège de Dar es Salaam à quelques mètres de là où le pétrole commence son voyage vers l'intérieur du continent [4]. Le directeur me raconte avec orgueil ce qui définit « l'histoire de succès » de l'oléoduc, de la collaboration avec les Zambiens et avec les Italiens et du processus qui a suivi « l'africanisation » de la force de travail. Il m'explique tout cela en me refusant la permission de voyager le long de l'oléoduc parce qu'il craint que je puisse rendre-compte de ses insuffisances, c'est-à-dire que je puisse être une espionne envoyée par les compagnies pétrolières pour discréditer son travail et celui des trois-cents autres salariés qui travaillent le long des 1.700 km de canalisations et les huit stations de pompage. De fait, l'oléoduc n'est pas compétitif, il ne rapporte pas de recettes parce que les tarifs que les compagnies doivent payer pour le transport sont maintenus sous les prix du marché. L'oléoduc doit offrir un service, m'explique D. T., il a été construit dans un esprit de coopération panafricaine pour supporter la lutte anti-coloniale de la Zambie, non pour devenir une source de revenus. La Tazama Authority, l'entité souveraine qui l'administre, craint en fait la concurrence des compagnies privées qui transportent du pétrole et produits raffinés sur route à des prix inférieurs - au moins aux dépenses publiques. Après cinquante années d'exploitation, en fait, l'infrastructure a un coût de manutention et de gestion très élevé et plusieurs personnes qui gouvernent ont mis en discussion son existence. Selon D. T., Tazama est le résultat d'une politique de « vrai amour pour les autres » et non comme les politiques d'aujourd'hui qui pensent que tout doit générer du profit [5]. Cette lecture est évidement influencée par la position de manager, mais met en lumière une époque - celle de la période d'après indépendance - dans laquelle les nouveaux gouvernements indépendants tentaient de redéfinir alliances et priorités des nouveaux États au-delà des logiques de marché. Bien qu'il soit vrai que Tazama fut le résultat de la coopération entre deux États indépendants qui supportaient la lutte pour l'indépendance du continent, le projet a été construit pour supporter le capitalisme extractif mondial et servir, d'un côté, les mines de cuivre de la Zambie, et de l'autre, les producteurs de pétrole à l'échelle globale. Snam Progetti et tout le groupe Eni, à leur tour, ont bénéficié de deux façons du projet, d'un côté comme compagnie pétrolière intéressée par la hausse des consommateurs dans la région et de l'autre comme entreprise de construction. L'oléoduc a en fait servi d'instrument de pénétration territorial et diplomatique et a garanti des commandes ultérieures à l'Eni et à d'autres compagnies italiennes sur tout le continent.

M'empêchant de porter plus avant ma recherche le long de l'oléoduc, le directeur fut le premier à me faire noter l'importance de la faible visibilité de Tazama qui - selon ses dires - doit non seulement rester loin des yeux de la curiosité des journalistes, mais doit aussi être le plus invisible possible aux citoyens qui vivent au-dessus parce que « s'ils savaient où il passe, ils commenceraient à creuser par curiosité ou intérêt économique » [6]. De fait, par le passé, l'oléoduc a été au centre d'attaques de divers types. Avant la construction de la raffinerie en Zambie, lorsque l'oléoduc transportait du kérosène et d'autres dérivés, les vols étaient communs. Dans les années soixante-dix, à cause de la crise pétrolière mondiale, les combustibles étaient un bien rationné difficilement à la portée de tous, et les 1.700 km d'oléoduc en faisait, tant en Zambie qu'en Tanzanie, une proie facile. En outre, peu de temps après sa construction, deux stations de pompage du côté tanzanien ont été minées et ont explosé. Les interprétations de cette attaque, jamais officiellement revendiquées, sont multiples. La version officielle, rapportée par les journaux et la Snam , est que l'infrastructure géopolitiquement stratégique fut attaquée par des guérilleros de la Rhodésie du Sud pour affaiblir l'esprit anticolonial et panafricain de la Tanzanie et de la Zambie. Une version non privée d'arrière-pensées et de propagande qui renforce l'idée de l'oléoduc comme un instrument d'émancipation et de liberté et fait de ses adversaires des ennemis. Plus récemment, grâce à une interview avec un ancien salarié de la Snam Progetti, a été portée à la connaissance publique une autre interprétation, ou bien : les commanditaires de l'attaque furent certains auto-transporteurs qui avaient été employés pour conduire les camions-citernes entre le port de Dar es Salaam et la Zambie au cours des mois de la crise pétrolière et qui avait perdu leur travail suite à la construction de l'oléoduc [7]. Comme l'observe l'ethnographe politique Lisa Björkman , la connaissance des infrastructures est nécessairement « multiple, conflictuelle et basée sur des spéculations » (Björkman 2015). Le cas dont je viens à peine de parler la difficulté de recueillir de manière univoque les événements liés à un projet infrastructurel de cette échelle qui implique un nombre incalculable d'acteurs et revêt de multiples significations individuelles et collectives.

Malgré le refus des autorités officielles, je réussis à avoir assez d'informations pour trouver le nouveau parcours de l'oléoduc. A première vue, au moins dans la zone de Dar es Salaam, cheminer le long (ou sur) l'oléoduc ne semble pas différent que de parcourir une route non asphaltée quelconque avec autour des maisons et des petites activités commerciales qui se font face, cependant après une seconde observation des indices suggèrent la présence de l'oléoduc. Il est vrai que beaucoup de passants ne savent pas en savoir beaucoup sur l'oléoduc et que de fait les canalisations sont invisibles parce qu'enterrées mais, au cours des ans, le long de la zone de respect de trente mètres a été installé un système de signalisation. Des milliers de bornes de ciment avec l'incise écrite « Tazama » et colorée (les beacons) ont été placées le long du parcours de l'oléoduc pour en signaler la présence et marquer la zone de respect. Cette langue de terre, longue de 1.700 km et large de trente mètres est la propriété de la Tazama Authority et est inspectée quotidiennement par des gardes (patrol-man) employés par Tazama parmi les civils des villages. Les gardes doivent parcourir chaque jour une distance d'environ 20 km à pieds ou en bicyclette et s'assurer qu'au sein de la zone de respect n'adviennent pas des activités dangereuses qui comme des excavations (construction et plantations) ou l'usage de flammes libres. Au-delà des centres habités, les constructions le long de l'oléoduc diminuent, mais la zone de respect reste visible grâce aux beacons et au fait que la végétation est continuellement enlevée afin de permettre l'accès rapide des canalisations en cas d'incidents ou de fuites. Les pertes, surtout dans les zones topographiquement déprimées, sont assez fréquentes, m'explique le patrol-man de Mlandizi (un village à environ 60 km de Dar es Salaam), les canalisations se corrodent et des fuites se produisent. Depuis que l'oléoduc est enterré, on aperçoit souvent ces incidents à l'odorat plutôt que par la vue [8].

1968

Rendre visible l'invisible était aussi l'objectif du réalisateur français Raul Brunlinger qui, sous contrat avec la Snam Progetti, a documenté dans un court métrage de onze minutes la construction de l'oléoduc. Le film De l'Océan indien au cœur de l'Afrique : l'oléoduc Dar es Salaam - Ndola raconte sur un ton épique la construction de l'oléoduc de l'arrivée des pièces et des machines au port de Dar es Salaam jusqu'à son achèvement [9]. Le ton épique caractérise la conséquence de la relative inexpérience de la compagnie pour construire des œuvres de cette dimensions dans des environnements peu connus. Dans le film alternent en effet des scènes qui montrent une certaine automation et dotation technologique avec des situations comme une charrette branlante traînée dehors dans la boue par un tracteur. Le film souligne les difficultés qu'il a fallu dépasser (topographie, terrains rocheux et marécages) et le travail infatigable des groupes d'ouvriers italiens, tanzaniens et zambiens actifs sur les différentes missions.

Giulia Scotto, Mlandizi (2019). Le long de la zone de respect de l'oléoduc.

Le cinéma d'entreprise, un hybride entre documentaire et fiction, était un type de propagande auquel l'Eni recourrait souvent dans les années soixante et soixante-dix avec l'objectif de rendre publiques ses entreprises et le travail qui se cachait derrière l'approvisionnement de pétrole et d'essence à bas coût. Les films, tournés par des réalisateurs fameux comme Bernardo Bertolucci, Gilbert Bovay et Joris Ivans, venaient produits par les festivals de cinéma industriel et des extraits de ceux-ci étaient projetés comme « ciné-journaux » avant les vraies et propres projections du cinéma italien et étranger.

Revus aujourd'hui avec un regard critique, ces films peuvent révéler quelque chose d'encore différents, quelque chose que ni les réalisateurs ni les compagnies avaient prévu, et qui met en lumière des aspects auxquels on prêtait peu attention. De ce film, par exemple, émerge le fait que les tâches durant la construction sont extrêmement divisées selon des critères raciaux : les Blancs supervisent, dirigent et actionnent les outils, les Noirs creusent, bêchent, préparent et stabilisent le terrain. Même les campements temporaires qui suivent le chantier sont divisés en deux camps bien distincts : d'une part des containers climatisés pour les « pionniers » (c'est comme ça qu'étaient appelés les employés de l'Eni en mission hors de l'Italie) et de l'autre des tentes pour les travailleurs locaux.

Réfléchir sur comment la visibilité et l'invisibilité ont été mobilisée dans la longue durée

Giulia Scotto, Chalinze (Tanzania), 2019. Le long de la zone de respect de l'oléoduc.

Ce texte a souligné quels ont été, au fur-et-à-mesure, les idéologies, les aspects et les messages que depuis l'oléoduc Tazama et à travers lui ont voulu être communiqués. Enquêter sur les infrastructures matérielles à travers cette focale est une façon d'en comprendre les multiples significations, en évolution constante, mais aussi explorer les intentions non déclarées et les conséquences imprévues. Comme chercheurs, maintenir une approche attentive au visible et à l'invisible signifie maintenir un regard critique sur la réalité et sur notre manière de la percevoir. En d'autres termes, cela nous pousse à réfléchir non seulement sur ce qui nous est montré ou caché, mais aussi sur notre façon de regarder et sur comment d'autres acteurs à d'autres moments historiques ont pu, su ou voulu regarder et raconter la réalité.

En coulisses

Cet article est un extrait ré-élaboré d'une partie de la thèse de doctorat en urbanisme discutée à l'université de Basilea (Suisse) intitulée Il « grande disegno Africano » de l'Eni : infrastrutture petrolifere tra decolonizzazione e neoimperialismo (Le « grand dessein africain » de l'Eni : infrastructures pétrolières entre décolonisation et néo-impérialisme). A travers une recherche archivistique et de terrain, la thèse avait pour objectif d'enquêter sur l'expansion de la compagnie nationale pétrolifère dans l'Afrique post-indépendance.

La thèse s'est focalisée en particulier sur l'aspect matériel, spatial et propagandiste du dessein africain qui a porté à la diffusion du célèbre chien à quatre pattes « fidèle ami de l'homme à quatre roues » (slogan Agip) le long des routes d'une grande partie du continent. Les infrastructures pétrolières, des raffineries aux stations-service ont joué un rôle fondamental dans cette pénétration et ont été une clef pour garantir à l'Eni une certaine longévité sur le continent. Depuis beaucoup de choses ont changé, mais l'Eni n'a jamais délaissé l'Afrique et, au-delà de ses 8 milliards d'investissements en 2021, elle était encore le troisième plus gros investisseur du continent.

Cette thématique, de laquelle je me suis approchée avec l'objectif d'enquêter sur le complexe et ambigu parcours historique de l'Eni et les peu explorées relations de l'Italie avec le continent africain à l'époque post-coloniale, s'est révélée d'une actualité brûlante. Depuis des mois désormais, le gouvernement italien et sa Première ministre Meloni se réfèrent à un fantomatique aussi bien que problématique « Plan stratégique Mattei » dédié à définir les lignes-guide de la collaboration de l'Italie avec les pays africains. Finalement approuvé via un décret-loi le 16 novembre 2023, le plan se concentre sur « un grand nombre d'ambitions : de la coopération au développement de la santé, du partenariat énergétique à l'opposition à l'immigration illégale ». Cette fois, en effet, aux objectifs d'assurer l'accès à l'énergie et garantir des commandes pour les compagnies italiennes s'ajoute celui de développer des politiques durables de contrôle des flux migratoires - résolvant ainsi ce que la rhétorique de la droite italienne aime dépeindre comme la cause de tous les maux du pays.

Au cours du somment Italie-Afrique, auquel le plan a été présenté aux leaders européens et africains, Meloni a ironiquement reconnu la nécessité de ne pas « imposer et parachuter d'en-haut » politiques et projets - comme c'est arrivé dans le passé. Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l'Union africaine, a répliqué peu de temps après au discours de Meloni, en déclarant : « l'Afrique est prête à discuter des contours et des modalités d'actualisation du Plan Mattei, cependant nous aurions souhaité être consultés ».

Traduction : Damien Almar, Août 2024
Photo de Une : Giliua Scotto, Dar es Salaam (Tanzania), 2019. Entrée du siège de Tazama
Zapruder n° 64, Profondo nero. Storia e storie del petrolio.

Bibliographie

Björkman, L.
(2015) Infrastructure as Method, chapitre supplémentaire in Pipe Politics, Contestes Waters, Duke University Press, Durham

Chakrabarty, D.
(2021) The Climate of History in a Planetary Age, University of Chicago Press, Chicago.

Hein, C.
(2022) Oil Spaces : Exploring the Global Petroleumscape, Routledge, London.

Larkin, B.
(2013) The Politics and Poetics of Infrastructure,
'Annual Review of Anthropology', n. 42, pp. 327-343.

Rancière, J.
(2006) The Politics of Aesthetics, Bloomsbury Academic, London - New York.


[1] 'Italian Penetration of the Zambian Economy', The Financial Times 14 août 1969, Archive historique Eni.

[2] 'Oil Together ! It's Longer as aPipe Dream', Times of Zambia, 3 septembre 1968, Archives nationales de Zambie.

[3] « Oil Together ! It's Longer as aPipe Dream », Times of Zambia, 3 septembre 1968, Archives nationales de Zambie.

[4] D. T. (directeur général de Tazama), interviewé à Dar es Salaam le 16 juillet 2019.

[5] D. T. (directeur général de Tazama), interviewé à Dar es Salaam le 16 juillet 2019.

[6] D. T. (directeur général de Tazama), interviewé à Dar es Salaam le 16 juillet 2019.

[7] A. R. K. (habitant de Mlandizi et patrouilleur pour Tazama), interviewé à Mlandizi (Tanzanie), le 10 août 2019.

[8] A. R. K. (habitant de Mlandizi et patrouilleur pour Tazama), interviewé à Mlandizi (Tanzanie), le 10 août 2019.

[9] De l'Océan indien au cœur de l'Afrique : l'oléoduc Dar es Salaam - Ndola de Raul Brunlinger (Italia, 1969). Archives hisoriques Eni.

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