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03.03.2025 à 12:29

Penser le « Printemps serbe » : une autre révolution est possible

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Depuis la tragédie de la gare de Novi Sad, survenue le 1er novembre 2024 à 11h52, la Serbie connaît un mouvement social d'une ampleur inédite. Vingt ans après les mobilisations de masse qui ont fait chuter Slobodan Milošević, le pouvoir vacille une seconde fois, alors que chaque jour donne une vigueur nouvelle aux centaines de milliers de personnes qui descendent, désormais quotidiennement, dans la rue.
De l'émoi des premières heures a jailli un souffle contestataire qui, progressivement, (…)

- 3 mars / , ,

Texte intégral 1670 mots

Depuis la tragédie de la gare de Novi Sad, survenue le 1er novembre 2024 à 11h52, la Serbie connaît un mouvement social d'une ampleur inédite. Vingt ans après les mobilisations de masse qui ont fait chuter Slobodan Milošević, le pouvoir vacille une seconde fois, alors que chaque jour donne une vigueur nouvelle aux centaines de milliers de personnes qui descendent, désormais quotidiennement, dans la rue.

De l'émoi des premières heures a jailli un souffle contestataire qui, progressivement, a fait sauter tous les appuis prétendument infrangibles d'un régime fondé sur la corruption. La démission du Premier ministre Miloš Vučević le 28 janvier dernier n'a en rien freiné les ardeurs d'un mouvement qui, et c'est là que réside sa force première, énonce clairement ses fins. Les étudiants de Belgrade, de Novi Sad et d'ailleurs, ont exprimé, ces derniers mois, des revendications très précises : publication de tous les documents concernant l'appel d'offres sur la construction de la nouvelle canopée de la gare de Novi Sad ; réforme de l'institution judiciaire ; baisse de 20% des frais de scolarité. En somme, l'objectif est clair : abattre un système corrompu jusqu'à la moelle, dont la catastrophe du 1er novembre fut une émanation traumatisante pour de larges pans de la société. La chute d'Aleksandar Vučić et de ses janissaires devient alors, bien qu'inévitable, secondaire.

Aujourd'hui, les étudiants et toutes celles et ceux qui les ont rejoints – professeurs, artistes, agriculteurs, avocats, médecins, policiers, informaticiens… jusqu'aux vétérans des guerres de Yougoslavie – sont considérés par l'exécutif, à mesure d'interventions télévisées sur Pink TV, comme manipulés par des « agents de l'étranger ». Cette accusation, évidemment infondée, témoigne d'une méthode classiquement usitée par le président Vučić, qui consiste à calomnier et à employer la multitude de canaux dont il dispose – le SNS au pouvoir contrôlant la quasi-totalité des médias du pays – pour relayer ses propos. Seulement, à force, la société serbe n'est plus dupe et l'effet concret de la défaillance structurelle du régime, et du système dont il n'est que le fruit, a suffi à allumer une étincelle pas prête de s'éteindre. Entretenue farouchement par ces milliers de personnes mobilisées, dont les étudiants, réunis en plénums décisionnaires, dictent la marche, la flamme ne cesse de grandir, au point de devenir incontrôlable aux yeux du pouvoir.

L'objet de cette plongée dans ce qui agite toute une nation depuis des mois consiste à saisir en quoi le mouvement que nous avons sous les yeux est d'une puissance révolutionnaire conséquente. Ce qui émerge, et continuera à émerger, d'un tel phénomène, massif, structuré, efficace, ce sont des manières nouvelles de faire la révolution, pour l'heure difficiles à appréhender dans les grilles de lecture habituelles que l'on projette sur ce qui serait « une révolution de couleur » - « la plus sale de l'humanité » selon les mots du président serbe.

Il est difficile de penser ce nouvel épisode contestataire en Serbie sans voir l'héritage direct de la « révolution gâchée » menée par l'Otpor au tout début des années 2000. Cette génération, mutilée par l'instauration progressive du système de corruption généralisé qui gangrène le pays, se voit quelque part vengée par celles et ceux de vingt ans qui, si persistent quelques motifs ataviques, inventent une forme nouvelle d'organisation révolutionnaire. Pour reprendre le mot de Walter Benjamin, « n'est-ce pas autour de nous-mêmes que plane un peu de l'air respiré jadis par les défunts ? » [1]. Cette inscription de la révolution que connaît aujourd'hui la Serbie dans un périmètre historique plus large n'enlève rien à son caractère proprement neuf. La première force, déjà évoquée, du mouvement réside dans l'établissement d'une liste claire de revendications, qu'il sait inatteignable dans les coordonnées du régime actuel : ce point le rend maître des horloges, le pouvoir ne pouvant pas le satisfaire sans péricliter. Même le départ du président Vučić ne pourrait endiguer – en théorie – un mouvement de plus en plus indifférent à son sort.

Un deuxième point réside dans le mode décisionnaire qu'appliquent rigoureusement l'ensemble des facultés, indépendantes entre elles mais organisées autour deux principes simples : celui de l'autogestion – tradition yougoslave – et, surtout, celui de la prise de décision collective et horizontale, au sein des plénums. La révolution qui prend forme se bâtit ainsi comme un archipel de foyers qui parviennent à se coordonner et s'unir pour mener des actions efficaces à l'échelle du pays. Ces derniers jours, les étudiants des quatre plus grandes villes du pays – Belgrade, Novi Sad, Niš et Kragujevac – se sont retrouvés à Novi Pazar. Dans le même temps, un nouvel appel à la grève générale, pour le 7 mars, a été lancé par les étudiants de Novi Sad, et des ronds-points et carrefours ont été bloqués suite à l'élection illégitime du nouveau maire de la ville. Ces multiples exemples, encore chauds, ne sont qu'une infime partie de l'ensemble des actions initiées, à tous les niveaux, par les plénums : le calendrier de la révolution, défini au jour le jour et de manière décentralisée, devient alors incontrôlable car imprévisible.

L'horizontalité d'une masse étudiante à laquelle s'agrègent, au fil des semaines, des centaines de milliers de personnes, fait survenir des modes d'action spécifiques à analyser. Le déploiement, simultanément sur tout le territoire et sur le temps long, d'une logique d'occupation – statique ou mobile – de l'espace public constitue l'aboutissement du mouvement des places initié à l'orée des années 2010. Jacques Rancière voit dans les mouvements occupy, notamment celui du parc Zuccotti à New York, un détournement foncièrement politique de l'espace qui consiste « à rompre avec ce partage matériel et symbolique des rôles » [2]. Ce qui se déroule en Serbie corrobore précisément cette intuition : les étudiants ne veulent pas le pouvoir, ils l'exercent déjà, ils font rentrer la politique là où elle devrait se trouver avec l'exigence pourtant paradoxale d'un respect des institutions. En réalité, cette symbiose – l'hôte étant l'occupation statique, le symbiote, son pendant mobile, ou inversement – dépasse l'espace public physique pour conquérir les nouveaux espaces communicationnels de l'époque. La maîtrise des codes des réseaux sociaux par la génération ici aux commandes confère aux images une diffusivité nouvelle. Encore une fois, les printemps arabes, érable, le mouvement des places et les Gilets Jaunes voient ici parachevées et affinées les méthodes qu'ils avaient spontanément fait naître.

Finalement, reste l'évidence : le mouvement tient parce qu'il s'est substitué à la masse informe et résignée. Le choix naturel mais délibéré des étudiants de Novi Sad et d'ailleurs de choisir, comme revendication fondamentale, un dénominateur commun irréductible – le combat contre la corruption endémique d'un système – le rend désormais invincible. Selon une enquête du Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité (CRTA), c'est près de 80% de la société serbe qui soutient le mouvement. C'est aussi ce qui le rend, en plus de son pacifisme assuré, si difficile à réprimer dans la violence, comme on peut le voir dans d'autres pays. La société serbe, traumatisée par la violence et ses évocations, des réminiscences de la guerre aux fusillades qui ont meurtri le pays en mai 2023, ne tolère pas la moindre attaque sur les manifestants, et notamment les étudiants. Le pouvoir est alors contraint de la jouer masqué, mandatant des miliciens vêtus de noir pour terroriser un peuple qui ne le sera désormais plus.

Si composite qu'il soit, le « Printemps serbe » est porteur, dans son rapport pratique à la mise en œuvre révolutionnaire, d'un projet cohérent. C'est par la praxis que les étudiants et tous les autres ont rendu leur mouvement inextinguible, sans ligne idéologique préétablie mais sur une ligne de crête permanente, où s'agglutinent tous ceux qui sentent qu'il est temps d'asséner le coup fatal à un système agonisant. Il est aujourd'hui difficile d'esquisser les contours d'une Serbie rénovée ; mais ce qui se dégage, depuis des mois, a le mérite d'ouvrir une brèche : à tous ceux qui ne s'y sont pas encore aventuré de franchir le pas.

Godefroy Gaillard


[1] Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d'incendie. Une lecture des Thèses « Sur le concept d'histoire », Paris, Éditions de l'Éclat, 2014, p. 43

[2] Jacques Rancière, Les trente inglorieuses. Scènes politiques, Paris, La Fabrique, 2022, p. 158

03.03.2025 à 11:58

Grèce : « Je n'ai pas d'oxygène »

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Lumières obscures, révoltes et courants d'air

- 3 mars / , ,

Texte intégral 804 mots

« Je n'ai pas d'oxygène » est une phrase enregistrée dans les appels d'urgence le jour du drame à Tempé qui a fait 57 morts. C'est aussi le slogan sous lequel les gens ont manifesté hier, jour d'anniversaire du drame, dans ce qui semble être une des plus grandes manifestations populaires en Grèce depuis la Metapolitefsi et la fin de la dictature des colonels.

Les luttes populaires sont des rapsodies. Elles se tissent les unes avec les autres, se font écho, se relient de façon têtue, entretiennent des rapports citationnels. C'est ainsi qu'hier dans la manifestation à Bruxelles en écho aux manifestations en Grèce on pourrait lire sur une pancarte « I can't breath » en référence aux manifestations étatsuniennes suite à l'assassinat de George Floyd.

« Nos vies, leurs profits », « ce n'était pas un accident mais un assassinat d'État », cette journée d'hier, cette journée d'une des plus grandes manifestations populaires en Grèce, est venue après un mois est demi pendant lequel, pratiquement chaque jour, nous sommes abasourdis là-bas comme ici par les agitations de la nouvelle administration américaine, Trump, Musk et compagnie. Dark MAGA, fascisation à gogo, Lumières obscures à l'esthétisation des jeux vidéo. Que les crevards crèvent, Famille, Patrie, énergie masculine et puces électroniques. Méga-technique, méga-bassines, méga-propriété, le nouveau Prométhée n'aura jamais assez.

C'est le démantèlement des services publics qui est à l'origine du drame ferroviaire à Tempé. Depuis 2008 et l'explosion de la dette souveraine, le pays est mis à genou. La dépression n'a pas de fond. Tout le monde le sait, le sent, ce sont nos vies face à leurs profits. Mais nos luttes rendent nos morts immortels. JUSTICE. Hier à Athènes, le nom de chacun et chacune des 57 morts est appelé, à l'annonce du nom la foule reprend « présent » ou « présente ». A la fin, la foule annonce qu'ils et elles sont et resteront athanatoi, immortels. Arrêt. Temps d'arrêt. Transports à l'arrêt, écoles, universités, administrations fermées, comme la plupart des magasins dans le centre d'Athènes. Le pays est en grève générale, pendant une longue journée et dans une très large étendue, les rues d'Athènes appartiennent à cette grève, à ces piétons venant des partout, comme des fourmis sorties des leurs fourmilières qui s'unissent pour devenir non pas un grand nombre mais des innombrables. Des fourmis transformées en cigales et qui rêvent qui chantent des printemps en plein hiver.

La veille, le 27 février, des personnes détenues dans plusieurs centres pénitenciers en Grèce ont signé un communiqué de solidarité : « Nous, prisonniers dans des prisons grecques, unissons nos voix à celles des parents des victimes de Tempé et de tout le peuple qui manifestera dans les rues et sur les places pour réclamer justice » [1]. Décidément, c'est le monde à l'envers. Et c'est bien de ça dont il s'agit, renverser le monde, pour que nos vies et nos morts comptent plus que leurs profits. Pour que nos chants de justice fassent reculer leur liberté privatisée qui pue les pesticides et accapare l'eau. Amazon a soif mais nous aussi. Les data centers ont soif mais nous aussi.

Les universaux ne sont pas des armes à assujettissement. Ni des simples outils d'expansion coloniale. Pour les luttes populaires qui se tissent en rapsodies, l'eau que nous buvons, l'air que nous respirons sont des universaux concrets. Certaines figures révolutionnaires du passé ont pourri. Et la nouvelle réaction en tire profit. Il faut laisser ce qui a pourri pourrir au compost. Ce n'est pas à jeter, c'est ce à partir de quoi nous est une hypothèse à régénérer. Des prisonniers qui donnent de l'air et demandent justice pour des gens qui manifestent dehors, solidarité, égalité, liberté, dignité, nous avons soif d'histoires qui ne soient pas trop grandes ni trop petites. Nous avons besoins d'histoires qui sont des appels d'air. Dans ce monde irrespirable, nous est encore là.

Maria Kakogianni


03.03.2025 à 11:03

Conversations avec Annie Le Brun

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L'insistant désir de voir s'élargir l'horizon

- 3 mars / , ,

Texte intégral 3429 mots

Les éditions L'Échappée publient un ensemble d'entretiens d'Annie Le Brun qui, alors qu'elle nous a fait la mauvaise surprise de nous quitter l'été dernier, constituera pour les novices une parfaite introduction à son œuvre, et pour les autres une mise à jour utile, à travers une sorte d'autoportrait parlé. Rappelons que lundimatin l'avait invitée pour un formidable entretien vidéo, il y a de cela deux ans : [pour un communisme des ténèbres->https://lundi.am/Pour-un-communisme-des-tenebres.

D'abord la reprise d'un entretien dense et éclairant qu'Annie Le Brun avait accordé à la revue Brasero en 2021. Toute l'attention de ses interlocuteurs, Rémy Ricordeau et Sylvain Tanquerel, lui donne l'occasion de se confier sur son enfance, sa maturation intellectuelle et son parcours. Elle dit ce qu'elle doit à une institutrice se réclamant de « l'école émancipée » de Célestin Freinet, ensuite les années ennuyeuses du lycée de filles (« fabrique des rôles féminins ») et enfin la découverte de la philosophie ; qui dès lors lui paraît « l'arme la plus fiable pour échapper à la banalité du monde ». La période est sombre, sur fond de guerre d'Algérie et de violence policière.

Enfin la littérature, une certaine littérature, prend le pas sur la philosophie qui va s'avérer décevante pour elle, trop abstraite, trop peu imagée sans doute. Les engouements de l'époque, le Nouveau Roman, la Nouvelle Vague, ne trouvent chez elle un écho. Son frère lui offre Nadja d'André Breton, enfin une découverte ! Elle s'en va bientôt recopier en bibliothèque L'Anthologie de l'humour noir et L'Amour fou. C'est de ce côté qu'elle va pencher, car le surréalisme lui semble poser la bonne question : comment vivre ?

C'est à Rennes, sa ville natale, où elle a grandi, qu'elle rencontre un jeune homme tout comme elle passionné par le surréalisme, Hervé Delabarre, jeune poète avec qui elle se lie d'amitié. Ils vont ensemble rencontrer André Breton à Saint-Cirq-Lapopie, où il séjournait en été (nous sommes en 1963). Or, « Avec Breton, c'est toujours le dernier arrivé qui a raison. [1] », il n'a eu de cesse de miser sur ce qui commence. Aussi lui donnera-t-il bientôt une place. Quelque temps après, elle quitte la province et s'inscrit à l'école du Louvre, à Paris, où elle est invitée à rejoindre le groupe. Mais, à part Jean Benoit, Radovan Ivšić et Toyen, elle y trouve des gens plutôt prisonniers d'un rôle qu'ils pensent devoir jouer. Cependant, durant l'été 1966, Breton la choisit pour parler de l'humour noir au colloque de Cerisy-la-Salle consacré cette année-là au surréalisme. Il lui demande de parler en son nom, de le représenter, en quelque sorte. Elle, âgée de seulement 24 ans, et qui n'a encore rien écrit, rédige cependant une communication qu'elle demande à Breton d'approuver, ce qu'il fera lors d'une conversation téléphonique qui sera la dernière. Il mourra quelques semaines plus tard, le 28 septembre.

Quand mai 1968 survient, les surréalistes ne sont pas au mieux de leur forme, ils adoptent un ton quelque peu paternaliste qui sera raillé, « à juste titre », précise Annie Le Brun, par les situationnistes. Elle circule dans le quartier latin, assiste aux réunions, assemblées, vote un jour la proposition de repeindre la Sorbonne en rouge. Un n° de l'Archibras, revue des surréalistes de l'époque, est publié en juin de cette même année, sans noms d'auteurs. Annie Le Brun a rédigé l'éditorial titré : « Vivent les aventurisques ! » La publication est attaquée pour incitation au meurtre, démoralisation de l'armée et injure au chef de l'État.

Par la suite, sur décision de Jean Schuster, le groupe se défait ; avec Radovan Ivšić, Toyen, et quelques autres, dont de nouveaux arrivants tels que Jean-Christophe Bailly et Pierre Peuchmaurd, Annie Le Brun tente de conserver un espace collectif de liberté créative. C'est dans cette période que, par l'intermédiaire du poète Georges Goldfayn, elle découvre la vague féministe en provenance des États-Unis, qui se prolonge en France à travers des publications à forte teneur idéologique : « l'homme remplaçait ‘‘l'ennemi de classe'' et l'écriture féminine, en prise directe sur le vagin, était glorifiée comme l'avait été ‘‘l'art prolétarien''. Je n'y ai pas tenu. » En réaction à ce courant en plein essor, elle écrit Lâchez tout [2]. Loin d'y combattre le droit à la contraception et à l'avortement, qu'elle soutenait évidemment, elle souligne et critique une recodification des rapports sexuels, un moralisme de retour. Se réclamant de Flora Tristan ou de Louise Michel, elle incarne la seule critique libertaire de ce néoféminisme désormais parisien.

Comment une femme avait-elle pu écrire un tel pamphlet contre elle-même ? La question se posa aussi grossièrement dans les rédactions, mais il fallut s'y résoudre, Annie Le Brun était une femme, et elle n'avait rien d'une réactionnaire. Elle s'en prenait à Simone de Beauvoir : « [le deuxième sexe] ne représente-t-il pas la somme de tout ce qui est venu alourdir, freiner, parasiter l'élan premier de la révolte féminine » [3]. Elle relevait avec malice que la maison mère des éditions des femmes était sises rue des Saint-Pères, soit « un lapsus géographique qui ne trompe pas ». À Hélène Cixous qui écrivait dans une préface : « nous sommes toutes des hystériques. », elle rétorque : « … le monde s'enrichissait d'une solidarité révoltée quand, en 1968, quelques-uns se déclarant ‘‘tous juifs allemands'', n'avaient à y gagner que l'anonymat du matraquage, alors que le monde s'appauvrit quand une universitaire en est réduite à s'approprier la folie des autres pour se parer d'un nouveau fard littéraire. » [4] Plutôt que de « tant de minauderies obscènes » elle réclame qu'on se souvienne d'Unica Zurn, « de sa solitude légère, ‘‘pareille à un vide blanc'' : de s'être jetée d'une de leurs fenêtres, elle a ouvert une brèche dans le mur de la vie, laissant flotter sur un ciel plombé d'explications la dentelle transparente des questions éperdues de l'enfance. » [5] Si elle se moque de Xavière Gauthier, Benoîte Groult ou Annie Leclerc, de Julia Kristeva et son « inanité structurale », c'est d'ailleurs pour mieux célébrer Virginia Woolf, Thérèse d'Avila, les femmes de la Commune, Danièle Sarréra [6], ou le FHAR et Guy Hocquenghem.

Le Nouvel Observateur fait paraître le 28 novembre 1977 un article furibard de Mariella Righini, intitulé Madame Judas, où il est question de la brutalisation, citations à l'appui, de la cause des femmes par celle qui a commis Lâchez tout. Pas vraiment d'arguments, mais de la mauvaise humeur, certes compréhensible de la part d'une personne qui s'est sentie visée.

Quelques mois plus tard, le même hebdomadaire publiait une sorte de droit de réponse d'Annie Le Brun, une tribune ayant pour titre : Un stalinisme en jupons.

« il serait absurde, ou inconséquent, commence-t-elle, de mettre un seul instant en cause la lutte des femmes contre leur misère réelle. Et telle n'est pas, évidemment, mon intention. Mais aujourd'hui, ce qui inquiète, c'est l'exploitation spectaculaire de cette misère par une idéologie qui, pour se présenter comme progressiste, n'en condamne pas moins les femmes à vivre entre elles dans un ghetto. » [7]

Entre-temps, une émission télévisée avait allumé les ondes [8], où elle apostropha quelques représentantes de ce néoféminisme, dont Gisèle Halimi, le public ainsi averti faisait connaissance avec une intellectuelle résolue à ne pas se laisser attraper par les leurres d'une modernité desséchante, ni par les modes puritaines.

L'émission eut un certain retentissement et Jean-Jacques Pauvert fit envoyer des fleurs à celle dont il serait bientôt l'éditeur et l'ami. Une amitié nourrie et enthousiaste ; elle déclare à propos de Pauvert : « J'ai rarement rencontré une intelligence si vive, dont un des charmes était de fuir l'abstraction comme la peste. » En 1982, par son entremise, elle publiait Les châteaux de la subversion, une suite critique inscrite dans les pas d'André Breton et du surréalisme, avec regard sur le roman noir, ou « trouvaille gothique », ‒ ici le Melmoth de Maturin, le Moine de Lewis ‒, ou encore Sade, c'est-à-dire en ces endroits où la poésie de ce temps-là, le siècle xviii, semblait s'être réfugiée. Son approche de Sade, notamment, donne idée à Pauvert de la solliciter pour une étude plus approfondie de l'auteur des Cent vingt journées de Sodome. Ainsi naîtra Soudain, un bloc d'abîme, Sade, qui s'annonçait comme une introduction à l'œuvre, mais qui prit une ampleur inattendue. C'est qu'Annie Le Brun avait constaté que personne n'avait vu ou signalé l'articulation, pourtant évidente, dans un contexte historique bien précis, entre la philosophie et le corps chez Sade. Elle raconte, toujours dans l'entretien accordé à Brasero et repris dans ce volume, sa visite d'un zoo dans le quartier du Bronx, à New-York, la vision de rapaces dans une volière lui donne une clef, elle y voit les libertins décrits par Sade… « À travers cette luxueuse sauvagerie, la couleur des plumes, la forme des serres et des becs affirment quelle irréductible criminalité est à l'œuvre dans la nature. » Et pour elle, Sade a perçu ce que les encyclopédistes n'avaient pas vu, « à savoir que les idées et les principes ne suffisent pas, car il est une violence de la nature qui se retrouve aussi à l'intérieur de l'Homme. »

Aux commentateurs de Sade qui l'ont précédée, elle ne ménage pas ses critiques. Ils l'ont instrumentalisé d'après leurs intérêts théoriques, ils l'ont tiré vers le nihilisme, Foucault en particulier, alors que, pour elle, Sade s'oppose au nihilisme. Et à Jacques Henric, qui l'interviewe pour Art Press, elle explique son éblouissement d'avoir vu en la démarche de Sade un refus de l'opposition entre la tête et le corps, ou plus exactement d'avoir vu que le fondement de la pensée en tant que fonction imaginaire tient dans l'affrontement de l'une et de l'autre. Elle ajoute :

« Pour ma part, j'ai beaucoup de mal à poser d'un côté le corps, le physique, le concret, le vécu et de l'autre, une pensée, une écriture. D'autant que je ne me reconnais pas du tout dans ce que cette génération-ci s'est plu à mettre sous ces vocables, plus flous les uns que les autres. Tout ce qu'on a jusqu'à présent avancé comme ‘‘physique'', ‘‘concret'', ‘‘vécu'', me paraît, au contraire, témoigner d'une vaste entreprise d'effacement du corps, du corps mortel, du corps périssable, du corps unique. » [9]

En 1988, la publication d'Appel d'air entraînera la rencontre avec Guy Debord qui souhaite la connaître, d'autant qu'il a pu constater qu'elle parlait de lui dans son livre. Il avait lu ses essais sur Sade, comme on peut le vérifier dans une lettre de février 1990 :

« Je devais depuis longtemps vous remercier pour vos livres sur Sade. J'ai lu tout de suite le plus bref, et Bloc d'abîme assez peu après. Votre Sade est le vrai, j'en suis sûr. Je dois aussi avouer que je suis un sadien peu savant. […] … je savais vaguement, par la rumeur publique, que l'on trouvait Sade trop nazi chez les staliniens, ou trop grand seigneur chez les socialistes ; mais je ne lis jamais ces gens-là. Je crois donc facilement que vous avez raison en renvoyant tant d'autres experts à la Littérature, ou même à la niche des glapisseurs de Dieu. »

D'abord à Paris, puis en Auvergne où Debord et sa compagne Alice sont installés, Annie Le Brun et Radovan Ivšić vont les visiter. Debord aimerait faire quelque chose avec Annie, de quoi déplaire aux anciens surréalistes comme aux anciens situationnistes. Mais Jean-Jacques Pauvert a découvert des inédits de Raymond Roussel et il a sollicité son amie sadienne pour une relecture de l'œuvre, de quoi la requérir pour une longue période. Aussi la collaboration Debord-Le Brun ne se fera-t-elle pas, et, comme on le sait, Debord se suicidera en novembre 1994.

Mais, c'est d'un ancien proche de Guy Debord, Jaime Semprun, animateur de L'Encyclopédie des nuisances, qu'elle se rapprochera, notamment au moment de la publication du manifeste anti-technologique de Theodore Kaszyinski, qu'elle avait préfacé [10].

Elle prend conscience d'une nouvelle forme de censure, reposant sur l'excès et non sur la privation, ce sera le point de départ de son essai : Du trop de réalité. Voyant que le sensible est mis à mal aussi à travers l'art, elle commence à s'interroger sur le devenir de la forme, en cette époque dévitalisante. La mort soudaine de celui qui avait écrit L'abîme se repeuple viendra interrompre leurs échanges sur ce sujet comme sur d'autres.

Elle suivra son compagnon Radovan Ivšić dans ses aventures artistiques, consacrera plusieurs ouvrages aux questions de l'art et du marché, de l'imagination colonisée par le capital, de la confusion galopante entre réel et fiction. La conversation avec Rémy Ricordeau et Sylvain Tanquerel se termine par l'évocation de son travail avec le graphiste Juri Armanda pour la rédaction de Ceci tuera cela et des éclats de rire qui ont accompagné ces moments de mise en commun.

Suivent quatre autres entretiens et le texte d'une conférence donnée à l'institut français de Prague en 2021, à propos de sa grande amie : l'artiste tchèque Toyen (1902-1980). Ce petit livre, L'insistant désir de voir s'élargir l'horizon, constitue autant un premier contact éclairant qu'une invitation à lire l'œuvre vivifiante d'une essayiste indépendante de toutes les modes, se défiant de toute superstition comme de toute rationalisation, et restée tout au long si volontiers impitoyable et toujours désirante.

Jean-Claude Leroy

Annie Le Brun, L'insistant désir de voir s'élargir l'horizon, éditions L'Échappée, 128 p., 2025, 13 €.


[1] La phrase est du poète Radovan Ivšić, qui fut le compagnon d'Annie Le Brun.

[2] Annie Le Brun, Lâchez tout, Le Sagitaire, 1977.

[3] Annie Le Brun, Lâchez tout, éditions Le Sagittaire, 1977, p. 17.

[4] Opus cit., p. 53.

[5] Opus cit., p. 53.

[6] Danièle Sarréra est un des pseudonymes de l'écrivain Jean-Paul Baron, plus connu sous le nom de plume Frédérick Tristan.

[7] Cf. Le Nouvel Observateur du 27 février 1978.

[8] Apostrophes du 10 février 1978.

[9] Cf. notamment un entretien d'Annie Le Brun accordait en 1986 à Jacques Henric pour Art Press (n° de juillet-août 1986).

[10] Theodore Kaszyinski, Manifeste : l'avenir de la société industrielle, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1996.

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