03.03.2025 à 10:30
Thèses sur le concept de compétence (Suite)
Jacques-Alain Marie, dans ces Thèses, établit la nécessité de prendre la compétence très au sérieux : il la traite comme un concept. Après la publication en novembre 2023 des thèses n° 1, 3, 4, 5, 6 et 7 (voir ici et ici), et des thèses n° 8, 9, 10 et 11 en janvier 2024 (voir là), nous publions aujourd'hui, après un petit rappel de la « situation », la thèse n° 16 – dite « thèse de la capture ». Nous rappelons qu'un « Appel contre les compétences » circule actuellement en France, et alentour, dans tous les lieux d'enseignements – de la maternelle à l'université. L'Appel est à lire ici. Il a déjà été signé par plusieurs centaines d'universitaires. Il peut être également signé électroniquement, là. Il s'adresse à toutes les enseignantes et tous les enseignants, depuis la maternelle jusqu'à l'enseignement supérieur. Nous attirons l'attention sur le caractère d'urgente actualité que revêt la question dans les universités. À l'Université de Rennes 2 par exemple, le dispositif de basculement vers l'approche par compétences est en train d'être enclenché : nous conseillons vivement d'aller jeter un œil à ce document interne, graissé par les soins de Pontcerq : ici. Alors qu'une très large majorité d'enseignantes et d'enseignants semble sans réagir accepter la notion, voire la relaie (consciemment ou non) ; alors que les syndicats enseignants de gauche échouent complètement à faire s'élever une protestation contre ce concept (pourtant très évidemment néolibéral) (on a entendu des militants de SUD-Éducation le défendre) ; alors que des penseurs, de gauche eux aussi, s'en saisissent et l'acclimatent en se disant que peut-être ce n'est pas si éloigné de Freinet ; alors que dans les instituts de formation des enseignants (actuels INSPE) aucune voix critique ne se fait entendre distinctement (des critiques existent, mais restent vagues, et faibles) ; alors que les sciences de l'éducation ont joué dans le travail d'acclimatation « pédagogique » de la notion un rôle de premier ordre (à leur insu, apparemment...) –, notre but, par la publication de ces thèses, est de mettre en évidence les effets de la notion de « compétence » dans les discours et les pratiques de l'enseignement lui-même (et non plus seulement : dans les discours et les pratiques des gestionnaires de l'enseignement). Or c'est philosophiquement – et non pas seulement économiquement ou sociologiquement – qu'il nous semble nécessaire d'éclairer cette notion : d'où ces thèses – qui, précisément, cherchent à appréhender la compétence comme un concept. (Elles résultent de la mise en commun de contributions diverses – universitaires ou non –, dont les auteurs, actifs en France pour la plupart, signent collectivement sous ce nom inventé : Jacques-Alain Marie. Les angles d'approche du concept sont multiples ; on aura une thèse arendtienne par exemple, cohabitant sur le cercle avec une thèse deleuzienne. Une autre thèse est traduite de l'allemand. A été procédé à une unification stylistique, à quelques coupures que des redites nécessitaient – et à des renvois d'une thèse à l'autre, pour harnacher l'ensemble sur le cercle. La plupart des thèses sont placées sous l'autorité conceptuelle d'un auteur – vivant ou mort : cela n'implique donc pas que l'auteur en question soit l'auteur de la thèse écrite sous son nom [1].) J.-A. Marie L'enseignement capturé par S'il nous semble [2] sinon absolument indispensable au moins utile de faire passer dans ce qui suit, entre « pédagogie » et « enseignement », une ligne de séparation franchement marquée (et plus franchement marquée peut-être, qu'il n'est communément admis), c'est parce qu'on voit mieux en faisant cette distinction que sans la faire ce que la compétence accomplit réellement sur l'enseignement : partout où cette distinction n'est pas faite ou faite trop faiblement (dans les sciences de l'éducation notamment, mais aussi chez les philosophes refusant de s'affronter trop brutalement avec elles), on s'empêche d'articuler ce qui doit l'être ; on s'empêche de comprendre que – par la pédagogie – quelque chose est fait à l'enseignement, depuis un extérieur. On peut rétorquer qu'il est étrange de vouloir opposer ainsi pédagogie et enseignement : la pédagogie, se dit-on, n'est jamais que la science du bon ou du meilleur enseignement, c'est-à-dire une science ou un champ de savoir destiné, non pas du tout à asservir, mais à servir l'enseignement. C'est bien en ces termes en tout cas que toujours les pédagogues, quand ils entrent dans les écoles, s'adressent aux enseignantes et enseignants réunis : « Nous venons vous apporter ce que vous ignorez encore et qui vous permettra d'enseigner mieux. Nous sommes à votre service. » Et les pédagogues ne sont-ils pas, après tout, eux-mêmes d'anciens enseignants – sinon pour certains d'entre eux des enseignants encore en exercice, ne se faisant pédagogues que par intermittence ? Enseignants et pédagogues, semble-t-il, n'auraient donc qu'un seul et même but : enseigner à des élèves et leur enseigner au mieux. Pourquoi, dans ces circonstances, vouloir maintenir voire installer une opposition entre enseignement et pédagogie – plutôt que de s'en tenir à ce rapport de paisible continuité ? Il convient pour commencer de relever un état de fait troublant. Contrairement aux apparences, celui qui fait le départ entre enseignement et art d'enseigner, entre enseignement et pédagogie, ce n'est pas l'enseignant – c'est d'abord le pédagogue. Pour l'enseignant il existe bien sûr des problèmes pédagogiques : mais ceux-ci ne relèvent pas d'une science séparée ; ce sont des problèmes qui se posent aux enseignants mêmes. L'enseignant ne croit pas que sortant des bancs de l'université il est tout armé, muni de son savoir disciplinaire, pour affronter les vingt ou trente élèves qui lui font face tout à coup : mais cela ne veut pas dire que ces problèmes pédagogiques, qui se posent à lui, devraient relever d'une science à part et séparée [3]. L'enseignant peu expérimenté accueille avidement, pour cette raison, les conseils que lui prodiguent des collègues qui le sont plus que lui. Mais ces conseils pédagogiques ne relèvent pas pour autant de la « pédagogie », ou d'une « science de l'éducation [4] ». Au contraire, le pédagogue, de son côté, accomplit la distinction. C'est que faire cette distinction est en réalité le point de départ nécessaire à l'existence de sa science : il n'y a pas de pédagogie si les problèmes « pédagogiques » relèvent du seul enseignement, et des seuls enseignants. On connaît cette ritournelle, répétée à l'envi par les pédagogues – il faut la prendre au sérieux : « Les enseignants, disent-ils, sont pour la plupart excellents dans leurs disciplines respectives ; oui mais combien nombreux sont malheureusement ceux qui ne sont pas assez pédagogues et ignorent au débouché de leurs études académiques comment enseigner ce qu'ils savent. Il conviendrait qu'ils sachent moins de choses ; mais qu'ils soient en revanche formés à l'art de transmettre ce qu'ils savent. Or la pédagogie se donne expressément ce but : étant très exactement l'art de transmettre ce qu'on sait… » Ce discours, nous n'en mettons pas en question le bon sens pour l'instant (cela viendra). Nous nous contentons de remarquer que celui qui d'abord a besoin (et il en a besoin pour exister) de séparer enseignement et pédagogie, c'est le pédagogue – et non pas du tout l'enseignant. Celui-ci est tout au contraire celui qui ignore (involontairement ?) (volontairement ?) l'existence de la pédagogie séparée – et c'est bien, exactement, ce que le pédagogue lui reproche : croire qu'il pourrait aller droit à ses élèves – sans passer par lui. Plus tard, les choses peuvent « tourner » : et c'est le pédagogue qui (1° par bienveillance) (2° par modestie – sincère ou simulée) (3° par nécessité stratégique, ou ruse) effacera ce que la distinction entre enseignement et pédagogie a de trop tranché. Alors les pédagogues peuvent tout aussi bien tenir ce discours : « Nous ne sommes rien que des enseignants ; comme vous. Et la pédagogie est au service de l'enseignement. » (Au service de quoi d'autre serait-elle en effet, se dit-on ?) La séparation est effacée. Aux enseignants, les pédagogues répètent : « Nous sommes à votre service. Nous ne faisons que servir les buts qui sont les vôtres... » Cependant, est-ce le cas [5] ? Qui décide d'organiser l'enseignement selon l'approche par compétences fait dès l'abord l'hypothèse que les buts de l'enseignement ne sauraient être décidés par les disciplines ou par les disciplines seules. À tort ou à raison, le pédagogue de la compétence considère les disciplines mal placées pour déterminer ce qu'il est utile d'enseigner à l'élève, ce dont celui-ci a besoin, « dans la vie [6] ». Le pédagogue juge aberrant que la détermination des buts de l'enseignement puisse être ainsi abandonnée à des disciplines possiblement déconnectées aujourd'hui des besoins réels de la société (leur existence même n'est-elle pas après tout parfaitement contingente : n'étant que le résultat, pour chacune, d'un long processus historique ?). N'est-il pas éminemment plus rationnel, pour quelque chose d'aussi fondamental que la détermination des buts de l'enseignement, à l'intérieur d'une société donnée, de partir d'une analyse de la société présente et de ses besoins – autrement dit de partir de la société « telle qu'elle est » (et non pas de l'école telle qu'elle est) ? Ce qui est reproché à l'enseignement traditionnel, c'est précisément de n'enseigner que des disciplines (juxtaposées) (sans coordinations entre elles) (contingentes) (issues d'une histoire capricieuse, hasardeuse) : et ainsi d'imposer aux classes une myriade de choses variées et bariolées, voire possiblement contradictoires entre elles, et qui ne sont pas nécessairement ce dont l'élève a besoin « aujourd'hui », « dans une société comme la nôtre », « au XXIe siècle », etc. Ainsi la pédagogie en vient à se penser comme une instance capable de redéfinir « librement » – c'est-à-dire au surplomb des disciplines, extérieurement à celles-ci – les buts de l'enseignement. Dès à ce niveau (et avant même d'entrer dans le détail des apprentissages), la pédagogie est donc en mesure de se penser comme une instance de libération du « carcan des disciplines ». (« La question – écrit par exemple Catherine Reverdy, pédagogue à l'Institut français de l'Éducation – est de savoir comment concilier d'une part les carcans institutionnels et disciplinaires et d'autre part les finalités éducatives d'ouverture nécessaire des contenus à la société [7]. ») Et remarquons en passant que, si les disciplines sont considérées comme mal placées pour dire ce qui doit être enseigné, c'est aussi que mises en concurrence les unes avec les autres (par le simple fait d'être multiples et nombreuses, sur un temps d'enseignement nécessairement restreint), on aura toujours beau jeu de les soupçonner, quand il s'agit de dire ce qui doit être enseigné, de défendre leur propre chapelle. Et ce, d'autant plus que les disciplines sont traversées par des passions, en effet ; et que les combats y font rage – au-dedans de chacune, comme aussi entre elles – pour savoir quels objets importent. Or c'est précisément sur ces luttes acharnées – pourtant indéniables signes que des objets du monde importent, que des objets importent en ce monde : puisqu'on se bat pour qu'ils soient enseignés – que les pédagogues déversent leur ironie : est moqué à l'envi le débat du biologiste et du géologue, s'opposant l'un à l'autre dans une commission d'élaboration des programmes pour défendre voire imposer auprès des plus jeunes enfants l'objet d'étude qui est le leur ; de même seront moqués des débats entre historiens pour savoir s'il faut enseigner davantage, devant des lycéens, telle ou telle période historique ; ou entre enseignants de français pour savoir s'il faut préférer tel auteur à tel autre [8]. La pédagogie, plus impartiale, vient depuis un dehors pacifier ce désordre. Elle refait l'unité, « lutt[e] contre la fragmentation des apprentissages [9] ». Débarrassée de tout parti pris, et unique au lieu d'être multiple, comme le sont les disciplines, la pédagogie peut depuis l'extérieur décider plus sereinement des véritables buts de l'école, se dit-on. (Sa partialité n'est pourtant que l'expression de sa parfaite et froide indifférence à l'égard de tous les objets du monde – qui sont les objets de l'enseignement : le poème, le théorème, la mélodie, la loi sociale, l'oiseau...) (Rien ne caractérise mieux les disciplines, par démarcation d'avec la froide pédagogie, que d'avoir des objets, et des objets capables d'importer en ce monde, capables d'enflammer et de déchaîner des passions [10].) Quoi qu'il en soit, la pédagogie, dans la logique qui est celle de la compétence, dépossède les disciplines de leur pouvoir de déterminer ce à quoi tend leur enseignement. La grille de compétences – qui entérine les référentiels de sortie, à chacun des niveaux ou cycles de l'édifice scolaire – est très exactement l'instrument (le dispositif) par lequel une instance extérieure à l'enseignement, extérieure aux disciplines enseignées, vient édicter et lister – indépendamment de celles-ci – les buts de l'enseignement (de l'enseignement en général, comme aussi de l'enseignement des disciplines en particulier). « … j'appelle dispositif tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants [11]. » (La pédagogie est à ce titre un dispositif : et si l'on ne peut dire qu'elle détermine elle-même les buts de l'enseignement, elle est l'interface permettant à une autre instance placée derrière elle (instance de gouvernementalité) de piloter l'immense machine qu'est l'enseignement.) Et l'on comprend la nécessité de parler ici de capture : car la pédagogie ne vient pas se substituer à l'enseignement (aux disciplines) (à l'enseignement des disciplines). Et pour cause – elle se situe, par rapport à elles, sur un tout autre plan. Elle n'intervient toujours qu'après coup. Car il faut bien que les compétences soient cependant acquises sur un contenu ou sur une matière quelconque, c'est-à-dire dans une discipline [12]. Le décret de 2006 instituant en France le socle commun de connaissances et de compétences le précise : « L'enseignement obligatoire ne se réduit pas au socle commun. Bien que désormais il en constitue le fondement, le socle ne se substitue pas aux programmes de l'école primaire et du collège ; il n'en est pas non plus le condensé [13]. » Il fait donc autre chose – il agit sur un autre plan. (Cette stratégie de la capture par redoublement institutionnel – ici le socle venant redoubler les programmes, sans s'y substituer – a été étudiée par de nombreux historiens. Pour capturer, on vient doubler le schéma institutionnel existant : mais on le « laisse » fonctionner.) La pédagogie sait pertinemment qu'elle a tout intérêt à laisser fonctionner les disciplines, à les laisser faire ce qu'elles font et savent faire, de longue expérience (et la pédagogie sait, quoi qu'elle en dise, que les disciplines, dans une certaine mesure, ont fait leurs preuves ; elle sait que l'enseignement enseigne). Mais alors elle les laisse fonctionner pour mieux, ensuite, faire la capture de ce qui, de leur enseignement, doit de son point de vue être capturé. Puisque c'est elle désormais qui édicte et explicite les buts « en sortie » [14]. Elle n'a pas besoin d'entrer dans chaque interstice, d'intervenir à tout moment de l'enseignement : elle peut laisser faire ; elle a intérêt à laisser faire – le plus souvent ; du moment qu'elle puisse avoir la main, en sortie, à la fin, sur ce à quoi tout cela tend. Ceci explique que certains enseignants et enseignantes, encore aujourd'hui, dans le secondaire par exemple, ne soient confrontés que de manière assez lointaine à la « compétence » : on laisse par exemple les enseignantes et enseignants faire leur travail à peu près librement au quotidien, comme avant (enseigner l'histoire, la philosophie, etc.). Mais leur enseignement est en fait capturé à d'autres fins par la machine pédagogique, en sortie – par énonciation des finalités. On peut à titre d'exemple citer la manière dont les programmes de Sciences économiques et sociales pour le lycée, au cours des dernières années, ont été modifiés dans leur formulation fondamentale [15]. Quand dans un programme d'enseignement au sens strict sont traditionnellement indiqués des thèmes d'enseignement pour lesquels l'enseignant construit un cours [16] – dans les limites données par le cadre qui est celui de sa discipline [17], on trouve désormais des « objectifs d'apprentissages » dont certains sont exprimés sous la forme – très caractéristique – d'énoncés fermés : « comprendre que… », « savoir que... ». Indépendamment même de l'orientation idéologique en question (ici plutôt néolibérale – mais la teneur idéologique pourrait être autre), ce qui est en jeu est cette refermeture ou clôture de la discipline sur des énoncés « établis » et « admis », devenant les objectifs d'acquisition attendus pour les élèves : quand au contraire une discipline n'existe jamais qu'indéfiniment ouverte. Un tel exemple illustre déjà la manière dont par la formulation d'attendus la pédagogie vient bloquer et refermer, en le capturant, le fonctionnement libre d'une discipline [18]. Mais sans doute la capture est-elle plus visible encore dans le cas de compétences non plus seulement disciplinaires – mais de compétences dites transversales (et par exemple comportementales ou psychosociales), de plus en plus répandues dans les référentiels, comme on sait. (Ce sont les compétences citoyennes, sécuritaires, sanitaires, hygiéniques, informationnelles, etc. [19]) Car il devient alors encore plus apparent que la discipline n'est plus sollicitée que de façon intéressée, dans le but de faire acquérir quelque chose (un comportement, un savoir-être) qui n'est pas intrinsèque à celle-ci : et qui ne fait qu'utiliser le terrain de celle-ci pour s'implémenter. Les pédagogues, depuis plusieurs années, parlent en ce sens – et de façon caractéristique – de disciplines « contributives » : par ce terme il faut comprendre que l'on fait contribuer les disciplines à un plan d'enseignement qui leur est extérieur, sinon étranger [20]. Tout l'art du pédagogue de la compétence, comme expert chargé d'implémenter une compétence comportementale nouvelle dans une population, consistera précisément désormais à : 1° repérer les disciplines possiblement contributives ; puis 2° à faire redescendre dans les programmes de chacune d'elles la compétence en question, en la liant au mieux avec un contenu de programme ou avec des compétences dites disciplinaires, qui auront l'heur de s'y prêter. Art de la combinatoire et de la capture d'objets, s'il en est [21]. (Remarquons en passant que l'apprentissage, ainsi conçu, n'est plus structuré par les objets du monde mais par le seul développement ou cursus de l'élève et par la succession des compétences à mettre en œuvre pour lui : le « sens » de l'apprentissage est produit pour l'élève, pour le parcours individualisé et individualisant de l'élève : les disciplines s'alignent sur ce parcours – en contribuant [22].) Il convient d'insister dès ici sur le fait que la pédagogie, qui est fondamentalement discipline-disziplin, comme on va le voir, se trouve par ce biais en mesure d'utiliser – de capturer – les disciplines-fächer et leur autorité institutionnelle, pour les faire servir et contribuer à l'évaluation d'aptitudes (essentiellement des comportements) qui restaient jusqu'alors complètement en dehors de leur domaine, et qu'il ne serait venu à l'idée d'aucun enseignant de vouloir évaluer. (Voir les développements donnés en ce sens, sur l'extension du domaine de l'évaluation, dans la Thèse n° 11 [23].) En ajoutant des compétences comportementales aux compétences fach-disciplinaires dans les référentiels des disciplines, la pédagogie capture subrepticement l'autorité de l'enseignant (laquelle ne lui vient à l'origine que de sa maîtrise, en une discipline donnée, et qu'il n'a donc de légitimité à exercer que dans les limites de celle-ci) : la pédagogie capture cette autorité pour faire contrôler et évaluer à l'enseignant d'une discipline-fach des aptitudes ne relevant pas de celle-ci (ni, par conséquent, de sa sphère de compétence, au sens ici juridique du mot), mais relevant de la pure discipline-disziplin. Les enseignants se trouvent ainsi requis, mobilisés, pour travailler à ce pour quoi rien, dans leur discipline-fach, ne les destinait : la normalisation comportementale (disciplinaire-disziplinär) de leurs élèves [24]. Et voilà aujourd'hui l'enseignant d'EPS sommé d'évaluer la capacité d'altruisme, d'entraide et de motivation de ses élèves ; voilà l'enseignant de SVT mobilisé pour obtenir des élèves de meilleurs comportements affectifs, sexuels, et de meilleurs gestes barrières (compétences sanitaires et émotionnelles) ; voilà l'enseignant d'histoire mobilisé pour aider à l'acquisition de meilleurs comportements citoyens (apprendre à voter et à voter correctement, en s'informant aux bons endroits, etc.). La pédagogie de la compétence, en matière d'évaluation, signe une extension inédite de la compétence de l'autorité de l'enseignant : hors de sa discipline-fach – en direction de la discipline-disziplin [25]. Autrement dit la capture (de l'enseignement) n'est pas seulement une capture utilitariste (en vue de l'économie et du marché) ; elle est aussi une capture disziplin-disciplinaire. (La logique récente des labels et des certifications fonctionne également en ce sens. Un label est en effet mis en place extérieurement à toute discipline ; il serait cependant coûteux de le faire enseigner et certifier par des prestataires extérieurs : on mobilise alors des enseignants intérieurement aux établissements pour les faire contribuer, sur le temps scolaire le plus souvent, à l' « enseignement » des compétences inscrites dans ce label (sur la base du volontariat – ou non), mais surtout à l'évaluation et à la certification de ces mêmes compétences. La manière dont le personnel enseignant, le temps scolaire, le matériel et les locaux des écoles, sont « captés » pour servir à ces certifications extérieures donnent sans doute le point actuellement le plus avancé de ce que nous avons appelé ici la capture de l'enseignement. (Remarquons que c'est aussi à l'occasion de ces certifications que des enseignants prennent une conscience aiguë de l'évidement de leur tâche : ils ne sont plus sollicités que pour installer devant des ordinateurs connectés à un serveur extérieur leurs élèves, puis surveiller ceux-ci le temps qu'ils « apprennent » le contenu dudit label (un contenu dont l'enseignant ignore tout), avant d'être exposés à l'évaluation et à la certification automatisées [26].) ) On a pu relever ainsi un mouvement double, et en réalité réciproque, dans le dispositif de capture des disciplines : 1° à chaque discipline « mobilisée » (contributive) est attribué un cahier des charges – en plus des seules compétences disciplinaires – en termes de contribution à l'acquisition de compétences comportementales. 2° Et réciproquement, pour chaque compétence ajoutée à la grille, l'on cherchera à en « reverser » l'acquisition dans les divers programmes des disciplines aptes à « contribuer [27] ». Une telle reprise en main par la pédagogie (en termes de 1° « mobilisation » / 2° « reversement ») est aussi – ou déjà – une reprise en main éminemment politique de l'enseignement [28]. N. B. Il est frappant de constater que, sur cette question de la compétence, le mot de « discipline » pourtant essentiel pour comprendre ce qui se passe est souvent occulté des débats – oublié ou oblitéré. (Est-ce en raison de l'ambivalence du terme entre discipline-fach et discipline-disziplin en français, lequel met mal à l'aise les théoriciens [29] ?) Une telle occultation est en particulier absolument manifeste chez les pédagogues. Tout le sens de la révolution des compétences ne se comprend pourtant que par rapport à ce qu'elles font aux disciplines, que par rapport à ce phénomène de capture des disciplines [30]. Mais il nous faut revenir à cette question laissée en suspens précédemment : celle de l'apparent bon sens qu'il y avait, chez le pédagogue, à dénier aux disciplines le pouvoir de décider de ce qui doit être enseigné dans les classes. Le présupposé initial de la pédagogie de la compétence se trouve en effet ramassé tout entier dans cette façon d'aborder la question du but des enseignements : si on laisse, dit cette pédagogie, l'école être le lieu (incontrôlé) d'un enseignement de disciplines diverses et juxtaposées, il devient impossible de garantir que l'école sera bien au service de la société. Qui en effet donnera l'assurance que ce que les disciplines, dans leurs recès respectifs, décideront d'enseigner, sera véritablement conforme aux besoins des élèves – comme aussi aux besoins de la société elle-même (en termes d'emplois par exemple) ? (Ce « bon sens » politique rejoint ici le précepte néolibéral, fondé tout entier lui aussi sur une réflexion de bon sens apparent, à savoir : la nécessité du contrôle des dépenses publiques, dans les services publics en particulier, pour le bien de la société. Il faut en fonction de ce précepte pouvoir assurer que tout centime alloué au service public d'éducation, comme à tout autre service public, serve bien la société et les intérêts de celle-ci [31].) Une fois ces prémisses adoptées, ne devient-il pas aussitôt évident que c'est au gouvernement lui-même que revient en toute légitimité la tâche d'accorder l'école sur la société – et en particulier de déterminer ce que l'école se doit d'enseigner aux enfants – et dans quels buts ? La décision quant à ce qui doit être enseigné incombe donc aux représentants politiques : et non pas aux disciplines. Elle incombe à la société : et non pas à l'école [32]. Et la grille de compétences, dans cette perspective, devient très précisément le dispositif par lequel un gouvernement reprend la main sur l'enseignement prodigué dans ses écoles – en se donnant les moyens de redéfinir et de lister lui-même les buts de celui-ci. Or la pédagogie – comme « instance » ou simplement « discours » en surplomb des disciplines – devient pour cette capture l'instrument le plus sûr. De très nombreux pédagogues sont d'ailleurs persuadés d'accomplir une opération politique louable quand répondant à la demande gouvernementale ils se mettent à redéfinir les programmes, sous la forme de grilles de compétences. En l'occurrence, ils se persuadent d'accomplir un acte de réappropriation démocratique d'un pouvoir jusque là négligemment ou trop vite abandonné à l'arbitraire de disciplines instituées et échappant à tout contrôle politique. Certains parmi les plus enthousiastes sur cette pente vont jusqu'à réclamer que les programmes scolaires, organisés sous forme de référentiels de compétences, ressortissent effectivement des prérogatives du pouvoir politique – et par exemple soient très directement décidés et votés par le parlement, après tout élu au suffrage universel [33]. Or une telle capture a pour conséquence de mettre l'école à disposition du gouvernement : mieux, elle fait de l'école un instrument de gouvernement. (D'où une double thèse sur laquelle nous n'aurons de cesse de revenir buter : 1° la pédagogie est toujours déjà « gouvernement » ou « gouvernementalité » ; 2° le (bon) gouvernement est toujours déjà « pédagogie » [34].) Certes, le fonctionnement ancien (si nous entendons ici par « ancien » ce qui précède le moment de capture) n'empêchait pas le pouvoir politique d'exercer son influence sur l'école et sur le contenu même de ce qui y était enseigné. Pourtant, le pouvoir central n'avait pas directement la main sur le contenu des programmes ; en particulier le voyait-on se heurter, institutionnellement, aux disciplines – difficiles à manœuvrer. 1° D'abord parce que les disciplines sont multiples et dispersées : une discipline pouvait bien céder et pencher soudain vers un bord, obéissant à quelque pression gouvernementale (ou à une manœuvre émanant de quelque autre instance), sans pour autant que les autres l'accompagnent nécessairement sur cette pente. 2° Ensuite parce qu'il est connu que les disciplines, institutionnellement, sont des corps mastodontes – lents à remuer : elles sont faites de la juxtaposition et du complexe amalgame de départements universitaires dispersés, de revues d'inclinations diverses voire possiblement antagoniques, internationalement connectées, d'associations d'enseignantes et d'enseignants, de syndicats, de courants d'idées divers et mouvants… Il fallait des années pour obtenir qu'un changement ait lieu dans un programme : car il était nécessaire de faire plus ou moins s'accorder, à l'intérieur d'une discipline, ses différents courants, et de composer avec chacun d'eux au milieu de la cacophonie. Ainsi, un gouvernement n'a jamais sur les disciplines qu'une prise limitée – à moins que celles-ci ne soient véritablement mises au pas, comme ce peut être le cas dans les régimes autoritaires (Gleichschaltung). (Mais c'est là une manière fort coûteuse, à bien des égards.) Le référentiel de compétences est tout au contraire le moyen gouvernemental de piloter les disciplines, depuis le dehors – mais (comme nous avons tâché de le montrer ci-dessus) : en les laissant faire – et sans avoir à s'exposer à la nécessité – coûteuse, déplorable – de les mettre au pas une par une. (C'est ce que nous appelons « capture » et ce n'est donc pas du tout une mise au pas (Gleichschaltung).) Un gouvernement peut désormais décider puis mettre rapidement en œuvre, par « reversement » et « mobilisation » (dans l'acception des termes retenue ci-dessus), l'implémentation, à tel ou tel étage du système scolaire, d'une compétence, jugée au niveau gouvernemental subitement indispensable, pour une population donnée. Voir par exemple l'implémentation récente de bons comportements en matière écologique. Mais c'est le cas tout aussi bien pour les « bons comportements en matière sanitaire » ou « en matière de sécurité », ou « en matière financière » ou « informationnelle ». Chaque fois peuvent être édictées des compétences nouvelles, ayant pour but l'implémentation de comportements souhaités – ponctuels et nécessités par des situations d'urgence (crise sanitaire) ; ou plus durables et relevant de nécessités de gouvernance profonde. On parle, dans tous ces cas, d'« éducation à… ». (Et chaque fois, par ce pilotage pédagogique extériorisé, les disciplines sont institutionnellement court-circuitées [35].) Si l'on veut s'arrêter un instant sur un exemple, celui de l'éducation à l' « esprit critique » est à bien des égards remarquable : compétence nouvelle, son implémentation extrêmement rapide a été simultanée dans presque tous les pays européens. Or, à l'origine en effet : une préoccupation gouvernementale liée à un risque – tôt repéré par l'OCDE notamment : la multiplication et la diffusion inquiétante de mauvais comportements « informationnels » dans des franges toujours plus importantes des populations [36]. Ont pu se mettre en place en réponse, avec une rapidité impressionnante précisément permise par l'interface « pédagogique », à peu près simultanément dans les différents pays, des dispositifs de remédiation sous la forme d'une compétence nouvelle d'« esprit critique » (critical thinking), conçus comme « éducation à » de bons comportements en matière d'information [37]. Sur cet exemple s'illustrent 1° l'immense efficacité et souplesse de pilotage du dispositif nouveau : sans avoir besoin de passer par les disciplines – qui sans doute n'auraient pas manqué d'opposer, volontairement ou non, leur inertie, voire des objections de fond à une telle entreprise –, le gouvernement, pour lutter contre un redouté « désordre informationnel [38] », put inventer et mettre en place un « enseignement » nouveau en l'espace de quelques mois : et le répandre (par « contribution » et « reversement ») dans tout le système éducatif. 2° Mais cet exemple illustre autre chose aussi : il illustre comment une chose aussi infiniment précieuse que l'esprit critique, quand on la transforme en « compétence » (c'est-à-dire en disposition extra-disciplinaire), quand on l'abandonne aux pédagogues, se vide de toute puissance ; devient « éducation au juste milieu » ; produit des effets de « normalisation » et de « soumission » contraires à l'esprit de tout enseignement et de toute fach-discipline [39]. On comprend en tout cas, sur cet exemple, que toute question, dite dans ce nouveau vocabulaire « socialement vive » – vocabulaire en partage entre gouvernementalité et pédagogie – peut ainsi être convertie en « compétence » – et pédagogiquement implantée aussitôt. Il s'agit, du point de vue de la gestion gouvernementale, en considérant l'école comme un outil de gouvernement, de réduire le temps de réponse : pour l'OCDE, « le système scolaire doit s'efforcer de raccourcir son temps de réponse, en utilisant des formules plus souples que celles de la fonction publique […] [40] ». Le dispositif de la compétence est au service de cette souplesse et de cette rapidité (elle court-circuite les résistances et carcans anciens ; elle capture les forces, pour les faire contribuer). Le dispositif, remarquait Agamben, a « toujours une fonction stratégique concrète et s'inscrit toujours dans une relation de pouvoir » : il a « pour objectif de faire face à une urgence pour obtenir un effet plus ou moins immédiat [41] ». Il y a donc une naïveté absolument considérable à s'obstiner à voir dans l'approche par compétences, comme le font pourtant nombre de pédagogues emportés sur cette pente par le « bon sens » tel qu'exposé ci-dessus, la réalisation d'un rêve de pilotage démocratique de l'école – au service de la société. Il n'y a pas de pilotage démocratique possible de l'enseignement. L'enseignement ne saurait être piloté par une instance politique (sans devenir autre chose qu'un enseignement) (sans devenir aussitôt une instance d'endoctrinement, ou d'implémentation de bons comportements, au sein de diverses couches de population). Il n'y a en effet d'enseignement qu'absolument libre (de toute politique) (de toute pédagogie). Le pédagogue, dès lors qu'il s'en prend aux buts de l'enseignement depuis le dehors de l'enseignement, le capture ; et l'empêche d'être un enseignement libre et véritable. (Ce qui est attaqué actuellement, tandis que dans les universités les départements sont sommés un à un de redéfinir leur enseignement en déclarant des « référentiels de connaissances et de compétences » « en sortie », ce n'est rien moins que le principe énoncé en 1810 par Wilhelm von Humboldt de l'indépendance des institutions d'enseignement à l'égard de tout pouvoir politique quel qu'il soit (« … von aller Form im Staate losgemacht [42] »). Ce qui est attaqué c'est la liberté des disciplines – c'est-à-dire la possibilité de l'enseignement.) L'opposition entre pédagogues et enseignants n'est donc pas le fait d'humeurs passagères, ou d'ajustements institutionnels défaillants – elle est consubstantielle au projet (social) (politique) de la pédagogie [43]. Les enseignants ont besoin de moyens et de temps pour affronter les problèmes pédagogiques qu'ils rencontrent, y compris en se nourrissant des apports d'autres sciences et d'autres disciplines : mais ils n'ont surtout pas besoin d'une pédagogie séparée… La pédagogie séparée, c'est l'enseignement capturé et soumis [44]. « Malgré tout, la pédagogie a de beaux jours devant elle, car elle peut s'appuyer sur des alliés puissants : tous ceux dont elle sert les intérêts. » J.-Cl. Milner, De l'école, p. 75. Conclusion : Perte de l'objet et fixation sur le sujet. Quand le but de l'enseignement devient la seule éducation... « … l'histoire, au contraire, montre que les modernes n'ont pas été rejetés dans le monde : ils ont été rejetés en eux-mêmes. […] La grandeur de la découverte de Max Weber à propos des origines du capitalisme est précisément d'avoir démontré qu'une énorme activité strictement mondaine est possible sans que le monde procure la moindre préoccupation ni le moindre plaisir, cette activité ayant au contraire pour motivation profonde, le soin, le souci du moi. » Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. G. Fradier, rééd. Pocket, 1983, p. 321-322. « … nous sommes actuellement dans le monde selon la modalité de privation de monde. » Frank Fischbach, La Privation du monde, Vrin, 2011, p. 21. Une capture totale, poussée à son comble, de l'enseignement par la pédagogie correspondrait au moment où l'enseignement n'irait plus aucunement aux « objets » enseignés (désignés par l'enseignement) mais, suivant la logique propre à l'approche par compétences, serait en permanence reversé au compte du « sujet » apprenant... Rien (aucun objet) ne serait plus appris pour lui-même ; tout n'aurait lieu toujours qu'au profit de l'élève (le sujet), ainsi doté – à l'occasion de leçons successives – de telle et telle compétence [45]. Aussi aurait-on pour finir tellement arraisonné l'enseignement qu'on n'enseignerait, à la lettre, plus rien (nullam rem ; plus aucun objet). On n'enseignerait plus que pour, à l'occasion de tel ou tel objet (fortuit, indifférent), éduquer un sujet. « D'un côté donc – pour reprendre la terminologie des théologiens – l'ontologie des créatures, de l'autre, l'oikonomia des dispositifs qui tentent de les gouverner et de les guider vers le bien [46]. » La manière de définir les programmes d'enseignement atteste un tel basculement : quand l'on passe de listes formulées en termes d'objets du monde (« La Révolution française », « Les Fleurs du Mal », « Les lois de la trigonométrie élémentaire », etc.) au « portfolio » de l'élève, déclinant les aptitudes gagnées par et pour lui, sur son parcours d'apprenant. En permanence l'élève pense son cheminement (on lui fait penser son cheminement) comme une progression de ses compétences propres – non comme une progression en direction d'objets du monde, bigarrés et nombreux. En permanence, l'élève est ramené à lui-même ; épinglé sur son moi [47]. Dans une telle configuration, les objets de l'enseignement ne servent plus que comme matériaux pour des éducations à… (Et l'éducation, contre l'enseignement, devient en effet l'alpha et l'oméga – à l'école comme aussi en dehors d'elle. Or éduquer l'élève à …, c'est bien chaque fois le constituer comme sujet (sujet du marché du travail) (sujet de sa propre orientation tout au long de la vie) (sujet de la citoyenneté démocratique) (sujet de l'hygiène collective et prophylactique) (sujet de la bonne information) (etc.) [48].) L'enseignement, dans la mesure même où il perd ses objets (objets que la fach-discipline constitue et désigne, passionnément), devient purement disziplin-disciplinaire. Quand l'enseignement n'a plus d'objet, il ne sert qu'à éduquer des sujets. Le concept de compétence est bien un opérateur par lequel l'élève est constitué comme sujet (porteur de capacités et d'aptitudes) dans le moment même où il est éloigné, retiré du monde et de ses objets. Autrement dit, la compétence organise exactement une subjectivation sur fond de perte du monde : elle réalise comme à la lettre la subjectivité privée de monde, telle que l'a étudiée Franck Fischbach (à la suite de Arendt notamment). Contrairement à ce qu'on avait pu penser jusque là, la modernité se caractérise moins par l'éclipse de la transcendance, par la destitution de l'au-delà du monde, ou par une réification du sujet (Lukács), que par une impossibilité à se rapporter au monde, à ce monde. On pourrait dire en ce sens, en reprenant les mots de Fischbach et en les appliquant à la compétence, que celle-ci, précisément, « assign[e] une identité de sujet, c'est-à-dire l'identité d'un être-hors-monde, d'un être démondanéisé, d'un être évidé, épuré, désobjectivé [49] ». C'est parce que l'enseignement cesse, dans l'approche par compétences, de se rapporter à un objet capable d'importer, qu'il laisse le sujet s'enfermer en lui-même (et en même temps devenir parfaitement impuissant) – et qu'il se fait, à mesure qu'il abandonne la tâche intentionnelle des disciplines-fächer, toujours plus disziplin-disciplinaire : « … cette figure du sujet retiré et évidé [...] est aussi, en raison même de son retrait, de son repli et de son évidement, un sujet impuissant, soumis à la logique du Capital dans l'exacte mesure où lui ont été soustraits tous les points d'appui susceptibles d'étayer une résistance possible [50] ». Telle est la promesse non tenue (ou trop bien tenue) de la compétence : elle faisait au sujet la promesse qu'on s'occuperait activement de lui (« l'élève mis au centre du système éducatif... ») ; elle lui promettait qu'il serait toujours mieux muni et toujours mieux doté (de capacités) (promesse d'empowerment) ; elle lui promettait énergie, créativité, puissance d'agir : or elle ne fait en réalité – précisément en se concentrant sur le sujet, en le détachant du monde et des objets, et des autres –, que fabriquer les conditions d'émergence d'un sujet entièrement dépendant, impuissant – et dont même les rares puissances (compétences) n'existent que branchées sur des dispositifs auxquels il lui faut pour les faire exister se livrer sans merci. « Si telle est la situation de départ, quelle peut en être l'issue ? La “subtile issue” qu'entrevoyait Deleuze, c'était celle de “croire, non pas à un autre monde, mais au lien de l'homme et du monde” [51]. » La « subtile issue », pour l'enseignant, est donc de croire à l'enseignement – comme lieu de désignation effectif du monde. Si la compétence est précisément l'opérateur venu obstruer le mouvement spontané qui jette le sujet « au milieu des choses » « là-bas sur la grand'route », pour le ramener constamment à son moi (à son impuissance angoissée, à ses manques...), l'enseignement est le lieu d'une résistance possible – intentionnalité redoublée : désignation d'objets du monde capables d'importer. « Mais, si l'on veut que les individus recouvrent leur propre puissance d'agir et puissent finir par échapper aux dispositifs qui les en séparent, il faut commencer par pointer le fait que ces dispositifs (sociaux, politiques, idéologiques) ont pour trait commun de fonctionner au sujet : leur fonctionnement exige – et, généralement, obtient – des individus qu'ils se conçoivent eux-mêmes comme des sujets, c'est-à-dire comme des êtres séparés du monde... » Franck Fischbach, Sans objet, p. 22 NOTA BENE N° 1 : Sur la refermeture ou l'ouverture de l'enseignement quant aux buts. On a vu que la pédagogie de la compétence capturait l'enseignement d'une discipline en le « refermant » sur des buts assignés : s'employant à indiquer à l'avance à quoi doit servir cet enseignement, déclarant les effets de savoir qu'il est destiné à produire sur les élèves. Or une discipline-fach n'existe en tant que telle qu'à la condition de n'être refermée sur aucun but préalablement assigné. Tout, dans une discipline, doit toujours pouvoir être mis en question : non seulement ses résultats ; non seulement les réponses aux questions qui se posent à elle ; mais tout aussi bien ces questions mêmes ; tout aussi bien les présupposés qui commandent à ces questions – et jusqu'à la définition de cette discipline, jusqu'à sa légitimité... Rien, au sein d'une discipline, n'est jamais définitivement acquis (pas même la nécessité de son existence). Ne serait-il pas cependant excessif d'exiger pour la discipline telle qu'enseignée devant des élèves de collège voire de primaire le même impératif absolu et intangible de non-fermeture que pour la même discipline enseignée à l'université, à la pointe la plus avancée de la recherche [52] ? Rien n'attire plus les foudres du pédagogue que l'hybris de l'enseignant qui à des élèves de six, dix ou quinze ans prétend apporter un savoir qui serait celui de sa discipline (académique, universitaire) : le pédagogue, là contre, prend la défense de l'enfant. Et, pour cela, il commence par faire une démarcation : il y a discipline et discipline, dit-il. La discipline scolaire, telle qu'enseignée, ne peut pas être la discipline réelle, telle que pratiquée à l'université ou ailleurs : « les disciplines scolaires diffèrent des sciences, notamment en ce qu'elles sont le résultat d'une transposition didactique qui les rend enseignables [53] ». (Un tel geste est en réalité d'emblée un geste de mise sous surveillance des puissances du savoir ; un geste de confiscation ; une capture. Il justifie que la discipline scolaire ne puisse revendiquer cette ouverture qui est le propre d'une discipline en mouvement, en train de se faire ; il rend acceptable que la discipline scolaire se referme sur des buts.) (Or, qui formulera ces buts – sinon le pédagogue ? Qui fera et contrôlera cette « transposition didactique » – sinon les experts didacticiens, sinon la pédagogie ?) Ce qu'en somme la pédagogie reproche fondamentalement à l'enseignant : c'est de croire que quand il enseigne les mathématiques, il fait réellement des mathématiques avec ses élèves ; réellement de l'histoire, quand il enseigne l'histoire ; réellement de la philosophie, etc. Si la pédagogie de la compétence vide l'instant d'enseignement de sa réalité (en rapportant toujours et en permanence ce qui a lieu à un ailleurs [54]), c'est précisément parce qu'elle refuse que la discipline scolaire, la discipline enseignée, ce soit réellement les mathématiques, l'histoire, la philosophie, etc. Pour le pédagogue, la séquence d'enseignement n'a jamais lieu réellement pour elle-même, tout n'ayant jamais lieu que pour plus tard ; que pour autre chose ; que pour ailleurs. (L'objet, l'instant, le geste d'apprentissage : tout cela est au service de l'acquisition de compétences – pour plus tard). Si l'enseignant de sport invite ses élèves à jouer au football sur le petit terrain goudronné, il ne faudrait surtout pas que ceux-ci, véritablement, jouent au football. Ils peuvent le croire (et après tout on peut le leur faire accroire). Mais au fond l'enseignant-pédagogue sait, lui, que c'est autre chose qui se passe… (Et la moitié des élèves est requise hors du terrain pour noter et contrôler depuis là, à l'aide de grilles, les diverses actions et acquisitions de leurs camarades en train de « jouer ».) Pourtant la musique jouée à la flûte par l'enfant en classe n'est-elle pas de la musique ? L'élève qui applique le théorème de Pythagore ne fait-il pas des mathématiques ? Celui qui se lance dans l'écriture de sa dissertation ne fait-il pas de la philosophie ? (La pédagogie déréalise le réel, toujours : et ensuite reproche à l'enseignement des disciplines d'être abstrait.) La distinction faite par les pédagogues, et exemplairement à l'instant par Bernard Rey, entre discipline et discipline, n'a pas lieu d'être – sauf à accepter de créer les conditions de la capture « pédagogique » des disciplines enseignées. C'est en faisant le pari de cette continuité (l'enseignement d'une discipline, même au plus petit niveau, est pratique de cette discipline, au sens le plus strict) que l'enseignement peut s'inscrire dans une démarche émancipatrice. Quand à l'école primaire l'enseignante ou l'enseignant fait des mathématiques avec ses élèves de six ou sept ans, il fait des mathématiques (en adaptant évidemment son enseignement au niveau de ses élèves). Mais découvrir à six ou sept ans les puissances de l'addition ou de la multiplication, les bizarreries du nombre, c'est déjà faire des mathématiques (les mêmes que celles qui se poursuivent au lycée, à l'université, et à la pointe des recherches les plus avancées). Obliger l'enseignement, la discipline, à déclarer ses buts (or c'est le sens de la grille de compétences), c'est pour le pédagogue un moyen de conjurer son angoisse devant les puissances incontrôlées et incontrôlables du savoir. Il est frappant de constater en effet avec quelle crainte (et, dès qu'il est position de pouvoir : avec quelle désapprobation destructrice, avec quelle censure) le pédagogue affronte un enseignement qui ne dit pas, qui refuse de dire et de considérer ses effets. Il faut voir l'énergie que le pédagogue met en œuvre pour se rassurer, dès qu'il en a l'opportunité, sur les effets d'un enseignement (du moindre enseignement). Une part non négligeable de l'art pédagogique consiste à lister, cartographier, disziplin-discipliner, les effets de l'enseignement. (La grille de compétences est cette domestication des puissances de l'enseignement.) C'est comme si le pédagogue pressentait – à très juste titre – que l'effet d'un enseignement véritable est en réalité infini, contraire à toute clôture et refermeture, étant l'initium, le commencement, d'une chaîne d'événements indéterminés, incontrôlables et sans fin. « Le grammairien qui une fois la première ouvrit la grammaire latine sur la déclinaison de rosa, rosae n'a jamais su sur quels parterres de etc. [55] » La pédagogie est en permanence occupée à refermer ce que l'enseignement a pour destination d'ouvrir. Il faut que la biologie enseignée dans les écoles (à quelque niveau que ce soit) soit de la biologie ; que l'histoire enseignée dans les écoles soit de l'histoire, etc. Car alors la décision quant au contenu et à la forme de l'enseignement de la biologie reste au pouvoir du biologiste. (Et ne tombe pas en celui du pédagogue.) Quand un enfant applique sur le triangle rectangle qu'il vient de tracer à la règle et à l'équerre sur une feuille le théorème de Pythagore, cet enfant fait des mathématiques (qu'il soit en Chine, en France, au Chili...). Il fait véritablement des mathématiques : 1° il n'est pas en train de se préparer – dans une école – à un ailleurs (acquérir des savoirs pour plus tard) ; 2° ce qu'il fait il le fait dans l'instant – et l'instant est plein de ce qu'il fait. De quel droit (et dans quel but) ôter à l'enfant la réalité de ce qu'il fait ? De quel droit (et dans quel but) lui dénier la liberté de faire, quand il est à l'école, des mathématiques, de la musique, de la philosophie, au sens le plus fort ? Il n'y a que dans une classe où est présent, au lieu d'un enseignant, un pédagogue, que ce qu'on fait ne relève pas de ce qu'on fait (ne relève pas de la discipline enseignée) (et est en permanence capturé – pour autre chose [56]). NOTA BENE N° 2 : Une remarque concernant la « liberté pédagogique ». La liberté pédagogique n'est pas la liberté d'un individu. Elle est d'abord la liberté d'une discipline. Un individu ne s'en fait le porteur qu'en tant qu'il est, ici ou là, tant bien que mal, représentant parmi d'autres de cette discipline ; et donc détenteur de la liberté d'exercice institutionnellement accordée à celle-ci [57]. C'est donc la liberté pédagogique qui est très directement attaquée quand la mission de l'enseignant n'est plus encadrée par sa discipline, mais se trouve capturée et soumise à des injonctions extérieures (extra-disciplinaires, pédagogiques). Il est intéressant à ce titre d'aller voir ce que les programmes de SES nouveaux, dont nous avons parlé précédemment, disent à propos de la liberté pédagogique, au moment où ils y attentent – en « refermant », comme nous l'avons vu, l'enseignement sur des résultats attendus, déterminés à l'avance. Les rédacteurs de ces programmes furent sans doute plus ou moins conscients qu'ils touchaient à la liberté pédagogique ; ils se sentirent comme obligés de faire cet ajout : Le programme définit ce que les élèves doivent avoir acquis à la fin de l'année. […] Dans le cadre de ce programme, les professeurs exercent leur liberté pédagogique, en particulier : – pour organiser leur progression de cours sur l'ensemble de l'année scolaire en l'adaptant à leurs élèves ; – pour articuler de façon cohérente les savoir-faire applicables à des données quantitatives et aux représentations graphiques avec le traitement du programme ; – pour adapter leurs méthodes de travail à leurs élèves [58]. La liberté pédagogique – la liberté du point de vue du pédagogue –, ce n'est plus que la liberté dans le choix des moyens. (On sait que c'est là un précepte du management néolibéral : laisser toute liberté aux actrices et acteurs sur les moyens mis en œuvre – puisque les objectifs, en revanche, ont été « arrêtés » en amont, « déterminés » ailleurs… Mais laisser aux actrices et acteurs la liberté de travailler à leur rythme, avec leurs moyens propres.) NOTA BENE N° 3 : Pédagogie et disciplines. Réalisation institutionnelle de la capture. Exemples. La capture dont il a été ici question prend, institutionnellement, des formes diverses (aux différents étages de l'édifice scolaire). Dans les collèges et les lycées, des textes nouveaux garantissent aux principaux et proviseurs un « rôle déterminant » dans « le pilotage pédagogique et éducatif des établissements [59] ». Leurs prérogatives administratives doivent pouvoir s'étendre désormais dans le champ pédagogique [60]. Renforcer le pouvoir local des chefs d'établissements sur les enseignants, c'est se donner les moyens d'imposer le « pilotage pédagogique » – le cas échéant contre d'éventuelles résistances fach-disciplinaires. (Un enseignant, jusqu'alors, n'avait sur le plan de son enseignement à répondre que devant son corps d'inspection – c'est-à-dire devant sa discipline.) Les chefs d'établissements sont appelés à se ressaisir du pédagogique, et à se faire eux-mêmes vecteurs de la pédagogie (comme gouvernementalité) : c'est qu'on a conscience que les disciplines ne contribueront pas nécessairement de leur plein gré ; il faut pouvoir organiser si besoin – localement – la contrainte [61]. (La réforme récente des concours de recrutement des futures enseignantes et enseignants du secondaire (CAPES), qui prévoit une diminution du poids des épreuves disciplinaires au profit d'une épreuve dite de « pédagogie » (« entretien avec le jury » ayant à porter notamment sur des directives gouvernementales concernant le métier d'enseignant), accompagne elle aussi ce déplacement : affaiblir les disciplines – renforcer la gouvernementalité [62].) De manière semblable, dans les universités, l'« autonomie » accordée conduit à un renforcement du pouvoir local des directions d'établissements, vectrices du nouveau « pilotage pédagogique » [63]. Pendant ce temps, au niveau national, un « processus d'évaluation des formations », externalisé, se met en place, piloté par le Hcérès [64]. NOTA BENE N° 4 On peut relever plusieurs autres causes, plus contingentes, mais pas moins efficientes, au fait qu'on préfère habituellement éviter d'opposer frontalement pédagogie et enseignement. 1° Certains enseignants de disciplines, même à l'université, sont mal à l'aise pour entrer en conflit avec les représentants des sciences de l'éducation – qui, après tout, sont quand même leurs collègues. Et ne faut-il pas considérer que les scientifiques de l'éducation enseignent eux aussi quelque chose (une discipline, nommée « pédagogie » ou « sciences de l'éducation ») ? 2° L'opposition entre « pédagogie » et « enseignement » a été la première fois de façon tranchée établie par un auteur suspect ou devenu suspect depuis : Jean-Claude Milner. Or souvent il arrive – de façon très compréhensible – que des enseignantes ou enseignants préfèrent se placer du côté d'auteurs qui, sur la question des compétences, confondent tout, sont inconsistants, mais qui sont éminemment bienveillants et très sympathiques (comme Bernard Rey, Michel Develay, Philippe Perrenoud, etc.), contrairement à Jean-Claude Milner. [1] Signalons que Nico Hirtt, depuis Bruxelles, éleva des critiques déjà nettement formulées contre l'entrée de la notion de compétence dans les écoles, au début des années 2000 (voir la série d'articles publiée en mai et juin 2001 sur le site de l'APED) ; et Angélique Del Rey publia en 2010 À l'école des compétences. De l'éducation à la fabrique de l'élève compétent (La Découverte, rééd. 2024). Dès 1993, depuis Bruxelles également, Marcelle Stroobants examinait de façon critique l'intrusion du concept dans le champ de la sociologie du travail : dans Savoir-faire et compétences au travail. Une sociologie de la fabrication des aptitudes, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1993. [2] Cette Thèse est la retranscription remaniée de l'exposé fait à l'Université de Rennes 2, le 16 mai 2024, lors du lancement de l' « Appel contre l'entrée de l'approche par compétences dans les écoles ». [3] Cf. Jean-Claude Milner, De l'école, Le Seuil, 1984, p. 72. (Milner fait remarquer que l'usage du terme « pédagogique » ne préjuge en rien de l'existence d'une science séparée appelée « pédagogie ». Une confusion existe pourtant, due à des raisons d'abord purement lexicales : un seul adjectif, « pédagogique », distribue en français deux substantifs : « enseignement » et « pédagogie ». Or on peut très bien n'utiliser le terme « pédagogique » que comme l'adjectif renvoyant à « enseignement ».) [4] Les jeunes enseignantes et enseignants savent que dans les cours de pédagogie donnés par les pédagogues (dans les IUFM, les INSPE, etc.), ils n'ont rien appris ou presque rien appris ; ils savent qu'ils ont en revanche occasionnellement beaucoup appris de conseils donnés par leurs pairs – comme en tout métier. (On refuse obstinément d'habitude d'appréhender comme un problème la débâcle, pourtant souvent constatée, que constituent les cours de « pédagogie » prodigués dans les écoles normales devant de jeunes enseignants. Cette Thèse n° 16, même indirectement, essaie d'affronter cette question.) [5] Le mouvement tournant relevé ici explique l'extrême difficulté, très souvent constatée elle aussi, qu'ont les enseignantes et enseignants à entrer en discussion avec les pédagogues : ceux-ci étant tantôt installés à ce premier endroit du cercle (présomption, prétention à dicter comment s'y prendre, à redéfinir depuis le dehors ce qu'est enseigner, ce qu'est le savoir, etc.) ; tantôt au point diamétralement opposé (extrêmes bienveillance et prudence ; extrême modestie) ; et passant de façon insaisissable d'une position à l'autre, au gré des nécessités de l'argumentation. [6] Puisque d'emblée est admis sans interrogation par le pédagogue de la compétence que l'enseignement n'a pas lieu pour lui-même, mais toujours déjà en vue d'un dehors, d'un ailleurs : la vraie vie (cf. Thèse n° 2). [7] Cf. « Les contenus transversaux face aux carcans disciplinaires », in « Éduquer au-delà des frontières disciplinaires », dir. Catherine Reverdy [Dossier de veille de l'IFÉ, ENS de Lyon, n° 100, mars 2015], p. 1. / Déborder les disciplines, cela va également consister, comme nous allons le voir, à déborder l'institution existante, dont on montre l'insuffisance (« les carcans institutionnels », écrit Catherine Reverdy), pour ensuite la recapturer depuis le dehors : on reconnaît dès ici une stratégie néolibérale classique de capture des institutions. [8] Pour un exemple de cette ironie du pédagogue à l'égard des passions de l'enseignement, voir : Dominique Raulin, « L'évaluation des acquis des élèves » (conférence donnée à l'École supérieure de l'éducation nationale de Poitiers, le 23 mars 2012 ; https://www.youtube.com/watch?v=SjwNtt-rLHg). Dominique Raulin, l'un des théoriciens et promoteurs dans l'institution de la pédagogie de la compétence, secrétaire général du Conseil national des programmes de 2002 à 2005, soutient ouvertement l'indifférence de l'objet enseigné et assume l'abdication devant la question de l'importance. (Cf. Thèse n°10 : https://lundi.am/Theses-sur-le-concept-de-competence-3-3].) « Face à la masse de connaissances, il n'y a pas de critère absolu pour dire : “ça, ça doit être enseigné ou pas”. » (23min30) / « On n'a plus aucun élément pour choisir les connaissances qu'il convient d'enseigner » (24min20) / L'argumentation de Dominique Raulin en faveur de cette « indifférence » de l'objet passe par une violente ironie à l'égard de débats passionnés ayant eu lieu entre enseignants pour la détermination de programmes en sciences de la vie et de la terre (cf. 21min16) et en littérature (cf. 22min50-23min40). [9] On lit dans un rapport ministériel de juin 2007 que l'approche par compétences a pour but de « lutter contre la fragmentation des apprentissages […] en redonnant à ceux-ci une finalité visible » (« Rapport Houchot/Robine » (Inspection générale de l'éducation nationale), « Les livrets de compétences : nouveaux outils pour l'évaluation des acquis » [rapport n° 2007- 048], juin 2007, p. 9, cité par Jean-Pierre Terrail, in « Que faire avec le “socle” et les “compétences” ? » [16 mars 2013], publié sur « democratisation-scolaire.fr », site du Groupe de Recherches sur la Démocratisation Scolaire (GRDS), http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article164 (prélevé le 11 février 2025).) [10] La pédagogie croit pouvoir reprocher aux disciplines d'être renfermées sur elles-mêmes ; elle ne voit pas que les disciplines, au contraire, ayant des objets, étant transitives (intentionnelles), se rapportent de manière nécessaire au monde (au monde réel, passé, présent, à venir). Sur le fait que l'enseignement a un objet (et que l'objet importe), voir la Thèse n° 1 : « La pédagogie de la compétence accomplit une destitution de l'intentionnalité. » / « Nihil enim in omni vita egregium effici potest, nisi animus studio eius rei quam affectat, ardeat, et ad eam magno quodam motu atque impetu rapiatur. » (Philipp Melanchton, De miseriis paedagogorum, Stuttgart, Reclam, 2015, rééd. 2023, p. 27) [11] Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Payot & Rivages, coll. Poche, 2007, p. 31. [12] Nous retrouvons ici les arguments bien connus du faux débat opposant « compétences » et « connaissances », où les pédagogues ont toujours beau jeu de rétorquer : « Mais non, les compétences ne se substituent pas à l'enseignement des connaissances : puisqu'il faut des connaissances pour faire acquérir des compétences. On ne peut enseigner à vide. Il faut bien un objet – même quelconque. Il faut bien une discipline – même indifférente, interchangeable. » (La pédagogie est capture de l'enseignement, dans l'exacte mesure où la compétence est capture de la connaissance : refermeture de celle-ci sur une fin extérieurement déterminée.) [13] Décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006 relatif au socle commun de connaissances et de compétences et modifiant le code de l'éducation (NOR : MENE0601554D), publié au Journal officiel, n°160, 12 juillet 2006. [14] Dans le monde anglo-saxon : « output », « learning outcomes », etc. [15] Cf. « Enseignement commun de SES de seconde générale et technologique », in Arrêté du 17 janvier 2019, publié au BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019 / « Spécialité SES de première générale », in Arrêté du 17 janvier 2019, publié au BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019 / « Spécialité SES de terminale générale », in Arrêté du 19 juillet 2019 publié au BO spécial n° 8 du 25 juillet 2019. [16] Par exemple ici, les cinq grandes parties, dans l'ancien programme de Seconde : « I. Ménages et consommation / II. Entreprises et production / III. Marché et prix / IV. Formation et emploi / V. Individus et culture » (« Programme de Sciences Économiques et Sociales en classe de seconde générale et technologique. Enseignement d'exploration. », Bulletin officiel spécial n° 4 du 29 avril 2010). [17] Et c'est exactement ce cadre qui garantit la liberté pédagogique : c'est-à-dire la liberté de l'enseignant formé à une discipline, et reconnu comme un représentant de celle-ci (et des débats existants en celle-ci), de construire un cours sur une question donnée relevant de cette discipline. [18] Autrement dit, dans un tel programme, l'objectif de l'enseignement sur tel ou tel thème (ou « question ») est déjà clos sur une ou plusieurs affirmations préétablies auxquelles le cheminement du cours doit conduire l'élève. Par exemple : « – Comprendre que la poursuite d'études est un investissement en capital humain et que sa rentabilité peut s'apprécier en termes de salaire escompté, d'accès à l'emploi et de réalisation de ses capabilités » (Seconde, art. cit., p. 3), où le vocabulaire employé installe (et enferme) la réponse dans une certaine logique, qu'au contraire la discipline a précisément pour but de pouvoir interroger et remettre inlassablement en question. / « – Comprendre que la politique de la concurrence, en régulant les fusions-acquisitions et en luttant contre les ententes illicites et les abus de position dominante, augmente le surplus du consommateur. » (Première, art. cit., p. 3) / « – Comprendre qu'une croissance économique soutenable se heurte à des limites écologiques (notamment l'épuisement des ressources, la pollution et le réchauffement climatique) et que l'innovation peut aider à reculer ces limites. » (Terminales, art. cit., p. 4), etc. Le plus souvent, ces « comprendre que » permettent de décider d'avance des termes du débats (de refermer le débat sur une liste de questionnements restreinte, et établie selon une modalité qui a déjà décidé, sans le dire, de beaucoup) : « – Comprendre que l'action des pouvoirs publics en matière de justice sociale (fiscalité, protection sociale, services collectifs, mesures de lutte contre les discriminations) s'exerce sous contrainte de financement et fait l'objet de débats en termes d'efficacité (réduction des inégalités), de légitimité (notamment consentement à l'impôt) et de risque d'effets pervers (désincitations). » (Terminales, p. 8) « – Comprendre la multiplicité des facteurs d'inégalités de réussite scolaire (notamment, rôle de l'École, rôle du capital culturel et des investissements familiaux, socialisation selon le genre, effets des stratégies des ménages) dans la construction des trajectoires individuelles de formation. » (Terminales, p. 6) / Systématiquement (par leur nature même) les listes referment l'horizon du possible (qu'une discipline a pour tâche au contraire de laisser toujours absolument ouvert) : « – Comprendre pourquoi, malgré le paradoxe de l'action collective, les individus s'engagent (incitations sélectives, rétributions symboliques, structure des opportunités politiques). » (Terminales, p. 7) / « – Connaître les principaux descripteurs de la qualité des emplois (conditions de travail, niveau de salaire, sécurité économique, horizon de carrière, potentiel de formation, variété des tâches). » (ibid.) [19] Cf. Sur ces compétences, voir en particulier Thèse n° 11 : https://lundi.am/Theses-sur-le-concept-de-competence-3-3. [20] Notons que le terme de « contribution » est présent de façon caractéristique dans le référentiel ayant à s'appliquer aux enseignants eux-mêmes, précisément à l'endroit où il est question des « éducations à », c'est-à-dire des compétences extradisciplinaires des élèves : « – Apporter sa contribution à la mise en œuvre des éducations transversales, notamment l'éducation à la santé, l'éducation à la citoyenneté, l'éducation au développement durable et l'éducation artistique et culturelle. » (« Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation » [NOR : MENE1315928A], Arrêté du 1er juillet 2013 – J. O. du 18 juillet 2013 ; MEN - DGESCO A3-3, n. s.) [21] Exemple emprunté à un pédagogue précisément spécialiste en compétences psychosociales (qu'il appelle « compétences de vie ») : « Soit une classe de 4e de collège dans laquelle les enseignants de toutes les disciplines ont pour un trimestre retenu comme compétence de vie la coopération. En classe de français a été lue La guerre des boutons le roman de Louis Pergaud, en mathématiques l'enseignant a privilégié le travail en groupes pour la résolution de problèmes, en sciences a été abordé le travail de recherche nécessaire pour la mise sur le marché d'un médicament, en EPS ce trimestre-là le basket comme sport d'équipe a été développé... » (Michel Develay, Les Compétences de vie en classe, Louvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, 2023, p. 70) [22] Sylvie Monchatre, qui a étudié de près la transformation des mécanismes institutionnels dans le cas particulier des établissements scolaires au Québec, a très bien repéré cette question de la mise à « contribution » de l'enseignement par des instances extérieures : cf. « L' “Approche par compétences”, technologie de rationalisation pédagogique. Le cas de la formation professionnelle au Québec », février 2008, in Net.Doc, n° 36, p. 10 et p. 30 sq. Elle formule elle aussi cette thèse d'une mise en « service » des disciplines – pour autre chose : « Cette approche [...] transforme les disciplines en moyens, et non plus en fins, au service de la construction des compétences attendues. » (p. 41-42) Elle parle à ce sujet d'un « pilotage de l'enseignement » (p. 29). [23] Cf. https://lundi.am/Theses-sur-le-concept-de-competence-3-3, note 96. Sur la distinction que nous faisons entre discipline-fach et discipline-disziplin, voir dans cette même Thèse n° 11 le Nota Bene intitulé : « Discipline-fach et Discipline-disziplin ». [24] Sans doute faut-il considérer qu'à la liberté pédagogique d'un enseignant répondait exactement, comme principe régulateur, une limitation de sa « compétence » (sens juridique) dans le domaine de l'évaluation : en effet, un enseignant d'une discipline n'avait de légitimité à évaluer qu'à l'intérieur de sa discipline (et selon les critères qui étaient ceux à l'œuvre dans sa discipline). Son autorité en matière d'évaluation était par ce biais circonscrite rigoureusement. Or c'est bien le concept de compétence qui en créant un continuum permet cette extension du disziplin-disciplinaire : sous le même terme de compétence en effet, l'on peut désigner un savoir-faire fach-disciplinaire comme la maîtrise d'un théorème de mathématique ; mais aussi un « bon comportement » sanitaire ou social. [25] Foucault montre, dans Surveiller et punir, que le continuum qui s'établit entre le juridique et la discipline-disziplin, a pour conséquence que le juridique se met à prendre lui aussi en compte des éléments comportementaux qui jusque là n'entraient pas et ne pouvaient entrer dans les lignes de ses comptes : quelque chose de l'ordre d'un « infra-droit » (Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 224) ; et qu'inversement le juridique apportait – grâce à ce continuum – une « caution légale aux mécanismes disciplinaires » (ibid., p. 309). Or le concept de « compétence », par l'effet de continuum qu'il instaure (du disciplinaire à l'extra-disciplinaire, cf. note 24 ci-dessus), assure lui aussi une « caution » (fach-disciplinaire) aux mécanismes disziplin-disciplinaires : des enseignantes et enseignants (dont l'autorité ne venait d'abord que de leur maîtrise en un domaine du savoir, en une discipline-fach) se mettent à étendre leurs prérogatives en termes d'évaluation dans le champ du comportemental. C'est par cette « continuité » que peut « [s]e légaliser, ou en tout cas [s]e légitimer le pouvoir disciplinaire, qui esquive ainsi ce qu'il peut comporter d'excès ou d'abus » (ibid., p. 309). [26] Voir exemplairement la certification « PIX » concernant les compétences informatiques des élèves mises en place dans les lycées à partir de 2019 *. Voir également, et tout aussi exemplairement, le label « Educfi » proposé en partenariat avec la Banque de France (cf. https://eduscol.education.fr/180/education-economique-budgetaire-et-financiere **). / * « Depuis 2019, le dispositif PIX remplace le brevet informatique et internet (B2i) et le niveau 1 de la certification informatique et internet (C2i). […] La Certification PIX consiste en la validation des compétences numériques de 16 domaines de niveau 1 à 7 et ayant un total de 1024 Pix validables en fin d'année de Terminale. » (https://clg-bude-yerres.ac-versailles.fr/spip.php?article212, prélevé le 10 février 2025) / ** « L'éducation économique, budgétaire et financière des élèves porte un enjeu fort : celui de la lutte contre le surendettement. En France, cette éducation est développée par l'éducation nationale en partenariat avec la Banque de France. Cette page présente les objectifs de l'EDUCFI, le passeport EDUCFI et des ressources pour accompagner la mise en œuvre d'une éducation économique, budgétaire et financière de l'école au lycée. » (https://eduscol.education.fr/180/education-economique-budgetaire-et-financiere, avril 2024) / Ce label est conçu entièrement extérieurement à l'école et aux disciplines scolaires. L'école n'est sollicitée que 1° pour ses locaux, 2° pour le temps scolaire ; 3° et pour l'autorité de l'enseignant (ou d'un autre membre de la communauté éducative, indifféremment) requis pour « surveiller » l'épreuve. « [Le passeport Educfi] est déroulé par les enseignants, pour leurs élèves, sur la base d'un support fourni par la Banque de France. » (Voix off , in Eduscol, https://eduscol.education.fr/180/education-economique-budgetaire-et-financiere, 5e min, 15 mars 2022) / « Comment se déroule le passeport EDUCFI ? Le passeport comprend une formation de deux heures (le support est un diaporama) suivie d'un test sur le fonctionnement d'un budget, d'un compte courant, les principaux moyens de paiement, l'épargne, le crédit et la prévention des arnaques. Le passeport peut être organisé par un ou plusieurs professeurs ou un membre de la vie scolaire qui peuvent aussi travailler en collaboration avec le chef d'établissement et/ou l'adjoint gestionnaire. Le diaporama peut être modifié et ajusté pour s'adapter aux choix d'organisation des professeurs et personnels engagés. L'EDUCFI ne nécessite pas de compétences professionnelles spécifiques : tous les professeurs et personnels peuvent s'engager dans cette éducation. Des ressources d'accompagnement et un parcours d'autoformation sont mis à disposition des équipes éducatives : ils permettent une prise en charge et une préparation de la passation du passeport, simples, souples, adaptables et nécessitant peu de matériel. » [27] La prolifération du lexique de la « contribution » dans la rédaction des programmes disciplinaires est caractéristique. Les Sciences de la vie et de la terre doivent permettre « l'éducation en matière d'environnement, de santé, de sécurité, contribuant ainsi à la formation des futurs citoyens » ; elles « contribuent à l'éducation des élèves aux médias et à l'information » (Programme de Seconde générale et technologique de SVT, d'après le BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019, p. 2 et p. 3 ; n. s.). « L'enseignement des langues dans une acception large – langues vivantes étrangères, langues vivantes régionales, langues de l'Antiquité – contribue à développer une culture riche et diverse, à promouvoir une citoyenneté ouverte sur l'Europe et le monde, à assurer une meilleure employabilité à l'issue du système scolaire et à renforcer les valeurs humanistes communes. » (Parcours « Mare Nostrum et coordination de la politique académique des langues et cultures de l'Antiquité », Note de service du 22 mars 2022, https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo12/MENE2204039N.htm, prélevé le 10 février 2025 ; n. s.). [28] Cette reprise en main est indépendante de la nature des compétences mises en avant : elles sont actuellement clairement teintées de néolibéralisme et de gouvernementalité sanitaire et sécuritaire. Mais on peut imaginer une capture qui se ferait au service d'autres orientations politiques et biopolitiques. Nous interrogeons moins ici le « contenu » de la capture – que sa forme. Or cette forme est pédagogique – indépendamment du contenu disciplinaire-diszpilinär effectivement mis en œuvre. [29] Signalons deux exceptions notables : 1° Jean-Pierre Terrail, par exemple dans : « Que faire avec le “socle” et les “compétences” ? » [16 mars 2013], publié sur « democratisation-scolaire.fr », site du GRDS [Groupe de Recherches sur la Démocratisation Scolaire], http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article164 [prélevé le 11 février 2025] ; et 2° Alain Beitone, « Disciplines scolaires et disciplines savantes. Enjeux pour la formation des maîtres et la formation des élèves. L'exemple des SES », [septembre 2015], ibid., http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article209 [prélevé le 20 février 2025]. [30] Sur l'oblitération ou refoulement caractéristiques du concept de discipline chez les pédagogues de la compétence, voir en particulier l'étude (s'attachant à l'exemple de Bernard Rey) : Pontcerq, « Extraits de lettres sur les sciences de l'éducation, à un ami qui enseigne en province », Pontcerq-Flugblatt #26 (mai 2024) ; spécifiquement les lettres n° 5, pages 6-10 et n° 7, pages 11-12. [31] « … le sense of proportions, le fait de replacer les choses dans la perspective qui est la leur, en somme le simple, mais opiniâtre, bon sens (der gesunde Menschenverstand) » (Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, coll. Poche, 2003, p. 97). / La loi organique relative aux lois de finances (LOLF), promulguée en 2001, est en France le texte qui entérine ce « bon sens » fondamental. Elle s'applique depuis 2006 à l'ensemble de l'administration. [32] « Pour Tyler (1949), c'est la société, avec ses exigences, besoins et valeurs, qui définit les finalités de l'éducation et lui dicte ses objectifs opérationnels. […] Les objectifs pédagogiques sont, de fait, conçus comme des outils de planification des compétences à produire en fonction des besoins du système social. » (Sylvie Monchatre, « En quoi la compétence devient-elle une technologie sociale ? Réflexions à partir de l'expérience québécoise », in Formation Emploi. Revue française de sciences sociales, n° 99, juillet-septembre 2007, p. 31) [33] C'est la proposition faite très sérieusement par Dominique Raulin, ancien secrétaire général du Conseil national des programmes précédemment cité (voir supra note 8) : « Dans une démocratie représentative, ce type de choix relève du Parlement : pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour les contenus d'enseignement ? Le Parlement pourrait en fixer les objectifs généraux sous forme globale rédigée en termes de compétences, comme il l'a fait par exemple en définissant le socle commun des connaissances et des compétences dans l'article 9 de la loi de 2005. » (Dominique Raulin, Bernard Toulemonde, « La réforme en éducation, vue par des acteurs », entretien avec Bruno Poucet, in Carrefours de l'éducation, vol. 1, n° 41, 2016, p. 212-213). / « La notion de compétences […] a du même coup pour fonction de faire fixer, par l'instance étatique démocratiquement élue, ce que l'école a mission de faire acquérir. » (Bernard Rey, « Compétences scolaires : mode d'emploi », in Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale, Université de Liège, n° 21-22, p. 68) [34] Sur ces questions, on pourra suivre à la trace le concept de « pédagogie » dans l'œuvre de Jacques Rancière. [35] Pour l'éducation au développement durable, voir par exemple : Angela Barthes [professeur en sciences de l'éducation, Université d'Aix-Marseille], « L'éducation au développement durable, un engagement pour la citoyenneté », vidéo mise à disposition sur le site Canopé. (https://www.canotech.fr/a/33278/leducation-au-developpement-durable-un-engagement-pour-la-citoyennete?, prélevé le 12 avril 2024). / Pour « l'éducation à la santé », voir notamment la mise en place du « parcours éducatif de santé pour tous les élèves » (de la maternelle au lycée) : Circulaire n° 2016-008 du 28 janvier 2016 (NOR : MENE1601852C / MENESR - DGESCO B3-1). / Pour « l'éducation à la citoyenneté », voir le « Parcours citoyen de l'élève » (Circulaire n° 2016-092 du 20 juin 2016, NOR : MENE1616142C / MENESR - DGESCO B3-4). / Pour l'éducation financière, voir la mise en place du label « Educfi » à la rentrée 2023 : cf. note 26 ci-dessus). / Remarquons que c'est dans tous ces cas la mise en place de « parcours » ou de « labels », c'est-à-dire de constructions curriculaires, extériorisées par rapport aux disciplines, qui permet d'effectuer la capture. Bernard Rey a parfaitement repéré ce point : « … le but de ces constructions curriculaires est de placer les savoirs scolaires en position de subordination par rapport aux exigences de la vie sociale » (« Compétences scolaires : mode d'emploi », in Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale, Université de Liège, n° 21-22, 2005, p. 70) / L'un des textes majeurs, pour comprendre l'histoire récente de la « capture », est la résolution adoptée par l'Union européenne le 30 décembre 2006 : « Compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie – Un cadre de référence européen ». On y lit en effet une liste de préoccupations gouvernementales, dans différents domaines de la gestion biopolitique des populations (emploi, sécurité, santé, bien-être, citoyenneté, bonne information, etc.) : les systèmes éducatifs des différents pays y sont, par le truchement du référentiel européen de compétences, invités à « contribuer ». / Nous avons relevé ailleurs (cf. De Monsieur Rey, pédagogue, Pontcerq, 2023, Nota Bene n° 3, p. 34-35) l'inattendu et impressionnant éclair de lucidité politique qui saisit Bernard Rey et ses collègues au détour d'une page. « Quel organisme, quelle instance politique (car on voit que c'est finalement une question politique) pourrait légitimement établir une liste des priorités en matière de besoins sociaux ? Il y a là, on le voit, le risque d'une dérive totalitaire : il serait dangereux et abusif qu'un pouvoir décide des manières de conduire sa vie et des compétences qui y sont attachées. » (Bernard Rey, Vincent Carette, Anne Defrance et Sabine Kahn, Les Compétences à l'école. Apprentissage et évaluation, avec une préface de Philippe Meirieu, Bruxelles, De Boeck, 2006, p. 20) [36] « Depuis une dizaine d'années, l'esprit critique est reconnu comme l'une des compétences clés du XXIe siècle par l'OCDE. Depuis cette reconnaissance, l'appellation “esprit critique” n'a cessé d'être promue dans le monde éducatif. L'esprit critique est régulièrement mentionné comme une prophylaxie pour prévenir la “désinformation” de la jeunesse [...]. » (Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée (dir.), Des têtes bien faites. Défense de l'esprit critique, [sous la direction scientifique de Gérald Bronner], PUF, 2019, p. 78) Même concept de « Schlüsselkompetenz » en Allemagne (cf. Harald Gapski, Monika Oberle, Walter Staufer (éd.), Medienkompetenz. Herausforderung für Politik, politische Bildung und Medienbildung, Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn, 2017, p. 207 et sq.). [37] En France a été ainsi mis en place un dispositif pédagogique incluant : 1° la création d'une sorte d'« enseignement ad hoc » appelé EMI (« Éducation aux médias et à l'information »), « enseignement » transdisciplinaire, c'est-à-dire piloté extra-disciplinairement et possiblement enseigné, ensuite, par des enseignants de n'importe quelle discipline ; 2° le reversement massif de compétences informationnelles dudit « esprit critique » dans les programmes de différentes disciplines appelées chacune à « contribuer », à tous les niveaux du système scolaire (du primaire au lycée). [38] Cf. « Les Lumières à l'ère numérique » (Rapport pour la Présidence de la République, janvier 2022), p. 12. [39] Ce que nous prenons le temps de démontrer dans : Pontcerq, De la faiblesse de l'esprit critique envisagé comme « compétence », 2022. [40] OCDE, « Analyse des politiques d'éducation », 1998, cité par Nico Hirtt, « Les trois axes de la marchandisation scolaire », Aped, Bruxelles, 2001 (https://www.skolo.org/2001/06/12/les-trois-axes-de-la-marchandisation-scolaire-2/, prélevé le 19 avril 2023). [41] Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, op. cit., p. 10-11 et p. 21. / Tel était bien déjà le rôle du dispositif tel que l'énonçait Foucault : « par dispositif, j'entends une sorte – disons – de formation, qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. » (Foucault, entretien in Ornicar ?, n° 10, juillet 1977, repris dans Dits et écrits, vol. 2 [1976-1988], p. 299, cité par Agamben, op. cit., p. 9) [42] W. v. Humboldt, « Über die innere und äußere Organisation der höheren wissenschaftlichen Anstalten in Berlin » (1810), cité par Andreas Gelhard, « Kompetenz », in Unbedingte Universitäten. Bologna-Bestiarium, Zurich et Berlin, Diaphanes, 2013, p. 137. [43] Seule l'oscillation comportementale du pédagogue sur le cercle évoqué ci-dessus (cf. supra, note 5) permet que cette opposition n'apparaisse pas trop brutalement ; ou n'apparaisse, habituellement, que de manière intermittente et floue. [44] John Dewey, partant d'une tout autre perspective, parvient dans Les Sources d'une science de l'éducation (1929) à une conclusion assez semblable. Repérant un « danger » véritable (et non « purement théorique », p. 80) dans une détermination des subject-matters qui serait extérieure au processus éducatif (« [q]uand on opère une distinction nette entre ce qui est appris et comment on l'apprend, et quand on assigne la détermination du processus d'apprentissage à la psychologie et celle de l'objet d'apprentissage à la science sociale […] », p. 80), Dewey milite pour l'autonomie de l'éducation par rapport à toute forme de pilotage extérieur : « L'éducation est autonome et devrait être libre de déterminer ses propres fins, ses propres objectifs. C'est trahir la cause éducative que de sortir de la fonction éducative et d'emprunter des objectifs à une source extérieure. Les éducateurs ne prendront pas conscience de leur fonction propre tant qu'ils n'auront pas l'indépendance et le courage d'insister sur le fait que les buts éducatifs doivent dériver du processus éducatif lui-même et y être réalisés. » (John Dewey, Les Sources d'une science de l'éducation [1929], trad. Claire Tourmen, Éditions Raison et passions, 2018, p. 95) / « Se tourner vers une source extérieure pour y chercher un but, c'est échouer à reconnaître ce qu'est l'éducation, à savoir un processus en cours. Ce qu'est une société, elle l'est, et de loin, en tant que produit de l'éducation [...]. Cela ne fournit donc aucune norme à laquelle l'éducation doit se conformer. […] Il n'existe aucun ensemble d'objectifs finaux et fixes, même pour le moment présent ou de façon temporaire. Chaque journée d'enseignement devrait permettre au professeur de réviser et d'améliorer les objectifs visés. » (p. 96) [45] Cf. Thèse n° 1 sur Husserl. / Nous n'écrivons tout cela qu'au conditionnel : une telle capture est évidemment bien loin d'être accomplie dans les faits. L'enseignement résiste par nature à sa propre capture ; les enseignants résistent, tant qu'ils enseignent (c'est-à-dire : tant qu'ils ont un objet d'enseignement), à la capture pédagogique. Nous n'envisageons ici que théoriquement la réalisation d'une capture totale. [46] Agamben, op. cit., p. 30. Dispositio, explique Agamben, a été le mot latin retenu pour traduire oikonomia chez les théologiens de l'Antiquité tardive (cf. p. 21). [47] Ainsi parle le pédagogue (s'adressant au sujet) : « – Quelles compétences de vie vous semblent avoir été privilégiées par vous dans cette séance ? – pouvez-vous expliquer le sens de cette compétence de vie en utilisant vos mots ? / – est-ce que cette compétence de vie vous l'avez rencontrée en dehors du collège et, si oui, dans quelles circonstances ? – Sur la carte de la maîtrise de vos compétences de vie, quel chiffre lui attribuez-vous ? Pourquoi ? – Dans votre portfolio, vous pourrez, quand cela se présentera, expliquer dans quelles circonstances vous avez croisé cette compétence de vie. » (Michel Develay, Les Compétences de vie en classe, op. cit., p. 49) / « … l'épaisseur triste d'une vie privée axée sur rien sinon sur elle-même » (Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 12) [48] « Le terme dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l'être. C'est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet. » (Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, op. cit., p. 26-27, n. s.) /« Foucault a ainsi montré comment, dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d'exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement. Le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c'est pourquoi il est aussi une machine de gouvernement. » (ibid., p. 42) / Agamben indique qu'aujourd'hui la subjectivation peut être multiple, disséminée : les compétences, en effet, constituent divers sujets (diverses subjectivations) coexistant en un seul, sans nécessairement d'unité. [49] Franck Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, 2009, p. 8. [50] Franck Fischbach, op. cit., p. 21. Et l'impuissance est bien la conséquence de la perte des objets : « … en tant qu'ils engendrent des processus de subjectivation, les dispositifs produisent des êtres qui sont sujets non pas seulement dans la mesure où ils sont assujettis, mais d'abord dans la mesure où ils sont des subjectivités abstraites, séparées, coupées des lieux, des milieux, des moyens et des conditions sans lesquels ils ne peuvent plus déployer aucune puissance d'agir propre, ni exercer aucune maîtrise active de leur propre vie. » (ibid., p. 34) [51] Franck Fischbach, op. cit., p. 11. (La citation de Deleuze est tirée de : L'Image-temps. Cinéma 2, Les éditions de Minuit, 1985, p. 221.) [52] Même Wilhelm von Humboldt semble constituer la pleine liberté qu'il revendique pour l'université à partir d'une différenciation d'avec un enseignement scolaire qui serait, lui, possiblement fermé sur des résultats. « Es ist ferner eine Eigentümlichkeit der höheren wissenschaftlichen Anstalten, dass sie die Wissenschaft immer als ein noch nicht ganz aufgelöstes Problem behandeln und daher immer im Forschen bleiben, da die Schule es nur mit fertigen und abgemachten Kenntnissen zu tun hat und lernt. » (« Über die innere und äußere Organisation der höheren wissenschaftlichen Anstalten in Berlin », in Schriften zur Bildung, éd. Gerhard Lauer, Stuttgart, Reclam, 2017, p. 153) Et institutionnellement Humboldt insiste même sur une nécessaire séparation (« Trennung ») entre l'école (Schule) et les établissements supérieurs (« höhere Anstalt[en] », ibid., p. 154). [53] Bernard Rey, La Notion de compétence en éducation et formation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Education, 2014, p. 63. [54] Cf. Thèse n° 2 : « La vraie vie est ailleurs ». [55] Charles Péguy, L'Argent. [56] « Si l'apprentissage peut [...] être compris comme expérience [als Erfahrung], cela veut donc dire qu'il faut laisser ouvert [offengehalten] le jeu des puissances, de façon à ce que l'expérience – et ainsi l'apprentissage – demeure possible. » (Andreas Gelhard, Kritik der Kompetenz, Zürich, Diaphanes, 2011/2018 (3e éd.), p. 149, n. t.) / « Il n'existe toutefois aucun moyen de découvrir ce qui est “plus réellement éducatif” si ce n'est en continuant l'acte éducatif lui-même. La découverte n'est jamais faite, elle est toujours en train de se faire. » (Dewey, Les Sources d'une science de l'éducation, op. cit., p. 98) [57] Ici comme ailleurs nous parlons d'un enseignant et de sa discipline, au singulier. C'est un raccourci : certains enseignants enseignent plusieurs disciplines ; c'est le cas des enseignants de l'école primaire. Mais tout ce que nous disons ici vaut aussi pour eux ; il suffit de prendre acte du fait qu'ils enseignent plusieurs disciplines (français, mathématiques, histoire, sciences naturelles, etc.), et par conséquent se font successivement représentants de ces différentes disciplines. [58] « Programme de sciences économiques et sociales de seconde générale et technologique », in Arrêté du 17 janvier 2019, publié au BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019, p. 1. Des formulations quasi-identiques se trouvent dans le programme de Première (p. 2) et de Terminale (p. 3). [59] « Les personnels de direction jouent un rôle déterminant dans le pilotage pédagogique et éducatif des établissements. » (« Présentation du protocole d'accord relatif aux personnels de direction », in Bulletin officiel de l'éducation nationale spécial n°1 du 3 janvier 2002) [60] « … dans un contexte marqué par la décentralisation et par la montée de l'affirmation de l'établissement comme échelon important de l'action pédagogique, qu'incarne la nouvelle légitimité des chefs d'établissement » (Anne Barrère, « Travailler ensemble dans l'établissement scolaire : le management pédagogique des chefs d'établissement », in Administration & Éducation 2014/3, n° 143, p. 111). [61] Signalons l'existence d'une « Charte des pratiques de pilotage » dont le but explicite est de « renforcer les moyens du pilotage pédagogique » pour les chefs d'établissements (cf. Annexe au « Relevé de conclusions sur la situation des personnels de direction », note du 24 janvier 2007, NOR : MEND0700290X, Bulletin officiel n° 8 du 22 février 2007). L'Institut des hautes études de l'éducation et de la formation (IH2EF), crée en 1997 et installé à Poitiers, propose pour des personnels de direction des formations « sur les compétences managériales, le pilotage pédagogique et les valeurs du service public d'éducation » (https://www.ih2ef.gouv.fr/propos-de-lih2ef, 22 février 2025). [62] L'affaire Giocanti (universitaire limogée du jury du CAPES de philosophie en juillet 2023) a bien porté exactement sur ce point : le conflit entre la pédagogie et la discipline ; et la résistance qu'opposa la discipline à la pédagogie. Cf. https://www.appep.net/eviction-de-la-presidente-du-capes-externe-de-philosophie-une-decision-arbitraire-pour-imposer-une-reforme-inacceptable/ [Site de l'APPEP] et : https://cafepedagogique.net/2023/10/20/la-presidente-du-jury-du-capes-de-philosophie-remerciee/ [Entretien sur le Café pédagogique]. [63] « Le discours du 7 décembre [2023] [du Président de la République] est éloquent à propos de la transformation des statuts pour assurer le pilotage stratégique non par la profession [c'est-à-dire les enseignantes et enseignants] mais par des directions d'établissements » (Thomas Lamarche et Sandrine Michel, « Université, service public ou secteur productif ? », in La Vie des idées [laviedesidees.fr], 13 février 2024, p. 5). « Une des clés est le transfert de gestion des personnels aux établissements alors autonomes : les carrières, mais aussi la gouvernance, échappent progressivement aux instances professionnelles élues. » (ibid., p. 5-6) [64] Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur. Sur les modalités de cette évaluation externalisée (c'est-à-dire extra-disciplinaire) (gouvernementale) des enseignements universitaires, voir : https://www.hceres.fr/fr/evaluations. 20251 mots
SITUATION
octobre 2023.Thèse n° 16
la pédagogie. – La compétence comprise
comme opérateur, ou dispositif, de capture.