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09.06.2025 à 17:51

L’occupation a occupé Israël

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Près de huit décennies après sa fondation, Israël est confronté à la plus grande crise politique et sociale de son histoire. La guerre qui a débuté le 7 octobre 2023, après le massacre perpétré par le Hamas, s’est superposée, en les intensifiant, aux tensions qui se déroulaient déjà avec le retour de Benjamin Netanyahu au poste … Continuer la lecture de L’occupation a occupé Israël

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Texte intégral 2342 mots

Près de huit décennies après sa fondation, Israël est confronté à la plus grande crise politique et sociale de son histoire. La guerre qui a débuté le 7 octobre 2023, après le massacre perpétré par le Hamas, s’est superposée, en les intensifiant, aux tensions qui se déroulaient déjà avec le retour de Benjamin Netanyahu au poste de Premier ministre. Son retour au pouvoir avait ravivé les tensions internes, amplifiant les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale israélienne.

Pour comprendre cette situation, il est essentiel de réfléchir à la nature de la démocratie israélienne : est-il possible d’avoir une « demi-démocratie » ? Cette question est au cœur du débat. D’une part, parce que la réalité israélienne a toujours été marquée par des guerres. D’autre part, parce qu’une de ces guerres a eu un impact énorme sur la démocratie du pays. En fait, après la guerre des Six jours en 1967, Israël a commencé à occuper des zones de Syrie (hauteur du Golan), d’Égypte (bande de Gaza et péninsule du Sinaï) et de Jordanie (Cisjordanie et Jérusalem-Est). Cette occupation militaire permanente a fini par modifier profondément le caractère même de l’État.

L’occupation des territoires palestiniens dure depuis près de 58 ans au moment où nous célébrons les 77 ans d’existence d’Israël. En pratique, il existe un seul État entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Mais celui-ci contrôle trois territoires distincts : Israël dans les frontières de l’armistice de 1949, Gaza, et enfin la Cisjordanie, où vivent environ 4 millions de personnes (3,5 millions de Palestiniens et 500 000 colons juifs) sous le régime d’une inégalité juridique explicite : alors que les colons juifs sont sous le droit civil israélien, les Palestiniens restent sous le régime militaire.

Depuis la fin de la deuxième Intifada, entre 2000 et 2005, la société israélienne a travaillé à la séparation entre la réalité à l’intérieur de la Ligne verte (Israël lui-même) et celle au-delà de cette ligne, dans les territoires palestiniens occupés. Des barrières physiques et politiques ont été érigées pour maintenir cette division acceptable, créant une démocratie interne (en deçà de la Ligne verte) qui ignore le régime militaire imposé au-delà des frontières internationalement reconnues. Le paradoxe est que, en traversant la ligne, les colons la renforcent et en même temps la diffusent et finissent par en faire la base d’Israël comme un tout.

Le retrait de Gaza en 2005 et l’ascension de Netanyahu en 2009 ont consolidé cette politique de « gestion des conflits », préférant les garder sous contrôle plutôt que de chercher une solution. Cette pratique a encore isolé Gaza en même temps qu’elle normalisait l’occupation prolongée de la Cisjordanie.

Occupation et démocratie ont donc fini par se lier intrinsèquement. Le philosophe Yeshayahu Leibowitz avait averti dès 1968 que gouverner une population hostile transformerait inévitablement Israël en un État policier, érodant ses institutions démocratiques, son éducation et ses valeurs sociales. Sa prédiction s’est avérée exacte : l’occupation a provoqué des inégalités structurelles et des impacts profonds sur le fonctionnement interne de la démocratie israélienne. Ainsi, après 58 ans d’occupation militaire, Israël est désormais confronté à une question fondamentale : peut-il encore se qualifier de « seule démocratie au Moyen-Orient »? Ou vivrions-nous dans une contradiction insoutenable entre la démocratie pour les uns et la répression pour les autres ?

En décembre 2022, Benjamin Netanyahu est revenu au poste de Premier ministre d’Israël après un an et demi d’absence. Netanyahu, le dirigeant qui est resté le plus longtemps au pouvoir dans l’histoire du pays, contrôlait déjà le pouvoir législatif. Il cherche désormais à affaiblir l’indépendance du pouvoir judiciaire et cela, à un moment où il est confronté à des accusations de corruption. Quelques jours seulement après qu’il eut monté le gouvernement le plus à droite de l’histoire israélienne, une vague de protestations a déferlé dans les rues contre les réformes judiciaires proposées. Celles-ci visaient à la fois des changements des lois constitutionnelles, l’annulation des décisions de la Cour suprême et le contrôle de la nomination des juges.

Des mouvements tels que UnXeptable, Crime Minister et Women Building an Alternative, ainsi que de nouveaux groupes comme Kaplan Force et Brothers and Sisters in Arms (réservistes de l’armée), ont mené les manifestations. Les travailleurs du secteur des hautes technologies et le syndicat Histadrut ont également participé aux grèves.

Ces manifestations se sont concentrées sur la défense de la démocratie israélienne « à l’intérieur de la Ligne verte », sans aborder l’occupation des territoires palestiniens. Cependant, des groupes tels que The Block Against the Occupation, Breaking the Silence et Standing Together ont profité de l’occasion pour dénoncer l’incompatibilité entre démocratie et occupation militaire et ont fait du franchissement de la ligne leur lutte.

Des organisations de la société civile telles que le Mouvement pour un gouvernement de qualité et lAssociation pour les droits civiques en Israël ont également mis en garde contre les abus policiers et l’autoritarisme croissant du gouvernement. La mer de drapeaux israéliens lors des manifestations anti-gouvernementales soulève des questions très intéressantes. En utilisant le drapeau, les manifestants qui protestaient contre le gouvernement, ont évité que ce symbole tombe dans les mains de la droite nationaliste. Ainsi, ces mouvements n’ont pas discuté de l’occupation et de la démocratie. Ils ont laissé cela à l’extrême droite – qui prône l’occupation et souvent l’annexion – et à la gauche.

Le 7 octobre 2023, lors de la fête juive de Simchat Torah, Israël a été brutalement attaqué par le Hamas. L’assaut a fait plus de 1 200 morts, des centaines de personnes enlevés et a plongé le pays dans un état de choc. Face à la tragédie, un consensus national s’est vite formé autour de la guerre: le gouvernement a suspendu momentanément ses initiatives visant à affaiblir le pouvoir judiciaire et les partis d’opposition sionistes, comme le Camp républicain de Benny Gantz, ont rejoint la coalition de guerre. La création d’un État palestinien, qui était déjà une question sensible, est devenue pratiquement impensable pour la majorité de la population juive.

Avec le déclenchement de la guerre, les grandes manifestations contre le gouvernement qui avaient dominé la scène politique au cours du premier semestre 2023 ont cessé. Mais, six mois plus tard, en février 2024, les manifestations ont commencé à réapparaître. Bien sûr, le contexte était très différent : elles se concentraient avant tout sur le soutien aux familles des otages enlevés par le Hamas. En même temps, la crainte de nouvelles attaques et le dilemme moral que représente le fait de protester contre le gouvernement en temps de guerre ont limité la portée des mobilisations populaires.

Netanyahou a rapidement compris que sa survie politique est directement liée à la poursuite de la guerre. La prolongation des combats, l’aggravation de la confrontation avec le Hezbollah et les attaques de l’Iran ont créé un climat d’incertitude qui a rendu encore plus difficile la massification des manifestations. Jusqu’en janvier 2025, date à laquelle Donald Trump est revenu à la présidence des États-Unis, le gouvernement israélien a gardé en retrait – mais sans l’abandonner – son programme d’attaques contre les institutions démocratiques. Les projets de coup d’État judiciaire ont continué à se développer progressivement sans la même intensité initiale, mais avec des effets réels sur le système démocratique.

Avec la mise en place d’un cessez-le-feu imposé par Trump (et qui a duré deux mois), le gouvernement de Netanyahu a décidé d’accélérer son projet autoritaire : après avoir dû nommer un juge non aligné à la présidence de la Cour suprême de justice, Yariv Levin (le ministre de la Justice) a boycotté son investiture et a été soutenu et suivi par Amir Ohana (président de la Knesset) et Netanyahu, approfondissant la crise entre les pouvoirs.

Dans le même temps, le gouvernement a limogé le conseiller juridique (le procureur) de l’État, modifié la composition de la commission qui nomme les juges pour concentrer le pouvoir entre les mains de l’exécutif. Le chef des services secrets intérieurs (Shabak), Ronen Bar, aussi a été licencié. Entre autres, Bar enquêtait sur des liens suspects entre des responsables du cabinet du Premier ministre et le gouvernement qatari. Il a également révélé qu’il avait reçu des demandes d’allégeance personnelle de la part de Netanyahu et des ordres de surveiller les manifestants de l’opposition. Le discours officiel du gouvernement a commencé à imputer tous les problèmes du pays à « l’État profond », à la presse et à la gauche, brisant définitivement le fragile consensus national construit au début de la guerre.

Les mobilisations ont repris de plus belle. À Tel-Aviv, centre des manifestations, un changement significatif s’est produit: les manifestations anti-gouvernementales se sont rapprochées des protestations des familles des otages, et les deux ont commencé à avoir lieu le même samedi. Les manifestants réclament désormais non seulement la fin du règne de Netanyahu, mais aussi la fin de la guerre et la libération des otages – des objectifs qui se sont unis dans les rues.

Après vingt-six mois de tentative de coup d’État contre le pouvoir judiciaire et dix-neuf mois d’une guerre dévastatrice, la société israélienne est épuisée. La succession de scandales de corruption impliquant des membres du cabinet de Netanyahu et ses alliés mine quotidiennement la confiance déjà fragile du public dans le gouvernement, tandis que la crise politique, sociale et institutionnelle s’aggrave chaque semaine.

Il est impressionnant de constater le changement qui s’est produit dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir de Netanyahu, en 2009 : la déshumanisation et l’isolement total des Palestiniens, la délégitimation du système judiciaire et la marginalisation de la gauche sont des éléments d’un processus ancien.

Aujourd’hui, près de six décennies plus tard, la « prophétie » de Yeshayahu Leibowitz s’est réalisée. Loccupation a également occupé Israël. L’occupation a également corrompu Israël. Le gouvernement tente de créer un système dans lequel les institutions de l’État n’auront plus d’autonomie. Il essaye aussi de corrompre les forces de sécurité pour ses objectifs politiques.

Les manifestations pour la démocratie se transforment depuis leur début en février 2023. Elles sont passées par différentes étapes et intensités. Elles se sont transformées dans la réalité de la plus longue guerre de l’histoire du pays. Et le point qui est présent dans toutes ces étapes est la manière dont le discours en faveur de la démocratie a changé : y a-t-il des chances que la lutte pour la démocratie en Israël arrive à surmonter sa limitation due à l’occupation, compte-tenu du fait que c’est la principale limitation interne et que l’occupation a fini par l’occuper ? C’est très difficile et cela d’autant plus que la démocratie est menacée partout. Mais c’est la seule possibilité.

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09.06.2025 à 17:46

Face à Trump, les BRICS+ garants de l’ordre international ?

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Face à Trump, les BRICS+ garants de l’ordre international ?
La réélection de Trump confirme le retrait assumé des États-Unis de l’ordre multilatéral et marque une rupture qui affaiblit les alliances traditionnelles des Nords. L’Europe, quant à elle, se trouve à un tournant, tiraillée de l’intérieur entre des visions opposées de son avenir géopolitique. Parallèlement, les BRICS+ incarnent des aspirations nouvelles à un rééquilibrage mondial, portées par des puissances des Suds, mais traversées de tensions et d’ambiguïtés. Face à cette reconfiguration, ni l’unité des BRICS+, ni le leadership des Nord ne sont assurés. Entre fragmentation des normes, retour des logiques de puissance et instrumentalisation du discours décolonial, une nouvelle géopolitique de l’instabilité se dessine.

Facing Trump, Will the BRICS+ Ensure Global Rebalancing?
Trump’s re-election confirms the United States’ assertive withdrawal from the multilateral order and marks a break that weakens the traditional alliances of the Northern-Western countries. Europe, for its part, finds itself at a turning point, torn from within between opposing visions of its geopolitical future. At the same time, the BRICS+ embody new aspirations for global rebalancing, driven by powers from the South and the East, but fraught with tensions and ambiguities. Faced with this reconfiguration, neither the unity of the BRICS+ nor the leadership of the North is assured. Between the fragmentation of norms, the return of power logics and the instrumentalization of decolonial discourse, a new geopolitics of instability is taking shape.

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Texte intégral 5603 mots

À l’automne dernier, peu avant la réélection de Donald Trump, a eu lieu le sommet des BRICS+ dans la ville de Kazan en Azerbaïdjan. Ces deux événements offrent une certaine vision de l’avenir des relations internationales qui les rendent intimement liés, et nous obligent à les considérer comme deux faces d’une même pièce à travers lesquelles se dessine en partie l’avenir des relations diplomatiques internationales. Le retour de Donald Trump à la tête de la première puissance mondiale peut être vu comme la fin d’une ère où les États-Unis se targuaient d’être les grands pacificateurs de la politique mondiale, prétention renforcée dans les années 90 par la chute de l’Union soviétique, qualifiée par certains de « Fin de l’Histoire » et par d’autres de « mondialisation heureuse », reléguant les discours sur le « choc des civilisations » à un tropisme réactionnaire. Face à la massive médiatisation des déclarations tonitruantes sur la politique étrangère américaine des différents acteurs de la galaxie Trump — à commencer par lui-même, son secrétaire d’État, Marco Rubio, et le directeur de son département de l’efficacité gouvernementale, Elon Musk1, il n’en est pas de même pour les BRICS+ qui, dans les pays occidentaux, reçoivent une attention souvent moindre, malgré un pouvoir sur la scène internationale et une intégration « régionale » de plus en plus avancée. Face à la brutalité discursive du président américain qui déclare vouloir coloniser au choix le Canada ou le Groenland, prendre possession du canal de Panama, déplacer par la force deux millions de Palestiniens pour transformer la Bande de Gaza en station balnéaire, se retirer des différentes conventions et organisations internationales telles que l’Accord de Paris ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – en somme de faire fi du droit international et de la souveraineté des autres États2 – le discours proposé par les BRICS+ sur l’ordre international est pour sa part beaucoup plus subtil, et nécessite d’être analysé plus en profondeur. Bien que se plaçant sous l’ombrelle du droit international et du respect de l’égalité des États souverains, s’entraperçoivent entre les lignes les desseins d’une politique impérialiste n’hésitant pas à instrumentaliser un ensemble de discours sur l’importante et nécessaire désoccidentalisation/décolonisation des relations et des institutions internationales. La rhétorique des BRICS+ qui s’autoproclament comme les représentants du « Sud global » semble désormais séduire de nombreux pays des Suds – qui ne s’endeuillent guère de la fin d’un monde hégémoniquement dirigé par les États-Unis3 – et nous oblige à nous interroger sur les modèles et scénarios alternatifs mis en place, et en particulier sur le rôle que l’Union européenne pourrait y tenir.

Les BRICS+ entre communauté imaginaire et divergences : quelle opposition à l’Occident ?

Les BRICS+, c’est cet ensemble d’États des Suds qui ont décidé de s’unir, à l’initiative du Brésil, afin de créer des partenariats économiques, politiques et culturels. Composé en 2009 du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine, le groupe est rejoint en 2011 par l’Afrique du Sud, faisant ainsi évoluer l’acronyme de BRIC vers BRICS. Aujourd’hui, il s’est élargi et compte désormais une dizaine de pays, au rang desquels l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Indonésie et l’Iran, auxquels s’ajoutent plusieurs pays dits « partenaires ». On parle alors des BRICS+. En 2025, ce groupe représente plus de 51 % de la population mondiale – il utilise alors le slogan de « majorité mondiale » – et plus de 40 % du PIB mondial. De nombreux pays se sont portés candidats pour l’intégrer. Seule l’Argentine, après l’élection de Javier Milei, proche de Donald Trump, a renoncé à cette initiative, alors que son adhésion devait entrer en vigueur.

Si les spécialistes l’évoquent depuis le début des années 2010, ce n’est qu’à partir des années 2020 et tout particulièrement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie que les médias ont commencé à s’intéresser à ce groupe. Aujourd’hui, d’autres pays demandent à être intégrés aux BRICS+, et il y a fort à parier que le trouble semé par Donald Trump sur la scène internationale les y encourage. Il serait néanmoins inexact de considérer les BRICS+ comme un tout indistinct, critique que l’on peut également formuler à la notion de « Sud global », essentialisante s’il en est, qui s’est répandue dans la presse, sans aucune remise en question, alors que l’opération conceptuelle unissant tous les pays dits du « Sud » est loin d’être évidente. Cette notion n’en est pas moins instrumentalisée, à l’instar du président brésilien Lula qui, après son retour en 2023, affirme que le « Sud global » est « un élément incontournable de la solution4 ». Pourtant la guerre au Proche-Orient souligne l’inadéquation des notions globalisantes telles « Sud global » et « Occident » pour appréhender la diversité idéologique et politique des Suds et des Nords. Il devient alors urgent d’explorer la pluralité des projets, des visions et des discours portés par une organisation multilatérale telle que les BRICS+ censée représenter institutionnellement les Suds. Il n’en reste pas moins que l’on peut voir dans les BRICS+, à côté des ambitions singulières de chaque pays, une communauté imaginaire unie autour d’une certaine vision du monde. Bien qu’imaginaire, cette vision peut avoir des conséquences concrètes sur les politiques nationales, comme ont pu en avoir par le passé d’autres communautés imaginaires, et souvent tout aussi mal définies, comme « Tiers-Monde », « Pays en voie de développement », ou évidemment « Sud global ».

Derrière cette unité de façade, les pays membres des BRICS+ utilisent ce forum – ce n’est en effet pas, à proprement parler une organisation internationale – afin de faire avancer leurs propres intérêts qu’ils tentent d’imposer aux autres membres. Dans ce contexte, le poids économique et politique des pays hors de l’organisation joue un rôle déterminant. C’est par exemple le cas de l’élargissement des BRICS+ qui a vu s’opposer le Brésil et l’Inde craignant, entre autres choses et pour des raisons différentes, que cet élargissement ne leur fasse perdre de l’influence au sein du groupe en les diluant dans une masse d’autres pays où règne la Chine, qui manifeste pour sa part une volonté d’expansion évidente et qui se trouve appuyée par la Russie cherchant le soutien international le plus large possible après l’invasion de l’Ukraine5. L’appartenance aux BRICS+ n’empêche d’ailleurs pas la réalisation de projets concurrents tels que la « Route des épices6 » menée par l’Inde de Narendra Modi qui tente de concurrencer les « Nouvelles routes de la soie » de la Chine de Xi Jinping7, ni les délicatesses territoriales comme l’opposition de ces deux pays sur l’Arunachal Pradesh et l’Aksaï Chin. La confrontation indirecte que se livrent l’Égypte et les Émirats arabes unis au Soudan, ou encore le choix de l’Afrique du Sud d’introduire devant la Cour internationale de justice (CIJ) une instance contre Israël alors que les Émirats arabes unis ou le Bahreïn (candidat à l’adhésion aux BRICS+) signent des accords de normalisation avec cet État, témoignent également de ces divergences internes aux BRICS+.

Dans ce contexte de confrontation, le continent africain devient un terrain privilégié pour étudier les jeux d’influence qui opposent non seulement des membres des BRICS+ à des puissances dites occidentales, souvent issues d’anciens empires coloniaux, mais également les BRICS+ entre eux. Des exemples récents illustrent ces dynamiques : au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Tchad, on observe une transition de l’influence exercée par le Nord vers une domination venue du Sud. La Russie a ainsi repris une intense politique africaine qui s’était pourtant grandement effondrée après la Guerre froide où le continent représentait un pôle stratégique pour le bloc soviétique8. Il est particulièrement intéressant d’analyser comment, dans le cadre de ces stratégies d’influence et des opérations d’ingérence numérique étrangère, certains discours décoloniaux légitimes peuvent être détournés pour renforcer d’autres formes d’hégémonies politiques. Cette manipulation de la pensée décoloniale se retrouve également dans un ensemble de discours mis en avant par la Russie dans le cadre d’opérations d’ingérence étrangère déjà amplement documentées9. Pourtant, on remarque qu’il n’y a pas vraiment de réelle coopération économique favorisée par l’adhésion au BRICS+, ni de réels projets culturels. L’Inde et la Chine ont pour leur part besoin des ressources et des débouchés de l’Afrique pour soutenir leur propre croissance. On le constate par exemple dans le secteur des nouvelles technologies où la Chine s’approprie une part importante des terres rares indispensables à la confection d’appareils numériques.

On peut alors s’interroger sur l’essence des BRICS+ et sur les discours qui les unissent. En effet, si on lit les déclarations des BRICS+, en premier lieu celle du sommet de Kazan en 2024, on observe que le groupe se présente comme une véritable opposition à un ordre mondial jugé, et à très juste titre, mené par « l’Occident ». On pourrait alors reprendre ce qu’écrivait dès 1997 Zbigniew Brzezinski : « Un scénario présenterait un grand danger potentiel : la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l’Iran, coalition “anti-hégémonique” unie moins par des affinités idéologiques que par des rancunes complémentaires. Similaire par son envergure et sa portée au bloc sino-soviétique, elle serait cette fois dirigée par la Chine10. » Néanmoins, il faut également lutter contre une représentation homogénéisante de ces « rancunes » et de l’opposition à un « Occident global » qui s’exprime très différemment selon les pays des Suds et au sein des BRICS+.

Les BRICS+ et le droit international : rupture ou continuité ?

Ce discours d’opposition à un « Occident global » ressort clairement lorsque l’on s’intéresse aux relations qu’entretiennent les BRICS+ avec le droit international et l’ordre qu’il est censé régir. Ces relations sont en effet souvent présentées sous l’angle de la critique, le droit international étant perçu comme « le code de l’Ouest, par l’Ouest et pour l’Ouest11 ». De et par l’Ouest dans le sens où il serait un ensemble normatif occidentalo-produit et occidentalo-centré se cachant derrière des prétentions universalistes. On retrouve par exemple cela dans les propos d’Ousmane Sonko, Premier ministre d’un pays candidat à l’adhésion aux BRICS+, le Sénégal, pour qui le droit international contemporain participe de « l’importation de modes de vie et de pensée contraires à nos valeurs12 ». Pour l’Ouest car il serait un droit à deux vitesses, un droit du « deux poids, deux mesures », qui ne s’appliquerait pas de la même façon aux États du Nord et aux États du Sud. La guerre à Gaza, moment paroxystique de violation des normes les plus fondamentales du droit international, a actualisé et renforcé cette critique du droit international portée par les BRICS+. Le Président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a ainsi rappelé à l’Assemblée générale des Nations Unies, en septembre 2024, que « le droit international ne peut être appliqué de manière sélective13 ».

La focalisation sur cette critique multifactorielle a néanmoins tendance à masquer une autre dynamique de la relation des BRICS+ avec le droit international : l’omniprésence de la référence à ce dernier – et à ses institutions – dans les discours des BRICS+. À titre d’exemple, dans la déclaration adoptée à l’issue du Sommet de Johannesburg en août 2023, les six États fondateurs affirmaient « leur engagement en faveur d’un multilatéralisme inclusif et du respect du droit international » et mettaient en exergue « le rôle central des Nations unies14 ». Dans la Déclaration de Kazan du 23 octobre 2024, les désormais neuf États membres ont réitéré leur engagement en faveur du multilatéralisme et du respect du droit international, ainsi que leur volonté de « maintenir le respect de la paix et la sécurité internationales, [de] faire progresser le développement durable, [d’] assurer la promotion et la protection de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté d’expression15 ».

En dépit d’une volonté de réforme institutionnelle, en particulier du Conseil de sécurité des Nations Unies (volonté partagée par des États des Nords comme l’Allemagne ou la France) et de l’architecture financière internationale, le discours des BRICS+ semble vouloir contribuer à la consolidation des règles fondamentales du droit international tel qu’il s’est constitué depuis 1945. Un bref état des lieux de la pratique contentieuse des membres des BRICS+ révèle une volonté de se saisir des instruments offerts par le droit international afin de faire respecter les normes et de favoriser un règlement pacifique des différends. À titre d’exemple, sur les vingt-et-une affaires contentieuses pendantes au rôle de la CIJ, sept ont été introduites par des États des BRICS+ ou candidats à l’adhésion. La plus médiatisée d’entre elles fut bien sûr l’instance introduite en décembre 2023 par l’Afrique du Sud contre Israël sur le fondement de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Dans la même dynamique, s’est constitué en janvier 2025, à l’initiative une nouvelle fois de l’Afrique du Sud, le Groupe de La Haye qui rassemble neuf États (dont la Bolivie, Cuba ou encore le Sénégal, tous trois candidats aux BRICS+) et vise à faire respecter et appliquer les règles du droit international dans le cadre du conflit israélo-palestinien16.

Alors, face aux récentes initiatives trumpiennes qui, pour reprendre les mots de l’American Society of International Law, « sapent l’ordre juridique international […] et constit[uent] une abdication sans précédent de la responsabilité américaine laissant un vide qui ne peut qu’inviter au chaos17 », les BRICS+ peuvent-ils être envisagés comme les garants de l’ordre juridique international ? Si l’on s’en tient à une rapide étude des pratiques des BRICS+ au regard de certaines règles fondamentales du droit international, la réponse est aussi courte que claire : absolument pas. L’exemple le plus évident est bien sûr l’agression armée de l’Ukraine par la Russie qui a violé les principes les plus élémentaires de la Charte des Nations unies. L’Afrique du Sud, qui se targue aujourd’hui d’être à la pointe de la lutte pour le respect du droit international, entendait jusqu’à peu quitter la Cour pénale internationale (CPI) et s’était abstenue d’arrêter en 2015 Omar el Béchir, ancien président du Soudan, pourtant sous le coup de deux mandats d’arrêt par la CPI pour des crimes contre l’humanité et crime de guerre commis au Darfour — Cyril Ramaphosa était à ce moment-là vice-président de la République. Si l’on s’intéresse au blocage du Conseil de sécurité des Nations Unies dû aux vétos des membres permanents, la Chine et la Russie ne semblent pas faire mieux que les États-Unis qui, rappelons-le, ont bloqué jusqu’au mois de juin 2024 toute résolution appelant à un cessez-le-feu à Gaza. En effet, les deux membres fondateurs des BRICS+ s’étaient distingués en juillet 2020 par un véto sur une résolution qui concernait l’acheminement transfrontalier de l’aide humanitaire aux civils syriens. Plus récemment, la Russie s’est opposée à une résolution exigeant un cessez-le-feu au Soudan, pays traversé par un conflit qui a déjà engendré treize millions de déplacés soit, selon l’ONU, « la plus grande crise de déplacement forcé au monde18 ». Enfin, si l’on s’intéresse au respect du droit international des droits humains, la simple évocation du traitement de la minorité ouïghoure en Chine, de la minorité musulmane en Inde, du sort des opposants politiques et des minorités LGBT en Iran, en Égypte, et en Russie, permet de comprendre que ces États n’ont que faire des conventions internationales de protection des droits humains qu’ils ont pourtant souvent ratifiées.

Ces quelques exemples permettent de comprendre que, dans leur configuration actuelle, il semble peu probable que les BRICS+ endossent l’habit du garant de l’ordre juridique international. Il apparaît plutôt qu’à l’instar des puissances occidentales, au premier rang desquelles les États-Unis pré-trumpiens – c’est-à-dire avant la répudiation totale du droit international, dans une période où ils prétendaient être les principaux « architectes [et garants] de l’ordre juridique international moderne19 » – les BRICS+ se contentent d’une application à géométrie variable du droit international et cherchent à instrumentaliser les règles de cette normativité internationale pour accroître leur hégémonie sur les Suds qu’ils prétendent pourtant représenter. Grâce à la permissivité du droit international des investissements, les Émirats arabes unis ont par exemple signé un protocole d’accord avec le Libéria prévoyant que le gouvernement de Monrovia cède pour trente ans, à une société dirigée par l’un des membres de la famille régnante de Dubaï, les droits exclusifs sur un million d’hectares de forêts, soit 10 % de la surface de ce pays d’Afrique de l’Ouest20.

Il pourrait en être autrement, car les normes du droit international peuvent réellement permettre de protéger les pays et leur population. Comme l’écrit l’ancien ministre des affaires étrangères mexicain Jorge G. Castañeda : « L’ordre fondé sur des règles peut avoir été criblé d’incohérences, mais il avait au moins des règles, en particulier sous la forme de traités internationaux visant à garantir le bien commun. […] Qu’il s’agisse du commerce, des droits humains, des droits des femmes, de l’environnement, du désarmement, du travail ou de l’exploitation minière sur terre ou en mer, le droit international favorise souvent les pays faibles, pauvres et petits21. » Les pays des BRICS+, États des Suds, pourraient endosser ce rôle de protection des pays les plus faibles et de perpétuation d’un certain ordre mondial.

L’Europe comme Tiers‑Monde

Derrière ces nouvelles dynamiques internationales se pose également la question de la place de l’Europe, et du projet européen, à l’heure où des protagonistes issus des BRICS+ et les États-Unis semblent vouloir régler des conflits, dont certains sur le territoire européen ou historiquement liés à l’Europe, sans la prendre pour autant en considération. Il est alors important de penser quel modèle l’Europe peut proposer dans sa défense de l’ordre international et des principes démocratiques. Cela la transforme en troisième voie, pour ne pas dire en tiers-monde, entre d’un côté, des acteurs s’inscrivant dans la lignée de la politique trumpienne, celle de l’accélération réactionnaire22 et des attaques de l’État de droit et du droit international, et de l’autre, les membres de la communauté imaginaire des BRICS+ dont la vision de l’ordre international semble encore nébuleuse.

L’année 2025 accueillera le prochain sommet des BRICS+ au Brésil, elle sera aussi un moment important pour l’Union européenne qui devra faire un choix sur l’avenir qu’elle se dessine. Elle sera attaquée de toute part, tout d’abord par l’administration Trump faisant pression pour y installer ses alliées réactionnaires, comme le montre le discours du vice-président états-unien J. D. Vance à Munich23 en février 2025 ou encore le soutien décomplexé d’Elon Musk aux différents groupes d’extrême droite, au premier rang duquel l’AFD allemand. Elle sera également minée de l’intérieur par des volontés de rejoindre le modèle libéral-autoritaire24 proposé par Donald Trump, comme en témoigne un ensemble de discours portés par l’extrême-droite continentale lors du premier sommet des « Patriotes pour l’Europe », groupe de députés européens d’extrême-droite créé en juillet 2024, et réuni à Madrid à la mi-février 2025 autour du slogan MEGA pour Make Europe Great Again25.

1Voir dans le précédent numéro de Multitudes l’article G. Cocco et A. Deneuville (2024), « Les deux corps d’Elon Musk Sur la suspension de X/Twitter au Brésil », Multitudes, no 97 (4), 25-35.

2T. Fleury Graff (7 février 2025), « Projet américain à Gaza : que dit le droit international ? », Les Club des juristes.

3Jorge G. Castañeda (4 février 2025), « American Leadership Is Good for the Global South », Foreign Affairs.

4T. Garcin (2024), « “Sud global, BRICS+ : deux notions vraiment géopolitiques ? », Les Analyses de Population & Avenir, no 52(5), 2-31.

5A. Gabuev & O. Stuenkel (24 septembre 2024), « The Battle for the BRICS », Foreign Affairs.

6S. Landrin (3 février 2025) « La nouvelle « route des épices » voulue entre l’Inde et l’Europe perturbée », Le Monde.

7F. Lasserre, B. Courmont & E. Mottet (2023), « Les nouvelles routes de la soie : une nouvelle forme de coopération multipolaire ? », Géoconfluences.

8M. Audinet & K. Limonier (2022), « Le dispositif d’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone : un écosystème flexible et composite », Questions de communication, no 41 (1), 129-148. Et M. Audinet (2024), « “À bas le néocolonialisme !” Résurgence d’un récit stratégique dans la Russie en guerre », Étude de lIRSEM, no 119.

9VIGINUM (2024), « UN-notorious BIG, une campagne numérique de manipulation de l’information ciblant les DROM-COM et la Corse », rapport technique.

10B. Zbigniew (1997), Le Grand Échiquier, Bayard, p. 84.

11B. Lo (6 novembre 2024), « Gaza and re-imagining international order », The Interpreter (Lowy Institute).

12Le Monde (17 mai 2024), « Sénégal : le premier ministre, Ousmane Sonko, s’en prend à la France et à la présidence Macron », Le Monde.

13Discours de Cyril Ramaphosa le 24 septembre 2024 lors du débat général de la 79e session de l’Assemblée générale des Nations Unies.

14Déclaration de Johannesburg, 23 août 2023, § 3.

15Déclaration de Kazan, 23 octobre 2024, § 6.

16P. Wintour (31 janvier 2025), « South Africa and Malaysia to launch campaign to protect international justice », The Guardian.

17« Statement of ASIL President Mélida Hodgson Regarding the United States and the International Rule of Law », 13 février 2025.

18Nations Unies (13 février 2025), « Soudan : l’ONU condamne les attaques des paramilitaires contre un camp de déplacés au Darfour », UN News.

19« Statement of ASIL President Mélida Hodgson Regarding the United States and the International Rule of Law », 13 février 2025.

20C. Bonnerot (17 avril 2024), « La ruée des Émirats arabes unis sur les forêts africaines », Le Monde.

21Jorge G. Castañeda (4 février 2025), op. cit.

22L. Castellani (8 novembre 2024), « Avec Trump, l’ère de l’accélération réactionnaire », Le Grand Continent.

23Le Grand Continent (14 février 2025), « Changement de régime : le discours intégral de J. D. Vance à Munich », Le Grand Continent.

24G. Chamayou (2018), La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique.

25S. Morel & A. Kaval (9 février 2025), « À Madrid, l’extrême droite européenne s’inscrit dans les pas de Donald Trump », Le Monde.

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09.06.2025 à 17:42

Post-comique Neuf thèses

multitudes

Post-comique
Neuf thèses
Cet article s’interroge sur le statut du comique au sein du capitalisme de plateforme contemporain, où le rire semble renforcer les identités et les arrogances, au lieu d’en miner les prétentions en adoptant le point de vue de nos vulnérabilités partagées. Il propose neuf thèses pour saisir ce qui a transformé un comique solidaire en humour identitaire, et pour retrouver un rire carnavalesque à opposer au rire de supériorité.

Post-comic
Nine Theses
This article examines the status of comedy in contemporary platform capitalism, where laughter seems to reinforce identities and arrogance, rather than undermining them by promoting the point of view of our shared vulnerabilities. It proposes nine theses to grasp what has transformed a comedy of solidarity into a humor of identity, and to rediscover a carnivalesque laughter to oppose the laughter of superiority.

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Texte intégral 2749 mots

Aujourd’hui, la comicité est plus tendue que jamais. On entend souvent dire que plus personne ne supporte les blagues, mais que se passe-t-il si nous ne supportons vraiment plus les blagues ? Il n’y a pas si longtemps, la comédie et le rire étaient une expérience commune de soulagement, comme l’a affirmé Freud. Dans le meilleur des cas, les plaisanteries, les moqueries, les foutages de gueule et les insultes constituaient le fondement d’une sorte de culture universelle – des places de marché de l’époque médiévale aux terrains de jeu du vingtième siècle – d’où pouvaient émerger l’amitié, la camaraderie et la solidarité. Rire ensemble était, concrètement, le premier pas dans la formation de la société. Peut-être que si nous ne pouvons plus rire, nous ne pourrons pas non plus construire une société1.

Nous vivons dans un monde post-comique

Le rire, en tant qu’expérience commune et partagée de connexion entre les personnes au-delà des clivages et des subjectivités personnelles, est érodé par la dynamique particulariste et identitaire du capitalisme contemporain. Plaisanter ensemble (et les uns avec les autres) était autrefois un élément clé de la vie publique qui permettait à un « commun » d’exister et à une solidarité universelle d’émerger. Mais aujourd’hui – avec la privatisation et la marchandisation de chaque espace – un tel public n’existe pas et un tel rire ne s’exprime plus. Le type de comédie qui domine à sa place n’est pas la moquerie universaliste, mais une satire et une critique satisfaites d’elles-mêmes et hautaines. En ce sens, nous vivons dans un monde post-comique.

Le comique nous confronte à la défaillance au cœur de chacun·e

La comédie est devenue une zone de pression au sein de la culture temporaire. Elle suscite des débats sur la censure, l’effacement, le progressisme et même le fascisme (le fascisme et la comédie sont reliés, bien sûr, par une longue histoire). Si les commentateurs·ices (et les comiques elleux-mêmes) sont invariablement tenté·es de se ranger d’un côté ou de l’autre de cette guerre culturelle, iels excluent ainsi la possibilité pour le comique de travailler contre les catégories identitaires du capitalisme contemporain et en faveur de la solidarité universelle qui caractérise la vraie comédie. C’est cet esprit universaliste égaré de la comicité qui risque de devenir un souvenir du passé. Si le vrai comique se définit par quelque chose, c’est par sa capacité à nous confronter à un constat profondément psychanalytique, à savoir que nous sommes tou·tes s des sujets manquants et qu’au cœur de chacun·e demeure la défaillance. La vraie comicité, en ce sens, s’oppose aux valeurs du capitalisme contemporain et est menacée.

Le comique solidaire a été remplacé par l’humour identitaire

Il ne serait pas difficile de prétendre le contraire : la comicité est partout et n’a jamais été aussi centrale dans la vie sociale qu’aujourd’hui. Des mèmes viraux aux emojis de rire interminable, en passant par l’augmentation du nombre d’humoristes rendue possible par les espaces connectés et l’essor du contenu court propulsé par TikTok, le comique façonne les rythmes de la vie quotidienne comme jamais auparavant. Pourtant, ces formes proliférantes d’humour fragmenté produisent un rire privé ou privatisé, qui est symptomatique de la substitution de l’espace public par un monde social morcelé où les individus sont considérés comme des marchandises en concurrence les unes avec les autres. Dans le même temps, les humoristes au sommet du box-office sont plus oppositionnels que jamais. À la comicité de la solidarité s’est substitué l’humour identitaire de la fabrication de l’ennemi. Au lieu de montrer le manque au cœur de la subjectivité, la comédie est devenue capitaliste en ce qu’elle désavoue ce vide universel et crée l’illusion que certain·es d’entre nous sont des sujets complets et authentiques qui sont dans la vérité, tandis que d’autres sont des sujets défaillants et infâmes qui sont dans le faux.

L’humour didactique est devenu la règle

Bien que cela ne rende pas justice à sa thèse, Henri Bergson a écrit que le rire peut souvent provenir d’un sujet verrouillé, dont on ne peut pas froisser les plumes. En d’autres termes, le rire sert à consolider la position déjà établie de celleux qui rient. Il semble aujourd’hui que ce type de rire soit le seul qui subsiste. Mais nous pouvons aller plus loin. En apparaissant comme une réponse instinctive aux choses (on « ne peut pas s’empêcher » de rire), le rire semble identifier un noyau de vérité dans le contenu de la plaisanterie ou de l’observation, validant ainsi la position idéologique exprimée par la blague. Le rire a un pouvoir particulièrement « rétroactif » de ré-établissement et d’enracinement des positions idéologiques. Après avoir ri, l’objet du rire acquiert un statut particulier, une apparence de vérité, qui semble avoir préexisté à la plaisanterie. L’humour didactique est devenu la règle plutôt que l’exception, et il caractérise les deux côtés du débat sur la comicité et la culture « woke » dans lequel on a poussé les discussions sur l’humour.

Le capitalisme numérique restructure les espaces publics définis par l’humour

Les discours woke / anti-woke autour du comique, ou la discussion autour de l’opposition entre « la liberté d’expression » et « la censure », finissent par occulter l’enjeu véritablement important de l’humour aujourd’hui : sa transformation au sein du capitalisme contemporain. Les deux camps de la guerre culturelle autour de la comédie (la brigade de la « liberté d’expression » et celle identifiée à la cancel culture) finissent par contribuer à la mystification de ce qui est réellement en train de changer dans notre relation au rire et à la comicité (et, par conséquent, dans les relations des un·es avec les autres), alors que de nouvelles formes de capitalisme numérique restructurent les espaces publics qui sont définis par l’humour. Pour reconnaître ce qui se passe au sein de la comicité, nous ne devons être ni woke ni anti-woke, mais anticapitalistes.

Le comique est une marchandise plateformisée comme les autres

James Acaster et Ricky Gervais sont un cas d’école de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde de la comicité. Ils se sont disputé le titre de comique le plus célèbre sur Netflix en 2022, tout en adoptant chacun une position forte dans l’un ou l’autre camp de la guerre culturelle. Gervais a représenté les défenseurs de « la liberté d’expression », et a ciblé des personnes transgenres dans ses spectacles en tant qu’ennemis du libéralisme contemporain, tandis qu’Acaster s’est autoproclamé défenseur des groupes marginalisés en décrivant Gervais comme l’ennemi fasciste. Tous deux ont connu un succès commercial sans précédent (Gervais a battu le record de ventes de billets pour un seul spectacle en 2023), parce que ces deux positions sont bien récompensées par le marché contemporain. Mais le succès de ces humoristes soutenu par la plateforme numérique Netflix suggère non pas que la comicité est bien vivante, mais que les politiques identitaires (ainsi que ceux qui les commercialisent) ont un rôle à jouer dans l’évolution de la société. Si le comique a peut-être toujours été la proie du marché, aujourd’hui les positions politiques et culturelles deviennent des marchandises et les positions « correctes » nous sont vendues comme des produits que nous sommes obligés d’acheter avec notre rire.

L’humour didactique contemporain tend à réunir la droite et la gauche

Deux blagues sur Donald Trump au cours des deux dernières années – l’une de gauche et l’autre de droite, toutes deux virales – montrent qu’un certain humour didactique bat aujourd’hui son plein. Dans la première, un homme courageux voit un enfant sur le point d’être dévoré par un lion après s’être égaré dans l’enclos d’un zoo. L’homme, qui porte un chapeau MAGA, saute dans l’enclos et met l’enfant à l’abri avant de frapper le lion. Il est ensuite interviewé par un journaliste et se réjouit d’assister à la célébration de son héroïsme dans le journal du lendemain, avant de se réveiller avec le titre suivant : « Un extrémiste de droite frappe un immigrant africain et lui vole son déjeuner ». Dans la deuxième blague, Trump discute de politique étrangère avec son assistant. Il dit : « Plus nous laissons entrer d’immigrants, mieux c’est ». Voyant sa gaffe, l’assistant le corrige : « Moins il y en a [fewer] ». Trump répond : « Je vous ai déjà dit qu’il est trop tôt pour m’appeler Führer 2». Les blagues prennent des positions opposées : l’une critique la tendance des médias de gauche à soupçonner de fascisme chaque acte d’un Républicain, l’autre critique la tendance des Républicains à glisser plus loin vers l’extrême droite. Dans les deux cas, la blague didactique et moralisatrice sécurise la position du sujet qui rit depuis la position « correcte » contre l’autre impur ou corrompu. Ce sont les deux faces d’une même pièce.

Les blagues créent une identification idéologique mais nous rappellent aussi notre vulnérabilité

La comédie nous met face au manque qui est au cœur de la subjectivité. La révélation de ce manque opère de manière universaliste : elle nous relie les un·es aux autres, que nous soyons hommes, femmes, non-binaires, noirs, blancs, intersectionnels, populistes, de gauche ou de droite. Si le comique révèle le manque, c’est parce qu’il produit des (dés-)identifications en relation avec cela et qu’il nous aide à gérer l’anxiété qu’il suscite. Le rire (d’où son lien avec l’anxiété) nous aide à créer et à établir des idéologies. Aujourd’hui, il nous aide surtout à imposer une idéologie capitaliste divisive. Cependant, comme le rire accompagne l’émergence de l’idéologie, il ne peut pas s’empêcher de nous rappeler ce manque dont nous sommes tou·tes – universellement – issu·es. Les blagues créent donc de l’idéologie (et de l’identité), mais elles nous rappellent aussi la contingence et la vulnérabilité.

Le rire carnavalesque s’oppose au rire de supériorité

Bien que Freud soit le théoricien de la comicité le plus connu pour ses idées sur le rire en tant que libération de la répression sociale, c’est le marxiste russe Mikhaïl Bakhtine qui a développé ses idées en direction d’une conception d’un rire universaliste. Contrairement au rire de supériorité, ce rire peut fonctionner comme une sorte de confrontation carnavalesque avec ses propres insuffisances et échecs. Dans ce rire, les rois deviennent des paysans et la gauche devient la droite. Alors que la concurrence du marché capitaliste veut souligner nos différences, ce rire montre notre interdépendance. Bien qu’il émerge souvent sans forme et dans la spontanéité, une troisième blague pourrait nous donner une idée de la manière dont cet humour universaliste pourrait émerger. Jacques Derrida appréciait une blague qui a été ensuite reprise par divers philosophes et utilisée pour faire valoir toute une multitude de points de vue. Dans cette blague, un rabbin, un homme d’affaires et une femme de ménage mettent en scène leur manque de valeur aux yeux de Dieu. L’homme d’affaires et le rabbin se lèvent à tour de rôle et déclarent qu’ils sont indignes. Lorsque c’est le tour de la femme de ménage, elle se lève également et déclare qu’elle ne vaut rien. L’homme d’affaires se tourne alors vers le rabbin et lui demande : « Qui est celle-là qui ose prétendre qu’elle n’est rien elle aussi ? ». Le message de cette blague est que nous sommes tou·tes humain·es, qu’il s’agisse d’un rabbin, d’un homme d’affaires ou d’une femme de ménage, et que nous avons une structure subjective commune. La blague souligne que les riches sont prêts à tout marchandiser, même le manque. C’est ce rien que nous partageons tou·tes en tant que sujets.

Traduit de l’anglais par Jacopo Rasmi

1Ce texte traduit un assemblage d’extraits de l’introduction du livre d’Alfie Bown Post-comedy (Polity, 2024) avec l’autorisation de son éditeur : www.politybooks.com/bookdetail?book_slug=post-comedy–9781509563388

2Le jeu de mots de la blague en anglais est impossible à reproduire en français : « Trump chats about foreign policy to his aide. The more immigrants we let in the better, he says. Seeing his gaff, the aide corrects him, the fewer. Trump replies: I told you not to call me that yet. »

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