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25.09.2025 à 11:26

Cosmo-finance La Sphère comme geste spéculatif

multitudes

Cosmo-finance
La Sphère comme geste spéculatif
Et si le soutien aux arts par la médiation d’une blockchain portait en puissance une proposition cosmo-financière esquissant une alternative à la valorisation capitaliste ?

Cosmo-finance
The Sphere as a Speculative Gesture
What if support for the arts through the mediation of a blockchain were to give rise to a cosmo-financial proposal outlining an alternative to capitalist valuation?

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Texte intégral 3724 mots

Ils collectent aussi bien des expériences et des rêves que des plans pour lavenir. La capacité de collecter des plans pour lavenir est une responsabilité intéressante, qui ne touche guère le collectionneur traditionnel (conservateur ou historien), mais qui devient incontournable pour le collectionneur dart de limmatériel.

Live Forever ! Collecting Live Art

Une machine à faire des avances de monde

La Sphère (thesphere.as) est un projet de recherche-création web 3.01 qui explore de nouvelles écologies de financement afin de créer un commun régénératif pour le cirque et les arts vivants. Inspiré par les récentes innovations dans le domaine des technologies comptables distribués (ou blockchains) et des économies contributives Peer-to-Peer orientées-commun, La Sphère vise à redistribuer les risques et les opportunités de faire de l’art en facilitant l’implication créative des « publics investis » (invested audience), des artistes, des collectionneurs et d’autres parties prenantes potentielles à différentes étapes du processus artistique et curatorial. Le projet a obtenu un financement Creative Europe entre 2020 et 2023, ainsi qu’une petite bourse de la galerie Serpentine (Londres) en 2024 pour le développement du Anarchiving Game2, où chacun est invité à créer des fragments reflétant l’évolution du projet.

La Sphère est un commun numérique ; une interface cryptoéconomique ; une (an)archive orientée-process pour les arts vivants ; un espace d’échanges et de développement mutuellement transformateur entre processus artistiques et pratiques alternatives d’organisation et de financement. Au bout du compte, nous en avons eu assez d’écrire d’interminables demandes de subventions et de travailler pour des peanuts. Nous avons donc décidé, avec beaucoup, beaucoup d’autres personnes, de réécrire les codes du capital et d’aborder autrement le problème du soutien aux arts.

Comment pouvons-nous tirer parti de nos capacités à risquer et spéculer ensemble pour créer de nouvelles compositions collectives métastables au-delà de ce qui est jugé possible – ou simplement finançable ? Nous développons un prototype de DAO (organisation autonome décentralisée) ancrée dans la réalité de la communauté circassienne afin d’explorer de nouvelles manières d’être créatif ensemble qui soient économiquement viables. Cette rencontre et ce travail autour de l’élaboration de nouvelles infrastructures techno-sociales sont fondamentaux – c’est quelque chose que Geert Lovink, fondateur du MoneyLab, définit comme stacktivisme, c’est-à-dire une forme d’activisme qui cherche à intervenir au niveau de la conception des protocoles qui régissent notre vie numérique.

« Le stacktivisme est, par définition, de nature abstraite et conceptuelle, sachant que le code est le pouvoir et que le pouvoir est le code. […] les stacktivistes se chargent de créer les liens manquants : ils sont les partageurs de mèmes, les connecteurs d’idées, les compagnons de route interculturels, les metteurs en réseau polydisciplinaires. L’instauration de nouveaux protocoles d’interaction numérique reste un acte de décision commune3. »

Ainsi donc, La Sphère prend forme en développant différentes techniques collectives qui cherchent à résister à l’habituel nivellement des valeurs contre l’horizon de la simple viabilité économique. La Sphère, c’est un peu comme une machine à faire des avances, avec toute l’ambiguïté érotico-financière que cette expression recèle ; et à les transformer en propositions de monde (en anglais, on dirait worlding, faire monde). Dans la foulée du cri de guerre alter-financier et stacktiviste de Geert Lovink, une chose est sûre : le temps où l’on se contentait de dénoncer la précarité dans le monde des arts est révolu. C’est l’heure de l’expérimentation cosmo-financière !

L’art précursif de la confiance

Ce texte est une tentative de partager quelques coordonnées et perspectives aspirationnelles-conspirationnelles constitutives de la Sphère. Pour le dire dans l’ethos ludiquement poétique et circassien du projet, l’idée est de prendre la Sphère par le milieu de son pool tourbillonnant de liquidité – une forme conceptuelle d’amorçage de liquidité (liquidity bootstrapping), si l’on peut dire. Comment rendre compte de la possibilité de former un quantum initial de confiance précursive, comme dirait William James ?

Quand je pense à l’aventure cryptoéconomique conviviale de la Sphère et à la chorégraphie de valeur que nous avons mise en mouvement, je me souviens d’une activité préférée de mes étés d’enfance : la création d’un tourbillon avec amis et famille dans la piscine hors-terre de notre arrière-cour de banlieue. Le protocole est simple : tout le monde commence à bouger dans la même direction, lentement au début, puis de plus en plus vite à mesure que le courant devient plus fort, emportant nos corps flottants dans une irrésistible procession estivale.

J’aime cette image primitive d’un tourbillon collectif parce qu’elle suggère efficacement comment nous nous constituons comme attracteur futurial. Les arts du spectacle font ressentir d’une manière particulière comment nous faisons l’expérience de notre métastabilité partagée, comment nous parvenons collectivement à engendrer des modes de générosité spéculative même dans les moments les plus précaires. La communauté du cirque est en effet liée par une économie corporelle : c’est une conspiration à ciel ouvert, flottante et tournoyante, qui cultive les flux vivants de telle manière qu’ils apparaissent à chacun comme une forme d’abondance partagée. Ou comme le dit Randy Martin, théoricien à la fois de la finance et de la danse, « cette réévaluation permet au risque d’être considéré comme une récompense en soi, car il se voit attribuer une valeur immédiate par l’ensemble créatif 4 ».

Contre la mystique managériale

The Sphere peut être lue comme une réponse singulière à la fameuse question de l’organisation. Les injonctions volontaristes à « mieux s’organiser » résonnent avec anxiété et triomphalisme entre le discours des consultants en entreprise et ceux des milieux sociaux progressistes. Combien de fois avons-nous éprouvé ce sentiment intime, presque impalpable mais bien réel, de détérioration et d’appauvrissement de notre vitalité relationnelle après un énième appel à « s’organiser » ? Combien de fois encore pouvons-nous nous permettre d’être traités de manière pseudo-professionnelle comme désorganisés ou insuffisamment organisés par les différents défenseurs de la gouvernance généralisée et de la mystique managériale5 ?

Et pourtant, nous devons nous organiser. Dans un monde qui s’oriente vers une fragmentation sociale accrue, la manière dont nous créons de nouveaux modes de coordination techno-sociaux est en effet devenue cruciale. Le défi, comme l’a souligné Yves Citton, consiste à terraformer de nouveaux passages métamorphiques entre la micro-échelle de la présence collective et la macro-échelle des agrégations médiatiques, afin de trouver des points de levier comparables au phénomène du leveraging financier6.

Les processus de co-apprentissage activés en notre sein représentent une force structurante qui façonne notre entreprise collective et la connecte à de multiples dehors. Ce processus de cosmo-localisation collective autour d’un matter of concern articulé entre art et finance est symbolisé par le syntagme « The Sphere as ». Le syntagme signale une attention particulière à la pluralité de modes d’adresse qui nous constitue (il coïncide d’ailleurs avec notre adresse web, thesphere.as).

Dans toute sa simplicité, la conjonction as (« en tant que ») fonctionne comme un opérateur comparatif-machinique qui facilite la navigation entre la variété des perspectives et des revendications (claims) prospectives concernant The Sphere et émises par celle-ci. Ce modulateur de mise en rapport est particulièrement important lorsqu’il est considéré dans une perspective cosmo-financière, c’est-à-dire une perspective qui s’intéresse à la communication des hétérogénéités en tant que telles, sans les réduire indûment les unes aux autres.

La plus-value des assemblages machiniques de perspectives

La conjonction « en tant que » nous amène au cœur du défi de repenser la valeur face à l’équivalence générale de toutes choses précipitée par les marchés. Contre l’idée hayekienne, redoutablement opérationnelle, du marché comme processeur omnipotent d’informations, qui traduit chaque élément de connaissance en prix, il est important de garder à l’esprit la leçon deleuzo-guattarienne de l’Anti-Œdipe concernant la plus-value de code. En gros, ils nous disent que la plus-value générée par les assemblages machiniques de perspectives n’est pas principalement économique : elle est d’abord comptabilisée de manière extra-économique par le biais de l’ontogenèse différentielle.7 Cela revient en dernière instance à quelque chose comme la condition même de la possibilité d’une rencontre entre des écologies encodant différentes façons de jouer sa peau (an encounter between differential ecologies with encoded skin in the game). En opérant sous la prémisse différentielle de « la sphère en tant que », nous espérons qu’à chaque étape du processus, nous apprendrons ensemble à résister à l’aplatissement habituel des valeurs face à l’horizon de la viabilité économique, en adoptant de manière ludique des approches frontales pour naviguer dans l’inconscient positif – le back-end financier – de la vie sociale.

La question de l’organisation numérique et des protocoles d’interaction qui y sont associés évolue ainsi imperceptiblement vers un art d’apprécier et d’évaluer les incorporations différentielles de valeurs. Dans la pratique, cela nécessite un art consistant à concilier différentes perspectives de manière à intensifier le processus dans son ensemble, transformant les contradictions apparentes en contrastes génératifs. Brian Massumi résume cette pratique sous le terme de « politique esthétique », s’appuyant sur la conception de Whitehead selon laquelle ce qui détermine l’intensité d’une expérience (artistique) est la capacité à maintenir ensemble les contrastes dans une inclusion mutuelle8.

Vers une finance décentralisée, expressive, basée sur la blockchain

Ce qui est défini ici comme un champ de compossibilités concerne directement le domaine financier. La logique extractive actuelle de la finance est intimement liée à la monétisation en tant que mécanisme par lequel les valeurs sociales, culturelles, économiques et écologiques sont rendues commensurables entre elles, aplatissant les valeurs hétérogènes en formation sur la seule unité de compte acceptée comme monnaie légale – la monnaie fiduciaire – selon le principe de rareté qui lui est inhérent. Mais la finance s’intéresse aussi essentiellement à « l’avenir » : c’est un art de coordonner le futur et ses possibilités émergentes à travers la conception d’attracteurs et la distribution des flux de désir. Martijn Konings décrit en termes de leviers (leveraging) cet art financier qui consiste à définir et à concevoir des attracteurs pour façonner l’avenir :

« L’effet de levier est la manière dont nous cherchons à donner à nos projections fictives une qualité performative qui se réalise d’elle-même […] l’effet de levier implique l’effort de se positionner comme le point focal de la logique interactive de la spéculation, comme un attracteur dans le domaine social9 ».

Cette compréhension de l’aspect performatif et spéculatif de la capture de valeur et de la logique pragmatique de levier qui lui est associée est cruciale si nous voulons aborder les questions financières avec une poétique étrange (weird) de l’expérimentation. Le pouvoir futurant d’une finance décentralisée, expressive et basée sur la blockchain suppose que nous allions au-delà de la critique habituelle du capitalisme comme imposant l’équivalence généralisée de toutes choses. Cela est d’autant plus nécessaire que, malgré sa pertinence face à la gamification néolibérale et antagoniste des relations sociales, la critique traditionnelle du capitalisme ne rend pas compte de la créativité synthétique de la finance contemporaine.

Dans son dernier ouvrage, Robert Meister affirme à propos de la fonction des « options » dans les dynamiques financières que :

« l’optionalité consiste à synchroniser des temporalités hétérogènes, à indexer des discours culturels hétérogènes, à tokeniser les taux de changement relatifs au sein et entre des systèmes hétérogènes d’évaluation et de classement – la liste est longue. Ces formes d’hétérogénéité n’ont plus besoin d’être réduites à un équivalent général si la liquidité peut être ajoutée grâce à des options qui permettent d’indexer leurs changements sur ceux d’autres domaines de valeur disparates10. »

Cette description de la manière dont différents systèmes hétérogènes d’évaluation se rapportent les uns aux autres de manière dérivée, remettant en question les modes habituels de financiarisation, dépasse la portée du projet The Sphere en tant que tel. Pourtant, en mettant l’accent sur les temporalités multiples inhérentes aux pratiques d’optionalité et d’indexation, Meister indique la voie d’une compréhension véritablement écologique de la finance et de son pouvoir polyrythmique et génératif ; ou inversement, vers une compréhension financière de la multiplicité inhérente à une écologie des pratiques qui pointe résolument vers ce que j’aime caractériser comme « une proposition cosmo-financière ».

La cosmopolitique met l’accent sur l’appartenance aux devenirs de communautés plus qu’humaines, sur les manières dont elles s’harmonisent et réagissent à leur milieu associé. La proposition cosmo-financière élargit cette perspective en mettant en avant des processus de découverte de valeur qui ne se limitent pas à la logique du marché, ainsi qu’en proposant de nouvelles façons d’envisager la tension créatrice entre le qualitatif et le quantitatif. En fin de compte, la proposition cosmo-financière vise à explorer les expressions sociales hétérogènes et les (in)formalisations de notre endettement mutuel, afin de favoriser des individuations collectives différentielles qui résistent à l’aplatissement actuel des valeurs sociales, culturelles et écologiques.

1Cet article résulte d’une traduction partielle du texte d’Erik Bordeleau, « The Sphere As Speculative Gesture. On the Precursive Art of Imagineering Cosmo-Financial Flows », Weird Economies, 12 June 2021, https://weirdeconomies.com/contributions/the-sphere-as-speculative-gesture

3Geert Lovink, Stuck on the Platform, Amsterdam, Vali, 2022, chapitre 8.

4Randy Martin, « A Precarious Dance, a Derivative Sociality », The Drama Review 56:4 (T216), NYU/MIT, Winter 2012, p. 68.

5Pour une analyse du syntagme « mieux organisés », voir mon article « Comme une tempête tropicale : Exfolier la forme-valeur » in François Lemieux and Edith Brunette (eds.), Aller à, faire avec, passer pareil, Montréal, Galerie Leonard & Bina Ellen Art Gallery, 2021, p. 165-180.

6Voir l’entrée Effets de levier ici même.

7Pour une lecture plus détaillée de ce concept central de L’Anti-Œdipe, voir mon article « We Too Have a Code: Cryptoeconomics and the Question of Programmability », in Oliver Leistert and Isabella Kohlhuber (eds), Hamburg Maschine Revisited: Artistic and Critical Investigations in our Digital Condition, ADOCS, Hamburg, 2022.

8Voir Brian Massumi, « Réévaluer la valeur pour sortir du capitalisme », Multitudes no 71, 2018, p. 80-91.

9Martijn Konings, Capital and Time: For a New Critique of Liberal Reason, Stanford University Press, 2018, p. 13-14.

10Robert Meister, Justice Is an Option. A Democratic Theory of Finance for the 21st century, University of Chicago Press, 2021, p. 198.

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25.09.2025 à 11:24

Déborder

multitudes

Déborder
Et si c’était à partir des bords que nous pourrions au mieux réenvisager notre situation historique sans sombrer dans les passions tristes ?

Disboarding
What if it were from the bords that we could best rethink our historical situation without sinking into sad passions?

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Texte intégral 2781 mots

Deux points, c’est tout

Notre planète abrite deux points géographiques où celleux qui craignent le vertige ne devraient jamais tenter de se rendre.

Ces points occupent une surface minuscule – tellement petite qu’elle se réduit à rien. En fait, ils ne disposent pas de la moindre étendue. Bien qu’ils existent et soient matérialisés, ils n’ont pourtant ni longueur, ni largeur, ni profondeur.

Ces deux points ne possèdent aucune longitude. Ils ne sont donc situés dans aucun fuseau horaire particulier : on peut y choisir l’heure qu’il est à tout moment de la journée ou de la nuit. C’est vous qui décidez.

Ces deux points que réunit l’axe de rotation de la Terre sont le pôle Nord et le pôle Sud.

Ils sont les deux seuls endroits où l’on peut accompagner la rotation de la Terre – mais il faut alors tourner sur soi-même, très lentement, en 24 heures.


Le pôle Nord géographique est le point le plus septentrional de la planète. Situé à 90° de latitude nord, rien n’est plus au nord. Quand vous êtes là, où que vous portiez le regard, c’est le sud. Vous tournez sur vous-même et, pendant 360°, tout ce que vous voyez est le sud.

Diamétralement opposé, situé à 90° de latitude sud, le pôle Sud est le point le plus austral de la surface terrestre. Là, si vous répétez l’exercice de tourner sur vous-même, vous ne verrez que le nord. À l’infini.

Ces deux points ne connaissent pas de bord.

Tout le reste (ou presque) semble doté de bords1.

Qu’est-ce qu’un bord ?

Le bord est à la fois une zone matérielle et un objet de pensée. C’est là où les choses sont censées commencer et finir – pas seulement les choses mais aussi les êtres, les abstractions, les idées, les concepts, les territoires. Tout.

Pourtant, alors qu’elle semble concerner à la fois le réel et l’interprétation du réel par tous les modes de connaissance possibles élaborés avec le temps, cette notion reste un inexploré de la philosophie. Personne, jusqu’alors, n’a pensé faire du bord un concept.

En fait, le bord dissuade potentiellement le concept puisqu’il en est la condition de possibilité. Formuler un concept, c’est, tel un géomètre, arpenter et piqueter un territoire : créer un concept, c’est tracer des bords.

Ainsi, penser le bord suppose pour la pensée de se retourner sur ce qui, en grande partie, la conditionne.

Nous avons un bord. Du moins le pensons-nous.

Ce bord, celui de notre corps, est spatial – notre peau, sa limite externe, le matérialise ; il est aussi temporel – nous sommes enfermés par ces deux bords extrêmes que sont la naissance et la mort.

Nous localisons ces deux dimensions comme si elles étaient nettes et précises, « claires et distinctes », comme si la peau était bien une surface isolante, une enveloppe qui délimite précisément là où commence et où finit notre corps, et comme si la naissance et la mort étaient des instants nettement isolables. Malgré le flou qui entoure ces notions, l’état civil assigne pourtant un lieu et un moment (heures et minutes) à la naissance et à la mort. De même que le statut du corps est légalement défini.

Ainsi, en très grande partie, le bord a à voir avec le juridique : c’est la loi – une fiction – qui institue une coupure dans l’ordre des choses, créant de cette façon des bords pour leur donner consistance. Le concret est très largement défini par l’abstrait.

En réalité, le bord est presque toujours de l’ordre du « comme si2 ».

Désir de bord

Nous avons un bord. Du moins l’espérons-nous.

Il y a un désir de bord. Comme pour sentir que l’on peut s’appuyer sur un seuil stable, matériel et permanent. L’idée que tout a un bord est formulée pour se rassurer. Pour ne pas être affronté au vide, à l’abîme, au vertige du néant. Le bord, c’est ce qui permet de toucher.

Le sans-bord, c’est la figure terrifiante de l’intouchable, de l’illimité, du non cernable, du démesuré, de l’irreprésentable, de l’infiniment divers. C’est ce qui nous fait sentir que notre rapport au réel s’opère sur le mode du rétrécissement. Pour nous grandir, nous rétrécissons tout.

Et lorsqu’un objet de pensée ou un élément du réel échappe à l’établissement de bordures – il faudrait peut-être mieux dire : au « bordurage » ou à la « borduration » – comme la notion d’infini, celle de Dieu, certaines figures décrites par la topologie ou certains modèles cosmologiques d’un univers à la fois infini et sans bord, nous nous raccrochons au bord pour nous réfugier dans quelque chose que nous pouvons appréhender.

Le bord vient nous border, comme une figure maternelle ou paternelle bienveillante le ferait dans notre lit d’enfant pour que, rassurés, nous puissions nous laisser glisser dans le sommeil. Le bord, c’est ce qui permet de fermer les yeux sur l’ouverture effrayante du réel, et ainsi avoir moins peur.

C’est pour cela que les objets sont rassurants : ils nous donnent l’illusion de pouvoir nous raccrocher à des bords. Saisir un objet, c’est avoir sensitivement la certitude de toucher un bord. Comme trouver quelque chose de stable dans l’immensité de l’instabilité et de l’impermanence des choses et des états de chose. Comme s’accrocher désespérément à son siège lorsque l’avion en perdition pique vers le sol.

Le propre du bord

Nous restons accrochés aux bords.

À titre d’exemple parmi tant d’autres : la montée des nationalismes, de l’illibéralisme, de la pensée d’extrême-droite et des démarches identitaires, qui visent en substance à (r)établir des bords pour endiguer un sentiment de dilution et d’effacement des limites, témoigne sans aucun doute de ce recours à une notion toujours pensée comme une protection salvatrice – alors qu’elle pourrait seulement se révéler être une limitation de potentialités d’évolution.

Des bords continuent de cerner les aires de propriété de toutes choses, de tout état, de toute idée : qu’est-ce qu’un brevet après tout, par exemple, si ce n’est un bord posé autour d’une idée ou d’un dispositif pour en garantir et en assurer la propriété ? De façon significative, le terme « propriété » présente en français le double sens de « possession » et de « qualité propre » : il est emprunté au latin juridique proprietas, « caractère propre ; droit de possession, chose possédée », lui-même dérivé de proprius, « qui appartient en propre, caractéristique3 ».

On crée des bords aussi bien pour donner des propriétés à ce qui est que pour rendre possible la propriété sur ce qui est – et cest sans doute la même chose. Ainsi, la notion de bord favorise une rencontre entre lêtre et lavoir : une propriété, c’est ce que quelque chose ou quelqu’un possède en propre – à la fois ce quil est et ce quil a.

Une vie sans bord ?

À une époque qui vise à fabriquer toujours plus de bords (ce que permet de façon démultipliée l’utilisation malavisée de l’immense puissance des technologies issues du numérique), on peut tenter d’ébaucher une vie sans bords, dont l’un des aspects serait une théorie politique compatible avec le régime général d’inséparation4.

Parler d’une vie « sans bords », c’est proposer que le verre soit rempli plus haut que les bords ; c’est vouloir que ça déborde – c’est aspirer à une vie littéralement débordante. Il ne s’agit ici ni d’une nouvelle formulation anarchiste (même si ce n’est pas incompatible), ni d’une actualisation de la proposition soixante-huitarde de « jouir sans entraves » (qui a depuis longtemps montré ses contradictions dans la fusion avec le marketing et la consommation).

Ce débord est une tentative pour faire advenir – d’abord en nous, dans l’émotion et dans la pensée, avant que ce soit dans la réalité matérielle sociale et économique –, une autre approche de la réalité, une autre vision du monde. Et de quoi avons-nous le plus besoin aujourdhui, si ce nest de nouvelles visions du monde ?

Vivre et respirer sans bord, c’est ne pas vouloir toujours plus pour tenter de désirer mieux. C’est ne plus accepter d’occuper le lieu de l’individu, c’est-à-dire sextirper du fantasme de la propriété de soi. C’est ne plus vouloir de soi comme un territoire dont on serait le propriétaire, et desserrer le carcan de soi comme territorialité à rentabiliser. C’est s’ex-proprier en cessant de concevoir ce que l’on est à l’image de l’individualisme possessif, c’est-à-dire comme un topos clôturé (borné ?) à exploiter.

Pour Spinoza, « chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être5. » Et cet effort est l’essence même de cette chose : « l’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose6 ». Ainsi, tant que nous nous pensons comme les propriétaires terriens de notre propre existence, nous ne pouvons faire autrement que « persévérer dans notre être » tout au long de la vie, animés de l’idée principale d’augmenter notre surface d’exploitation. Fondée sur l’idée de bord et de son extension en théorie illimitée, cette conception de ce que serait un idéal de vie à accomplir montre ses limites, et, dévoilant sa vanité parce qu’elle vise à l’impossible – la surface d’exploitation gagnée n’est jamais suffisante, c’est un système sans principe d’arrêt –, ne peut engendrer que frustration et amertume. Il s’agit d’essayer de rompre avec cette passion triste, peut-être la plus pernicieuse de toutes les passions tristes jamais engendrées.

Il s’agit, là où chacun se sent de plus en plus enserré par des bords multiples – allant des réseaux sociaux à la solastalgie en passant par la surveillance généralisée – de se donner de l’air.

Juste un peu d’air, là où tout a l’air d’être devenu irrespirable.

1Ces pages sont extraites du manuscrit du Livre de bord à paraître.

2Voir à ce propos la Majeure Frontières/Lisières dans le no 97 de Multitudes (2024).

3Voir à ce propos la Majeure Propriétés/communs dans le no 41 de Multitudes (2010).

4Voir le dossier Inséparation, modes demploi dans le no 72 de Multitudes (2018).

5Spinoza, Éthique, III, proposition VI.

6Spinoza, Éthique, III, proposition VII.

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25.09.2025 à 11:23

Décolonial Y a-t-il de bons usages du « décolonial » ?

Cocco Giuseppe

Décolonial
Y a‑t‑il de bons usages du « décolonial » ?
Et si les débats autour des approches « décoloniales » pouvaient s’éclairer d’une opposition entre attitudes anthropémiques (qui vomissent l’étranger) et anthropophagiques (qui l’absorbent) ?

Decolonial
Are there Good Uses for “Decolonial”?
What if the debates around “decolonial” approaches could be illuminated by an opposition between the anthropemic (which rejects the foreign) and the anthropophagic attitudes (which absorbs it)?

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Texte intégral 5764 mots

« Je hais les voyages et les explorateurs1 ». Voilà comment Claude Lévi-Strauss commence le journal de ses expéditions. À un certain moment, il y suggère qu’on peut « opposer deux types de sociétés, celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire, qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même, de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage2 ».

Aujourd’hui, cette opposition fonctionne à l’envers : les récits décoloniaux, qui articulent contre « nos » sociétés un sentiment anti-occidental, peuvent être définis comme anthropémiques, alors que nous appellerons anthropophages les approches qui se proposent de dépasser le clivage Nord/Sud, aussi bien que celui Occident/Orient3.

Que s’est-il passé ? Tout d’abord, la base matérielle (le capitalisme) des sociétés dont parlait Lévi-Strauss en 1955 s’est transformée : au lieu d’organiser le travail autour de la prolétarisation (exclusion anthropéme) qui portait à une inclusion disciplinaire, le capitalisme contemporain est structuré sur l’inclusion modulaire (anthropophage) de tout le monde : des travailleurs d’Uber aux autochtones d’Australie. Tout le monde travaille (sur ou pour les plateformes), mais sans rentrer dans le rapport salarial industriel.

Par un autre paradoxe, ceux qui défendent le dehors se trouvent bien au cœur de la mondialisation et en viennent à définir le capitalisme global comme étant « négativement » anthropophage : c’est le cas, explicitement, de Nancy Fraser4 ou de Olúfémi O. Táíwò5 et, implicitement, de Slavoj Zizek6. Ceux qui, au contraire, défendent le dedans se trouvent, eux, aux marges de l’Empire, dans les favelas latino-américaines, dans les forêts tropicales, aux Antilles françaises et surtout dans l’exode des migrants.

Multitudes a évolué en oscillant entre ces deux lignes. En même temps, celles-ci ont été traversées et transformées par une ligne de fuite nomade et africaine.

La communauté qui vient

En 1990, le numéro 1 de Futur Antérieur, la revue dont dérive Multitudes, publiait un article de Giorgio Agamben sur la « communauté qui vient », celle qui venait d’être massacrée sur la place Tienanmen à Pékin par un régime déterminé à rentrer dans le marché global en faisant de sa main de fer sur les mouvements sociaux un « avantage comparatif ». « (L)a nouveauté de la politique qui s’annonce – écrivait le philosophe italien – c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), une disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique7 ». Les luttes ont lieu dans la globalisation et contre les effets de domination, dans un horizon post souverain.

La première livraison de Multitudes sort exactement dix ans après, en mars 2000 et semble confirmer l’intuition d’Agamben. Un article propose une réflexion sur la gêne de la gauche des pays du Sud devant les manifestations qui avaient eu lieu à Seattle pendant le sommet de l’Organisation mondiale du commerce : alors que les mobilisations demandaient la démocratisation de sa gouvernance, la gauche tiers-mondiste était carrément contre la mondialisation8. C’est la répétition du paradoxe de l’abolition de l’esclavage décrite par Maurice Merleau-Ponty. Inspiré par les travaux de l’historien jamaïcain C.L.R. James sur les Jacobins noirs de Saint Domingue, Merleau-Ponty retrace les oscillations du premier ministre anglais, Pitt the Younger9 : d’abord il appuie le camp abolitionniste en France et ensuite il s’allie aux maîtres esclavagistes de Saint Domingue en fonction de l’évolution du conflit avec la France. Les soldats de Napoléon envoyés pour rétablir l’esclavage constataient que les Haïtiens, dont on leur avait dit qu’ils étaient des « agents » des exilés armés par l’étranger, chantaient la Marseillaise et le Ça ira : « La justice serait-elle du côté de nos ennemis barbares10 ? ». Merleau-Ponty insiste justement sur la manière dont les « mêmes principes (ceux de la Révolution) peuvent être mobilisés au même moment dans les deux camps d’un même conflit ». Or, le mécanisme de cette corruption des principes est bien celui de la « raison d’État » : l’exclusion de la citoyenneté sert à faire de l’inclusion une domination (l’esclavage) au nom d’intérêts nationaux et donc des plantations coloniales.

Dans le même numéro de Multitudes, Yann Moulier Boutang publie une fiche de lecture11 de Ghassan Hage, White Nation. Fantasies of White Supremacy12 et de Theodore W. Allen, The Invention of the White Race13. Ces recherches montrent, écrit-il, que le système d’apartheid mis en place dans les colonies britanniques émerge de l’expérience de la colonisation en Europe : il y a un rapport étroit entre la colonisation de l’Irlande catholique et l’asservissement concomitant des Noirs dans les plantations en Virginie. L’oppression est une production et le racisme peut s’imposer tant sur des Blancs – par le truchement de la discrimination religieuse – que sur des Noirs – par le truchement de la couleur : ainsi, « l’apartheid des Blancs contre d’autres Blancs aura duré plus longtemps que le système raciste afrikaner ». L’anomalie irlandaise et celle de l’esclavage, en se télescopant, confirment que le racisme n’est jamais une question de race, mais toujours et seulement d’oppression. Cela permet à l’auteur d’affirmer : « […] partout où apparaît un statut juridique dérogatoire […] attentatoire à la liberté de circuler, au libre accès à l’ensemble des droits de propriété communs, il faut se demander non pas à qui profite le crime (c’est une lapalissade), ni quelle nouvelle ligne de division se creuse (travail purement descriptif), mais quelle nouvelle dynamique de la multitude est visée14 ».

C’est dans cette même perspective qu’un an plus tard, en discutant à propos de la Raison métisse, Yann Moulier Boutang fait état de la crise d’« un » universel pour immédiatement affirmer qu’il y en a un autre, celui justement des Jacobins noirs : un universel qui ne se plie pas à la « ruse de la raison d’État » et qui est donc « l’universel de la liberté », effectivement « inconditionnel et mondial15 ». Dans ce même dossier, Walter Mignolo présente une tout autre approche et qui, au fond, est essentialiste16. Pour lui, la différence coloniale est absolue et atemporelle : elle explique tout, tout le temps et partout17. La pauvreté du Sud trouve ses causes dans la richesse du Nord. Et vice-versa : l’émergence du Sud implique la décadence du Nord. On est en plein dans la dialectique (occidentale) qu’on veut combattre : « son désir est constitutivement le désir du désir du maître18 ». L’horizon est curieusement spenglerien, l’imaginaire décolonial est celui du « crépuscule de l’Ouest, de l’Europe et de la modernité19 ».

La ligne anthropophagique réapparait en 2005. Raphaël Confiant pose la créolité au-delà des « trois idéologies, Blanchitude, Négritude, Indianité », car celles-ci n’ont pas « su (ou pu) penser la nouvelle réalité qui se mettait en place ». Or, dit-il, « la créolité n’est pas une idéologie : c’est une réalité anthropologique et historique20 ». Dans la même direction, en 2006, Antonio Negri et moi-même appréhendions les « hybridations » brésiliennes comme la « fabrique d’un biopouvoir qui […] s’est fondé sur la gestion de la vie (par) la modulation des flux de sang des migrations internes aussi bien qu’externes21 ». Toujours en 2006, la ligne de l’anthropémie est développée dans une Mineure sur Empire et « colonialité » du pouvoir : « La colonialité et la modernité », écrit Grosfoguel, sont la même chose22. Selon Castro-Gomez, l’Empire ne tolère qu’une forme de connaissance, « la rationalité techno-scientifique de l’Occident23 ». En 2009, dans une interview qui fait le bilan du cycle progressiste en Amérique latine, Anibal Quijano estime que la réintégration du régime cubain dans les instances de coopération régionales (Groupe de Rio, Unasur, Mercosur) est le signe d’un « grand changement ». L’apologie du régime cubain se complète par une évaluation générale qui met en avant « (l)es cas de la Bolivie, du Venezuela, de l’Équateur » comme les plus « avancés » du cycle24. Malheureusement ce sont bien ces cas qui se révèleront les plus problématiques.

La ligne de fuite est africaine

La ligne de fuite est dessinée par des dossiers « africains ». En 2017, Abdul-Karim Mustapha et Juan Obarrio écrivent que « (l)a technologie en elle-même est la matrice dans laquelle la vie se développe, la matrice où s’épanouissent les subjectivités, les communautés, les formes de vie et où elles explorent des nouvelles dimensions de l’être, profondément cosmopolites et abstraites, tout aussi bien qu’absolument localisées et concrètes25 ». Achille Mbembe rappelle que « quand on regarde les mythes africains de l’origine, la migration y joue toujours un rôle central26 ».

Dans une Mineure qu’elle organise, en 2019, Elara Bertho écrit que « toute langue est voyage27 ». Interviewé par Julie Peghini, l’écrivain ivoirien Gauz rappelle : « Quand on parle de colonie, on parle d’abord de migration, de mouvement d’hommes et de femmes. Nous sommes foncièrement nomades ». Cela signifie que « l’intérieur des uns est peutêtre l’extérieur des autres […]. Ce qui compte […] c’est le mouvement vers une autre culture, un autre territoire28 ». Un an après, le dossier inspiré de la saga du Black Star Line change de perspective : de même que la flottille qui, au début du siècle dernier, voulait transporter les Afro-américains en Afrique, « les diasporas africaines désirent une terre, un territoire ferme où amarrer ». Dans une critique explicite de Gilroy, Nadia Yala Kisukidi affirme ainsi que « l’Atlantique noir […] est truffé de rêves de sédentarité29 ». Mais, dans la même livraison, le dossier « Interzones Sud-américaines » se propose, lui, d’aller au-delà du Sud et du Nord, de penser les « interzones30 ». La ligne éditoriale continue donc dans la richesse de sa sinuosité et de ses oscillations.

Le dehors contre l’immanence

La logique du dehors (le décolonial) complémente celle du négatif, et cela a été bien explicité dès 2003 par Frédéric Neyrat dans sa critique du post-opéraïsme italien : « […] l’immanence est, par définition, investie par une infinité de dehors et le problème du concept d’Empire est qu’il n’en propose aucun : tout est déjà là31 ». Ce sont là les mêmes termes que nous retrouvons dans le pamphlet de Benjamin Noys contre l’affirmationnist theory, c’est-à-dire, le post-opéraïsme autant que la philosophie de la différence : « plus on élimine toute sorte de dehors du capitalisme, moins convaincantes seront les forces révolutionnaires, plus inutile apparait toute subjectivité : le capitalisme fera le travail pour nous32 ». Pour lui, c’est le capitalisme qui est anthropophage.

Sans dehors, l’anticapitalisme idéologique est orphelin et le décolonial lui offre une boussole. Mais c’est celle de l’inimitié schmittienne : le Sud contre le Nord, le « reste » contre l’Occident, les « bons » contre les « méchants ». Mignolo ne craint donc pas d’appuyer la Russie de Poutine et de défendre l’agression de l’Ukraine comme une « dés-occidentalisation » qui serait positive en soi33. Les décoloniaux épousent, même si c’est à l’envers, les thèses du choc des civilisations de Samuel Huntington.

Il n’est plus question des valeurs produites dans les luttes qui traversent les rapports de domination (créolisations, métissages, migrations), mais de la morale et d’une essence « imposée » par le dehors. Or, ce dehors est bien là, et il est fasciste : c’est Poutine et c’est Trump. Les décoloniaux éliminent les nuances et les hybridations et tombent ainsi – peut-être sans le vouloir – dans l’escarcelle des réactionnaires de nouveau type. Et c’est bien pour cela que chez eux, les migrations ne jouent aucun rôle. Il n’y a plus de contradictions qui traversent l’Occident autant que le Sud, mais un conflit entre les deux, comme si c’était deux « blocs » homogènes, comme s’ils avaient une essence. Les décoloniaux essentialisent l’Occident autant que l’Orient et le Sud et ainsi, finissent par appuyer la logique du revanchisme russe et de la guerre.

Or, Lévi-Strauss rappelait aussi « qu’aucune société n’est parfaite ». Dans les pages finales de Tristes Tropiques, il définit l’Islam comme étant « l’Occident de l’Orient34 ». Son relativisme culturel est un perspectivisme, un échange d’échanges de points de vue. Il n’est pas aveugle devant les autres formes de domination, justement parce qu’il évite toute forme d’essentialisation. C’est bien dans cette direction que Jack Goody appréhende la modernité comme « un phénomène commun à l’Orient et à l’Occident35 ». Comme le souligne le philosophe nigérien Olúfémi Táíwò, l’approche décoloniale ignore l’agentivité des colonisés. Táíwò rappelle que, « depuis l’indépendance, les Africains ont été libres de conduire leurs propres politiques ». S’ils n’ont pas choisi des voies démocratiques, ce n’est pas parce que les puissances postcoloniales ne le permettaient pas, la variété des trajectoires le démontre : parti unique socialiste en Lybie, monarchie absolue au Maroc, gouvernements militaires en Afrique centrale, etc.36

Pour conclure, traversons l’Atlantique Sud, et débarquons à Salvador da Bahia, au Brésil. C’est l’état le plus africain du pays, avec 14 millions d’âmes, et il est gouverné – sans interruption – par le Parti des travailleurs de Lula depuis 2006. Or, les différents corps de police y ont tué, en 2023, 1 699 personnes, alors que toutes les polices des États-Unis (340 millions d’habitants) ont tué (toujours en 2023), 1 164 personnes : les polices gouvernées par la gauche anti-impérialiste brésilienne depuis 20 ans d’un petit état y tuent 46 % plus, en termes absolus ( !), et 32 fois plus que « l’Amérique impérialiste ». L’état gouverné par le PT dispose donc des polices les plus violentes du Brésil37. Le décolonial, l’idée que la violence des polices dans l’état de Bahia serait la conséquence d’un dehors impérialiste (les États-Unis) auquel il faudrait opposer un autre dehors (par exemple, dans les mots de Mignolo, la Russie) est fausse. Les migrants qui résistent à la chasse lancée par le gouvernement Trump pour rester en Amérique le savent très bien : les luttes sont internes à l’Empire.

La perspective décoloniale doit éviter ces raccourcis et revenir sur la notion de colonialidad : une oppression héritée du passé colonial, mais qui est interne aux raisons d’État qui sévissent au Nord autant qu’au Sud.

1Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955) in Oeuvres, Pléiade Gallimard, 2008, p. 3.

2Ibid., p. 415. C’est nous qui soulignons. Ce clivage a été utilisé par nous dans Giuseppe Cocco, « Cannibaliser le décolonial ? », Multitudes no 84, 2021, p. 113-121.

3La littérature décoloniale est très vaste. Dans cet article, nous nous concentrons sur celle issue de la notion de colonialidad, et donc sur Anibal Quijano, Henrique Dussel, Walter Mignolo, Rámon Grosfoguel et Boaventura de Sousa Santos.

4Nancy Fraser, Capital Cannibalism, Verso, 2023.

5Olúfémi O. Táíwò, Elite Capture: How the Powerfull Took over Identity Politics, Haymarket Books, 2022.

6Chez Negri, écrit-il, « le communisme n’est-il pas réduit à ce que rien moins que Bill Gates appelle frictionless capitalism ? », Slavoj Zizek, Defence of Lost Causes, Verso, Londres, 2008, p. 352.

7Giorgio Agamben, « La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque », Futur Antérieur (1990) no 1, p. 5-25.

8« L’empire et la traite des esclaves », Multitudes no 1 (2000), p. 132-143.

9C. L. R. James, Les Jacobins noirs (1938), Éditions Amsterdam, 2009.

10Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel » (1949), Signes, Gallimard, 1960, p. 359.

11Yann Moulier Boutang, « Les couleurs de l’histoire », Multitudes no 1, 2000, p. 212-221.

12Ghassan Hage, White Nation,. Fantasies of White Supremacy, Pluto Press, 1998.

13Theodore W. Allen, The Invention of the White Race, Verso, 1994 et 1997.

14Yann Moulier Boutang, art. cit., p. 216 et 226.

15Yann Moulier Boutang, « Raison métisse », Multitudes no 6 (2001), p. 9.

16Sur l’essentialisme du « décolonial », voir aussi Rodrigo Castro Orellana, « Le côté obscur de la décolonialité », in Collectif, Critique de la raison décoloniale, Traduction de Michaël Faujour et Pierre Madelin, L’échappée, Paris, 2024, p.  71-109.

17Ato Sekyi-Otu, Fanons Dialectic of Experience, Cambridge, Harvard, 1996, p. 14-15.

18Yann Moulier Boutang, « Raison Métisse », art. cit., p. 13.

19Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes no 6 (2001), p. 60.

20Raphaël Confiant, « La créolité contre lenfermement identitaire », Multitudes no 22, 2005, p. 182 & 183.

21Antonio Negri et Giuseppe Cocco, « Les modulations chromatiques du biopouvoir au Brésil », Multitudes no 23, hiver 2006, p. 54.

22Ramon Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes no 26, 2006, p. 59.

23Santiago Castro-Gómez, « Le chapitre manquant d’Empire », Multitudes no 26, p. 28.

24Aníbal Quijano, « La revanche des indiens ? », Multitudes no 35 (2009), p. 99.

25Abdul-Karim Mustapha et Juan Obarrio, « Externalités africaines », Multitudes no 69 (2017), p. 161.

26Achille Mbembe « Afrocomputation », Multitudes no 69 (2017), p. 204.

27Elara Bertho, « Déplacements littéraires africains », Multitudes no 76, (2019), p. 175.

28Gauz, « Le français c’est de l’italien mal gaulé », Multitudes no 76, (2019), p. 196-7.

29Nadia Yala Kisukidi, Majeure Kinshasa Star Line, Multitudes no 81 (2020), p. 54.

30Barbara Szaniecki et Giuseppe Cocco, Mineure Interzones sud-américaines, Multitudes no 81, (2020), p. 166.

31Frédéric Neyrat, « La République de la Multitude. Pour en finir avec le concept d’immanence absolue », Multitudes no 13 (2003).

32Benjamin Noys, The Persistence of the Negative, Edinburgh, 2010, p.  7-8.

33Walter Mignolo, « It is a change of era, no longer the era of changes », Postcolonial Politics, 19 janvier 2023. https://postcolonialpolitics.org/it-is-a-change-of-era-no-longer-the-era-of-changes. Pour un aperçu des positions pro-russes des décoloniaux, voir aussi Pierre Madelin, « Des pensées décoloniales à l’épreuve de la guerre en Ukraine », Lundi Matin, 27 février 2023, https://lundi.am/Des-pensees-decoloniales-a-l-epreuve-de-la-guerre-en-Ukraine

34Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit. p. 414 et 433.

35Jack Goody, LOrient en Occident, traduction de Pierre-Antoine Fabre, Seuil, Paris, 1999, p. 290. Cest nous qui soulignons.

36Olúfémi Táíwò, Against Decolonisation. Taking African Agency Seriously, Hurst, 2022, p. 7 et 185.

37Cf. l’interview du chercheur de l’Université Fédérale Fluminense (UFF), Daniel Hirata, par Pedro Vilas-Boas, « Policiais da Bahia matam 46 % mais que os dos Estados Unidos », 18 décembre 2024, UOL, https://noticias.uol.com.br/cotidiano/ultimas-noticias/2024/12/18/policia-bahia-eua.htm

L’article Décolonial <br>Y a-t-il de bons usages du « décolonial » ? est apparu en premier sur multitudes.

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