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25.09.2025 à 11:21

Démocratie Multitudes et le renouvellement de la pensée démocratique

Laugier Sandra

Démocratie
Multitudes et le renouvellement de la pensée démocratique
Et si la démocratie n’était pas prioritairement un régime constitutionnel, mais une forme de vie, une pratique de care, une école de désobéissance civile, une demande pour plus de démocratie ?

Democracy
Multitudes and the Renewal of Democratic Thought
What if democracy were not primarily an constitutional regime, but a form of life, a practice of care, a school of civil disobedience, a demand for more democracy?

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Texte intégral 3591 mots

2000 : la date marque le début de ce siècle, le démarrage de Multitudes et l’explosion de la pensée démocratique. On oublie parfois que le thème de la démocratie, désormais omniprésent, n’était pas central dans la pensée politique de gauche d’avant 2000 : il n’est développé comme tel ni chez Foucault, ni chez Bourdieu, par exemple. Ainsi 2000 marque l’appropriation par la multitude de la démocratie comme concept, comme revendication et comme pratique.

La démocratie comme multitude globale

La mise en avant de la démocratie et sa transformation est bien le noyau de Multitudes et de ses composantes – « revue politique, artistique et philosophique » non confinée aux institutions ni au monde académique. La revue Multitudes, dès ses premiers numéros, propose une redéfinition radicale de la démocratie, en la concevant non seulement comme un régime institutionnel, mais aussi comme une forme de vie. Inspirée par les traditions philosophiques de Wittgenstein, Emerson, Thoreau ou encore Dewey, la revue s’appuie également sur des approches issues de la sociologie, de l’anthropologie, de la théorie politique critique et sur les compétences des citoyens engagés dans des actions. Elle interroge les formes concrètes de subjectivation démocratique à l’heure d’une crise de la représentation et d’un déplacement de la politique vers de nouveaux espaces collectifs.

En articulant philosophie critique avec mouvements sociaux, arts, écologie et technologies, en mobilisant des courants aussi divers et incompatibles que l’opéraïsme, la pensée décoloniale, le féminisme, l’écologie et le travail du care ; en redéfinissant le politique via le capitalisme cognitif, les formes de vie post-industrielles et les pratiques expérimentales de la démocratie comme les assemblées citoyennes les occupations, la désobéissance civile, les activismes féministes et queer, Multitudes a d’emblée pris et nourri le tournant démocratique contemporain par une méthode radicalement inclusive avant la lettre, intégrant au pouvoir démocratique des acteurs de plus en plus divers : travailleurs, femmes, handis ; mais aussi non-humains : environnement, animaux. Ainsi, la revue explore l’extension de la démocratie aux écosystèmes non humains, notamment à travers des assemblées territoriales pour la terre et les forêts (no 90, 2023) ; une « reforesting democracy » inspirée notamment par les expériences de la COP26 ; le patriarcat (no 79, 2020), la colonialité (no 84, 2021) ; la justice tranformatrice (no 89, 2022).

Toutes ces explorations montrent que la démocratie chez Multitudes est d’abord intersectionnelle et inclusive avant d’être normative et institutionnelle. Elle vise à dépasser les formes traditionnelles de pouvoir et les limites des communautés politiques en intégrant les luttes de genre, raciales, décoloniales, sociales, environnementales (voir Écologie), redéfinissant la démocratie hors des institutions démocratiques.

L’érosion du régime représentatif et l’avènement de pratiques autonomes

S’appuyant d’abord sur Hardt et Negri, la revue explore l’idée d’une « démocratie de la multitude » à l’échelle planétaire, qui se pose en antagonisme face aux mécanismes de l’Empire (géopolitiques, militaires, financiers). Elle revendique un nouveau modèle démocratique global, fondé sur l’émancipation, la coopération et la préservation des différences. Dans Multitudes no 32 (2008) dédié au capitalisme cognitif, la revue montre comment la financiarisation, l’autonomisation du travail et les nouvelles subjectivités (précariat, care, formes de vie post-fordistes) redéfinissent les conflits démocratiques. Ces transformations exigent une démocratie confrontée à la rente mondiale, non uniquement fondée sur l’État-providence.

Dans Multitudes no 32 (2008), consacré au capitalisme cognitif, la revue constate la perte de légitimité du gouvernement représentatif. Le miracle électoral – selon lequel les élus peuvent agir au nom du peuple – s’essouffle, confronté à la méfiance croissante des citoyen·nes. Cette défiance donne lieu à l’essor de pratiques politiques autonomes : mobilisations citoyennes, luttes collectives, occupations de l’espace public, créations de nouvelles institutions. Multitudes interprète ce phénomène non comme une crise, mais comme un approfondissement du désir démocratique : une exigence de participation réelle, continue et horizontale. De ses débuts jusqu’à aujourd’hui en passant par le numéro classique Philosophie politique des multitudes (no 9, 2005) la revue n’a cessé d’explorer les limites et ambivalences de la démocratisation et de son propre élargissement du politique. La Majeure Populismes (2015) trace les limites d’un « populisme de gauche », la Majeure Transparence numérique et démocratie ambivalente (2019) s’interroge sur les tyrannies de la transparence : si la transparence numérique semble renforcer la démocratie, elle peut aussi étouffer l’opacité nécessaire à la pluralité de la vie ordinaire. L’exigence de visibilité totale, via les algorithmes ou la mise en scène des corps, peut écraser les médiations nécessaires à l’autonomie et à l’intimité politique.

La démocratie comme forme de vie

Une autre originalité de Multitudes fut d’articuler ces innovations conceptuelles sur le nouveau modèle démocratique global avec les redéfinitions de la démocratie portées par les citoyens, notamment lors de mobilisations des années 2010. La revue reformule la démocratie non comme un régime figé, mais comme une forme de vie, un usage partagé du langage. Selon Sandra Laugier et Albert Ogien, la démocratie est une enquête expérientielle entre égaux – une intelligence collective à l’œuvre. La démocratie ne se limite pas au vote et aux institutions démocratiques, objets habituels de la pensée libérale de la démocratie. Elle traverse le langage ordinaire, l’apprentissage de la parole et la reconnaissance de chaque voix. Estelle Ferrarese, dans « La critique comme forme de vie démocratique » (no 71, 2018), reprend la notion wittgensteinienne de « forme de vie » pour penser la démocratie au-delà du simple cadre juridique. Être démocrate ne se réduit pas à voter, mais suppose une participation active à un univers partagé de pratiques, de langages, de gestes politiques. Cette démocratie vécue se construit dans la reconnaissance de l’égalité de chaque voix dans la sphère publique. C’est cette logique de co-appartenance à un monde commun qui fonde la légitimité démocratique.

Dans la perspective de Wittgenstein, la démocratie est alors un concept à deux faces. Il nomme, d’un côté, un type de régime politique, fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles ; de l’autre, une forme de vie, c’est-à-dire, un ordre de relations sociales exemplifié par l’organisation des mouvements d’occupation ou de rébellion, dans lesquels le point de vue de chacun·e compte autant que celui de n’importe quel autre, sans trace de domination, de classe, de genre, d’origine ou de compétence. La notion de forme de vie ne peut être pensée hors de cet inextricable complexe épistémique qui lie entre eux jeu de langage, vie ordinaire, accord dans le langage et histoire naturelle des êtres humains.

La revue développe alors une véritable esthétique et politique de l’ordinaire, notamment dans le no 90 (2023) consacré à la démocratie élargie et à l’écologie politique. Le quotidien – les interactions banales, les gestes partagés – est le lieu premier de la démocratie. Revaloriser les expériences, c’est ouvrir un espace de résistance à l’individualisme néolibéral et réinventer le sens du commun. Sandra Laugier, dans « La démocratie comme enquête et comme forme de vie » (no 71, 2018), mobilise la philosophie pragmatiste de John Dewey pour penser la démocratie comme une enquête collective. Il ne s’agit pas d’un système clos, mais d’un processus vivant, où les citoyen·nes sont des enquêteurs·trices qui identifient ensemble des problèmes publics et y répondent. Critique de la raison antidémocratique.

À plusieurs reprises, Multitudes a valorisé la désobéissance civile comme paradigme de la vie démocratique et non comme « frange » de la démocratie : le dissensus et la rupture comme modes politiques nécessaires. Ces formes réinventent le politique hors de la légalité instituée – Multitudes no 24 (2006), au fil d’articles mobilisant les pensées d’Emerson, Thoreau, Cavell enrichies des mouvements environnementaux ou numériques. La désobéissance civile est une composante essentielle de la vie démocratique y compris sous sa forme récente de désobéissance climatique (no 96, 2024 Soulèvements /révolutions). Dans la lutte pour le climat, les mouvements citoyens, les ONG, les associations et les collectifs se mobilisent en recourant fréquemment à cette forme particulière d’action politique qu’est la désobéissance civile. La désobéissance climatique retrouve l’esprit des éthiques du care (voir Care) qui, en attribuant une importance déterminante à l’ordinaire des choses et à leur vulnérabilité, reflètent une nouvelle sensibilité politique. Refuser un ordre injuste, contester une norme, revendiquer le droit de se retirer ou de s’exprimer autrement sont autant de manières de réinvestir le champ politique. La démocratie ne peut s’épanouir qu’en reconnaissant la légitimité du dissensus. Les récentes formes de criminalisation de la désobéissance, en France ou outre-Atlantique, sont de sérieux signaux d’alerte antidémocratique.

Un thème fondamental de la revue est bien la dénonciation de ce qu’elle appelle « la pensée de l’antidémocratie » (no 71 et no 84). Celle-ci repose sur l’idée que le peuple serait incompétent, irrationnel, trop passionné ou immature pour décider de son propre bien. Elle sert à légitimer le pouvoir des experts et des « élites » gouvernantes. Or, pour Multitudes, ces discours masquent un projet d’abus et de confiscation du pouvoir. L’enjeu est de redonner confiance (en soi) aux citoyen·nes dans leur capacité à délibérer et agir.

Démocratiser (par) le revenu universel

Multitudes articule la démocratie et le revenu universel (ou revenu d’existence) en tant que dispositif permettant de redonner à chacun une autonomie matérielle, et de refonder la société sur des bases contributives, collectives et démocratiques. Le revenu universel interroge la distribution actuelle des richesses – fondée sur le mérite, l’égalité ou le hasard.

Le revenu universel apparaît ainsi comme une modalité d’égalité matérielle permettant à chacun·e de bénéficier de ces biens communs (no 86, 2022 – Majeure Votons revenu universel !) et donc, comme une méthode de démocratisation. Cette Majeure historique affronte la question du risque que le revenu universel soit individualiste ou insuffisant à l’émancipation : comment un revenu universel pour être réellement démocratique doit prendre en compte les inégalités de genre. La revue promeut à cette occasion un modèle de société contributive où chacun·e peut participer à la création du bien commun, y compris par des activités non salariées (solidarité, soin, éducation informelle…). Multitudes insiste régulièrement sur les conditions pour que le revenu universel soit véritablement émancipateur, incluant la dimension de genre, l’accessibilité à toutes et tous, sans condition de nationalité, d’âge ni de statut socio-économique – pour éviter les exclusions ou l’uberisation. Le revenu universel est donc pensé à l’échelle européenne, voire globale – accompagné d’une réforme fiscale et du développement d’institutions capables d’articuler les contributions individuelles au bien commun.

Care démocratique

Multitudes a largement contribué à la diffusion et à l’élaboration d’une pensée du care (voir Care) – ou « souci des autres » – en lien avec cette vision renouvelée de la démocratie avec une Majeure (no 37-38, 2009) entièrement consacrée aux Politiques du care, qui explore le care non seulement comme éthique féministe, mais comme politique démocratique ; on y trouve l’interview de Carol Gilligan où elle affirme clairement : « Dans une société et une culture démocratiques, basées sur l’égalité des voix et le débat ouvert, le care est par contre une éthique féministe : une éthique conduisant à une démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont associés, le racisme, le sexisme, l’homophobie, et d’autres formes d’intolérance et d’absence de care. Une éthique féministe du care est une voix différente parce que c’est une voix qui articule les normes et les valeurs démocratiques ». Cette Majeure pose les bases de la démocratisation du care et de la reconnaissance institutionnelle et politique de pratiques invisibles. Le no 71 Inventer les formes de vie (2018) en élargit l’espace, en montrant que la démocratie se réalise dans des pratiques quotidiennes et relationnelles ainsi que dans le soin mutuel.

Plus globalement, Multitudes s’inscrit dans une démarche qui cherche à politiser les tâches souvent marginalisées ou invisibilisées, notamment le ménage, le travail reproductif, la gestion de l’environnement ordinaire (Nathalie Blanc). Ces activités, souvent assurées par les femmes ou les minorités racisées, sont affirmées et décrites comme des pratiques fondamentales pour la vie démocratique. Le care est ainsi une dimension structurelle d’une démocratie élargie. Multitudes développe également des pratiques artistiques qui mettent en scène ou expérimentent des formes d’attention, de solidarité ou d’écoute, élaborant au fil des années et dans ses Icônes à une esthétique du care qui alimente une politique du sensible démocratique. Cette attention aux pratiques artistiques dissidentes trouve un prolongement dans la belle Majeure d’Anne Querrien Gouines rouges et viragos vertes (no 42) qui présente les héritières activistes des « Gouines rouges » des années 1970, mêlant performance artistique et action politique démocratique directe.

Une démocratie encore élargie : de la multitude queer aux multitudes racisées et crip, la revue Multitudes a progressivement articulé une réflexion à l’interface de la démocratie radicale, des études décoloniales, handies et queer, en élaborant des croisements théoriques et militants. Elle a eu un apport épistémologique majeur avec le décentrement de la normativité, via les pensées décoloniales et la valorisation des savoirs minoritaires, autochtones, féminins, handicapés (crip ou « estropiés »). Notons que dès le no 12 (2003) la philosophe Beatriz Preciado (désormais Paul Preciado), proposait dans la Majeure Féminismes, queer, multitudes, dans « Notes pour une politique des “anormaux” », une politique queer radicale qui dépassait les catégories sexuelles normées et inventait la « multitude queer » comme sujet. Des contributions plus récentes de la revue prolongent et radicalisent cette pensée queer (Sara Ahmed, Karen Barad, Nick Walker ou Jasbir Puar) en la croisant avec les matériaux, la matière et la sphère nonhumaine, ouvrant la démocratie à des formes de sensibilité alternative ou divergente.

Multitudes fait dans les années 2020 un nouveau pas dans le renouvellement radical de la démocratie en envisageant des formes politiques plurielles décoloniales, rompant avec l’idée d’un modèle démocratique occidental (no 79, 2020 ; no 84, 2021). Le postcolonial, historiquement présent dans la revue, évolue vers une critique du féminisme colonial blanc et de sa fausse universalité (Majeure Lignes décoloniales, coordonné par Elara Bertho et Anne Querrien). Soumaya Mestiri souligne les modalités décoloniales de décentrement qui visent à ébranler les fondements épistémologiques du colonialisme.

Multitudes no 94 (2024) et sa Majeure Justice handie pour des futurs dévalidés, coordonnée par Emma Bigé, introduit la notion de justice handie : un regard critique sur le validisme, l’eugénisme et les normativités qui excluent les corps dits « invalides ». Elle développe des notions comme la réduction des risques (RDRD toxicocrip), les pratiques de pairaidance, l’expertise handicapée, les récits crip et queer qui deviennent des modalités de représentation de soi capables de nourrir une démocratie réelle. Ce numéro 94, à l’intersection de crip, queer, race et décolonial, prolonge, reformule et conteste le processus d’élargissement de la multitude opéré depuis 2000 dans la revue, et prouve remarquablement que la démocratie ne peut se comprendre et se défendre sans inclure les identités minorisées selon ces catégories. Les activismes queer, crip, racisés sont ainsi perçus comme co-constructeurs de formes démocratiques dissidentes. En refusant depuis toujours la norme du « bon corps », Multitudes invite à penser des subjectivités démocratiques hors du cadre biopolitique et éthique mainstream et à inventer des sujets démocratiques au-delà de la citoyenneté normée. La rencontre entre luttes queers et écologiques déplace les questions de justice pour en faire des questions d’entraide et de solidarité, entre humains et au-delà de l’humain (« Care des robots », no 58, « Écoféminismes », no 67).

Aujourd’hui, un peu partout, les institutions démocratiques sont violemment attaquées par des forces qui les vident de leur substance (droite, extrême droite, fascisme, technocratie néolibérale). Au point que certains vont douter de cette priorité donnée par Multitudes à un élargissement démocratique. Mais la meilleure façon de consolider ces institutions démocratiques est de continuer d’inventer des pratiques démocratiques à la hauteur des aspirations contemporaines à l’égalité.

En refusant les visions libérales idéalisées et finalement égoïstes de la social-démocratie, comme les narrations pessimistes et défaitistes sur la fin de la démocratie, Multitudes demande inlassablement PLUS de démocratie. Assumant les conflits qui la traversent, la revue ouvre depuis 2020 la voie à une démocratie du futur fondée sur la critique, l’attention, la pluralité des formes de vie et la puissance d’agir collective. Elle offre un laboratoire théorique et pratique à celles et ceux qui veulent continuer à penser et défendre la démocratie en un temps où elle est particulièrement vulnérable.

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