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12.07.2025 à 11:00

Le trumpisme, au-delà des caricatures

La victoire de Donald Trump a pu surprendre certains observateurs : ses outrances, la fin chaotique de son mandat avec l’assaut sur le Capitole, ou encore la caricature qu’il donne de lui-même peuvent nous conduire à sous-estimer et méconnaître ce qu’il incarne. Dans un livre documenté et précis, Maya Kandel montre que Trump et ses épigones sont parvenus à s’adapter aux différentes élections pour conquérir toujours plus d’électeurs. Une fois au pouvoir, c’est un paradigme complet qui balaie les fondamentaux politiques, culturels et géopolitiques des États-Unis. Au-delà de l’homme et son « idéologie », il incarne une mutation profonde des républicains, des États-Unis et du rapport au monde qu’entretient Washington. Les États-Unis sont l’un des pays les plus influents dans le monde, il est donc indispensable de comprendre Washington pour aborder la plupart des thèmes étudiés en HGGSP.   Nonfiction.fr : Historienne, vous avez consacré un livre à la politique étrangère des États-Unis et le monde depuis l’indépendance . Ce livre était sorti en 2018, peu après l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Comment est né ce projet et quelles ont été les conséquences de la victoire de Trump en novembre 2024 ? Maya Kandel : Mon livre précédent s’intéressait au lien entre politique intérieure et politique extérieure américaine, fil conducteur de mes recherches sur les États-Unis depuis ma thèse. Ce nouveau projet est né dès la première élection de Trump en réalité, et mon nouveau livre commence là où se termine le précédent. Quand Trump a remporté les primaires de son parti, puis l’élection présidentielle en novembre 2016, il est en effet devenu évident que le consensus soutenant l’action internationale des États-Unis depuis sept décennies était désormais remis en question par l’un des deux grands partis américains. La transformation de la droite sous l’influence du trumpisme dépasse évidemment la politique étrangère. L’aspect le plus frappant et lourd de conséquences à long terme a commencé dès 2016, avec le ralliement à Trump d’un centre de réflexion californien jusque-là marginal, l’Institut Claremont. Il est devenu le fournisseur officiel d’idées de la première administration Trump, et a joué un rôle central dans la constitution du mouvement national-conservateur, l’armature intellectuelle du trumpisme et de ses cadres, embryonnaire sous Trump 1, beaucoup plus aboutie sous Trump 2. J’ai décidé de suivre de près ces intellectuels et leurs efforts pour élaborer une « théorisation à rebours » des intuitions et propositions de Trump pour coller à ce nouveau socle électoral prometteur pour le parti républicain. Mon autre hypothèse de travail était que l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021 constituait non pas le chant du cygne du trumpisme, mais un nouveau palier d’évolution du mouvement. J’ai poursuivi mes travaux et publications sur la transformation de la droite américaine pendant l’administration Biden. Début 2024, j’ai rencontré Eric Rochant qui m’a proposé d’écrire un livre sur le trumpisme, pour une nouvelle collection qu’il devait diriger chez Gallimard – une proposition qui m’a enthousiasmée. Le « pitch » était simple: écrire « comme une note pour les services », partir des faits pour proposer une analyse de ce phénomène politique. Le trumpisme est au départ un phénomène proprement américain, et il me semblait intéressant de rappeler, notamment pour un public français, les conditions structurelles qui expliquent l’élection de Trump en 2016 ; mais aussi de raconter le personnage Donald Trump, que beaucoup ont découvert en 2015, mais que les Américains connaissaient depuis des décennies. La difficulté a été de rédiger sans connaître le résultat de l’élection 2024, même si pour moi le trumpisme est aujourd’hui plus grand que Trump, et restait un phénomène intéressant même en cas de défaite. J’avais l’essentiel de la matière, les conditions structurelles d’émergence du trumpisme, les idéologues du mouvement, le bilan du premier mandat, le ralliement de la Silicon Valley – sauf bien sûr les multiples rebondissements des derniers mois, le retrait de Joe Biden, le choix de JD Vance, la tentative d’assassinat contre Trump, l’investiture de Kamala Harris… En réalité, j’ai commencé par rédiger une introduction où Trump remportait l’élection 2024, nouvelle hypothèse. Ensuite la principale difficulté a été dans les derniers mois de rester sur les tendances lourdes – le ralliement de la droite tech plutôt que la seule personne d’Elon Musk par exemple – et ne pas faire trop d’ajouts dans les dernières phases de révision du manuscrit même si c’était très tentant. Le cahier des charges de la collection était de faire un livre court (250 000 signes). Il me semblait également utile d’aller vite, afin de partager des clés de lecture et d’analyse pour aider à comprendre et analyser non seulement Trump et le trumpisme, mais plus largement cette deuxième administration Trump, et en quoi elle ne ressemblerait pas à la première. Beaucoup d’observateurs ont vu en 2008, lors de l’élection de Barack Obama, l’avènement d’un nouveau monde. Pour vous, c’est davantage la victoire de 2017 qui referme une période ouverte dans les années 1960 avec le mouvement des droits civiques. Comment Donald Trump est-il parvenu à ériger le parti républicain en incarnation du changement ? C’est ce qu’on peut dire aujourd’hui avec la réélection de Trump en 2024. La coalition d’électeurs de Trump ressemble d’ailleurs en miroir à celle qui avait porté Obama à la victoire en 2008, et il y a d’anciens électeurs d’Obama dans ce nouveau socle électoral du parti républicain. Au-delà, il convient de nuancer, car la marge de victoire de Trump en 2024 était relativement faible, contrairement à ce qu’il répète depuis, et bien qu’il ait pour la première fois remporté le vote populaire. Au Congrès également, les marges du parti républicain sont parmi les plus faibles de l’histoire politique récente. Le fait majeur de la politique américaine depuis 2000 reste la division du pays en deux camps de force quasi-égale, de plus en plus polarisés. Les midterms 2026 pourraient à nouveau donner l’avantage aux démocrates, au moins à la Chambre. Il reste que Trump a déjà profondément transformé la politique américaine, et ce, dès son premier mandat, puisque ses principales inflexions ont été poursuivies par Joe Biden et reprise par la candidate Kamala Harris : qu’il s’agisse de la remise en cause du libre-échange, de la restriction de l’immigration, ou de la priorité à la Chine en politique étrangère. Sa réélection confirme qu’il s’agit désormais de tendances lourdes d’évolution. La grande force de Trump et du trumpisme est de parvenir à incarner le changement alors même qu’il revient au pouvoir après un premier mandat (et une ellipse de quatre ans). On ne peut le comprendre sans comprendre l’ampleur de l’insatisfaction et du rejet des deux partis aux États-Unis. À cet égard il faut rappeler que Trump fait d’abord campagne en 2016 contre les élites de son propre parti, tout comme Bernie Sanders côté démocrate. On ne peut sous-estimer l’ampleur de l’insatisfaction aux États-Unis aujourd’hui, insatisfaction qui s’exprime par ce sentiment « anti-système » que Trump parvient à merveille à incarner. D’abord parce qu’il a en effet rejeté certains postulats de son propre parti, sur le commerce, l’immigration et la politique étrangère. La conviction que seul Trump, « agent du chaos », peut changer les choses n’ont pas complètement absurde. Mais l’attrait du trumpisme va au-delà. Le trait dominant des partisans de Trump est d’opérer un virage réactionnaire face aux mutations extrêmement rapides du dernier demi-siècle, sur les plans économiques, culturels ou sociaux. C’est aussi une forme de rage populiste face à l’injustice d’un système économique qui demeure le plus inégalitaire des démocraties occidentales. Or, à défaut de propositions politiques construites, seul le trumpisme propose un exutoire à cette rage impuissante. La grande force de Trump est d’être parvenu à gagner des électeurs entre 2016 et 2020, puis entre 2020 et 2024. Au-delà de cette progression quantitative, un électeur trumpiste sur trois est non-blanc et le candidat républicain est majoritaire dans les catégories populaires. Comment expliquez-vous ce résultat pour le moins surprenant ? On pourrait dire à grands traits des électeurs de Trump qu’ils se divisent en deux catégories : ceux qui votent par adhésion à tout ce qu’il dit, et ceux qui adhèrent malgré ce qu’il dit. Pour les premiers, Trump a gagné non pas en dépit de ses déboires judiciaires, mais grâce à eux : ils ont renforcé son image anti-système, de même que les ralliements de Robert Kennedy Jr., Tulsi Gabbard ou Elon Musk. La réécriture du vote 2020 et de l’assaut sur le Capitole a été placée au centre de la troisième campagne de Trump et du message de tout l’écosystème médiatique qui l’entourait. Steve Bannon, l’une des voix les plus influentes de ce milieu MAGA, a joué sur ce plan un rôle décisif. Les insultes et outrances de Trump occupent un rôle majeur dans sa stratégie électorale, tout comme les mensonges et la désinformation, pour renforcer ce récit anti-système. La vulgarité et les transgressions permanentes complètent l’ensemble, précisément parce qu’ils font réagir les « élites » (qu’elles soient politiques, médiatiques, hollywodiennes ou intellectuelles) honnies par les nouveaux idéologues de la droite américaine, pourtant issus le plus souvent des mêmes universités de l’Ivy League – Harvard, Yale, Stanford… Pour ceux qui vivent dans l’univers parallèle du trumpisme, qui ont fait sécession de la réalité depuis le 6 janvier 2021, voire avant pour les adeptes de QAnon, les procès contre Trump n’ont fait que conforter son image de martyr persécuté par une justice aux ordres des démocrates, image encore renforcée après l’attentat du 13 juillet. Chez les autres, à défaut d’avoir convaincu, l’ampleur de la désinformation a alimenté la confusion des esprits. Mais surtout, beaucoup ont voté, comme en 2016 et en 2020, sur les préoccupations économiques, sur l’inflation notamment, parce qu’ils se souvenaient que leur situation économique était meilleure pendant le premier mandat Trump, ou qu’ils restent influencés par le personnage que Trump a peaufiné dans la série de téléréalité The Apprentice . Il a créé ce personnage de self-made man à succès, alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre : il a hérité de son père l’Organisation Trump et quelques dizaines de millions de dollars ; et a connu plus de faillites que la moyenne. Pour le comprendre, il faut aussi se souvenir que Trump est un véritable expert des médias, dont il a saisi intuitivement, souvent avec un temps d’avance, toutes les évolutions depuis les années 1980. Trump est un personnage qui a fait de son narcissisme la source de sa célébrité et de sa fortune. Le trumpisme est autant une stratégie politique que médiatique. Trump a aussi bénéficié pour sa troisième campagne d’une équipe très professionnelle, dirigée par Susie Wiles, qui a fait un marketing politique extrêmement précis pour élargir sa base électorale, notamment en direction des hommes jeunes (18-29 ans), pas seulement blancs, en ciblant les podcasts masculinistes ou grand public : pari réussi, puisque pour la première fois, Trump a remporté la majorité de leurs suffrages. Sur le plan international, le trumpisme apparaît comme une remise en question de l’ordre construit par Washington à partir de 1945. Quel système international souhaite forger Donald Trump ? La redéfinition du rapport au monde est au cœur du trumpisme dès l’origine : «  America First  » est avant tout un nationalisme qui lie redéfinition de l’identité nationale et du rapport au monde du pays. Trump a redéfini le parti républicain en rejetant les trois piliers du parti de Reagan et en proposant une nouvelle trilogie : protectionnisme plutôt que libre-échange, désengagement plutôt qu’interventionnisme, et fermeture à l’immigration. La politique étrangère de Trump s’appuie sur une nouvelle vision de l’ordre international, et part du postulat que l’ordre international « libéral » construit par les États-Unis après la Seconde guerre mondiale est désormais contre-productif pour les États-Unis. C’est le point de départ et l’ancrage fondamental de la politique étrangère trumpiste. Il y a bien une ambition de redéfinir la politique étrangère afin de limiter l’exposition économique et stratégique des États-Unis. Cette vision qui invoque la «  realpolitik  » et son corollaire, l’idée de sphères d’influence des grandes puissances, éclaire les déclarations de Trump dès la période de transition sur le Canada, le Groenland et le canal de Panama. C’est une vision de plus en plus étroite des intérêts américains et de la sécurité nationale, reconstruite sur l’« hémisphère occidental » ( Western Hemisphere ), soit les Amériques auxquelles s’ajoute le Groenland, stratégique pour ses ressources et pour des questions d’accès maritime, conséquences du changement climatique. Le reniement confirmé de huit décennies de politique étrangère américaine fait des États-Unis une puissance révisionniste à l’image de la Chine et de la Russie. C’était déjà l’ambition de Trump 1 mais il n’avait ni l’expérience ni les cadres pour la mettre en œuvre. Avec sa domination du parti républicain, il a tranché le débat interne qui divisait le parti depuis la fin des années Bush entre « interventionnistes » et « isolationnistes ». Ce débat portait plus précisément sur le rôle des États-Unis vis-à-vis de l’ordre international : doivent-ils s’en préoccuper et en faire le cœur de leur politique étrangère ? Ou au contraire redéfinir les intérêts nationaux de manière restrictive ? America First choisit la seconde option. Pour autant Trump reste le facteur perturbateur de toute vision ou construction doctrinale. Un seul mot le définit, « deal », écho de son éthos de businessman. Sa seule grande stratégie semble être la quête de la poignée de main et du bon spectacle, car le trumpisme, même devenu une révolution politique, reste un show médiatique. Au-delà de la stratégie de Trump et de ses épigones, ses victoires ne peuvent se comprendre sans le contexte créé par la crise économique, les guerres déclenchées par l’administration Bush et les espoirs déçus des deux mandats d’Obama. Cette nouvelle victoire de Donald Trump n’est-elle pas l’occasion pour le parti démocrate de se redéfinir ? Le parti démocrate reste divisé sur l’analyse de Trump et du trumpisme. On a vu ressurgir en 2024 les mêmes questionnements récurrents sur sa victoire. L’aile gauche du parti blâme le centre sur l’économie, les centristes blâment les progressistes pour la défaite sur les guerres culturelles. De fait, le succès de Trump est indissociable de la déception de nombreux électeurs démocrates vis-à-vis de leur parti. Déjà, les deux mandats d’Obama, dont la victoire avait soulevé un immense espoir aux États-Unis – Hope était un mot clé de sa première campagne –, ont immensément déçu ses électeurs. Le choix de sauver les grandes institutions financières plutôt que d’aider les Américains les plus modestes après la récession de 2007-2008, l’accentuation de la guerre en Afghanistan, puis l’intervention en Libye, tout cela a alimenté les ressentiments qui ont porté Trump. Le mandat de Biden, l’impression de faiblesse donnée par ses deux dernières années, l’hubris dont il a fait preuve en voulant se représenter, avant de laisser la place, trop tardivement, à sa vice-présidente Kamala Harris, tout cela a également pesé dans la désaffection des électeurs. La connivence de nombreux élus et de l’équipe de Biden quant à l’état réel du président va laisser des traces, jusqu’en 2028. Mais surtout, les démocrates peinent toujours à développer des propositions et un récit suffisamment porteurs pour contrer le trumpisme, d’autant plus que le nouveau parti républicain a adopté des positions défendues de longue date par certains secteurs démocrates, en particulier l’hostilité au libre-échange et aux « guerres sans fin ». Lors de la convention républicaine de 2024, JD Vance a fait un discours contre Wall Street et les multinationales qu’on aurait pu entendre de la voix de Bernie Sanders ou Elizabeth Warren, deux voix parmi les plus progressistes côté démocrate. L’élu démocrate de Californie Ro Khanna, l’une des étoiles montantes du parti, expliquait récemment à Politico que le parti démocrate était devenu « le parti de la guerre ». Plus récemment on a vu la victoire aux primaires démocrates pour la mairie de New York de Zohran Ramdani, qui a centré sa campagne sur le coût de la vie et la critique du soutien à Israël. Le réalignement politique se poursuit aux États-Unis. La réélection de Trump, sa mainmise encore renforcée sur le parti républicain forcent une transformation du parti démocrate, au-delà de la défense d’un statu quo de plus en plus contesté. Les attentes sont fortes, comme le montre le succès de la « tournée contre l’oligarchie » de Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez, dans tous les Etats, y compris républicains. Mais les élites du parti et notamment les anciens de l’administration Biden semblent avoir du mal à se remettre en question. Vous avez intitulé l’un de vos chapitres : « Trump, le troll ultime à la Maison-Blanche ». Dans un contexte de flambée du complotisme, il incarne la stratégie de Steve Bannon pour qui le récit compte plus que la vérité. Dans quelle mesure atteint-on ici le sommet de la désinformation ? Le mensonge et la désinformation ont toujours été pour Trump une seconde nature. Je rappelle également dans le livre le rôle-clé de Steve Bannon dans la première campagne, sa théorisation du rapport aux médias avec ce précepte qui vient de Andrew Breitbart, le fondateur de Breitbart News , selon lequel « la politique découle de la culture ». Et l’idée de se servir des médias et de leur quête d’audience, selon le précepte qu’il n’y a pas de « mauvaise publicité ». Mais c’est avant tout l’expertise et le talent de Trump, qui décrivait déjà dans son premier livre The Art of the Deal la manière dont il utilisait les journalistes, avec cette idée que « peu importe la réalité, seule la perception compte ». Il a souvent parlé de l’utilité de la provocation, qu’il pratiquait bien avant les trolls sur internet. C’est véritablement la clé du trumpisme, son ADN. Il affirme que ce qui compte, ce n’est pas la réalité, mais la narration qu’on en fait. C’est ce qu’il applique dans tous les domaines : immigration, économie, politique étrangère. Et cela fonctionne, parce que le public a perdu confiance dans les institutions traditionnelles, les médias, l’expertise. La pandémie de Covid a joué un rôle accélérateur de ces tendances. Trump occupe ce vide par un récit simple, émotionnel, viral — et très souvent faux. La campagne 2024 a été exemplaire à cet égard. Le trumpisme incarne autant un pouvoir narratif que politique. Une présidence devenue une émission permanente de télé-réalité, où le conflit, le suspense, le clash remplacent l’action publique. Il y a quelque chose de l’empire romain dans la machine médiatique MAGA, qui évoque cette réplique du film Gladiator  : «  are you not entertained ? » Cette expertise médiatique de Trump, son talent en la matière, sont parfaitement adaptés à l’époque. Toute la vie de Trump peut se lire aussi en lien aux évolutions du paysage médiatique depuis cinq décennies : de la presse people aux grandes émissions télévisées, puis aux talk shows radiophoniques et aux chaînes câblées, jusqu’à internet, aux réseaux sociaux et dans la dernière campagne au poids des podcasts. Il y a une relation symbiotique entre Trump et les médias, mutuellement bénéfique jusqu’à son premier mandat : il se vantait d’avoir eu un immense avantage sur ses concurrents en 2016 en termes de publicité gratuite, les médias couvrant chaque outrance, chaque nouveau scandale ; de leur côté, les médias ont aussi profité de ce candidat hors-normes, les abonnements aux journaux, l’audience des chaînes ont explosé. Mais la relation a désormais profondément changé. Dans son deuxième mandat, Trump semble décidé à achever les « médias traditionnels » : par des procès ou la simple menace de poursuites, il remet en question le modèle économique de la presse, après avoir contribué à l’accélération de la défiance des citoyens avec ses accusations de «  fake news  » et autres « journalistes ennemis du peuple ». On assiste désormais à une véritable remise en cause de la liberté d’expression aux États-Unis. Il faut voir là aussi sa volonté de revanche sur son exclusion des grandes plateformes après le 6 janvier 2021. L’enjeu est toujours le même, qu’il a perfectionné tout au long de sa vie : contrôler le message, dominer l’espace informationnel. Avec la machine médiatique MAGA qu’il a mise en place à la Maison Blanche, et la domination par la droite de l’écosystème médiatique américain, il est tout près d’atteindre ce but désormais. Il n’a plus besoin des médias traditionnels, qui ont été l’instrument de sa réussite dès l’origine, et en particulier de sa carrière politique. Si vous montrez que le trumpisme existe bel et bien et qu’on ne peut ni le réduire intellectuellement ni le caricaturer, celui-ci semble pourtant ne pouvoir survivre sans Trump. Parmi ses proches, certains réfléchissent-ils déjà à l’après-Trump ? Il y a des idéologues du trumpisme qui réfléchissent à l’après-Trump depuis sa première élection. J’essaie de montrer dans mon livre que le trumpisme est à la fois un show, un spectacle pour les masses, où la figure de Trump est essentielle. Mais il existe aussi une théorisation pour les élites. Sur le plan idéologique, l’élaboration la plus aboutie a été proposée par le mouvement national-conservateur, qui a progressivement rassemblé l’ensemble de la droite américaine et agrégé de nouveaux apports aux intuitions de Trump. Certains d’entre eux ont espéré en 2022-2023 pouvoir proposer un trumpisme sans Trump en la personne de Ron DeSantis, gouverneur républicain de Floride et candidat aux primaires républicaines en 2023. Cela n’a pas marché, parce qu’il a été un très mauvais candidat, mais aussi parce que Trump demeure le seul, pour l’instant du moins, capable d’incarner le sentiment anti-système moteur du trumpisme, l’esprit complotiste du temps, la rébellion contre les pouvoirs en place. Le choix de Vance comme vice-président a semblé adouber un héritier, le dauphin du leader. Son accession à la vice-présidence marque l’avènement de cette contre-élite républicaine MAGA. La biographie de Vance est d’ailleurs un concentré de ce que le trumpisme dit des États-Unis : il grandit à Middletown dans l’Ohio, au cœur de la Rust Belt, la « ceinture de rouille » des États frappés par la désindustrialisation à partir des années 1980. Sa mère a de sévères problèmes d’addiction, et il est élevé surtout par sa grand-mère, sans figure paternelle fixe. Il s’engage chez les Marines en avril 2003. De l’Irak, il dira plus tard que c’était une « guerre stupide », reprenant à cette occasion l’expression d’Obama. Vance est versatile, mais c’est bien un intellectuel, contrairement à Trump. Mais il n’est pas le seul à prétendre à la succession, et rien ne dit qu’il sera à même d’assurer le show trumpien, même s’il apprend vite. Donc même s’il existe désormais un corpus idéologique du trumpisme, une part reste irréductible à la théorisation, celle qui se rattache à l’homme lui-même, son charisme si adapté à notre ère médiatique, son côté indestructible puisqu’aucun scandale n’a pu l’atteindre, et son absence totale de surmoi, son côté complètement désinhibé. Mais quelle que soit la personne qui succèdera à Trump, la redéfinition idéologique du parti républicain devrait perdurer, puisqu’elle correspond justement à un socle électoral victorieux, et que certaines de ses caractéristiques sont partagées par les deux partis, sur le commerce, la restriction de l’immigration, la priorité à la compétition technologique avec la Chine, ou la réévaluation des alliances. Il lèguera aussi une machine médiatique redoutable. La vraie question est la dérive en cours vers une démocratie illibérale sur le modèle hongrois, les attaques contre les médias, les universités, l’expertise et le savoir en général. Ce côté obscurantiste du parti républicain n’est pas partagé par tous au sein du parti, même si l’emprise de Trump fait pour l’instant taire les voix dissidentes.

11.07.2025 à 11:00

Les déserts, une approche géographique

Comment définir les déserts et quelles sont leurs limites ? Comment proposer une étude de ces espaces trop souvent perçus comme vides de populations, de ressources et d’interactions ? La géographe Ninon Blond vient combler une lacune aux éditions Autrement. Loin d’une description d'espaces en marge, elle montre les dynamiques géographiques à l’œuvre dans les déserts et insiste sur les nombreux défis qui les traversent, voire les structurent. L’entretien a été mené par Clara Loïzzo, qui a recensé l’atlas , et Anthony Guyon Nonfiction.fr : À l’occasion de la sortie de votre Atlas des déserts , vous avez expliqué que les objets spatiaux ont été moins étudiés aux éditions Autrement, avant que deux volumes ne soient récemment consacrés aux forêts et aux glaciers. Comment est né votre projet et pourquoi avoir accepté ce défi ? Ninon Blond : C’est Anne Lacambre, responsable éditoriale chez Autrement, qui m’a sollicitée lors de l’édition consacrée aux déserts du Festival International de Géographie, à Saint-Dié des Vosges. Je terminais une intervention collective sur les déserts d’hier à aujourd’hui, et Anne est venue discuter à l’issue de la conférence. De fil en aiguille, nous en sommes venues au constat, que nous déplorions toutes les deux, de l’absence des déserts dans la collection. Anne m’a alors proposé de combler ce manque et j’ai accepté avec beaucoup de joie. Comme beaucoup d’(anciennes) étudiantes et d’(anciens) étudiants, je suis une grande fan des Atlas Autrement. Je trouve que ce sont de beaux objets, généralement très bien conçus, avec de belles illustrations, qui en font à la fois des ouvrages scientifiques riches et des « beaux livres ». L’ Atlas des montagnes , par exemple, est le premier livre de géographie que j’ai acheté pour le plaisir, et pas pour préparer un examen ou un concours (même s’il m’a ensuite été utile dans la préparation de l’agrégation). Ce que j’aime aussi, c’est que l’entrée par les cartes rend le propos accessible et permet donc de toucher un public large, des amateurs et amatrices de géographie aux collègues du secondaire et du supérieur, en passant par les étudiantes et étudiants. Au-delà du format, et même avant celui-ci, il y a le sujet. J’ai commencé à travailler sur – et dans – les déserts en M1, dans le désert de Wadi Ramm en Jordanie, et depuis, je n’ai jamais vraiment quitté ces milieux, puisque mes différentes expériences m’ont menée en Tunisie, au Maroc, en Éthiopie, au Soudan, en Égypte, en Oman et bientôt en Arabie Saoudite. L’Atlas comporte d’ailleurs de petits clins d’œil à ces espaces auxquels je me suis attachée. Les déserts me fascinent par les conditions extrêmes qu’ils opposent à la vie humaine et non-humaine, par les adaptations qu’ils suscitent chez certaines espèces, animales comme végétales, par les évolutions qu’ils ont connues et par le regard que les sociétés portent sur ces milieux. Qu’ils soient répulsifs ou fascinants, je crois qu’ils ne laissent personne de marbre. Ce sont donc tous ces éléments qui m’ont convaincue de relever le défi. Et quel défi ! Parce que tout le monde sait, peu ou prou, ce qu’est un désert, ou en a une image, même un peu vague. C’est un terme qui est entré dans le langage courant, en particulier pour désigner des espaces vides ou peu peuplés – désertés –, évoquer les crises environnementales (via la désertification) voire sociales, dans un sens second, figuré (déserts médicaux ou alimentaires). Ainsi, on peut parler de désert assez facilement, mais quand il s’agit d’en donner une définition, on se heurte à beaucoup de questionnements, d’hésitations, de flou. Définir les déserts s’avère une tâche complexe : doit-on y placer les déserts froids, quelles sont leurs limites et quels espaces sont concernés par ce terme ? Comment définissez-vous les déserts ? Quels seuils et gradients retenez-vous ? Ça a été un des premiers questionnements, et pas des moindres. Pour y répondre, il a fallu retourner aux fondements des travaux sur les déserts, notamment ceux de Théodore Monod, de Jean Demangeot et Edmond Bernus, de Pierre Rognon, ou de Monique Mainguet, pour ce qui est des travaux francophones. Ça a d’ailleurs été l’occasion de constater que les écrits sur les déserts sont peu renouvelés, comme si ces milieux, où l’activité biologique se déroule a minima , n’évoluaient que peu et qu’il n’était pas nécessaire d’actualiser les synthèses faites il y a plus de vingt ans (pour les plus récentes). Un deuxième constat a été celui de la prééminence du Sahara dans les écrits francophones, l’histoire coloniale de la France en Afrique du Nord et notamment au Maghreb, expliquant certainement ce tropisme. Autant dire que ça a fini de me convaincre de l’importance de rassembler les recherches récentes sur les déserts dans un ouvrage que j’ai voulu le plus représentatif possible de la diversité de ces milieux. Pour commencer à dégager des axes structurants pour le livre, il a fallu identifier des critères, afin d’établir quels espaces entraient dans la catégorie des déserts et quels espaces en étaient exclus, tout en dépassant les définitions « en creux », comme celle de Dubief qui désigne les climats désertiques comme une dégradation des climats humides voisins – laissant aussi penser que les déserts n’existeraient pas vraiment en eux-mêmes, mais par référence à d’autres espaces. Étymologiquement, « désert » renvoie à l’absence de vie humaine ( desertum ) et de cultures ( desertus ), qui s’explique dans les deux cas par le manque d’eau disponible pour la vie biologique. La définition qui repose sur une quantité de précipitations n’a pas été retenue, car elle ne permet pas seule de justifier cette indisponibilité. Il faut aussi prendre en compte l’évapotranspiration et l’état potentiellement solide de l’eau (glace, neige, pergélisol). Ce déséquilibre entre précipitations et évaporations (il sort plus d’eau qu’il n’en entre dans le système) définit l’aridité. De là, la présence des déserts polaires et des déserts froids était nécessaire et évidente. Les différents indices pris en compte permettent d’établir des degrés d’aridité (semi-aride, aride, hyperaride). Mais ces classifications académiques, si elles sont commodes dans les manuels et sur les cartes, ne doivent pas faire oublier que sur le terrain, les limites ne sont pas aussi nettes, et qu’on observe bien souvent un continuum entre les paysages, rendant difficile une quantification précise des surfaces désertiques. Selon les ouvrages, on considère qu’entre 20 et 40 % de la surface terrestre sont recouverts de déserts, le chiffre de 30 % ou 1/3 étant assez couramment admis. C’est donc bien la diversité des déserts qui ressort de votre travail. En vous appuyant sur des critères climatiques, hydrographiques et morphologiques, pouvez-vous nous proposer une typologie des déserts ? L’atlas propose un essai de typologie. L’exercice n’a pas été simple, mais il s’agissait de tenter une synthèse des caractères des déserts en prenant appui sur des classifications déjà établies dans d’autres ouvrages. Il n’y a en effet pas qu’un seul type de désert, et il semblait important, pour pouvoir dépasser l’image d’Épinal de l’oasis au milieu des dunes, de dresser un tableau de cette grande diversité. Dans cette optique, nous avons choisi avec Aurélie Boissière la cartographe, de donner la priorité dans cette double page à la carte, qui occupe les ¾ de l’espace. Les critères choisis sont l’origine des déserts, le degré d’aridité, la caractéristique thermique (chaud ou froid) et la présence d’humidité atmosphérique. En effet, si on creuse un peu la question de l’aridité, on s’aperçoit qu’elle peut avoir des origines différentes, amenant à l’identification de quatre types. Les déserts de hautes pressions sont dus à leur position de part et d’autre de l’Équateur, dans une bande où la circulation atmosphérique assèche l’air. C’est par exemple le Sahara et les déserts d’Arabie dans la diagonale érémienne. Les déserts continentaux, comme le Karakoum et le Kyzylkoum, le Takla-Makan ou le Gobi, doivent leur aridité à leur grand éloignement des masses océaniques. Les déserts côtiers résultent de l’assèchement de l’air ambiant à cause d’un courant froid le long des côtes qui est aussi responsable de la formation de brouillards en altitude, faisant des déserts côtiers des déserts brumeux, comme le désert d’Atacama ou du Namib. Enfin, les déserts d’abri sont la conséquence d’une ombre pluviométrique due à un obstacle orographique qui bloque les précipitations. On les retrouve en Patagonie ou dans le Monte à l’abri de la Cordillère des Andes ou dans le nord-ouest états-unien, sous le vent de la Sierra Nevada. Le degré d’aridité est un autre élément important, en ce qu’il façonne des paysages très différents, du climat subhumide avec une végétation arborée et buissonnante de type savane ou taïga au climat hyperaride où ne subsistent qu’une végétation adaptée, xérophyte, une faune réduite à sa portion congrue et des étendues de sable, de roche ou de glace nues. Ces caractéristiques peuvent se doubler de températures parfois extrêmes : les déserts chauds arides et hyperarides (Sahara, déserts arabiques) connaissent des températures très élevées (records à plus de 70°C) bien que le gel puisse survenir ; les déserts continentaux froids (déserts centrasiatiques et sud-américains) sont le lieu d’amplitudes thermiques très fortes avec des étés chauds (moyennes atteignant 30°C) et des hivers particulièrement rigoureux (minima moyens pouvant atteindre –30°C) ; les déserts polaires (arctique et antarctique) connaissent des froids extrêmes (avec un record de –98°C en Antarctique), un albédo très prononcé et des précipitations majoritairement solides qui viennent renforcer l’aridité due à la zonalité. Le critère hydrographique va de pair avec l’aridité : faibles précipitations et forte évaporation expliquent l’importance de l’endoréisme (les écoulements de surface n’atteignent pas la mer) voire de l’aréisme (absence d’écoulement de surface), bien que les espaces désertiques soient traversés par quelques grands fleuves qui ont d’ailleurs été centraux dans leur développement (Nil, Niger, Tigre et Euphrate, Amou-Daria et Syr-Daria, Huang-He). Quant au critère morphologique, il s’associe à l’aridité et à l’hydrographie : l’activité mécanique prédomine dans les déserts, comme l’activité biochimique y est assez faible. L’eau joue ainsi à toutes les échelles, de millimétrique à métrique voire kilométrique, les écoulements d’eau ou le passage des glaces façonnant les paysages. Le vent est beaucoup moins morphogène, mais il est particulièrement visible dans les milieux désertiques, en particulier sableux et certains édifices étudiés sur terre, comme les barkhanes (dunes paraboliques) servent d’analogue à des formes observées sur Mars. Votre deuxième partie montre que les déserts ne sont pas des espaces en marge, vides de ressource et déconnectés des différents réseaux, mais qu'ils disposent de ressources énergétiques et économiques. Les déserts ne sont donc pas des espaces en marge ? En intégrant le critère de la vie, et donc de l’habitabilité, l’aridité met en avant l’importance des biomes désertiques pour les sociétés : même si on les voit souvent comme des périphéries vides, répulsives et en marge du territoire « utile », les déserts sont en réalité peuplés, aménagés, parcourus et exploités. Il ne s’agit évidemment pas de les mettre sur le même plan que des centres-villes hyperdenses, connectés et nœuds de la mondialisation, mais plutôt de rappeler que les déserts s’insèrent dans ces échanges globaux depuis des périodes anciennes, qu’il s’agisse des caravanes sahariennes d’or ou de sel ou Moyen-Âge, de la route de la soie ou des routes incas. Aujourd’hui, le faible peuplement de ces espaces les rend disponibles pour l’exploration et l’exploitation des matières premières (hydrocarbures, minerais, terres rares et même eau), voire pour l’émergence de nouvelles ressources comme le tourisme. Ces économies désertiques ont pu constituer de vraies bascules pour certains États, comme les pays pétroliers du Golfe qui depuis le milieu du XX e siècle ont fondé leur développement, leur modèle économique et social sur la rente pétrolière. Ils ont ainsi pu asseoir une domination à l’échelle internationale, via l’OPEP par exemple, faisant un peu « la pluie et le beau temps » sur le marché mondial d’une ressource aujourd’hui indispensable. Les bénéfices importants de cette exploitation ont été investis dans le développement économique, par exemple en Arabie Saoudite pour la construction de routes, d’aéroports, d’usines de dessalement de l’eau voire de logements ou de services de santé. En quelques décennies, la Péninsule arabique est ainsi passée d’une périphérie reculée peuplée de nomades décrits par les explorateurs et voyageurs du XIX e siècles comme vivant en marge de la civilisation, à un des principaux centres de la richesse, de la puissance et des échanges mondiaux. Les enjeux liés aux ressources font ainsi de ces espaces inhospitaliers le centre de l’attention et de conflits d’appropriation, comme on a pu le voir avec l’Arctique : la fonte des glaces liée au dérèglement climatique a vu l’ouverture de nouvelles routes maritimes (passages du Nord-Ouest et du Nord-Est) qui recèlent de potentiels gisements d’hydrocarbures, d’autant plus stratégiques dans un contexte d’épuisement programmé des réserves actuellement exploitées. La course à la revendication des plateaux continentaux fait aussi de ces déserts des enjeux centraux. Au fond, vous montrez bien que les déserts sont confrontés, comme la majorité des espaces, à des problèmes spatiaux, comme les risques, l’appropriation des territoires et les conflits d’usage parmi d’autres. Peut-on dire que les déserts représentent un miroir des enjeux contemporains ? Eh oui, les déserts sont des territoires comme les autres ! Leurs relativement faibles densités n’empêchent pas des intérêts très forts, d’autant plus qu’ils représentent des réserves de ressources, économiques comme symboliques. Les déserts sont ainsi pleinement ancrés dans les enjeux contemporains. L’exploitation des hydrocarbures est en ce sens au centre du dérèglement climatique en cours du fait de l’augmentation des gaz à effet de serre additionnel libérés par leur combustion. La Péninsule arabique abrite ainsi les principaux fournisseurs d’hydrocarbures, mais figure aussi parmi les 10 plus gros émetteurs de gaz à effet de serre par habitant en 2023 (Qatar 2 e , Koweït 3 e , Bahreïn 4 e , EAU 6 e , Oman 9 e et Arabie Saoudite 10 e ). L’appropriation des ressources provoque aussi régulièrement des tensions voire des conflits ouverts entre habitants locaux, exploitants artisanaux, grandes entreprises extractivistes ou États, par exemple pour l’or au Sahara. Comme dans d’autres espaces touchés par les sécheresses (qui sont des évènements ponctuels qu’il ne faut pas confondre avec l’aridité qui est un phénomène climatique), l’eau est au cœur des problématiques désertiques, qu’il en manque, qu’il y en ait trop, que la qualité en soit mauvaise ou que son appropriation fasse débat. On peut évoquer des cas emblématiques comme le partage des eaux du Nil ou la mer d’Aral, où une ressource autrefois abondante a conduit à sa surexploitation pour l’agriculture irriguée et à la quasi disparition, aujourd’hui, de cette zone humide, des écosystèmes associés et de ses bénéfices climatiques. De 69 000 km² en 1960, elle ne représente plus que 7 000 km² en 2018, provoquant un abaissement des précipitations locales et la salinisation des eaux et des sols, responsable de nombreuses pathologies (cancers, troubles rénaux, mortalité infantile) et de la création d’un désert anthropique, l’Aralkoum. Du fait d’une population moins nombreuse, on a tendance à considérer les déserts comme des territoires où la vulnérabilité et l’exposition aux risques sont moindres. Cependant, la présence d’activités polluantes, comme l’extraction de terres rares en Chine, les essais nucléaires au Sahara ou l’agriculture engendrent la dégradation des eaux, des sols et de l’air. Les populations locales en sont alors parfois réduites à abandonner une activité agricole déjà fragilisée ( ghouts d’El Oued en Algérie envahis d’eaux polluées, puits contaminés autour de la mine de terres rares de Bayan Obo) ou voient leur état de santé se dégrader : la pollution atmosphérique liée à la sédentarisation autour d’Ulaanbaatar (Mongolie) serait responsable de 10 % des décès dans la capitale. Qu’en est-il de la désertification que les Nations Unies définissent comme la dégradation persistante des écosystèmes des zones arides par le changement climatique et principalement les activités humaines ? Quels sont les espaces les plus concernés ? Selon le GIEC, le dérèglement climatique en cours pourrait causer l’augmentation de la surface des écosystèmes secs de 23 % à l’horizon 2100, 80 % de cette augmentation ayant lieu dans des pays en développement, où les conséquences sur les populations pourraient être dramatiques et causer le basculement dans la détresse de sociétés déjà fragilisées. Ce sont des phénomènes qu’on a déjà pu observer par le passé, lors des sécheresses des années 1970-1980 dans la Corne de l’Afrique et qu’on a constatés à nouveau au début des années 2020 : quelques années de sècheresses exceptionnelles fragilisent les troupeaux et détruisent les récoltes, les mécanismes d’adaptation qui assurent traditionnellement la résilience des systèmes, comme la migration saisonnière des pasteurs, sont entravés par les conflits (guerres au Soudan et en Éthiopie, tensions entre Éthiopie et Érythrée, tensions dans la région des Grands Lacs, milices shebabs en Somalie) qui empêchent aussi l’acheminement de l’aide alimentaire, certains programmes humanitaires se désengageant par ailleurs du terrain africain au profit d’autres crises plus médiatisées comme l’Ukraine. Il faut donc garder en tête que ces drames humanitaires , qu’on attribue parfois un peu vite au climat, sont largement d’origine anthropique et découlent de choix politiques, de priorisation de l’aide et de l’inaction (parfois volontaire) des gouvernements. Ce qui est sûr, toutefois, c’est qu’à l’heure actuelle le GIEC prévoit que les risques de sécheresse vont croître, à des degrés divers selon les scénarios, du fait de l’augmentation des températures (qui accroit l’évapotranspiration) et du dérèglement du système des précipitations. Le Sahara devrait connaître un risque de sécheresse moindre à l’horizon 2100 par rapport à la période 1850-1900, mais à l’inverse, la région amazonienne, l’Amérique centrale, le Canada ou le bassin méditerranéen pourraient voir ce risque augmenter de plus de 200 % pour un scénario à +4°C. L’aridité pourrait ainsi s’étendre sur ses marges, en particulier dans l’ouest états-unien, sur les marges méditerranéennes du Sahara ou aux abords des déserts continentaux asiatiques, les espaces semi-arides devenant arides et les arides hyperarides. L’habitabilité des déserts, en particulier de leurs marges, serait alors particulièrement remise en question : les villes de Jacobadad (Pakistan) ou Ras al-Khaimah (EAU) sont actuellement déjà reconnues comme inhabitables par le GIEC. Les déserts portent enfin une image véhiculée par les populations qui y vivent, ou non, par la peinture et le cinéma. C’est à la fois un objet de fascination, comme aimeraient le faire croire les brochures touristiques, de peur, voire d’introspection, à l’image du Petit Prince . En tant que chercheuse, comment travaillez-vous avec ces représentations souvent fantasmées ? C’est une dimension que je trouve fascinante, parce que je trouve les déserts très propices à nombre de représentations et de projections de la part des sociétés, et ce, quel que soit leur rapport à ces espaces. Bref, impossible de ne pas y être sensible ! On peut travailler sur ces représentations en fonction du degré d’appropriation de ces espaces. Pour certaines personnes, le rapport au désert est presque physique, incorporé, et il y a comme une continuité entre le corps (animal voire humain) et le milieu. C’est ce qu’évoque Anne-Marie Frérot en Mauritanie, où la région de l’Adrar est entièrement décrite avec un vocabulaire renvoyant au corps d’un chameau baraqué (couché). C’est aussi ce que montre Béatrice Collignon à travers le calendrier inuit, entièrement organisé en fonction des phénomènes naturels propres au milieu polaire (naissance des phoques ou des caribous, englacement des baies et de la mer). Pour les Aborigènes d’Australie, l’identité passe par le lien avec l’environnement via le rêve, la géographie des Martu étant aussi représentative de leur histoire. Pour les populations qui habitent les déserts, le paysage est donc un facteur d’identité voire d’identification, parfois sous l’angle de la revendication territoriale et politique (Aborigènes d’Australie, Touaregs au Sahara, Sahraouis au Sahara Occidental). Ces représentations paysagères ont tendance à être déformées pour celles et ceux qui ne fréquentent qu’occasionnellement les déserts. Ainsi au Sahara, l’erg, espace de l’immensité sableuse et des dunes majestueuses (dans lequel le narrateur rencontre d’ailleurs le Petit Prince) est surreprésenté dans les guides touristiques comme dans les perceptions (il forme près de 80 % des références lexicales étudiées par Michel Roux) alors qu’il ne représente que 15 % des surfaces désertiques. A l’inverse, le reg caillouteux est absent des réponses de l’enquête alors qu’il forme 70 % du milieu saharien. Cela peut s’expliquer par la dimension esthétique des paysages sableux et dunaires, par leur immensité écrasante propice, en effet, à l’introspection (ce n’est pas pour rien que de nombreux ermites des monothéismes ont « pris le désert » pour se rapprocher de leur dieu). Cette image a été – et continue d’être – véhiculée par les explorateurs et les aventuriers (comme Nicolas Vanier dans le Grand Nord canadien, la Sibérie ou l’Arctique), les documentaires, les musées, les expositions et les livres de photographies, les films, voire les évènements sportifs comme le Dakar, qui mettent l’accent sur les conditions extrêmes vaincues par un petit nombre de personnages hors norme – en particulier des hommes, le désert permettant de mobiliser un vocabulaire viriliste de domination d’une nature vierge dont les exploratrices (Isabelle Eberhardt, Aurélie Picard, Odette du Puigaudeau, Marion Senones) ont été largement exclues. A l’inverse, le reg, la surface caillouteuse, n’est perçu que comme un « obstacle sans grandeur » à la progression mécanique qui ne permet ni l’aventure ni le dépassement de soi.

08.07.2025 à 10:00

Les Temps modernes par les cartes

Les Temps modernes ont été étudiés par les plus grands historiens de Fernand Braudel à Pierre Goubert. C’est une société en mouvement, un État en construction et une circulation constante – des hommes/femmes, idées, marchandises – qui caractérisent cette période. Une telle richesse rend toute synthèse compliquée. Les historiens Boris Lesueur et Stéphane Guerre proposent un Atlas d’utilité publique pour saisir les enjeux de cette période en France, dont la compréhension passe aussi par son rapport à l’Europe et au monde.   Nonfiction.fr : Votre Atlas assume le parti pris d ’ insister sur les transformations à l’œuvre durant les Temps modernes. Cela peut apparaître comme une évidence pour une étude qui s’étend sur trois si è cles. D ’ o ù vient l ’ image de Temps modernes immobiles ? Boris Lesueur : Chaque nouvelle génération d’historiens entend déconstruire le discours majoritaire. Quid de la révolution militaire qui n’en est pas une finalement – trois siècles cela ne fait pas sens –, de la révolution scientifique qui ne concernerait que la physique et laisserait toutes les autres sciences de côté, de la révolution industrielle – plutôt que de considérer les progrès techniques cumulatifs – ? Une autre critique de fond tient aussi à une remise en cause d’une vision occidentale de l’histoire et de son exceptionnalité. Ainsi, l’expression de « Grandes découvertes » en ce qui concerne l’histoire maritime est largement débattue ; Vasco de Gama à Calicut en 1498 : un non-événement dans l’océan Indien ! C’est la thèse de Sanjay Subrahmanyan ou encore de Romain Bertrand, auteur de la belle expression « l’histoire à parts égales » invitant à décentrer le regard de l’Europe. Un dernier élément à considérer est le questionnement légitime sur les fondements historiques de la périodisation. En effet, sur quoi reposent en réalité les quatre périodes canoniques ? L’introduction de périodes intermédiaires – on connaît l’Antiquité tardive – mais on mesure moins les effets de l’emploi de celle de « Renaissance » puisque les historiens de l’Art, à la suite de Michelet ou de Burckhardt ont beau jeu de rechercher ses origines loin en amont, aux XIV e -XV e siècles. Et puis, il faut dire aussi que les spécialisations universitaires tendent à phagocyter cette époque, dite moderne. Combien de médiévistes en viennent à enjamber les siècles et à insister sur les continuités, dans une perspective achronique ? À l’autre extrémité, les spécialistes de la Révolution considèrent souvent comme une évidence téléologique que tout conduit à 1789. En vérité, il faut certainement remonter à la période révolutionnaire elle-même pour voir la naissance de ce préjugé de temps immobile, de ce renvoi dans un passé honni et indistinct, pour davantage insister sur la rupture et l’émergence d’une société nouvelle. Parler d’Ancien Régime, de Société d’Ordres, d’Absolutisme, ou plus fort encore, de Féodalité... comme le font les députés de l’Assemblée nationale, c’est une volonté de faire table rase ; autant d’expressions contemporaines des lendemains de la prise de la Bastille. En 1513, Machiavel place l ’État au centre de sa réflexion. Au fil des décennies, la définition de l’État évolue : d ’ un bien patrimonial appartenant au roi, il devient une entité à part enti è re dont le souverain est le premier serviteur. Au-delà de la personnification, comment se construit l’État moderne ? Peut-être que pour répondre à cette question, il faut avant tout proposer une définition de l’État moderne. « Un État dont la base matérielle repose sur une fiscalité publique acceptée par la société politique [...] et dont tous les sujets sont concernés » selon Jean-Philippe Genêt, un historien médiéviste, – on n’en sort pas ! John Brewer, un historien britannique, a largement développé l’idée de « fiscal military state » pour expliquer l’émergence du Royaume-Uni en tant que puissance au XVIII e siècle : c’est la taxation généralisée qui est à la base de l’affirmation de l’État. On peut considérer que l’équation s’établit peu à peu entre l’impôt, l’armée et la nation : c’est par ses collecteurs d’impôt – la taille en particulier – que l’autorité du roi pèse de plus en plus au quotidien. Et il y a simultanément l’impôt du sang dont s’acquitte la noblesse d’une part, et la population plus généralement par l’obligation du service de la milice qui existe sous différentes formes, avant d’être systématisée par Louvois et Colbert pour la Marine avec le service des classes (toute la population maritime est enregistrée et doit servir sur les vaisseaux du roi). Le roi, lointain, se fait pourtant connaître au quotidien par ses lois (édits, règlements, ordonnances...) qui concernent tous les sujets ; pour à la fois l’état civil, la langue, le recensement, l’ordonnance de Villers-Cotterêts est fondamentale car elle unifie le royaume. Le souverain intervient aussi sur la religion, la monnaie, le gouvernement des villes, etc. La justice est par essence royale. Elle procède à une codification progressive des lois – il existe ainsi un Code Louis qui précède largement le code napoléonien –, alors que se met en place une pyramide judiciaire depuis les bailliages, les présidiaux, les parlements et le conseil du roi en tant qu’organe d’appel suprême... Et puis, il faut évoquer les serviteurs de la monarchie. La noblesse d’abord, mais une noblesse sans cesse renouvelée par l’incorporation permanente des élites socio-économiques. Il faut ici évoquer les offices, ces charges vendues par le roi pour exercer en son nom la justice ou pour percevoir les impôts. Il existe en outre une alliance objective entre les élites et le pouvoir, au point de parler de monarchie négociée, car de nombreux possédants, tels les financiers, sont largement intéressés aux affaires de la monarchie. Autres aspects également à considérer, ce sont les liens clientélaires mis au service de l’autorité du roi. Laurent Bourquin a parlé de la « noblesse seconde », ces lignages qui dans les provinces sont des intermédiaires privilégiés entre le pouvoir central et les autorités locales. De grandes familles aristocratiques contrôlent des provinces entières, à l’instar des Condé en Bourgogne. Ce sont aussi « les bonnes villes », un soutien traditionnel de la monarchie. Jusqu’à un certain point, l’Église est aussi un pilier, au point de parler de monarchie ecclésiale (par le concordat de Bologne de 1516, le roi nomme aux principaux bénéfices dans le royaume), alors que la tradition gallicane qui correspond à une volonté d’indépendance du clergé en France est instrumentalisée à l’occasion par la monarchie, qui de toute façon utilise le clergé pour faire lire en chaire ses déclarations. Pourtant, ce n’est qu’un aspect de la question car peu à peu se met en place aussi la monarchie administrative. Au niveau supérieur, c’est la mise en place d’administrations spécialisées, les finances, la guerre, la marine, la maison du roi... avec toute une population de commis qui annonce les fonctionnaires ultérieurs. Le roi envoie enfin des commissaires dont le type le plus établi est l’intendant, de justice, police et finance, ayant accès à tous les niveaux de pouvoir dans les provinces et quadrillant à partir de la deuxième moitié du XVII e siècle tout le royaume. Pas d’anachronisme toutefois ; les uns et les autres sont peu nombreux et il faut mieux considérer que les différents niveaux par lesquels le roi fait sentir une autorité de mieux en mieux respectée s’additionnent ou se surajoutent. On touche enfin à un dernier aspect, peut-être le plus difficile à saisir, l’existence d’un sentiment de fidélité monarchique, qui n’est pas encore un sentiment national, même si par bien des aspects il s’en rapproche, pour le roi sacré à Reims, le roi de guerre aussi selon l’expression de Joël Cornette qui sait aussi être roi de justice et de paix ! Les Français forment une communauté unie autour d’un roi, d’institutions, de l’histoire, d’une culture... Vous rappelez en outre, à partir de Montaigne, qu ’ au XVI e si è cle un paysan breton n ’ entend parler du roi qu ’ une fois par an. Comment la monarchie administre-t-elle l ’ ensemble des territoires du royaume, notamment les plus lointains ? Poser la question du comment conduit d’abord à constater un paradoxe : un appareil d’État extrêmement léger – l’on parle de 70 000 détenteurs d’offices sous Louis XIV –, avec un souverain pourtant de plus en plus obéi. Les adages du type « le roi est empereur en son royaume » hérités du Moyen Âge ont une vérité indéniable. Surtout, il importe de revenir sur l’étymologie d’absolu : « absolutus », cela signifie « délié » ; en fait non soumis aux autres pouvoirs temporels ou spirituels. Certes, le roi respecte les lois humaines et divines, les juristes invoquent les lois fondamentales du royaume, encore qu’elles ne soient jamais clairement énoncées. L’on retiendra la primogéniture masculine, l’inaliénabilité du domaine royal, la religion catholique... De même, il respecte les coutumes ou les libertés des provinces par exemple. Longtemps, il doit ménager les Grands qui estiment avoir le droit d’accéder au Conseil du roi et de participer au gouvernement du royaume ; de moins en moins cela dit – le règne de Louis XIV est ainsi le terme d’une évolution. Les historiens se perdent parfois à rechercher l’origine de l’absolutisme : l’autorité du souverain impressionne les ambassadeurs étrangers dès François Ier – « la volonté du roi est tout désormais » – qui semble préfigurer la maxime de Louis XIV inscrite sur le plafond de la galerie des Glaces à Versailles – « le roi gouverne par lui-même ». Loin de la figure bénévolente du roi « père de ses peuples », l’État royal sait sévir avec brutalité. La liste des révoltes paysannes écrasées, ou plus exactement réprimées avec une précision terroriste (exécution des meneurs, l’armée envoyée logée chez l’habitant, murailles rasées...) est symptomatique, alors que leur principale motivation est souvent un refus de la pression fiscale. Ce sont aussi les exécutions publiques au nom de la raison d’État, des personnages appartenant aux plus grandes lignées. Or, si une tendance s’observe, c’est bien un essoufflement des révoltes avec le temps, jusqu’à parler de contagion de l’obéissance dans le royaume. C’est flagrant si l’on observe les révoltes armées des « malcontents » qui quittant la cour, hissaient l’étendard de la contestation dans une province où ils étaient implantés. La Fronde (1648-1652) en est l’épisode ultime et Condé le dernier représentant d’un devoir de révolte de la haute aristocratie. S’installe au contraire dans les mentalités une obligation de servir l’État. Il n’est pas inintéressant de constater que dans les grandes crises que traversent la monarchie, il se trouve toujours des individus qui placent l’intérêt supérieur du royaume au-dessus de tout. Ce sont par exemple les « politiques » au moment des guerres de Religion qui font le choix de la continuité de l’État en favorisant l’accès au trône d’Henri de Navarre, le futur Henri IV. La technostructure de l’État monarchique pour s’appuyer sur les hiérarchies traditionnelles dessine une carte administrative de plus en précise : judiciaire, avec des ressorts délimités ; fiscale et administrative avec les généralités qui correspondent souvent au domaine de compétence d’un intendant ; avec des subdivisions, militaire encore avec les « routes » organisées sous la forme d’étapes pour les déplacements des troupes et des « gouvernements », avec des gouverneurs qui en particulier dans les provinces frontalières exercent une réelle autorité. À ce chapitre, la ceinture de fortification qui protège le royaume contribue à la distinction avec l’étranger : c’est le « pré carré » de Vauban, où s’exerce la loi du roi. Finalement, le roi gouverne son royaume, car ses sujets lui obéissent ! L ’ idée de mouvement et de transformation se ressent également dans une société qui fonctionne selon des logiques réticulaires, que l ’ on observe avec la diffusion des informations. S ’ il faut sept jours pour que les Marseillais apprennent la mort d ’ Henri IV, vous présentez l ’ importance des sociabilités au village et sur les marchés pour s ’ informer. Il semble ici que le processus s ’ acc él è re aux XVII e -XVIII e si è cles ? La circulation de l’information est un riche champ d’étude car elle remet en cause de nombreuses idées reçues, notamment autour du « village immobile », de mœurs intangibles et d’un univers mental figé. Bien au contraire, les individus sont avides de nouvelles. L’exemple de la Normandie montre que tous les villages sont situés à moins de 5 km d’un marché ou 13 km d’un bourg marché. Le prix des récoltes est discuté, la météorologie mais aussi les événements politiques ou religieux du temps. Car, les individus se déplacent : à courte distance, mais aussi vers les villes, parfois lointaines. Certains sont des médiateurs culturels (mode, consommation, voire des idées nouvelles). Prenons un exemple, celui du sire de Gouberville, un gentilhomme du Cotentin au XVI e siècle : il connaît le grec et latin ; il est peut-être tenté par la Réforme ; plus prosaïquement il s’essaie à la distillation. Or, dans son journal, on le voit sans cesse être en contact avec les paysans de Mesnil-au-Val qui ne cessent de venir le voir jusque dans sa chambre. Il y a toute une réflexion à avoir sur l’oralité, qui passe par des lieux privilégiés de rencontre mais aussi des moments, comme la veillée. Des études sur le chants traditionnels bretons – ce sont les travaux d’Éva Guillorel – montrent que les événements, les décisions de justice, les faits divers simplement, sont abondamment repris et portés à la connaissance de tous. Une des caractéristiques de la période, c’est bien sûr la diffusion de l’imprimé ; l’on pense à la gazette de Théophraste Renaudot. Les écrits peuvent avoir un net contenu politique, comme durant la Fronde avec les Mazarinades, des libelles parfois d’une grande violence liée à l’actualité. Une publication janséniste clandestine, les Nouvelles ecclésiastiques , fait enrager la police du roi au XVIII e siècle qui n’en trouve pas les auteurs. Ce sont aussi les « canards » qui relatent les faits les plus extraordinaires survenus en Europe : on est là dans la littérature de colportage. Je voudrais citer une publication très originale aussi : Les Relations des jésuites . Cet ordre missionnaire publie très régulièrement des nouvelles, notamment du Canada, décrivant les mœurs des Amérindiens à destination d’un large public. Il y a donc de nombreux moyens de se tenir informé du vaste monde depuis son petit village ! Par ailleurs, l’information vient du haut également : ce sont les cérémonies de l’information étudiées par Michèle Fogel, à partir des crieurs publics aux carrefours ou des Te Deum ordonnés par l’État pour les grands événements publics. Grandes décisions royales, naissances, victoires, autant d’occasions de célébrer la parole publique. Le mécénat royal participe aussi d’une volonté de magnificence pour impressionner. Plus pragmatiques, les grands ministres s’entourent de plumes stipendiées : Voltaire lui-même fut historiographe du roi ! Plus qu’une accélération, c’est d’une transformation dont il s’agit. Les émotions populaires, y compris violentes, ont toujours existé, que l’on réagisse à la cherté, aux impôts, à une inquiétude religieuse. Mais les archives deviennent beaucoup plus nombreuses au fur et à mesure du temps et nous permettent de mieux les saisir ; celles de la Bastille permettent à partir du XVII e siècle de recenser les mauvais propos, les paroles séditieuses – c’est ce qu’a étudié Arlette Farge. Un deuxième élément est celui des progrès de l’alphabétisation de la population qui est un mouvement de fond. Troisième élément aussi, les progrès routiers et le désenclavement généralisé du royaume ; 30 000 kilomètres de routes sont empierrés ou pavés au XVIII e siècle. Oui, la société tout entière est en mouvement. Et encore oui, pour la curiosité des habitants de l’ancienne France jamais démentie. La France ne se limite pas aux enjeux européens puisque les sociétés s ’ ouvrent vers les mers et océans. Quels sont les acteurs et actrices de cette vocation maritime ? La géographie commande la destinée maritime de la France qui est ouverte sur trois mers. Il ne faut donc pas négliger les activités de pêche côtière mais aussi hauturière – les basques chassent la baleine au Labrador dès le XVI e siècle et les pêcheurs de la Manche les bancs de Terre Neuve à la même époque. Sur l’estran, les activités de cueillette ou de ramassage sont très actives en tout temps. Les activités de cabotage sont très anciennes – rappelons simplement le commerce du sel ou du vin pratiqué sur la côte atlantique. En Méditerranée, on parle de « caravanes » qui visent à se procurer de l’huile d’olive, du blé, de l’alun... C’est pris très au sérieux par la royauté qui négocie avec la Sublime Porte, les Ottomans, des escales privilégiées appelées les Échelles du Levant. Mais la question posée relevait davantage de l’ouverture atlantique, voire mondiale. Longtemps les Français ont fait figure d’outsiders. Les Normands, comprendre les milieux portuaires de la province, fréquentent très tôt les côtes américaines, le Brésil par exemple. C’est le cas aussi de Saint-Malo où François I er finance Jacques Cartier qui remonte le Saint-Laurent. Mais l’expansion coloniale est chose sérieuse et ne peut se passer du soutien de l’État qui, entre guerres d’Italie et guerres de Religion, a longtemps d’autres préoccupations. Il faut vraiment attendre le XVII e siècle pour le voir changer d’attitude. La motivation, pour faire simple, relève du « mercantilisme » – le terme est très discutable d’ailleurs. Longtemps, il se contente d’accorder des privilèges, des monopoles aussi (sur la fourrure, la traite des esclaves...). La royalisation du domaine colonial date du début du règne de Louis XIV. La politique suivie est ambiguë puisqu’il y a des efforts peu suivis pour transplanter des populations venues d’Europe outre-mer : c’est le Canada, la Louisiane sous la Régence, la Guyane enfin après 1763.Ce sont surtout les ressources commerciales qui intéressent, en particulier le sucre cultivé aux Antilles, avec le phénoménal succès de Saint-Domingue qui repose sur le travail de 500 000 esclaves à la fin de l’Ancien Régime. L’Asie restera davantage le domaine de la Compagnie des Indes, même si là encore le commerce libre finit par l’emporter : de cette aventure subsiste le port de Lorient. L’État a un rôle d’incitation déterminant. D’abord basiquement, en soutenant cette expansion par sa marine, voire son armée. En édictant ensuite une législation favorable et protectrice des intérêts des négociants français : c’est ce que l’on appelle l’exclusif commercial. Il s’établit une relation d’intérêts mutuels bien comprise avec les milieux négociants des villes portuaires, mais qui doit être élargie ; Louis XIV a voulu donner l’exemple en investissant dans la Compagnie des Indes et il se trouve de grands financiers qui participent à cette aventure – c’est le cas de Crozat en Louisiane. Et plus largement aussi les élites : ce sont les actionnaires des compagnies commerciales, des armements de navires ; on pourrait être surpris du nombre de familles ayant investi aux Antilles par exemple. Pour tout dire, la formule de « premier empire colonial » de la France a une pertinence incontestable. On garde l ’ image d ’ une Europe française avec la diffusion des lettres et des sciences qui atteint son acmé sur le plan politique avec Louis XIV. Vous nuancez cette image avec un roi contesté d è s son vivant ou la sous-estimation du mod è le anglais. À partir de quand est é corn ée l ’ image d ’ une France hériti è re d ’ Ath è nes, Rome et Florence portée par Voltaire ? Je pense que l’on se situe là en partie dans l’illusion rétrospective. Il y a toutefois des facteurs objectifs à considérer. Le premier est politique. La France est l’État le plus peuplé d’Europe et sa construction unitaire en fait de toute façon un acteur incontournable en Europe, redouté même. Elle impressionne : le geste de François I er de faire visiter Chambord, Paris, Fontainebleau à Charles Quint, son ennemi, a une signification politique. De la même manière, plus tard, Versailles n’a pas d’équivalent par sa taille. Les souverains sont magnificents ! Même, la construction de l’État est un modèle pour les souverains Stuart en Angleterre, pour l’Espagne aussi. Mais cette puissance a des effets négatifs car la France inquiète : c’est en particulier la condamnation de l’agressivité du Mars Gallicus ou de l’expansion sans limite, qui vaut à l’Europe entière ou presque de se coaliser contre elle lors de la guerre de Succession d’Espagne. La diplomatie est parfois plus habile que comprise ; l’alliance avec les Turcs en particulier, ou encore, l’entrée aux côtés des puissances protestantes dans la guerre de Trente Ans, choquent. Que dire du retournement des alliances sous Louis XV qui la rapproche de la maison d’Autriche combattue depuis plusieurs siècles ? L’Europe est par ailleurs divisée par la question religieuse ; avec hésitation la France se range dans le camp catholique. La Saint-Barthélemy en 1572 a un retentissement énorme ; plus tard, les persécutions contre les protestants depuis les dragonnades jusqu’à l’édit de Fontainebleau contribuent à forger une image repoussoir, tandis que les huguenots réfugiés en Hollande ne contribuent pas peu à forger l’image d’un roi-tyran – le pasteur réfugié à Amsterdam Pierre Jurieu en est l’archétype. Il faut prendre garde aussi à ne pas minorer la vitalité artistique et intellectuelle qui concerne en fait toute l’Europe – ce qui impose au premier chef de sortir d’un certain roman national. Car la France elle-même est ouverte à de nombreuses influences. La redécouverte de l’Antiquité qui est à la base de l’humanisme, la renaissance artistique italienne et l’école italienne en général – c’est un cas traité dans l’ouvrage –, mais aussi du Siècle d’or espagnol, ou Hollandais. Une autre approche certainement plus juste serait de raisonner à l’échelle de l’Europe entière. La République des Lettres d’Érasme préfigure la République des Sciences du XVIII e siècle. Les Lumières également sont un phénomène à l’échelle du continent, voire atlantique, et la fameuse Encyclopédie devait être d’abord la traduction de la Cyclopaedia de Chambers parue à Londres en 1728 ! Et il ne faudrait pas non plus passer à côté de la pluralité des influences. D’abord, celle de Rome et de l’Église qui à la faveur de la réforme catholique transforme en profondeur les modèles de dévotion. Ensuite, l’Angleterre, au point que l’on puisse parler d’anglomanie. Les voyageurs français qui se rendent en Angleterre au XVIII e siècle en retiennent la tolérance religieuse, l’absence de censure, le rôle du parlement. Il est vrai toutefois qu’ils occultent délibérément ce qui n’arrange pas leurs thèses. Et puis l’Angleterre à ce moment-là est victorieuse, elle domine déjà les mers. Sa propre population est persuadée de mieux vivre que les paysans français « en sabots ». Il n’empêche ; pour les élites européennes, le raffinement de la cour de France, le luxe, la vie mondaine sont fascinants. Il y a une civilisation française qui est enviée, parfois imitée, dont témoigne la diffusion de la langue française. Historiennes et historiens ont longtemps insisté sur l ’ importance de la guerre d ’ indépendance. Ces derni è res années, la guerre de Sept Ans a gagné en visibilit é grâce au livre d ’ Edmond Dziembowski 1 et à son entrée dans les programmes d ’ HGGSP. Pourquoi est-elle considérée comme la premi è re guerre mondiale ? L’histoire militaire – c’est plus chic aujourd’hui de parler de military studies – a souffert un temps d’une certaine désaffection qui n’a plus cours aujourd’hui : faisons nôtre cette formule « l’État fait la guerre et la guerre fait l’État ». Il y un profond renouvellement historiographique sur ces questions, à élargir à l’histoire maritime d’ailleurs. Pourtant, ce n’est pas neuf. De grandes collections érudites existent : pour la guerre de Sept Ans je pense en particulier à l’ouvrage monumental de Richard Waddington en 7 volumes publiés vers 1900. Un volume par année, autant de chapitres que de théâtres d’opération. Œuvre utile bien sûr, mais qui n’échappe pas à l’obsolescence de la forme. La guerre en question est désormais largement réinterrogée autour de l’étude de l’opinion publique, des finances, de la réforme de l’État... C’est peut-être ces nouveaux regards qui, en définitive, renouvellent son intérêt. Car cette expression de « première guerre mondiale », est très présente et depuis longtemps dans la littérature anglo-saxonne. Winston Churchill lui-même l’utilise. Il s’agit de souligner une communauté de destins des peuples de langue anglaise à travers le monde. Les expériences des guerres du XX e siècle invitent également à regarder le passé et à constater des similitudes troublantes. Cette guerre est mieux connue outre-Manche qu’en France. L’année 1759 est célébrée à juste titre comme étant celle de tous les triomphes pour le Royaume-Uni (Québec, baie de Quiberon, Guadeloupe...). Il existe objectivement beaucoup moins de raisons pour que l’on s’en souvienne en France ! Le retour d’intérêt pour la guerre de Sept Ans interroge de toute façon. Disons qu’elle se prête bien à une analyse géopolitique d’un conflit, Clausewitz par exemple l’étudie dans Vom Krieg : les programmes d’HGGSP allient la réflexion de ce dernier sur la guerre limitée à une vision plus globale du conflit, puisque l’on se bat effectivement en Amérique, en Europe, en Asie, sur terre et sur mer, même si le général prussien ne portait pas son regard aussi loin. J’aurais personnellement des réticences de fond à exprimer. Pitt en Angleterre n’est pas un stratège, il prend des décisions pour chaque campagne, par opportunisme, sans plan d’ensemble. En outre, des affrontements en dehors de l’Europe, il y en a en vérité depuis le XVI e siècle. Et puis les conséquences sont moindres que ce que l’on pouvait craindre. La France de Choiseul voulait conserver les îles à sucre, rentables, et abandonna sans trop de regrets les arpents de neige de l’Amérique du Nord. La guerre d’Indépendance américaine a au contraire une tout autre signification. Jacques Godechot et Robert Palmer en forgeant en 1968 l’expression de « révolutions atlantiques » pour la liberté et l’égalité ont bien souligné l’importance de l’événement pour l’histoire du monde. La Déclaration d’Indépendance de 1776 figure parmi les sources d’inspiration évidentes de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. La naissance des États-Unis, ce n’est pas rien ! Pour la France enfin, on pourrait affirmer que le destin de la monarchie se noue lorsque Louis XVI se décide à intervenir dans le conflit au prix d’un endettement qui s’avèrera fatal. Notes : 1 - La guerre de Sept Ans , Paris, Perrin, 2015

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