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22.02.2025 à 11:00

Louis Guilloux : une réédition préfacée par Annie Ernaux

Dans, Coco perdu , un roman en forme de monologue, l'auteur du plus célèbre Sang noir explore avec pudeur les pensées d’un homme qui, au crépuscule de sa vie, fait pour la première fois l’expérience de la solitude. « Essai de voix » Tel est le sous-titre audacieux du livre. L’incipit donne immédiatement la tonalité et le point de départ de l’ensemble, tout en indiquant qu’il s’agit d’un texte situé dans son époque, et qui ne s’enferme pas dans des considérations strictement psychologiques, mais contient des résonances politiques et idéologiques :  « Dans la salle d’attente je veux pas dire dans le hall de la gare centrale je vous parle pas du hall de la gare routière, celle des petits chemins de fer départementaux dans le temps, le tortillard qu’on l’appelait, c’est le hall de la gare des grandes lignes que je veux dire – comme je m’en allais hier soir après avoir acheté mon tabac à la marchande de journaux, il devait être dans les neuf heures neuf heures et demie par là, un Arabe est entré bourré. »  La longueur de la phrase, sa ponctuation particulière marquée par une grande économie qui entraîne une forme d’oralité tout comme la syntaxe bousculée, et la reconstitution d’une atmosphère de province entraînent le lecteur in medias res dans la conscience d’un être assez âgé pour pouvoir employer un mot de « dans le temps ».  Le rythme, l’ambiance et le vocabulaire familier rappellent l’écriture célinienne, cherchant à faire passer à l’écrit l’émotion de la parole, tandis que l’allusion à l’Arabe peut faire penser à L’Étranger d’Albert Camus, qui fut un grand ami de Louis Guilloux, comme en témoigne leur magnifique correspondance (Gallimard, 2013). Cet essai de voix, comme en font les techniciens de radio pour régler le volume du micro, dispositif original et risqué, est donc un coup de maître. Un roman pudique, intime et politique Même si le personnage déclare : « moi, question politique, c’est fini fini depuis longtemps, oh là là ! », sa déambulation dans la ville, qui évoque Joyce aussi bien que Beckett, le fait assister à des scènes qui ne peuvent laisser indifférents ni lui ni le lecteur – d'autant que Louis Guilloux lui fait restituer les voix des personnages qu’il croise.  C’est ainsi que l’Arabe de l’incipit « disait qu’il voulait du travail et que personne lui en donnait. Les rares bonnes gens qui se trouvaient là s’en foutaient on pense bien, ils y pouvaient rien, y avait qu’à le laisser gueuler, mais comme il était bourré et qu’il gueulait de plus en plus fort et qu’il gesticulait, vous voyez ce que je veux dire ? les gens s’écartaient. Ils avaient la trouille forcément. »  Récipiendaire du prix Eugène-Dabit du roman populiste en 1942 pour Le Pain des rêves , écrit en Bretagne durant l’Occupation, Louis Guilloux imagine aussi le retour d’Hitler, dans le numéro de deux « chanteurs-danseurs » : « T’as fait Auschwitz, ça bien sûr ! Mais nous on t’a répondu, mon p’tit vieux, on a fait les drugstores, on a les multinationales, la société libérale, avancée, quoi ! Mais dis donc, tu vas pas recommencer ? Hein ? Qu’tu racontes ? Pour le moment t’es qu’en repérage ? Tu te prépares ? C’est bien ça que tu dis ? Répète voir ? T’as vu tout ce qu’on a fait, nous autres, et tout ce que tu trouves à dire c’est : “Pourquoi se gêner ?” Ben mon colon !… » La très belle préface d’Annie Ernaux fait honneur à cette « étourdissante polyphonie qui se déploie dès les premières pages – où les propos des uns et des autres s’enchâssent sans qu’on puisse démêler les locuteurs ». La prix Nobel salue un  livre « bouleversant » qui « fait éprouver le tragique de l’existence humaine à travers une suite de moments inscrits dans la banalité quotidienne, la répétition et l’ordinaire des jours . »  Ce roman, éclairé par sa remarquable préface, permet aussi de penser autrement les différents sens du mot populisme. Ces échos avec notre époque troublée constituent l'une des nombreuses raisons qu’il y a de se réjouir de cette réédition.

21.02.2025 à 10:00

Édith Bruck : poésie et cinéma après Auschwitz

Édith Bruck, née Steinschreiber en 1931 dans le village hongrois de Tiszabercel (Tiszkarad) où vivaient 130 Juifs parmi 1 635 habitants antisémites, a été déportée à Auschwitz l’année de ses treize ans. Les gendarmes hongrois conduisirent les Juifs, sous les coups et la torture, jusqu’aux wagons qui les acheminèrent au ghetto de transit. Dans le camp d’extermination de Birkenau, elle fut enregistrée sous le numéro 11152. Les tribulations d’une rescapée hongroise de la Shoah Son père, transporteur de bestiaux avec sa seule charrette, et son frère sont gazés à l’arrivée. Édith sera ensuite transférée avec sa sœur dans les camps de Kaufering, Landsberg, Dachau et Christianstadt, un Kommando appartenant à la galaxie de celui de Gross-Rosen. Survivant aux « marches de la mort » qui ont duré six semaines sur les routes d’Allemagne, les deux frêles jeunes filles seront libérées par les Anglais au camp de Bergen-Belsen le 15 mars 1945. Édith Bruck est l'une des rares survivantes parmi les 430 000 Juifs hongrois exterminés dans les chambres à gaz et les gigantesques brasiers à ciel ouvert de Birkenau, entre le printemps et l’été 1944. Eichmann s’était démené pour mener à bien l’assassinat des Juifs de Hongrie, alors que l’Armée rouge était déjà en Pologne. Après avoir été soignées à l’hôpital par les Alliés, Édith et sa sœur retournèrent en Hongrie. Devant leur maison dévastée, où les photos de famille avaient été jetées dans les excréments par leurs voisins, Édith et sa sœur furent insultées par ces derniers. On leur cracha dessus. Les deux sœurs passèrent quelques mois à Budapest, puis rendirent visite en Tchécoslovaquie à l’une de leurs sœurs qui les reçut d’une manière effroyable, ordonnant à sa bonne de leur apporter une bassine d’eau pour qu’elles se lavent, avant d’être autorisées à franchir le seuil de son bel appartement. En 1948, Édith rejoignit deux de ses sœurs et son frère Laci qui avaient fait leur aliyah dans le jeune et misérable État d’Israël. Elle passa quelques années difficiles au kibboutz, se mariant deux fois avec des hommes violents et divorçant deux fois. Sa troisième union fut un mariage blanc, suivi d’un divorce lui permettant d’échapper au service militaire. Elle adopta le nom Bruck de ce mari qui ne lui avait fait aucun mal. Commença alors une sidérante vie d’aventures pour l’adolescente qui était devenue une jeune fille belle et désirable. Le destin d’une écrivaine italienne Édith Bruck arriva à Naples en 1954 au sein d’une troupe de cabaret, où elle avait été engagée comme danseuse et chanteuse pour des tournées qui la conduisent dans toute l’Europe et en Turquie. Elle se plut aussitôt en Italie, malgré des débuts éprouvants, travaillant notamment pendant deux ans dans un institut de beauté. Mais elle écrivait des poèmes et des récits, les publiant sous un pseudonyme. La vie erratique d’Édith Bruck se stabilisa à Rome quand, en 1957, elle rencontra le poète, traducteur et cinéaste Nelo Risi, de onze ans son aîné, qui devint son mari bien-aimé, malgré sa froideur et ses infidélités. Il déjeunait chaque jour avec elle, la trompait au nom de sa liberté, ne lui témoignait aucune tendresse, ne l’emmenait qu’exceptionnellement en voyage, ne lui faisait aucun cadeau. Et pourtant, elle l’aima ! Ils ne vécurent ensemble sous le même toit que lorsque Nelo, l’infidèle égocentrique, fut atteint de la maladie d’Alzheimer. Il mourut en 2015 dans ses bras. Elle n’avait pas été heureuse et n’avait pas eu d’enfants. Nelo n’en voulait pas. Édith Bruck et Nelo Risi furent cependant inséparables, en dépit de leur relation asymétrique. Ils ont traduit des livres, écrit des adaptations pour la télévision et le cinéma. Poétesse La petite villageoise aux tresses blondes, ornées de rubans rouges par sa pieuse mère dans le wagon qui les emmenait vers Birkenau, n’avait fréquenté que l’école primaire. Au terme de ses pérégrinations dans l’Europe dévastée, survivant dans des conditions hasardeuses, avide de tenir enfin un livre entre ses mains, Édith se forgea une vaste culture littéraire, notamment dans sa langue maternelle. Elle a traduit de grands poètes hongrois en italien : Attila, Radnòdti, Illyés, mais aussi François Villon. Contredisant T. W. Adorno, qui affirma qu’on ne devait pas écrire de poésie après Auschwitz, et à l’instar de son ami Primo Levi et de Paul Celan, elle ne cessa de remplir des carnets de poèmes et de les publier. Comme Akhmatova, elle savait la poésie porteuse de vérité : «  la poésie n’est pas trompeuse, elle dit la vérité qui trouble les consciences, qui touche les plaies ouvertes, privées et publiques.   » Des nombreux récits et recueils de poèmes qu’elle a publiés et qu’elle ne relit ni n’ouvre jamais, elle affirme qu’ils sont « ses enfants, issus du sang et des larmes ». Son premier témoignage, Qui t’aime ainsi, parut en 1959. Ses livres ont été récompensés par deux grands prix littéraires en Italie. Son dernier récit, Le Pain perdu a reçu le prix Viareggio et le prix Strega Giovani en 2021. Longtemps, son œuvre n'a été connue en France que d'un cercle restreint de lecteurs, qui s'est considérablement élargi avec la publication du Pain perdu (Éditions du Sous-Sol) et de Pourquoi aurais-je survécu ? (Rivages), traduits par René de Ceccatty. Ils ont bientôt été suivis par la publication d'autres récits et poèmes. Après La Voix de la vie (Rivages, 2023), René de Ceccatty vient de traduire chez le même éditeur Les Dissonances , en édition bilingue. Ces poèmes semblent spontanés et constituent une sorte d’autobiographie, saccadée et fragmentaire mais essentiellement douloureuse et révoltée. Ils ne sont ni savants ni hermétiques comme ceux de Celan, ils sont tout simplement irrépressibles. Peut-on faire du cinéma avec Auschwitz ? Contrechamp, bref roman , également traduit par René de Ceccatty et paru au Seuil, se lit d’une traite, tant la tension et l’intensité du récit se maintiennent du début jusqu’à la fin. Il s’agit d’un récit autobiographie dans lequel la narratrice relate qu’elle fut engagée en 1960 par le réalisateur Gillo Pontocorvo (1919-2006) en tant que consultante historique sur le tournage de Kapo , un film à bien des égards mélodramatique, censé représenter un camp de concentration nazi. Deux actrices, Susan Strasberg (1938-1999) et Emmanuelle Riva (1927-2017), jouaient, l’une une détenue et l’autre une kapo – dissimulant, sous le triangle noir des criminelles, le fait qu’elle était juive. Le tournage, qui se déroula en Yougoslavie communiste, confirma aux yeux d’Édith Bruck que la Shoah n’est pas représentable, même si des moyens matériels énormes sont déployés pour prétendre y parvenir. Claude Lanzmann en administra la preuve en réalisant son admirable film Shoah, sans utiliser une seule image d’archives. L’action de ce récit commence dans une modeste boutique de vêtements où la narratrice, qui a acheté la veille un pantalon, revient pour l’échanger, car la taille ne lui convient pas. Elle est alors subitement violemment insultée, molestée par le patron et son employé, qui la jettent sur le trottoir. Complices, les habitants et les autorités locales couvrent les agresseurs. La narratrice subit pressions et menaces dans le but de lui faire retirer sa plainte. Le tournage des scènes atroces situées à l’intérieur du camp lui paraît grotesque et dérisoire. L’actrice américaine est capricieuse et futile. Elle demande à Édith, la survivante, comment jouer la souffrance d’une Juive battue, pataugeant dans la boue et mourant de faim. La narratrice, qui va faire soigner ses plaies à l’hôpital, y rencontre un jeune médecin juif survivant, personnage tragique et farouche, avec lequel elle connaît une brève et fulgurante étreinte. Frère et sœur en histoire, union de leurs corps dans le même destin. L’érotisme intense, même lugubre, comme en cette occurrence, est souvent présent dans l’œuvre d’Édith Bruck, qui confirme une extraordinaire énergie, un grand talent dans les pages qui évoquent d’une part l’existence sordide dans un état totalitaire, la négation, déjà, de la Shoah et, d’autre part, l’entreprise révoltante et dérisoire de devoir conseiller des actrices en train de mimer l’extermination du peuple juif.

20.02.2025 à 13:00

DÉBAT - Quelle autonomie au travail aujourd'hui ? - 13 mars 2025

L' APSE *, partenaire de Nonfiction, vous invite à une rencontre-débat gratuite et ouverte à toutes et tous à Marseille (et également retransmise en direct en visioconférence), le jeudi 13 mars 2025 à 17h30 . Dans le cadre d'un cycle de rencontres-débats sur les enjeux et les problématiques contemporaines du travail, l'APSE recevra Pascal Ughetto , professeur de sociologie à l’Université Gustave Eiffel. Dans son ouvrage, Organiser l’autonomie au travail : travail collaboratif, entreprise libérée, mode agile (Fyp éditions, 2018), Pascal Ughetto a passé au crible les nouvelles théories managériales, en apportant également des questionnements et des pistes concrètes à tous ceux qui mettent en place des transformations d’ « auto-organisation » à l’ère numérique – depuis les organisations jusqu’aux indépendants – et sont pris par une forme d'urgence à faire évoluer les modes de travail. Au cours du débat, les questions suivantes seront abordées :  Que signifie l’autonomie au travail ? L’activité de travail a-t-elle besoin d’organisation et de contrôle ?  Peut-on allier bien-être au travail et productivité ?  Se dirige-t-on vers une disparition des cadres intermédiaires et du management, notamment dans les entreprises dites libérées ?  Comment donner ou prendre de l’autonomie au travail ? Que reste-t-il aujourd’hui réellement des transformations promises par certaines théories managériales dans le courant des années 2010 autour de l'auto-organisation et de l'autonomie au travail ? Cet évènement est gratuit et ouvert à toutes et tous, mais l'inscription préalable est nécessaire. Merci de vous inscrire sur le site de l'APSE en cliquant ici pour recevoir un rappel des informations pratiques à proximité de l’évènement . Cette rencontre-débat est également proposée en visioconférence pour permettre aux personnes ne résidant pas à Marseille d’y assister. Pour des raisons logistiques, merci de préciser lors de votre inscription si vous participerez sur place ou à distance (vous recevrez les instructions de connexion en ligne le jour de l’évènement). Retrouvez également sur Nonfiction un entretien avec Pascal Ughetto, à propos d'autonomie et de digitalisation , réalisé par Jean Bastien. --- (*) L' Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) , fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis plus de 25 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.

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