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“Suzanne Valadon”, au Centre Pompidou : l'inversion du regard
Le Centre Pompidou consacre l'une de ses dernières grandes expositions avant travaux à Suzanne Valadon, peintre qui a fait basculer le regard sur la nudité. Dans notre nouveau numéro, Cédric Enjalbert vous dévoile les enjeux de cette grande rétrospective.
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09.03.2025 à 07:00
Droit collaboratif : enquête sur la justice du dialogue
Né aux États-Unis, le droit collaboratif s’est développé en Belgique comme nulle part ailleurs. Dans les affaires familiales comme dans le droit des contrats, il consiste à contourner les magistrats en faisant le pari d’une autre justice, plus axée sur le dialogue que sur le combat… Avec quels résultats ? Pour le savoir, Charles Perragin a mené une enquête à retrouver également dans le grand dossier de notre nouveau numéro.
mars 2025
08.03.2025 à 15:00
Mathilde Ramadier : “Le sublime nous ramène à la fragilité de notre condition”
Dans un nouvel essai, Renouer avec la terre. Plaidoyer pour un nouveau sublime (Seuil, 2025), la philosophe Mathilde Ramadier propose une initiation au sublime entre philosophie et histoire de l’art. Elle dessine les contours d’une pensée écologiste qui repense la place de l’être humain face à la nature.
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Pourquoi remettre au goût du jour la notion de sublime ?
Mathilde Ramadier : Ce n’est pas tant une remise au goût du jour que je propose qu’une généalogie du concept à travers l’histoire de la philosophie, pour tenter d’esquisser une nouvelle définition du sublime. Lorsqu’on pense au sublime en Occident, vient d’abord la conception romantique qui est assez élitiste. Elle concerne une poignée d’intellectuels bourgeois, à l’instar de Goethe et Chateaubriand partis pour le Grand Tour, un voyage initiatique à travers l’Europe, vécu comme une quête existentielle. Ceux-là avaient les moyens de côtoyer l’extraordinaire. Je pense que cette vision du sublime comme quelque chose qui invite à se mesurer à plus grand que soi pour le dépasser (ne serait-ce qu’intellectuellement) est complètement surannée. Je souhaite en parler aujourd’hui sans tomber dans l’écueil d’une conception romantique élitiste et donc, virile et coloniale.
“S’interroger sur le sublime aujourd’hui ne revient pas à glorifier les catastrophes et les forces naturelles qui les génèrent, mais à réinterroger ce qui nous fascine dans la notion de limite”
Qu’est-ce qui différencie le sublime du beau ?
On en revient à Kant et à la distinction qu’il fait entre le beau et le sublime (Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764), et qu’il sacre, pour le dire ainsi, concepts phares de notre vie sensible. Pour lui, le beau se communique avec une aisance déconcertante et met tout le monde d’accord. Le sublime, lui, bouscule. Il provoque, pour Kant, une « satisfaction mêlée d’horreur ». En fait, le sublime transgresse les règles de ce qui est harmonieux, sage et ordinaire. Le langage courant a tendance à utiliser le terme de sublime pour désigner quelque chose qui est plus que beau. Le sublime vient du latin subeo, qui s’avance en montant, et limes, la frontière, la limite. Il y a donc cette notion de progresser vers la limite, mais tout en restant en dessous, sans la dépasser. Tandis que l’on voit plutôt le sublime aujourd’hui comme un idéal de beauté qui transcende le beau et nous appelle absolument à nous mesurer à l’absolu et donc, à faire fi des limites.
Edmund Burke rapproche la sensation du sublime de la catharsis, mais également de l’étonnement et de la stupéfaction. En quoi sa vision nous éclaire aujourd’hui ?
Burke, de même que Kant, décrit la sensation esthétique du sublime en plusieurs phases. Il y a d’abord la stupéfaction, qui peut être comparée au regard pétrifiant de la Méduse. Puis il y a une phase de relâchement et d’effusion, la stupéfaction première s’effaçant au profit d’un plaisir pour le moins ambigu. Edmund Burke parle de delight [lire notre article] : un plaisir négatif, un délice masochiste. On est frappé par la beauté du phénomène qui amène immédiatement avec elle une « terreur délicieuse ». Ce qui nous fait frémir, ce ne sont pas uniquement les qualités esthétiques du phénomène, mais aussi la proximité du danger, le frisson qu’il apporte. Ce n’est pas un plaisir qui convient à tout le monde mais que beaucoup peuvent éprouver, et que les artistes ont aussi tenté de représenter, ou du moins, de retranscrire à travers leurs œuvres. S’interroger sur le sublime aujourd’hui ne revient pas à glorifier les catastrophes et les forces naturelles qui les génèrent, mais à réinterroger ce qui nous fascine dans la notion de limite, à l’heure où l’on découvre, un peu tardivement, que nous vivons dans un monde où les ressources sont limitées. Ces réflexions sur le sublime pourraient nous aider à nous ramener à une plus juste place, faite de contemplation et d’émerveillement plutôt que de fascination intempestive pour ce qu’il y a de plus grand et provoque en nous un désir de compétition.
“Quand on pense à l’esthétique, on pense à quelque chose d’assez superficiel, à la philosophie du beau. En fait, l’esthétique c’est avant tout l’étude de notre ressenti, c’est une philosophie du sensible”
Le sublime est-il dans la manière de regarder, dans une sorte de sensibilité, ou dans l’objet que l’on regarde ?
Les philosophes ne sont pas d’accord sur ce point. Kant considère par exemple qu’il est impossible de représenter le sublime dans l’art puisque l’art par définition donne une forme à quelque chose, qu’elle soit littéraire ou plastique, tandis que le sublime échappe à toute représentation, qu’il est par essence en dehors de toute échelle. À l’inverse, Burke, dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), s’est attaché à repérer les paramètres du sublime, par exemple dans la lumière, dans le son, dans l’intensité. Il considérait qu’il peut y avoir des objets véhicules du sublime. Ce dernier est à la fois dans l’objet qui est considéré et dans le sujet qui le ressent. D’après Nicolas Boileau, poète et traducteur du Traité du sublime du Pseudo-Longin, il faut soi-même être dans une posture sublime pour le ressentir, être capable de vivre une forme d’extase.
Antoine Charles Horace, dit Carle Vernet (1758-1836), “Chevaux effrayés par l’orage” (XIXe siècle). Musée Calvet © Finoskov/Wikipedia/CC BY-SA 4.0
Est-ce que le sublime est partout ? Peut-on voir du sublime dans un paysage industriel, ou, par exemple, au coin de la rue ?
C’est notamment ce que certains philosophes et historiens états-uniens comme Ralph Waldo Emerson, Leo Marx et David E. Nye ont appelé le sublime technologique. Au XIXe siècle, les paysages sublimes reculaient du fait des activités industrielles, avec le développement exponentiel du chemin de fer qui envahissait le paysage. La technique et la technologie ont été développées si vite qu’elles se sont mises à côtoyer des grandeurs aussi importantes que les grandeurs naturelles connues, tels les montagnes Rocheuses, les chutes du Niagara, les volcans… Ces penseurs ont mis en garde contre cette nouvelle fascination. Mario Costa, un philosophe italien, prédit dans Le Sublime technologique (1990) un engloutissement du sujet et de son œuvre par une technologie de plus en plus autonome. Il pressentait qu’il y avait un nouveau sublime pris à l’intérieur de ce qu’il appelle une « esthétique du flux » et que celui-ci incarne le nouvel excès de notre époque.
Vous engagez en effet cette initiation au sublime, au début de l’ouvrage, par un orage fracassant… Quelle est l’évocation du sublime dans les peintures de Carle Vernet et William Turner ? Pourquoi ces deux peintures ?
C’est un choix très personnel. J’ai décidé de démarrer l’ouvrage en remontant aux premières traces qu’ont laissé sur moi des contacts supposés avec le sublime. Je raconte l’histoire de cet orage qui a frappé le toit de ma maison à la campagne, quand j’avais six ans, et qui a déclenché un incendie. C’est un épisode plutôt traumatique, mais qui comportait une part de merveilleux, parce qu’il est extraordinaire. En tant qu’enfant, je l’ai vécu comme une aventure, qui s’est heureusement bien terminée. J’ai cherché des tableaux qui traduisaient ce sentiment ambivalent du sublime, et j’ai retrouvé dans les Chevaux effrayés par l’orage de Carle Vernet, dans leur posture, dans leur expression, la mise en scène, ce qui m’avait frappée à l’époque – c’est-à-dire ce mélange ambigu d’attirance et de répulsion, l’imminence du danger et le fait que l’on se sente attiré par lui. À une échelle plus large, je suis remontée aux premiers événements sublimes des forces de la nature dont nous avons des traces écrites et peintes, en Occident. J’ai choisi un tableau de William Turner, une aquarelle représentant une éruption du Vésuve. Il comporte un propos fort sur la condition humaine : la position centrale du personnage, certes au premier plan, mais qui demeure minuscule et subit le phénomène, écrasé par cette montagne presque vivante, qui est le véritable sujet du tableau…
Joseph Mallord William Turner (1775-1851), Le Vésuve en éruption (entre 1817 et 1820). © Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection/Domaine public
Vous liez le sublime à la nature et à la pensée écologiste. Pourquoi ? Le sublime est-il un moyen de passer à l’action ?
Je propose en effet qu’on s’interroge sur le sublime en activant un levier de plus : un levier esthétique. Quand on pense à l’esthétique, on pense, il est vrai, à quelque chose d’assez superficiel, à la philosophie du beau. En fait, l’esthétique c’est avant tout l’étude de notre ressenti, c’est une philosophie du sensible, et il y a beaucoup de débats actuellement sur la place de la sensibilité et de notre ressenti dans les combats écologistes. On partait d’une conception purement raisonnée de nos actions et on comprend désormais que des émotions comme la colère ou la peur jouent un rôle dans l’engagement. Et par là-même, notre lien esthétique au monde peut être un levier d’engagement. C’est parce que l’on va trouver un paysage beau ou sublime que l’on va davantage avoir envie de le préserver. Je donne des exemples concrets dans mon livre d’expériences personnelles de paysages et de situations qui m’ont marquée et comment ce sont ces lieux mêmes et ces souvenirs qui ont joué dans ma prise de conscience écologiste. Et donc j’invite à une nouvelle analytique du sublime, qui serait une analytique écosophique, c’est-à-dire une relecture de la pensée du sublime et de notre lien aux paysages, ancrés davantage dans cette réflexion sur notre juste place dans le monde — et je parle justement de la Terre plus encore que du “vivant”, pour inclure tous les éléments du système Terre.
“Notre lien esthétique au monde peut être un levier d’engagement. C’est parce qu’on va trouver un paysage beau ou sublime qu’on va davantage avoir envie de le préserver”
Où trouvez-vous le sublime dans le monde actuel ?
J’en reviens à ce que pensaient le Pseudo-Longin et Kant, à savoir que le sublime se situe d’abord dans la nature. Je le trouve pour ma part dans les paysages montagneux malgré mon vertige, qui est aussi un symptôme du sentiment du sublime, d’ailleurs. C’est en montagne, face à la grandeur, que je prends conscience de la fragilité que ces grands paysages portent en eux, qui nous renvoient à celle de notre condition. C’est l’une des raisons qui m’ont poussée à à me détourner des grandes villes pour revenir habiter dans la Drôme, une région rurale et montagneuse, traversée de rivières sauvages, où j’ai grandi. Dans le livre, j’évoque souvent la forteresse emblématique qu’est le Vercors, ainsi qu’un site remarquable né d’un éboulement, le Claps de Luc. Je m’y sens davantage connectée au cycle des saisons, aux changements de couleur dans les paysages, aux oiseaux, aux milles petites choses qui se trouvent parfois sous nos yeux, sous nos pieds et renferment en elles quelque chose d’aussi sublime d’un sommet vertigineux.
Renouer avec la terre. Plaidoyer pour un nouveau sublime, de Mathilde Ramadier, vient de paraître aux Éditions du Seuil. 176 p., 20€ en édition physique, 14,99€ en format numérique, disponible ici.
mars 2025