08.03.2025 à 08:00
Un philosophe à vélo sur le littoral : doit-on sauver la forêt des Landes ?
Durant huit semaines, le philosophe Pierre Cassou-Noguès, auteur de La Métaphysique d’un bord de mer (Cerf, 2016) et de La Bienveillance des machines (Seuil, 2022), parcourt le littoral atlantique à vélo pour Philosophie magazine. Objectif de ce périple un peu fou : enquêter sur les effets de la crise environnementale. Étape 2 : les Landes.
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Les chroniques de Pierre Cassou-Noguès seront publiées chaque samedi, sur philomag.com, pendant deux mois. Retrouvez également le philosophe sur son site personnel et sur son compte Mastodon ici.
Les Landes.
Les premiers pins, le long de la route, apparaissent au-dessus de Bayonne, parmi les entrepôts de la zone commerciale et entre les pavillons de lotissement récents. Peu à peu, ils se font plus denses, et j’entre dans la forêt des Landes. En plusieurs étapes et avec quelques détours, je parcours ainsi près de 200 kilomètres sous les pins. La piste cyclable longe parfois des routes. Sur de longs tronçons, elle s’enfonce seule dans les bois et court ainsi d’une station balnéaire à une autre. Celles-ci sont distantes d’une quinzaine de kilomètres, ce qui représente pour moi pas loin d’une heure sur mon vélo. De la piste, dans la forêt, la mer n’est jamais visible mais s’entend dans le vent avec la rumeur des rouleaux, plus sourde, profonde, lointaine.
Je m’arrête d’abord à Hossegor (juste après Capbreton). C’est le milieu de la matinée, un jour de semaine, et la petite ville est déserte. Les rues sont bordées de résidences des années soixante-dix ou quatre-vingt, assez basses, quatre ou cinq étages, et peintes des mêmes couleurs, ocre, crème, rougeâtres. Tous les volets sont fermés et je ne vois personne. Peut-être est-ce que je passe trop vite ou que je suis distrait. Une rue piétonnière monte jusque sur la dune qui surplombe l’océan. Sur la plage, je repère quelques silhouettes, un couple, un promeneur de chien. De grosses vagues déferlent, majestueuses, blanches, qui cassent bien en avant de la côte et continuent de rouler jusqu’à la plage. Toutes ces stations balnéaires le long des Landes sont soumises à l’érosion des dunes.
Redescendant en ville, les boutiques qui, à d’autres mois de l’année ou à d’autres moments de la journée, proposent de louer des planches ou des combinaisons me rappellent que Hossegor est un haut lieu du surf. Je n’ai pas loisir de m’arrêter longtemps.
Traversée ainsi en vélo, et trop loin de la réalité, qui défile comme un film, la petite ville, abandonnée encore pour quelques mois, jusqu’à l’été, dégage une étrange impression. L’œil ne comprend pas pourquoi ces résidences, ces boutiques, ces installations humaines sont désertées et continuent cependant d’être entretenues, intouchées par le passage du temps et les accidents. Je pourrais me croire le cobaye d’une expérience tentée par des savants fous comme en montre La Jetée de Chris Marker ou surtout Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais, dont la scène centrale se joue au bord de la mer : le personnage la revit indéfiniment, y revient et ne peut pas s’en détacher. Il me semble que si je devais hanter un lieu, je pourrais choisir cette côte des Landes. La mélancolie de Hossegor transforme mon voyage en vélo en un voyage dans le temps.
© Pierre Cassou-Noguès
Après Hossegor, la piste cyclable suit un chemin de Compostelle, qui précède de plusieurs siècles la plantation des pins. Les pèlerins devaient apercevoir de très loin la dune qui borde l’océan et entendre distinctement le bruit des vagues. En arrière de la dune, le pays était plat, marécageux, et sans rien qui arrête le regard. Les fermes très espacées étaient marquées par quelques chênes verts tordus par le vent. Les bois étaient rares et uniquement composés de petits arbres, arbousiers, chênes-lièges et chênes verts. La progression était lente : à cause du sable et des marais, les chevaux ne passaient pas. Il fallait marcher ou monter sur un char à bœufs. Les voyageurs, cartographes, collecteurs d’impôts et autres botanistes envoyés par le pouvoir central décrivent des hivers humides où les eaux croupissent, des étés brûlants sur le sable que frappe le soleil, un sentiment de solitude, un pays malsain où règnent des fièvres.
Les pins sont plantés au début du XIXe siècle pour stabiliser les dunes et produire du bois et de la résine. Le bois est toujours exploité. Une usine de pâte à papier se trouve à Mimizan et une autre à Facture, sur le bassin d’Arcachon. De loin en loin, je passe devant des piles de troncs entassés en pyramides sur des terrains nus, rasés. On m’explique que dans les parcelles exploitées, les pins sont plantés en ligne et que rien ne pousse en dessous, à cause des désherbants dont la terre est régulièrement arrosée. Ailleurs, les pins sont plus serrés et poussent au hasard. Ils abritent des arbousiers, d’un vert plus clair. Le long de la route poussent des genêts et quelques mimosas. Les genêts commencent à fleurir avec de petits points jaunes. Pour les mimosas, c’est la fin. Les grandes gerbes au-dessus de moi sont un peu fanées et prennent une ombre presque orangée. Elles laissent encore traîner dans l’air des parfums en nuages que je traverse d’un souffle. Encore ailleurs, je respire vaguement l’odeur de la résine, empreinte plus ou moins fortement de celle de la forêt humide. Au XIXe siècle, cet air résineux mêlé à l’iode de l’océan était censé guérir de la tuberculose. Le pays malsain des marais devenait bénéfique à la santé. Un sanatorium s’est installé à Capbreton, un autre à Arcachon.
Je dors à Mimizan-plage. Je retrouve la même bande de sable qui s’étend sur toute la longueur des Landes, et les mêmes résidences qui montent le long de la même dune. À Mimizan, la pente est plus abrupte et forme une falaise de sable que creusent encore les vagues. Plus au nord, à Biscarosse, les deux villas jumelles sur la dune sont déjà condamnées. Les blockhaus résistent, eux, parce qu’ils se laissent glisser entiers du sommet des dunes jusqu’à la mer.
De l’autre côté, vers la forêt, le danger vient des incendies provoquée par les étés plus chauds.
Mimizan ressemble à Hossegor et à Biscarosse que je trouverai le lendemain. Quelques magasins sont ouverts, vêtements, surfs, location de vélos, des restaurants – mais il me semble que, comme dans le film de Renais, je pourrais être revenu dans une variation de la même scène, au même endroit, à un autre moment, mon vélo servant de machine à circuler dans le temps. Les grands couloirs de pins qui peuplent mes journées seraient les couloirs du temps. Comme une prison ou une spirale.
On pourrait croire dans ce paysage que le temps ne passe pas. Rien n’y est vieux. La mer et les dunes semblent être éternelles, les bâtiments sont récents et cette forêt a à peine deux cents ans. C’est un âge presque humain. C’est un peu comme si je visitais une mine ou une gare. Comme elles, la forêt appartient à la révolution industrielle. Elle était destinée à l’exploitation commerciale, celle du bois et de la résine. Elle précède de peu l’arrivée du chemin de fer. Le pin, à l’époque, n’est pas considéré comme un bel arbre. On lui reproche sa forme qui ne se déploie pas en volume mais monte tout droit. Les résiniers le saignent d’un coup de hache dans le tronc d’où coule la résine poisseuse. Théophile Gauthier, qui reste romantique, le compare au poète qui, comme le pin, ne devient productif qu’après une blessure. : « Il faut qu’il ait au cœur une entaille profonde / Pour épancher ses vers, divines larmes d’or. »
Quelques années plus tard, les pins ont seulement un peu grandi, et Élie Reclus imagine les Confessions d’un pin maritime. Comme le fameux poulpe dont Vinciane Despret a livré récemment l’autobiographie, le pin fait le récit à la première personne de sa propre vie. Dans ce texte, les pins se parlent entre eux par leurs émanations, leurs parfums et leurs pollens, et ils communiquent aussi avec les autres plantes qui les entourent – ce qui, si l’on en croit des théories récentes, serait vrai. La confession de cet arbre est cependant très humaine. Élie Reclus lui fait dire sa forme ingrate, mais aussi la beauté des forêts les jours changeants où le vent agite les hautes branches pour faire varier les senteurs et les taches de lumières.
Son frère, Élisée Reclus, qui est le plus connu des deux, visite la région alors qu’il écrit, pour survivre, des guides de voyage. Lui aussi vante l’étrange, la stupéfiante beauté de la forêt de pins. Élisée, qui s’est ruiné en tentant de cultiver des bananes en Colombie, qui, rentré en Europe, est devenu anarchiste, communiste et végétarien, qui devra s’exiler parce qu’il participe à la Commune, stigmatise les transformations que la révolution industrielle impose à la nature. Il se moque des ingénieurs qui transforment un joli vallon en un trou à charbon et s’enorgueillissent de tacher le ciel du panache de fumée de leurs locomotives. Seules les forêts plantées sur les dunes, dans les Landes ou en Hollande, trouvent grâce à ses yeux, en raison de leur beauté.
© Pierre Cassou-Noguès
Les frères Reclus sont des penseurs filous. Ils appartiennent au XIXe, par bien des aspects, par la référence à la « nature » qu’ils opposent à l’humain. Cependant, contrairement à la tradition occidentale depuis Augustin, ils donnent à la nature une temporalité intérieure et même une voix, qui n’est pas celle de la prosopopée mais celle de l’expérience en première personne. Ce pin qui se confesse se vante d’être le plus vieux des arbres (les pins appartiennent dans l’évolution aux plus anciennes espèces d’arbres). Il est cependant d’une implantation récente sur les dunes. Il ne le dit pas, il ne s’en rend pas compte, cette nature qui parle est née de la main humaine ou des machines humaines, et on dirait dans le texte de Reclus que seule sa beauté la distingue des œuvres sinistres de l’ingénieur – beauté qui justifie alors ce travail humain sur le paysage et le naturalise en retour.
Pourrait-on appliquer un tel critère esthétique aux éoliennes qui fleurissent un peu plus haut sur la côte atlantique ? Et pour quel résultat ?
En attendant, toujours pédalant, j’atteins brusquement, peu après Biscarosse, les zones des Landes qui ont brûlé dans les incendies de l’été caniculaire de 2022 : un total de 30 000 hectares sur différentes parcelles, qui mises bout à bout représenteraient un rectangle de 10 kilomètres sur 30.
La piste cyclable, qui traversait la forêt, débouche sur une immense étendue au sein de laquelle se dressent seulement de loin en loin des pins isolés ou en rideaux peu épais. Par endroits, des genêts de hauteurs irrégulières pointent au soleil leurs fleurs jaunes. Ailleurs, le sol est resté nu, gris et brun comme les cendres ou des branches mortes. Le relief, les ondulations du terrain sont visibles sur plusieurs kilomètres. Je me rends compte aussi que les sons ont changé : les oiseaux sont plus rares et le vent n’a pas la même tonalité – elle est plus basse, il me semble, et plus régulière, monotone. Les odeurs ne sont plus les mêmes. Je prends quelques photos puis je repars.
Je ne trouverai pas la forêt, cette journée-là, qui s’achève près d’Arcachon. Je passe sous les trois campings de la dune du Pilat. C’est là qu’ont été tournés les films Camping. Les pins sous lesquels Franck Dubosc en slip bleu et T-shirt rose lançait l’inoubliable « Et alors, on n’attend pas Patrick ? », ces pins qui semblaient se pencher sur nos vacances avec bienveillance, ces pins ne sont plus. Les campings ont également brûlé et sont remplacés par des lignes de bungalows en plein soleil sur le sable nu, qui doit être brûlant l’été. Des allées en caillebotis permettent d’aller d’un bungalow à l’autre.
Les films Camping, tournés entre 2006 et 2016, reprenaient les vêtements et les voitures des années 90. Ils jouaient déjà l’air de « c’était mieux avant ».
Je lis des articles contradictoires sur le devenir de la forêt des Landes. Certains disent qu’avec le réchauffement climatique, elle va s’étendre vers le nord et monter peut-être jusqu’aux limites de la Bretagne, et d’autres que les sécheresses successives provoqueront des incendies entre lesquels les arbres n’auront pas le temps de repousser. Ce sont un million d’hectares qui pourraient ainsi partir en fumée et être remplacés par un maquis comme celui que j’ai traversé entre Biscarosse et La Teste.
Doit-on sauver la forêt des Landes ? La difficulté (intellectuelle) tient à ce que les raisons habituellement invoquées pour protéger ce que l’on appelle la nature, l’environnement, les vivants non humains, opposent en général les humains, qui perturbent cet autre – nature, environnement, non-humain – alors qu’ici, la perturbation a déjà eu lieu ; et c’est elle que l’on voudrait, que je voudrais (sans vraiment en savoir la raison, ni si j’ai raison) sauver. Pourquoi (et faut-il ?) sauver ces pins, qui sont une oeuvre humaine et pas très ancienne ? Par conservatisme ? Pour des raisons économiques ? Au même titre que la gare du Nord, parce que c’est un monument de notre histoire ? Par nostalgie, parce que ces pins penchés sur la mer sont devenus symbole des vacances qui ont toujours un air « d’avant » ? Parce que la forêt est maintenant un être vivant alors même qu’elle a été créée par l’homme ? Parce que, comme disaient les frères Reclus, les pins s’y parlent par leurs émanations et forment des harmonies d’une étrange et stupéfiante beauté ?
Je ne déciderai pas de ces questions aujourd’hui, et il me faudra revenir sur le critère esthétique d’Élisée Reclus lorsque je longerai les parcs à éoliennes en Normandie.
mars 2025
07.03.2025 à 17:48
Face à Trump, le bruit du silence
« Vous entendez ? Non ? Moi non plus. Depuis l’élection de Donald Trump et les mesures infâmes qu’il a prises, on peine à entendre des voix puissantes qui s’élèvent contre sa politique et celle menée par Musk et Vance. Élus, patrons, artistes... Pourquoi tant de gens restent-ils silencieux ?
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Pas de manifestation monstre au Lincoln Memorial, pas de bannières hissées dans les facultés, pas de discours aux Oscars, pas d’intervention d’anciens présidents, même pas un petit hashtag sur les réseaux sociaux... À quelques exceptions près (citons l’actrice Hunter Schafer, qui a dénoncé la transphobie de la nouvelle administration, certains musiciens classiques, tels Renée Fleming, ou de rares élus démocrates, comme Cory Booker), une certaine apathie semble gagner les États-Unis – au moment même où le pays implose. Au risque de paraître moralisatrice, moi qui suis bien installée à mon bureau dans un pays qui n’est pas encore complètement en feu, je me demande pourquoi les opposants à Donald Trump ne font pas plus de bruit. Que les patrons de la Silicon Valley “aillent à la soupe”, on ne saurait s’en étonner. Mais les autres ? Les objecteurs de conscience ? Les anciens élus ? Les influenceurs ? Tous ceux qui n’ont pas voté pour lui ? Is there anybody out there?
Il y a mille raisons de garder le silence. La peur, la flemme, la prudence, la sidération, la modestie, la lâcheté, la certitude que ce sera inefficace, voire la stratégie du retrait (à l’instar du conseiller démocrate James Carville). Le sentiment que “ce n’est pas à moi de parler”, ou pas seul(e), ou pas comme ça. La sagesse populaire, pourtant peu avare de mots, a tendance à valoriser le silence : “Le silence est d’or, la parole est d’argent”, dit-on. Plutôt que de dire une bêtise, mieux vaudrait se taire. Il est en effet des circonstances où, pour se protéger, ou pour protéger d’autres personnes, on fait davantage confiance au silence. C’est légitime. Parfois aussi, il s’agit de respecter plus directement le langage : on craint de ne pas trouver la bonne formule, d’user de maladresses (littéralement, de “mal s’adresser”), et l’on se ravise. De même à l’écrit. Les doigts tapotent sur le clavier, hésitent, corrigent, effacent. Et la vie reprend sans bruit.
“Chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi”, écrit Sartre dans Situations II (1948). Sartre livre sa définition de l’écrivain engagé, un intellectuel à qui l’indifférence serait interdite. Ce qui me paraît le plus remarquable dans ce texte, c’est qu’il articule l’idée de responsabilité à la question du temps. “Nous ne voulons rien manquer de notre temps ; peut-être en est-il de plus beaux, mais c’est le nôtre”, écrit-il. L’écrivain, “en situation dans son époque”, ne doit pas regarder trop loin derrière ni trop loin devant. “C’est l’avenir de notre époque qui doit faire l’objet de nos soins : un avenir limité qui s’en distingue à peine – car une époque comme un homme, c’est d’abord un avenir.” Un avenir proche, donc, auquel nous sommes liés comme un fil de laine à la toile du canevas. Un temps que nous façonnons chaque jour : “Nous agissons sur notre temps par notre existence même.”
Le problème ne serait pas de savoir si parler, ou pourquoi parler, mais quand parler. Y a-t-il un bon moment pour dire ce que l’on a à dire ? Car nul doute que des millions d’Américains ont des choses à dire. La question dépasse évidemment celle du péril fasciste. Pensons à d’autres thématiques, plus intimes. Depuis #MeToo, on observe un extraordinaire mouvement de libération de la parole des victimes de violences sexuelles. Ce phénomène est permis, en miroir, par une libération de l’écoute : on sait que désormais, nos paroles ne se perdent plus totalement dans le vide ou ne nous reviennent pas, seules, en pleine face. Pourquoi ce qui est possible maintenant ne l’était-il pas hier ? Pourquoi ce temps-ci n’est-il pas ce temps-là, un temps que l’on a pourtant connu ? Mystère du déploiement historique, qui fait que seul le temps – un temps certes façonné par des êtres, mais un temps tout de même – a rendu possible le changement.
Se taire, c’est souvent croire qu’il y a un bon moment pour parler. Sentiment compréhensible, mais insatisfaisant : il faudrait que la parole coïncide en tout point avec ce que l’on a à dire (les mots comme exacts reflets de la réalité) et s’accorde, en plus, avec ce que les autres sont prêts à entendre (les mots comme parfaits outils de communication). Un tel moment, je crois, ne peut jamais arriver. Ce que je lis en creux, dans ce texte de Sartre, ce n’est pas la prétention d’un homme à parler doctement à la place des autres. L’intellectuel n’est pas un ventriloque mieux-disant. Il me semble que Sartre défend au contraire le risque de parler un peu plus tôt que les autres, donc plus mal, plus inexactement, avec la certitude que dans tous les cas, “on ne peut pas tirer son épingle du jeu”. Parler, c’est toujours faire le deuil de quelque chose, et d’abord d’une certaine idée de soi. Mais quand bien même l’avenir serait infernal, il reste utile de penser que “nous ne voulons point en avoir d’autre”. »
mars 2025
07.03.2025 à 17:00
Les séries télévisées et les jeux de guerre véhiculent une image bien souvent tronquée de l’histoire. Comment l’expliquer ? Samedi 15 mars, deux conférences à la Cité des sciences, à Paris, tenteront d’y répondre. Justine Breton, maîtresse de conférences en littérature comparée à l’université de Lorraine et spécialiste des fictions médiévales, nous en dit plus.
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« Séries et jeux vidéo : la guerre mise en scène » : une après-midi de conférences à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris. Accès gratuit, sur réservation, également disponible en ligne pour les personnes à distance, à cette page. Un événement en partenariat avec Philosophie magazine.
Les séries qui situent leur intrigue au Moyen Âge (ou dans une époque apparentée) connaissent un grand succès : Game of Thrones, Vikings, The Last Kingdom, The Witcher, Les Anneaux de pouvoir, House of the Dragon... Comment l’expliquer ?
Justine Breton : Le Moyen Âge ne nous a jamais véritablement quittés. Bien qu’éloignée temporellement, cette période de l’histoire nous semble familière. De fait, il existe de nombreux vestiges liés au Moyen Âge et le public est attaché à certains legs, comme les cathédrales, les châteaux... Par ailleurs, les chercheurs qui l’étudient découvrent sans cesse de nouvelles choses, ce qui donne envie aux créateurs d’imaginer toujours plus de récits autour. Certains récits se veulent fidèles à la réalité, d’autres sont volontairement plus fantaisistes. Un des clichés récurrents sur le Moyen Âge dans la fiction, particulièrement les séries télévisées, est le fait d’associer les intrigues à la guerre – soit une guerre qui se prépare, soit qui a eu lieu, soit qui est en cours. C’était déjà le cas avec les premières créations à partir des années 50 : Guillaume Tell, Ivanhoé, Thierry la Fronde, etc. Même Les Piliers de la Terre, adapté d’un roman de Ken Follett, qui évoque la construction d’une cathédrale et la vie quotidienne des paysans, se déroule sur fond de guerre.
“Les chercheurs qui étudient le Moyen Âge découvrent sans cesse de nouvelles choses, ce qui donne envie aux créateurs d’imaginer toujours plus de récits autour”
Comment comprendre cette omniprésence de la guerre, selon vous ?
Certains conflits ont marqué les imaginaires, comme la guerre de Cent Ans (qui a en fait duré 116 ans, avec de longues périodes de pause). On peut aussi attribuer cette omniprésence à l’historiographie, qui a très longtemps insisté sur les grandes dates de l’histoire médiévale, donc les guerres et les couronnements, principalement. Cette vision de l’histoire était largement orientée par la vie militaire, et il a fallu du temps pour que les travaux montrent en détail des éléments d’une autre nature, comment les gens travaillaient, interagissaient, se divertissaient, quelles étaient leur sensibilité ou leur imaginaire. Malgré la progression des connaissances, le Moyen Âge reste trop souvent associé à une époque sombre. Et déjà, visuellement : plus vous remontez le temps, dans les séries, et plus le filtre désature l’image qui devient terne… À croire qu’au Moyen Âge, il faisait nuit tout le temps (House of the Dragon, à ce titre, pousse vraiment les curseurs à fond) ! Et qui dit pénombre, dit violence. Mais les gens ne réglaient pas tous les litiges à la pointe de l’épée. Il existait un système judiciaire et administratif très développé au Moyen Âge. Les séries ont tendance à le passer sous silence.
Pourquoi cette simplification historique ?
Les créateurs de séries – dont nombre sont adaptées de romans – aiment faire du Moyen Âge un temps historique lui-même attaché à la simplicité, un temps d’avant l’industrialisation, la mondialisation, la spécialisation, l’hyperconnexion, où l’être humain était (supposément, en tout cas) moins sollicité et perdu qu’aujourd’hui. Cette lecture simpliste implique des lectures parfois problématiques, puisque c’est aussi un moyen de célébrer une organisation sociale où chacun connaissait sa place, où les hommes avaient le rôle de dominant, les femmes celui de subordonnées. C’est aussi faire du Moyen Âge une période figée, une longue frise de mille ans d’histoire où rien n’aurait évolué, pas de progrès technique ni scientifique, peu de productions artistiques, un rejet des apports de l’Antiquité. C’est là encore faux ou exagéré. Il suffit de se référer à la Renaissance du haut XIIe siècle, théâtre d’une explosion artistique incroyable, pour s’en persuader.
“Il existait un système judiciaire et administratif très développé au Moyen Âge. Mais les séries aiment faire de cette époque une période figée, attachée à la simplicité, sans évolution, où l’être humain aurait été moins perdu qu’aujourd’hui…”
Vous montrez, dans vos travaux, que ces idées reçues concernent aussi la vision du peuple et l’exercice du pouvoir.
Certaines représentations ont durablement marqué les imaginaires, non sans faire quelques dégâts ! Un film comme Les Visiteurs, de Jean-Marie Poiré, certes très drôle, met en scène un paysan, Jacquouille, qui a les dents gâtées. Sauf que les dents gâtées, c’est à cause du sucre, et qu’au Moyen Âge, on n’a pas encore de sucre dans l’alimentation... Ce petit exemple en dit long sur la persistance de certains clichés. Dans les séries, la majorité de la population est décrite comme barbare, sans hygiène, assoiffée de sang, politiquement passive. En parallèle, la représentation du pouvoir n’est pas moins schématique. Le souverain serait un tyran qui aurait tous les droits sur le peuple, un peu à la manière d’un Louis XIV sanguinolent. Mais le système féodal limitait fortement ses prérogatives et le rendait très dépendant des barons locaux.
Les séries télévisées décrivent-elles un art de la guerre qui serait propre au Moyen Âge ?
Pas vraiment. Des éléments historiques sont respectés, comme certaines armes ou techniques de combat. La série Vikings par exemple illustre des techniques d’attaque ou de siège assez fidèles à la manière dont les guerriers du Nord se comportaient, d’après ce que l’on en sait – surtout grâce à des sources littéraires, toutefois. Mais globalement, cette question du réalisme est surtout un argument marketing. La fiction reprend généralement le dessus. Il arrive que des pratiques issues d’autres périodes soient associés à l’écran, à commencer par l’Antiquité ou le XXe siècle. Par exemple, dans Game of Thrones, l’épisode intitulé « La bataille des bâtards » a recours à une imagerie qui renvoie clairement à la Première Guerre mondiale et aux guerre de tranchées, avec une guerre de position et des personnages ensevelis sous la terre ou sous des soldats morts. Ces séries préfèrent multiplier les références, piocher un peu dans toutes les époques pour transmettre au spectateur l’horreur de la guerre ou, inversement, son inventivité.
“Disney portait une vision unilatéralement féérique, édulcorée, du Moyen Âge. En réaction, des séries comme ‘Game of Thrones’ sont ultraviolentes. Mais les deux visions sont caricaturales”
Les séries condamnent peut-être l’horreur de la guerre, mais elles sont de plus en plus violentes...
C’est vrai. Ce phénomène paradoxal est notamment dû à l’apparition des chaînes câblées puis des plateformes en ligne, qui permettent de cibler des publics moins familiaux, plus disponibles pour ce genre d’œuvres violentes. Les créateurs de ces séries brutales, parfois même ultraviolentes, ont d’ailleurs fait l’objet de critiques. C’est le cas de George R. R. Martin, auteur de la saga littéraire Le Trône de fer (à l’origine de Game of Thrones), qui avait tendance à dire, au moins au début de sa carrière, quand on lui faisait ce reproche : « Ce n’est pas moi, c’est l’époque qui voulait ça. » Son objectif était de sortir de la vision édulcorée du Moyen Âge, unilatéralement féérique, portée, entre autres, par les productions Disney. Dans l’esprit de cet écrivain, un seigneur ne va pas aider une jeune paysanne à porter son panier, il va davantage essayer de la violer et éventuellement de la décapiter dans un coin. Les deux visions sont caricaturales. Dire que le Moyen Âge était plus violent que notre époque est en réalité une manière de se dédouaner de ce spectacle de la violence.
Ces séries médiévales sont donc d’abord un prétexte pour parler de nous ?
Elles permettent en effet bien souvent de penser le temps présent mieux que le Moyen Âge lui-même. Mais ce n’est pas nouveau. La série française Thierry la Fronde, diffusée dans les années 1960, était l’occasion de parler de la Résistance. Dans The Witcher, dont les romans d’origine (la saga du Sorceleur, en français) sont écrits par le romancier polonais Andrzej Sapkowski, on perçoit de nombreuses allusions à la Seconde Guerre mondiale et aux dévastations humaines et matérielles qui ont touché la Pologne. D’où l’intérêt aussi, parfois, de noircir le trait quand on parle du Moyen Âge, parce qu’il est difficile d’accepter que notre période peut être extraordinairement sombre. On associe le Moyen Âge à la guerre pour mieux dépeindre notre présent comme « civilisé ». En un sens, toutes les fictions historiques sont des miroirs tendus pour observer le présent. On projette sur ces temps anciens nos propres envies, nos propres attentes, nos propres craintes aussi. Aujourd’hui, plusieurs œuvres offrent des relectures féminines du Moyen Âge. Dans House of the Dragon ou Les Anneaux de pouvoir, les femmes sont au centre de l’intrigue, elles ont de la force physique, mentale, elles décident. Ce procédé est très critiqué par les masculinistes. Pourtant, ce n’est pas absurde. L’idée n’est pas de soutenir, contre la réalité historique, que l’intégralité des femmes au Moyen Âge étaient puissantes, mais de montrer que les choses étaient plus compliquées que ça, qu’elles n’étaient pas toutes privées du droit de se battre, de travailler, de montrer sur le trône.
“Toutes les fictions historiques sont des miroirs tendus pour observer le présent. On projette sur ces temps anciens nos propres envies, nos propres attentes, nos propres craintes”
Ces séries guerrières évoluent souvent dans des univers magiques, correspondant au genre de la fantasy. Qu’est-ce que cela apporte en plus ?
La représentation du Moyen Âge est immanquablement liée à celle de la fantasy. On a beau savoir qu’il n’y avait pas véritablement de dragons il y a mille ans, la superposition se fait très vite ! Notre conception du Moyen Âge reste très influencée par des œuvres comme Le Seigneur des anneaux, de J. R. R. Tolkien. La fantasy est un genre héritier du merveilleux, qui, après l’intense industrialisation du XIXe siècle, ajoute une réflexion sur la technique et ses possibles dérives. Elle fait un pont entre ces éléments magiques et, d’une certaine manière, la période des Lumières, qui était, elle, obsédée par la question de la rationalité. La fantasy tente de réinjecter du merveilleux là où le monde en avait peut-être trop perdu. À partir des années 2010, on a eu une vague de fantasy très sombre, avec un merveilleux tendant vers le monstrueux (The Last Kingdom, The Witcher). C’était l’occasion aussi de revenir aux fondamentaux du genre, qui est de questionner la définition du bien et du mal. Tolkien l’avait bien établi dans Le Seigneur des anneaux. Chez lui, l’issue à cette opposition inextricable, c’était l’entraide, la solidarité, le fait de former une communauté. Si l’on écoute Andrzej Sapkowski, c’est davantage la famille, mais la famille que l’on se crée soi-même. L’idée de la fantasy n’est pas de rejeter le progrès technique, la matérialité, l’industrie, mais plutôt de savoir comment mettre en commun les ressources le mieux possible. Car au fond, les fictions médiévales, qu’elles versent dans la fantasy ou pas, sont hantées par une question : comment survivre ? À l’heure de la crise écologique et de la montée des périls, cette préoccupation reste très actuelle.
mars 2025