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30.06.2025 à 17:00

“On dresse la catégorie supposée des ‘hostiles’ contre celle des ‘indésirables’” : Najat Vallaud-Belkacem dialogue avec le spécialiste des déplacements Benjamin Michallet

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“On dresse la catégorie supposée des ‘hostiles’ contre celle des ‘indésirables’” : Najat Vallaud-Belkacem dialogue avec le spécialiste des déplacements Benjamin Michallet nfoiry

Après que le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a mobilisé 4 000 policiers et gendarmes pour interpeller les sans-papiers dans les gares parisiennes les 18 et 19 juin derniers, l’ex-ministre et présidente de l’association France terre d’asile Najat Vallaud-Belkacem et l’économiste spécialiste des déplacements forcés Benjamin Michallet, qui viennent de publier Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas (Stock), dénoncent une politique qui tend à confondre migrants volontaires, candidats à l’asile et étrangers en situation irrégulière.

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Que pensez-vous de l’opération mise en place les 18 et 19 juin par le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau ayant mobilisé 4 000 membres de forces de l’ordre dans les gares parisiennes la semaine dernière pour interpeller des immigrés clandestins ? 

Najat Vallaud-Belkacem : Il s’agit là d’un nouvel épisode dans la grande instrumentalisation de la question migratoire, mise au service d’intérêts tout autres que celui des Français que l’on prétend défendre. Mais, avec cette opération, on franchit un cran supplémentaire. Sur décision du ministre, 4 000 policiers et gendarmes – qui ne manquent pourtant pas de travail – ont été mobilisés en urgence pour traquer des personnes en situation irrégulière dans les gares parisiennes. Cette opération ne s’est pas déroulée de manière aléatoire, comme le prévoit la loi, mais en ciblant explicitement le groupe supposé des « clandestins ». Or il n’est évidemment pas inscrit sur le visage des gens qu’ils sont sans papiers. Il est donc entendu que tous les étrangers « visibles » – c’est-à-dire les hommes et femmes de couleur – ont été collectivement visés par cette opération. Ainsi, la pratique bien connue des contrôles « au faciès » est non seulement reconduite mais renforcée, alors même que l’on sait que les personnes de couleur, pas nécessairement issues de l’immigration, en sont prioritairement la cible. On installe là dans l’espace public l’idée qu’il n’existe plus des individus mais des catégories « racialement » distinctes. Quant à l’efficacité réelle de ce type de démarche sur la question de la présence irrégulière sur notre territoire, personne n’est dupe. Les personnes contrôlées et arrêtées ne feront que grossir les rangs de centres de rétention déjà surpeuplés… avant d’être relâchées, faute de s’être donné, quand c’est légitime de le faire, les moyens, notamment sur le plan consulaire, de les rapatrier. 

 

Benjamin Michallet : Nous devrions poser la question de l’intérêt de traquer de cette manière les migrants en situation irrégulière sur notre territoire. Quel est le véritable effet escompté ? Ce type de dispositif est destiné à faire le « buzz » dans les médias et frapper l’opinion publique en éludant encore et toujours les questions pourtant fondamentales de l’immigration et l’importance qu’elle revêt pour nos sociétés. Dans le contexte actuel, ces pratiques font forcément écho aux décisions de Donald Trump d’envoyer l’armée dans les grandes villes américaines pour arrêter et déporter les migrants en créant le chaos. Il est difficile de voir autre chose qu’une manœuvre électoraliste.

 

Vous dénoncez un confusionnisme où toutes les catégories d’étrangers sont ravalées dans la catégorie indistincte de « migrants » en faisant fi de distinctions essentielles… 

N. V.-B. : Nous sommes en effet confrontés à un dangereux confusionnisme conceptuel, alimenté depuis des années par des discours politiques et médiatiques hostiles à la présence de nouveaux venus, quels qu’ils soient. Quel en est le ressort ? On mélange dans un même ensemble – afin d’en grossir artificiellement les chiffres – des personnes arrivées dans le cadre d’une migration volontaire – pour étudier ou travailler – et des déplacés forcés, fuyant leur pays au péril de leur vie et sollicitant l’asile. Ensuite, on nous affirme que nous n’avons pas le choix, que nous « subissons » ces arrivées à cause de règles internationales attentatoires à notre souveraineté – comme la Convention de Genève ou la Cour européenne des droits de l’homme –, ce qui serait intolérable. Or on omet soigneusement préciser que ces deux catégories de personnes relèvent de régimes juridiques totalement distincts. Les migrants volontaires (qui sont les plus nombreux) peuvent parfaitement se voir refuser l’accès au territoire par l’État, qui a toute légitimité à fixer selon ses besoins et ses intérêts les règles d’admission pour la migration économique ou estudiantine et à réguler ainsi les flux. C’est un droit souverain qu’il convient d’exercer en mettant en place des dispositifs d’accueil adaptés pour ceux qui correspondent aux critères, et de refus ou de sortie pour ceux qui n’y répondent pas. Les demandeurs d’asile, eux, relèvent d’un autre régime, protecteur, car ils fuient la mort ou la persécution. Un droit spécifique s’est construit au fil de l’histoire, imposant de leur ouvrir la porte et d’examiner leur situation. Toutefois, ils restent relativement peu nombreux : en 2024, 122 000 personnes ont demandé l’asile en France, et parmi elles, 70 000 ont effectivement obtenu le statut de réfugié. Ils ne sont donc pas systématiquement acceptés. 

 

“Il est plus que temps de fournir aux citoyens les données chiffrées et les distinctions juridiques et politiques qui lui permettent de traiter sereinement la question de l’immigration”Benjamin Michallet

B. M. : L’image qui nous vient tous en tête lorsqu’on pense aux réfugiés aujourd’hui, c’est celle d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants amassés sur des canots pneumatiques de fortune qui traversent la Méditerranée depuis l’Afrique au risque de leur vie… Si frappante soit-elle, cette image ne correspond pourtant pas à la réalité statistique et juridique de l’immigration en général, et encore moins à la question de l’asile. Pour y voir plus clair, il faut déjà distinguer entre, d’une part, le migrant volontaire, dont l’immigration s’inscrit dans le cadre d’une politique publique menée par le pays d’accueil (étudiants, talents, regroupement familial, etc.), et, d’autre part, le « déplacé forcé » qui a été contraint de fuir son foyer en raison des craintes de persécution qui pèse sur lui. Parmi ces « déplacés forcés », la vaste majorité d’entre eux sont des déplacés à l’intérieur de leur propre pays, et 75 % de ceux qui doivent quitter leur pays – Syrie, Ukraine, Afghanistan et Venezuela principalement – sont accueillis dans des pays mitoyens du leur, souvent à faibles revenus – l’Iran, la Turquie, la Colombie, l’Ouganda… et l’Allemagne. Enfin, il y a le réfugié demandeur d’asile qui est une catégorie à part, infiniment minoritaire, alors même qu’il semble capter toute l’attention. Qu’est-ce qu’un réfugié ? Le Convention de Genève, reprise dans les différents textes européens, et notamment le code français de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile [Ceseda] le dit très clairement : c’est « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Concrètement, le réfugié est donc une personne persécutée que nous avons l’obligation d’accueillir – sans d’ailleurs qu’aucune mention ne soit faite de critères d’intégration, de langue ou de culture partagée. Pourquoi ces distinctions sont-elles essentielles ? Parce qu’elles permettent de distinguer très nettement les périmètres de la politique migratoire et de la politique de l’asile. Il est plus que temps de fournir aux citoyens les données chiffrées et les distinctions juridiques et politiques qui lui permettent de traiter sereinement cette question. 

 

“Politiquement très rentable, la rhétorique de la “submersion” est à la fois fausse et paralysante”Najat Vallaud-Belkacem

N. V.-B. : J’ajoute que cette confusion savamment entretenue sert un objectif politique. Construit sur un « double-bind » [« double contrainte »] – une obligation juridique d’accueil et une volonté empêchée de décider qui entre sur notre territoire –, le scénario qui alimente les discours politiques et médiatiques dominants sert une rhétorique de la « submersion » d’une prétendue menace de « hordes de migrants » bouleversant les équilibres démographiques, culturels et économiques du pays. Ce discours présente systématiquement la population d’accueil comme à la fois victime et hostile. Et il s’agit de dresser cette catégorie supposée des « hostiles » contre celle des « indésirables ». Politiquement très rentable, cette rhétorique est à la fois fausse et paralysante. Elle est fausse, car les citoyens français sont bien plus hospitaliers que ceux qui prétendent parler en leur nom. Elle est paralysante, car elle conduit à mal accueillir les personnes en détresse, créant ainsi les conditions de notre propre indignité et vulnérabilité (laisser des gens à la rue, c’est créer des foyers de dangerosité, pour eux-mêmes comme pour nous). Mais aussi à rejeter toute ambition concernant l’immigration volontaire, sur laquelle rejaillit la même hostilité, et donc à ne rien anticiper de nos besoins démographiques, économiques, intellectuels, artistiques ou de rayonnement international.

 

“L’augmentation des dépenses publiques induites par les demandeurs d’asile est plus que compensée par une augmentation des recettes fiscales nette des transferts”Benjamin Michallet

Parmi ces données nécessaires à un débat citoyen, vous soulignez notamment que d’un point de vue économique, le poids économique des réfugiés, si on fait le solde total de ce qu’ils nous coûtent et de ce qu’ils nous rapportent, est nul, voire favorable au pays d’accueil…

B. M. : Cela fait partie des mythes à déconstruire. Si l’on se base sur les études de l’impact économique des réfugiés, comme celle pour la France d’Hippolyte d’Albis, chef économiste de l’Inspection générale des finances et directeur de recherche au CNRS, il apparaît en effet que l’augmentation des dépenses publiques induites par les demandeurs d’asile est plus que compensée par une augmentation des recettes fiscales nette des transferts. Aux États-Unis, les études montrent d’ailleurs que la politique restrictive menée par Donald Trump lors de son premier mandat aura fait perdre 7 000 dollars de contributions fiscales pour chaque réfugié et 3 000 pour chaque demandeur d’asile. D’une part, il est temps d’intégrer ces éléments au débat et d’autre part de consolider ces recherches en mobilisant les données françaises. 

 

“Voulons-nous donner l’image de pays qui, contre rémunération, se déchargent sur les pays du Sud des personnes qu’ils ne souhaitent pas accueillir ?”Najat Vallaud-Belkacem

Avec l’expulsion de migrants vers des pays tiers, comme au Salvador pour les États-Unis ou en Bulgarie pour le compte de l’Italie, ne voit-on pas se mettre en place un nouveau modèle « néolibéral » de traitement de l’immigration où les États la sous-traitent à l’étranger ? 

N. V.-B. : Absolument. Cette tentation permanente de l’externalisation est manifeste en Europe depuis une dizaine d’années. Cela a commencé par la mise en place des « hot spots » [centres de détention] par l’Union européenne dans les pays d’entrée, comme la Grèce. Ces centres ont d’ailleurs été régulièrement condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme en raison des conditions indignes qui y régnaient. Par la suite, l’Union européenne a conclu des accords avec des pays tiers tels que la Turquie, la Libye ou la Tunisie, afin qu’ils retiennent – par n’importe quel moyen – les « indésirables » loin du sol européen. Plus récemment encore, l’idée s’est imposée de faire appel à des pays tiers pour y rediriger des demandeurs d’asile arrivés en Europe, à l’image du projet du Royaume-Uni avec le Rwanda ou de l’Italie avec l’Albanie. De plus en plus, on sous-traite donc à des pays extérieurs ce qui relève pourtant d’une obligation fondamentale de chaque État : ouvrir sa porte à toute personne fuyant un risque de persécution ou de mort imminente. Au-delà des manquements au droit, cette stratégie comporte aussi un risque sécuritaire pour nous, citoyens européens. En déléguant à des États tiers la gestion des flux migratoires, nous nous exposons à devenir otages de ces pays, qui pourraient demain nous menacer de « relâcher » les migrants si nous ne cédons pas à leurs exigences, comme la Turquie l’a déjà fait. Enfin, il y a un véritable enjeu d’ordre international. À un moment où les populations du Sud aspirent à des relations plus justes et équitables avec le Nord, est-ce vraiment l’image que nous voulons donner ? Celle de pays du Nord qui, contre rémunération, se déchargent sur les pays du Sud des personnes qu’ils ne souhaitent pas accueillir ?

 

“L’intégration n’est pas un processus à sens unique mais un mouvement réciproque”Najat Vallaud-Belkacem

Parmi les critères qui peuvent entrer en ligne de compte pour définir la politique migratoire des États démocratiques européens, vous mentionnez les besoins démographiques, les besoins économiques dans les métiers en tension par exemple, la formation des élites des pays d’origine ou la contribution, via la formation de ces élites, à leur développement, etc. Peut-on considérer que la culture en partage (une certaine idée de la laïcité ou du droit des femmes, par exemple) puisse aussi entrer en ligne de compte ?

B. M. : Qu’est-ce qu’une culture partagée ? L’insistance grandissante d’une partie des élites politiques sur le fait que les immigrés et les réfugiés, par leur seule présence sur notre sol, remettraient en question « l’intégrité » culturelle supposée de la nation est problématique et n’est fondée sur aucune preuve tangible. Et je renverserais la question : est-ce qu’on considère que les expatriés européens et les entreprises européennes qui sont installés depuis longtemps dans les pays du Maghreb remettent en question l’intégrité culturelle de ces pays ? 

 

Najat Vallaud Belkacem : Sur la laïcité ou les droits des femmes, la question est de savoir comment on y amène les nouveaux venus. L’intégration n’est pas un processus à sens unique mais un mouvement réciproque : il ne suffit pas de faire injonction aux gens de s’intégrer mais de créer les conditions de leur insertion et de leur sentiment d’appartenance à leur nouvelle communauté. Par un accueil digne, par l’apprentissage de la langue, par l’accès à l’emploi, mais aussi par la socialisation, par la découverte des codes, plutôt que par injonction. Tout ne peut pas se résoudre par des formulaires administratifs et des discours de fermeté. D’où l’importance des associations qui accompagnent ces personnes et les regardent autrement que comme de simples chiffres et statuts administratifs. 

À LIRE
 Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas, de Najat Vallaud-Belkacem et Benjamin Michallet vient de paraître aux éditions Stock.

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