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19.02.2021 à 09:37

Aux origines du funk carioca, le son des favelas brésiliennes parti à la conquête du monde

Servan Le Janne

Au-dessus d’un mur de caissons de basse, six lettres et quatre chiffres envoient une lumière vert fluo sur les danseurs d’un club de Rio de Janeiro. Il est écrit Furacão 2000. Pour faire futuriste, le collectif qui organise cette soirée en octobre 1995 a non seulement choisi de s’appeler « cyclone », mais aussi d’adjoindre […]

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Texte intégral 2169 mots

Au-dessus d’un mur de caissons de basse, six lettres et quatre chiffres envoient une lumière vert fluo sur les danseurs d’un club de Rio de Janeiro. Il est écrit Furacão 2000. Pour faire futuriste, le collectif qui organise cette soirée en octobre 1995 a non seulement choisi de s’appeler « cyclone », mais aussi d’adjoindre à ce nom la promesse du nouveau millénaire à venir. L’ambiance est raccord. Seulement avec le changement d’ère, ce genre d’idées est depuis complètement passé de mode. Mais Furacão 2000 n’est pas ringard. Au contraire, c’est devenu un pilier essentiel de la scène funk brésilienne, aussi appelée funk carioca ou baile funk

Ce style né en marge dans les années 1970 est devenu un monument de la culture populaire brésilienne, au point de s’exporter de mieux en mieux. À la mi-janvier 2021, la maison de disque Warner Music a annoncé qu’elle distribuerait bientôt Furacão 2000 sur le marché mondial. 

Ambassadeur du genre depuis 45 ans, ce collectif devenu label est responsable de la diffusion du funk carioca à l’étranger et de la popularisation du genre dans tout le pays. Pour les médias brésiliens, ce rachat est une réussite et une fierté. Cela prouve que le funk carioca fait son trou à l’international et a encore de beaux jours devant lui, porté par des artistes de renommée mondiale comme MC Niack, Anitta ou Ludmilla. Évidemment, son destin est étroitement lié à l’histoire du collectif Furacão 2000 qui fait office de témoin de l’évolution du baile funk.

Le grand mix

Les membres de Furacão 2000 voient l’intérêt de Warner comme un adoubement. « C’est une audacieuse révolution dans le monde du funk. Il n’y aura pas un endroit sur cette planète qui ne connaisse le son du Furacão ! » s’enthousiasme Leonardo Cezareth, ancien MC du collectif et entrepreneur du funk depuis plus de 20 ans. Le quinquagénaire bedonnant est passé de la composition à la production. Il est bien placé pour savoir que cette ascension n’avait rien d’évident. « Le funk a pris des proportions que nous ne pouvions pas imaginer nous-mêmes », abonde MC Niack, qui vient de devenir une star avant d’avoir 18 ans. « C’est devenu la musique populaire brésilienne et maintenant ça s’écoute à l’étranger. » Difficile à l’époque d’imaginer le sacrement d’une musique censée représenter les favelas et les bas fonds.

MC Niack
Crédits : Ulyces

Baptisé baile funk à l’étranger d’après le nom des soirées qui ont fait sa renommée, ce genre est souvent résumé par le terme funk au Brésil. S’il renvoie à un son assez différent de celui des Isley Brothers ou de Parliament, c’est pourtant bien en remixant des classiques funk que des DJ brésiliens lui ont donné naissance. Le baile funk est inspiré par la Miami bass, un hip-hop électronique né à Miami fait de nombreux breaks, ces instants où seul le beat subsiste, provoquant une irrépressible envie de bouger à son rythme.

Au milieu des années 1970, la Floride est la destination privilégiée des DJ de Rio pour faire le plein de disques américains, si bien que lorsque la Miami Bass arrive à leurs oreilles, ils se l’approprient immédiatement. À l’instar de la samba, qui s’est nourrie autant de rythmes africains que de valses et de tango, le funk brésilien réinterprète la Miami bass en y incorporant de la soul, de la samba et une multitude de styles existants. Le résultat mélange des samples de funk, de soul ou d’electro pop, le tout avec un tempo très relevé. 

Trouvant un écho particulier dans les favelas de Rio au milieu des années 1970, la funk carioca reste snobée par les classes sociales supérieures. Elle reflète alors le quotidien de nombreux jeunes brésilien.ne.s et on y parle d’injustice sociale, de sexe, de la fierté d’être noir.e et de discriminations. C’est à ce moment-là, à la fin des années 1970, que se forme le collectif Furacão 2000. Des figures commencent également à émerger doucement telles que DJ Marlboro, considéré aujourd’hui comme le parrain du baile funk. Il a été un des premiers à l’exporter en Europe en signant sur le label allemand Man Recordings en 2004. 

Mais la popularité du funk carioca explose véritablement dans tout le Brésil en 1982 avec la sortie du morceau « Planet Rock », du groupe new-yorkais Afrika Bambaataa. Parce que son style est proche des rythmes entendus dans les soirées de Furacão 2000, le titre provoque un engouement nouveau autour du funk au Brésil. La sortie pousse de nouveaux artistes à investir le funk carioca.

Les basses lourdes et le beat électro minimaliste inspirent les DJ partout au Brésil et le virus passe d’une fête à l’autre. Souvent criminalisées par le pouvoir en place, les bailes prennent cependant une place majeure dans la vie nocturne des favelas, place qu’elles occupent encore aujourd’hui. La répression existe d’ailleurs toujours puisque le président Jair Bolsonaro essaye encore à l’heure actuelle de fermer les clubs où se tiennent ces sulfureuses fêtes baile funk.

Des breaks et des balles

Le collectif Furacão 2000 naît de la fusion entre deux collectifs existants : Som 2000 dirigé par Romulo Costa, plutôt orienté soul, et Guarani 2000, avec Gilberto Guarani à sa tête, spécialiste du funk traditionnel. Leurs performances au début des années 1980 ne laissent personne indifférent et commencent à ameuter de plus en plus d’artistes autour d’eux. « Furacão 2000 est une usine à découvrir des talents, le funk prend les gens ordinaires et les encourage à enregistrer, à parler de la vie quotidienne de la communauté », raconte le quinquagénaire Romulo Costa, à la tête du label depuis la fusion et désormais père d’une petite fille. Certains noms se distinguent comme MC Marcinho ou le groupe Força do Rap. Le collectif se développe en même temps que le baile funk. Pour Romulo, « l’histoire de Furacão 2000 est l’histoire du funk ».

Dans les années 1990, un événement marque durablement le funk carioca. À Rio, certaines favelas côtoient les zones huppées de la ville, ce qui amène parfois à des tensions qui dégénèrent en conflits. En 1992, alors que des centaines de jeunes brésilien.ne.s en colère et désemparé.e.s de devoir supporter ces conditions de vie quittent leurs favelas et se réunissent pour une baile improvisée sur la plage d’Arpoador, la situation dégénère. Effrayée par les danses qui deviennent de plus en plus frénétiques, la police intervient brutalement et souffle sur les braises de la violence. Une émeute éclate alors et les images des jeunes déchaîné.e.s font le tour du pays. 

Ces émeutes sont alors mises sur le dos de l’ensemble des funkeiros, le nom donné aux adeptes des baile funk. Le gouvernement accuse ces soirées d’encourager la violence et la dissidence et les interdit tout simplement. Désormais illégales, les bailes doivent s’organiser dans la clandestinité. Elles deviennent alors véritablement le symbole des favelas. 

Crédits : Furacão 2000

À la manière du gangsta rap, un sous-genre appelé proibidão célèbre le mode de vie des gangs, en parlant de trafic de drogue ou d’armes. Certaines bailes se finissent en échanges de tirs et font couler le sang, encourageant en retour une répression toujours plus forte du gouvernement. Les artistes de Furacão 2000 restent pour leur part sur la ligne des années 1980 et prônent le calme au nom de l’amour de la musique. Ils se structurent en label, qui devient peu à peu la principale maison de disque du funk brésilien. 

Cette période sombre pour le funk carioca durera jusqu’en 2000, date à laquelle une loi est votée obligeant les gérant.e.s des clubs à installer des détecteurs de métaux à l’entrée de leur établissement, et à poster des membres de la police militaire à leurs portes s’ils.elles veulent pouvoir à nouveau organiser des bailes. Ils.elles doivent également obtenir une autorisation gouvernementale écrite et les artistes dont la musique est jugée « criminelle » en sont bannis. La carioca est contrainte de se lisser, de faire moins de vagues, pour survivre. Elle devient moins violente dans ses propos avec, dans les années 2000, une focalisation sur l’amour.

Ces chansons d’amour, souvent accompagnées de connotations sexuelles, mettent de côté les difficultés des favelas et installent la vision des baile funk comme d’un rassemblement social pour sortir, flirter et rencontrer des amis. Le groupe Bonde do Tigrão, du label Furacão 2000, incarne parfaitement cette tendance. Le quatuor originaire du quartier paulista de la Cité de Dieu rencontre un gros succès dans tout le pays avec son premier album. Il est disque de platine en 2001 avec 250 000 albums vendus au Brésil. 

Pour Furacão, cette décennie voit également l’émergence des femmes MC telles que MC Sabrina ou Gaiola das Popozudas. Ce groupe de danseuses dont le nom signifie littéralement la cage aux folles prône une féminité libérée tant au niveau social que sexuel, avec des thèmes récurrents que l’on retrouve notamment dans les titres : « C’est moi qui paie le motel », « Je vais cocufier ton mari » ou « Les amoureux contre les fidèles ». Le succès de ces piliers du néo-féminisme dans le funk brésilien est tel qu’elles apparaissent en 2005 sur une mixtape du DJ américain Diplo. 

MC Niack
Crédits : Ulyces

Non seulement le genre s’exporte mais il se diversifie. Au sein du funk carioca, différents mouvements se développent. « C’est difficile à expliquer même à un Brésilien », rigole MC Niack. « Il y a le mandelão, le brega funk, le 150… Mon truc c’est plutôt le mandelão, qui a un beat plus lourd, un peu comme dans le dubstep. »

Signée chez Furacão 2000 depuis 2010, Anitta (ou MC Anitta) est l’une des ambassadrices du funk carioca dans le monde. En 2017, elle a atteint les 200 millions de vues sur Youtube pour son tube « Vai Malandra » en featuring avec l’américain Maejor Al. Elle incarne la continuité et l’héritage d’un label vieux de 45 ans et fait sans doute partie des raisons ayant poussé Warner Music à intégrer Furacão 2000 à son roster d’artistes. De quoi continuer à insuffler un renouveau à la scène funk carioca et à lui assurer un avenir radieux.

Couverture : MC Niack, par Ulyces

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18.02.2021 à 11:01

Ital : à la découverte du régime végane précurseur des rastas

Servan Le Janne

Au cœur du XXe arrondissement de Paris, dans la rue des Petites-Écuries, la devanture de Jah Jah By Le Tricycle arbore les couleurs du pays des rastas : rouge, or et vert. Derrière la vitrine, de grands bacs de lentilles corail, de riz, de noix de cajou, de pois chiches et d’épices sont étagés. Il […]

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Texte intégral 2769 mots

Au cœur du XXe arrondissement de Paris, dans la rue des Petites-Écuries, la devanture de Jah Jah By Le Tricycle arbore les couleurs du pays des rastas : rouge, or et vert. Derrière la vitrine, de grands bacs de lentilles corail, de riz, de noix de cajou, de pois chiches et d’épices sont étagés. Il n’y a pas un dreadlock dans la longue file de clients qui patiente à l’entrée de cette cantine aux influences jamaïcaines. Seul Daqui, le maître des lieux, a le look rasta, contrebalancé par sa doudoune orange, qui se fond bien dans le quartier. 

Il faut dire qu’en cette journée de février, un froid peu caribéen règne. Ce climat hostile n’a pas suffi à décourager les habitué.e.s, venu.e.s chercher coûte que coûte leurs wings de chou fleur ou leur bowl vegane. Bien loin de la terre rasta et de ses bars de plage en bois, Daqui Gomis et Coralie Jouhier ont relevé le défi de réimplanter l’esprit « ital » dans ce petit local en plein cœur de la capitale. Il est de Guinée-Bissau, elle de Guadeloupe, mais ici c’est bien à la Jamaïque qu’ils ont voulu « faire un clin d’œil ». Et le clin d’œil est appuyé : un banc rouge, jaune et vert, des tables colorées, des peintures locales et des portraits de Bob Marley décorent l’endroit. Mais le plus important, ce sont les saveurs et la philosophie importées de la célèbre île.

Crédits : Ulyces

La diète ital est loin d’être la composante de la culture rastafari la plus connue. Elle y tient pourtant une place centrale. Il s’agit, pour le dire vite, d’une alimentation naturelle, locale, bio, sans viande, sans additifs, et pour les puristes sans produits laitiers. Les amateurs de reggae attentifs savent l’importance de la cuisine sur l’île. « J’adore chanter depuis toujours », nous confie par exemple le chanteur Tarrus Riley, membre du mouvement rastafari. « Je chante tout le temps quand je cuisine. » 

Quand ce fils du légendaire Jimmy Riley sortait son deuxième album, en 2006, Jah Sun fredonnait « no bones no blood inna we kitchen », ou Macka B faisait l’éloge du véganisme dans « Wha me eat ». C’était avant que la mode vegane ne s’empare des grandes villes du monde entier. Car chez les rastas, le « plant-based », le « made with love » et le « 100% organic » régnaient déjà sur les fourneaux il y a 60 ans.

Ital is vital

Le terme ital (ou I-tal) provient du mot anglais « vital ». Avec cette alimentation dite naturelle, le rasta entend faire progresser sa « livity », cette énergie de vie partagée qui existe selon la croyance rasta en chaque être humain. La livity augmenterait ou diminuerait en fonction de ce que l’on introduit dans son corps.

Apparu dans les années 1930, le rastafarisme est né sous l’impulsion de Leonard Percival Howell une figure du mouvement que l’histoire a occultée par la suite. Parti très jeune de chez lui, ce Noir jamaïcain navigue sur les mers du monde entier en tant que cuisinier pendant huit ans, avant de s’installer à New York. Il y fonde un café à Harlem, peut-être un des quelque 500 points de vente de marijuana que la police américaine traque à l’époque, selon Hélène Lee, autrice de l’ouvrage Le Premier rasta. Il fréquente un compatriote en la personne du militant Marcus Garvey. Ces accointances ne le laissent pas indemne. L’idée d’un retour du Messie en la personne du roi éthiopien Hailé Sélassié (le ras Tafari Makonnen) fait son chemin, et Howell s’en empare. 

Dès son retour forcé en Jamaïque en 1932, il vend des photos de celui qu’il présente comme Dieu, et développe une pensée imprégnée de marxisme, de lutte pour la décolonisation et de mysticisme. En 1939, il crée la communauté de Pinnacle qui regroupe des afrodescendant.e.s et se consacre à la culture de l’herbe sacrée, la marijuana. Également proche des pauvres travailleurs.euses indien.ne.s venu.e.s prendre la place des esclaves noir.e.s, affranchi.e.s deux générations plus tôt, Howell s’en serait inspiré dans sa décision de proscrire la viande de la religion rastafari. Le mouvement s’appuie par ailleurs sur certains passages de la Bible pour justifier cette exigence alimentaire, comme ces deux versets de la Genèse :

« Dieu ajouta : “Or, je vous accorde tout herbage portant graine, sur toute la face de la terre, et tout arbre portant des fruits qui deviendront arbres par le développement du germe. Ils serviront à votre nourriture.” 

“Et aux animaux sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui se meut sur la terre et possède un principe de vie, j’assigne toute verdure végétale pour nourriture.” Et il en fut ainsi. »

Tarrus Riley
Crédits : Ulyces

Dans un premier temps, les rastafaris se contentent donc de ne pas consommer d’animaux. Ce ne serait qu’à partir des années 1960, au moment de l’indépendance, qu’aurait émergé la philosophie ital. À cette époque, la communauté rasta est en conflit avec le gouvernement britannique. À la suite de plusieurs incidents, le Premier ministre jamaïcain Alexander Bustamante ordonne à la police et à l’armée de lui ramener tous les rastas, qu’ils soient vivants ou morts. 

Beaucoup s’enfuient alors des villes pour se réfugier à la campagne. C’est dans cet exil forcé, où les merveilles ultra-transformées des supermarchés sont hors de portée, qu’ils auraient découvert les vertus de ce régime crudivore, sans alcool, cuisiné avec des ustensiles en bois uniquement. Aujourd’hui, l’idée selon laquelle la nourriture doit être le principal médicament demeure ancrée dans la mentalité rasta. 

Pas de sel, pas de sucre

Les principaux ingrédients que l’on retrouve souvent dans les plats ital sont sans surprise des denrées accessibles dans les Caraïbes comme le riz, les haricots rouges, les bananes plantains et les noix de coco. Mais pour Troy Levy, chef jamaïcain au visage rond et rieur, toutes les subtilités de ce régime tiennent dans les herbes et les épices, abondantes en Jamaïque : ail, coriandre, gingembre, piments… Autant de ressources précieuses qu’il faut manier à la perfection. 

Dans les recettes qu’il sert, ce traiteur tâche de respecter les principes ital à la lettre : pas de sel, pas de sucre, pas de viande, pas de poisson, pas d’aliments transformés et pas même de produits d’origine animale. Le résultat n’en est pas pour autant austère. Troy propose des tacos véganes, un bowl ital, de la polenta à la noix de coco, des boulettes de champignons ou encore du riz frit au chou fleur.

Cuisiner sans additif exige de manier à la perfection les épices, les herbes, et de savoir tirer partie des saveurs que contient chaque ingrédient. « Les deux principaux condiments que les rastas doivent éviter dans leur cuisine sont le sel et le sucre », insiste Troy Levy. « Un plat cuisiné avec du lait de coco naturel sera déjà sucré. Si on utilise bien les différentes épices et les différentes herbes, on n’a ni besoin de sel, ni besoin de sucre. Aucun additif n’est nécessaire. » 

Troy Lévy prépare des boulettes aux champignons.
Crédits : Troy Lévy

Chez ce rasta convaincu originaire de la ville de Glengoffe, au nord de la capitale Kingston, la cuisine est une histoire de famille. Tout jeune, il aidait sa mère aux fourneaux. « Mon premier souvenir en cuisine, c’était à huit ans, ma mère avait une grippe. Depuis son lit, elle m’a guidé pour préparer le traditionnel dîner du dimanche : du riz avec des haricots rouges et des légumes cuits dans du lait de coco. Personne n’a voulu croire que j’avais cuisiné ! »

Troy Lévy a ensuite continué son apprentissage dans le restaurant de son beau-père. Mais les saveurs ital, il les tient surtout de son oncle rasta : « J’ai une double culture, ma grand-mère était chrétienne, mais depuis tout petit je mangeais ital chez mon oncle. Encore aujourd’hui c’est lui qui m’inspire le plus : dès que je retourne en Jamaïque, je découvre de nouvelles saveurs. » Sa spécialité ? Le coconut rundown, « un plat de légumes mijotés dans du lait de coco » qu’il dit pouvoir manger indéfiniment. 

Tout est bio et Troy Levy tente de recourir à des produits locaux, de connaître leurs producteurs et l’origine de chaque aliment. À ses yeux, « le plus important est d’être conscient de ce que l’on met dans son corps. Non seulement pour être en bonne santé et vivre plus longtemps, mais aussi car c’est en mettant en soi des aliments propres que l’on est propres à l’intérieur, que nos pensées sont plus positives. » Cela implique de cuisiner « avec amour » et pourquoi pas en écoutant Bob Marley ou Garnett Silk Chronixx, ajoute-t-il en souriant. 

Les nuances d’ital

À l’instar du rastafarisme qui comporte de nombreux courants, l’ital fait l’objet de différentes interprétations. Toutes les communautés n’observent donc pas les mêmes règles en la matière. Parmi les rasta, les Nyahbinghi et Bobo Ashanti adhèrent à la nourriture ital, tandis que la troisième grande communauté, les « Douze tribus d’Israël », ne lui reconnaissent aucune légitimité. Tous ceux qui revendiquent le fait de consommer ital ne s’imposent d’ailleurs pas un régime sans animaux. Certains tolèrent le poisson, d’autres les produits laitiers ou les œufs. Troy Lévy, lui, est un puriste. « Beaucoup de gens portent des dreads et se disent “rastas”, mais ils sélectionnent ce qui les arrange ». Daqui quant à lui ne partage pas le même point de vue. « Il y a plein de façons de manger ital, les règles ne sont pas figées », estime le trentenaire à la tête du Jah Jah By Le Tricycle. « Certains mangent même du poisson. L’essentiel, c’est d’avoir une nourriture naturelle. »

Au menu du Jah Jah By Le Tricycle, les plats sont tous végétaliens. Sur les produits d’origine animale, Daqui et Coralie ne transigent jamais. Il n’y a pas même une trace de miel dans leurs recettes. « Manger de la viande, déjà, c’est avaler une énergie de mort », assurent-ils. « Notre organisme n’est pas adapté : les vrais carnivores ont un intestin beaucoup plus court, apte à la digérer. Et des dents carnassières. » En revanche, le restaurant n’hésite pas à servir de la bière jamaïcaine, et à mettre du sel ou du sucre dans les plats.

Kingston
Crédits : Ulyces

Quand on cuisine ital en France, il faut faire des concessions, considèrent-ils. « On s’adapte à notre environnement. Le sel, c’est aussi une question d’éducation du palais, et de qualité des produits. En Jamaïque, il n’y en a pas besoin, les légumes et les fruits ont tellement de goût ! Le soleil fait tout. » Avec Jah Jah, le couple espère faire connaître la cuisine ital et montrer les vertus du véganisme. « De plus en plus de personnes s’aperçoivent qu’il y a plus de méfaits que de bienfaits à consommer des animaux », se réjouissent-ils. 

Leur cantine prouve par ailleurs que l’alimentation ital est davantage un ensemble de principes à faire régner en cuisine qu’une liste de recettes figées. Ici, les inspirations proviennent du monde entier. Un client peut commander du mafé, des plats d’inspiration japonaise, des dahl de lentilles, mais aussi un hot dog ou un burger vegan.

Pour Troy aussi, la tendance ital a beaucoup à apporter. À ses yeux, il ne fait d’ailleurs aucun doute que la « mode » du véganisme tire toute son inspiration de la Jamaïque. « Mon oncle rasta voyageait énormément quand il était jeune. J’ai vu ses nombreux amis européens et américains venir visiter la Jamaïque. Ils apprenaient auprès de lui à cuisiner ital et je suis sûr que nous sommes à l’origine de son expansion. Ils ont juste remplacé le mot ital par végane, mais c’est la racine de tout ça. » Le chef jamaïcain en tire d’ailleurs parti, et entend prêcher la bonne parole dans le monde entier. Après avoir lancé sa chaîne YouTube « Taste of ital », il s’est lancé dans les ateliers aux quatre coins des États-Unis, avec pour objectif de présenter sa gastronomie aux restaurateurs intéressés. « Je compte faire un atelier en France dès que la situation le permettra ».

Il sera d’autant mieux reçu que la diète ital pourrait offrir une réponse aux défis alimentaires planétaires, déclinable à l’envi selon les cultures et les plantations de chaque région du monde. Après la vague reggae des années 1970 et 1980, la culture rasta semble prête à déferler une nouvelle fois sur le monde.

Couverture : Troy Levy, par Ulyces

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17.02.2021 à 09:28

Petite histoire du jeu vidéo dans le bloc communiste

Servan Le Janne

Une nuit de juin 1984, Alekseï Pajitnov, ingénieur et mathématicien de l’Académie des sciences de Moscou, perfectionne le programme sur lequel il travaille depuis plusieurs semaines. Passionné de puzzles et de jeux vidéo, Pajitnov profite de son temps libre pour mettre au point des jeux sur son ordinateur. Cette nuit-là, alors que les reflets cathodiques […]

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Texte intégral 2729 mots

Une nuit de juin 1984, Alekseï Pajitnov, ingénieur et mathématicien de l’Académie des sciences de Moscou, perfectionne le programme sur lequel il travaille depuis plusieurs semaines. Passionné de puzzles et de jeux vidéo, Pajitnov profite de son temps libre pour mettre au point des jeux sur son ordinateur. Cette nuit-là, alors que les reflets cathodiques strient sa barbe fournie, toutes les pièces de son puzzle semblent enfin s’assembler. C’est un succès personnel. Il est alors loin de se douter que sa future création deviendra l’un des jeux les plus iconiques de l’histoire du jeu vidéo. 

Contraction du chiffre grec « Tetra » et du sport préféré de son créateur, le tennis, Tetris est en train de voir le jour. Après avoir rencontré un franc succès à Moscou et bientôt dans toute la Russie, le jeu attire l’attention d’un investisseur britannique, qui contacte Pajitnov. Le professeur ne ferme pas la porte à une distribution européenne de son invention mais ne donne pas explicitement son accord. Cela n’empêche pas l’éditeur de jeux vidéo Spectrum HoloByte de commercialiser en 1987 sa propre version baptisée Tetris : The Soviet Challenge, agrémentée d’un packaging folklorique aux couleurs du communisme.

On connaît la suite et le succès de Tetris, dont le thème musical reprend le chant pré-révolutionnaire russe « Korobeïniki », qui accélère jusqu’à un rythme effréné à mesure que la partie avance. Après avoir délégué sa distribution en 1989 à Nintendo, Pajitnov a récupéré les droits de son œuvre en 1996 avec la création de The Tetris Company, s’assurant une retraite pour le moins confortable. Le troisième jeu le plus vendu de l’histoire est né de l’autre côté du rideau de fer.

Tandis que le Japon et les États-Unis se sont positionnés comme les acteurs majeurs de l’industrie, le bloc communiste n’est pas resté les bras croisés. Il a au contraire empilé les inventions révolutionnaires comme des blocs de Tetris

Indiana Jones à Prague

Au début des années 1970, Moscou jette un œil intéressé sur les constructeurs mondiaux de flippers et leurs nouvelles bornes d’arcade. Après les avoir invités au salon Attraction-71, le pouvoir lance la production de ces machines en 1974. On les trouve dans les cinémas et parcs de loisirs russes, où les enfants viennent jouer à Morskoï Boï, un jeu de bataille navale, ou à Konek Gorbunok, l’adaptation d’un film d’animation soviétique sorti en 1947. Ces bornes n’étaient cependant pas monnaie courante partout en URSS et le jeu vidéo restait une denrée rare.

Plus à l’ouest, la situation n’est pas meilleure. En Tchécoslovaquie, État satellite de l’Union soviétique qui a donné naissance à la République tchèque et à la Slovaquie, le jeu vidéo a d’abord été un média très underground. « J’ai commencé à m’intéresser à la programmation au tout début des années 1980 », se souvient František Fuka, un des pionniers à Prague. « À cette époque, si vous vouliez jouer à des jeux vidéo sur votre ordinateur, vous deviez les programmer vous-même. » Dans les années 1980, Fuka est adolescent et tout jeune développeur. Il a gardé de cette époque une douce folie dans les yeux, encadrés par de petites lunettes rectangulaires.

František Fuka
Crédits : Ulyces

Quand il ne déambule pas dans les rues de la capitale tchèque avec ses deux petits chiens, le quadragénaire passe encore son temps à concevoir des jeux. Fuka a fait partie des premiers concepteurs de jeux vidéo tchèques, à une époque où les copies s’échangeaient sous le manteau. « Au début, je travaillais avec des calculatrices programmables et je programmais aussi sur le papier sans ordinateur. Tous les jeux de l’époque n’étaient distribués que de la main à la main. Mes amis et moi faisions une copie sur mon magnétophone et ils en faisaient une copie à leurs amis, etc. » 

Sa vocation de développeur lui vient du cinéma. « J’allais voir pratiquement tous les films qui sortaient en Tchécoslovaquie, mais ce n’était pas des films hollywoodiens », précise-t-il. « Le fait que les films soient de purs divertissements n’était pas quelque chose que le régime communiste appréciait particulièrement. » Frustré par le filtrage culturel du régime communiste, František s’est ainsi mis à la programmation pour contrer cette propagande et créer ses propres divertissements.

D’abord rudimentaires, ses jeux se complexifient au fil du temps, et la réputation de développeur de Fuka commence à grandir dans son pays. « Avant d’avoir un ZX Spectrum, j’ai eu un ordinateur Victor et pendant deux ans je pense que j’ai dû faire 200 jeux dessus. Bien sûr, l’ordinateur était très limité : j’ai dû faire un simulateur de vol sans graphismes, il montrait juste les coordonnées sur la carte, la vitesse et l’altitude. » Il devient alors connu pour ses jeux textuels, dont trois jeux Indiana Jones, rare film « capitaliste » qu’il avait pu voir au cinéma et dont il a dû imaginer la suite, les opus suivants n’ayant pas été distribués dans les salles tchèques. À la manière d’un livre dont vous êtes le héros, le joueur doit prendre des décisions et résoudre des énigmes pour progresser dans le jeu, fait uniquement de texte. 

Prague
Crédits : Ulyces

Avec la chute du rideau de fer en 1989, il devient plus facile de se procurer des ordinateurs ou des consoles de jeu légalement et toute une génération découvre alors les jeux japonais et américains. Pour rester dans la course, le bloc de l’Est sort en 1991 la console Alf, réponse communiste à la NES de Nintendo, produite dans une usine d’État Biélorusse. On peut alors y jouer à des styles de jeux classiques de l’époque, des jeux de plateforme ou de tir en 2D, des copies de jeux NES à succès comme Super Mario Bros ou Air Fortress. L’éclatement de l’URSS quelques mois plus tard a cependant raison de sa distribution et la console Alf est maintenant parmi les consoles de jeu les plus rares au monde.

Mais le poids de l’idéologie communiste sur les jeux vidéos n’a pas complètement disparu. Elle continue à se faire sentir à l’autre bout du globe.

Cuba libre

À Cuba, l’isolationnisme du régime légué par le bloc communiste, la pauvreté de la population et le retard technologique n’ont jamais laissé place à la création d’un jeu vidéo indépendant. Mais c’est en train de changer. 

Josuhe Pagliery est sur le point de lancer le premier jeu vidéo indépendant de l’île. Le développeur en chef de Empty Head Games a transformé son appartement de La Havane en studio de développement. Son espace de travail, à lui et à son associé, David Darias, comprend en tout et pour tout deux ordinateurs. C’est là qu’ils ont inventé Saviorless, un jeu qui met en scène deux personnages qui doivent s’échapper d’une terre inhospitalière et inconnue dans un univers onirique et intriguant, à la direction artistique soignée.

Arborant un t-shirt aux couleurs de son jeu, il revient sur la frustration avec laquelle il a dû composer de n’avoir qu’un accès très limité à son hobby préféré. « Il y avait quelques jeux vidéo cubains dans des universités du pays, mais c’était des clones de jeux existants », raconte-t-il perché sur la terrasse ensoleillée de son appartement, depuis laquelle on aperçoit les toits de tuiles rouges et les palmiers mus par le vent. « On parle des années 1990, époque à laquelle il y avait une vraie barrière technologique, tout était illégal, y compris avoir un ordinateur personnel. Se créait une sorte de contact social entre les personnes qui avaient des jeux vidéo, on échangeait des CD, nos amis qui n’avaient pas de consoles venaient à la maison les weekends. »

Josuhe Pagliery et David Darias
Crédits : Ulyces

Avec le rapprochement entre Cuba et les États-Unis en 2016, à la suite de la visite d’Obama sur l’île, une ouverture a été esquissée. Des entrepreneurs américains se sont alors intéressés à la créativité des jeunes Cubains. C’est grâce à ces rencontres inédites que Josuhe Pagliery a trouvé des moyens pour développer son jeu. Saviorless, détaille cet homme par ailleurs artiste et réalisateur, « prend beaucoup d’éléments de la réalité de Cuba. Il y a quelque chose avec les couleurs, les ruines et le ton mélancolique en général, qui transpire le pays. Je crois que dans cette vision personnelle je reflète un peu l’environnement qui nous entoure ici. » 

Le jeune homme est parti d’une feuille blanche. À Cuba, personne n’était capable de lui donner des références ou de lui expliquer comment procéder pour tel ou tel élément technique. Mais il a mis toute sa passion dans le projet et a fini par donner vie à son fantasme. L’action de Saviorless se déroule dans un monde apocalyptique. Orpheline d’un Grand Dieu devenu soudain mutique, cette réalité alternative tombe en ruine, en sorte que ses adeptes perdent la foi. Ils se rendent compte qu’ils vivent dans un jeu vidéo défaillant. 

Obligée de retravailler le jeu en profondeur à mi-parcours pour des questions de copyright, l’équipe attend désormais un financement qui lui permettra de finaliser le développement d’ici un an ou deux. En attendant, elle a lancé une démo en novembre 2020.

Le Tamagotchi anticapitaliste 

L’héritage de l’idéologie communiste ne laisse pas que des pesanteurs dans le monde du jeu vidéo. À Pittsburgh, en Pennsylvanie, un programmeur italien « de tradition post-marxiste italienne » propose une vision critique du capitalisme aux joueurs. Parti aux États-Unis pour y finir ses études, Paolo Pedercini a fondé le site Molleindustria puis la galerie Like Like, une sorte de Mecque du jeu vidéo artistique, politique et indépendant. 

« Likelike s’est lancé il y a quelques années avec le but de remplir le vide que certains jeux, dont les miens, occupent : à mi-chemin entre l’art et le divertissement populaire », explique l’homme aux airs d’adolescent. Avec ses jeux souvent gratuits, Paolo s’attaque à des sujets aussi divers que la consommation de masse, l’exploitation et la disparition des ressources naturelles ou le fonctionnement des appareils de pouvoir.

Son McDonald’s Game est ainsi une parodie de jeu de gestion, un genre traditionnellement ancré dans le productivisme et le capitalisme décomplexé, dans lequel le joueur prend la tête de McDonald’s et doit faire prospérer la chaîne en optimisant au maximum tous ses aspects. « On y apprend qu’il y a de nombreuses manières d’arrondir les angles, de réduire les coûts. On découvre toutes ces stratégies, parfois immorales, qui peuvent comprendre la déforestation, la délocalisation de tribus indigènes, etc. » explique son créateur. 

Paolo Pedercini
Crédits : Ulyces

Par la satire et l’exagération, Paolo cherche à faire prendre conscience à son joueur des dérives du géant du fast food et s’attaque à toute l’industrie agro-alimentaire de masse. « J’ai compris que le jeu vidéo pouvait mettre le joueur dans une position de pouvoir, de connaissance et je me suis dit que, grâce à cette vue globale et systémique que peut donner le jeu vidéo, il était possible d’expliquer le processus de mondialisation d’une façon intéressante. »

Son premier jeu, Every Day the Same Dream, développé à l’occasion d’un référendum abolissant certaines protections sociales des travailleurs, marquait déjà sa volonté de porter un message politique. Avec cette sorte de Tamagotchi revisité, le joueur doit s’occuper d’un ouvrier et contrôler quand il doit manger, dormir, travailler ou se divertir. Une façon de dénoncer la mainmise des employeurs sur certains travailleurs précaires. « Je ne pense pas que les jeux puissent changer les esprits », admet-il toutefois. « Je pense que les jeux deviennent une partie de ce que tu absorbes et même s’ils ne changent pas ta façon de penser ils peuvent renforcer des stéréotypes et induire ce qui est normal et possible. »

Si à Prague, František Fuka a un peu participé à ouvrir le pays grâce à ses jeux dans les années 1980 et 1990, Joshue Pagliery semble désormais emprunter cette voie à Cuba. « Faire un jeu vidéo indépendant est compliqué dans n’importe quelle partie du monde, indépendamment de l’endroit, mais on sent qu’on arrive à un produit pertinent pour notre pays et aussi personnellement. », s’enthousiasme le développeur de Saviorless. « Malgré tout le temps passé je crois que la qualité, l’amour, le détail que l’on a mis dans chaque petite chose du jeu est vraiment palpable pour n’importe quelle personne qui le voit et y joue. » Quelque part, c’est donc que les joueurs seront égaux. 


Couverture : František Fuka/Ulyces


 

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