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16.11.2025 à 18:53

Pouvoir et sociétés primitives

F.G.

■ Ce texte de l'ethnologue et anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) fut originellement publié dans le n° 7 – juin 1976 – d'Interrogations, « revue internationale de recherche anarchiste » fondée deux ans plus tôt par Louis Mercier Vega (1914-1977). C'est sans doute à l'initiative de Mercier, et probablement par l'entremise de Miguel Abensour (1939-2017), que Clastres, auteur des Chroniques des Indiens Guayaki (« Terre humaine », 1972) et de La Société contre l'État] (Éditions de minuit, (…)

- Odradek
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■ Ce texte de l'ethnologue et anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) fut originellement publié dans le n° 7 – juin 1976 – d'Interrogations, « revue internationale de recherche anarchiste » fondée deux ans plus tôt par Louis Mercier Vega [1] (1914-1977). C'est sans doute à l'initiative de Mercier, et probablement par l'entremise de Miguel Abensour (1939-2017), que Clastres, auteur des Chroniques des Indiens Guayaki (« Terre humaine », 1972) et de La Société contre l'État] (Éditions de minuit, 1974), fut sollicité pour collaborer à cette singulière revue qui, dès son premier numéro, énonçait un constat – « le mouvement anarchiste se montre inférieur à ses possibilités » – et une conviction – « nous ne concevons pas de mouvement sans lucidité ».

Pour avoir été de cette aventure, j'eus la chance d'assister, chez Mercier, à une rencontre avec Clastres à propos du texte que nous publions ici. Claire m'apparut alors la connivence qui existait entre les deux hommes, mais aussi l'intérêt manifeste que Mercier éprouvait pour cette idée, centrale chez Clastres, que les « sociétés primitives » (ou sans État) étaient éminemment politiques au sens où elles s'instituèrent comme sociétés non coercitives, en accordant pour seul rôle – de transmission – au chef le pouvoir de rappeler périodiquement aux membres de la communauté les lois des ancêtres. Dans une sorte de dialectique inversée par rapport aux « sociétés à État », cette manière de procéder attestait d'une volonté égalitaire assumée comme telle. Tous les membres de la communauté (chef compris) étaient tenus de perpétrer les lois de leur société.

Un mot encore : les thèses de Clastres eurent sans doute pour premier effet de lui mettre à dos une partie non négligeable (très majoritaire même) des anthropologues qui, structuralistes dans la stricte descendance de Lévi-Strauss ou plus proches de positions positivistes-évolutionnistes, voire occidentalistes, qui faisaient alors position dominante au sein de l'Alma-Mater. Le soir de la conversation chez Mercier, il leur adressa de très sévères piques, mais sans se faire beaucoup d'illusions sur sa capacité à les convaincre. Car, disait-il, ils étaient le pouvoir dans tout ce qu'il a d'arrogance et de désir de se perpétuer. L'exact contraire des « sauvages » qu'il aimait. – Freddy Gomez.


Au cours des deux dernières décennies, l'ethnologie a connu un développement brillant grâce à quoi les sociétés primitives ont échappé sinon à leur destin (la disparition) du moins à l'exil auquel les condamnait, dans la pensée et l'imagination de l'Occident, une tradition d'exotisme très ancienne. À la conviction candide que la civilisation européenne était absolument supérieure à tout autre système de société s'est peu à peu substituée la reconnaissance d'un relativisme culturel qui, renonçant à l'affirmation impérialiste d'une hiérarchie des valeurs, admet désormais, s'abstenant de les juger, la coexistence des différences socioculturelles. En d'autres termes, on ne projette plus sur les sociétés primitives le regard curieux ou amusé de l'amateur plus ou moins éclairé, plus ou moins humaniste, on les prend en quelque sorte au sérieux. La question est de savoir jusqu'où va cette prise au sérieux.

Qu'entend-on précisément par société primitive ? La réponse nous est fournie par l'anthropologie la plus classique lorsqu'elle veut déterminer l'être spécifique de ces sociétés, lorsqu'elle veut indiquer ce qui fait d'elles des formations sociales irréductibles : les sociétés primitives sont les sociétés sans État, elles sont les sociétés dont le corps ne possède pas d'organe séparé du pouvoir politique. C'est selon la présence ou l'absence de l'État que l'on opère un premier classement des sociétés, au terme duquel elles se répartissent en deux groupes : les sociétés sans État et les sociétés à État, les sociétés primitives et les autres. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que toutes les sociétés à État soient identiques entre elles : on ne saurait réduire à un seul type les diverses figures historiques de l'État et rien ne permet de confondre entre eux l'État despotique archaïque de l'État libéral bourgeois ou de l'État totalitaire fasciste ou communiste. Prenant donc garde d'éviter cette confusion qui empêcherait en particulier de comprendre la nouveauté et la spécificité radicales de l'État totalitaire, on retiendra qu'une propriété commune fait s'opposer en bloc les sociétés à État aux sociétés primitives. Les premières présentent toutes cette dimension de division inconnue chez les autres, toutes les sociétés à État sont divisées, en leur être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans État ignorent cette division : déterminer les sociétés primitives comme sociétés sans État, c'est énoncer qu'elles sont, en leur être, homogènes parce qu'elles sont indivisées. Et l'on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n'ont pas d'organe séparé du pouvoir, le pouvoir n'est pas séparé de la société.

Prendre au sérieux les sociétés primitives revient ainsi à réfléchir sur cette proposition qui, en effet, les définit parfaitement : on ne peut y isoler une sphère politique distincte de la sphère du social. On sait que, dès son aurore grecque, la pensée politique de l'Occident a su déceler dans le politique l'essence du social humain (l'homme est un animal politique), tout en saisissant l'essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux qui ne savent pas et donc obéissent. Le social c'est le politique, le politique c'est l'exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe ici) par un ou quelques-uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Héraclite, comme pour Platon et Aristote, il n'est de société que sous l'égide des rois, la société n'est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et, là où fait défaut l'exercice du pouvoir, on se trouve dans l'infra-social, dans la non-société.

C'est à peu près en ces termes que les premiers Européens jugèrent les Indiens d'Amérique du Sud à l'aube du XVI° siècle. Constatant que les « chefs »ne possédaient aucun pouvoir sur les tribus, que personne n'y commandait ni n'y obéissait, ils déclaraient que ces gens n'étaient point policés, que ce n'était point de véritables sociétés, mais des Sauvages « sans foi, sans loi, sans roi ».


Il est bien vrai que, plus d'une fois, les ethnologues eux-mêmes ont éprouvé un embarras certain lorsqu'il s'agissait non point tant de comprendre, mais simplement de décrire, cette très exotique particularité des sociétés primitives : ceux que l'on nomme les leaders sont démunis de tout pouvoir, la chefferie s'institue à l'extérieur de l'exercice du pouvoir politique. Fonctionnellement, cela paraît absurde : comment penser dans la disjonction chefferie et pouvoir ? À quoi servent les chefs, s'il leur manque l'attribut essentiel qui ferait d'eux justement des chefs, à savoir la possibilité d'exercer le pouvoir sur la communauté ? En réalité, que le chef sauvage ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu'il ne sert à rien : il est au contraire investi par la société d'un certain nombre de tâches et l'on pourrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un chef sans pouvoir ? Il est, pour l'essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d'apparaître comme une totalité une, c'est-à-dire l'effort concerté, délibéré de la communauté en vue d'affirmer sa spécificité, son autonomie, son indépendance par rapport aux autres communautés. En d'autres termes, le leader primitif est principalement l'homme qui parle au nom de la société lorsque les circonstances et les événements la mettent en relation avec les autres. Or ces derniers se répartissent toujours, pour toute communauté primitive, en deux classes : les amis et les ennemis. Avec les premiers, il s'agit de nouer ou de renforcer des relations d'alliance ; avec les autres, il s'agit de mener à bien, lorsque le cas se présente, des opérations guerrières. Il s'ensuit que les fonctions concrètes, empiriques, du leader se déploient dans le champ, pourrait-on dire, des relations internationales et exigent par suite les qualités afférentes à ce type d'activité : habileté, talent diplomatique en vue de consolider les réseaux d'alliance qui assureront la sécurité de la communauté, courage, dispositions guerrières en vue d'assurer une défense efficace contre les raids des ennemis ou, si possible, la victoire en cas d'expédition contre eux.

Mais ne sont-ce point-là, objectera-t-on, les tâches mêmes d'un ministre des affaires étrangères ou d'un ministre de la défense ? Assurément. À cette différence près néanmoins, mais fondamentale, c'est que le leader primitif ne prend jamais de décision de son propre chef (si l'on peut dire) en vue de l'imposer ensuite à sa communauté. La stratégie d'alliance qu'il développe, la tactique militaire qu'il envisage ne sont jamais les siennes propres, mais celles qui répondent exactement au désir ou à la volonté explicite de la tribu. Toutes les tractations ou négociations éventuelles sont publiques, l'intention de faire la guerre n'est proclamée qu'autant que la société veut qu'il en soit ainsi. Et il ne peut naturellement en être autrement : un leader aurait-il en effet l'idée de mener, pour son propre compte, une politique d'alliance ou d'hostilité avec ses voisins, qu'il n'aurait de toute manière aucun moyen d'imposer ses buts à la société puisque, nous le savons, il est dépourvu de tout pouvoir. Il ne dispose, en fait, que d'un droit, ou plutôt d'un devoir de porte-parole : dire aux Autres le désir et la volonté de la société.

Qu'en est-il, d'autre part, des fonctions du chef non plus comme préposé de son groupe aux relations extérieures avec les étrangers, mais dans ses relations internes avec le groupe lui-même ? Il va de soi que, si la communauté le reconnaît comme leader (comme porte-parole) lorsqu'elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédite d'un minimum de confiance garantie par les qualités qu'il déploie, précisément au service de sa société. C'est ce que l'on nomme le prestige, très généralement confondu, à tort bien entendu, avec le pouvoir. On comprend ainsi fort bien qu'au sein de sa propre société l'opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, soit, le cas échéant, entendue avec plus de considération que celle des autres individus. Mais l'attention particulière dont on honore (pas toujours d'ailleurs) la parole du chef ne va jamais jusqu'à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir : le point de vue du leader ne sera écouté qu'autant qu'il exprime le point de vue de la société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le chef ne formule pas d'ordres, dont il sait d'avance que personne n'y obéirait, mais qu'il ne peut même pas (c'est-à-dire qu'il n'en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un conflit entre deux individus ou deux familles. Il tentera non pas de régler le litige au nom d'une loi absente dont il serait l'organe, mais de l'apaiser en faisant appel, au sens propre, aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis toujours, par les ancêtres. De la bouche du chef jaillissent non pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéissance, mais le discours de la société elle-même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée et volonté de persévérer en cet être indivisé.


Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées, et pour cela chacune se veut totalité : une société sans classes – pas de riches exploiteurs des pauvres – et sans division entre dominants et dominés – pas d'organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s'y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? À cette question, la « pensée évolutionniste » – et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtout) – répond qu'il en est bien ainsi, et que cela tient au caractère primitif, c'est-à-dire premier, de ces sociétés : elles sont l'enfance de l'humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles, incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l'a-politique au politique. Le destin de toute société, c'est la division, c'est le pouvoir séparé de la société, c'est l'État comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de le leur imposer.

Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans État. L'absence de l'État marque leur incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu'un tel jugement n'est en fait qu'un préjugé idéologique impliquant une conception de l'histoire comme mouvement nécessaire de l'humanité à travers des figures du social qui s'engendrent et s'enchaînent mécaniquement. Mais dès lors que l'on refuse cette néo-théologie de l'histoire et son continuisme fanatique, les sociétés primitives cessent d'occuper le degré zéro de l'histoire, grosses qu'elles seraient en même temps de toute l'histoire à venir, inscrite d'avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l'anthropologie peut alors prendre au sérieux la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans État ? Comme sociétés complètes, achevées, adultes, et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n'ont pas d'État parce qu'elles le refusent, parce qu'elles refusent la division du corps social entre dominants et dominés. La politique des Sauvages, c'est bien, en effet, de faire sans cesse obstacle à l'apparition d'un organe séparé du pouvoir, d'empêcher la rencontre, sue d'avance fatale, entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive il n'y a pas d'organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n'est pas séparé de la société, parce que c'est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l'apparition en son sein de l'inégalité entre des maîtres et des sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c'est l'exercer ; l'exercer, c'est dominer ceux sur qui il s'exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l'inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu'à renoncer à cette lutte, qu'à cesser d'endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission, et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l'irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu'elles y perdraient leur liberté.


La chefferie n'est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent, du pouvoir. Quel en est le lieu réel ? C'est le corps social lui-même qui le détient et l'exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s'exerce en un seul sens, il anime un seul projet : maintenir dans l'indivision l'être de la société, empêcher que l'inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s'ensuit que ce pouvoir s'exerce sur tout ce qui est susceptible d'aliéner la société, d'y introduire l'inégalité : il s'exerce, entre autres, sur l'institution d'où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pas laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l'abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l'exorciser.

L'exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n'est pas inhérente à l'être du social, qu'en d'autres termes l'État n'est pas éternel, qu'il a bien, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ? La question de l'origine de l'État doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d'être primitive ? Pourquoi les codages qui conjurent l'État défaillent-ils à tel ou tel moment de l'histoire ? Il est hors de doute que seule l'interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d'éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l'État éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort.

Pierre CLASTRES
[Texte originellement paru dans Interrogations, n° 7, pp. 3-8, juin-juillet 1976.]


[1] Voir la fiche biographique de Louis Mercier Vega sur Le MaitronLa revue Interrogations, publication quadrilingue – français, anglais, espagnol et italien –parut de décembre 1974 (n° 1) à octobre 1978 (n° 16). Selon un principe fondationnel bien établi, elle devait changer de comité de rédaction tous les deux ans. Sa première saison (1974-1976) fut parisienne ; sa seconde turino-milanaise (1977-1978).

09.11.2025 à 16:40

Un siècle de racisme anti-algérien

F.G.

L'ami Nedjib Sidi Moussa nous a fait parvenir le texte de cette intervention, prononcée le 18 octobre 2025 dans les locaux de l'association Africa 93 à La Courneuve. Qu'il en soit remercié et bonne lecture ! Dans le contexte de la « crise franco-algérienne », qui est d'abord une crise franco-française, un mot, nouveau en apparence, a fait son apparition dans le débat public : « algérophobie ». Ce terme a été employé, le 15 janvier 2025, par le député de Seine-Saint-Denis Bastien Lachaud (…)

- Odradek
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L'ami Nedjib Sidi Moussa nous a fait parvenir le texte de cette intervention, prononcée le 18 octobre 2025 dans les locaux de l'association Africa 93 à La Courneuve. Qu'il en soit remercié et bonne lecture !

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Dans le contexte de la « crise franco-algérienne », qui est d'abord une crise franco-française, un mot, nouveau en apparence, a fait son apparition dans le débat public : « algérophobie ». Ce terme a été employé, le 15 janvier 2025, par le député de Seine-Saint-Denis Bastien Lachaud (LFI) lors d'une séance de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale : « Vous stigmatisez des millions d'Algériens, de binationaux, de Français d'origine algérienne. (…) En réalité, c'est l'algérophobie qui est votre rente politique. » Au même moment, ce mot est utilisé dans la presse algérienne de langue française, comme l'illustre l'article de Mahmoud Benmostefa intitulé « Bruno Retailleau : haine, amateurisme et algérophobie » (Le Jeune indépendant, 12 janvier 2025). Pourtant, le mot « algérophobie » ou l'adjectif « algérophobe » avaient un sens tout à fait différent au XIXe siècle, période de sa première utilisation dans la presse française. On le retrouve dans Le Charivari (26 juin 1836) ou dans L'Écho français (16 avril 1841) qui désigne également comme « anti-algériens » les opposants à l'occupation française de l'Algérie. Cependant, après être tombé en désuétude, le mot prendra sa signification actuelle au cours du XXe siècle, sans toutefois connaître de diffusion massive.

Le phénomène qui nous intéresse aujourd'hui est le racisme anti-algérien, en particulier celui dirigé contre les travailleurs établis en France dont nous trouvons les premières dénonciations, il y a un siècle, par la plume de militants anticolonialistes, de sensibilité marxiste ou libertaire. Je précise qu'il ne s'agit pas de l'ensemble des préjugés hostiles aux autochtones dans la colonie algérienne – qui mériterait une étude en soi – même s'il existe des liens évidents entre les deux. Ajoutons qu'à cette période on ne parle pas de « racisme » mais plutôt de « préjugé de race » ou de « haine de race ». En effet, les mots « racisme » et « raciste » feront leur apparition dans la presse de gauche pour désigner d'abord les mouvements réactionnaires dans l'Allemagne des années 1920 (voir Le Populaire, 8 avril 1924 ou L'Humanité, 6 mai 1924).

Faisons donc un voyage dans le temps et lisons Abdelkader Hadj Ali (1883-1957), alias Ali Baba. Dans Le Paria (1er janvier 1924), ce militant communiste décrit, dans « Paris… Ville lumière ! », le sort réservé à ses compatriotes prolétaires :

« […] Les sidis, les “héros de Charleroi”, ceux qu'on avait encensés de louanges, ceux qu'on avait couverts de fleurs pour leur bravoure ou plutôt pour la docilité avec laquelle ils se laissaient massacrer sur les champs de carnage de la Marne et de l'Yser, ne furent plus que des vulgaires bicots, la vermine qu'on exploite ».

À la même période, l'anarchiste Slimane Kiouane (1896-1971) écrit dans Le Libertaire (7 février 1925) l'article intitulé « Les sidis à l'opinion publique ». On y lit :

« Nous quittâmes donc notre terre natale, laissant femmes, enfants, vieux parents et amis espérant plus de bien-être en France. Hélas ! l'erreur fut grande, car nous eûmes l'opinion publique française contre nous.
Au lieu de nous aider par une fraternité à supporter notre souffrance, notre misère en ce pays, elle se rit cyniquement de nous et c'est d'un air de dégoût qu'elle nous appelle les “Sidis”. »


Mais il serait injuste de ne pas mentionner deux autres figures importantes de cette génération pionnière : Abdelaziz Menouer (1893- ?) et Mohamed Saïl (1894-1953). Au cours de l'année 1924, l'un comme l'autre attirent l'attention sur le traitement spécifique réservé aux travailleurs algériens dans la métropole dont le nombre s'accroît. Abdelaziz Menouer – alias El Djazaïri – écrit pour Le Paria (septembre 1924), l'article « Une agence de l'indigénat à Paris » dans lequel il dénonce la « presse prostituée » au colonialisme ou les « torchons de la finance et de l'industrie » qui « vocifèrent des appels de haine ». Le militant communiste cite en particulier les cas de Clément Vautel, comparé à un « clown », et de Bernard Gervaise, qualifié d' « imbécile ». Mais qu'ont-ils fait pour mériter cela ? Pour sa part, le chroniqueur et romancier conservateur Clément Vautel (1876-1954), né en Belgique mais naturalisé français, écrit dans Le Journal (27 juillet 1924), en première page :

« Un tas de Sidis, tous plus Mahommed les uns que les autres, jouent du couteau non seulement entre eux – ce ne serait rien encore – mais aussi avec des “roumis” qui, le plus souvent, n'ont pas recherché ce genre de distractions.
Le Dépôt est rempli de Mohammeds ben Mohammed… Impossible de les distinguer les uns des autres. »


Bernard Gervaise (1881-1960) publie quant à lui, en « une » de Paris-Soir (20 août 1924), un article intitulé « Le péril multicolore ». Son texte se fait l'écho, non sans ironie, de la contestation dans les possessions européennes, avec une délectation aussitôt nuancée :

« À moins, à moins que l'agitation qui fermente dans les divers domaines coloniaux soit le prélude d'un vaste soulèvement contre la domination du conquérant blanc, sans distinction de nationalité et qu'un de ces jours la vieille Europe se voie obligée de faire bloc pour lutter une fois de plus pour la Civilisation contre la Barbarie… »

Toutefois, l'article d'Abdelaziz Menouer vise surtout le projet de Pierre Godin (1872-1954), conseiller municipal parisien et ancien sous-préfet de Médéa, destiné à créer un Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains – une « police d'exception » qui sera inaugurée en 1925. El Djazaïri n'y voit guère plus qu'un « bureau de répression contre les ouvriers nord-africains » qui deviendrait « la nouvelle annexe de l'ignoble “Indigénat” au sein même de la ville lumière », l'indigénat désignant le régime administratif et la condition spécifique réservés par le système colonial aux autochtones assujettis – les « indigènes ».

C'est ainsi que Mohamed Saïl dénonce, dans un article paru dans Le Libertaire (25 avril 1925), l'installation d'« une commune mixte à Paris ». Cette expression correspond à une circonscription administrative en vigueur dans la colonie algérienne et que les immigrés retrouvaient dans la métropole selon le militant anarchiste :

« Et si enfin les Algériens de France se montrent un peu remuants, s'ils se syndiquent et s'ils veulent améliorer leurs conditions et celles de leurs camarades, la commune mixte de Paris est là, avec son administrateur, son adjoint, son caïd, ses cavaliers et son indigénat, pour les remettre bien vite à la raison. »

Il faut bien comprendre que les travailleurs algériens n'étaient pas traités, au plan administratif, de la même façon que les autres travailleurs immigrés précisément parce qu'ils arrivaient d'un territoire officiellement français. Mais la campagne de haine dont ils sont alors victimes s'explique a posteriori, selon Abdelaziz Menouer (« Les travailleurs coloniaux et le chômage », La Vie ouvrière, 24 décembre 1926), de la façon suivante :

« On s'était servi du crime de la rue Fondary pour mener une campagne de calomnies contre les Sidis. On leur trouva des vices, des maladies, on fit tout pour dresser l'opinion ouvrière contre eux. »

Le militant syndicaliste fait ici référence au double féminicide perpétré, le 7 novembre 1923, dans le XVe arrondissement de Paris, par un immigré algérien, sans abri et sans travail. Or, Abdelaziz Menouer explique que l'émoi suscité par cette sordide affaire devait aussi servir de prétexte pour accentuer la surveillance et la répression des ouvriers algériens :

« On marquait par-là l'effroi causé à la bourgeoisie, par la participation des Nord-Africains au mouvement révolutionnaire : adhésion aux syndicats, attitude intransigeante dans tous les conflits, tenue de meetings grandioses, etc., et l'on justifiait aussi les terribles mesures de répression qu'on voulait appliquer : suppression de la liberté de voyage, contrôle de l'émigration, constitution d'un vaste service de police politique. »

Cependant, les « premiers concernés » ne sont pas les seuls à dénoncer la situation qui leur est faite. En effet, des militants – et des militantes – de France s'emparent également de cette question, à l'instar d'Yvonne Suiram (« À propos des Algériens », Le Libertaire, 28 septembre 1924) qui dénonce, d'une part les préjugés qui stigmatisent les « indigènes algériens » considérés comme étant « sales », « paresseux », « féroces et sanguinaires ». Mais la militante anarchiste brocarde également une hypocrisie bien française en la matière :

« Oui, camarades, nous protestons contre les Américains, qui ne veulent pas admettre les Noirs dans les lieux publics : transports en commun, théâtres, etc., et nous, habitants d'un pays qui a la réputation d'être hospitalier et accueillant à tous, nous maltraitons ceux que nous avons attirés chez nous en leur promettant le bien-être qu'ils ne peuvent plus trouver chez eux depuis que nos généraux assassins sont allés porter la civilisation à coups de fusil et de canon. »

Au cours de la décennie suivante, Magdeleine Paz (1889-1973) consacre une série d'articles aux « coloniaux de Paris » – à savoir les travailleurs marocains et algériens – parue dans Le Populaire (du 3 au 19 avril 1938). La journaliste et militante socialiste écrit, dans l'épisode intitulé « Le peuple des hommes seuls » (18 avril 1938), ces lignes saisissantes :

« D'un bout à l'autre de l'année, tout semble fait pour leur rappeler qu'ils ne sont pas comme les Français qui les entourent. Mais inférieurs aux plus déchus, mais à part dans l'humanité, au plus bas degré de l'échelle. »

Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouve de façon régulière des articles sur le même thème dans la presse ouvrière et révolutionnaire de France. Dans L'Humanité, Louis Vautier (1904-1981), dirigeant communiste de la Seine, publie le 29 septembre 1949 l'article « Campagne raciste contre les Algériens » qui dénonce « une campagne bien orchestrée contre les Algériens vivant dans la région parisienne, que l'on rend, comme le baudet de la fable, responsables de tous les maux : agressions, vols ou autres actes de gangstérisme. »

Cet ancien déporté à Buchenwald dénonce la responsabilité de grands titres de presse comme Le Monde ou France-Soir, et mentionne, en particulier, Henry Bénazet qui avait publié en « une » du quotidien de droite L'Aurore (13 septembre 1949) la chronique « Le délicat problème de l'immigration nord-africaine » qui met en lumière les obsessions des conservateurs :

« Imaginer que les Musulmans puissent, comme le font par exemple si bien les Italiens, voire les Polonais, s'adapter à la campagne française, c'est tout ignorer de l'Islam, religion tyrannique, exclusive, qui, contrairement à certaines assertions, N'A RIEN PERDU, AU MOINS DANS LES MASSES, DE SON EMPIRE. Mettons-nous bien dans la tête que, selon la juste remarque déjà séculaire de Bugeaud, les sectateurs du Prophète demeurent dans leur immense majorité INASSIMILABLES. »

Dans La Vérité (première quinzaine d'octobre 1949), Rudolph Prager, alias A. Duret, publie l'article « Les criminels ne sont pas les Nord-Africains mais le colonialisme » qui dénonce à son tour cette « immonde campagne » qui trouverait des échos jusque dans les quotidiens de gauche Combat et Franc-Tireur. Le militant trotskiste, né à Berlin, fait sans doute allusion aux faits divers impliquant des immigrés algériens relayés dans les pages des journaux sociaux-démocrates ainsi que l'attestent ces titres : « Rue du Faubourg Montmartre 4 heures du matin : un boxeur algérien abat deux repris de justice » (Combat, 3 mai 1949) ou encore « L'Algérien meurtrier de la rue de la Charbonnière est arrêté » (Combat, 6 juin 1949).

Pourtant, c'est bien dans Franc-Tireur (du 11 au 21 avril 1950) que l'écrivain et journaliste Michel Collinet (1904-1977) publie une enquête sociale en huit épisodes sous le titre « Les parias de Paris » et dont l'introduction souligne la mécanique raciste :

« Il y a quelques mois, une certaine presse, pour rompre le désœuvrement des mois d'été et retrouver des lecteurs, inventa le Nord-Africain agresseur d'honnêtes promeneurs, violeur de jeunes filles, le Nord-Africain véritable « danger public », venu exprès en France pour piller et tuer !
Le procédé était facile : il suffisait chaque jour d'épingler les quelques délits où se trouvaient des noms arabes, en taisant les centaines de délits analogues commis par des escarpes qui ne nous viennent pas d'Afrique du Nord.
En Allemagne, et en France sous l'Occupation, la presse nazie avait voulu nous habituer à considérer les juifs comme des vampires. On a voulu recommencer avec les Nord-Africains. »


Quelques mois plus tard, le militant socialiste poursuit son analyse dans l'article « Les travailleurs nord-africains à Paris » (La Révolution prolétarienne, septembre 1950) qui met en exergue la condition spécifique du prolétariat algérien dans la capitale :

« Aujourd'hui, les Algériens – et dans une certaine mesure les Nord-Africains en général – forment un sous-prolétariat sans défense, pour qui n'existent ni égalité de droit avec leurs camarades français ni égalité de condition. »

L'année suivante, en 1951, la presse progressiste s'indigne de la « chasse aux Algériens » (L'Observateur, 13 décembre 1951) ou « gigantesque rafle au faciès » (Droit et Liberté, 14 décembre 1951), selon Albert Lévy (1923-2008). Le cofondateur du Mouvement contre le racisme, l'antisémitisme et pour la paix (MRAP) et ancien résistant proteste contre les arrestations de milliers d'Algériens opérées le 8 décembre 1951 lors d'un meeting interdit du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) au Vél' d'Hiv :

« Opération raciste par excellence. Et qui s'est déroulée à une échelle jamais atteinte encore dans le Paris de la Libération, et même dans Paris occupé, au temps où étaient visés, non pas les immigrés d'Afrique du Nord, mais les juifs. »

Quelques mois auparavant, le MRAP avait déjà dénoncé les « rafles de Nord-Africains au faciès » (Droit et Liberté, 6-12 avril 1951) à l'occasion du meeting du 1er avril 1951 à la Mutualité interdit par les autorités et pointé des forces de l'ordre comparées à la Gestapo :

« Ce promeneur avait la peau mate, les yeux sombres, les cheveux noirs. Il a été repéré “au faciès”. Il a été décrété Nord-Africain. C'est pour cela qu'on l'emmène au poste. Ainsi, sous l'Occupation, étaient “embarqués” les juifs victimes des brigades “spéciales”. »

Un an plus tard, en 1952, l'intérêt de la presse progressiste se confirme à travers la publication du reportage photographique de René Maratrat « Comment vivent les 130 000 Nord-Africains de Paris ? », paru dans l'hebdomadaire Regards (15 février 1952).

De son côté, Louis Odru (1918-2004), conseiller de l'Union française et ancien résistant, fait paraître dans L'Algérien en France (octobre 1952) – mensuel édité par le Parti communiste français (PCF) – un reportage sur la situation qui prévaut à Hayange. Cette cité ouvrière est traumatisée par le viol et l'étranglement d'une fillette de neuf ans qui donne lieu à « une abominable campagne raciste contre les travailleurs nord-africains » et à « une véritable battue, une chasse monstre aux Nord-Africains » dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1952. En effet, la police désigne rapidement le suspect numéro un : Ahmed Ben Mohamed, un Nord-Africain arrêté au camp de Daspich. Pourtant, le véritable coupable n'est autre que Pascal Nigro, placeur au cinéma Dux où ce crime sordide a été perpétré.

Au cours de la même année, les voix d'immigrés algériens se font entendre dans la presse progressiste. Ainsi, Idir Amazit (1925-2012) publie dans Le Libertaire (11 avril 1952) « Le calvaire des Nord-Africains ». Ce militant du Mouvement libertaire nord-africain (MLNA) et ancien membre de l'Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) fait le procès des « brimades racistes éhontées de la police » mais aussi de « cette permanente campagne de presse », sans oublier le racisme ordinaire dont il donne un exemple à travers un tract émanant d'un certain « Comité de défense du voisinage » du 18e arrondissement qui se conclut de la sorte : « Paris est pourri de “Nord-Africains !” ».

Si les discriminations font partie intégrante de l'expérience migratoire, Droit et Liberté (11 janvier 1952) laisse entendre une autre tonalité, avec le témoignage de Boukelif Hafaid qui déclare : « J'ai rencontré en France le racisme… mais surtout la solidarité humaine. »

Pourtant, cet optimisme est mis à rude épreuve par le massacre du 14 juillet 1953 au cours duquel la police parisienne tue sept manifestants, dont six Algériens, regroupés dans le cortège du MTLD. Cette tuerie suscite l'émoi de la presse démocratique et ouvrière : Franc-Tireur (15 juillet), L'Humanité (15 juillet), Le Libertaire (16 juillet), L'Observateur (16 juillet), Le Droit de vivre (20 juillet), Perspectives ouvrières (juillet-août), Droit et Liberté (septembre)…

Dans une lettre publiée par Le Monde (19-20 juillet), Albert Camus (1913-1960) pointe le cynisme du gouvernement qui a « ouvert une information contre X pour violences à agents ». L'écrivain ajoute que « les victimes du 14 juillet ont été un peu tuées aussi par un racisme qui n'ose pas dire son nom. »

Si la sanglante répression de Paris met en lumière le racisme anti-algérien – en particulier celui de la police –, le phénomène est mis en évidence tout au long de l'année 1953, notamment par la journaliste et romancière Dominique Desanti (1919-2011) qui publie deux articles dans Démocratie nouvelle, un mensuel édité par le PCF : « Procès raciste à Valenciennes » (juillet 1953) et « Algériens en France » (septembre 1953).

L'Algérien en France publie des articles ou témoignages, non seulement sur le « racisme policier » (septembre 1953), mais aussi sur les pratiques discriminatoires de patrons de cafés assimilées aux « méthodes dignes des gangsters du Ku Klux Klan américain » (octobre 1953) par Camille Denis (?-2008), conseiller municipal de Paris et ancien déporté à Rawa Ruska. Le mensuel donne des exemples à Paris – « Le Cluny » (novembre 1953) ou « Dupont-Parnasse » (janvier 1954) –, mais également à Lyon (septembre 1954). De plus, le journal communiste se fait l'écho du racisme patronal sévissant, par exemple, à la Société chimique et routière de Gironde (décembre 1953) ou aux Grands Travaux de Marseille de Saint-Fons (avril 1954).

Cependant, le PCF n'est pas la seule organisation qui dénonce le racisme anti-algérien en France. En effet, le MTLD, qui est alors le principal parti indépendantiste, regroupe plusieurs milliers de militants dans l'immigration ouvrière. Son organe, L'Algérie libre, traite de cette question, notamment au plan culturel, comme en témoigne l'article « Cinéma et racisme » (24 février 1951) qui, tout en soutenant l'interdiction du film de propagande nazie Le Juif Süss (1940), s'indigne de la diffusion, en France, de plusieurs œuvres jugées « anti-arabes » comme Manon (1949), Au Grand Balcon (1949) et Demain nous divorçons (1951).

La même année, le même journal publie « Scandale raciste à Lyon » (8 septembre 1951) dans lequel Aziz Sahraoui écrit : « Le racisme émigre jusqu'en France à la poursuite des Algériens qu'il traque partout. » Les exemples ne manquent pas : Lyon, Marseille, Carvin… Tout comme la riposte des travailleurs algériens qui protestent par des grèves, des pétitions, des tracts ou des comités initiés en liaison avec les organisations ouvrières et démocratiques de France.

Dans « Racisme infâme », L'Algérie libre (3 novembre 1951) reproduit l'extrait d'un tract diffusé dans le 18e arrondissement de Paris qui dénonce l' « invasion » nord-africaine :

« Quand le gouvernement prendra-t-il une décision pour les chasser chez eux, ces parasites, ces assassins, ces criminels, sans travail, sans scrupule, mais détenteurs d'une bien triste mentalité ? »

Quelques mois avant le massacre du 14 juillet, le journal se fait l'écho, dans « Les semeurs de haine » (5 mars 1953), du refus de cafetiers parisiens de servir les clients nord-africains dans le quartier des Halles ou à Montparnasse avec la complicité de la police. Plus tard, l'organe du MTLD publie « Les sanglants incidents de Chaumont » (11 septembre 1953) consacré à la mort de Messaoud Dafi, « tué par la police », à la suite de la répression de la grève déclenchée le 27 août par les employés de l'entreprise Avogadri, qui se traduit par plusieurs dizaines de blessés.

À quelques mois du déclenchement de l'insurrection armée [en Algérie], il est constatable que le racisme anti-algérien est au moins aussi enraciné en France que l'est l'immigration algérienne elle-même. Après le 1er novembre 1954, nous entrons dans une nouvelle phase, celle du « racisme de guerre ». La montée aux extrêmes, les violences faites au peuple algérien ou les attentats ciblant des civils ne font qu'exacerber une hostilité multiforme qui trouve sa source dans la conquête coloniale, s'appuie sur le mépris de classe et se trouve des justifications civilisationnelles. Au début du conflit, l'orientaliste Maxime Rodinson publie dans La Nouvelle Critique (juin 1955) un article intitulé « Racisme et civilisation » qui démonte les méthodes de la presse capitaliste et sa volonté de détourner « les colères latentes » de son lectorat sur un bouc émissaire tout trouvé :

« On a insisté, par exemple, sur le moindre délit dont a été auteur un Nord-Africain, réussissant dans une certaine mesure à créer et à diffuser un “stéréotype” de l'Algérien, prompt à se servir du couteau et du rasoir, criminel dans l'âme, danger permanent pour les paisibles Français d'origine gauloise. En fait, les statistiques policières officielles montrent que la criminalité nord-africaine est proportionnellement moindre que la criminalité des métropolitains. »

Le climat se détériore pour les immigrés algériens. Dans Droit et Liberté (mars 1961), Pierre Renier publie « Des “ratons” et des hommes », qui dresse un parallèle entre la situation faite aux juifs sous l'occupation et celle faite aux Algériens, assimilés aux populations indésirables :

« Je m'étonnerai simplement du fait que la ségrégation, au mépris de tous les textes législatifs, est officiellement pratiquée dans les hôpitaux, les asiles de nuit et les prisons. Je demanderai également pourquoi, dans certaines villes, les Algériens, sous peine d'être raflés et emmenés de force au commissariat, sont contraints de se présenter mensuellement à la police qui leur délivre un certificat valable jusqu'au mois suivant. C'est un privilège qu'ils partagent avec les filles de joie et les interdits de séjour ! »

La Voix du travailleur algérien (septembre 1961) publie « Ratons à part entière de Dunkerque à Tamanrasset » qui relate la « nuit des paras » de Metz où des militaires se sont livrés à une « chasse à l'homme » la nuit du 23 au 24 juillet. Le journal du syndicat messaliste se fait également l'écho d'une autre « ratonnade » survenue le 17 août à Douai.

À la suite de la parution du communiqué de la Préfecture de police de Paris, daté du 5 octobre, instituant un couvre-feu pour les « Français Musulmans d'Algérie », entre 20 h 30 et 5 h 30, Armand Dymenstajn s'indigne dans Droit et Liberté (15 octobre-15 novembre 1961) de voir « la discrimination raciale officiellement instituée » : « Pour la première fois dans notre République, des mesures restrictives de liberté sont prises, en dehors de tout texte, visant des citoyens uniquement en raison de leur confession et de leur lieu d'origine. »

La Voix communiste (octobre 1961) publie l'article « Ratonnades à Paris » de Marcel Andrieux qui évoque les violences, tortures et meurtres commis en toute impunité par la police parisienne en septembre. Dans ce journal, E. Hermand se demande même « À quand l'étoile verte ? » :

« On a tendance à oublier, en effet, ce que signifiera pour les Algériens de Paris ce “couvre-feu sans le dire” : plus de cinéma ou de bal le soir, plus de sorties nocturnes avec des camarades, des difficultés très grandes pour les travailleurs qui font équipe. Pour ceux qui ont vécu l'Occupation, cela rappelle fâcheusement l'obligation alors faite aux juifs de n'emprunter que le dernier wagon du métro… »

Ainsi, tous les ingrédients sont réunis pour le massacre d'octobre 1961 – et ses centaines de morts – que déplore, avec un certain désarroi, la presse anticolonialiste dont les titres sont éloquents : « Misère de notre impuissance » dans Tribune ouvrière (octobre 1961), « On les a laissés seuls » dans Pouvoir ouvrier (octobre 1961), « Hitler vainqueur » dans Le Monde libertaire (novembre 1961), « Le sang de nos frères » dans La Voie communiste (novembre-décembre 1961)…

Par-delà cette séquence paroxystique, le racisme anti-algérien ne disparaît pas avec la fin de la guerre et de l'indépendance proclamée le 5 juillet 1962. Bien au contraire, les partisans déçus de l'« Algérie française » s'engagent désormais dans la lutte contre la « France algérienne » en faisant du combat contre l'immigration – en particulier celle en provenance de l'ancienne colonie – un axe central de leur intervention. Et ce racisme séculaire se redéploye à l'occasion des guerres israélo-arabes, notamment en juin 1967 avec la Guerre des Six Jours au cours de laquelle une part importante de l'opinion française – judéophile ou judéophobe – semble rejouer la guerre d'Algérie en soutenant de façon inconditionnelle l'armée israélienne, autorisant l'expression d'une hostilité décomplexée à l'encontre des Arabes en France, ainsi que le souligne le quotidien Combat (22 juin 1967).

Ainsi, quelques mois après la nationalisation des hydrocarbures en Algérie, Albert Lévy s'inquiète, dans Droit et Liberté (juin 1971) d'un « certain climat » marqué par des campagnes de presse, insultes, agressions ou « ratonnades » qui évoquent « les sombres jours de la guerre d'Algérie ». Dans ce même journal, Jacques Desmoulins s'interroge : « Verrons-nous de nouvelles “ratonnades” ? » Car « une campagne anti-algérienne se développe en France » – initiée par les journaux d'extrême droite Minute ou Rivarol – et on compte les premiers morts. Une liste qui s'allongera.

En juin 1973, les fascistes d'Ordre nouveau lancent une campagne contre l' « immigration sauvage » qui donne lieu à une nouvelle flambée de racisme à travers le pays, de telle sorte que, le 19 septembre, les autorités algériennes décident de suspendre l'émigration vers la France, même si cela ne se traduira guère par l'interruption des flux migratoires – qui, de fait, n'ont jamais cessé.

Cela dit, cette décennie est aussi marquée par des luttes ouvrières et immigrées, menées de façon plus ou moins autonome, qui ne se limitent pas au Mouvement des travailleurs arabes (MTA), fondé en juin 1972, par des militants pro-palestiniens. En effet, nous pourrions mentionner la revue Al Kadihoun – de sensibilité marxiste et panarabiste – lancée au même moment, mais aussi Travailleurs immigrés en lutte ou La Voix des travailleurs algériens, créés en 1976, ainsi que d'autres initiatives de l'opposition algérienne de gauche établie en France et, par conséquent, sensible à la question du racisme, comme l'illustre l'article « Racisme et antiracisme à Montbéliard » (La Voix des travailleurs algériens, avril 1979). Pourtant, cette période marque la fin d'un cycle organisationnel. Le reflux des groupes se réclamant du marxisme-léninisme coïncide avec la révolution iranienne, qui offre une nouvelle utopie – certes réactionnaire – et galvanise les mouvements se réclamant de l'islam politique dans le monde arabe et ses diasporas. Par ailleurs, en France, tandis que les émeutes urbaines soulèvent le problème de la ségrégation sociale, les enfants de l'immigration – notamment algérienne –, s'affirment dans l'espace public. Ceux qu'on appelle les « Beurs » deviennent la cible des conservateurs, mais nourrissent l'espoir des progressistes, ainsi que l'atteste leur participation à la première Marche pour l'égalité et contre le racisme en 1983. Cet événement, dont il convient de souligner l'importance politique et symbolique, est parfois présenté – hâtivement – comme étant la « première marche antiraciste en France », ce qui revient à oublier le caractère authentiquement antiraciste de la manifestation du 17 octobre 1961 au cours de laquelle la dignité des prolétaires algériens, attachés au pacifisme, contrasta singulièrement avec la sauvagerie des forces de l'ordre. C'est d'ailleurs ce que mettait en évidence Robert Misrahi (1926-2023) dans l'article « Les juifs contre le racisme antimusulman » paru dans Droit et Liberté (15 décembre 1961-15 janvier 1962) :

« La lutte pour la paix en Algérie et l'indépendance algérienne – pouvait-on y lire – est, plus profondément, une lutte contre le racisme et pour la dignité ; la dignité que les Français, non les Algériens, ont perdue, et qu'il est grand temps qu'ils retrouvent en libérant les Algériens. »

C'est aussi ce concept que reprend Catherine Rivier dans son article « La leçon du 17 octobre » paru dans La Voie communiste (novembre-décembre 1961) :

« Car ou bien le mot dignité ne signifie rien, ou bien il s'applique au manifestant algérien, son seul habitat fût-il un bidonville de Nanterre, au militant emprisonné, et non aux braves gens qui regardaient la télévision le soir du 17 octobre. »

Il y a dans ces propos une forme de lucidité qui doit nous servir de boussole politique et morale en ces temps troublés. En effet, si la fascisation à laquelle on assiste en France – et qui se traduit par le recul des libertés démocratiques et la stigmatisation des indésirables – relève d'un phénomène global, il prend ici des formes particulières. Cela tient à son histoire, à sa géographie, au droit, à sa démographie, mais aussi au fait que la question algérienne y est toujours centrale – rappelons que les ressortissants algériens forment la première communauté d'étrangers en France. Le racisme anti-algérien y persiste donc, malgré le déni et en dépit de ses mutations, et y trouve encore des relais jusqu'aux plus hauts sommets de l'État ainsi que l'atteste la « crise » actuelle.

Et pourtant, il faut rester digne, à l'image des manifestants de 1961 – songeons à la détermination des femmes qui, par centaines, protestèrent le 19 octobre –, et maintenir le cap de l'égalité, à l'instar des marcheurs de 1983. Car il ne s'agit pas de céder au désespoir ou de rester prisonniers d'une histoire traumatique. Il n'y a pas de fatalité. C'est donc avec optimisme – et détermination – qu'il nous faut lutter non seulement contre le racisme, mais aussi contre tout ce qui l'entretient.

Nedjib SIDI MOUSSA

05.11.2025 à 15:33

Faire la lumière sur les violences policières ...

F.G.

Le 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement. Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours. Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et (…)

- Odradek
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Le 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement.

Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours.

Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et lacunaires. Selon eux, les forces de l'ordre auraient seulement répondu à la violence de certains manifestant-e-s. En fait, comme l'ont démontré force témoignages, images et enquêtes journalistiques, les 3 200 policiers « défendant » un trou de terre vide ont bombardé (de 5 010 grenades) sans sommation l'ensemble des manifestant-e-s.

Toujours selon ces experts, l'organisation des secours n'aurait pas entraîné une « perte de chance » pour les victimes… parce qu'elles ont été soignées sur place « de façon consciencieuse et irréprochable ». En fait, ce n'est pas la qualité de ces soins qui a été dénoncée, c'est l'interdiction faite aux ambulanciers d'accéder aux personnes blessées même quand il y a eu un retour au calme – interdiction que, là encore, divers témoignages confirment.

L'enquête indique que les soignants n'étaient pas autorisés à arriver seuls sur les lieux, et que des tirs « non réglementaires » ont été opérés par les forces de l'ordre. Mais de nombreuses zones d'ombre subsistent dans ses conclusions, en particulier concernant les ordres explicites d'effectuer ces tirs « non réglementaires » : quoique figurant dans le dossier, ils n'ont pas été traités. Enfin, si des « dysfonctionnements inexplicables » sont relevés dans l'organisation des secours (le PC pompiers ne répondait pas aux appels à l'aide, des motards de la police ont tardé à venir escorter des ambulanciers et les ont abandonnés en chemin, etc.), aucun avis n'est émis dessus. La manière dont a été conduite cette enquête laisse clairement apparaître l'intention de classer sans suite nos plaintes ; aussi demandons-nous la poursuite des investigations.

Loin d'être un événement ponctuel, le 25 mars 2023 à Sainte-Soline s'inscrit dans un processus visant depuis de nombreuses années à banaliser une répression toujours plus violente. L'objectif de l'État ce jour-là n'était pas d'empêcher les manifestant-e-s de parvenir sur le chantier de la mégabassine, mais de dissuader quiconque de manifester à nouveau contre de telles constructions – lesquelles ont depuis été jugées inutiles et illégales par les autorités compétentes. La mobilisation antibassines de Sainte-Soline a ainsi été pour l'État une occasion d'appliquer sa « doctrine du maintien de l'ordre », qui implique d'assimiler les mobilisations sociales à des attentats terroristes afin de déclencher officieusement un plan Orsec permettant leur répression par de véritables moyens militaires, mais ne prévoyant pas les moyens sanitaires à la hauteur de cette répression.

Le terrorisme, c'est ça : rendre une population passive face aux agissements d'un pouvoir devenu omnipotent. Nous avons aujourd'hui les preuves audio et vidéo de ce dont nous nous doutions : les actes qui ont causé tant de blessures et fait frôler la mort à nombre d'entre nous ne sont pas l'œuvre d'individus particulièrement violents, mais découlent de l'ordre donné par une institution. Et des actes semblables ont blessé et tué dans d'autres contextes (mouvements des Gilets jaunes ou contre la réforme des retraites, émeutes après la mort de Nahel…). Alors nous voulons faire peser sur cette institution le cadre juridique dont elle s'affranchit délibérément. Apporter un éclairage sur ce dossier ne suffira évidemment pas à le clôturer, mais cela nous aidera à trouver les réponses dont nous avons besoin et à affirmer un refus de se laisser tétaniser par la terreur.

Nous n'en continuerons pas moins de mener d'autres batailles pour une réelle justice sociale et environnementale.

MICKAËL, SERGE, ALIX, OLIVIER et des proches,
le 5 novembre 2025.

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