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25.11.2025 à 17:22
Décoloniser nos assiettes
Universelle, la viande ? Pas du tout : c’est la colonisation et le capitalisme qui ont imposé le carnisme. Dans la plupart des cultures, l’alimentation de base est largement végétale. Même en France, on pourrait composer un véritable “véganisme populaire” avec d’anciennes recettes. Tour d’horizon des coutumes, pour mieux liquider nos héritages impérialistes.
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Texte intégral (15707 mots)

Ce texte est extrait du livre Autonomies animales – Ouvrir des fronts de luttes inter-espèces (Michel Lafon, 2023), écrit par Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer.
Comprendre, raconter ou écrire l’histoire des mécanismes d’oppression a souvent été un outil pour lutter contre ceux-ci. Dès lors qu’on cherche à comprendre les faits et gestes de notre quotidien, la plupart des choses qui composent nos journées, ce que l’on mange notamment, se révèlent fondées sur des représentations symboliques ou des rapports de domination. L’hégémonie et l’omniprésence actuelle de certaines pratiques sont donc le résultat de rapports de force, de circonstances historiques précises, et parfois d’un peu de hasard, qui ont favorisé et généralisé une chose plutôt qu’une autre. Les plantations bananières n’auraient peut-être pas recouvert et asservi les Antilles si un « explorateur » espagnol n’avait pas eu l’idée d’emporter, en 1516, des plants de bananiers africains dans son navire, et si les plantations n’avaient pas par la suite été encouragées par l’empire colonial. Sur un autre plan, c’est la viande des vaches de race limousine qui est la deuxième la plus convoitée sur le marché français aujourd’hui. Pourtant, cette race, fabriquée à l’origine par la sélection humaine pour sa force au travail, a manqué de peu de s’éteindre au lendemain de la guerre : sa descendance a tenu à peu de choses. Et on ne servirait pas de tartiflette dans les restaurants savoyards de toutes les grandes villes françaises si un restaurateur, à La Clusaz, n’avait pas baptisé ainsi cette vieille recette régionale en 1970, lors d’une crise de surproduction du reblochon. Ces choses, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, auraient pu ne pas arriver, ou arriver autrement, ou à un autre moment, si les rapports de force avaient été différents.
Enquêter sur l’évolution des pratiques alimentaires – que ce soit la composition de l’alimentation, les façons de cuisiner, les habitudes populaires, et les imaginaires qui y sont rattachés – peut nous permettre de cerner le rôle que l’impérialisme et la colonisation ont joué dans la diffusion massive du régime carné, et des rapports au monde qu’il véhicule sans pour autant affirmer que toute alimentation carnée est le fait de la colonisation européenne.
Retrouver nos héritages végétaux, inventer des pratiques conviviales
Nos héritages sont la marque d’autres rapports aux mondes animaux et d’autres manières de vivre, nous pouvons apprendre de ceux-ci et nous en inspirer. Aujourd’hui, l’idée que la chair des animaux terrestres ou aquatiques, le lait ou les œufs sont des « choses », des produits consommables, est très fortement répandue. L’estomac humain est effectivement adapté à une grande diversité de régimes1, mais c’est la « norme carnée » (celle qui dit qu’il est normal de consommer quotidiennement des produits d’origine animale : chair, produits laitiers, œufs, etc.) qui domine à présent presque partout dans le monde. Faudrait-il donc systématiquement exploiter, enfermer, tuer pour se nourrir ? Et, si la colonisation et le racisme sont allés jusque dans nos assiettes, comment s’en défaire ? A-t-on d’autres héritages sur lesquels s’appuyer ?
Nous avons choisi d’utiliser le terme de carnisation, formé à partir du terme « carnisme2 » qui désigne le système de valeurs qui accompagne et légitime la consommation de produits issus d’animaux. La carnisation, pour nous, est un processus de transformation des sociétés qui les amène à utiliser les corps d’animaux pour leur subsistance d’une certaine manière : plus systématique, plus banalisée, plus marchandisée. Cela se traduit notamment par l’adoption d’un régime alimentaire de plus en plus carné, au sein de sociétés qui n’avaient pas ce régime auparavant – c’est-à-dire que leur alimentation reposait principalement sur des produits d’origine végétale3. Lorsqu’on parle de carnisation, cela ne veut pas seulement dire qu’il arrive de manger de la viande, mais que cela devient la norme. C’est un nouveau régime alimentaire car, si on lui soustrayait ses aliments issus d’animaux, il serait largement admis qu’il lui « manque » quelque chose, en termes nutritifs mais aussi symboliques ; plutôt qu’une diversification de l’alimentation, on assiste davantage à l’abandon et l’oubli progressif des autres pratiques qui le précédaient : on perd de vue les plats de base qui contenaient des protéines végétales, et donc aussi le savoir-faire pour les cultiver et les cuisiner. Bien souvent, la diversité des végétaux consommés diminue car cette carnisation, nous l’avons vu, est allée de pair avec le développement de la monoculture. Au-delà de ce que l’on plante et de ce que l’on met dans son estomac, la carnisation met aussi en jeu (et c’est peut-être le plus important) une transformation des relations entre humains et non-humains, avec la mise en place de moyens de domestication, de domination et de contrôle plus approfondis et plus systématiques, la transformation du travail dont nous avons parlé précédemment et la mise à mort systématique. La carnisation implique donc un nouveau gouvernement du vivant, tourné vers la marchandisation des corps et des produits animaux. Sans le processus de carnisation à l’échelle mondiale, des scientifiques n’auraient pas établi par exemple que les ossements de poules (70 milliards de poules d’élevage tuées dans le monde en seulement une année) sont si nombreux dans le sol, que cela constituera l’un des principaux marqueurs de l’anthropocène au niveau géologique4. Le terme de carnisation sert ainsi à s’appuyer sur l’impact matériel et la transformation du quotidien, de l’intime qu’implique l’exploitation animale. Ce mot insiste aussi sur le fait qu’il s’agit bien d’un processus historique (progressant par étapes, parfois freiné ou interrompu) lié à l’action de certains groupes sur la société : nous verrons que des colons européens ont souvent joué ce rôle de carnisateurs, en fonction de leurs intérêts économiques, politiques et territoriaux.

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La bétaillisation des Amériques
À nouveau, commençons notre récit en Amérique centrale. Au second voyage de Christophe Colomb, celui qui marque le début de la conquête des Amériques, les colonisateurs espagnols transportèrent 34 chevaux et un grand nombre d’animaux de bétail. Les navires qui suivirent continuèrent à disperser le bétail européen dans toutes les Antilles5. Au cours du xvie siècle, l’invasion du Mexique fut l’occasion pour les conquistadors d’y introduire à leur tour chevaux et bétail. Une fois les Aztèques vaincus, les colons espagnols s’emparèrent des terres de l’empire mexicain pour y installer des animaux exploités pour leur viande et leur peau. Le décalage avec les façons de vivre et d’habiter des Aztèques est saisissant. En effet, l’alimentation aztèque reposait beaucoup sur la culture du maïs, des haricots, de la courge (ces plantes sont d’ailleurs surnommées les « trois sœurs ») et de quelques insectes. Il arrivait aux Aztèques de manger de la viande mais il semble que c’était très rare. Ils n’ont domestiqué que deux types d’animaux avec lesquels ils partageaient leur espace de vie : des dindes et des canards (outre les chiens, mais leur domestication n’est pas le fruit de la civilisation aztèque)6. Alors que la conquête coloniale avançait, les Espagnols étaient surpris du faible nombre d’animaux domestiqués (et mangés) en Amérique du Sud, et ce malgré l’existence d’espèces qui auraient pu l’être (comme le capybara, l’agouti doré ou le tapir du Brésil)7. Aussi, les colons ont démarré l’élevage d’animaux du continent déjà domestiqués, tels que les dindes, canards et lamas, leur donnant une nouvelle dimension.

La bétaillisation a profondément transformé les territoires et les sociétés, comme le montre par exemple l’introduction de bovins et de chevaux au xvie siècle dans la région du Rio de la Plata (située entre l’actuelle Argentine, le Paraguay et l’Uruguay). Celle-ci a créé de nombreux groupes d’animaux marron qui ont suscité l’intérêt des gauchos (des colons espagnols et enfants « mixtes » issus d’Espagnols et d’indigènes). Ceux-ci chassaient le bétail sauvage et combattaient les indigènes qui résistaient à la colonisation. Leur gagne-pain provenait essentiellement de la traite des peaux de chevaux et du bétail marron. Le marché des peaux et du cuir, qui explosa, attirait toujours plus de colons venus tenter leur chance en Argentine. Alors que 150 000 peaux étaient exportées du port de Buenos Aires en 1778 à destination de l’Europe, pas moins de 1 400 000 peaux (presque dix fois plus) transitèrent vers le Vieux Continent cinq ans plus tard. À la fin du xviiie siècle, les colons installèrent des usines de salaison qui permettaient également d’exporter la viande argentine. Les clôtures finirent par structurer le paysage. Le développement de ces activités économiques a considérablement favorisé l’immigration d’Européens et d’Européennes, en même temps que les populations amérindiennes disparaissaient, si bien qu’en 1890, l’Argentine est devenue l’un des principaux exportateurs de viande à l’échelle mondiale. Sur des terres qui ont connu des peuples dont les rapports de domesticité étaient peu nombreux et non systématiques, les populations européennes ont établi l’une des plaques tournantes de l’élevage industriel. Sous les effets de la colonisation, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont connu pareilles trajectoires.
Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas.
La bétaillisation des Amériques se fonde donc sur une violente prise de terres, qui organise un nouveau rapport au monde. Nous pouvons parler ici, comme dans le cas des monocultures généralisées qui vont recouvrir les Antilles, d’un « habiter colonial8 », c’est-à-dire une nouvelle organisation de la vie qui s’impose par la violence à ceux qui peuplaient le territoire auparavant (humains comme non-humains) : monocultures, prés privés, routes sur lesquelles on convoie les animaux vers les abattoirs. On parle ici d’une façon violente d’habiter le monde, en s’appropriant les corps et la terre. Cet habiter colonial n’a pas disparu avec la soi-disant fin des impérialismes, car c’est bien cette façon de se rapporter à la terre et aux corps (comme des propriétés) qui conditionne encore nos façons de vivre aujourd’hui. Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas : il a été imposé par la conquête coloniale, et a occupé la terre jusqu’à faire disparaître presque tous ceux et celles qui vivaient autrement. La bétaillisation des Amériques, accompagnée de sa carnisation, se répand encore partout où l’habiter colonial continue sa course, notamment au Brésil où la déforestation de la forêt amazonienne et la spoliation des terres paysannes par l’agro-industrie et pour l’élevage avancent plus vite que jamais sous l’action de puissants lobbys9. Cette façon d’habiter signe aussi la fin de nombreux liens entre humains et animaux, et poursuit la transformation des corps et des terres en « machines à produire ». Ces trajectoires historiques donnent lieu à des luttes partagées, notamment au Brésil où les paysans et paysannes dépossédés et les mal-logés (les « sans-terre » et les « sans-toit ») font alliance avec les animalistes contre les lobbys de l’élevage et de la malbouffe : la carnisation a aussi ouvert des fronts de lutte communs.
La carnisation des plats en Afrique de l’Ouest
Le véganisme est souvent associé et défendu par ses militants et militantes comme un horizon de progrès : après avoir aboli l’esclavage et donné le droit de vote aux femmes, il serait dans la suite naturelle de l’histoire de libérer les animaux de l’exploitation. Le véganisme serait la suite logique du progrès des sociétés occidentales. Mais la carnisation contredit cette lecture « progressiste » de l’évolution des régimes alimentaires. Elle montre, au contraire, que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines ; engendrant une crise profonde des rapports que l’on entretient aux animaux et au vivant, de façon générale. Cette lecture ouvre aussi la voie à un « racisme de l’assiette », qui consiste à associer les personnes racisées à certaines viandes qu’elles mangeraient, une généralité (dépréciative) qui sous-entend aussi que les colonisés et leurs descendants ne seraient pas « arrivés » au stade moral avancé du « devenir végane ». En multipliant les clichés, sur l’abattage rituel, les fêtes religieuses, le traitement des animaux dans les pays du Sud, on déforme la réalité et on en vient à penser que les plus cruels avec les animaux sont les personnes non blanches. Il est pourtant inutile de « blanchir » le régime végétalien en prétendant qu’il serait une invention occidentale, de même que d’essayer d’en faire une marque de distinction ou le signe d’une moralité plus avancée. Au contraire, nous voulons rappeler que les traditions alimentaires végétales ont souvent été bien plus puissantes dans des histoires non occidentales.
La carnisation montre que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines.
En effet, nous connaissons tous des stéréotypes sur l’alimentation des personnes racisées. KFC a abusé de ces représentations10 en ciblant, dans une publicité australienne pour la viande de poulet, les populations noires que l’on assigne à la malbouffe et au fast-food. En parallèle, en Afrique de l’Ouest, on assiste à une forme de néocolonisation de l’assiette avec l’importation massive de ce que les Béninois appellent le « poulet morgue » : de la volaille à très bas prix congelée et importée d’Europe, des États-Unis ou du Brésil, élevée avec des intrants (antibiotiques, farines, hormones), à l’origine de problèmes de santé et de zoonoses (maladies ou infections qui se transmettent des animaux vertébrés à l’humain et vice versa). Cette viande fait concurrence aux « poulets bicyclette » : une viande issue d’animaux rustiques à croissance lente, vivant en plein air, dans la nature ou dans les rues, et se nourrissant des restes de récoltes ou de maisons. Des campagnes citoyennes parlent même de « nutricide », un terme inventé aux États-Unis, qui désigne la façon dont l’industrie agroalimentaire produit une alimentation à destination des populations pauvres, noires en particulier, qui augmente les risques de problèmes cardio-vasculaires, de diabète et d’obésité11.

Pourtant, jusqu’à la colonisation, nombre de régimes alimentaires africains, ceux de l’Afrique de l’Ouest plus particulièrement, reposaient essentiellement sur les plantes et les végétaux. La flore luxuriante de ces pays (notamment en zone tropicale) y était propice. Des spiritualités africaines et plusieurs mythes fondateurs sont emplis d’histoires d’animaux ayant rendu service à leur communauté, au point de marquer des interdits de consommation de leur chair. Par exemple, pour les Nyabwa de Côte-d’Ivoire, les interdits qui varient de village en village concernent la chair de la panthère, de la gazelle, du chien, du bouc, de la chèvre, du bœuf (mêlant donc animaux domestiques et animaux dits « de brousse »), des poissons de certaines rivières, de l’aigle, du poulet, etc.12. Historiquement, quantité de plats « africains » étaient entièrement basés sur le végétal. Il en reste d’ailleurs des traces : que ce soit l’attiéké de Côte-d’Ivoire, l’atassi du Bénin ou le mafé du Mali, ces plats bien connus portent tous des noms de plantes. La viande est secondaire, voire n’y a été ajoutée que très récemment. Chaque fois que l’on mange de la viande dans l’un de ces plats, il semble qu’il s’agit de plats « carnisés », c’est- à-dire détachés de leurs contextes végétaux pour n’être plus envisagés autrement qu’avec de la viande. Nous manquons de données et de recherches pour mieux comprendre qui a joué quel rôle dans ce processus : les colons, les élites locales ? Ou encore les diasporas ? Quoi qu’il en soit, ce processus s’est accompagné d’une valorisation culturelle du fait de manger un animal ou de boire du lait. Un fait marquant à ce sujet concerne le nombre de personnes intolérantes au lactose, très élevé dans l’ensemble des pays africains (70-90 %)13, alors que ce taux est de 21 % chez les populations d’origine britannique en Amérique du Nord, et descend en dessous de 20 % en Italie, en Autriche ou en Angleterre, par exemple. Nos microbiotes intestinaux portent ainsi la marque des différentes époques de la carnisation : les intolérances alimentaires révèlent, entre autres choses, que la consommation de lait est plus ou moins récente d’une population à l’autre. Malgré cela, de grandes firmes européennes exportent chaque année sur le continent africain des milliers de litres de lait pour écouler la surproduction européenne, en particulier du lait en poudre enrichi en graisses végétales, ce qui selon le réseau IFBAN constituerait l’une des causes majeures de la dénutrition des enfants dans les pays concernés. Le réseau accuse 27 fabricants de violer l’interdiction prononcée par l’OMS en 1981 en faisant de la publicité pour leurs laits de substitution, en incitant les femmes à stopper l’allaitement, et en corrompant les professionnels de santé à qui ils distribuent des échantillons gratuits14.
Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme.
La carnisation, nous commençons à le comprendre, ne s’opère pas que dans les assiettes et les estomacs. Elle a également lieu dans les esprits : l’interdit des Nyabwa doit paraître aujourd’hui ridicule à bien des afrodescendants. Il n’y a pourtant pas si longtemps, ces manières de se rapporter aux vies animales étaient encore majoritaires sur le continent.
Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme15. L’afrovéganisme, pour des communautés afrodescendantes, consiste à revaloriser un véganisme en lien avec une histoire particulière que l’on se réapproprie. Il s’agit de dire que le véganisme n’entre pas en opposition avec le fait de revendiquer un attachement à sa terre d’origine. Il n’est évidemment pas question de dire qu’avant la colonisation, personne ne mangeait d’animal ou n’avait quelque geste violent que ce soit à leur égard. Il s’agit de simplement rappeler que le véganisme peut trouver ses sources en dehors du référentiel occidental. Comme nous l’avons vu plus haut, le véganisme est aussi un choix de solidarité entre personnes qui subissent racisme et animalisation. Cela peut aussi être un choix politique : faire tout son possible pour refuser les produits carnés importés, souvent mauvais à long terme pour la santé (volaille et poisson congelés, viande cuisinée, lait en poudre16) et se reposer au maximum sur les cultures locales végétales – évidemment, si on en a la possibilité. Se rendre compte que ses ancêtres avaient, peut-être, des rapports aux mondes animaux différents avant la colonisation, s’en faire les héritiers et les renouveler, voilà qui donne de la puissance à d’autres récits. Des récits sans aucun doute plus mobilisateurs que l’imaginaire d’un végétarisme sans histoire, aseptisé, qui fabrique de la viande cellulaire en laboratoire.
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Les héritages végétaux de l’Inde et du Sri Lanka
La cuisine indienne est l’un des exemples les plus utilisés pour penser les héritages végétaux dans des mondes non occidentaux. On peut d’ores et déjà démentir cela, car il n’existe pas une cuisine indienne, qui serait uniforme : il serait plus juste de parler de pratiques alimentaires qui diffèrent en fonction des régions et sont d’ailleurs aussi à la source de conflits ethnico-religieux récents (comme entre les musulmans et les hindous).
Il est vrai que la présence de protéines végétales a été, et est encore très importante dans beaucoup de plats typiques de cette région du monde, avec notamment une large proportion de légumineuses, associées aux céréales : le dahl qui accompagne le riz tous les midis, par exemple (le plat porte d’ailleurs le nom de son ingrédient principal, la lentille). Même dans les plats avec viande, les protéines végétales font toujours partie du fondement de la préparation : on peut considérer que la carnisation n’a pas, dans ce cas précis, effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont encore mis en avant aujourd’hui comme des marqueurs de cette cuisine. Il existe aussi un héritage culturel et historique qui permet de savoir cuisiner des légumes savoureux grâce à la forte présence d’épices. Historiquement, c’est aussi lié à des conditions matérielles car l’utilisation d’épices dans les pays chauds permettait une meilleure conservation des aliments : cela fait aujourd’hui partie de ce qui rend ces préparations aussi appréciées.
En Inde et au Sri Lanka, la carnisation n’a pas effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont mis en avant comme des marqueurs de cette cuisine.
Cependant, ces héritages viennent aussi en partie de pratiques de distinctions sociales des classes dominantes : les brahmanes, qui ne mangeaient pas de viande, constituaient l’élite socioreligieuse du pays, et leurs pratiques étaient donc aussi en partie perçues comme des moyens de se distinguer du reste de la population. Le fait de ne pas manger de viande était ainsi considéré comme un gage de pureté morale, de « maîtrise de soi » (c’est-à-dire de son appétit pour la viande), mais aussi un signe de bienveillance et de cohérence (c’est l’idée que, puisque les humains perçoivent aussi la souffrance animale, il est paradoxal qu’ils mangent des animaux17). La distinction sociale recherchée à travers ces régimes n’est pas propre à cette région du monde : elle fait écho à bien d’autres18. En Inde ou au Sri Lanka, les personnes dont les grands-parents (et leurs parents avant eux) mangeaient de la viande viennent plutôt des castes les plus basses : le travail « souilleur » de tuer les animaux non humains leur était en outre confié, pour que les hautes castes ne soient pas atteintes dans leur pureté morale.

Cependant, c’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » cette région à plus grande échelle. Cela s’est traduit par la substitution d’aliments végétaux par des aliments carnés : par exemple, l’abandon progressif du lait de coco pour un usage plus généralisé du lait de vache (les vaches étant considérées comme sacrées, il était jusqu’alors inconcevable de tuer leurs petits pour prendre le lait, mais cela est de plus en plus massivement pratiqué aujourd’hui). On observe un usage plus important de lait et d’œufs, y compris dans les gâteaux et pâtisseries qui étaient pour beaucoup traditionnellement entièrement végétaliens. En parallèle, la présence plus importante de firmes capitalistes et de chaînes de fast-food comme McDonald’s, Pizza Hut ou KFC parvient à attirer de nombreuses personnes vers la consommation de viande.
C’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » la région à plus grande échelle.
En dépit de ces considérations historiques, c’est la persistance d’une culture matérielle végétale, également présente dans les classes populaires aujourd’hui, qui montre les possibilités de retrouver des assiettes végétales tout en les vidant de leurs stigmates passés. En outre, ces moyens de distinction sociale par le biais de l’alimentation végétale sont en réalité déjà en partie tombés dans l’oubli, le végétarisme n’est plus autant une pratique qui confère un statut moral spécifique ni particulièrement associée à un statut social : le végétarisme est un « fait social » beaucoup plus diffus. De nombreux militants et militantes antispécistes indiens ou issus de la diaspora s’en inspirent et y trouvent un appui pour lutter contre la carnisation des pratiques alimentaires de leurs communautés. On pourrait trouver bien d’autres situations similaires en Asie, qui montrent que là aussi des héritages végétaux ont subsisté, par exemple au Vietnam où la consommation de soja est quotidienne et procure une partie du lait et des protéines à la population. Reste à assurer une alimentation saine et suffisamment riche à tout le monde, et à redonner leur autonomie aux producteurs et productrices19 – mais déjà, les savoir-faire et les ancrages culturels sont présents et largement partagés.
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Carnisme, nation et tradition en France
Il nous paraît à présent essentiel de revenir là où nous sommes, à ce qui est propre au territoire que l’on habite et sur lequel nous pouvons avoir prise. De prime abord, le processus de carnisation paraît moins évident, moins lisible en France. Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent spontanément en tête des menus de bistrots qui regorgent de plats à la viande, au poisson, à la crème, aux lardons, au fromage. Mais malgré cela, il serait faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.
La cuisine française renvoie généralement à la gastronomie. Or, celle-ci ne reflète pas (parce que ce n’est pas son but) les manières dont mange la population vivant en France : la gastronomie est bien plus le reflet de ce que mange une élite sociale donnée. D’ailleurs, le « repas français » (inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010) est défini non pas comme une pratique populaire mais comme un « art » de manger, une « cuisine », transmise de maîtres en apprentis, qui se déroule selon un schéma ritualisé : apéritif, entrée, poisson et/ou viande, légumes, fromage, dessert, généralement accompagné d’un digestif. Les produits issus d’animaux y occupent une place centrale. Et pourtant, ce schéma est bien loin du quotidien du plus grand nombre : il s’agit davantage d’une forme rituelle reflétant les habitudes des classes sociales les plus élevées. Les débuts de la « cuisine française » comme patrimoine remontent à la Révolution française, où des écrivains et notables, en exil, vantent ce qu’ils estiment être les spécialités de leur pays et, empreints de nostalgie, contribuent à créer des identités culinaires régionales. Les cuisines bourguignonne, provençale, bretonne ou bordelaise ont ainsi chacune leur réputation, que d’autres voyageurs commenteront ensuite. La Révolution industrielle, avec son lot d’émigration rurale, alimente aussi la nostalgie des produits du pays qui donneront, ensuite, les produits du terroir : la nourriture « du pays » fait office de refuge d’identité pour les populations prises dans le tumulte de la grande ville. La cuisine comporte, comme ailleurs, un aspect collectif et est donc un marqueur d’identité – ce qui n’a d’ailleurs pas échappé à certains nationalistes qui ont fait du couple vin/viande un instrument de propagande culturelle et politique20. Ce patrimoine ainsi constitué est aussi devenu un atout pour le secteur du tourisme, de la restauration et de la grande distribution.
Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent en tête des menus de bistrots avec viande, poisson, crème, lardons, fromage. Il serait pourtant faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.
De même, ce qui est considéré comme la cuisine traditionnelle de France et les spécialités régionales, plus communément partagées que ne l’est la gastronomie, relève également d’une construction sociale. Ce qui ne veut pas dire que les traditions sont « fausses » mais qu’elles sont toujours fabriquées, pour répondre à une situation nouvelle. C’est ce que l’on appelle la « tradition inventée21 », une pratique rituelle et symbolique qui fait office de « référence au passé au cœur du présent », alors même que sa continuité avec le passé est largement fictive. Son rôle est symbolique, et non pas historique. Les États-nations et tous les mouvements nationalistes ont eu besoin de ces traditions inventées pour créer un imaginaire national, et faire qu’on puisse se « sentir Français » avant d’être Normand ou Berrichon. La cuisine traditionnelle fait amplement partie de cela, car le repas partagé est un moment de consolidation du groupe – et l’on y mange notamment du cochon, ce qui a permis à certains de justifier de ne pas traiter des juifs ou des musulmans comme des citoyens à part entière, au motif qu’ils dérogent au « grand banquet fraternel de la République22 » en raison de leur régime halal ou casher.

L’État a joué un rôle notable dans le développement de ces traditions inventées : comme nous l’avons vu précédemment, les transformations des sociétés paysannes avec la centralisation de l’État, l’exode rural, puis les politiques agricoles d’après-guerre, et enfin la politique agricole commune (PAC) européenne ont favorisé l’essor d’un « capitalisme carné ». L’agriculture française est la plus subventionnée de toute l’Europe, et 71 % des élevages de « volailles », 89 % des élevages de cochons et quasiment l’intégralité des élevages de moutons, chèvres et vaches bénéficient d’argent public. On produit donc plus de viande qu’on ne le pourrait s’il n’y avait pas ces politiques publiques : on estime que 53 % des élevages ne s’en sortiraient pas sans les subventions. En comparaison, les producteurs et productrices de fruits et grandes cultures sont 37 % dans cette situation, et les maraîchers et maraîchères 17 % : leur autonomie est plus grande. Il faut en outre compter dans le budget du spécisme à la française l’argent des impôts versé pour permettre, par exemple, le transport par camion, la prise en charge des coûts en matière de santé publique et d’environnement et, comme si ça ne suffisait pas, la publicité aux produits carnés23. En parallèle, l’État a contribué à la carnisation des imaginaires depuis plusieurs siècles : au travers du soutien des municipalités à l’organisation des foires à bestiaux (xviiie-xixe siècle), puis la création des premiers concours généraux agricoles (à partir de 1870), des salons de l’agriculture régionaux, nationaux puis internationaux (à partir du milieu du xixe siècle), la concentration des « tueries » dans de gigantesques abattoirs (comme ceux de La Villette à Paris, en 1867), et la recherche agronome (génétique et autres techniques). En somme, l’investissement de l’État dans le développement d’un marché national alimentaire a permis d’outrepasser les limites techniques, économiques, spatiales et animales qu’aurait rencontrées la carnisation dans les sociétés paysannes.
La spécialisation des régions s’est accrue continuellement : dans certains territoires, comme en Bretagne, on retrouve aujourd’hui une densité inédite d’élevages (55 % des cochons, 43 % des poules pondeuses, 21 % des vaches laitières du pays) et d’abattoirs (40 % des animaux abattus dans les 960 abattoirs de France le sont en Bretagne, où se trouvent les plus grands établissements du pays). Le plus souvent cette spécialisation ne s’est pas faite selon la volonté ni dans l’intérêt économique des éleveurs et éleveuses : au contraire, ceux-ci comptent parmi la population agricole la moins aisée et la plus dépendante des subventions. Ce sont les grandes industries qui, en créant des situations de monopole local, ont même fini par inventer leur « tradition » pour écouler la surproduction : le camembert de Normandie, le foie gras d’Aquitaine, les sardines du Finistère, les huîtres et moules du Nord, chaque territoire a un exemple à fournir. La dévitalisation des savoirs, dans les campagnes qui se vident, a conduit à fabriquer un « patrimoine », c’est-à-dire, « un passé que l’on peut vendre24 ». Ainsi, on ne vend plus seulement un produit mais un imaginaire de terroir ou de spécialité régionale, qui prétend être hérité du passé, ce qui permet… d’augmenter les prix. Mais comme, très vite, la demande créée par cette publicité excède de loin les capacités (tant vantées) de productions locales, et pour rendre ces produits moins chers (afin d’en vendre plus), le camembert est désormais produit à partir de laits importés du monde entier, les escargots de Bourgogne viennent de Grèce, le foie gras de Hongrie, les sardines du Maroc, et ainsi de suite. En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme. Pourtant, c’est au prix d’une exploitation toujours plus grande des animaux, des terres, des classes dominées et des énergies fossiles que l’on peut manger de la viande à quasiment toutes les tables en France. En parallèle, cela a conduit au déclin de tout un tas d’autres productions notamment celles de légumineuses, légumes anciens, blés et autres céréales cultivées depuis le Moyen Âge, les terres servant désormais au fourrage et à l’élevage25.
En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme.
Tant que cette tradition arrivera à se confondre avec la norme, on pourra faire passer le végétalisme pour une mode, un lifestyle importé sans aucune continuité avec nos héritages, donc en quelque sorte, une chose illégitime et/ou vouée à rester marginale. C’est d’ailleurs tout dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer pour « tendance » et moderne, car cela permet là aussi de vendre plus cher des produits estampillés véganes à celles et ceux qui cherchent une distinction sociale via l’alimentation. Au-delà du fait qu’on peut trouver la « tradition carnée » violente, elle est surtout surreprésentée et fantasmée.
L’alimentation des gens en France n’est pas nécessairement – et n’a pas toujours été – carnée : il y eut des périodes avec, d’autres sans, des spécialités basées sur le végétal et d’autres qui se sont constituées autour des ressources de la mer, de la chasse et de l’élevage. Au début du Moyen Âge, période dite « d’abondance », même les familles paysannes pouvaient chasser du gibier et l’on servait couramment plusieurs viandes à table.

Dès le milieu du xvie siècle, la chair animale se fait bien plus rare, tant à la chasse que dans les fermes, en raison notamment d’une pression accrue sur les ressources et de la suppression de plusieurs droits coutumiers. C’est alors qu’elle devient un signe de richesse. En revanche, on utilise depuis très longtemps le fromage et les œufs comme sources de protéines : les œufs sont un aliment de base quasiment au même titre que le pain, et le fromage très commun et pratique pour avoir accès aux protéines et graisses du lait en dehors des périodes de lactation (il se conserve et se transporte). Dans le Sud-Est, bénéficiant d’un climat plus clément pour les cultures tout au long de l’année, l’alimentation provençale ou méditerranéenne est moins carnée : ratatouille, tian de légumes, socca, estouffade, fougasse, châtaignes, noix, tomates et autres ingrédients sont cuisinés aux condiments frais et à l’huile végétale (d’olive, notamment) au lieu de la crème ou du beurre26. À partir du Moyen Âge et jusqu’à ce que la modernisation agricole et l’urbanisation lissent ces différences régionales, au nord de la France, on mangeait couramment de la flamiche aux poireaux, des betteraves, de l’ail et des galettes de sarrasin ; dans le centre, de nombreux plats de lentilles et autres légumineuses ; et dans le sud-ouest, ce n’est pas tant du canard et de la brebis que l’on mange au quotidien, quoiqu’il y en ait, qu’un ensemble de légumes et légumineuses assaisonnés, piperade27 et autres spécialités.
Il est dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer le véganisme pour « tendance » et moderne.
Du fait de ces héritages, il existe de réelles bases pour développer un « véganisme populaire » en France. Certains produits, tels que le soja (sous toutes ses formes) ou le seitan (gluten extrait du blé), sont certes récemment apparus dans nos champs ou nos assiettes, mais bien d’autres y sont présents et produits dans les différentes régions depuis des siècles. On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées : le cassoulet, le « plat du pauvre » dans le Languedoc, a longtemps été constitué de fèves sans confits d’animaux (ces derniers n’étaient incorporés qu’à de rares occasions), contrairement à aujourd’hui. Nombre de ces plats sont davantage représentatifs d’une culture populaire transmise et appropriée par de nombreuses générations que ne l’est la gastronomie française traditionnelle. Il peut s’agir du pain, dont l’histoire est à peu près aussi vieille que l’installation des premiers villages28, et plus généralement d’un ensemble de préparations typiques à base de céréales (galettes de blé noir, tourteaux) qui formaient la base de l’alimentation paysanne. Mais on peut citer aussi l’emploi des protéines végétales, qui fut bien plus avancé à des époques passées : la consommation de pois, fèves et lentilles, arrivés dans la région il y a plus de 2 000 ans, était proportionnellement plus répandue au Moyen Âge qu’aujourd’hui29. La carnisation n’a pas effacé toutes ces façons de manger : la soupe au pistou, le plat de lentilles, les galettes de céréales complètes, les graines, les jeunes pousses, les fruits à coque, les aliments lactofermentés30, la choucroute et bien d’autres demeurent. La plupart de ces aliments sont peu coûteux, moins que la viande ou les produits laitiers, et il est relativement facile de les préparer soi-même.
Nous avons donc maintenant en tête différentes formes de carnisation : aux Amériques, avec la prise de terres par et pour le bétail et la création d’un imaginaire pionnier fortement attaché à la consommation de viande ; en Afrique de l’Ouest, où elle relève à la fois de la destruction coloniale et esclavagiste des pratiques et spiritualités incompatibles avec l’exploitation intensive des animaux, et de l’économie néolibérale (« dumping » pratiquée par les firmes étrangères importatrices, et création d’un marché africain de la viande et du lait souvent soutenu par les institutions internationales). En Inde et au Sri Lanka, on voit que la carnisation est plus avancée que l’image fantasmée de « l’Inde végétarienne » ne nous le laisse penser. Mais si le régime alimentaire fut au cœur d’intenses conflits de classe et de religion, et si l’industrie carnée y a trouvé un nouveau marché à conquérir, le végétarisme a laissé un héritage conséquent. En France enfin, cela relève d’une multitude de facteurs liés à des enjeux de classe, d’urbanisation, d’imposition de l’État et de nationalisme, mais tout cela n’a pas effacé la possibilité de se nourrir autrement : au contraire, l’insoutenabilité de la production alimentaire actuelle l’a rendue d’autant plus urgente.
➤ Lire aussi | Instituer le droit à l’alimentation en France au XXIe siècle・Tanguy Martin (2021)

Renverser la carnisation : instituer des coutumes végétales conviviales
Force est de constater qu’on ne pourra pas revenir à des alimentations végétales en nous appuyant sur des héritages impérialistes ni sur le modèle extractiviste qui se perpétue dans nos assiettes. Car si l’on peut se procurer lait de coco, noix de cajou, café, chocolat, avocat, arachides et autres en abondance pour des recettes « véganes », c’est aussi parce que l’on jouit du privilège économique de manger des richesses d’ailleurs, à un prix qui ne rémunérera jamais ce qu’elles coûtent réellement. Une alimentation même exclusivement végétale qui repose sur ce type de produits ne nous intéresse pas : nous pouvons, tout comme pour les aliments carnés, « faire tout notre possible » pour les éviter. Sans perspective d’autonomie alimentaire, sans la constitution de sociétés paysannes véganes, nous n’aurons pas fait le travail de décoloniser nos assiettes, nous continuerons de manger ce qui porte la marque de l’exploitation.
Il existe en France de réelles bases pour développer un « véganisme populaire ». On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées.
Seulement voilà, trop souvent, les mouvements militants « progressistes » négligent l’importance de la tradition : surtout conservatrice, on n’y accorde donc pas d’importance (« Du passé, faisons table rase »). Pour nous, cette question est un peu plus compliquée. Nous reconnaissons la dimension sociale et le rôle d’identification collective que joue l’alimentation. Les manières de se nourrir sont vectrices d’un rapport aux autres et aux mondes non humains, et c’est précisément pour cela qu’elles nous intéressent. Nous ne voulons pas d’une révolution qui efface tout le rituel, le familier, le spécifique, mais au contraire qui le multiplie. Même si nous la critiquons, ce que nous proposons n’est pas une croisade absolue contre la tradition, mais l’instauration de nouvelles pratiques. Beaucoup des mouvements politiques qui sont parvenus à transformer des espaces ne l’ont pas fait en débattant ou en votant, mais en créant une culture matérielle au fil de la lutte, une pratique de résistance quotidienne.
Nous voulons que les luttes contre l’exploitation animale, mais aussi toutes les autres formes de luttes sociales et écologistes puissent participer à renverser le processus de carnisation en se dotant de nouvelles pratiques d’autonomie conviviales et qui ne reposent pas sur de l’exploitation animale. Par « convivialité », nous entendons non seulement qu’elles soient collectives mais surtout, au sens d’Ivan Illich31, qu’elles soient largement appropriables et accessibles, qu’elles ne soient pas contrôlées par en haut, ou encore que la production demeure suffisamment mesurée pour ne pas devenir aliénante ou écraser toutes les autres. Que faire, alors, de la tradition ? Ce terme renvoie à quelque chose de figé et d’invariable, donc nécessairement détaché de son contexte : nous lui préférons le terme de « coutumes », qui désigne ce qui s’instaure par la pratique. Les coutumes ne sont jamais exécutées à l’identique, même si elles font appel à une forme d’expérience et de transmission : elles ne peuvent pas être figées dans le marbre, tout simplement parce que la vie ne l’est pas. C’est donc une manière de créer des pratiques qui convient mieux à ce que nous voulons : des communautés de vies autonomes, en mouvement, et aussi horizontales que possible. Ces coutumes peuvent être de toutes sortes : cantines véganes, soupes populaires, récoltes et cueillettes, mais aussi éducation à la cohabitation avec les non-humains en ville, veillées en forêt, réparation des milieux de vie endommagés, célébration des naissances et des morts non humaines et autres pratiques ritualisées… Sauf qu’elles ne célébreront pas une victoire sur les mondes animaux (comme c’est le cas aujourd’hui) mais plutôt l’invention de nouveaux rapports avec eux, la fragilisation du système spéciste, le grain de sable jeté dans l’engrenage. Pour que ces coutumes adviennent, qu’elles soient fortes et vivantes, il nous faut amorcer une rupture avec le monde spéciste et carniste qui nous enferme, et faire de la question de l’autonomie alimentaire une priorité de la lutte contre l’exploitation animale.
Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer sont toustes trois issu·es de milieux politisés par un mélange de luttes écologistes, sociales et décoloniales, par des questions agricoles et par des enjeux liés aux questions animales, et inspirés par l’autonomie des mouvements sociaux, particulièrement ceux de 2018-2020. Leur livre Autonomies animales est le fruit de discussions collectives plus larges que les trois auteur·ices.
Image d’accueil : four à pain à l’ancienne, Fuerteventura, Îles Canaries, 2012. Wikimedia.

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Notes
- À ce sujet : Thomas Lepeltier, « Petite litanie des arguments anti-végétaliens », Sens-dessous, vol. 12, n° 2, 2013, p. 31-42.
- Melanie Joy est à l’origine de la définition de ce terme : Melanie Joy, Why We Love Dogs, Eat Pigs and Wear Cows. An Introduction to Carnism, Conari Press, 2010.
- On peut comprendre « végétalienne » ou « végane » ici, mais le terme serait anachronique.
- Jan Zalasiewicz et al., « Et l’os de poulet devient le symbole de l’anthropocène », The Conversation, 30 décembre 2018.
- Charles Patterson, Un éternel Treblinka, 2002, trad. Dominique Letellier, Calmann-Lévy, 2008, p. 92.
- Michael E. Smith, The Aztecs, Wiley Blackwell, 2002.
- Valérie Chansigaud, Histoire de la domestication animale, Delachaux et Niestlé, 2020, p. 126.
- L’habiter colonial est une notion développée par Malcolm Ferdinand dans Une écologie décoloniale, Seuil Anthropocène, 2019.
- À ce sujet : « La patte de la vache : récit de luttes antispécistes au Brésil », podcast Avis de tempête, épisode 7, 2022.
- En 2010, une pub australienne de KFC avait mis en scène un supporter blanc à côté d’une foule déchaînée de supporters noirs. Pour les calmer, la personne blanche sort un pot de poulet frit qu’il se met à distribuer.
- Pour en savoir davantage sur cette notion, voir le livre de Llaila Afrika, Nutricide The Nutritional Destruction of the Black Race, EWorld Inc., 2013.
- P. Zézé Béké, « Les interdits alimentaires chez les Nyabwa de Côte-d’Ivoire », Journal des Africanistes, 1989, p. 229-237.
- Selon le Centre d’information et de recherche sur les intolérances et l’hygiène alimentaires, l’intolérance au lactose se retrouve aussi dans les pays d’Asie de l’Est (90-100 %), Asie centrale (80 %), ainsi que dans des minorités en Amérique du Nord : populations ashkénazes juives (60-80 %), populations indigènes (80-100 %).
- Rapport « Breaking the rule, stretching the rules », GIFA, 16 mai 2014.
- Pour en savoir plus sur l’afrovéganisme : Syl Ko, « Qu’est-ce que le black veganism », L’Amorce, 2019.
- Un rapport récent de la FAO détaille cela : « Croissance agricole en Afrique de l’Ouest : facteurs déterminants de marché et de politique ».
- Cette sensibilité « innée » à la souffrance animale, conjuguée à un régime qui se base sur la mort ou l’exploitation d’animaux, est ce que Rob Percival appelle le « meat eating paradox ». Nous remercions Nicolas Baumard pour les informations précises qu’il nous a fournies à ce sujet et plus largement sur l’alimentation en Inde.
- Par exemple au sein du christianisme, le « vendredi maigre », jour sans viande (mais avec poisson…), est associé à la « vertu chrétienne de sobriété ».
- En 2020-2021, un gigantesque mouvement social (la « révolte des paysans ») a fédéré dix des onze syndicats agricoles principaux et jusqu’à 250 millions de grévistes qui ont bloqué les accès des villes d’Haryana et Delhi, pour lutter contre la nouvelle politique agricole nationale. Il s’agirait de la plus grande grève de l’histoire du pays.
- Marie Aline et Nicolas Santolaria, « Viande, digestif et extrême droite, bienvenue dans la mangeosphère », Le Monde, 29 janvier 2022.
- Eric Hobsbawm, L’Invention de la tradition, trad. Christine Vivier, Éditions Amsterdam, 2006.
- Dans La République et le cochon (Seuil,2013), Pierre Birnbaum explique que le cochon serait un marqueur identitaire de la nation française « célébré par les représentants de la nation les plus divers comme un emblème qui unifie les manières de faire, de sentir, de se réjouir de tous les citoyens » (p. 25). Ainsi, le « retour en force du cochon » dans des banquets sert aujourd’hui de « réaffirmation identitaire » contre la présence du halal ou du casher.
- Au niveau européen, 252 millions d’euros de fonds publics ont été dépensés entre 2016 et 2020 pour financer à hauteur de 80 % les publicités des plus grands acteurs des filières viande et lait.
- Merci à Damien Darcis pour son travail d’enquête et de synthèse sur la question : Pour une écologie libertaire, Eterotopia, 2021.
- En France, on estime que 70 % des terres agricoles sont consacrées au bétail, et parmi celles-ci, au moins la moitié serait cultivable en l’état pour la production de fruits, légumes, grandes cultures et céréales. C’est sans compter le fait qu’une large partie des céréales fourragères est importée : l’occupation réelle des terres et la déforestation engendrées par l’élevage français s’étendent donc au-delà des chiffres annoncés.
- D’ailleurs, les intolérances au lactose sont bien plus fréquentes chez les personnes originaires du sud de la France (65 %) que du nord (17 %), selon une étude du CIRIHA.
- Spécialité basque à base de tomates et de piment.
- Adam Maurizio, Histoire de l’alimentation végétale, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, Ulmer, 2019.
- Ibid.
- La lactofermentation est obtenue par fermentation des légumes dans une eau de saumure, sans intrant animal.
- La Convivialité d’Ivan Illich (Seuil, 1973) propose une critique de la technique qui peut aussi guider des pratiques alimentaires.
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22.11.2025 à 11:05
Quand le néolibéralisme enfante le néofascisme : aux sources d’une révolution idéologique
Dans son livre “Hayek’s Bastards”, l’historien Quinn Slobodian retrace le processus de radicalisation du projet néolibéral à base de théories suprémacistes visant à neutraliser tout ce qui menace l’ordre capitaliste, les privilèges de l’homme blanc et la civilisation occidentale. Cela vous rappelle l’extrême droite ? Vous avez raison. Analyse.
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Texte intégral (10408 mots)

À propos du livre de Quinn Slobodian, Hayek’s Bastards. Race, Gold, IQ, and the Capitalisme of the Far Right, paru en 2025 aux éditions Zone Books dans la collection « Near futures » (pas encore traduit en français).
Javier Milei avec sa tronçonneuse ? Une provocation. Le salut nazi d’Elon Musk ? Un geste mal contrôlé dû à un débordement d’enthousiasme. Depuis quelques années, le néofascisme en images et au pouvoir est encore trop souvent assimilé à des « dérapages ». À rebours de ce déni ou relativisation d’une révolution idéologique en cours, il est nécessaire d’inscrire ces gestes et discours dans une tradition qui prend ses sources au sein même de la mouvance néolibérale. En réponse aux différentes luttes des années 1960-1970, elle entreprit de réhabiliter la race et la thèse de l’inégalité entre les groupes humains pour contrer ce que l’économiste Murray Rothbard appelait la « prémisse de l’égalité ».
C’est l’histoire intellectuelle de cette branche libertarienne du néolibéralisme que l’historien canadien Quinn Slobodian s’attache à reconstruire dans son livre Hayek’s Bastards. Il montre ainsi que le retour en force d’une extrême droite populiste ne signe pas la fin du néolibéralisme mais sa mutation en une forme plus ouvertement racialiste et anti-démocratique : un néofascisme.
Avec Hayek’s Bastards, Quinn Slobodian poursuit son enquête sur les sources et métamorphoses du néolibéralisme, qui ont déjà donné lieu à deux livres. Dans Les Globalistes, il s’agissait de montrer comment, au lendemain de la Grande Guerre et de la fin de l’Empire des Habsbourg, la naissance du projet néolibéral entendait restaurer les conditions du libre-marché en imaginant un monde fonctionnant sur un double régime de gouvernement : celui des hommes, à l’échelle des États-nations ; et celui du libre marché capitaliste, exigeant au contraire une échelle globale débarrassée de toute barrière douanière1. Dans cet ouvrage, c’était par conséquent l’histoire intellectuelle de la globalisation que nous racontait l’historien, qui s’arrêtait alors au début des années 1990 où l’achèvement de l’ordre économique mondial allait pair avec la naissance de l’alter-mondialisme. Dans Le capitalisme de l’apocalypse, son ouvrage suivant, c’est une histoire sensiblement différente que Slobodian proposait de mettre au jour : pas tant le rejet de la globalisation et de l’importance des États que l’émergence, au sein même de cette galaxie où des néolibéraux comme Friedman ou Thatcher côtoient des libertariens, d’un modèle connexe : celui de la zone économique spéciale ou de la « zonification », entendue comme stratégie visant à échapper à tout contrôle démocratique pour mettre en place les règles les plus favorables aux marchés capitalistes2.

C’est cette attention portée aux hybridations contemporaines du néolibéralisme qui motive l’enquête menée dans Hayek’s Bastards, où l’auteur s’attache cette fois à ce populisme d’extrême droite qu’incarnent des figures comme Trump, Milei ou Orban, à qui il convient d’adjoindre l’ensemble des entrepreneurs et idéologues de la Silicon Valley, de Musk à Peter Thiel, Nick Land ou Curtis Yarvin pour ne citer que les plus connus. À travers cet ouvrage, c’est donc en s’inscrivant dans l’actualité la plus inquiétante – celle de l’émergence d’un néo-fascisme – que Slobodian se propose d’ausculter les métamorphoses contemporaines du néolibéralisme en s’intéressant de près à ceux qui se présentent comme les héritiers de Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek. Les Hayek’s Bastards – titre choisi en référence à l’ouvrage Voltaire’s Bastards3 -, renvoient à l’ensemble protéiforme des figures qui, de Murray Rothbard, Charles Murray ou James Buchanan jusqu’aux fondateurs de l’AfD (Alternativ für Deutschland), revendiquent cette paternité des théories de Hayek ou von Mises, tout en assumant bien plus ouvertement que leurs ancêtres leur portée raciste et anti-démocratique. En exhumant les textes, périodiques et archives de l’ensemble des figures qui, depuis les années 1970, peuplent le réseau des think tank néolibéraux (Société du Mont Pèlerin, Cato Institute, Ludwig von Mises Institute, etc.), ce sont ainsi les sources intellectuelles de l’extrême droite contemporaine que Slobodian entreprend de reconstituer en montrant comment, loin d’être étrangères au projet néolibéral, elles n’ont au contraire d’autre fin que de le sauver en assurant les conditions de la domination capitaliste.
Si la tendance est plutôt aujourd’hui à considérer que le trumpisme signe la fin du néolibéralisme4, c’est donc une tout autre lecture que livre Slobodian : celle d’une métamorphose ou d’une mue populiste et racialiste devant moins se comprendre comme le résultat d’un « backlash » contre la globalisation néolibérale que comme une nouvelle offensive ou un « frontlash » (p. 10) visant à neutraliser tout ce qui vient mettre en péril l’ordre capitaliste et les privilèges de l’homme blanc et de la civilisation occidentale. Ainsi, pour l’historien, le vrai tournant ne date pas d’hier. Il est à rattacher aux différentes luttes de la New Left ayant émergé au cours des années 1960 (de l’anti-colonialisme au féminisme et à l’écologie) et la manière dont elles ont conduit les intellectuels néolibéraux à redéfinir leur cible autant que leur propre stratégie.
Pour Slobodian, le néolibéralisme n’est donc pas mort. Il s’est transformé, en même temps que l’ennemi et les revendications d’égalité changeaient de forme, et c’est à l’aune de ce néolibéralisme « mutant » (p. 69) qu’il convient pour l’auteur d’éclairer les ressorts les plus profonds du populisme d’extrême droite contemporain. Si, face aux révoltes des années 1960, le néolibéralisme avait pu prendre une forme « progressiste » (pour reprendre ce terme à Nancy Fraser qui désignait ainsi la récupération des revendications d’égalité issues des minorités, mais vidées de toute leur portée politique à partir des années 19905), c’est donc une tout autre stratégie qui se trouve ici explorée : celle, non pas de la récupération, mais de l’attaque la plus frontale visant à récuser dans ses prémisses mêmes toute exigence égalitaire. Au sein de ce que Slobodian appelle la « guerre civile néolibérale » qui divise les différentes factions du néolibéralisme, l’enquête menée dans cet ouvrage porte donc sur la branche la plus à droite, celle de l’« anarcho-capitalisme » ou du « paléo-libertariannisme », dont l’auteur montre qu’elle se cristallise dans ce que ses protagonistes ont appelé un « nouveau fusionnisme » (new fusionnism).
Enquête sur le « nouveau fusionnisme »
À travers cette généalogie renouvelée du néolibéralisme contemporain ou de ce qu’on pourrait encore appeler le nouvel esprit du néolibéralisme, les années 1960-70 se présentent comme un véritable tournant. Ces décennies ouvrent une séquence historique à partir de laquelle Slobodian identifie deux « fusionnismes » : d’une part la fusion, dès les années 1960, des néolibéraux et des néoconservateurs6, et d’autre part ce que l’auteur rattache au « nouveau fusionnisme » (new fusionnism) des années 1990 qui, faisant cette fois alliance avec les sciences dures et en particulier les soi-disant « sciences de la race », entend à présent conférer des fondements scientifiques à l’affirmation de l’inégalité entre les races et entre les genres.
C’est ce « nouveau fusionnisme » qui forme l’objet central de cette enquête qui, en revenant à une multitude de figures peu connues hors des réseaux néolibéraux, se propose de reconstruire les sources de l’extrême droite contemporaine et de ce qu’on pourrait, en s’inspirant de Michel Foucault, appeler son propre « champ d’adversité » tel qu’il se cristallise dans la lutte contre les revendications d’égalité (sans oublier le mouvement écologique), en vue de sauver les fondations du marché capitaliste. Loin de toute réduction culturaliste ou identitaire du phénomène de l’extrême droite, c’est donc ici le capitalisme qui forme la véritable toile de fond d’un populisme dont le principal enjeu n’est autre, comme il l’était pour les pères fondateurs du néolibéralisme, que de garantir les conditions extra-économiques nécessaires aux diverses formes de domination dont se soutient le libre-marché. La grande nouveauté, et jusqu’à un certain point au moins la torsion par rapport aux théories de von Mises ou de Hayek, tient donc au fait de prétendre fonder scientifiquement et « en nature » la supériorité de la civilisation occidentale et de l’homme blanc autant que celle de l’homme sur la femme. C’est cette dimension ouvertement racialiste et anti-féministe qui forme l’essentiel de l’ouvrage (chap. 1-4).
Comme tous les livres de Slobodian, Hayek’s Bastards se lit moins comme un ouvrage académique classique que comme un récit où les théorisations se dégagent d’une analyse critique de celles qu’entendent eux-mêmes élaborer ses protagonistes. Plutôt que de reconstituer dans son détail cette nouvelle généalogie, je me concentrerai principalement sur ce qui occupe le cœur de l’enquête : le tournant pseudo-scientifique ou ce qu’on pourrait encore appeler le tournant naturaliste de la branche libertarienne des néolibéraux tel qu’il se définit par sa visée anti-égalitariste, ou la condamnation de la « prémisse de l’égalité » (Equality Premise) comme une « révolte contre la nature » pour reprendre les termes de Rothbard.

La stratégie racialiste : combattre la « prémisse de l’égalité »
Comme le souligne à différentes reprises Slobodian, la dimension raciste est déjà plus que latente dans la pensée de Hayek et de von Mises. Tous deux défendaient la supériorité culturelle de la civilisation occidentale – notamment dans Le socialisme et L’action humaine de von Mises, comme plus tard Röpke qui, dans sa défense de l’apartheid en Afrique du Sud, n’hésitait pas à fonder sur des considérations raciales. C’est donc d’une reprise de cette argumentation de type racialiste à partir de Rothbard, Hoppe, Murray ou une figure comme Rockwell que découle ce nouveau fusionnisme que Rothbard proposera en 1992 d’appeler un « populisme de droite » ou un « paléo-populisme », et d’autres (comme Paul Gottfried et Richard Spencer) une « alt-right » à partir de 2008. À travers ces diverses expressions, il s’agit plus exactement d’inverser ce que Rothbard lui-même désignait comme le « modèle de Hayek » consistant à « convertir les élites intellectuelles », en s’attachant au contraire à construire un noyau dur d’intellectuels en vue de « mobiliser les masses populaires contre les élites » ou ce que cet auteur propose encore d’appeler « l’Établissement » (the Establishment). Ce qui permet à Slobodian de montrer que :
La stratégie de Rothbard a renversé le néolibéralisme hayekien. Depuis les années 1930, on partait du principe que les masses avaient naturellement tendance à privilégier la redistribution et le socialisme, et qu’il fallait donc mettre en place un système étatique rigoureux pour les contenir. Cette philosophie s’adressait aux élites, car ce sont elles qui concevaient, ajustaient et appliquaient les règles contraignantes qui empêchaient la législation démocratique de faire dérailler les lois protégeant la propriété privée et la libre concurrence. Rothbard entendait inverser la dynamique : utiliser les masses pour priver les élites de leur pouvoir. Son revirement reposait sur une idée simple : les masses ne penchaient plus en faveur du socialisme. (p. 57-58)
Or ce que montre l’historien, c’est que cette stratégie populiste et racialiste peut en réalité se lire comme le produit d’un « schisme » ou d’une « fission » (p. 398) au sein du mouvement néolibéral, lequel s’est opéré en réponse aux défis de la New Left et du mouvement pour les droits civiques et dont ont résulté deux stratégies antinomiques. D’un côté, une voie culturaliste portée par l’École autrichienne et qui entend reprendre à Hayek l’importance majeure accordée à l’environnement et à la culture en vue de penser la « construction sociale de la réalité ». Et de l’autre, une stratégie biologique ou scientiste qui, portée par Rothbard, Rockwell et Hoppe, a d’emblée consisté à dénoncer ce « tournant herméneutique » du mouvement néolibéral (au motif de son « nihilisme », son « relativisme » et son « déconstructionnisme ») pour, au contraire, poser la nécessité de repartir de considérations plus directement biologiques.
L’idée est donc de récuser l’ensemble des prémisses de la New Left (égalité, perfectibilité humaine grâce aux aides et interventions de l’État, rôle central des institutions et des environnements) en vue de fonder sur le plan de la biologie – ou sur « le roc de la biologie » – les différences de capacité qui distinguent les groupes et populations. C’est là le cœur du « manifeste paléo-libertarien de Rockwell7, comme de la position portée par la multitude de publications et de think tanks explorés par Slobodian : les revues Rothbard-Rockwell Report, Mankind Quarterly, Chronicles ou American Renaissance, les Cato Institute, Ludwig von Mises Institute, Hoover Institut ou encore l’Institute of Economic Affairs ou l’Atlas Network, tous deux fondés par Anthony Fisher, dont l’auteur rappelle ici l’étroite proximité avec Margareth Thatcher et son gouvernement.
Pour Slobodian, la dimension raciste est déjà plus que latente dans la pensée de Hayek et de von Mises.
Tout l’intérêt de l’enquête menée par l’auteur tient ainsi au fait de montrer la manière donc cette reprise pseudo-scientifique de la question raciale telle qu’elle a pu être traitée du 19ème siècle jusqu’à l’avènement du national-socialisme dans les années 1930 s’accompagne d’une obsession pour le « capital humain »8 et pour la question du quotient intellectuel (QI)9. À travers ce que Slobodian propose ironiquement d’appeler le Volkcapital et le « racisme QI », c’est donc la face la plus actuelle de ce nouveau fusionnisme qui se fait jour : l’affirmation non seulement que le non-respect des différences entre les êtres humains met en péril la qualité du « capital humain » d’une nation, mais que cela se trouve corroboré par les neurosciences et la génétique. L’instauration de « frontières dures » et le refus de l’immigration se présente par conséquent comme l’autre face d’un projet visant à restaurer ce qu’un nationaliste blanc comme Wilmot Robertson a lui-même appelé un « ethno-État »10, et ce que Slobodian nomme consécutivement une « ethno-économie » (titre du chapitre 3). Parvenu à ce point, on comprend qu’il ne s’agit en réalité pas tant de récuser l’importance de la culture et de l’environnement que de l’articuler à un fondement supposément biologique, en vue de mettre en évidence la centralité du « metamarket » en vue d’assurer une cohérence ethnique et culturelle.
➤ Lire aussi | Quand le capitalisme fait sécession・Haud Guéguen (2024)
« Racisme QI » et ségrégation
L’enquête généalogique sur les sources de l’extrême droite contemporaine permet ainsi de mettre au jour une tradition qui, longtemps restée mal connue, se trouve aujourd’hui sur le devant de la scène. Slobodian en exhume les grands jalons théoriques et les sources littéraires, montrant l’importance du roman de Jean Raspail, Le camp des saints (1973) qui, sous la forme d’une dystopie, mettait en scène la submersion de la culture occidentale sous le poids de l’immigration et qui fut une référence centrale de ce nouveau fusionnisme jusqu’à Steeve Bannon. Il souligne également le rôle de la Silicon Valley et de l’Université de Stanford dans cette histoire, en pointant la manière dont la préoccupation du « système de Palo Alto » pour le développement humain a flirté depuis ses débuts avec les « sciences de la race ».

S’appuyant sur l’ouvrage Palo Alto : A History of California, Capitalism, and the World11, Slobodian attire plus particulièrement l’attention sur les partisans d’un « racisme QI » prétendant pouvoir se fonder sur les neurosciences pour asseoir la supériorité de certaines « races » (caucasienne mais aussi juives ashkénazes ou asiatiques) sur d’autres (au premier rang desquelles les Noirs). Ce qui définit le projet de l’ensemble de ces différents protagonistes, c’est donc chaque fois la conviction que le sauvetage de la civilisation occidentale – par quoi, à la suite des premiers néolibéraux, il faut avant tout entendre le sauvetage du capitalisme – ne saurait s’opérer sans une politique radicale de ségrégation entre ce que Slobodian propose d’appeler des « neurocastes ».
L’idée est la suivante : les races étant par nature dotées de compétences et de capacités inégales, ce sont l’ensemble des politiques d’intégration, de reconnaissance et de redistribution qu’il s’agit de combattre, en partant du principe que si le « capital humain » forme bien l’essentiel de l’économie, ce dernier ne saurait s’envisager sans intégrer ces différences raciales et donc sans en tirer toutes les conséquences en termes d’organisation spatiale et politique. Il s’agit d’un projet dont Slobodian montre qu’il fut porté par les cercles tory et par Margaret Thatcher elle-même en vue de récuser les politiques d’intégration suite aux révoltes de 1968.
Renforcement des frontières et libre circulation du capital
Mais si ce « nouveau fusionnisme » se définit principalement par cette exigence communautariste et ségrégative et par ce qu’elle implique de frontières et de différences « dures », l’auteur insiste aussi dans le dernier chapitre sur une autre de ses caractéristiques centrales : la constitution de l’or comme seul étalon véritablement fiable et intemporel, car « naturel », de la valeur monétaire. Il s’agit de mettre l’accent sur un autre aspect de ce prétendu « tournant vers la nature », lequel passe cette fois par une critique de la sortie, en 1971, du système de Bretton Woods par les États-Unis et ce que cela implique pour les États de perte d’autonomie en ce qui concerne la gestion de leur propre système monétaire.
Comme la race et le QI, l’étalon-or se présente par conséquent comme une supposée garantie naturelle de la valeur, que celle-ci se situe au plan de la nature humaine ou qu’elle se situe au plan plus directement économique et monétaire. Et ce que montre de manière particulièrement intéressante Slobodian, c’est que si cette défense de l’or dans les factions libertariennes du néolibéralisme a au départ émergé aux États-Unis, elle se trouve également à l’impulsion même de l’AfD allemand dont le point de départ, en 2013, ne fut autre que la crise de la zone euro, et dont l’auto-financement s’est initialement opéré sur la base d’une vente d’or en ligne grâce aux réserves d’or détenues par l’un de ses tous premiers soutiens : August von Finck, dont le père était le propriétaire de l’une des banques les plus importantes sous l’Allemagne nazie. À travers cette enquête consacrée à l’étalon-or, ce n’est donc pas seulement un symptôme supplémentaire de ce « tournant vers la nature » propre au « nouveau fusionnisme » qui se trouve mis au jour.
Comme dans le cas du retour au discours de la race, porté par le mouvement « paléo » qui a précédé et conditionné la naissance de l’AfD, c’est aussi une poursuite du projet néolibéral. C’est pour cette raison que la défense de l’or, comme le projet de ségrégation raciale, ne visent pas en réalité pas tant à rompre avec la globalisation qu’à la restreindre à la libre circulation des capitaux. Ou pour le dire avec l’auteur :
Bien que les paléos rejettent le slogan de « frontières ouvertes », ils offrent, par définition, une idéologie des frontières ouvertes pour l’or. La nation se niche dans un globe doré où les métaux précieux circulent librement. Loin de rejeter la mondialisation, leur vision l’approfondit, soumettant l’action de l’État à l’audit continu des détenteurs d’actifs capables de se déplacer. (p. 162)
Il vaut la peine de s’arrêter sur point, dans la mesure où ce que Slobodian entend ici interroger, ce sont au fond les métamorphoses mêmes du « globalisme » dont il avait proposé de faire la pierre angulaire du projet néolibéral tel qu’il s’est construit autour de von Mises dans les ruines de l’empire austro-hongrois. Ce qu’il entend affirmer dans cet ouvrage avec force, c’est donc le fait que l’extrême droite contemporaine et l’abandon du multilatéralisme – qui, après 1945, s’était mis en place sous la houlette des Etats-Unis – ne signifie pas pour autant la fin du globalisme ou de l’ambition mondiale du capitalisme. Il ne s’agit donc en aucun cas de considérer que le projet globaliste des premiers théoriciens néolibéraux demeurerait inchangé malgré le retour des droits de douane et de la réorganisation du commerce autour de relations bilatérales plutôt que de grands traités multilatéraux. La perspective adoptée par Slobodian se présente à cet égard comme étant bien moins doctrinale que stratégique, et elle rejoint en ce sens celle que nous avions nous-mêmes défendue dans Le choix de la guerre civile12 : ce qu’il s’agit d’analyser à travers les mutations historiques du néolibéralisme depuis désormais un siècle, ce sont aussi bien les transformations de ses ennemis que de ses propres stratégies économiques en vue de favoriser au maximum les intérêts capitalistes. Et de ce point de vue, c’est donc bien le capitalisme comme système-monde qui représente le véritable point d’orgue à partir duquel analyser l’évolution même du projet néolibéral dans sa propre visée globaliste et anti-démocratique.
➤ Lire aussi | Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ?・Alessandro Stanziani (2025)

Néolibéralisme tardif et fascisme tardif
En donnant à voir une mutation plutôt qu’un abandon du globalisme, cet ouvrage permet de couper court à l’idée, on l’a déjà dit, que le néolibéralisme serait derrière nous. Mais il permet également de couper court à cette autre idée, tout aussi répandue, selon laquelle il conviendrait en réalité de distinguer entre un premier néolibéralisme (ou un « bon néolibéralisme ») globaliste, ouvert et compatible avec la démocratie qui serait celui des pères fondateurs, et une dérive de ce néolibéralisme qui, par son caractère raciste, « illibéral », nationaliste et anti-démocrate, serait bien plutôt à interpréter comme une sortie du néolibéralisme. De ce point de vue, Hayek’s Bastards est en effet très clair : s’il y a, en ce qui concerne la question des différentes cultures et son lien avec le problème de l’évolution, des tensions irrésolues chez Hayek, c’est néanmoins en tirant un fil bien présent chez cet auteur – comme, de manière encore plus claire, chez von Mises et Röpke – que ce « nouveau fusionnisme » néolibéral s’est lui-même élaboré, ce fil n’étant autre (outre leur méfiance radicale à l’égard de la démocratie) que l’assertion racialiste d’une supériorité de la civilisation et de la « race » occidentales dans leur capacité même à avoir su donner naissance à ce système de libre concurrence que constitue le capitalisme.
La grille de lecture ici proposée – celle d’un « néolibéralisme mutant » plutôt que d’une sortie du néolibéralisme ou d’un post-néolibéralisme – est donc particulièrement éclairante, et elle permet notamment de comprendre en quel sens une figure politique apparemment aussi excentrique que Javier Milei peut sans contradiction se présenter tout autant comme un héritier de von Mises et Hayek que du libertariannisme de Rothbard. Car ce que met en évidence l’analyse de cette mutation, c’est au fond une radicalisation du projet néolibéral qui est de maintenir les conditions propres au fonctionnement du capitalisme, et cela en récusant tout autant l’idée normative de l’égalité que celle de la souveraineté populaire ou de la démocratie entendue en son sens fort. Une radicalisation, d’abord parce que cela passe désormais très explicitement par ce qui demeurait à l’arrière-plan chez les premiers théoriciens néolibéraux, à savoir la pleine assomption d’une théorie des races et de leurs inégalités qui, remise au goût du jour, parle à présent le langage du QI, de la génétique et du capital humain. Mais aussi dans la mesure où, dans le sillage de Murray Rothbard, cela implique désormais une politique de ségrégation qui, déjà saluée en son temps par Röpke concernant l’Afrique du Sud, se trouve désormais constituée en principe premier d’organisation sociale.
Ce que met en évidence l’analyse d’un « néolibéralisme mutant », c’est la radicalisation du projet néolibéral, qui est de maintenir les conditions propres au fonctionnement du capitalisme.
Si, dans Le capitalisme de l’apocalypse, Slobodian invitait à regarder les mutations contemporaines du capitalisme à partir de la « zone économique spéciale », c’est cette fois à partir de ces autres formes de « zone » auxquelles donne lieu le projet de ségrégation qu’il invite à ausculter les mutations contemporaines du néolibéralisme. En ce sens, on comprend que ces deux ouvrages doivent être lus en parallèle, car ils donnent à voir deux stratégies moins antinomiques que complémentaires : chaque fois, la zone se présente comme une stratégie de neutralisation de toute contrainte démocratique, et chaque fois, Slobodian insiste également sur le fait qu’il s’agit de stratégies elles-mêmes étroitement liées au diagnostic non seulement d’une crise, mais d’une « apocalypse » ou d’un « désastre » imminent dont la catastrophe écologique forme le point d’orgue. C’est là que l’ouvrage de Slobodian rejoint Alberto Toscano et l’idée, développée dans Le fascisme tardif13, selon laquelle le néo-fascisme contemporain ne saurait se comprendre indépendamment de ce contexte de catastrophe, et la façon dont ce dernier l’interprète lui-même dans des termes aussi bien survivalistes que millénaristes.

Le nouveau fusionnisme, que Slobodian désigne à l’occasion dans cet ouvrage le « néolibéralisme tardif », n’est donc en aucun cas étranger à ce qui se trouve aujourd’hui présenté comme un « néofascisme » par nombre de commentateurs de gauche, le dernier étant bien plutôt à comprendre comme le produit même du premier, d’une façon qui invite d’ailleurs à relire toute l’histoire du néolibéralisme à l’aune de ses propres relations (qui sans être d’identité, ne sont certainement pas d’antagonisme) au fascisme.
Quelles conséquences et quelles leçons faut-il alors en tirer pour toutes celles et ceux (écologistes, féministes, anti-racistes, anti-coloniaux et anti-capitalistes) qui, depuis les années 1960-70 et les luttes de la New Left, représentent les cibles mêmes de ce « nouveau fusionnisme » ? De toute évidence, le fait même que c’est précisément parce que ces révoltes mettent en danger le fonctionnement du capitalisme et de sa loi qui est celle de l’exploitation de l’ensemble des vivants, qu’elles se trouvent constituées en cibles de premier plan et qu’il convient par conséquent de les unir dans une commune coalition. À cet égard, c’est donc une leçon déjà assez ancienne qu’il s’agit de reprendre, et qui est par exemple celle qu’un auteur comme Herbert Marcuse avait parfaitement su tirer dès la fin des sixties en réponse à la « contre-révolution préventive14 » du capitalisme qu’il voyait se déployer à l’échelle globale, et dont allait résulter le nouvel ordre néolibéral.
À l’heure de la catastrophe climatique, d’un retour particulièrement violent et ouvert des entreprises coloniales, du technofascisme de la Silicon Valley et de l’extrême-droitisation des esprits, l’ouvrage de Slobodian se présente donc comme une alerte : l’égalité et la démocratie sont très précisément ce qu’entendent détruire à la racine les « nouveaux fusionnistes » et leurs héritiers contemporains. La globalisation reste plus que jamais à l’ordre du jour, mais elle ne vaut que pour les marchandises et les capitaux, se voulant désormais débarrassée des contraintes du multilatéralisme ; et la nature qu’il s’agit pour eux de défendre est tout sauf la Terre et ses écosystèmes, mais un principe essentialiste mythifié, aveugle aux rapports sociaux de domination autant qu’à l’histoire. Pour les lectrices et lecteurs de Terrestres, tout cela n’est certes pas une découverte. Mais comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, cela permet de mieux comprendre les « racines de l’extrême droite » contemporaine, et ce contre quoi il s’agit aujourd’hui de lutter.
➤ Lire aussi | La violence (à l’ère) du néolibéralisme・Robin Mercier (2018)

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Notes
- Q. Slobodian, Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, trad. de l’anglais par C. Le Roy, Paris, Seuil, 2022.
- Q. Slobodian, Le capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, trad. de l’anglais par C. Le Roy, Paris, Seuil, 2025.
- J. R. Saul, Voltaire’s Bastard. The Dictatorship of Reason in the West, New York, Vintage Books, 2013.
- Voir par exemple A. Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), Paris, Flammarion, 2025. Pour une analyse plus précise de son diagnostic sur le présent, voir A. Stanziani, « Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ? », Terrestres, 7 novembre 2025.
- N. Fraser, « Progressive Neoliberalism versus Reactionary Populism: A Hobson’s Choice », dans Heinrich Geiselberger (dir.), The Great Regression, Cambridge, Polity, 2017.
- W. Brown, « Le cauchemar américain : le néoconservatisme, le néolibéralisme et la dé-démocratisation des États-Unis », Raisons politiques, 28/4, p. 67-89, 2007 ; M. Cooper, Family Values. Between Neoliberalism and the New Social Conservatism, New York, Zone Books, 2017.
- L. H. Rockwell, « The Case for Paleo-Libertarianism », Liberty, n° 3, (January 1990), p. 34-38.
- À partir en particulier d’une figure comme Peter Brimelow, auteur de l’ouvrage Alien Nation paru en 1995 : P. Brimelow, Alien Nation. Common Sense about America’s Immigration Disastern New York, Random House, 1995.
- À partir de l’ouvrage de Charles Murray et Richard Herrnstein, The Bell Curve en 1994 : R. J. Herrnstein, C. Murray, The Bell Curve. Intelligence and Class Structure in American Life, New York, Free Press, 1994.
- W. Robertson, The Ethnostate, Cape Canaveral, FL : Howard Allen, 1993.
- M. Harris, Palo Alto : A History of California, Capitalism, and the World, New York, Little Brown, 2023. Sur la Silicon Valley et l’Université Stanford comme terreau de l’extrême droite contemporaine, voir aussi S. Laurent, La Contre-révolution californienne, Paris, Seuil, 2025.
- P. Dardot, H. Guéguen, C. Laval et P. Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021.
- A. Toscano, Le fascisme tardif. Généalogie des extrêmes droites contemporaines, trad. de l’anglais par A. Savona, Bordeaux, La Tempête, 2025. Concernant cette question, voir aussi N. Klein, A. Taylor, « La montée du fascisme de la fin des temps », Terrestres, juillet 2025.
- H. Marcuse, Contre-révolution et révoltes, trad. de l’anglais par D. Coste, Paris, Seuil, 1973.
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05.11.2025 à 09:45
Lutter contre le colonialisme intérieur auprès des peuples déforestés d’Amazonie
En 2017, la journaliste Eliane Brum quitte São Paulo pour s’installer dans une ville sinistrée au cœur de l’Amazonie. Objectif : raconter de l’intérieur les ravages d’un barrage monstrueux qui étrangle le fleuve et ruine la vie des autochtones. Résultat : « Banzeiro Òkòtó », un livre puissant qui fait du nordeste brésilien le centre de nos mondes effondrés.
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Texte intégral (11113 mots)

À propos de Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde d’Eliane Brum, traduit du portugais par Marine Duval et paru aux Éditions du sous-sol en 2024.
En 2017, Eliane Brum, reporter, activiste et écrivaine, quitte São Paulo, la plus grande métropole d’Amérique latine, et s’établit à Altamira, commune de l’État du Pará, au nord du Brésil, en pleine Amazonie. Cherchant un logement où s’établir, elle découvre un centre urbain tout de béton, mu par la haine de la nature. Espérant un logement avec jardin, on ne lui propose que des appartements dont les parcelles ont été défrichées et dont les bailleurs annoncent fièrement qu’elles ont été « nettoyées » de leurs arbres fruitiers. Au cœur de la ville et au bord du fleuve Xingu dominent les résidences sécurisées, souvent détenues par des propriétaires liés à la déforestation : une option de logement impossible pour une reporter travaillant sur ce sujet. Plus loin du centre apparaissent des lotissements précaires et des habitations sur pilotis le long de cours d’eau pollués, exposés aux crues. C’est dans ce type de logement que vivent les populations déplacées de force après la construction du barrage de Belo Monte (2010-2015), surnommé ironiquement Belo Monstro, le « beau monstre ». Comment ces populations se sont-elles retrouvées là ?
Le barrage de Belo Monte et ses déplacé·es
Quatrième plus grand barrage au monde1, Belo Monte se tient au bord du fleuve amazonien Xingu, le plus grand affluent de l’Amazone, lui-même fleuve le plus puissant au monde. D’une longueur de près de 2000 km et possédant un bassin versant de la taille de la France, le Xingu abrite 600 espèces de poissons, dont 10% sont endémiques. Quelques 25 000 personnes en dépendent pour leur subsistance.
Le projet hydroélectrique s’inscrit dans le cadre d’une stratégie nationale de développement des infrastructures2. Le début des années 2000 est marqué par des investissements massifs dans les énergies, suite à une série de grandes coupures d’électricité dans le Sud-Est et le Centre du Brésil où se trouvent respectivement les grandes métropoles et la capitale, plongées dans le noir pendant plusieurs heures. Avec une capacité installée de 11,2 gigawatts, le barrage de Belo Monte promet d’alimenter des millions de personnes en électricité et de répondre aux besoins énergétiques croissants.
Conçu sous la dictature (1964-1985), le projet de méga-barrage est présenté pour la première fois en 1989 par le gouvernement de droite de José Sarney. Il suscite une forte opposition de la gauche, des communautés indigènes et de la société civile, et est abandonné. Repris sous le gouvernement centriste de Fernando Henrique Cardoso, il est bloqué par le ministère public fédéral qui dénonce de nombreuses irrégularités sur le plan environnemental. Suite à l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva en 2003, les communautés indigènes du Xingu ainsi que les mouvements sociaux célèbrent ce qu’ils croient marquer l’enterrement définitif du projet. Pourtant, Lula remet le projet à l’ordre du jour et obtient rapidement la levée des interdictions fédérales. Celui qui s’était autrefois fortement opposé à la proposition, promet d’éviter les écueils et destructions environnementales causés par les grands barrages amazoniens mis en œuvre sous la dictature3.

Dans sa version initiale, le projet prévoyait l’inondation de 20 000 hectares de terres (équivalant à la superficie de la ville de Chicago), désastre pour les communautés locales autant que pour la forêt. Lula propose de diminuer de 75% la surface inondée. La réduction est toutefois «compensée » par la construction d’un canal artificiel de déviation du fleuve. Le canal dérive 70% du débit de la Volta Grande do Xingu – une section du fleuve de 130 km et une des régions d’Amazonie détenant la plus grande biodiversité. Combinée à la saison sèche, cette déviation absorbe plus de 80% des eaux. Cela entraîne une réduction considérable des populations de poissons, menaçant certaines espèces endémiques4, ôtant au passage leurs moyens de subsistance à des milliers de personnes vivant au bord du fleuve. La pêche devient impossible et la vente de la production agricole compromise, le fleuve devenant impropre à la navigation. À ce tableau s’ajoute la déforestation qui atteint des records dans les quatre terres indigènes situées autour de Volta Grande do Xingu5, représentant 61% de la déforestation totale des terres indigènes de l’Amazonie légale6.
Le barrage a contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer.
Les effets environnementaux du complexe hydroélectrique s’étendent bien au-delà des terres inondées. Entre les déplacements forcés des populations vivant sur les sites du chantier – fortement ramifié sur le territoire, avec deux grands réservoirs, deux centrales, un canal artificiel de déviation, sept barrages annexes et dix-huit méga-turbines —, ceux liés à la modification des écosystèmes et à la perte subséquente des sources de revenus, ceux dus à l’invasion illégale des terres, conséquence de l’afflux massif de nouveaux arrivants non autochtones dans la région, le barrage contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer7.
Parmi celles-ci, environ 20 000 ont été réinstallées par Norte Energia, l’entreprise concessionnaire, dans des Relogements urbains collectifs (RUC)8. Des riverains, pour la plupart pêcheurs ou pratiquant une agriculture de subsistance, se retrouvent alors en ville, sans ressources.Relogés dans des appartements exigus, parfois dépourvus de fenêtres, ils font face à des problèmes d’insalubrité liés à la précarité des systèmes de traitement des eaux dans une Altamira dont la population croît rapidement avec le lancement du chantier. Certains survivent grâce aux compensations versées par le concessionnaire9, d’autres, de donations ou d’emplois informels divers, souvent insuffisants pour couvrir leurs factures. Ceux qui vivaient entre deux mondes, le fleuve et la forêt, ne parviennent pas à « habiter » ces nouveaux foyers au sens fort du terme. Privés de la nature et réduits désormais au territoire de leurs corps, ils demeurent, en ville, exposés à la pollution des eaux au mercure et à des sols contaminés par les pesticides. Une véritable double peine.
« Se déblanchir », à rebours de l’histoire coloniale du Brésil
Dans son ouvrage Banzeiro Òkòtó – L’Amazonie, le centre du monde, la journaliste Eliane Brum part à la rencontre des réfugié·es de Belo Monte dont le chantier a détruit l’habitat et le mode de vie. Elle retrace leurs drames de dépossession et laisse cette écoute traverser son corps, lui-même éprouvé par la perte de repères qu’a engendré son changement de vie radical, son installation définitive au sein de l’une des villes les plus violentes du Brésil, dans une Amazonie en ruines, loin de ses proches et de son compagnon des dix-sept dernières années, dont elle se sépare peu de temps après son arrivée.
« Je vais m’installer à Altamira. Je ne savais pas moi-même d’où venait cette voix. Mais cela a été dit. Et ce qui est dit vient à exister. » Après plus d’une décennie de voyages dans différents territoires de l’Amazonie, où elle se rend en qualité de reporter, Eliane Brum élit domicile dans la commune paraense. Elle répond à un appel, aussi irrésistible qu’inconfortable, qu’elle traduit par le concept de banzeiro. Mot de la langue tupi-guarani, banzeiro désigne le remous causé par le mouvement des bateaux sur les rapides des grands fleuves amazoniens, menaçant la vie de celleux qui s’y risquent. Cet espace de péril symbolise le bouleversement que fait éprouver le territoire amazonien, manifestant la force et la vitalité de sa nature, en contrepoint des destructions qui le visent.

Brum écrit : « L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. » Cette expérience est celle d’un éclatement du sujet. L’Amazonie ramène l’individu cartésien à sa réalité physique et corporelle, au point d’en élargir les frontières et de l’ouvrir au corps plus vaste de la forêt (« Tout est corps en Amazonie », « En Amazonie, il y a une overdose de corps. »). L’essai déplie une double ethnographie du corps et de la forêt et vient questionner la subjectivité occidentale, cartésienne et monadique.
Consciente de s’être formée dans cette culture, la journaliste entreprend un processus de décolonisation subjective, effort jamais achevé, vers l’intégration d’une subjectivité indigène, multiple et poreuse, ouverte aux êtres qui composent la forêt. Cet effort de décolonisation est parfois décrit comme une volonté de se déblanchir ou de « s’indigéniser », pied-de-nez aux véritables politiques de blanchissement qui ont marqué l’histoire coloniale brésilienne.
« L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. »
Eliane Brum
À partir du XIXe siècle, l’empereur Dom Pedro II revendique en effet publiquement sa volonté de blanchir la population brésilienne, incitant l’immigration européenne et la subventionnant. Renforcée après l’abolition de l’esclavage en 1888, cette démarche se poursuit tout au long du XXe siècle, favorisant l’immigration massive d’Européens venus en majorité d’Italie, mais également du Portugal, d’Espagne et d’Allemagne, fuyant le fascisme ou la misère et attirés par les perspectives d’accession à la propriété de l’autre côté de l’Atlantique.
Née en 1966 dans l’État de Rio Grande do Sul, tout au sud du Brésil, au sein d’une famille d’immigrés italiens, Eliane Brum hérite de ce passé – le sud demeure la région la plus blanche du Brésil jusqu’à aujourd’hui.
Durant la dictature, les propriétaires sudistes ont été encouragés par le gouvernement à poursuivre la colonisation et la « mise en valeur » du territoire amazonien. À la même période, la construction de la grande route transamazonienne, qui coupe la commune d’Altamira et traverse l’Amazonie d’est en ouest, facilite encore l’occupation et le développement agricole ainsi que la déforestation qui en découle.
➤ Lire aussi | Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes・Ailton Krenak (2025)
Le vol des terres indigènes et la violence généralisée
Parmi les victimes de la déforestation, on trouve, en plus des indigènes, des migrants pauvres originaires pour la majorité du nord-est du Brésil. Envoyés en Amazonie dès la Seconde Guerre mondiale pour travailler dans la production du latex et l’extraction des minerais, convoqués sous la dictature à construire la fameuse route transamazonienne, ce sont eux qu’on retrouve à nouveau sur les grands chantiers de barrages. Une fois les projets terminés, ils sont souvent abandonnés sur place, sans emploi. Eliane Brum retrace ainsi l’histoire de la famille d’Otavio Chagas, descendant de migrants du Sertão (région désertique du nord-est du Brésil) déplacés vers l’Amazonie pour produire du latex, et qui s’établissent finalement sur les rives du Xingu. À l’instar de la famille Chagas, certains anciens migrants économiques, font le choix de s’installer en bordure de fleuve et de vivre de la pêche, adoptant un mode de vie entre forêt et ville, entre-mundos, inspiré de celui des peuples indigènes. Brum y voit une « subversion de la marge » qui transforme un état initial de vulnérabilité en principe d’autonomie et de liberté. Investir la marge, celle du fleuve comme celle du pays, permet à ces anciens migrants d’échapper à un cycle de domination et de pauvreté qui les contraignait à vendre leur force de travail à des conditions la plupart du temps indignes. Les riverains que Brum interroge s’enorgueillissent ainsi de n’avoir jamais occupé d’emploi au sens habituel du terme. Pour eux, la pauvreté se définit par l’absence de choix, la richesse par la possibilité de se passer d’argent et d’échapper à la logique monétaire.
C’est ce modèle de vie, communautaire et respectueux de la nature, souvent conquis de haute lutte, que les barrages sur les grands fleuves amazoniens menacent de faire disparaître.
Les chantiers d’infrastructure constituent des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.
Altamira, la plus vaste commune du Brésil (plus d’un quart de la France), figure également parmi les plus violentes. Avec la construction du barrage, la population a doublé et la violence a explosé. En 2015, la ville enregistre le taux d’homicides le plus élevé du Brésil, avec 125 homicides pour 100 000 habitants.
Des dizaines de milliers d’ouvriers sont recrutés pour la construction du barrage (25 000 au pic du chantier). D’autres arrivants aux profils variés (éleveurs, orpailleurs, exploiteurs de bois, spéculateurs de titres de propriété) affluent, attirés par les perspectives de retombées économiques en lien avec le développement de la région. Les chantiers d’infrastructure constituent de fait des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.
Sur le chantier de Belo Monte, on distingue deux mécanismes d’occupation. Dans un cas, des travailleurs démobilisés à la fin des travaux décident de rester sur les terres indigènes. Dans l’autre, colons et exploitants en tout genre profitent de la présence des premiers pour pénétrer dans les terres, en bordure de chantier. Norte Energia s’était engagée à protéger les terres indigènes des invasions illégales en établissant des postes de surveillance avant le début des travaux – mais cette obligation n’a pas été remplie. Les familles déplacées n’ont pas non plus été réinstallées comme prévu. L’entreprise a justifié ces retards par des conflits fonciers, un argument fallacieux si on songe qu’elle a contribué à l’entrée des envahisseurs. Ce n’est que sous la pression des communautés et des autorités fédérales qu’elle appliquera, quoique de façon fragmentaire, son devoir d’éloigner les envahisseurs.

« Défricher pour occuper »
Sur les terres accaparées, le déboisement est le modus operandi. Pâturages, exploitation du bois ou revente de terres donnent l’apparence d’une occupation légitime et prolongée dans le temps. Sur la terre Apywatera, du peuple Parakanã, qui borde la région de la Volta Grande, le déboisement a explosé dès le début du chantier. En cause : l’installation de familles non autochtones, parfois encouragées par les politiciens locaux. On observe le même phénomène dans une dizaine d’autres terres indigènes du bassin du Xingu, devenues, pendant les sept premières années du chantier, les zones les plus déforestées d’Amazonie, selon une étude réalisée par la Rede Xingu+10.
Les profits générés par l’occupation puis par le déboisement (commerce du bois, spéculation foncière, agrobusiness ou exploitation des minerais) financent ensuite un réseau criminel de milices, destiné à résoudre par la force les conflits fonciers, saboter le travail des activistes et contrôler les travailleurs semi-esclavagisés, sans lesquels aucune de ces activités commerciales ne serait possible. À Altamira, dans la première décennie 2000, Brum relève encore l’entrée du narco-trafic et la formation d’alliances locales entre les factions criminelles et les grands propriétaires et exploitants illégaux.
Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de fabriquer des titres de propriété. Ils s’appuient sur une législation qui n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées.
L’acquisition illégale de terres, ou grilagem, tire son nom du mot portugais grilo, qui signifie grillon. Ce substantif fait référence à une pratique consistant à placer des titres de propriété fabriqués dans une boîte où sont enfermés des grillons dont les excréments donnent au papier une couleur jaunie, lui conférant un aspect ancien et authentique. Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de ce procédé truqué. Ils s’appuient sur une législation qui, depuis plus de quinze ans, n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées. Des lois permettent de régulariser rétroactivement des terres indigènes et des terres publiques acquises illégalement. Si de telles mesures ont été votées durant le premier mandat de Lula11, puis sous le gouvernement de Temer, la loi s’est considérablement durcie sous Bolsonaro12 — sans surprise si on se rappelle que les grileiros constituent une véritable base électorale pour l’ex-président.
Selon Eliane Brum, le barrage ne vise pas seulement à produire de l’énergie, mais participe d’un système d’exploitation plus vaste du territoire amazonien. Le gros de la production se concentre sur la saison des pluies (de décembre à mai). Ayant coûté plus de 10 milliards d’euros, subventionné à 80% par de l’argent public, le barrage produit, entre 2016 et 2019, en moyenne 4,6 gigawatts, moins de la moitié de sa capacité installée. Même dans ces conditions, il fournit autour de 9% de l’énergie brésilienne, mais cela ne saurait justifier les destructions causées par sa construction.

Le Parti des travailleurs (PT), à l’initiative du lancement de Belo Monte, ne rompt pas avec une certaine logique « d’impérialisme intérieur ». Pour améliorer le sort des pauvres dans les grands centres urbains sans avoir recours à la redistribution, c’est-à-dire sans toucher aux classes privilégiées, les gouvernements de Lula et de Dilma ont en effet misé sur des projets productivistes destinés à l’exportation de matières premières (bois, soja, minerais, hydroélectricité), au détriment des peuples autochtones et de la nature, affectant l’Amazonie au premier chef. Dans la première décennie des années 2000, l’exportation des commodities vers la Chine a ainsi permis de faire émerger une nouvelle classe moyenne, non sans coûts pour le Nord du Brésil, regardé à tort comme la marge, la périphérie du pays.
Nouvellement au pouvoir depuis 2022, Lula continue de soutenir des projets d’infrastructure controversés, tels que la reprise de l’asphaltage d’une route qui traverse la forêt amazonienne (BR-319), annoncée en 2024, ou un projet d’exploration pétrolière au large de l’embouchure de l’Amazone13.
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Les peuples autochtones, experts en fin du monde depuis 500 ans
Si la presse et les institutions internationales défendent les droits des peuples de la forêt, le sort des « peuples déforestés », povos desflorestados, lui, mobilise peu l’opinion publique. Ces derniers sont oubliés, considérés comme déjà perdus – « décombres de guerre » ou « ruines humaines » – pour lesquels il ne serait plus possible d’agir.
Parce que nous sommes habitués à opposer colons et indigènes, il nous est parfois difficile de comprendre la réalité de ces déforestés (descendants de peuples indigènes ou de communautés riveraines déplacés) et a fortiori celle de leurs enfants, nés sur le territoire amazonien, sans jamais avoir vu la forêt ni le fleuve. En effet, la violence du déplacement et du déracinement se répercute sur les générations suivantes. Témoins de la violence politique, sociale et environnementale subie par leurs parents, privés de leurs racines, les descendants des ex-riverains, nés en ville, en dehors du tissu communautaire qui avait été celui de leurs parents, font souvent face dans la sphère privée à des violences intrafamiliales, fruits de la dégradation de la santé mentale des adultes. Dans la deuxième décennie des années 2000, le taux de suicide chez les jeunes à Altamira, dépasse de deux fois la moyenne nationale, montrant la persistance dans le temps des effets de la destruction des communautés.
« Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. »
Eliane Brum
Eliane Brum conclut : les êtres humains ont besoin, autant que les arbres, de racines pour survivre. Dès l’année de son arrivée à Altamira, celle-ci crée une clinique du témoignage. Elle y fait venir des professionnels de santé du sud du Brésil et met en place des cellules d’écoute visant à soulager la détresse psychologique des réfugiés.
Pour la journaliste, les peuples déforestés, contraints de s’urbaniser, incarnent la destruction actuelle de la vie en Amazonie, dans sa dimension humaine et culturelle. Il est impossible, défend-elle, de comprendre la forêt sans ses ruines. « Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. » Ce constat révèle par contraste le rôle des peuples forêts, et de leurs savoirs ancestraux, dans la préservation de la plus grande forêt tropicale de la planète. Ce sont eux qui luttent contre la déforestation, depuis les débuts de la colonisation jusqu’à nos jours. Leur sort et celui de la forêt sont donc intrinsèquement liés.

En Amazonie, il est déjà possible de faire l’expérience de la fin du monde. Selon l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, « Les indigènes sont experts en fin du monde, étant donné que leur monde a pris fin en 1500. » La fin habite le présent des communautés indigènes survivantes, dont l’existence est par définition synonyme de résistance.
Eliane Brum avoue avoir elle-même longtemps cru qu’il était possible de s’intéresser aux peuples traditionnels, à leurs sociétés et à leurs savoirs, sans raconter l’histoire des déforestés. Vivre à Altamira l’a amenée à prendre conscience de cette connexion : « En habitant une ville amazonienne, écrit-elle, j’ai quasiment senti ces connexions se tisser dans mon corps. »
On comprend alors mieux l’enjeu que les conflits territoriaux cristallisent pour l’avenir de notre planète. La guerre foncière qui sévit dans les villes amazoniennes, dont Altamira fournit un exemple frappant, est regardée par le reste du pays comme une réalité éloignée et périphérique. Elle est en fait déterminante. De l’issue de cette guerre dépend la survie des peuples indigènes, survie non seulement physique mais culturelle, dans la mesure où c’est ce mode de vie qui permet de préserver la forêt et assure notre équilibre climatique. La guerre foncière et la guerre idéologique qui oppose différents Brésils et différentes visions de l’avenir ne font donc qu’une. Altamira, tristement célèbre pour sa violence, se trouve aussi « en première ligne de la guerre climatique. » La ville constitue un cas d’école pour comprendre les dynamiques de prédation qui ont cours en Amazonie et les dangers qu’elles présentent.
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Inverser le centre et la périphérie du Brésil
Eliane Brum propose alors une inversion des valeurs. Si notre avenir à tous dépend de peuples et de territoires que l’on jugeait jusque-là périphériques, archaïques, improductifs, alors il est grand temps d’en reconnaître la centralité. Ce geste conceptuel de permutation s’adosse à des initiatives politiques concrètes, telle que l’organisation d’une conférence climatique alternative bien nommée : « Amazônia Centro do Mundo ». Tenue en novembre 2019, la conférence a réuni de grands caciques indigènes (Davi Kopenawa, Sonia Guajajara, Raoni Metuktire, etc.), de jeunes activistes européen·nes (Anuna de Wever et Adélaïde Charlier de Youth For Climate Belgium, Alexander Repenning de Fridays for future Germany, etc.), des scientifiques et des penseur·ses, sur place, à Altamira, en marge du Brésil officiel et des grandes métropoles du monde où se tiennent communément les grands sommets du climat.
Convoquer les activistes occidentaux à faire le déplacement en Amazonie, plutôt que l’inverse, n’est pas anodin. Cette condition souscrit à la philosophie d’Eliane Brum qui déclare : « Je suis convaincue que le déplacement doit être réalisé par les corps, il est nécessaire de littéralement placer les corps en Amazonie. » Adepte du déplacement comme premier geste de décolonisation, elle y voit une condition nécessaire au dialogue. Les militants ayant fait le déplacement remplissent la fonction contemporaine de « caravelles de décolonisation », miroir inversé des navires colonisateurs.

L’objectif de la conférence était de promouvoir une alliance par les « bases », le terme base renvoyant aux cultures marginales, celles des peuples forêt d’abord, celles défendues par la jeunesse activiste occidentale ensuite. Brum discerne des points de passage entre les revendications de cette jeunesse, qui demande des comptes au monde productiviste responsable de la condamnation de son futur, et celles des peuples autochtones. Par-delà les frontières géographiques et culturelles, sans le savoir ou sans le revendiquer, cette jeunesse militante est indigène, au sens où elle défend des valeurs communes avec la perspective indigène, qu’elle embrasse au moins en partie.
L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées. Depuis sa décision de vivre à Altamira jusqu’à sa proposition d’inverser les centres et les périphéries, en passant par les initiatives sociales et politiques construites sur place pour rendre leur voix et leur mémoire aux déplacé·es ou par l’expérience intime et intense de déstructuration de son propre corps, Eliane Brum travaille le déplacement dans toutes ses dimensions, individuelle et collective, personnelle et politique, physique et symbolique, corporelle et intellectuelle – rendant au passage ces dichotomies obsolètes.
L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées.
Son récit est habité par le remous du banzeiro. Les lecteur·ices, dès le début, sont interpellé·es par la numérotation chaotique des chapitres qui, de onze, passe à zéro, pour revenir à treize et remonter à 2042. Ce principe de chaos conscient et maîtrisé oblige à poursuivre la lecture hors de certains repères de temps, d’espace et de structure, et construit sur le plan formel un cadre favorable pour entendre le message du banzeiro, dans ce qu’il a d’inconfortable, ainsi que son appel à l’action.
S’il nous exhorte à éprouver l’ampleur des ruines et de la destruction de la vie, cet ouvrage porte aussi en lui la possibilité que de cette expérience naisse un engagement en faveur de la préservation de l’Amazonie et de tous les êtres qui en composent le corps. Il est un appel à transformer le mouvement du banzeiro en òkòtó, qui signifie « coquille » en yoruba, cette langue d’Afrique de l’Ouest que parlaient un grand nombre d’esclaves déportés au Brésil. Ce coquillage en forme de spirale, qui s’élargit par cercles concentriques à partir d’une base de pivot, incarne la possibilité de convertir l’inconfort en action et d’imaginer de nouveaux modèles de société compatibles avec la vie sur Terre.
Image d’accueil : vue du fleuve Xingu depuis le ciel en 1997, par la NASA. Wikimedia.

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Notes
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- Cette stratégie est appuyée par le Programme d’accélération et de croissance – PAC de 2007, renouvelé en 2010.
- Il l’explique dans cette déclaration : « Je sais que beaucoup de gens bien intentionnés ne veulent pas que se répètent les erreurs commises dans ce pays au fil des constructions d’usines hydroélectriques. Nous ne voudrons jamais d’une hydroélectrique qui commette le crime d’insanité qu’a été Balbina (1981-1989), dans l’État d’Amazonas. Nous ne voulons pas répéter Tucuruí (1975-1984). Nous voulons faire quelque chose de nouveau. »
- Entre 2015 et 2018, Belo Monte a été responsable de la disparition de 85 000 poissons, broyés par les turbines ou asphyxiés dans les eaux chaudes du canal de déviation, mettant plusieurs espèces endémiques en danger.
- Il s’agit des terres indigènes (TI) : Cachoeira Seca, Trincheira Bacajá, Apyterewa et Ituna Itatá.
- L’Amazonie légale est une zone administrative et économique du Brésil, créée pour faciliter la planification et le suivi des politiques publiques. Couvrant la majeure partie de l’Amazonie et certains territoires adjacents, elle ne se limite pas au biome amazonien.
- https://sumauma.com/a-hora-e-agora-lula-tera-que-decidir-sobre-belo-monte/
- https://www.norteenergiasa.com.br/noticias/acoes-sociais-marcam-historia-de-belo-monte-956
- Visant les pêcheurs, ces compensations n’ont été attribuées qu’à un petit nombre de personnes : en cause, le cadastre réduit réalisé par la concessionnaire qui sous-estime largement le nombre des riverains vivant de la pêche, et l’obligation de présenter un titre officiel de pêcheur, ce que ne possèdent pas plupart des riverains pratiquant une pêche dite de subsistance.
- La Rede Xingu+ est une alliance politique regroupant des organisations de peuples indigènes, de communautés traditionnelles et de la société civile, œuvrant à la défense des territoires, cultures et droits des populations de la région du Xingu, dans les États du Pará et du Mato Grosso. Voir https://sumauma.com/a-hora-e-agora-lula-tera-que-decidir-sobre-belo-monte/
- En 2009, une loi controversée, surnommée « Medida Provisória da grilagem », mesure provisoire du grilagem, a permis la la régularisation de terrains publics non titrés — jusqu’à 1 500 hectares par occupant — même lorsque ces terres étaient habitées depuis des générations par des peuples indigènes. Seules étaient concernées les installations datant d’avant 2004, la mesure a été dénoncée comme un encouragement à l’appropriation illégale.
- En 2019, Bolsonaro fait passer une loi qui autorise la régularisation pour des terres occupées jusqu’en 2018, sans visite de terrain nécessaire ; elle autorise l’auto-déclaration et l’utilisation des terres comme garantie financière. Dénoncée pour constituer une amnistie générale des grileiros, cette mesure sera finalement abandonnée en 2020.
- https://archive.is/xtaB8#selection-527.0-527.257
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