URL du flux RSS

ACCÈS LIBRE

▸ les 3 dernières parutions

16.09.2025 à 18:30

Cyber et libertaire : l’alliance des contraires ?

Sébastien Broca

Le monde de la Tech est-il intrinsèquement d’extrême droite, même quand il prétend être de gauche ? C’est la thèse du livre de David Golumbia, « Cyberlibertarianism ». Dans cette lecture critique et nuancée, Sébastien Broca donne des prises pour comprendre l’allégeance de la Silicon Valley au trumpisme et réfléchir au rapport de la gauche au numérique.

L’article Cyber et libertaire : l’alliance des contraires ? est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (4840 mots)
Temps de lecture : 17 minutes

À propos du livre de David Golumbia, Cyberlibertarianism: The Right-Wing Politics of Digital Technology, University of Minnesota Press, 2024


L’alliance entre Donald Trump et la Silicon Valley a suscité depuis le début de l’année 2025 une abondante production intellectuelle, qui cherche à expliquer ce qui est d’abord apparu à de nombreux commentateurs comme un retournement improbable. Comment une industrie longtemps réputée libérale et progressiste a-t-elle pu se ranger aussi rapidement et massivement derrière un dirigeant autoritaire et xénophobe ? Passé l’étonnement initial, plusieurs auteurs ont montré que, par-delà ses apparences libertaires, le monde de la Tech était traversé de longue date par des tendances explicitement réactionnaires. Plus rares sont ceux qui se sont demandé si, dans son rapport aux technologies numériques, une partie de la gauche américaine n’avait pas, elle aussi, légitimé l’approche de la Tech aujourd’hui privilégiée par le pouvoir trumpiste, autour de la déréglementation du secteur et du développement à tout crin de l’intelligence artificielle. C’est une hypothèse de ce genre, quelque peu provocatrice, que le dernier livre de David Golumbia, Cyberlibertarianism. The Right-Wing Politics of Digital Technology, nous invite à examiner

Qu’est-ce que le cyberlibertarianisme ?

Cyberlibertarianism est un ouvrage posthume. David Golumbia, qui était professeur à la Virginia Commonwealth University, est mort d’un cancer foudroyant en septembre 2023 peu après avoir remis le texte à son éditeur. C’est aussi un livre bilan, qui reprend en un peu plus de 400 pages les analyses développées par l’auteur sur une période d’une quinzaine d’années. Durant celles-ci, il est souvent apparu comme un universitaire à contre-courant, naviguant entre les disciplines et n’hésitant pas à remettre en cause la doxa académique, dès lors qu’il était question des technologies numériques et de leur potentiel émancipateur.

« Au sens le plus strict, le cyberlibertarianisme est la conviction que les technologies numériques sont, ou devraient être, soustraites au contrôle des gouvernements démocratiques »

David Golumbia

Bien qu’il n’ait pas forgé le terme, apparu pour la première fois sous la plume de Langdon Winner dans un article de 1997cyberlibertarianisme. Il ne s’agit pas, selon lui, d’un mouvement unifié ou d’un parti politique. Ce n’est pas non plus une idéologie parfaitement articulée, systématique et cohérente. Le cyberlibertarianisme ne doit donc pas être compris comme la stricte application à la sphère numérique du libertarianisme, en tant que théorie politique d’un État minimalThe Politics of Bitcoin, définissait comme « un ensemble de formules et des croyances associées à la diffusion des technologies numériques

Derrière ces formulations quelque peu obscures, il faut comprendre que le cyberlibertarianisme caractérise un certain type de rapport politique aux technologies numériques. « Au sens le plus strict, écrit D. Golumbia, le cyberlibertarianisme est la conviction que les technologies numériques sont, ou devraient être, soustraites au contrôle des gouvernements démocratiques » (p. xxi). Cette conviction découle, pour celles et ceux qui la partagent, de l’idée selon laquelle l’informatique et Internet auraient des vertus émancipatrices. Plus précisément, les cyberlibertariens appréhendent les structures sociales, politiques et économiques héritées comme des « barrières » (p. 4), comme des obstacles aux libertés individuelles et aux capacités collectives d’auto-organisation. Or ils considèrent les technologies numériques comme une force érodant ces structures oppressives. Dès lors, brider ou encadrer par la loi le déploiement de ces technologies équivaudrait à empêcher ou à retarder de nombreuses transformations sociales bénéfiques.

Tout l’ouvrage de D. Golumbia est écrit pour documenter la diffusion de cette vision et pour la réfuter. Selon l’auteur, l’influence du cyberlibertarianisme aide à comprendre le hiatus entre les promesses de démocratisation régulièrement associées aux technologies numériques et le recul de fait des institutions et des pratiques démocratiques depuis la diffusion de l’Internet grand public. Tout en usant, voire en abusant, d’une rhétorique pro-démocratie, les cyberlibertariens ont en effet amoindri « le pouvoir des gouvernements démocratiques de choisir les technologies qui correspondent à leur vision d’une société équilibrée » (xxiii). En refusant toute réglementation des technologies numériques et toute limite posée à leur développement, ils ont attaqué, selon Golumbia, le principe même de la souveraineté démocratique.

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

L’intérêt de la notion de cyberlibertarianisme est qu’elle transcende les clivages partisans habituels. En tant que rapport politique aux technologies numériques, le cyberlibertarianisme « n’imprègne pas uniquement les écrits de figures ouvertement à droite comme Eric Raymond, Paul Graham ou Peter Thiel, mais aussi de certains qui se réclament de la gauche et du centre […] » (p. 4). Dans le contexte américain, qui est celui où se déploie l’analyse de l’auteur, le cyberlibertarianisme renvoie à un bouquet de convictions partagées par de nombreux acteurs sociaux, dans la Silicon Valley et au-delà, au sein des entreprises comme dans le monde universitaire, chez des sympathisants du parti Démocrate comme du parti Républicain. Parmi ces différents protagonistes, D. Golumbia s’intéresse peu à ceux dont on parle en général le plus : les grands entrepreneurs de la Silicon Valley. Il se concentre sur d’autres producteurs de discours : blogueurs, essayistes, membres de think tanks, journalistes, universitaires, militants. Deux groupes d’acteurs retiennent particulièrement son attention. D’un côté, les penseurs et essayistes libertariens, qui gravitent depuis des années autour du monde de la Tech. De l’autre, les militants des libertés numériques, qui occupent a priori une position plus oppositionnelle par rapport aux grandes entreprises technologiques. Présentons ces deux groupes, avant de préciser en quoi le cyberlibertarianisme les rassemble.

Les individus souverains contre la démocratie

D. Golumbia soutient que « malgré sa réputation actuelle (surtout parmi les conservateurs) d’être “ progressiste ”, la Silicon Valley et la culture informatique en général sont issues de la droite » (p. 57). De fait, William Shockley, le pionnier de l’industrie des semi-conducteurs, fut un ardent défenseur de l’eugénisme et de théories racistes. Plus généralement, la Silicon Valley est depuis longtemps opposée à la réglementation de ses activités, hostile aux organisations syndicales et pour partie traversée d’idéologies réactionnaires, en matière de genre par exemple

Cyberlibertarianism s’intéresse surtout à la diffusion dans le monde de la Tech, au cours des années 1990, de certaines conceptions centrées sur la défense des libertés économiques. Il cite notamment l’essai de 1994 « Cyberspace and the American Dream: A Magna Carta for the Knowledge Age », écrit par le futurologue Alvin Toffler, la journaliste Esther Dyson, l’ancien conseiller scientifique de Reagan George Keyworth et l’investisseur George Gilder ; un texte souvent considéré comme la feuille de route de la dérégulation des télécoms et de l’informatique aux États-Unis.

D. Golumbia revient aussi sur l’influence d’un ouvrage publié en 1997 par l’investisseur en capital-risque James Dale Davidson et le journaliste William Rees-Mogg : The Sovereign Individual. Les auteurs y louent l’émergence d’une élite mondiale d’« individus souverains », que les technologies numériques aideraient à se dégager du carcan de l’État-nation. Derrière la valorisation typiquement libertarienne des libertés économiques au détriment des libertés politiques, D. Golumbia décèle une théorie « proto-fasciste », qui défend la capacité des ultrariches « à acheter le fait de se soustraire à la politique démocratique » (p. 353). À l’instar d’autres auteurs comme Quinn Slobodian, D. Golumbia montre ici la porosité entre les idées libertariennes, traditionnellement inscrites dans l’orbite du libéralisme politique, et des conceptions authentiquement autoritaires et antidémocratiques. Il souligne en outre l’influence durable au sein de la Silicon Valley de The Sovereign Individual, un ouvrage

Cyberlibertarianism analyse enfin les écrits d’intellectuels comme Nick Land et Curtis Yarvin, que l’accès aux responsabilités de D. Trump et J.D. Vance a récemment placés sous les projecteurs médiatiques, dans la mesure où ils ont été crédités d’une influence idéologique importante sur le nouveau pouvoir états-unienThe Sovereign Individual, amalgamant les visions transhumanistes d’une humanité radicalement transformée par les technologies, avec l’hostilité à l’État des libertariens et des anarcho-capitalistes.

Lire aussi « Quand le capitalisme fait sécession » d’Haud Guéguen, à propos du livre de Quinn Slobodian, Crack-Up Capitalism, avril 2024.

Les libertés numériques contre la démocratie ?

L’apport le plus original des analyses de D. Golumbia ne concerne pas, à mon sens, ces penseurs d’extrême droite, mais d’autres acteurs que l’on associe souvent à la défense des libertés numériques. Il s’agit d’organisations de protection des libertés civiles comme l’Electronic Frontier Foundation (EFF), de lanceurs d’alerte comme Julian Assange et Edward Snowden, de militants défendant le logiciel libre ou le chiffrement, de projets collaboratifs comme Wikipédia, ou encore d’universitaires comme Yochai Benkler et Daphne Keller. Ces différents acteurs ont en commun de revendiquer une fidélité aux grands principes du libéralisme politique, ce qui les situe a priori bien loin des tendances proto-fascistes que D. Golumbia repère à juste titre chez des essayistes comme Curtis Yarvin. L’auteur juge pourtant les défenseurs des libertés numériques avec une grande sévérité.

Il souligne tout d’abord le manque d’indépendance de nombre d’entre eux vis-à-vis des grands acteurs de la Tech, dont ils dépendent financièrement — c’est le cas par exemple de l’EFF et de centres académiques comme le Media Lab du MIT, l’Internet Observatory de Stanford ou le Berkman Center de Harvard, historiquement liés à l’industrie. Il insiste en outre sur le fait que « même ceux qui n’ont aucun intérêt apparent aux profits des entreprises — tels que les développeurs de logiciels libres, divers autres “ hackers ” et les responsables de projets à but non lucratif comme Wikipédia — ont souvent beaucoup à gagner à la prolifération des industries numériques » (p. 53). Il s’arrête également sur plusieurs mobilisations en faveur des libertés numériques, afin de démontrer qu’elles auraient bénéficié à la Silicon Valley

Son argument général consiste donc à dire qu’il existe une affinité profonde entre des essayistes d’extrême droite et les militants des libertés numériques : le rejet de la réglementation des technologies.

L’essentiel de l’argumentation de D. Golumbia se situe néanmoins sur le plan des idées. Il soutient que les croyances fondamentales des défenseurs des libertés numériques — la force émancipatrice des technologies, de l’« ouverture » et de la « décentralisation » — les auraient poussés à embrasser « les objectifs des militants de droite et d’extrême droite hostiles au gouvernement » (p. 283). Ces acteurs, en apparence progressistes, seraient des activistes de droite s’ignorant comme tels. Leur vision du monde serait fondamentalement antidémocratique, en ce qu’elle remettrait en cause la possibilité d’encadrer par la loi l’essor des technologies numériques. Selon D. Golumbia, les défenseurs de la liberté d’expression en ligne, du droit au chiffrement, voire de la protection des données personnelles, remettraient en cause la capacité d’un pouvoir démocratiquement élu à réglementer les usages de l’informatique et d’Internet.

Il critique par exemple l’incohérence de certains activistes luttant contre la surveillance publique et privée (comme les développeurs du projet Tor), qui revendiquent une légitimité indépendante de « l’infrastructure juridique des États-Unis ou d’un quelconque autre pays » (p. 261). Il s’élève aussi contre la manière dont la liberté d’expression a pu être instrumentalisée pour empêcher la régulation par la puissance publique des espaces en ligne et des réseaux sociaux commerciaux. Son argument général consiste donc à dire qu’entre les discours explicitement antidémocratiques des essayistes d’extrême droite et les luttes censément prodémocratiques des militants des libertés numériques, il existe par-delà les apparences une affinité profonde : le rejet de la réglementation des technologies.

Devant la la Haute Cour de Londres, le 24 janvier 2022.
Alisdare Hickson, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

D. Golumbia dénonce enfin ce qu’il présente comme un aveuglement de nombreux penseurs et militants de gauche, relativement à des courants ou à des personnalités souvent considérés avec bienveillance, voire admiration. Un exemple qui revient à plusieurs reprises est celui des cypherpunks, qui défendent depuis le début des années 1990 le droit au chiffrement pour tous. Selon D. Golumbia, cette cause s’inscrirait en fait au sein d’un programme politique objectivement d’extrême droite, où figurent en bonne place des idées comme la supériorité des solutions technologiques sur les solutions juridiques, le refus de l’impôt et le contournement des lois (p. 111). D. Golumbia livre également des jugements particulièrement sévères sur des figures de premier plan comme le fondateur de Wikileaks Julian Assange et le lanceur d’alerte Edward Snowden, qui révéla en 2013 l’étendue de la surveillance pratiquée par la National Security Agency (NSA). Le premier est décrit comme « un provocateur politique proto-nazi dont l’antisémitisme, le racisme anti-Noirs, le déni du changement climatique, la misogynie, la haine de la démocratie et le soutien à des régimes politiques autoritaires […], y compris ses efforts pour tromper l’opinion publique lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, ne parviennent pas à pénétrer l’esprit d’observateurs, qui considèrent que son utilisation des outils numériques et son attitude anti-establishment demeurent efficaces » (p. 116). Quant à E. Snowden, D. Golumbia estime qu’« il est difficile d’accorder du crédit à l’affirmation selon laquelle la principale chose qui l’intéressait était de défendre les libertés civiles », et non de « nuire le plus possible au gouvernement démocratique » états-unien (p. 125).

Convergences et (manque de) nuances

La thèse la plus forte du livre de D. Golumbia est donc celle d’une convergence idéologique et politique, autour des préceptes cyberlibertariens, d’une constellation d’acteurs que l’on tendrait spontanément à situer en différents endroits du champ politique. Les cyberlibertariens de toute obédience partageraient une même hostilité à la réglementation démocratique des technologies numériques dans le cadre de l’État-nation. La thèse est stimulante, à la fois scientifiquement et politiquement, mais l’argumentation qui la soutient n’est pas dénuée de faiblesses.

La question du rapport entre démocratie et défense des libertés numériques est en effet plus complexe que ne le suggère Golumbia.

La première tient à l’empressement, voire à la légèreté, avec laquelle un grand nombre d’acteurs sont caractérisés comme « fascistes », « proto-fascistes » ou « proto-nazis ». Si D. Golumbia est convaincant lorsqu’il montre, parfois avec finesse, comment des prises de position en apparence progressistes ont pu favoriser l’essor d’acteurs qui ne l’étaient pas, il l’est moins lorsqu’il traite indistinctement les uns et les autres de fascistes. Les passages consacrés à des figures ambivalentes comme J. Assange ou E. Snowden apparaissent ainsi manichéens et on regrette parfois que l’auteur favorise certains amalgames. À lire Cyberlibertarianism, peu de choses distinguent ceux qui tiennent des discours d’extrême droite et ceux qui refusent d’interdire les discours d’extrême droite au nom d’une conception maximaliste de la liberté d’expression ; ou ceux qui se livrent à des activités violentes et ceux qui développent des outils de chiffrement ou d’anonymisation pouvant être utilisés pour coordonner des activités violentes. Dire que ces distinctions n’ont aucune importance représente, me semble-t-il, une pente dangereuse. On peut s’opposer vigoureusement à la vision absolutiste de la liberté d’expression, qui a conduit de nombreux cyberlibertariens à une attitude excessivement tolérante vis-à-vis des discours de haine en ligne, sans pour autant assimiler les défenseurs (états-uniens) des libertés civiles à des proto-nazis.

De manière plus générale, il est regrettable que D. Golumbia n’essaie à aucun moment de faire des typologies d’acteurs, ou a minima de mettre au jour certaines différences significatives entre les différents protagonistes du cyberlibertarianisme. Cela confère à l’ouvrage une partie de sa charge polémique, mais finit par affaiblir son propos. En effet, les raisons qui expliquent l’hostilité à la réglementation par l’État de la sphère numérique ne sont pas les mêmes pour tous. Chez certains, les arguments anti-régulation dérivent du primat des libertés économiques sur les libertés politiques. L’objectif poursuivi est alors que les entreprises et les acteurs financiers de la Silicon Valley soient immunisés contre tout obstacle réglementaire (respect de la vie privée, législations antitrust, droit environnemental, etc.) et exigence redistributive (fiscalité). C’est aujourd’hui très précisément l’agenda politique des grands acteurs de la Silicon Valley — et ce qui explique pourquoi ils ont tant fait pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir trumpiste.

Les arguments qui ont historiquement été ceux des militants des libertés numériques peuvent difficilement être rabattus sur ce schéma. Pour le dire de manière simple, ces acteurs militants ont cherché à faire prévaloir des libertés technologiques, plus que des libertés économiques. Ce qui explique leur opposition à nombre de réglementations n’est pas le maintien des conditions d’une maximisation des profits économiques pour quelques-uns, mais la défense des conditions d’un déploiement émancipateur des technologies numériques pour tous. C’est du reste ce que souligne D. Golumbia lui-même, lorsqu’il écrit que « les utopistes numériques exigent que “ nous ” reconnaissions leur “ droit humain ” aux ordinateurs, aux téléphones portables et à un internet “ libre et ouvert ” » (p. 272). Cette phrase indique bien que le positionnement d’acteurs militants comme l’EFF (dont l’un des slogans est « digital rights are human rights ») repose sur l’assimilation entre accès aux technologies numériques et droits fondamentaux. D. Golumbia a donc raison de souligner que ce positionnement adopté par les militants des libertés numériques a pu favoriser les desseins des franges les plus libertariennes de la Silicon Valley, en érigeant des obstacles à la réglementation et au contrôle des technologies. Il est en revanche simplificateur de faire comme si les raisonnements et les valeurs impliquées étaient les mêmes chez ces différents groupes d’acteurs.

Cela conduit à souligner une autre faiblesse de l’ouvrage : la théorie de la démocratie qui lui est sous-jacente. Bien qu’il ne clarifie jamais ce point, D. Golumbia semble considérer que la démocratie se réduit au vote et à la mise en application des lois par les États, dans le cadre des institutions représentatives propres aux démocraties parlementaires contemporaines. On ne trouve dans l’ouvrage aucune prise en considération ni des échelles de décision infra-étatiques, ni des contre-pouvoirs que la société civile peut opposer à l’État, ni des actions de désobéissance civile auxquelles certaines théories démocratiques accordent une place déterminante. Ainsi, bien que D. Golumbia dénonce à raison l’inconséquence de certains discours « pro-démocratie » tenus par les défenseurs des libertés numériques, sa propre approche de la souveraineté démocratique paraît parfois à la fois limitative et faiblement argumentée. Cela le conduit à considérer comme « anti-démocratiques » des pratiques et des discours cyberlibertariens, auxquels il serait en fait possible de conférer une certaine légitimité et importance démocratique.

Sascha Grosser – Own work, CC BY-SA 4.0,

La question du rapport entre démocratie et défense des libertés numériques est en effet plus complexe que ne le suggère D. Golumbia. Le propre des mouvements de défense des libertés numériques a été de ressaisir dans le vocabulaire classique du libéralisme politique des pratiques technologiques : le fait de pouvoir se connecter librement à Internet dans sa globalité, d’accéder au code source des logiciels ou de chiffrer ses communications de bout en bout. Certaines possibilités technologiques en sont ainsi venues à être considérées comme métapolitiques, c’est-à-dire comme des conditions pour l’exercice de la démocratie et, par voie de conséquence, comme devant être soustraites au champ de la décision démocratique elle-même. Cela a produit un effet de fermeture, bien perçu par D. Golumbia. Comment contester le déploiement de certaines technologies quand celles-ci sont présentées comme le nouveau socle de l’espace public démocratique ? Comment mettre en balance le développement du numérique avec d’autres finalités sociales et environnementales que ce développement menace, lorsque l’accès à ces technologies est posé comme une liberté fondamentale ?

L’ouvrage de D. Golumbia montre bien ce qui a été perdu à ne pas poser de telles questions. Il néglige cependant le fait que les libertés numériques, dans une société devenue de facto indissociable de l’informatique, représentent aussi des moyens pour la société civile de résister à l’État. Or, la capacité des individus et des collectifs à se protéger contre certaines dérives autoritaires du pouvoir ne peut pas être considérée comme superfétatoire en démocratie — particulièrement dans le contexte actuel.

La gauche et le numérique

Le livre de D. Golumbia interroge finalement le rapport de la gauche démocratique, sociale et écologiste au numérique. Cette question est abordée brièvement dans l’épilogue. L’auteur y critique la « prolifération » (p. 401) de ces technologies. Il défend la nécessité de les réglementer plus fermement, voire d’abolir certaines d’entre elles, comme les grands réseaux sociaux commerciaux et les outils qui permettent la collecte et le traitement de données biométriques. Ces propositions ne sont guère éloignées de celles défendues par certains universitaires et intellectuels, à l’origine de la renaissance aux États-Unis d’un courant néo-luddite

Qu’en est-il en France ? Les analyses développées dans Cyberlibertarianism y sont en partie transposables. La France a, elle aussi, ses essayistes cyberlibertariens et réactionnaires, comme Laurent Alexandre, dont les accointances avec l’extrême droite ont été documentéesMultitudes, qui a contribué dès le début des années 2000 à familiariser un public extérieur au champ informatique à des questions comme le logiciel libre, le chiffrement des communications et les communs numériques. Historiquement animée par des représentants du courant post-opéraïste, Multitudes a été un espace intellectuel où ont convergé rejet de l’État-nation et enthousiasme pour le numérique. Il en a résulté des analyses, qui ont souvent insisté sur l’importance des technologies pour renverser les structures sociales oppressives.Multitudes, Yves Citton, suggérait récemment que le succès de Trump tenait à l’incapacité de la gauche « à entendre la proposition d’un accélérationnisme progressiste

Le numéro 56 de la revue Multitudes, dont le dossier est consacré au Manifeste accélérationniste d’Alex Williams et Nick Srnicek, introduit par Yves Citton

Pour qui a lu Cyberlibertarianism, de tels propos rappellent les illusions critiquées par D. Golumbia. L’idée selon laquelle un « accélérationnisme progressiste » serait la meilleure manière de lutter contre l’accélérationnisme réactionnaire de D. Trump et de la Silicon Valley néglige le fait que les finalités politiques ne peuvent être dissociées des moyens technologiques. À l’heure où les États-Unis sont lancés dans une folle fuite en avant en matière d’IA (une dynamique qui mêle investissements colossaux dans de nouvelles infrastructures, dérégulation totale du secteur et volonté d’accaparement de ressources stratégiques partout dans le monde), la gauche sociale et écologiste ne peut plus soutenir que cette accélération serait susceptible de servir les objectifs qui sont les siens. La dynamique technologique en cours est indissociable de la concentration du pouvoir du capital, du recul de la démocratie, de la destruction des solidarités, de l’aggravation du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Les accélérationnistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, évoquent les différentes facettes du cyberlibertarianisme. Ils ont en commun une foi irraisonnée dans le progrès technique et une réticence à réguler par la loi le déploiement des technologies numériques. Rompre avec ces dogmes paraît aujourd’hui pour le moins nécessaire. Cela ne nous dit pas, en revanche, que faire des usages et des infrastructures légués par trente années d’enthousiasme transpartisan pour Internet, et que préserver des luttes pour les libertés numériques qui ont rythmé cette histoire.


Photographie de couverture – Wendelin Jacober, CC0, via Wikimedia Commons

NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !

Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.

À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.

Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.

En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.

Merci ❤️ !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

12.09.2025 à 15:30

Élisée Reclus, l’anthropocène avant l’heure

Roméo Bondon

Dès 1860, alors que le carbone n’a pas encore envahi l’atmosphère et que le plastique n’existe pas, le géographe et militant anarchiste Élisée Reclus décrit les humains comme des agents géologiques qui modifient le climat. Tout au long de son œuvre monumentale, il parvient à rendre le monde plus familier tout en déployant l’idée d’une condition terrestre.

L’article Élisée Reclus, l’anthropocène avant l’heure est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (1495 mots)
Temps de lecture : 7 minutes

Ce texte est un extrait du livre « Élisée Reclus & la solidarité terrestre », de Roméo Bondon, qui vient de paraître dans la collection « Précurseurs de la décroissance » des éditions du Passager clandestin.

Interagir avec la Terre

Au moment de saluer son ami et camarade, mort quelques jours plus tôt, Pierre Kropotkine a ces mots pénétrants : c’était « l’un de ceux qui avaient le mieux senti et vécu la liaison qui rattache l’homme à la Terre entière, ainsi qu’au coin du globe où il lutte et jouit de la vieRevue des Deux Mondes jusqu’à L’Homme et la Terre, en passant par La Terre et les dix-neuf volumes de la Nouvelle géographie universelle, Élisée Reclus n’aura de cesse de répéter, préciser, démontrer que les actions humaines sur la planète ne sont pas sans effets et, dès lors, qu’elles impliquent des responsabilités

Dans un article publié en 1864 à propos de Man and Nature, un ouvrage du diplomate américain et tenant de la préservation de la nature George Perkins Marsh

Difficile de ne pas penser à la notion désormais bien connue d’anthropocène pour décrire cette ère dans laquelle nous serions désormais entrés :

Sans qu’il soit nécessaire d’admettre un changement d’axe et la variation des latitudes terrestres, on peut affirmer que l’époque actuelle, comme les époques antérieures, offre aussi, dans ses climats, toute une série de changements successifs, et déjà l’histoire nous prouve que, dans ces modifications si importantes du régime de notre globe, les travaux de l’humanité entrent pour une très large part

Évidemment, il ne s’agit pas pour Reclus de trouver le « clou d’or » datant précisément le début de cette nouvelle période géologique. Le carbone contenu dans l’atmosphère commence tout juste à augmenter sous les coups d’une industrialisation féroce, tandis que le plastique, qui est la marque de notre temps, n’est pas encore connu. Néanmoins, sa conscience des effets planétaires produits par des modifications localisées qui s’ajoutent les unes aux autres a de quoi nous interpeller.

Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Enquêter, s’émerveiller et se révolter avec Élisée Reclus » de Roméo Bondon, septembre 2023.

Miroir de cette conception originale, Reclus n’hésite pas à conférer aux éléments ou à des milieux naturels une personnalité, voire une capacité d’action. Ainsi, sous sa plume, les montagnes sont « des êtres doués de vie

Photographie Jean Reutlinger, vers 1907-1914, Wikimedia.

Rendre le monde plus familier

Les deux Histoires, d’un ruisseau et d’une montagne, publiées respectivement en 1869 et en 1880, sont peut-être ses textes qui illustrent le mieux cette démarche. Ils font ainsi écho à sa conviction selon laquelle « la science doit être une chose vivanteHistoires une postérité que n’ont pas démentie les plus récentes rééditions, ce à quoi il faut ajouter un engagement de l’auteur dans son texte, n’hésitant pas à mobiliser son expérience, à convoquer les sens des lecteurs et des lectrices, à conclure, comme toujours, sur un horizon émancipateur, celui d’une fraternité universelle

Aussi, quelle que soit l’échelle à laquelle il se situe et qu’importe le pas de temps considéré, Élisée Reclus tente de saisir les phénomènes terrestres avec une certaine familiarité. En cela, les évolutions de l’époque en matière de transport l’y ont sans doute aidé. Comme il l’écrit en ouverture d’un article publié en 1866,

[Il] se manifeste depuis quelque temps une véritable ferveur dans les sentiments d’amour qui rattachent les hommes d’art et de science à la nature. Les voyageurs se répandent en essaims dans toutes les contrées d’un accès facile, remarquables par la beauté de leurs sites ou le charme de leur climat

Le monde, nous dit Reclus, subit une forme d’amoindrissement à mesure que les voies de communication se multiplient. Son usage n’en est devenu que plus accessible et son usure, diraient aujourd’hui certains critiques du tourisme, que plus rapide

Dans le dernier tome de la Nouvelle géographie universelle, Élisée adopte un regard rétrospectif sur les évolutions dont il a été le contemporain durant les vingt années qu’ont nécessitées la fabrication et la publication exhaustive de son grand-œuvre : « Partout, le réseau des voyages couvre la planète comme un filet aux mailles rétrécies. […] Chaque année, se raccourcit la durée du tour du monde, devenu maintenant pour quelques blasés une fantaisie banale

Portrait d’Elisée Reclus réalisé par Nadar, 1889, Wikimedia.

Sa longue et continue pratique de la Terre l’a évidemment rendu sensible aux façons de la représenter

Mais ça n’est pas tout. La tentative la plus originale, sans doute, pour « dépouiller l’État du monopole de la production des images du monde

La planète, cette « grande patrie », est donc pour Élisée un lieu familier, aussi bien parce qu’il en connaît de nombreuses régions que parce qu’il tente, à défaut, par l’imagination et la connaissance, de se situer parmi les sociétés qu’il évoque, pleinement imprégné par les paysages qu’il décrit, en se plaçant « du point de vue de la solidarité humaine

Enfin, la description de la Terre, cet « ensemble merveilleux de rythme et de beauté Nouvelle géographie universelle et devient un thème et une préoccupation à part dans les derniers textes d’Élisée Reclus. La mention de tel ou tel animal se double à la fin de sa vie d’une valorisation de la coopération inter­spécifique, notamment dans « La grande famille

À écouter, un épisode des Sons Terrestres : « Histoire d’un ruisseau, d’Élisée Reclus », des extraits lus par la compagnie Le rouge et le vert, 2021.

Image d’ouverture : Photographie Jean Reutlinger, vers 1907-1914, Wikimedia.

NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !

Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.

À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.

Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.

En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.

Merci ❤️ !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

05.09.2025 à 10:38

La Palestine, l’impérialisme et la catastrophe climatique

Hamza Hamouchene

Penser ensemble Gaza et le climat ? Oui, car tout se tient comme le défend ici Hamza Hamouchene, qui retrace l’écocide au long cours derrière le génocide en cours. Après la destruction de l’agriculture et l’accaparement de l’eau, les projets énergétiques d’Israël jettent une lumière crue sur l’impérialisme extractiviste à l’œuvre dans la logique coloniale.

L’article La Palestine, l’impérialisme et la catastrophe climatique est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (5915 mots)
Temps de lecture : 26 minutes

Cet article est basé sur un chapitre du livre collectif Rising for Palestine : Africans in Solidarity for Decolonisation and Liberation (« Se soulever pour la Palestine : les Africain·es solidaires de la décolonisation et de la libération »), édité par Raouf Farah et Suraya Dadoo, à paraître aux éditions Pluto Press début 2026.

À première vue, il peut sembler inapproprié, voire déplacé, d’aborder les enjeux climatiques et écologiques alors qu’un génocide se déroule actuellement à Gaza. Mais il ne s’agit pas seulement d’un génocide ; on assiste également à un écocide, voire à ce que certain·es décrivent comme un holocide, c’est-à-dire l’anéantissement délibéré d’un tissu social et écologique dans son intégralité. La bande de Gaza est jonchée de plus de 40 millions de tonnes de débris et de matériaux dangereux, qui recouvrent pour la plupart des restes de corps humains. Au début de l’année 2024, une grande partie des terres agricoles de Gaza était déjà ravagée, après que les vergers, les serres et les cultures de subsistance ont été anéantis par les bombardements incessants. Les oliveraies et les fermes ne sont plus qu’un tas de terre et de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, tandis que l’eau de mer au large de Gaza est saturée d’eaux usées et de déchets, après qu’Israël a coupé l’alimentation en électricité et détruit les stations d’épuration.

Saisir l’ampleur de la dévastation écologique que génère le génocide commis par Israël permet de mettre en évidence les nombreuses interconnexions entre la crise climatique et écologique et la lutte pour la libération de la Palestine. Il ne peut y avoir de véritable justice climatique à l’échelle mondiale sans la libération du peuple palestinien, de même que cette lutte de libération est intrinsèquement liée à la survie de la terre et de l’humanité.

Les propos qui vont suivre cherchent à démontrer que la destruction des écosystèmes opérée par Israël est en lien direct avec la violence coloniale que l’État hébreu déploie en Palestine, et qui a atteint son paroxysme avec le génocide en cours. Nous cherchons ici à démontrer que les dommages environnementaux ont constitué, dès le départ, un aspect essentiel du système de domination coloniale sioniste, et comment ces dégradations ont constitué un outil pour contrôler et anéantir. Par la suite, la présente analyse abordera des enjeux cruciaux tels que la vulnérabilité climatique disproportionnée imposée aux Palestinien·nes, le déploiement par Israël de stratégies d’éco-blanchiment et d’éco-normalisation pour camoufler sa stratégie d’occupation et d’apartheid, ainsi que l’écocide en cours à Gaza et la place d’Israël dans le régime du capitalisme fossile mondial. Enfin, nous évoquerons la résistance du peuple palestinien à travers des pratiques enracinées dans le respect de la terre et des cultures, qui promeuvent non seulement un rejet de la domination mais également une conception particulière de la justice environnementale, ancrée dans les luttes de libération.

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Orientalisme environnemental

Israël a toujours décrit la Palestine d’avant 1948 comme un territoire vide et désertique, contrastant avec l’oasis florissante promise par la création de l’État d’Israël. Ce discours environnemental raciste dépeint les peuples autochtones de Palestine comme des sauvages qui négligent, voire détruisent les terres sur lesquelles ces populations vivent depuis des millénaires. Cette perspective environnementale n’est pas nouvelle, ni même propre au colonialisme israélien. En invoquant le concept d’« orientalisme environnemental », la géographe Diana K. Davis souligne que dans l’imaginaire anglo-européen du 19ᵉ siècle, les milieux naturels dans le monde arabe ont souvent été représentés comme « dégradés d’une certaine façon », ce qui impliquait la nécessité d’une intervention pour les améliorer, les restaurer, les normaliser et les réparer

L’idéologie sioniste de la Rédemption de la terre se reflète dans le discours construit autour des projets de boisement menés par le Fonds national juif (FNJ), une organisation parapublique israélienne. Le FNJ a cherché à recouvrir les vestiges matériels et symboliques des 86 villages palestiniens détruits lors de la Nakba en ayant recours au boisement

La chercheuse Ghada Sasa décrypte avec brio ces pratiques éco-coloniales, qu’elle décrit comme relevant d’un colonialisme « vert », c’est-à-dire l’appropriation par Israël de concepts environnementalistes pour éliminer la population palestinienne autochtone et accaparer ses ressources. Elle décrit comment l’État hébreu utilise les classifications et appellations de préservation de l’environnement (parcs nationaux, forêts et réserves naturelles) pour justifier l’accaparement des terres et empêcher le retour des réfugié·es palestinien·nes, dans le but de vider la Palestine de son essence historique pour judaïser et européaniser son territoire, en effaçant l’identité palestinienne et en éliminant la résistance à l’oppression coloniale. Ces pratiques servent également à « écologiser » l’image de l’État d’Israël dans un contexte d’apartheid

Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste.

L’eau fait partie des ressources qu’Israël accapare en Palestine. Peu après la création de l’État d’Israël en 1948, le FNJ a asséché le lac Hula et les zones humides environnantes dans le nord de la Palestine historique(Néguev)

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste. Le colonialisme de peuplement est une forme de domination qui vient violemment perturber les relations des peuples avec leur environnement, en ce qu’il « fragilise stratégiquement la survivance collective des communautés autochtones sur leurs terres

Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Prise de terre et Terre promise : sur l’État colonial d’Israël » d’Ali Zniber, août 2024.

La crise climatique en Palestine

Dans ce contexte où l’État israélien est responsable de la dégradation des milieux naturels en Palestine, la population palestinienne est aujourd’hui confrontée à l’intensification de la crise climatique à l’échelle mondiale. D’ici la fin du siècle, les précipitations annuelles dans la région pourraient diminuer de 30 % par rapport à la période 1961-1990

La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide. Comme l’a souligné Zena Aghaéco-apartheid

La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide.

La question de l’accès à l’eau illustre parfaitement cette situation profondément inégalitaire. Contrairement aux pays voisins, la région située entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée ne souffre pas de pénuries d’eau. Pourtant, les populations palestiniennes de Cisjordanie et de Gaza sont affectées de manière chronique par une crise de l’accès à l’eau, en raison de la primauté donnée aux populations juives imposée par l’occupation, et de l’apartheid pratiqué autour des infrastructures hydrauliques. Depuis le début de l’occupation de la Cisjordanie en 1967, l’État d’Israël a monopolisé les sources d’eau douce, une pratique légitimée par les accords d’Oslo II en 1995, qui ont accordé à Israël le contrôle d’environ 80 % des ressources en eau présentes sur le territoire cisjordanien. Alors qu’Israël a perfectionné ses technologies de gestion des eaux et généralisé l’accès à l’eau de part et d’autre de la « Ligne verte », il devient de plus en plus difficile pour les Palestinien·nes d’accéder aux ressources en eau en raison de l’apartheid, de l’accaparement des terres et des dépossessions. En effet, l’État hébreu contrôle les sources d’eau douce, impose des quotas d’approvisionnement stricts à la population palestinienne, interdit tous les projets d’aménagement, tels que la création de puits, et a détruit à de nombreuses reprises des infrastructures d’approvisionnement en eau mises en place par les Palestinien·nes. En conséquence, la population juive israélienne installée entre le Jourdain et la Méditerranée dispose d’abondantes ressources en eau, grâce à l’accaparement et aux technologies de dessalement de l’eau de mer, tandis que la population palestinienne est confrontée à des pénuries chroniques qui s’aggraveront sous l’effet du changement climatique.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Les disparités sont frappantes : la consommation quotidienne d’eau par habitant·e en Israël était de 247 litres en 2020, soit plus de trois fois les 82,4 litres dont dispose quotidiennement chaque Palestinien·ne de Cisjordanie

Dans les territoires occupés, 600 000 colons israélien·nes illégaux utilisent six fois plus d’eau que les 3 millions de Palestinien·nes.

La situation est pire encore à Gaza. Même avant le génocide actuel, seuls 30 % des ménages disposaient d’un accès quotidien à l’eau, un chiffre qui a fortement chuté depuis le début de l’offensive israélienne

Dans un tel contexte de restrictions de l’accès à l’eau, les impacts du changement climatique sur la qualité et la disponibilité de l’eau seront dévastateurs, en particulier à Gaza.

Éco-normalisation et greenwashing à l’ère des énergies renouvelables

Face à l’escalade des tensions liées à l’eau, à l’environnement et au climat auxquelles sont confronté·es les Palestinien·nes, Israël se présente pourtant comme le champion des technologies vertes, du dessalement d’eau de mer et des projets d’énergie renouvelable, déployés en Palestine occupée et ailleurs. En se targuant d’être un pays développé et engagé pour le climat au milieu d’un Moyen-Orient aride et régressif, l’État hébreu utilise son image « écolo » pour justifier sa politique coloniale de dépossession, blanchir son régime de colonisation et d’apartheid et pour occulter les crimes de guerre commis contre le peuple palestinien. Les accords d’Abraham signés avec les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Maroc et le Soudan en 2020 ont permis de renforcer cette image, de même que d’autres accords conclus pour la mise en œuvre conjointe de projets environnementaux autour des énergies renouvelables, de l’agro-industrie et de l’eau. Il s’agit d’une manifestation de l’éco-normalisation, qui consiste à utiliser une forme d’« écologisme » pour blanchir et normaliser les oppressions et injustices environnementales engendrées dans le monde arabe et ailleurs

Officialisée en décembre 2020, la normalisation des relations entre le Maroc et Israël est issue d’un accord entre deux puissances occupantes et facilité par leur protecteur impérial (les États-Unis, sous la houlette de Donald Trump), par lequel Israël et les États-Unis ont également reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Depuis lors, les investissements et les accords réalisés par Israël au Maroc se sont multipliés, en particulier dans les secteurs de l’agroalimentaire et des énergies renouvelables.

Le 8 novembre 2022, lors de la COP 27 organisée à Charm el-Cheikh, la Jordanie et Israël ont signé un protocole d’accord sous l’égide des Émirats arabes unis, afin de poursuivre une étude de faisabilité pour deux projets interconnectés, nommés Prosperity Blue et Prosperity Green, qui constituent les deux pôles du projet global Prosperity. En vertu de cet accord, la Jordanie achètera 200 millions de mètres cubes d’eau par an à une station israélienne de dessalement d’eau de mer située sur la côte méditerranéenne, dans le cadre du projet Prosperity Blue. Cette station sera alimentée par une centrale solaire de 600 mégawatts (MW) installée en Jordanie (projet Prosperity Green), qui sera construite par Masdar, une entreprise publique émiratie spécialisée dans les énergies renouvelables. La rhétorique philanthropique déployée autour du projet Prosperity Blue masque la réalité du pillage des ressources en eau en Palestine orchestré par Israël depuis des dizaines d’années, comme nous l’avons vu plus haut, et permet à l’État hébreu de nier sa responsabilité dans les pénuries d’eau qui touchent toute la région, tout en se présentant comme un agent de la protection de l’environnement et de la maîtrise des technologies liées à l’eau. L’entreprise Mekorot, actrice majeure des activités de dessalement d’eau de mer en Israël, se positionne comme un leader mondial dans ce domaine, en partie grâce à la propagande israélienne d’éco-blanchiment. Les bénéfices générés par l’entreprise financent à la fois ses propres opérations, ainsi que l’apartheid de l’eau exercé par le gouvernement israélien à l’égard de la population palestinienne.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

En août 2022, la Jordanie a rejoint le Maroc, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, Bahreïn et Oman en signant un autre protocole d’accord avec deux entreprises israéliennes de production d’énergie, Enlight Green Energy (ENLT) et NewMed Energy, afin de mettre en œuvre des projets d’énergie renouvelable dans toute la région, notamment dans les domaines de l’énergie solaire, de l’énergie éolienne et du stockage de l’énergie. Ces initiatives renforcent l’image d’Israël en tant que plaque tournante de l’innovation en matière d’énergies renouvelables, tout en lui permettant de poursuivre son projet de colonisation et d’étendre son influence géopolitique dans la région. L’objectif est d’intégrer Israël aux sphères énergético-économiques du monde arabe en lui conférant une position dominante, et en créant de nouvelles dépendances qui renforcent la dynamique de normalisation et présentent l’État hébreu comme un partenaire indispensable. Face à l’aggravation des crises écologique et climatique, les pays qui dépendent de l’énergie, de l’eau ou des technologies contrôlées par Israël pourraient en venir à considérer que la lutte de libération des Palestinien·nes passe au second plan, cherchant avant tout à sécuriser leur propre accès à ces ressources.

Plutôt que de considérer le monde arabe comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste.

L’implication d’entreprises des pays du Golfe, telles que la société saoudienne ACWA Power et l’émiratie Masdar dans ces projets coloniaux met en évidence une caractéristique structurelle majeure du monde arabe. Plutôt que de considérer la région comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste. Non seulement les pays du Golfe sont nettement plus riches que leurs voisins, mais ils participent également à la capture et la ponction de la plus-value à l’échelle régionale, reproduisant ainsi les dynamiques d’extraction, de marginalisation et d’accumulation par dépossession qui caractérisent les relations entre les centres impériaux et leurs périphéries.

Croisade contre la nature et écocide à Gaza

Les crimes horribles qu’Israël commet actuellement contre la population et les milieux naturels à Gaza sont le prolongement d’une offensive de longue date qui continue de s’intensifier, comme le souligne Shourideh C. Molavi dans son livre Environmental Warfare in Gaza. En rejetant l’idée que l’environnement ne serait que le décor inerte du conflit, Molavi montre comment les pratiques coloniales de l’État d’Israël instrumentalisent les composantes environnementales pour mener une guerre militaire à l’intérieur, et autour de la bande de Gaza

En ravageant des terres, en imposant aux agriculteur·trices palestinien·nes des restrictions sur les types et la taille des cultures autorisées, et en éradiquant pratiquement toutes les oliveraies et les plantations traditionnelles d’agrumes, Israël déploie à Gaza une violence d’ordre écologique. Outre les incursions et les massacres à répétition, les bulldozers israéliens traversent régulièrement la bande de Gaza pour décimer les cultures et détruire les serres agricoles. Comme cela a été documenté par le groupe de recherche londonien Forensic Architecture, l’État hébreu a petit à petit étendu la superficie de son no-man’s land militarisé, dite « zone tampon », le long de la frontière orientale de Gaza.

Depuis 2014, Israël a également recours à un arsenal chimique pour pulvériser régulièrement des herbicides toxiques au moyen d’avions pulvérisateurs qui détruisent les plantations agricoles palestiniennes sur de vastes portions de territoire dans l’enclave de Gaza

À Gaza, les colonisateur·trices sont engagé·es depuis longtemps dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.

Avant même le début du génocide, ces pratiques avaient ravagé des parcelles entières de terres arables, privant les agriculteur·trices gazaoui·es de leurs moyens de subsistance tout en offrant à l’armée israélienne une meilleure visibilité pour cibler à distance et mener des attaques meurtrièresà dessein. Au lieu de « faire fleurir le désert », les colonisateur·trices sont engagé·es dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.

C’est dans ce contexte de reconfiguration brutale du paysage biopolitique de Gaza (et de la Palestine historique dans son ensemble) par la colonisation qu’a eu lieu l’attaque du Hamas du 7 octobre. Depuis, les crimes commis par Israël à Gaza peuvent désormais être qualifiés d’écocide. L’étendue des dommages sur le territoire n’a pas encore été documentée, et les statistiques sont rapidement dépassées à mesure que l’État hébreu perpétue le génocide. On peut néanmoins citer ici quelques faits établis.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Comme le montre le groupe de recherche Forensic Architecture, dont les analyses s’appuient sur des images satellite, depuis le mois d’octobre 2023, les forces israéliennes ont systématiquement pris pour cible des vergers et des serres, dans une volonté délibérée de commettre un écocide et d’aggraver la famine catastrophique qui sévit actuellement à Gaza, et qui s’inscrit dans une stratégie plus large consistant à priver la population palestinienne des ressources dont elle a besoin pour survivreThe Guardian en mars 2024 montre qu’à cette date, près de la moitié de la couverture arborée et des terres agricoles de Gaza avaient été anéanties, notamment par l’usage illégal de phosphore blanc. Comme le décrit un article du Guardian, les oliveraies et les fermes ont été réduites à des tas de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, et l’air est pollué par la fumée et les particules toxiques

La rupture de l’approvisionnement en eau constitue l’une des facettes les plus meurtrières de l’écocide perpétré par Israël à Gaza. Avant même le début du génocide, environ 95 % des ressources en eau de l’unique nappe phréatique de Gaza étaient contaminées et impropres à la consommation ou à l’irrigation, conséquence du blocus inhumain et des attaques régulières commises par Israël pour empêcher la création et la réparation d’infrastructures de gestion des eaux et d’usines de dessalement. Depuis octobre 2023, les installations et les infrastructures hydrauliques à Gaza ont été totalement détruites, ce qui a entraîné une rupture de l’approvisionnement en eau potable et de gestion des eaux usées. Cette situation provoque de nombreux cas de déshydratation et des maladies, comme la typhoïde.

Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant » » par le Forum palestinien d’agroécologie, février 2025.

Outre les destructions directes causées par les attaques militaires, le manque de combustible a contraint les habitant·es de Gaza à abattre des arbres pour pouvoir cuisiner ou se chauffer, ce qui vient aggraver la raréfaction des arbres dont souffre actuellement le territoire. En parallèle, même les sols qui subsistent sont menacés par les bombardements israéliens et les destructions. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), bombarder des zones peuplées de manière intensive génère une contamination des sols et des eaux souterraines sur le long terme, à cause de l’afflux de munitions et parce que les bâtiments effondrés libèrent des substances dangereuses telles que l’amiante, des produits chimiques industriels et du carburant dans l’air, les sols et les eaux souterraines

L’écocide perpétré par Israël à Gaza s’étend jusqu’à la mer et au-delà, la côte méditerranéenne étant désormais saturée d’eaux usées et de déchets. Après qu’Israël a coupé l’approvisionnement en carburant de Gaza après le 7 octobre, les coupures d’électricité ont empêché le pompage des eaux usées vers les stations d’épuration, et 100 000 mètres cubes par jour d’eaux usées ont été déversés dans la Méditerranée. Outre la destruction des infrastructures sanitaires, les attaques contre les hôpitaux et le personnel de santé, et les restrictions sévères imposées à l’entrée de fournitures médicales sur le territoire, cette situation a créé les conditions « parfaites » propices à l’apparition de maladies infectieuses, telles que le choléra, et à la résurgence de maladies autrefois éradiquées par la vaccination, comme la polio

La longue liste des destructions décrites dans les paragraphes précédents ont conduit de nombreux expert·es et observateur·trices à affirmer que les attaques répétées d’Israël contre les écosystèmes à Gaza ont rendu le territoire invivable.

« Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir. »

Gustavo Petro, président de la Colombie

La Palestine contre l’impérialisme américain et le capitalisme fossile mondial

Lors de la COP 28, sommet sur le climat qui s’est tenu à Dubaï en décembre 2023, le président colombien Gustavo Petro a déclaré que « Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir.

Cela révèle également comment la guerre et les complexes militaro-industriels alimentent la crise climatique. En effet, l’armée américaine est l’institution qui émet le plus de CO2 au monde

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Mais le lien entre la première puissance mondiale et ce qui se passe en Palestine est encore plus profond. La lutte pour la libération des Palestinien·nes est indissociable de la résistance contre le capitalisme fossile et l’impérialisme américain. La Palestine est située au cœur du Moyen-Orient, une région qui occupe une place centrale dans l’économie capitaliste mondiale, non seulement en raison des flux commerciaux et financiers qu’elle concentre, mais aussi car celle-ci constitue le noyau du système mondial des combustibles fossiles, assurant environ 35 % de la production de pétrole à l’échelle mondiale

L’hégémonie américaine au Moyen-Orient, et ses effets sur le système du capitalisme fossile mondial, repose sur deux piliers : l’État d’Israël et les monarchies du Golfe. Le premier, décrit par l’ancien secrétaire d’État américain Alexander Haig comme « le plus grand porte-avions américain au monde, impossible à couler », représente le point d’ancrage de l’empire américain dans la région en participant au contrôle des ressources en combustibles fossiles, ce qui ouvre la voie à l’innovation en matière de technologies de surveillance et d’armement. Son intégration dans l’économie de la région s’opère par le biais de secteurs tels que l’agro-industrie, les énergies et la désalinisation. Pour renforcer leur domination, les États-Unis et leurs alliés s’emploient activement à normaliser la position d’Israël dans la région. Ce processus a débuté avec les accords de Camp David de 1978 et le traité de paix signé entre Israël et la Jordanie en 1994, suivis par les accords d’Abraham conclus en 2020 avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Avant le 7 octobre, la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite était imminente, dans le cadre d’un accord conçu sous l’égide des États-Unis qui aurait anéanti la cause palestinienne. Les actions de la résistance palestinienne ont perturbé ces plans.

La libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale.

Tout cela démontre que la libération du peuple palestinien ne relève pas simplement d’une question de morale ou de droits humains ; il s’agit aussi d’une confrontation directe avec l’impérialisme américain et le système du capitalisme fossile. C’est pourquoi la libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale. Cela implique de s’opposer à la normalisation d’Israël et de soutenir le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), notamment dans le domaine des technologies vertes et des énergies renouvelables. Il ne peut y avoir de justice climatique sans démanteler la colonie sioniste d’Israël et renverser les régimes réactionnaires des pays du Golfe. La Palestine est en première ligne sur le front international contre le colonialisme, l’impérialisme, le capitalisme fossile et la suprématie blanche. C’est pourquoi les mouvements pour la justice climatique et les organisations antiracistes et anti-impérialistes doivent soutenir la lutte de libération, et défendre le droit des Palestinien·nes à résister par tous les moyens nécessaires.

Résistance et éco-soumoud

Face au cataclysme qu’elle subit, la population palestinienne continue de résister et de nous inspirer jour après jour par son soumoud (détermination, fermeté). Ce terme a de multiples significations. La chercheuse et militante palestinienne Manal Shqair le définit comme un ensemble de pratiques quotidiennes de résistance et d’adaptation aux difficultés de la vie quotidienne sous la domination coloniale imposée par Israël

Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Démembrer et pulvériser les corps : sur la guerre d’anéantissement à Gaza » de Suzanne Beth, janvier 2025.

En introduisant le concept d’éco-soumoud, qui renvoie aux actes quotidiens de ténacité des Palestinien·nes qui emploient des moyens écologiques ancrés dans la terre afin de maintenir un lien profond avec celle-ci, les travaux de Manal Shqair nous permettent d’approfondir notre compréhension de la persévérance du peuple palestinien. Cette notion englobe les savoirs autochtones, les valeurs culturelles et les pratiques quotidiennes que les Palestinien·nes mettent en œuvre pour résister à la rupture violente de leur lien avec la terre. L’éco-soumoud repose sur l’idée que les seules réponses viables aux crises écologique et climatique sont celles qui soutiennent la quête de justice, de souveraineté et d’autodétermination du peuple palestinien, en mettant fin au régime israélien d’occupation et d’apartheid qui, en tant que colonie de peuplement, doit être démantelé. La pratique de l’éco-soumoud est ancrée dans la foi qu’il est possible de vaincre le colonialisme israélien, et véhicule l’aspiration inébranlable des populations colonisées à être elles-mêmes maîtresses de leur destin.

La résistance héroïque dont font preuve les Palestinien·nes, qui s’exprime à travers la notion d’éco-soumoud et par un profond attachement à la terre, est une source d’inspiration pour les mouvements progressistes du monde entier, en lutte pour un monde plus juste face à des désastres qui s’accumulent. Pour conclure ce chapitre, on peut citer l’écomarxiste Andreas Malm, qui établit un parallèle poignant entre la résistance du peuple palestinien et la lutte contre le réchauffement climatique :

« Qu’est-ce que le front climatique peut apprendre de la résistance palestinienne ? Que même lorsque la catastrophe est intégrale, implacable et ininterrompue, nous continuons à résister. Même lorsqu’il est trop tard, lorsque tout a été perdu, lorsque les terres ont été saccagées, nous sortons des décombres et nous nous battons. Nous ne cédons pas, nous ne nous rendons pas, nous n’abandonnons pas, car les Palestinien·nes ne meurent pas. Les Palestinien·nes ne seront jamais vaincu·es. Une armée puissante est perdante si elle ne gagne pas, mais une armée de résistance faible est gagnante tant qu’elle ne perd pas. J’espère que la guerre en cours à Gaza se terminera avec une résistance intacte, ce qui serait une victoire. La pérennité de la résistance palestinienne serait en soi une victoire, car nous continuerons à nous battre, quels que soient les désastres que vous déversez sur nous. C’est une source d’inspiration pour le front de lutte contre le changement climatique. En cela, les Palestinien·nes ne se battent pas seulement pour eux-mêmes. Ils et elles se battent pour l’humanité toute entière, pour l’idée d’une humanité qui résiste aux catastrophes, quelle qu’en soient les formes, et qui continue à se battre malgré la supériorité écrasante de ses adversaires. Je pense qu’il y a toutes sortes de raisons d’être solidaire de la résistance palestinienne, pour son propre bien, mais aussi pour le nôtre.

La tâche qui nous attend est très difficile mais, pour répondre à l’appel formulé par Frantz Fanon, nous devons, dans une relative obscurité, découvrir notre mission, la remplir et ne pas la trahir


Illustration principale : ©Fourate Chahal El Rekaby.

NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !

Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.

À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.

Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.

En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.

Merci ❤️ !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

3 / 3

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌞