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25.03.2025 à 16:23

Malaise dans la décolonialité – Débats au sein des critiques du colonialisme

Jérôme Baschet

Il n’y a pas « une » mais « des » pensées décoloniales. Selon les auteurices du livre « Critique de la raison décoloniale », un courant en particulier, né dans les universités étasuniennes et influent sur le continent américain, s’accapare toutefois le domaine. La sortie de l’ouvrage en français est l’occasion pour l’historien Jérôme Baschet d’identifier les nœuds de cette controverse et d’appeler à un débat plus ample.

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Texte intégral (6858 mots)
Temps de lecture : 35 minutes

À propos du livre collectif Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, paru aux éditions de L’Échappée en 2024, traduit de l’espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin et préfacé par Mikaël Faujour.

Ce livre est la traduction partielle d’un volume collectif coordonné par Pierre Gaussens et Gaya Marakan, et publié en 2020 par l’Universidad Nacional Autónoma de México avec un titre affichant sa référence à Franz Fanon : Piel blanca, Máscaras negras. Crítica de la razón decolonial. De ce volume ont été conservées l’introduction des deux coordinateurs et quatre contributions (sur douze), auxquelles a été ajouté un texte issu d’un autre ouvrage collectif, paru en Argentine en 2021. Quant à l’avant-propos de Mikaël Faujour, il propose une présentation critique de la réception de la pensée décoloniale en France.

La raison d’être de ce volume est l’inquiétude des auteurs et autrices face à l’influence grandissante, dans le monde universitaire et dans le champ intellectuel, de la pensée décoloniale, ou plus précisément d’une forme particulière de celle-ci, dont ils jugent sévèrement les biais et qu’ils n’hésitent pas à qualifier d’« imposture intellectuelle ». Accusant les auteurs décoloniaux d’user de divers stratagèmes pour placer leurs thèses au-dessus de tout questionnement, ils estiment nécessaire d’allumer un contre-feu ou, à tout le moins, d’ouvrir un débat argumenté sur une forme de pensée en plein essor. C’est ce qui justifie qu’on s’intéresse à cet ouvrage et qu’on prenne part à un tel débat.

Il faut préciser d’emblée que ce volume ne prétend pas dresser un panorama général des pensées décolonialesses thèses ; Rodrigo Castro Orellana analyse les concepts de « différence coloniale » et de « pensée frontalière » chez Mignolo ; Brian Jacob Bonilla Avendaño identifie les biais de la dénonciation de l’eurocentrisme chez Grosfoguel ; Martin Cortés s’élève contre l’ontologie de l’origine et de la pureté qui prévaut chez ces mêmes auteurs ; enfin, Andrea Barriga s’attaque au le concept central de « colonialité », legs majeur de Quijano

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Justifié et pertinent, ce choix n’en marque pas moins une limite du livre : la « critique de la raison décoloniale » n’est menée que pour autant qu’on la limite au groupe Modernité/Colonialité et à ceux qui en reprennent les thèses fondamentales. En conséquence, aussi fondée que puisse être sa critique, l’ouvrage ne saurait prétendre sceller le sort de la pensée décoloniale dans son ensemble. À cet égard, deux cas intéressants peuvent être mentionnés. Défendant une épistémologie du Sud encline à la décolonisation épistémique, Boaventura de Sousa Santos est mentionné par les auteurs du volume et judicieusement soustrait à leurs critiques

Par ailleurs, il est important de situer la perspective de ses auteurs qui, à l’évidence, n’a rien à voir avec une critique conservatrice célébrant la grandeur de la civilisation occidentale ou pourchassant les fantasmes du wokisme. Tous revendiquent une perspective d’émancipation, alliant critique du colonialisme et ancrage dans les courants non dogmatiques du marxisme. Ainsi, Cortés s’appuie sur le « communisme inca » de José Carlos Mariategui et sur le Marx tardif des lettres à Vera Zassoulitch, tandis qu’Inclán en appelle à Walter Benjamin. Surtout, Fanon est la figure tutélaire du volume, liant marxisme et anticolonialisme. L’introduction convoque sa pensée contre les auteurs décoloniaux – qui le revendiquent aussi, mais auxquels on peut reprocher de trahir ses principales leçons. Est rappelée sa capacité à reconnaître dans ses dimensions les plus profondes l’expérience des colonisés, mais sans jamais renoncer à une conscience universaliste. Est soulignée aussi son insistance à récuser tout enfermement dans une identité noire et, plus largement, dans les catégories imposées par les dominants : « à partir du moment où le nègre accepte le clivage imposé par l’Européen, il n’a plus de répit » ; car, alors, « le Blanc est enfermé dans sa blancheur, le Noir dans sa noirceur » ; et c’est pourquoi il faut « libérer l’homme de couleur de lui-même » et proclamer que « le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc ». Ainsi, Fanon met à jour l’oppression coloniale et la combat, tout en proclamant, au plus loin de toute essentialisation des identités opprimées : « je suis un homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue. Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte »

Frantz Fanon lors d’une conférence de presse du Congrès des écrivains à Tunis en 1959. Wikimedia.

Pour tenter d’approfondir le débat appelé de leurs vœux par les auteurs du livre, on exposera, en les regroupant en quatre axes principaux, les critiques qu’ils adressent aux penseurs décoloniaux, pour l’essentiel pertinentes et importantes. On les prolongera sur certains points et on les soumettra à leur tour à la critique, en proposant de repérer certains biais liés au point de vue depuis lequel la critique est formulée. Enfin, afin de sortir des limites des deux positions en présence, on proposera d’opérer un déplacement permettant de repenser les enjeux de la décolonialité au prisme d’une expérience concrète de lutte, l’expérience zapatiste, entendue comme source d’inspiration pertinente pour lier luttes des subalternes du Sud et perspectives planétaires anticapitalistes

Géopolitique du savoir décolonial

On s’attardera peu sur le premier axe de la critique menée par les auteurs du livre. Dans l’introduction notamment, ils dénoncent une emphase théorique, volontiers jargonnante, associée à une absence de toute recherche empirique, à un manque de connaissance des mondes indigènes et de leurs langues, et de surcroît sans connexion avec les luttes indigènes du continent (p. 39-40 et 55-57). Ils insistent sur la position contradictoire d’une théorie qui prétend énoncer le point de vue des subalternes d’un Sud colonisé, mais qui s’élabore dans les centres universitaires nord-américains.

Sur ce point, la critique lancée par Silvia Rivera Cusicanqui, et reprise dans le volume, ne manque pas de force. La sociologue bolivienne et aymara, dont l’œuvre importante est malheureusement méconnue en France, a introduit les études subalternes de l’Inde en Amérique latine et a impulsé, à partir de 1983, le « Taller de Historial Oral Andina », une expérience novatrice de co-construction du savoir avec les communautés indigènes

« Découverte et conquête de l’Amérique », de J. H. Campe, T. de Iriarte, Tomás et A. Carnicero, 1817. Wikimedia.

Simplisme historique et « 1492-centrisme »

Les contributeurs du livre accusent les penseurs décoloniaux de s’en tenir le plus souvent à des données historiques squelettiques. Au-delà de nombreuses erreurs factuelles dont la liste serait fastidieuse1492-centrisme. Certes, il ne s’agit aucunement de nier l’importance fondamentale de cette date, qui indique le début d’un cycle historique marqué par une expansion européenne inédite, impliquant la colonisation d’un continent presque entier, la destruction brutale de civilisations entières et l’effondrement des populations amérindiennes, décimées à 90%. Il est, en revanche, problématique de considérer, comme le font les auteurs décoloniaux, que tout est né, et d’un coup, en 1492 (même en comprenant cette date non littéralement, mais comme marqueur du début de la colonisation américaine). Pour Quijano, « en 1492, avec la naissance de l’Amérique et de l’Europe, du capitalisme et de la modernité, débute un processus de reconcentration brutale et violente du monde » (p. 190). Tout naît alors : non seulement l’idée de l’Europe et de l’Amériquetoute l’histoire de l’humanité. Quijano encore : « l’Amérique latine (…) est le sujet fondamental de l’histoire de ces cinq cents dernières années. Avec la constitution de ce que nous appelons l’Amérique, se constitue aussi le capitalisme mondial et commence la période de la modernité » ; « au même moment et dans le même mouvement, le pouvoir capitaliste émergent devient mondial… et la colonialité ainsi que la modernité s’établissent également en tant qu’axes centraux de son nouveau modèle de domination » (p. 212). Faisant de la conquête américaine le pivot de toute l’histoire moderne, ce 1492-centrisme est aussi un américano-centrisme assumé, puisque l’Amérique latine est érigée en « sujet fondamental de l’histoire ».

Lire aussi sur Terrestres : Lina Álvarez-Villarreal, « Luttes féministes en Amérique latine : penser ensemble le patriarcat et le colonialisme », mai 2023.

Bien compréhensibles d’un point de vue latino-américain, de telles affirmations tendent à occulter le rôle historique des autres continents non européens et de minimiser l’oppression coloniale subie par leurs peuplese et le 18e siècles, ni l’Amérique ni même l’Europe ne peuvent être considérées comme le centre du monde, car l’Inde et la Chine demeurent alors des puissances considérables, que l’Europe est encore incapable de défier. C’est seulement dans la seconde moitié du 18e siècle qu’intervient un basculement décisif, avec le début de la conquête de l’Inde par la Grande-Bretagne et l’amorce de la « grande divergence » entre la Chine et l’Europe ; et ce n’est qu’à partir du 19e siècle que l’on peut parler d’un monde entièrement eurocentré, dans lequel l’Europe exerce une hégémonie complète

En rappelant ces faits, je ne cherche aucunement à minimiser l’importance historique de la mainmise européenne sur le continent américain (son rôle doit être analysé avec précision, y compris en tenant compte de ses effets différés) ; mais il ne faut pas pour autant lui donner une portée qu’elle ne saurait avoir. Au schématisme historique décolonial, il faut donc opposer que la domination planétaire européenne se forme de manière progressive et à travers deux moments essentiels et bien distincts : la colonisation du continent américain par les puissances ibériques ; puis l’emprise sur les grandes puissances asiatiques et sur l’Afrique par les puissances du nord de l’Europe.

Il est plus difficile encore de soutenir que le capitalisme et la modernité sont nés d’un coup en 1492. Barriga relève ainsi l’incohérence de Quijano qui proclame la naissance de la modernité en 1492 mais doit, lorsqu’il veut définir l’épistémè moderne, se déporter vers le 17e siècle et la figure de Descartes, tenue pour fondatrice (p. 212). Plus largement, faire de 1492 le début de la modernité revient à répéter les fadaises des périodisations scolaires qui nous ont habitués à croire que le Moyen Âge aurait alors cédé la place à la gloire des Temps dits Modernes. Quoi qu’on pense d’une telle césuree siècle, avec l’essor des sciences modernes, l’individualisme et le grand partage entre l’Homme et la Nature, et la seconde moitié du 18e siècle, avec les Lumières et l’émergence du régime moderne d’historicité, fondée sur l’idée de Progrès. Quant à l’idée que le capitalisme commencerait en 1492, c’est une question trop vaste pour qu’on prétende en débattre ici

Faire de 1492 le début de la modernité revient à répéter les fadaises des périodisations scolaires qui nous ont habitués à croire que le Moyen Âge aurait alors cédé la place à la gloire des Temps dits Modernes.

Plus cruciale encore est l’idée que la colonialitérien avant (« l’idée de race n’existait pas dans l’histoire du monde avant l’Amérique ») et qu’elle apparaît d’un coup (« l’idée de race est, sans aucun doute, l’instrument le plus efficace de domination sociale inventé au cours des cinq cents dernières années. Produite au tout début de la formation de l’Amérique et du capitalisme, dans la transition du XVe au XVIe siècle, elle s’est imposée aux peuples de la planète au cours des siècles suivants comme faisant partie intégrante de la domination coloniale de l’Europe »). Or Barriga fait remarquer que la notion de race est absente chez les auteurs espagnols du 16e siècle, comme Sahagún ou Las Casas, et n’apparaît comme telle qu’au 18e ou, mieux, au 19e siècle, tandis que si l’on se réfère à une conception non biologique de la race, on doit au contraire remonter à l’Antiquité romaine. Plus largement, c’est une histoire longue de la lente émergence de la notion de race et des discriminations qui lui sont associées que les travaux historiques invitent à saisir

Bartolomé de las Casas, « Bref récit de la destruction des Indes », 1552. Wikimedia.

Au total, la critique visant le simplisme historique des auteurs décoloniaux paraît fondée. Cherchant à faire émerger de Grandes Entités s’opposant de manière dichotomique dans l’espace-temps unifié de la modernité, ils sont incapables de penser de véritables processus historiques, compris dans leurs contradictions et leurs dimensions multifactorielles. Toutefois, il paraît possible de sauver la notion de colonialité – une opportune manière de saisir les asymétries associées au fait colonial, dans toutes leurs dimensions – à condition de lui restituer son histoire et de saisir la diversité de ses formes. Ainsi, dans la perspective que je défends, il n’y a pas une colonialité, mais au moins deux, qui correspondent à des configurations successives de la colonisation européenne et sont régies par des principes radicalement différents : la première, à partir du 16e siècle, n’est ni moderne ni capitaliste, mais féodo-ecclésiale et son principe d’expansivité initial est l’universalisme chrétien ; seule la seconde, à partir de la fin du 18e siècle, est proprement capitaliste, mue par la logique d’expansion de la valeur et par les principes du Progrès et de la modernité

Essentialisation de l’Occident

Faisant fi d’une véritable analyse historique, les auteurs décoloniaux se contentent de mettre en scène des blocs homogènes et figés. C’est pourquoi l’une des principales critiques qui les visent tient à leur essentialisation de l’Occident – soit sa réduction à une essence, unique et immuable. Certes, ils n’ignorent pas qu’il existe plusieurs courants au sein de la pensée européenne. Mais, comme le note Cortés, ces différences comptent peu et sont subsumées sous l’unité fondamentale de l’eurocentrisme. Et Mignolo d’affirmer : « l’eurocentrisme et l’occidentalisme reviennent au même : tous les deux se réfèrent à une centralisation et à une hégémonie des principes de connaissance et d’interprétation que l’on peut observer dans toutes leurs variantes, même quand il existe des différences entre elles, comme (…) entre les chrétiens, les libéraux et les marxistes » (p. 145)

La dénonciation systématique de l’eurocentrisme permet aux auteurs décoloniaux de liquider à peu de frais l’ensemble du marxisme.

En conséquence, pour ces auteurs, il ne saurait exister aucune pensée réellement critique et émancipatrice au sein de la modernité occidentale, dès lors que la colonialité y est systématiquement « passé[e] sous silence » (Mignolo, p. 225). Là encore, Cortés fait valoir le caractère simplificateur d’une telle perspective

Mais le point crucial de la critique relative à l’essentialisation de l’Occident semble être le suivant. Comme le souligne judicieusement Inclán, la réduction de l’Europe à un bloc tout entier situé du côté de la domination coloniale empêche de prendre en compte les rapports de domination en son sein – oubliant ainsi qu’il existe « des dominés parmi les dominants » et « des dominants parmi les subalternes » (Gaussens-Makaran, p. 34). Soucieux de « penser la dialectique de l’Europe dans les processus colonisateurs », Inclán identifie, derrière la colonialité, une matrice qu’il qualifie de « valorisation de la valeur » et qui « doit d’abord coloniser l’Europe pour se réaliser » et pour « créer les conditions de l’expansion du capitalisme » jusqu’en Amérique (p. 61). Même si on ne partage pas le détail de sa proposition, il en ressort qu’une lecture historique un tant soit peu solide se doit d’analyser les interactions entre les formes de domination internes à l’Europe et les formes de domination qu’elle impose aux peuples colonisés. Dès lors, le point de vue des subalternes ne conduit pas à exhiber la seule ligne de clivage opposant l’Occident et ses autres, mais à rechercher ce qui unit souterrainement les dominés du système social européen et les colonisés placés sous le joug de l’Europe – et ce, sans nullement occulter la subalternité spécifique qui accable les seconds.

Couverture du livre « Piel blanca, Máscaras negras. Crítica de la razón decolonial » (2020). Traficantes de sueños.

Assignations simplistes et affirmations réductionnistes

Simplification historique et essentialisation dichotomique aboutissent à une situation dans laquelle il n’y a que deux lieux d’énonciation possibles : d’un côté, celui de la modernité européenne et, de l’autre, les espaces situés aux frontières de celle-ci, où peut se faire entendre la voix des subalternes (ce que Mignolo nomme « pensée frontalière »). Si le caractère manichéen de cette configuration est patent, la nature du clivage mis en jeu est incertaine. Gaussens et Makaran s’en prennent à l’idée d’une « détermination des conditions géographiques de production » des travaux intellectuels et à la « corrélation supposée entre leur emplacement géo-historique et leur positionnement épistémologique », à quoi ils opposent que « les coordonnées spatiales d’une œuvre sont un simple épiphénomène, car elles n’ont pas d’influence sur le sens géopolitique du texte » (p. 31). Toutefois, l’argument paraît trop réducteur, car l’Europe (ou l’Occident), pour les auteurs décoloniaux, n’est pas un lieu géographique mais bien plutôt un espace épistémique, identifiable à la modernité ; et c’est donc l’appartenance ou non à celle-ci qui constitue la détermination fondamentale du lieu d’énonciation de chaque forme de pensée.

Toutefois, le réductionnisme grossier de cette affirmation, même reformulée ainsi, paraît si évident que deux anthropologues colombiens, Eduardo Restrepo et Axel Rojas, ont entrepris de dédouaner les auteurs décoloniaux d’une telle conception : selon eux, Grosfoguel ne présuppose pas un lien mécanique entre lieu de la pensée et perspective adoptée, notamment parce qu’il ne suffit pas d’être situé dans le « locus » de l’opprimé pour avoir accès à une épistémè réellement subalterne (p. 86). Les écrits de Mignolo sont cependant tissés d’ambiguïtés à cet égard. En réponse aux critiques de Ricardo Salvatore sur l’existence d’un « privilège épistémique » des colonisés, il paraît reconnaître une possibilité universelle de « devenir subalterne », fondée sur la capacité des individus à s’identifier à la « différence coloniale » et à s’engager auprès d’elle. Pourtant, avec la catégorie de pensée frontalière faible, il réintroduit une forme de déterminisme partiel du « lieu » de la pensée. Par exemple, Bartolomé de Las Casas peut rendre compte de l’expérience du sujet colonial, mais il s’agit d’une « pensée frontalière faible », propre à ceux qui « sans être déshérités, adoptent la perspective de ces derniers » (p. 87). Tandis que des auteurs comme Guamán Poma de Ayala ou Fanon peuvent accéder à une « pensée frontalière forte », parce qu’ils appartiennent à une culture amérindienne ou portent dans leur chair l’expérience des damnés de la terre, des auteurs européens n’ayant pas souffert personnellement de la colonisation seraient condamnés à un « déficit épistémique » insurmontable. Il ne s’agit certes pas de sous-estimer l’impact de ce différentiel d’expérience ; mais de regretter que le découpage a priori entre pensées frontalières forte ou faible conduise à occulter, par exemple, la capacité transgressive d’un Las Casas s’arrachant à l’ethnocentrisme au point de tenir les peuples amérindiens pour aussi civilisés, notamment en termes d’organisation politique ou de mœurs, que les anciens Romains ou que les Espagnols de son temps, et affirmant que les conquêtes effectuées par ces derniers sont illégitimes et qu’il faut restituer leurs royaumes aux indigènes

Lire aussi sur Terrestres : Báyò Akómoláfé, « Nous danserons avec les montagnes », mars 2024.

Bien que ce soit par la souffrance éprouvée que Mignolo justifie le clivage entre pensées frontalières forte et faible, celui-ci recouvre un écart ethno-racial auquel les individus ne peuvent rien changer. Castro en conclut que « Mignolo incorpore au cœur de sa proposition d’une pensée dissidente la classification ethno-raciale qu’il a pourtant dénoncée en tant que caractéristique de la modernité » (p. 88-90). Par son ambiguïté même, sa position ouvre la voie à l’un des effets les plus problématiques de l’influence décoloniale : établir un lien d’identification univoque entre les énoncés et un lieu d’énonciation défini par la seule différence coloniale, et donc tendanciellement ramené à l’identité ethno-raciale – ce qui, dans les cas extrêmes, peut conduire à disqualifier une proposition au seul motif de la couleur de peau de qui l’énonce.

Critique de la critique

Tout en partageant largement les principales critiques formulées envers les membres du groupe Modernité/Colonialité, il me semble que les présupposés depuis lesquels les auteurs du livre les énoncent peuvent être également critiqués

Et si Mignolo et ses confrères tendent à rechercher une pureté indigène entièrement située hors des paramètres de la modernité, les auteurs du livre adoptent une perspective strictement inverse en laissant entendre que les ontologies amérindiennes n’ont pas pu survivre à l’imposition coloniale et aux hybridations culturelles qui en ont découlé (p. 106). Inclán affirme même qu’« il n’y a pas (…) d’Amérique profonde dont on pourrait retrouver la substance. Les paléo-Amérindiens ne sont pas à l’origine des identités indigènes issues de la colonisation », car ils « ont subi une mutation si radicale qu’il est très difficile (…) de saisir ce qu’il en reste » (p. 67).

L’Amérique nouvellement cartographiée, XVIIe siècle. Wikimedia.

Que les formes de vie et les ontologies amérindiennes aient été radicalement bouleversées par la colonisation et n’aient pas été préservées dans leur pureté ou leur essence – au demeurant inexistantes – est une évidence. Mais affirmer qu’il ne reste rien de ces cultures et que les indigènes actuels ne peuvent pas être considérés comme « les héritiers directs de cultures matérielles antérieures à la conquête et à la colonisation », c’est faire fi des revendications légitimes de ces peuples, comme des acquis de la discipline anthropologique (à commencer par le magnifique Mexique profond de Bonfil Batallaer janvier 1994 (« nous sommes le produit de 500 ans de lutte »

Les auteurs du livre mènent une critique pertinente de la pensée des fondateurs du courant décolonial. Mais leur critique s’expose aux défauts inverses de ceux qui sont reprochés aux auteurs décoloniaux.

Par ailleurs, si les auteurs du livre sont fondés à critiquer le fait d’ériger la blessure coloniale en unique ligne de division fondamentale au sein du monde moderne, certains d’entre eux tendent parfois à en minimiser l’importance. Castro a, certes, raison de rappeler que le colonialisme – et, pourrait-on ajouter, l’esclavage – n’est pas seulement européen et moderne, mais affirmer que « depuis des millénaires, l’homme est un animal colonisateur » (p. 104) est une périlleuse généralisation qui revient à noyer le poisson d’un phénomène aussi singulier que la capture durable d’un continent presque entier dans une conceptualisation beaucoup trop vague du colonialisme.

Enfin, si les décoloniaux sont enclins à affecter d’un signe négatif rédhibitoire tout ce qui relève de l’Occident, les auteurs du livre n’échappent pas toujours au penchant symétrique consistant à célébrer, dans quelques cas de façon résolument acritique, les apports de la modernité. Ainsi, Barriga se lance-t-elle dans un couplet louant « les réussites [de la science] au service de l’humanité », tels que les vaccins ou la mise en orbite des satellites de communication, et affichant une neutralité platement positiviste, bien éloignée de ce qu’exige une véritable réflexivité scientifique (p. 203).

Au total, les auteurs du livre mènent une critique pertinente de la pensée des fondateurs du courant décolonial. Mais ils le font depuis une position parfois trop peu critique à l’égard de la modernité et, surtout, depuis la revendication d’un universalisme classiquement conçu. Il n’existe certes pas de complète homogénéité entre les auteurs du présent volume, qui ne revendiquent pas tous un marxisme hétérodoxe comme le font tout particulièrement Inclán et Cortés. Il n’en reste pas moins que leur critique s’expose tendanciellement aux défauts inverses de ceux qui sont reprochés aux auteurs décoloniaux.

Au crible de l’expérience zapatiste

Pour sortir du ping-pong entre ces positions opposées, le moment est venu d’opérer le déplacement annoncé, qui pourrait aboutir à un dépassement de certaines des oppositions mises en jeu. L’expérience zapatiste est, à l’évidence, une lutte indigène

En appelant à inventer « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes », les zapatistes délivrent une affirmation radicale de la nécessaire multiplicité des mondes.

Pourtant, les zapatistes prennent grand soin de ne pas se laisser enfermer dans une lutte strictement ethnique. Ils se méfient de l’idéalisation d’une supposée identité indigène et récusent toute hostilité systématique envers les non-indigènes : à la dénonciation du racisme inversé envers les métis, s’ajoute la relativisation des identités ethno-raciales, dès lors qu’ils ne définissent pas l’ennemi par la couleur de la peau mais par celle de l’argent

Rencontre zapatiste, 1996. Julian Stallabrass, Wikimedia.

Deux énoncés doivent donc être tenus ensemble : la lutte zapatiste est, profondément, une lutte indigène ; mais elle n’est pas seulement une lutte indigène. Elle est à la fois cela et autre chose aussi – une formule-clé pour déborder les approches identitaires

Si une telle conjonction peut s’opérer, c’est que la lutte zapatiste se définit à la fois comme indigène et comme anticapitaliste (d’abord à travers la critique du néolibéralisme, puis plus explicitement à partir de la Sixième Déclaration de la Selva lacandona, en 2005) – une conjonction que beaucoup ne peuvent concevoir

Les propositions zapatistes peuvent ainsi concourir à l’élaboration d’un nouvel universalisme, susceptible d’échapper aux critiques visant l’universalisme des Lumières – à savoir de n’être que l’universalisation de valeurs particulières, soit un « universalisme européen »

Lire aussi sur Terrestres : Jérôme Baschet, « Lettre à celles et ceux « qui ne sont rien », depuis le Chiapas rebelle », décembre 2018.

En appelant à inventer « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes », les zapatistes délivrent une affirmation radicale de la nécessaire multiplicité des mondes. Ils suggèrent que seule la disparition de la logique de la marchandise peut permettre ce déploiement des manières de faire monde, c’est-à-dire de formes de vie singulières, naissant des interrelations qui se nouent au sein de chaque milieu habité et en fonction de leurs mémoires particulières. Cette multiplicité des mondes est volontiers qualifiée, notamment parmi les courants décoloniaux, de plurivers

La race, pas plus que la colonisation, ne saurait être érigée en grille de lecture unique des dynamiques du système-monde moderne. On risquerait alors de reproduire la même vision unilatérale que, jadis, les approches exclusives en termes de classes.

Sur cette base, on peut se demander si la notion de plurivers, qui substitue le pluri- à l’uni-, ne risque pas de remplacer l’homogénéisation abstraite par la simple prolifération des différences, ce qui, dans une époque où règnent les fondamentalismes identitaires, n’est pas sans inconvénient. C’est pourquoi on pourrait préférer un autre néologisme, celui de plunivers qui, en combinant les deux préfixes (pluri- et uni-), rend sensible la conjonction nécessaire de la multiplicité et du commun. Mais l’approche zapatiste pourrait aussi inviter à plaider pour un universalisme des multiplicités, bien différent de l’universalisme de l’Un, hérité des Lumières. Quelle que soit l’expression choisie, il s’agit de concilier l’affirmation de la multiplicité des mondes et le souci d’un commun qui évite l’absolutisation des différences. Mais ce commun ne saurait être identifié à l’Un de l’homogène ou de l’unité abstraitement définie : il doit se construire sans rien sacrifier des différences, dans l’hétérogénéité des expériences.

L’enjeu décisif, dans la folie du monde actuel, est d’échapper au faux dilemme selon lequel il n’y aurait pas d’autres options que d’affirmer l’universel en récusant l’importance des différences (et donc en déniant la pertinence de luttes particulières, comme celles des peuples indigènes) ou d’exalter les différences en les absolutisant (et donc en niant toute possibilité d’une lutte commune avec d’autres différences). S’agissant des conceptions analysées ici, nous avons vu s’opposer, d’un côté, ceux qui affirment l’universel au risque de minimiser le clivage colonial et les différences qu’il instaure et, de l’autre, ceux qui récusent l’universel en absolutisant ce clivage, au point de condamner les luttes des dominés à une division tragiquement insurmontable. En revanche, les conceptions zapatistes, alliant lutte indigène et lutte anticapitaliste, invitent à récuser cette alternative stérile par l’affirmation conjointe d’une multiplicité des mondes, récusant toute indifférence aux différences, et d’une communauté planétaire, rejetant toute essentialisation des identités particulières.

San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexico. Wikimedia.

On peut réaffirmer, en guise de conclusion, la pertinence d’une critique de la colonialité, soucieuse de dénoncer ses asymétries persistantes , tout en pointant les périls auxquels les approches décoloniales s’exposent parfois.

– S’il est inacceptable de minimiser l’expérience et les souffrances endurées par celles et ceux que la domination coloniale a assignés à une position infériorisée, la race, pas plus que la colonisation, ne saurait être érigée en grille de lecture unique, ou même principale, des dynamiques du système-monde moderne. On risquerait alors de reproduire le même type de biais et la même vision unilatérale que, jadis, les approches exclusives en termes de classes. Et ce serait tout aussi réducteur pour l’analyse socio-historique que pernicieux sur le plan des stratégies politiques. Ne faut-il pas en effet chercher à favoriser les alliances possibles entre les dominés, plutôt que de les séparer par un clivage racial insurmontable et de s’enfermer dans la dichotomie infligée au monde par la domination coloniale

– S’il est essentiel de reconnaître que la configuration actuelle du système-monde et certaines de ses asymétries fondamentales sont très largement l’effet d’une domination européenne, puis occidentale, progressivement étendue à l’ensemble du globe, la dualité dichotomique Occident/non Occident ne saurait être érigée en boussole unique du jugement épistémique et politique, a fortiori si chacun de ces deux ensembles est pensé comme un bloc homogène et figé, dépourvu de contradictions et de dominations internes, et défini par la seule position qu’il est supposé occuper de part et d’autre de la différence coloniale. Outre les multiples inconvénients déjà signalés, une telle approche, aussi peu historique qu’essentialisante, risque fort d’aboutir à des postures campistes dont les dangers ont pu être largement constatés, de la Syrie à l’Ukraine. Dans une période de transition géopolitique où pourrait bien se jouer le découplage du capitalisme et de l’Occident, une telle théorie risque fort de faire office d’adjuvant des impérialismes extra-occidentaux, promis à une probable hégémonie planétaire.

– Si tout savoir est situé, il ne saurait être réduit mécaniquement aux déterminations supposées de son « lieu ». Et si tout énoncé doit être compris en lien avec ses conditions d’énonciation, il ne saurait être jaugé en fonction du seul critère de l’appartenance ou non de qui l’énonce à un ensemble aussi ample que l’Occident et, a fortiori, en fonction de sa seule identité ethno-raciale. Si la pensée décoloniale devait encourager, sinon par la littéralité de ses énoncés du moins par ses ambiguïtés, le fait de déconsidérer une proposition ou une pensée au seul motif que son énonciateur.rice puisse être qualifié·e d’européen·ne ou de blanc·he – ou de les encenser pour la raison inverse –, elle porterait la responsabilité d’un appauvrissement fatal du débat intellectuel et politique, ainsi que d’une impossibilité d’élaborer une pensée critique et anti-systémique par-delà des différences devenues insurmontables.

Au total, tout ce qui contribue à renforcer l’enfermement des individus dans une identité figée et univoque paraît hautement périlleux. C’est plus manifeste encore si cette identité est définie dans des termes élaborés par les dominants et s’avère, à ce titre, partie prenante de la domination elle-même. Qu’il s’agisse de la race ou d’ailleurs de la classe (définie par une place spécifique au sein des rapports de production propre au capitalisme), le risque est alors de s’interdire d’échapper à la domination que l’on prétend combattre. La revendication des appartenances ne peut échapper à de tels dangers qu’en assumant le nécessaire débordement anti-identitaire des identités, en déshomogénéisant chacune d’entre elles et en combinant des appartenances multiples, en articulant différentes échelles de lutte et en tissant du commun dans l’hétérogénéité.


Image d’accueil : Rencontre zapatiste, 1996. Julian Stallabrass, Wikimedia.

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Notes

18.03.2025 à 11:20

Marx, année zéro : vivre en communiste chez les Indiens

Michael Löwy

Que vous détestiez Marx parce qu'il incarne le prototype du théoricien dogmatique ou que vous voyiez en lui un penseur incontournable pour saisir notre modernité, ce livre est fait pour vous ! Dans un roman passionnant, « Marx en Amérique », Christian Laval conçoit une histoire alternative : et si Marx n’était pas mort en 1883 à Londres ? Laval imagine un Marx réinventant complètement sa vie et sa philosophie en allant s’installer chez les Indiens sénécas…

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Texte intégral (2262 mots)
Temps de lecture : 7 minutes

Introduction à l’ouvrage de Christian Laval, Marx en Amérique (Champ Vallon, 2025), suivie d’un extrait.

Voici un livre étonnant, hors du commun. À la fois roman, récit ethnographique et manifeste politique, il nous propose un autre Marx, un Marx communiste, certes, mais très éloigné du partisan du progrès et des forces productives de certains écrits très (trop) connus. L’auteur s’appuie, certes, sur ses Cahiers de Notes Ethnographiques, sur ses dernières lettres sur la Russie, mais il s’agit quand même d’un Marx inconnu, produit de l’imagination romancière.

Marx se rend aux États-Unis et devient l’ethnologue d’une communauté indienne

Le sociologue Christian Laval nous propose un Marx, qui, après avoir organisé en 1883 un faux enterrement, avec la complicité de ses filles et de Friedrich Engels, part en Amérique pour rencontrer les Iroquois dont parlait si bien l’anthropologue américain Lewis Morgan (1818-1881). Déguisé en George Tullok, ethnologue anglais d’origine germanique, il découvre au village de Tecumseh, dans l’État de New York, une communauté de Senecas, derniers descendants de la Confédération des Iroquois, qui luttent pour garder leurs traditions communistes, démocratiques et solidaires. Fasciné par cette expérience de « communisme concret », Marx finit par s’intégrer dans cette communauté, par épouser White Wing, une institutrice veuve, et par prendre une nouvelle identité : le Seneca Clever Fox. Sa solidarité avec les Iroquois va même le conduire à faire sauter le bureau d’une entreprise de spéculation foncière responsable de l’expropriation des terres indigènes : « la dynamite, voilà l’ultime arme de la critique »…

Fasciné par cette expérience de « communisme concret », Marx finit par s’intégrer dans une communauté issue de la Confédération des Iroquois, qui luttent pour garder leurs traditions communistes, démocratiques et solidaires.

Ce nouveau Marx reçoit après quelques années la visite de son ami Engels, qui l’accuse d’être devenu rousseauiste, et de sa fille Eleanor (« Tussy ») qui le compare à son ami William Morris. Devant sa fille, « Clever Fox » se livre à un bilan auto-critique : j’ai cru, dit-il, que la liberté passait par l’esclavage du capital, j’ai même osé parler de la « grande influence civilisatrice du capital » et du rôle révolutionnaire de la colonisation anglaise de l’Asie. Sa nouvelle conception de l’histoire est inspirée d’un célèbre passage de Morgan : « la nouvelle société de l’avenir sera une résurrection, sous une forme supérieure, de la liberté, égalité, fraternité des anciennes gentes ».

1914 – Buffalo New York, Vue panoramique des indiens Iroquois. Crédits : William Alexander Drennan, Bibliothèque du Congrès.

Rêvant d’une nouvelle Confédération de tous les autochtones de l’Amérique du Nord, et, pourquoi pas, de toutes les nations du monde, le vieux Clever Fox décide, à la fin du siècle, de mettre fin à ses jours en plongeant dans les chutes du Niagara. Dans un « Cahier de notes » (imaginaire) à la fin du livre, Marx explique sa nouvelle conception dialectique de l’histoire, en rupture avec l’idéologie bourgeoise du progrès : on doit revenir en arrière pour aller de l’avant. Le communisme est un mouvement backforward, un principe antérieur élevé à un niveau supérieur.

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Un des aspects les plus intéressants – et actuels – du livre sont les réflexions de Marx sur la dimension « écologique » du mode de vie des Iroquois : le respect pour la nature, l’amour pour la Terre mère, un rapport non-propriétaire au monde, la solidarité avec tous les êtres vivants, bref, un « communisme du vivant » aux antipodes de la culture de la rapine, du gaspillage et du vandalisme de la modernité capitaliste.

Comment passer de l’expérience de vie de cette petite communauté seneca (300 âmes) à une transformation de toute la société ? Marx, ou « Clever Fox », n’a pas de réponse, mais suggère que les tentatives communistes doivent se concevoir comme des éléments d’une stratégie d’ensemble, qui combine l’expérimentation locale et la révolution.

Lire aussi sur Terrestres : Michael Löwy, « Marx, prophète de la décroissance ? », décembre 2024.


« On va ainsi de l’avenir au passé pour repartir vers l’avenir »

Le passage qui suit est un extrait de « Marx en Amérique » (pp. 355-357). L’ouvrage se termine par un cahier imaginaire de Marx intitulé « Notes sur la démocratie communiste des Iroquois ». Dans ces pages, Marx reconnaît s’être trompé dans sa philosophie de l’histoire, linéaire et téléologique, et esquisse une auto-critique de ses propres thèses à la lumière des travaux de l’anthropologue américain Lewis Morgan qu’il avait lu attentivement.

L’erreur partait d’une idée juste selon laquelle le capital dans son développement continu allait détruire toutes les bases antérieures de la société en les intégrant dans son propre mouvement, et par cette intégration, les transformer radicalement en conditions de son propre développement. Car telle est sa force, qui est de poser sans cesse les conditions de son propre élargissement en disposant de ce qui existe et en le rendant « utile ». L’ancien monde était conservé parfois, mais rarement, comme vestige inutile et plus souvent comme dimension de l’accumulation du capital mais sous une forme méconnaissable.

À cela, j’ajoutais le point décisif, qui tranchait avec toute la pensée bourgeoise du progrès, que ce mouvement même qui consiste à poser les conditions d’une accumulation toujours plus vaste n’était jamais en même temps que le mouvement de poser les conditions de sa propre fin, pas seulement par la répétition de crises toujours plus profondes mais par l’existence d’un prolétariat toujours plus nombreux et conscient qui porterait en lui, comme le capital de l’autre côté, la puissance de poser les conditions de sa victoire. Tout ceci passait par pertes et profits ce qui dans les anciennes sociétés était pourtant comme le dit Morgan le germe de la démocratie souhaitable. Mais comment pouvait-on croire comme je l’ai fait longtemps qu’en détruisant le monde ancien le capital aurait la bonté et la vertu d’accoucher d’un monde meilleur, alors que tout laisse à penser maintenant qu’il ne peut donner qu’un monde bien pire sous beaucoup d’aspects ? Il ne s’agit d’ailleurs pas ici de plus et de moins, ni de bien et de mal. Mais d’être et de non être. C’est bien ce que dit Morgan si on le lit bien. La propriété dissout la société, elle conduit au pur et simple chaos, à la destruction de ce qui fait l’humanité.

Comment pouvait-on croire comme je l’ai fait longtemps qu’en détruisant le monde ancien le capital aurait la bonté et la vertu d’accoucher d’un monde meilleur ?

Morgan remet tout en place quand il écrit que la société future naîtra d’une « reviviscence » des anciens modes de vie. C’est lumineux. Ce n’est pas la propriété qui engendre la non- propriété directement, c’est la non-propriété qui engendrera la non-propriété par un sursaut révolutionnaire de ce qui ne veut pas mourir.

L’histoire ne va pas en ligne droite, pas en zigzag non plus, elle suit un étrange mouvement, assez complexe il faut bien le dire : on doit revenir en arrière pour aller plus loin en avant. Avant-arrière, arrière-avant. C’est le « retour-avant », le « Fore-return » ou le « Vor-Rückkehr ». C’est une dialectique qui n’a rien à voir avec les jeux de mots à la Hegel, ce n’est pas de la spéculation, ce sont les processus réels. J’avais vu ça il y a longtemps lorsque j’avais écrit quelques pages sur la Révolution française, je m’étais surtout moqué de ces bourgeois qui se prenaient pour Périclès, Caton ou Cicéron. Je n’avais pas com- pris encore la nécessité et l’universalité du « retour-avant ». Les Russes me l’ont fait comprendre par leurs questionnements et leurs angoisses : « faut-il attendre le plein développe- ment du capitalisme pour espérer une révolution socialiste ? » Malheureusement en dépit de ce que j’ai un peu maladroitement essayé de leur expliquer, les meilleurs se sont ralliés à un « marxisme » amoureux du capital ! Engels me l’a confirmé.

Il n’y a pas de révolution qui n’effectue cet étrange retour en arrière non pour se figer dans le passé (là elle échoue) mais pour relancer sous une forme différente, améliorée, ce qu’il y avait de mieux dans le passé.

Échec donc. Mais en y réfléchissant plus longuement, je me suis aperçu que les héros de la Commune de Paris avaient aussi suivi la dialectique du « retour-avant », en se replongeant dans les vieilles traditions de l’autonomie communale contre l’État centralisateur, ils ont réellement inventé quelque chose de nouveau. Tout colle : il n’y a pas de révolution qui n’effectue cet étrange retour en arrière non pour se figer dans le passé (là elle échoue) mais pour relancer sous une forme différente, améliorée, « supérieure » dit Morgan, ce qu’il y avait de mieux dans le passé, ce qu’on veut sauver, ce qu’on veut prolonger et étendre. On va ainsi de l’avenir au passé pour repartir vers l’avenir. Avancer en régressant, marcher en reculant. Hegel avait eu l’intuition de ça sans doute, comme de bien d’autres choses, mais il n’a pas été jusqu’à faire l’analyse des « retours- avant » comme il faudrait la faire. C’est ce que font les Red Guns [les indiens], certes dans les conditions les plus défavorables : un « retour-avant », concept clé de la dialectique du temps, si j’ai le temps de la rédiger (ce qui m’étonnerait car j’ai bien d’autres choses à faire ou à ne pas faire !). […] »

Récolte de maïs d’indiens iroquois, 1902. Source.

Lire aussi sur Terrestres : Kai Heron, « La sortie du capitalisme en débat chez les écosocialistes», mai 2024.


Photo d’ouverture : réplique d’une maison sénéca en construction sur le site historique de l’État de Ganondagan New York, 1997. Crédits : Peter Flass, CC BY 4.0.


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16.03.2025 à 08:44

Penser l’écologie politique depuis les expériences de transe

Nathan Ben Kemoun  ·  Pauline Vigey

Théâtre, rituels, danse, hypnose… Qu’est-ce que les pratiques de transe ont à nous apprendre pour conjurer l’anthropocène et ses ruines ? Dans un essai singulier, l’anthropologue Jean-Louis Tornatore s’appuie sur ces expériences corporelles et collectives pour défendre une écologie politique fondée sur les savoirs et sur la pluralité des mondes.

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Texte intégral (5453 mots)
Temps de lecture : 17 minutes

À propos du livre « Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs » de Jean-Louis Tornatore, Éditions Dehors, 2023.

Que pouvons-nous apprendre des techniques de transe pratiquées dans de multiples contextes occidentaux et autochtones ? Comment les savoirs issus de ces pratiques accompagnent d’autres manières d’être, de sentir et de penser ? Pourquoi en parlons-nous autant aujourd’hui ? Dans l’ouvrage Pas de transition sans transe, l’anthropologue Jean-Louis Tornatore explore des formes de présence, des qualités relationnelles et affectives suscitées par différentes expériences théâtrales, chamaniques ou rituelles. C’est une écologie politique attentive aux phénomènes d’altération, d’amplification et d’entre-affection qui se dessine ici dans une langue remarquable. Les techniques du corps et les états de conscience parcourus dans le livre interrogent nos façons d’être ensemble, d’apprendre ensemble et de nous lier d’une façon plus juste et plus entière les un·es aux autres. C’est une autre conception du monde, de la guérison et de la politique que rendent sensibles ces expérimentations ethnographiques et somatiques.

Traversé par plusieurs figures du pragmatisme, dont les travaux du philosophe américain William James, l’ouvrage trace des connexions inhabituelles entre des domaines généralement tenus séparés. Ici, l’anthropologie, le théâtre, le soin et la politique dialoguent avec des préoccupations et des luttes contemporaines, en particulier les combats féministes et autochtones pour la préservation de la terre. Diverses expériences, accompagnées de lectures précises, rendent visibles des liens peu étudiés entre différentes pratiques qui articulent corps, présence et politique : dans le théâtre pauvre de Jerzy Grotowski, les imaginations chamanes, l’hypnose, les rituels éco-féministes ou le théâtre d’Oc. De nombreux terrains et commentaires d’ouvrages offrent une profondeur remarquable au livre. Les différents chapitres permettent d’étudier finement ce que l’Anthropocène fait à nos manières de désirer, de nous relier et de nous inscrire dans ce monde.

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Professeur émérite à l’Université de Bourgogne, connu pour ses travaux en anthropologie du patrimoine, Jean-Louis Tornatore traverse avec un œil curieux, sincère, séduit ou inquiet des esquisses de vie, des lignes d’expériences vives, dans les plis de la modernité tardive. La transformation précipitée du monde a sensiblement appauvri les milieux, produit de l’inconsistance et causé la détérioration voire l’anéantissement des expériences communes et politiques du monde. En réponse à cette situation, l’auteur traque les milieux épais, les densités récalcitrantes, en interrogeant nos manières de perdre ou de reprendre corps en ce monde. Son travail oppose à la « sorcellerie capitaliste » (Pignarre et Stengers, 2007) de nouveaux arts de la présence et de la réciprocité, de nouvelles aptitudes attentionnelles et affectives. Face à la fragilisation des énergies vitales qui entretiennent la qualité résiduelle de notre être-au-monde, Jean-Louis Tornatore propose d’étudier les circonstances qui abîment ou consolident « le sentiment élémentaire de soi » au centre de la vie sociale, culturelle et collective.

Dès lors, plusieurs questions apparaissent.

Contre l’accélération et l’atomisation des vies humaines, quelles expériences quotidiennes et collectives du monde soutenir ? Boire un verre, manifester, jouer ensemble au football ou assister à un concert peut-il suffire ? De telles questions appellent à mieux décrire la spécificité de notre époque. Dans le système économique que nous connaissons aujourd’hui, les individus sont appelés à « se retrouver » et se dépenser dans des univers marchands qui identifient la dépense à la consommation. Avec le marketing expérientiel, ces univers donnent lieu à de multiples offres qui prônent l’autonomie, la liberté, le défoulement ou l’exaltation des « consommateurs », dans des infrastructures de plus en plus énergivores et numérisées. Les sociétés consuméristes organisent la dépense, le surplus et l’excès, comme des soupapes destinées à rendre le reste supportable. Le monde devient un « instrument » pour la recherche de sensations vives et instantanées. Les organisations promettent un « supplément de vie » : des expériences rares, fortes, exceptionnelles, voire inoubliables. C’est un monde accessible, performant, efficace et stimulant qui s’étend à la surface du globe. Un monde fait par des humains pour des humains, produisant en cascade une sorte d’acosmie – une perte de monde –, en évacuant la richesse des milieux et la variété des formes de vie qui le composent par ailleurs. En bref, ce n’est plus un monde auquel on apprend à se rendre disponible, sensible ou attentif, mais un terrain de jeu pour l’expansion et le récit de soi (Hachette et Huët 2021, pp.32-35).

À rebours des intensités promues dans un tel système, Jean-Louis Tornatore recherche l’alliage épais de l’expérience, de la politique, du soin et de l’esthétique. Cet alliage requiert et interroge l’énergie, la présence, le bios de nos actions, la disponibilité aux choses et aux êtres qui nous environnent et nous interpellent. En lien avec les techniques du corps, du souffle et du rythme dans le théâtre, l’hypnose ou la transe cognitive contemporaine, Jean-Louis Tornatore se demande constamment : que faire de notre besoin de présence, de notre besoin d’une vie plus réelle, plus nécessaire et plus attentionnée ? Quelles expériences préservent la possibilité de ressentir fortement – en actes, en textures, en ondes sensibles et partagées – notre participation à la composition d’une vie commune, a minima d’une expérience commune, même fragile, de la vie ? L’ouvrage nous rappelle alors à une richesse oubliée, perdue, désertée par la modernité avancée : la variété des manières qu’ont les sociétés humaines d’entretenir la présence, de célébrer une appartenance à un corps étendu de mouvements, de textures et de formes – à travers des rituels de possession, des jeux, des danses, des pratiques chamanes ou théâtrales. Toutes ces médiations matérielles, techniques et corporelles, qui font l’épaisseur des mondes humains. L’ouvrage peut être lu comme un témoignage en faveur de ces expériences ; un plaidoyer attentif à ce qu’elles produisent, en termes d’humanité, de présence et de participation.

Photo Raoul Croes sur Unsplash.

Certains lieux, certaines atmosphères, certaines façons de donner forme et qualité à nos gestes présentent peut-être davantage d’importance ou de bénéfices que d’autres, à l’heure où nous recherchons des formes de vie plus sobres – matériellement parlant –, et plus intéressantes à vivre, pour l’ensemble des humains, à commencer par les populations les plus fragiles et précaires (Monnin, 2023).

Tout au long du livre, Jean-Louis Tornatore explore l’efficacité thérapeutique et politique de l’activité mythico-rituelle des sociétés humaines. L’auteur propose d’envisager certaines techniques chamanes, théâtrales ou cognitives comme autant de pratiques « éthopoiétiques », « fabricatrices ou transformatrices des manières d’être, de sentir, de penser » (Tornatore, 2023, p.57). En particulier, l’auteur explore des expériences cathartiques, libératrices, soustractives et multiples qui opèrent des formes d’affranchissement et de redisposition dans l’existence. Les « techniques négatives » dans le théâtre de Jerzy Grotowski, la « déparole » dans l’hypnose de François Roustang ou « l’entrée en transe » chez Corine Sombrun décrivent des vecteurs de déprise, des chemins de séparation et de renouvellement.

La transe étudiée par Jean-Louis Tornatore rafraîchit quelque chose, stimule les éléments d’altérité au cœur de l’identité personnelle, décrivant « un travail de déprise au sens de se déprendre des gestes et attitudes communément signifiants afin de pouvoir donner libre cours aux impulsions, à se rendre disponible, à se dépouiller, à favoriser une sorte d’abandon ou de lâcher-prise : une déprise pour un lâcher-prise et une ouverture sur un état de conscience amplifiée. » (Tornatore, p.63-64). Ce mouvement de déprise rejoint une région latente, sombre et perméable de l’être : se départir des présupposés, s’ouvrir aux potentialités d’une expérience plus intime et plus rare de soi. Un état de présence qui renoue avec l’intimité d’une énergie déliée, résiduelle et souple. Une expérience impure, poreuse et fluide, ouverte à la plus grande plasticité.

Lire aussi sur Terrestres : Sacha Todorov, « Au théâtre de Coyotte : l’héritage écologique du Reinhabitory Theater », avril 2024.

Jean-Louis Tornatore offre ici une lecture « soustractive » de la transe : se séparer des choses qui encombrent ou encodent les mouvements, diminuer les résistances intérieures et les inhibitions acquises, se disposer à la présence, se rendre à la lumière. Le « corps qui s’émeut » est ici l’opérateur, la clé principale de sélection, d’affranchissement et de déprise. Avec Jerzy Grotowski, l’anthropologue explore diverses façons de « déconditionner la perception », « retourner à l’état de l’enfant », « plonger dans un monde plein de couleurs et de sons, le monde éblouissant, inconnu, stupéfiant, le monde dans lequel nous sommes transportés par curiosité, par enchantement, expérience du mystère et du secret » (Grotwski, cité par Tornatore, p.65).

Parce qu’elles permettent de rendre les mots aux gestes et le sens au corps, les « techniques négatives » étudiées dans l’ouvrage apparaissent toutes comme des lignes d’épure, de déprise et de recréation. L’auteur témoigne en faveur des subjectivités résiduelles produites par de telles expériences : ce que la transe dénoue, épuise, défait et libère dans son passage. Ou encore : le style de présence spéciale qui apparait avec elle. Cette expérience ne relève ni d’une écologie ésotérique, élective et cryptée, ni d’une compétence valorisée sur un marché de biens et services. Plus expérimentale, elle correspond aux possibilités latentes, chemins d’apprentissage et de perfectionnement, qui élargissent les modalités de connaissance dont les sociétés humaines, à divers degrés, peuvent se rendre capables.

Une telle perspective requiert de penser, en-deçà d’un plurivers enchanté et métaphorique, « des réalités différentes qui résultent de pratiques différentes », en abordant les différences de réalité « comme des effets d’actes » : une ontologie politique attentive à « la manière dont les choses et les personnes peuvent se différencier, se transformer, s’altérer par rapport à elles-mêmes » (Tornatore, p.191). Jean-Louis Tornatore parvient ici à interrompre les gloses infinies d’une perspective « naturaliste » (« nature is one, cultures are many »), pour montrer quelles relations unissent nos états de présence aux variations ontologiques du monde. Les qualités du monde sont indissociables des gestes qui en façonnent l’expérience. Les réalités diffèrent les unes des autres parce qu’elles sont immanentes aux textures, aux qualités d’êtres et de choses, où communiquent et transitent ces différences.

Photo Diver Zhang sur Unsplash.

Dans l’ouvrage, l’accent porte moins sur une version supérieure, idéale ou fusionnelle d’une communauté qui serait « à venir », que sur les circonstances fragiles et provisoires qui en accomplissent l’expérience, depuis ce monde – une perspective, elle aussi, partielle et située. Aucun désir de fusion, d’unité retrouvée, de symbiose ou de dissolution du moi, mais une série de gestes depuis lesquels renouveler l’expérience provisoire et singulière de la vie en commun : notre participation à un champ plus réel et plus vaste d’individuation.

La question, ici, pourra paraître naïve ou étrangement sobre : comment favoriser les situations qui recréent des manières d’entrer en rapport avec ce monde ? Comment nourrir les pratiques capables de faire consister de telles expériences ? Tracer un plan de communication entre les êtres implique de ne pas étouffer ou condamner la pluralité réelle des modes d’existence au profit d’un seul, en particulier quand il s’agit de composer, en un même monde, une multiplicité de différences en relation. Si la limite entre subjectivité et cosmos peut être poreuse, la nécessité d’inclure sans étouffer, de rendre participable sans obstruer, devient plus nécessaire encore. Peut-on donner consistance aux communications entre les êtres, sans perdre leurs différences ou la possibilité d’une différenciation immanente aux rencontres engagées ? Un tel mouvement est palpable chez Jean-Louis Tornatore comme dans les « cosmoformes » décrites par le philosophe contemporain Pierre Montebello : des prises de forme qui entretiennent une relation étroite à la terre parce qu’elles instaurent des passages et des zones mixtes de communication entre les êtres qui la peuplent, « comme si les formes exhaussaient le monde dans des lignes expressives » (Montebello, 2015, p.156). En référence aux animaux, aux pratiques chamanes ou aux parures corporelles amazoniennes, Pierre Montebello souligne lui aussi la valeur d’une « manière de composer avec le monde, avec ses éléments lumineux, colorés, ses matières et ses pigments, ses étoffes et ses densités, ses lignes de forces et ses champs magnétiques (…) une certaine manière de faire consister la nature et ses matériaux » (Montebello, 2015, p.138).

Nous ne pouvons plus considérer que des différences de nature, données a priori, séparent les êtres selon des frontières infranchissables et des lignes d’incommunicabilité absolue. Comme le remarque Jean-Louis Tornatore avec finesse : « il est un terme récurrent, celui d’intelligence, qui désignerait le ‘champ informationnel’ auquel la transe donnerait accès (…) un terme, au demeurant, parfaitement ambivalent, en tant qu’il n’annule pas mais laisse planer la perspective d’une altérité, d’une extériorité à l’œuvre : ‘une autre intelligence’, à la fois comme présence et comme possibilité de vivre ‘un plus grand que soi’ » (Tornatore, p.172).

Lire aussi sur Terrestres : Baro d’evel et Barbara Métais-Chastanier, « Les beaux gestes », juillet 2024.

De telles communications, continuums intensifs de présence et d’altération n’existent jamais seuls. Le lieu se mue en domicile à chaque fois qu’un « jeu avec le monde » engendre une zone impersonnelle ou transpersonnelle de consonnance avec les êtres, et « l’invention d’une nouvelle manière d’être dans le monde par les formes elles-mêmes » (Montebello, 2015, p.149). Si les êtres ont une chance d’être constitués par leurs relations, ils entretiennent une consonance avec le monde qui nécessite de penser ensemble les rapports d’obligation et de réciprocité dans les pratiques matérielles qui les convoquent. Il s’agit alors d’étudier les circonstances d’éclosion, les conditions d’émergence de la présence : l’ensemble des actes où se cultive le sentiment de la réalité des êtres qui nous entourent.

À travers la question de la présence, Jean-Louis Tornatore effleure souvent, d’une façon délicate et discrète, l’importance des êtres qui longent nos expériences – altérités, proches ou disparus – lorsque nous leur laissons la possibilité de nous aider à vivre, de nous orienter ou de nous questionner. L’ouvrage invite à ne pas mépriser la réalité de ces présences qui nous accompagnent de façon plus ou moins continue, intense ou ombrageuse ; à respecter l’ambiguïté, le secret, la part d’ombre et mystérieuse des situations de communication avec des réalités qui ne sont pas nécessairement immédiates et transparentes.

Plusieurs observations montrent qu’un rituel humain, impur et imparfait, comporte quelque chose de plus, de plus grand et de plus troublant, lorsque « l’issue est ouverte quant à la qualité proprement symbolique ou efficace de ce moment » (Tornatore, p.114). À chaque instant, l’essai donne de l’importance à ces multiples versions de nous-mêmes, virtuelles et pressenties, à travers lesquelles nous recherchons une manière plus substantive et réelle d’exister. Nous avons parfois besoin d’être pris dans un mouvement plus grand pour savoir qui nous sommes, rencontrer les formes et les gestes qui nous sollicitent, et nos façons personnelles d’y répondre. Un tel état de disponibilité indique que nous vivons alors à l’écoute des multiples versions de nous-mêmes et des êtres – altérités, disparus ou êtres virtuels – capables de frayer un chemin jusqu’à nous, à travers et au-delà, « non pas une recherche de sens mais une entrée de la personne toute entière dans le sens de la vie » (Tornatore, p.150).

De là aussi la force kinésique, l’efficace ou le secret du rituel, la reconnaissance de sa ligne spéculative : « C’est un art des passages, des transitions et des transgressions, un art de transe – si on revient au sens étymologique du mot : transeo, transire : aller au ou par-delà, passer, traverser. Mais comme la vie pour James est un tissu ou un enchaînement d’expérience, les choses et leurs expériences sont ensemble en transition, en sorte qu’il n’est nul besoin de basculer de l’objectif au subjectif, ou de la réalité réelle au fantasme et à l’imagination, ou du monde terrestre à un monde lunaire ou je ne sais quoi. » (Tornatore, 2023b). Si l’existence réside davantage dans un ensemble d’opérations transitives d’influences, d’impressions, d’écoute et de transformations intimes, silencieuses et progressives, comment se laisser agir sans trancher contre ou en faveur de ce qui, multiplement, nous ouvre, nous change et nous guide ? (Rafanell i Orra, 2023). Comment laisser une véritable chance à ces rencontres importantes par lesquelles nous sentons que nous devons passer pour réaliser notre humanité ? À rebours d’un pluralisme béat ou d’un connexionnisme généralisé, l’auteur nous invite à prendre soin des affinités, des connivences plus intimes dans lesquelles doter nos expériences de valeurs et de qualités.  

Photo Inga Gezalian sur Unsplash.

La force de l’ouvrage réside dans un argument simple et bienfaisant : les formes que nous donnons à nos expériences collectives – qu’elles soient rituelles, physiques ou politiques – disent en faveur de quels mondes, de quels êtres et de quelles réalités nos gestes se consolident. L’imagination chamanique, l’hypnose, la transe cognitive et les états de conscience parcourus dans l’ouvrage décrivent un « pouvoir de transformation de nos relations avec les êtres et les choses » (Tornatore, p.152). Le théâtre de Jerzy Grotowsky, par exemple, est présenté comme « une expérience singulière et personnelle, accomplie dans le silence et la solitude, « à côté des autres », une quête des origines qui repose sur l’idée que la vie humaine est liée à la totalité du monde et se fabule comme un geste de réparation permettant de retrouver ce que l’humanité a perdu » (Tornatore, p.65).

L’Anthropocène intensifie la question du statut des expériences que nous choisissons de vivre, que nous désirons abandonner ou au contraire exhausser. De surcroît, l’Anthropocène éclaire en négatif ces instants privilégiés, ces évènements considérables, et tend à « dignifier » certaines expériences – transes, hypnoses, expériences théâtrales et rituels – qui, dans un capitalisme productiviste (système de prolifération d’entités matérielles : objets, inventions, flux de marchandises…) ont eu tendance à moins compter où à ne compter que sur un mode d’existence marchand.

Du fait des doutes qui le traversent, qu’il n’hésite pas à faire apparaitre, Jean-Louis Tornatore ne verse jamais dans un exotisme ingénu, mais interroge la discipline anthropologique avec une rare acuité, sans complaisance, avec un mélange d’attachement et d’inquiétude, d’incertitude et d’engagement. Loin d’offrir des lignes d’évasion évanescentes ou romantiques en tablant sur l’existence d’autres mondes pour des sociétés occidentales fatiguées ou « la petite solution rustine New Age, pour Blancs faussement contrits, subitement inquiets et concernés » (Tornatore, p.226), l’auteur décrit l’anthropologie comme l’occasion d’une interrogation politique, ontologique et somatique touchant aux conséquences pratiques de nos relations à autrui. Ici, le geste anthropologique décrit moins une façon d’échapper au réel pour en supporter le désastre ou la cruauté que l’occasion d’en prendre soin et d’en réviser la teneur, contre les multiples entreprises de laminage, de capture et de destruction qui en dégradent l’existence.

« Comment créer des espaces intersectionnels aux limites de notre compréhension pour se rencontrer dans une nouvelle zone ? Comment créons-nous les feux de camp, des feux de frontière qui invitent les autres à nous rendre visite ? » (Shawn Wilson, dans Tornatore, 2023b). Il ne s’agit plus, alors, de choisir entre différentes « options cosmologiques » (entre le naturalisme et l’animisme par exemple) mais, plus radicalement, entre différentes façons de vivre, différentes activités ou manières d’habiter les lieux. Sans minorer notre besoin d’accomplissement, de connexion et de chaleur. En prenant soin des qualités, textures et impressions sensibles à partir desquelles s’exercent des facultés et se façonnent des milieux.

En somme, ce n’est pas seulement ce que nous faisons qui compte, mais aussi l’acuité, la présence, la disponibilité ou l’implication dans certains gestes, qui permettent d’apprendre à sentir et départager entre des sources durables d’accomplissement et des passe-temps aliénants et inconsistants (Lorde, 1984, pp.52-53 ; Rigoulet et Bidet, 2023).

En contraste avec les intensités brèves, sensationnelles et périssables des « marchandises émotionnelles » qui prolifèrent à la surface du monde (Illouz, 2019), chérir la qualité affective de nos gestes permettrait d’entrevoir d’autres formes de vie : des façons nouvelles de désirer, d’agir et de ressentir façonnées par des attachements et des facultés s’exerçant au fil du temps, une « capacité à déterminer pour soi-même, comme projet politique, une vie qui soit suffisamment bonne » (Viveiros de Castro, 2021, p.209). Les entreprises, leurs offres de biens ou d’expériences investissent désormais une large part de nos interactions, de nos comportements, de nos imaginaires et de nos identités, en remplaçant « les véritables différences par des différences factices, par des distinctions narcissiques qui répètent à l’infini la morne identité des consommateurs » (Viveiros de Castro, 2021, p.208).

Photo Alec Douglas sur Unsplash.

La situation climatique dans laquelle nous sommes engagés dramatise la question des agencements relationnels et matériels à travers lesquels nous demeurons capables de résister à l’absence d’horizon – social, existentiel et politique –, et esquissons de réelles possibilités de vie. Ce déplacement ne concerne pas seulement les hétérotopies, les univers alternatifs ou les communautés qui cherchent à s’émanciper des grandes métropoles. Pour être partagée, la possibilité d’un monde habitable devrait s’inscrire dans des pratiques de vie, d’exigence et de création qualitativement différentes. « Peut-on rechercher cette intensité et dans le même temps raviver sa capacité à développer « toute une logique tranquille de la différence » demandant patience, temps long et mémoire, capacité de décentrement et élargissement de soi pour englober en soi le souci d’autres formes de vie ? » (Hachette et Hüet, 2021, p.35). Dans la perception d’un monde abîmé, appauvri et menacé, de nombreux travaux documentent aujourd’hui la résurgence du primat de l’expérience, dans des activités plus légères pour la terre et plus chaleureuses. La pointe avancée du réel, ce que chacun perçoit et priorise comme une chose ou une expérience importante, se déplace aujourd’hui pour de nombreuses personnes. D’autres façons de répondre à la vie et de s’y orienter s’expérimentent et se constituent.

La résurgence du carnaval, du bal folk, des arts populaires et des danses traditionnelles en France atteste des lignes de coexistence qui maillent et traversent les milieux qui ne cessent de croire au monde, tout en soulignant la nécessité d’expériences susceptibles de modifier la physionomie matérielle et affective des lieux. « L’ascèse du geste, comme une musique répétitive, vise l’éclosion du sens dans l’épuisement du corps » (Tornatore, p.244). Honorer certaines formes de coexistence, en soutenir la possibilité, la valeur et la nécessité : tel est l’argument-force qui traverse les différentes séquences du livre de Jean-Louis Tornatore. C’est un essai plein d’appétit, d’appétence, de tendresse et de courage, un livre dont les mouvements attestent d’une quête durable, importante, inquiète parfois, énigmatique et sincère. « Je vois l’anthropologie comme une discipline marquée par les syndromes de la perte et de la disparition » (Tornatore, 2023b). Un livre-amulette, rieur et sombre, qui révise en profondeur la notion même de participation : indissociablement politique, somatique et théâtrale.

Comment laissons-nous notre activité, nos rencontres, nos émotions et nos sensibilités contribuer à la formation d’une ascèse, ou la volonté de faire un peu mieux, de nous lier d’une façon plus sensible, plus délicate ou plus réelle à ce monde ? C’est, en effet, une qualité d’être, de présence et de tempérament qui semble se vouloir ou se dessiner tout au long de l’ouvrage, évoquant certaines observations d’Angelo Pellegrino à propos de l’écrivaine italienne Goliarda Sapienza. Dans l’un de ses textes consacrés à l’autrice de L’Art de la joie et du Rendez-vous à Positano, Angelo Pellegrino parle d’une propension à transfigurer la réalité la plus commune :

« Goliarda, de même qu’elle savait cuisiner des mets sublimes avec les plus pauvres ingrédients – je me souviens d’un plat qu’elle appelait « caviar des pauvres », à base d’oignons et d’aubergines grillés et coupés très fins, d’huile et d’aromates -, pouvait transformer une lumière particulière, une idée, le visage d’une femme, une émotion, une simple phrase en quelque chose de grand, d’universel. Elle avait une capacité de transfiguration de la réalité qui transcendait toute pauvreté. Où que ce fût, et peu importe les conditions matérielles, avec elle, on se sentait toujours riche ; ce n’est pas une exagération. (…) Les jours se suivaient, toujours merveilleux, de ce genre de merveilleux que seul un écrivain, peut-être, peut apprécier dans toutes ses nuances. Pour elle, il n’y avait qu’une unité de mesure du temps : la journée. À l’intérieur de celle-ci, il fallait accomplir tout ce qui pouvait rendre la vie digne d’être vécue. Tout se jouait dans cet intervalle, le véritable échec pour Goliarda était de perdre une journée. »

(Pellegrino, 2015, p.26 et 33)

Dans un écho troublant, le livre de Jean-Louis Tornatore explore la centralité de la présence dans différentes expériences à même d’agrandir nos champs de perception et la qualité de nos attentions à ce qui existe. Si l’auteur écrit d’une plume décidée, énergique et précise, c’est pour contester la manière dont nos mondes et leurs aménagements laissent trop peu de place à ces états de disponibilité, d’ouverture, ces états-lisières et liminaux dans lesquels se créent les expériences susceptibles de nous initier. Les formes singulières et qualitatives de coprésence qui requièrent de nouveaux engagements, mais rendent sensibles à d’autres versants de l’infini : en particulier, son versant intensif, généreux et réel, et non sa tendance extensive, empilant les mondes partes extra partes sans transformer en retour la texture des êtres qui en participent.

Références bibliographiques

Hachette Pauline et Huët Romain, 2021. « Turbulences. Dépense, énergie et intensification de la vie », Socio-anthropologie, n°44, 23-40.

Illouz Eva (dir.), 2019. Les marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme. Éditions Premier Parallèle.

Lorde Audre, 2018 [1984]. Sister outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme. Éditions Mamamelis.

Monnin Alexandre, 2023. Politiser le renoncement. Éditions Divergences.

Montebello Pierre, 2015. Métaphysiques cosmomorphes. Éditions Les Presses du Réel.

Pellegrino Angelo, 2015. Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue. Éditions Le Tripode.

Pignarre Philippe et Stengers Isabelle, 2007. La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement. Éditions La Découverte.

Rafanell i Orra Josep, 2023. Petit traité de cosmoanarchisme. Éditions Divergences.

Rigoulet, Vincent et Bidet, Alexandra, 2023. Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant. Éditions du Croquant.

Tornatore Jean-Louis, 2023. Pas de transition sans transe. Éditions Dehors.

Tornatore Jean-Louis, 2023b. « Transe, art pour un 21e siècle transi », Lundimatin, 24 octobre 2023.

Viveiros de Castro Eduardo, 2021. Le regard du jaguar. Éditions La Tempête.


Image d’accueil : Andrew Sterling sur Unsplash.

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Notes

13.03.2025 à 08:57

Arrêt de l’A69 : s’épargner le cycle de vie d’une autoroute

Nelo Magalhães

On a beau se réjouir de l’arrêt de l’A69, en voyant le chantier on se dit que le mal est fait. Pas du tout, explique Nelo Magalhães. Car avec les autoroutes, le pire est à venir : tout au long de leur utilisation, il faudra constamment agrandir et rebâtir pour parer aux dégâts des poids lourds. Merci le libre échange !

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Texte intégral (1579 mots)
Temps de lecture : 5 minutes

Nous republions ici un texte de Nelo Magalhães qui fait écho à notre série d’articles sur l’autoroute A69.

Au-delà du chantier, l’ubuesque cycle de vie d’une autoroute

La décision du tribunal administratif de Toulouse d’annuler les autorisations environnementales de l’autoroute A69 a mis le chantier à l’arrêt, suscitant moult indignations auprès des partisans de cette infrastructure. Parmi les arguments avancés, celui que la construction est achevée aux deux tiers revient fréquemment : par conséquent il serait « ubuesque » (selon le ministre des Transports) de ne pas finir l’ouvrage. Après tout, on pourrait admettre que les importants dommages environnementaux de cette autoroute, bien documentés, sont déjà là et accepter l’irréversibilité du processus. L’histoire environnementale des grandes infrastructures conteste fondamentalement ce récit. Le cycle de vie d’une infrastructure, quelle qu’elle soit, ne suit pas une loi technique, par exemple propre aux matériaux qui la constituent. Il est de bout en bout politique, attaché à l’usage que des forces sociales entendent lui assigner. De plus, il dépasse largement la période de construction : une fois mise en service, l’infrastructure est sans cesse étendue, approfondie, rigidifiée et maintenue… jusqu’à l’étape du démantèlement.

Illustrons ces aspects avec le cas de l’autoroute.

Sa définition reflète des choix de mobilité bien particuliers. Il s’agit d’une voie « réservée à la circulation mécanisée libérée de tout accès direct des riverains ainsi que de toute intersection à niveau avec d’autres circulations ». Exiger la fluidité, c’est imposer une infrastructure inaccessible aux habitants la bordant, aux usagers non-motorisés, et imposer la construction d’imposants échangeurs et raccordements lors de croisements avec d’autres routes, voies ferrées ou canaux. L’autre élément clé tient à l’exigence d’une « vitesse de base élevée » (110 à 140 km/h selon les pays). Ce choix a des effets majeurs sur le tracé autoroutier : la pente doit être faible, les courbes assez longues et les largeurs des voies importantes pour des questions de sécurité. Comme le territoire n’est pas du tout adapté à ces exigences, le travail de transformation des reliefs et des sols par les terrassements est immense : en France, en moyenne 100 mètres cubes de terre sont déplacés par mètre linéaire.

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Une fois construite, l’autoroute est loin d’être figée. Les premiers projets autoroutiers l’anticipent généralement en imposant un important terre-plein entre les voies dans la perspective d’en ajouter de nouvelles. Or le trafic ne disparaît pas mais augmente avec les nouvelles constructions (phénomène dit du trafic induit) : on élargit ainsi la 2×2 à 2×3 puis 2×4 voies. Pour rouler à une vitesse élevée dans des conditions de sécurité jugées admissibles, les chaussées sont plus larges qu’auparavant (3,5 m contre 2,5 m). L’emprise moyenne d’une autoroute est donc de 10 hectares par kilomètre.

Travaux de construction de l’A75, tronçon Béziers-Pézenas, 2009. Wikimedia.

Le dernier choix politique essentiel concerne la circulation de camions toujours plus lourds. Comme les ports ou aéroports, l’autoroute est dimensionnée pour le véhicule le plus volumineux. Les ingénieurs, comme les administrations et les politiciens, le savent depuis les années 1950 : un camion représente des millions de voitures, car l’impact sur la chaussée est exponentiel au poids (le road damage calculator réalise les calculs en ligne). Le choix du libre-échange par l’Union européenne, qui autorise et encourage le passage de camions toujours plus lourds, a des effets matériels considérables : épaisseur, rigidité des sous-couches, traitement du sol et du sous-sol consolidés avec de la chaux et du ciment. La libre circulation des marchandises, au cœur de sa constitution, repose toujours plus sur le fret routier, avec aujourd’hui des méga-camions de 60 tonnes. L’épaisseur des routes a ainsi décuplé au XXe siècle, passant de 10 cm à plus de 130 cm.

Ne pas terminer une autoroute, c’est éviter non seulement les émissions du trafic, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds.

Ce choix explique à lui seul l’importance de l’entretien et de la maintenance des routes, troisième phase politique de leur vie : ces opérations ne sont pas redevables d’une loi technique, mais bien du fret routier, qui a été multiplié par six en soixante ans. Ainsi, on constate déjà des déformations importantes en 1981 sur les voies lentes d’une section de l’autoroute A1 (Paris-Lille), ouverte en 1968. À l’époque elle avait déjà supporté 56 millions de véhicules dont 21 % de poids lourds : elle reçoit aujourd’hui 100 000 véhicules par jour dont 25 à 35 % de semi-remorques bien plus lourds qu’à l’époque. Si les ingénieurs jugent que la durée de vie d’une chaussée autoroutière est d’une vingtaine d’années, ce pronostic sera nettement réduit avec une intense circulation de camions. Le raisonnement est identique pour les 12 000 ponts autoroutiers en France, dont 7 % menaceraient de s’effondrer d’après un rapport du Sénat. S’il faut en moyenne 30 tonnes de sable et de gravier par mètre linéaire pour construire une autoroute, cette infrastructure en consomme bien plus au cours du temps. L’extraction de ces matières, de très loin la plus importante du pays, est aujourd’hui destinée à plus de 80 % aux travaux publics, et en particulier l’entretien des routes. C’est un véritable cercle vicieux, qui se poursuit tant que cet usage-là de l’infrastructure prédomine.

Ne pas terminer une autoroute, c’est non seulement éviter les émissions du trafic qu’elle supporterait sur un temps très long, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds. C’est éviter l’ouverture et l’extension de nouvelles carrières, de centrales à béton et à bitume, et la gestion des masses immenses de déchets. C’est s’épargner la lourde question de son démantèlement futur. Le gain de l’arrêt du chantier de l’A69 est donc considérable. Avec la votation suisse de novembre, qui a mis un coup d’arrêt à l’extension des autoroutes du pays, cet épisode vient également rappeler qu’il n’y a pas de loi de l’histoire qui impose l’accumulation infinie d’infrastructures. Parfois elles ne s’étendent plus, et parfois elles ne sont même plus construites.

Une autoroute embouteillée en Allemagne, carte postale de 1972. Wikimedia.

Image d’accueil : travaux d’élargissement de l’A480, 2019. Wikimedia.

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11.03.2025 à 10:14

Domestiquer et apprivoiser les animaux : comment hériter de cette longue histoire ?

Frédéric Keck

Pour comprendre les impasses actuelles de l'élevage industriel, il est utile de revenir à l'histoire longue de la domestication des animaux par les humains. Le passage des sociétés basées sur la chasse à celles sur l’élevage des animaux a provoqué une série de bouleversements. Trois ouvrages récents proposent une relecture théorique et incitent à imaginer des alternatives pour vivre autrement avec les animaux.

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Texte intégral (4580 mots)
Temps de lecture : 25 minutes

A propos de Carlos Fausto, Le jaguar apprivoisé. Essais d’ethnologie amazonienne, Presses universitaires du Midi, 2024 ; Charles Stépanoff, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, Paris, La Découverte, 2024 ; Jean-Denis-Vigne, La domestication, CNRS Editions, 2024.

La domestication des autres espèces animales est-elle à l’origine de la domination à l’intérieur de l’espèce humaine ? Telle est la question à laquelle répond l’anthropologue Charles Stépanoff dans son dernier livre. Ce livre couvre un grand nombre de sociétés humaines et de périodes historiques par une combinaison réussie de vignettes ethnographiques et de discussions théoriques. Sa facilité de lecture a pu conduire à la résumer en disant que l’humanité est passée de réseaux d’attachement denses entre humains et non-humains à des réseaux d’attachement étalés qui ont favorisé les inégalités et la hiérarchie entre humains. Un tel résumé laisse de côté la complexité du moteur historique expliquant ce passage d’une forme sociale et écologique à une autre, et les prises qu’il offre pour renverser cette dynamique et imaginer d’autres futurs.

Pour analyser cette causalité historique, je mettrai le livre de Charles Stépanoff en discussion avec deux autres livres récemment parus et qui rendent publics des recherches de long cours auxquels il fait référence. En présentant le travail de l’archéologue Jean-Denis Vigne et de l’ethnologue Carlos Fausto, je montrerai comment Charles Stépanoff construit une anthropologie générale à partir d’une distinction fondamentale entre la domestication, technique par laquelle des animaux d’une autre espèce sont contrôlés collectivement par les humains à des fins de reproduction, et l’apprivoisement, technique par laquelle des individus d’une autre espèce animale sont introduits dans l’habitat humain pour nouer des relations d’attachement. Cette distinction permet d’analyser le passage de sociétés basées sur la chasse à des sociétés basées sur l’élevage des animaux en mobilisant trois notions centrales de la pensée historique : l’évolution, la conversion et la révolution. L’analyse de ces trois notions vise à souligner que le moteur historique dégagé par Stépanoff n’est ni continu (comme l’évolution) ni discontinu (comme la conversion) mais qu’il combine continuité et discontinuité dans chacune des sociétés où l’enquête ethnographique offre des prises à l’action politique.

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Une co-évolution dans des habitats partagés

Comment expliquer que les humains aient intégré les autres animaux dans leur habitat et les aient utilisés à leur profit ? Comment comprendre le fait que « les animaux non humains sont en nous, avec nous et pour nous

Il y a 9 500 ans, un homme était enterré avec un chat en vis-à-vis : c’était probablement son animal de compagnie. Il s’agirait de la plus ancienne preuve de domestication du chat.

Ce passage montre bien comment raisonne le préhistorien. À la différence de l’historien qui dispose de textes écrits traçant les intentions des humains, il ne peut qu’inférer à partir des restes humains et animaux la relation qui existait entre eux. Les Egyptiens ont élaboré en effet à une période ultérieure des cosmologies pour expliquer comment les humains, les animaux et les dieux établissent leurs relations dans l’au-delà. Mais dans le cas de Chypre, on ne sait rien sur les divinités invoquées par les chasseurs-cueilleurs pour justifier le sacrifice des chats. On peut seulement constater que ces restes animaux dans les sites humains se multiplient à partir du huitième millénaire avant notre ère. « Bœuf, mouton, chèvre et cochon font tous leur apparition aux environs de -8500 dans des villages d’agriculteurs d’Anatolie du Sud-Est (Turquie) et du nord du Levant

Source : Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed – CC BY-SA 4.0.

Cette apparition simultanée de la domestication des animaux sur différents points de la planète montre qu’on ne peut la concevoir comme un acte d’innovation singulier imité par les autres humains, selon le modèle de la diffusion adopté par beaucoup d’archéologues au dix-neuvième siècle à partir des cas du Moyen-Orient. Il faut plutôt la concevoir comme une étape dans l’évolution de l’espèce humaine et des autres espèces. À un certain stade de la transformation des sociétés par l’agriculture, les humains et les autres animaux ont trouvé des intérêts mutuels à vivre ensemble et à partager des biens : les restes des humains étaient consommés par les animaux dont la chair, les poils, le lait ou les capacités de surveillance étaient utilisés par les humains. On peut parler d’une co-évolution, puisque si les humains ont bénéficié de cette relation par la croissance de leur population, les autres animaux en ont également été transformés, d’une façon qui ne peut simplement être décrite comme des bénéfices mutuels.

À un certain stade de la transformation des sociétés par l’agriculture, les humains et les autres animaux ont trouvé des intérêts mutuels à vivre ensemble et à partager des biens.

Si la domestication des animaux au Néolithique a permis aux sociétés du Moyen-Orient d’accroître ses ressources en protéines, elle a en effet augmenté le nombre des zoonoses – maladies transmises aux frontières entre les espèces – puis l’introduction des espèces domestiquées par les humains dans des espaces où la chasse était la pratique dominante, comme le continent américain, a favorisé la diffusion d’épidémies ravageuses

Lire aussi sur Terrestres : Frédéric Keck, « Des animaux en révolte ? », octobre 2023.

Comment alors évaluer l’élevage industriel au regard de 12 000 ans de domestication des autres animaux par les humains ? Jean-Denis Vigne considère que ce long processus de co-évolution « nous investit, nous les humains, d’une grande responsabilité vis-à-vis de nos animaux domestiques, celle de les traiter comme des compagnons, certes aidants ou utiles, mais tout aussi respectables que nos semblables. Loin de nous autoriser à disposer d’eux selon nos besoins, notre plaisir ou nos éventuelles bassesses, cette grande responsabilité nous fait devoir non pas de traiter les animaux domestiques en droit comme des humains mais d’élaborer une morale collective adaptée à leur statut et pouvant servir de rempart contre les abus

Il ne s’agit pas de trouver des « sociétés primitives » qui auraient été préservées de la violence du « processus de civilisation » mais plutôt d’imaginer des alternatives aux techniques de pouvoir utilisées par l’élevage industriel.

Cette proposition risque de caricaturer le mouvement abolitionniste, qui a parfois « délivré » des animaux domestiques captifs mais qui travaille surtout à subvertir les techniques de reproduction des animaux dans l’élevage industriel. L’archéologue reconnaît ici les limites de son champ de compétence lorsqu’il entre dans les questions morales et politiques que se posent les sociétés contemporaines, et c’est pourquoi il se tourne vers l’ethnologie pour étudier des sociétés qui ne suivent pas ces techniques de reproduction. Il ne s’agit pas de trouver des « sociétés primitives » qui auraient été préservées de la violence du « processus de civilisation » mais plutôt d’imaginer des alternatives aux techniques de pouvoir mises en jeu par l’élevage industriel. C’est ici que l’ethnologie de l’Amazonie permet d’opposer l’apprivoisement à la domestication.

Chasseur appartenant aux Parakana, une société amazonienne. Crédits : Carlos Fausto.

Une relation entre des sujets visant à s’approprier les capacités de l’animal apprivoisé

L’ethnologie de l’Amazonie permet en effet de répondre à la question que l’archéologue ne peut que soulever à partir de l’observation des sites de fouilles datant du Néolithique : y a-t-il des formes de résistance à l’expansion des pratiques de domestication par les sociétés qui pratiquent l’élevage des animaux et la culture des plantes ? Philippe Descola, à partir de son enquête chez les Achuar, a forgé la notion de « schème de prédation » pour analyser comment les pratiques de chasse informent dans ces sociétés l’ensemble des relations entre humains et non-humains d’une façon qui contraste radicalement avec les sociétés euro-asiatiques

Peut-on trouver dans les sociétés amazoniennes qui pratiquent l’élevage des animaux et la culture des plantes des résistances à l’expansion des pratiques de domestication occidentales ?

Carlos Fausto a travaillé chez les Parakana, une société amazonienne du groupe linguistique des Tupi-Guarani, connus pour leur pratique du cannibalisme. Il a observé comment ces sociétés conçoivent les asymétries et les inégalités à partir de la relation d’adoption ou d’apprivoisement, relation qui concerne aussi bien les enfants humains que les petits d’animaux dont on se rend « maître » par le soin et le nourrissage. Carlos Fausto rompt ainsi avec la conception des sociétés amazoniennes comme égalitaires à travers son analyse de ces relations inégalitaires

L’apprivoisement doit être distingué selon Carlos Fausto de la domestication, qui repose sur un échange réciproque de dons entre l’humain et l’animal dans lequel l’humain est considéré comme responsable de la reproduction des animaux vivant aux côtés des humains.

Le point de départ de l’article de Fausto devenu classique, publié en 2000 dans la revue American Ethnologist sous le titre « Of enemies and pets » et traduit dans Le jaguar apprivoisé sous le titre « La familiarisation des autres », est le suivant : si les sociétés amazoniennes ont été décrites comme des groupes en guerre permanente les uns contre les autres, la logique qui régit ces guerres n’est pas celle de la vendetta, qui part d’un désir de vengeance et implique donc un principe de réciprocité dans l’échange des biens, mais celle du cannibalisme, qui repose sur l’appropriation des capacités et des constituants de la victime. « Les sociétés amazoniennes sont davantage orientées vers la production de personnes que de biens matériels. Autrement dit, leur but n’est pas la fabrication d’objet par le travail mais de personnes par le rituel et le travail symbolique

Latora et Pi’oma reviennent avec des bambous pour faire les clarinettes du taboca. Crédits : Carlos Fausto.

Ce processus de transformation est risqué car il est réversible : l’animal apprivoisé peut toujours redevenir sauvage, la proie devenir prédateur, une maladie peut être transmise par l’animal apprivoisé en signe de vengeance. C’est parce qu’il engage en permanence des relations entre sujets humains et animaux que l’apprivoisement est pensé comme une adoption et encadré par des précautions rituelles, ce qui le distingue de la domestication où l’animal est considéré comme une population à surveiller pour en garantir la santé

C’est parce qu’il engage en permanence des relations entre humains et animaux que l’apprivoisement est pensé comme une adoption ce qui le distingue de la domestication où l’animal est considéré comme une population à surveiller pour en garantir la santé.

Le titre du livre dans lequel sont réunis et traduits les articles de Carlos Fausto ne doit donc pas être compris au sens littéral. Les sociétés amazoniennes n’apprivoisent pas les jaguars, car le jaguar est pour elles l’animal sauvage par excellence, le super-prédateur qui ne devient proie que dans des circonstances exceptionnelles. La logique de consommation productive analysée par Carlos Fausto est régie par une tension entre deux pôles qu’il qualifie de réclusion (lorsque l’animal apprivoisé est mis à part et nourri) et de banquet (lorsqu’il est mis à mort et mangé).

Amazonie : une conversion entre des ontologies

La question que pose alors Carlos Fausto est la suivante : comment ce schème de « consommation productive » a-t-il pu se maintenir dans le contact entre les sociétés amazoniennes et les sociétés européennes ? Les Blancs ont-ils été considérés comme les nouveaux « maîtres » dont les « Indiens » seraient les animaux apprivoisés ? Cette question, qui est au cœur de nombreux travaux en ethnologie amazonienne

Des hommes Parakanã partent en expédition de surveillance du territoire contre des envahisseurs en 1993. Crédits : Carlos Fausto.

Le problème que pose la conversion des Tupi-Guarani du Brésil par les missions jésuites est en effet de savoir ce qui reste dans cette conversion d’une ontologie incompatible avec le naturalisme. Carlos Fausto aborde ce problème à partir de l’analyse de trois cas : le récit de la rencontre entre les Parakana et les fonctionnaires brésiliens de la FUNAI dans les années 1970, au cours de laquelle l’un d’entre eux est crédité par les premiers de la capacité à faire revenir les morts à la vie ; les récits des Guarani sur l’apparition à venir d’un Dieu-Jaguar qui les conduit à chercher la « Terre sans mal » dans un prophétisme millénariste ; le rituel d’un individu Kuikuro qui prétend faire des guérisons miraculeuses comme Jésus et se proclame « maître-roi ». Dans ces trois cas, la logique qui régit les relations analysées n’est pas la conversion (le basculement des individus d’une ontologie dans une autre) mais l’abduction : les individus examinent un ensemble de propriétés des nouveaux êtres à partir de prémisses disponibles dans leur société en vue de s’approprier leur agentivité.

Le passage des maîtres des animaux apprivoisés aux maîtres des animaux domestiqués n’est donc pas discontinu mais continu : il opère à travers un gradient de petites transformations, qui maintient le doute des humains sur les êtres auxquels ils attribuent des intentions et des capacités. La notion d’abduction est ici empruntée au philosophe et logicien Charles Peirce, fondateur du pragmatisme, c’est-à-dire d’une enquête intellectuelle sur les conditions dans lesquelles une croyance devient vraie. On peut alors lire l’ouvrage de Charles Stépanoff à la lumière de celui de Fausto en posant la question suivante : qu’est-ce qu’une enquête sur les relations entre les humains et les autres animaux, et comment nous permet-elle de critiquer les croyances que nous avions sur le moteur historique, que ce soit par l’évolution, la conversion ou la révolution ?

En Sibérie, la modernisation a transformé les rennes en marchandises

Carlos Fausto signale que le basculement ontologique qui a eu lieu pour les Parakana dans les années 1970 s’est produit plus tôt dans l’air sibérienne, où les chasseurs-cueilleurs subarctiques « représentent sous sa forme la plus pure la conversion de la chasse en relation moralement positive de don et de partage »

Chamane tuva de Sibérie du Sud. Crédit : Charles Stépanoff.

Charles Stépanoff a fait des enquêtes ethnographiques chez les Tuva de Sibérie, qui conçoivent la chasse comme une interaction entre des personnes et non comme un échange de biens. Les similitudes entre cette société et celles qui sont étudiées par les ethnologues en Amazonie et en Mélanésie lui permet de faire des propositions plus générales pour une anthropologie des relations entre humains et non-humains. Il emprunte pour cela à la sociologie de Bruno Latour les notions d’attachements et de réseau, et aux sciences cognitives des analyses sur le fonctionnement de l’imagination. Selon Stépanoff, les chamanes peuvent voyager en imagination pour renouer les relations denses entre les êtres, mais le détachement progressif de ces relations a conduit les sociétés à confier graduellement le pouvoir à des êtres invisibles de plus en plus éloignés

Cette extension de l’ethnologie en anthropologie par la sociologie et les sciences cognitives conduit Stépanoff à analyser autrement les données relevées par Fausto. Citant ses analyses sur l’apprivoisement ainsi que celles d’autres ethnologues amazonistes

Stépanoff insiste sur le fait que l’animal apprivoisé est traité comme un enfant. Il fait l’hypothèse que l’espèce humaine n’aurait pas survécu si les adultes n’avaient pas appris à parler le langage des enfants et des animaux pour coopérer avec eux.

La capacité à prendre le point de vue d’autrui n’est donc pas liée, pour l’ethnographe des sociétés sibériennes, à la situation de guerre permanente des sociétés amazoniennes mais à la nécessité de la coopération en milieu hostile

A dos de renne dans la taïga, 2011. Crédit : Charles Stépanoff.

Stépanoff analyse ce processus à travers l’élevage des rennes par les Tozhu en Sibérie. Les rennes doivent rester suffisamment près des humains pour bénéficier de leurs ressources, comme le sel et l’urine utilisés pour les attirer, et pour être protégés des loups ; mais ils doivent rester suffisamment à distance pour ne pas être victimes d’épizooties comme le piétin. Les Tozhu ont résolu cette tension en désignant un renne singulier comme meneur du troupeau et en le considérant comme sacré. L’élevage des rennes repose donc sur une forte autonomie des animaux dans la gestion de leurs parcours à travers la steppe, en sorte que les humains suivent les rennes plutôt que l’inverse. Cet équilibre a été bouleversé par les techniques modernes de domestication imposées par l’État soviétique au vingtième siècle. Le loup a été considéré comme un ennemi, la division genrée des tâches a été abolie, les animaux sont devenus des marchandises, les épizooties se sont multipliées, le renne meneur de troupeau a été remplacé par le chien de berger, et les troupeaux ont été surveillés par des techniques similaires à celles qui seront utilisées dans les camps de concentration.

Ce processus de domestication décrit par Stépanoff sur le temps long a donc rompu les relations de coopération entre les rennes et les humains en transformant les rennes en marchandises. L’anthropologue russe Igor Krupnik a qualifié un tel processus de « révolution du renne », sur le modèle de ce que le préhistorien Gordon Childe a appelé « révolution néolithique » pour les espèces animales et végétales domestiquées au Moyen-Orient

Une telle conception de la domestication comme une révolution est un héritage des Lumières. Georges Buffon conçoit l’action des humains sur les animaux domestiques comme « une espèce de création »e siècle et celle qui eut lieu en Union soviétique au 20e siècle, y voyant l’extension de ce que Michel Foucault a appelé un « biopouvoir »

Cour Royale de la Bergerie nationale de Rambouille. Source : Xenophôn, CC BY-SA 4.0.

La révolution de la modernité

De même que Carlos Fausto propose de ne pas concevoir l’arrivée des Européens en Amazonie comme une conversion mais plutôt comme un processus de transformation par lequel les maîtres deviennent possesseurs d’objets et non de sujets, de même Charles Stépanoff, en suivant les indication de Jean-Denis Vigne, propose de ne pas concevoir la domestication en Sibérie comme une révolution mais comme une évolution par laquelle des quasi-personnes dans des réseaux de relations denses deviennent des ressources à exploiter dans les réseaux étalés de la globalisation économique. « Nous avons été capables de renoncer à l’idée qu’il n’y a qu’une forme de civilisation, la nôtre, et que les autres sont des barbares ; il est temps d’en faire autant avec la domestication et de penser sa pluralité. La domestication doit être décrite comme un processus continu, collectif, protéiforme et imprévisible de transformations à la fois biologiques et culturelles. (…) Il y a domestication lorsque initiatives et dispositions humaines et non humaines se rencontrent, convergent et cristallisent dans une relation durable réciproquement profitable

Lire aussi sur Terrestres : Charles Stépanoff, « Comment en sommes-nous arrivés là ? », juin 2020.

Cette insistance sur les processus évolutifs signifie-t-elle que nous devrions renoncer aux idées de la révolution moderne ? C’est en effet à partir de la modernité que la critique de la domination a pu s’appuyer sur l’idéal d’une société égalitaire, souvent projeté sur les sociétés lointaines. Charles Stépanoff discute dans la troisième partie de son livre les analyses de l’anthropologue David Graeber et de l’archéologue David Wengrow sur les rapports entre égalité et inégalité dans les sociétés humaines

 Quand le pouvoir vacille et avec lui les réseaux étalés qu’il a créés, les contre-savoirs autochtones, les techniques de survie, les cosmologies d’un autre âge peuvent s’avérer d’une actualité critique pour reprendre le dialogue avec la forêt.

Charles Stépanoff

Le livre de Charles Stépanoff se présente ainsi comme une vaste synthèse de la biologie évolutionniste et de l’anthropologie sociale concernant les relations entre humains et non-humains et comme une critique de la révolution moderne de la domestication. Mais on peut le lire aussi comme un appel à de nouvelles enquêtes sur les collectifs d’humains et de non-humains qui subvertissent de façon critique les formes de domination et de domestication. « Quand le pouvoir vacille et avec lui les réseaux étalés qu’il a créés, écrit-il, les contre-savoirs autochtones, les techniques de survie, les cosmologies d’un autre âge peuvent s’avérer d’une actualité critique pour reprendre le dialogue avec la forêt

Peut-être aurait-il fallu davantage préciser le sens de cette notion d’enquête appliquée aux « contre-savoirs autochtones », en recourant par exemple à la philosophie de John Dewey pour décrire comment les problèmes concernant les relations entre humains et non-humains deviennent publics dans la modernité et comment ils peuvent donner lieu à de nouvelles formes de participation. Peut-être aussi aurait-il fallu davantage explorer les tensions entre le modèle amazoniste de la guerre permanente et le modèle sibérien du contrat réciproque entre humains et non-humains, afin d’analyser les relations réversibles dans lesquelles les animaux redeviennent les ennemis de leurs maîtres. Mais on a là un grand livre d’anthropologie pour questionner d’une façon nouvelle le fait universel de la domestication et ses effets sur les formes locales de domination.


Le colloque « Critique animale et interspécificité : émanciper les animaux » aura lieu le 11 mars 2025 au collège de France, pour en savoir plus.

Photo d’ouverture : Lorsque des rennes arrivent de la forêt, on leur distribue du sel. Crédit : Charles Stépanoff.


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