LUNDI SOIR LUNDI MATIN VIDÉOS AUDIOS
19.11.2024 à 14:49
80 librairies s'engagent à escamoter les livres Bolloré
dev
Texte intégral (2360 mots)
L'empire de Vincent Bolloré est aussi tentaculaire que diversifié : industrie, agriculture, sécurité, logistique et bien sûr médias. Cette accumulation et cette concentration de pouvoir et de capital, le milliardaire les mobilise afin de « mener un combat civilisationnel », soit pour le dire de façon moins feutrée : financer l'extrême droite et fasciser les esprits. En juillet dernier, en réaction à la dissolution de l'Assemblée nationale et à la menace d'une prise de pouvoir par le RN, de nombreuses organisations ont annoncé le début d'une campagne intitulée Désarmer l'empire Bolloré. Il s'agissait de trouver des leviers contre la fascisation en cours qui ne se limitent pas à l'isoloir. C'est dans ce contexte que plus de 80 libraires indépendants annoncent dans une tribune ne pas vouloir être complices des « batailles culturelles » du magnat en faisant disparaître les livres édités par le groupe Hachette dont il est désormais le propriétaire. [1]
Ne laissons pas Bolloré et ses idées prendre le pouvoir sur nos librairies !
En cette fin d'année, dans nos librairies indépendantes, il sera peut-être moins évident de trouver certains livres. Ils ne seront pas mis en avant, ni sur table ni en vitrine, et peut-être même tout simplement absents. Et cela pour une raison, ils font partie des livres édités par les maisons du groupe Hachette et appartiennent donc maintenant à l'empire de Vincent Bolloré.
La puissance du groupe Bolloré est tentaculaire. Un pied dans la production des systèmes de contrôles des flux et de surveillance des populations, un autre dans l'industrie extractiviste, les énergies fossiles ou l'huile de palme en pillant l'Afrique et l'Asie. Expropriation des terres et dépossession de la valeur comme soubassement néocolonial au service d'une machine de propagande d'extrême droite. Cette entreprise de conquête hégémonique de nos imaginaires est désormais documentée : en rachetant médias, agences de communication, maisons d'édition, librairies et groupes publicitaires, le milliardaire breton s'est constitué un impressionnant outil de propagande réactionnaire. Contre toutes les avancées progressistes, son principe est de distiller racisme, sexisme et repli nationaliste, d'amener quotidiennement la peur de ce qui n'est pas assez blanc, assez riche, assez hétérosexuel, assez cisgenre. Pour faire arriver l'extrême droite au pouvoir, répéter continuellement la haine de l'autre et le refus de la différence. Tout cela est planifié et organisé. Pour riposter avant qu'il ne soit trop tard, une campagne d'actions, « Désarmer l'Empire Bolloré » a vu le jour en Juillet à l'appel de collectifs écologistes, décoloniaux, syndicaux, féministes et antifascistes. C'est dans ce cadre que cette tribune s'inscrit. Nous pensons que depuis notre place de libraires indépendants et d'employés en librairies, il est temps d'y prendre part.
Le rachat d'Hachette par le groupe Bolloré est une catastrophe pour l'édition et le monde du livre. Principal groupe éditorial français et premier distributeur de livres en Europe, Hachette est aussi une machine marketing bien rodée : à grands coups de publicité et de communication, pour lesquelles le groupe emploie tous les médias dont il dispose, le cynisme mercantile se met au service des plus sombres paniques morales, racistes, sexiste et transphobes. Derrière cela, la mission civilisationnelle d'un homme : Vincent Bolloré. Il a fait de l'ascession de l'extrême-droite au pouvoir son objectif, à tout prix. Le devenir du groupe Canal, d'Europe 1 et de CNews peut en témoigner. Il a transformé tous les médias acquis en tribunes pour les idées les plus rances, attisant la peur et la haine, licenciant massivement les équipes lorsque celles-ci osaient vouloir conserver leur liberté d'information. Dans le monde de l'édition, le basculement de la maison d'édition Fayard, qui vient de voir nommer à sa tête Lise Boell, l'éditrice d'Éric Zemmour, et sort en fanfare les livres de Jordan Bardella et de Philippe de Villiers, est en cours. Cela faisait quinze ans qu'on n'avait pas vu un livre du Rassemblement National en librairie : le monde de l'édition se refusait de produire des ouvrages d'un parti fondé par d'anciens nazis et toujours promoteur d'une fascisation de la société. Et maintenant, cela semblerait presque normal. Pour nous, ce n'est toujours pas admissible et nous tenons à le rappeler.
Plus que le livre de Bardella, c'est tout le système Bolloré qu'il faut pouvoir appréhender et faire chuter : un livre n'est pas qu'un texte imprimé, c'est toute une économie auquel il appartient. Tout autant que leur contenu, les modalités de fabrication et de circulation des textes ne sont pas neutres. Elles importent. Comme bien souvent, le pouvoir dans le livre est logistique. Le groupe Bolloré est également détenteur des points Relay présents dans toutes les gares du pays. Autant de postes avancés pour répandre la haine aux quatre coins de France. L'infrastructure est déjà en place et cela vient de commencer.
Bien sûr, il ne s'agit pas de dire que toutes les auteurs et autrices qui publient chez Hachette sont d'extrême droite. Ni même celles et ceux qui y travaillent et y éditent. Il s'y trouve de nombreux textes qui nous sont chers. Néanmoins, le contexte nous impose de voir cette évidence : ces livres financent et arment, souvent bien malgré eux, une entreprise qui vise à nous détruire. Nos librairies sont parfois des lieux fragiles et ont beaucoup à perdre face aux assauts du capitalisme d'extrême droite. Vincent Bolloré lui-même se met à acheter des librairies. Un autre milliardaire réactionnaire, Pierre-Édouard Stérin, cherche à financer 500 librairies pour réaliser « l'union des droites », c'est-à-dire le ralliement à l'extrême-droite. Plus largement, la prédation des grands groupes contribue à asphyxier la pluralité éditoriale, la créativité littéraire et ainsi la survie des librairies qui se veulent être des espaces d'accueil de la diversité des voix et des vécus.
En juin dernier, dans une tribune de 125 librairies indépendantes antifascistes, nous prenions acte de la situation et nous voulions agir en conséquence : « Quelle que soit l'issue du vote du 7 juillet, la bataille des imaginaires continuera, elle sera probablement plus âpre encore, et nous comptons bien y prendre toute notre part. » La bataille des imaginaires a bel et bien lieu, et elle se joue aussi dans sa matérialité. À nous de la gagner !
Au jour le jour, l'indépendance des librairies se construit dans ses choix : les ouvrages présents et mis en avant. Mais elle s'affirme aussi dans ses refus. Le refus d'être l'outil de propagande des forces réactionnaires. Et plus prosaïquement, le refus d'être les petites mains receleuses et logistiques de ceux qui sont de tous les désastres.
Souvenons-nous de l'effroi de juin dernier quand l'extrême droite était aux portes du pouvoir. Rappelons-nous que la seule chose que nous avons obtenue est un sursis. Un sursis qui doit nous engager à les faire reculer par tous les moyens nécessaires. Et la résistance fonctionne : les syndicats de la SNCF et de la RATP ont lutté pour faire empêcher la campagne d'affichage de livre de Jordan Bardella dans les gares et stations de métro. La haine raciale n'a toujours pas sa place dans l'espace public, et les réseaux de sa diffusion sont toujours à combattre. Refuser la concentration du monde éditorial dans les mains de milliardaires réactionnaires est une affaire collective : de la part des librairies en sensibilisant sur les dynamiques monopolistiques, en ne mettant pas en avant tout ou partie des livres de ces groupes, en organisant des journées « sans Bolloré », voire, en le boycottant. De la part aussi des lecteurs et lectrices : il y a tant de choses à lire, tant de récits à découvrir : pour les fêtes, offrons-nous des livres de maisons d'éditions indépendantes.
Nous sommes déjà beaucoup à refuser Amazon et son monde. Nous sommes déjà nombreux et nombreuses à préférer nager dans le monde foisonnant de l'édition indépendante que dans celui, étriqué, des grandes campagnes de publicités. Conjurons, ici et maintenant, le monde qu'ils nous préparent. Organisons les nôtres. Pour des fêtes solidaires et engagées, Boycottons Bolloré !
contact : librairiesantifascistes@riseup.net
Premiers signataires :
Librairie Etabli, Alfortville, 94
Myriagone, Angers, 49
La librairie des affamé-es, Annemasse, 74
La Passerelle, Antony, 91
La Curieuse Librairie Troquet, Arudy, 64
Café-librairie Youpi ! Avignon, 84
De beaux lendemains, Bagnolet, 93
Chez Simone, Bayonne, 64
Librairie La Colline aux Livres, Bergerac, 24
Lettres Libres, Bonneville, 74
A la ligne, Boulogne-sur-Mer, 62
Librairie Météores, Bruxelles
TULITU, Bruxelles
La Rumeur des crêtes, Cadenet, 84
L'Hibernie, Carmaux, 81
Librairie du Sabot, Chambon-sur-Lignon, 43
Chez Josette, Charleville-Mézières, 08
De Fil en Page, Château-Arnoux Saint-Auban, 04
Les Villes Invisibles, Clisson, 44
Librairie le Chat Perché, Colmar, 68
Libraiirie de l'Ange Rouge, Douarnenez, 29
La Mauvaise Herbe, Eymet, 24
Mot à Mot, Fontenay-Sous-Bois, 94
Librairie la Carline, Forcalquier, 04
Kunda Livraria Universitária, Foz do Iguaçu, Brésil
Des livres et vous, Gourdon, 46
Les Modernes, Grenoble, 38
Refuge, Guichen, 35
De l'encre à l'écran, Guilvinec, 29
Librairie L'esprit Large, Guérande, 44
La Marge, Haguenau, 67
Librairie dans la forêt, la Chaise-Dieu, 43
Le Trait d'union, La Rochefoucauld, 16
La Folie en tête, La Réole, 33
Librairie L'Apothicaire, La Souterraine, 23
Librairie du Café Plùm, Lautrec, 81
Jeux Bouquine, Laval, 53
Temps-Livres, Le Pré Saint-Gervais, 93
Folies d'encre, Le Raincy 93
Librairie Le Bateau Livre, Lille, 59
Livre aux Trésors, Liège, Belgique
La Gryffe, Lyon, 69
Librairie La Virevolte, Lyon 5, 69
Le Petit Pois, Manosque, 04
Librairie MiMA, Marseille, 13
Librairie Pantagruel, Marseille, 13
Le temps qu'il fait, Mellionnec, 22
La Palpitante, Mens, 38
Librairie Libertalia, Montreuil, 93
Café-Librairie Michèle Firk, Montreuil, 93
Le Mot de la Faim, Montreuil-Juigné, 49
Librairie Point Virgule, Namur, Belgique
Papyrus, Namur, Belgique
Librairie Les Nuits Blanches, Nantes, 44
Librairie Ludique PORTAILS, Nantes, 44
Maison Marguerite Librairie, Nantes, 44
Librairie Café Menta, Ossès, 64
La Bicyclette Bleue, Paris, 75
Librairie Majo, Paris, 75
L'Embellie, Paris, 75
Longtemps, Paris, 75
La régulière, Paris, 75
La Mouette Rieuse, Paris, 75
Le Mange Livre, Parné-sur-Roc, 53
Librairie-Café Boucan, Pont-Aven, 29
Librairie café la Pluie d'été, Pont-Croix, 29
Le Bateau Livre, Pénestin, 56
Librairie Divergences, Quimperlé, 29
Librairie La Confiserie, Rabastens, 81
Regain, Reillanne, 04
La Cité du vent, Saint Flour, 15
Les Oiseaux Livres, Saint Yrieix la Perche, 87
Librairie Lune & l'Autre, Saint-Etienne, 42
Librairie Les Oiseaux Voyageurs, Saint-Gilles-Croix-de-Vie, 85
Librairie L'Oiseau-Vigie, Saint-Pierre-des-Corps, 37
Librairie Tartinerie, Sarrant, 32
Librairie Les Lucettes, Sainte Luce sur Loire, 44
L'Oiseau Rare, Strasbourg, 67
La nouvelle librairie sétoise, Sète, 34
Librairie les Beaux Jours, Tarbes, 65
Librairie paysages humains, Toulouse, 31
Librairie Café La Vagabonde, Tours, 37
Librairie Mymylibri, Ussel, 19
Librairie Cerises & moineaux, Vernon, 27
Le Tumulte, Vouvray, 37
[1] Notons que simultanément, d'autres fronts s'ouvrent, un rassemblement contre l'assemblée générale des actionnaires de Vivendi est annoncé le 9 décembre devant les Folies Bergères.
19.11.2024 à 08:24
Kamel Daoud, le fabulateur et les classes décadentes – 2e partie
dev
Texte intégral (1189 mots)
La semaine dernière, le chercheur Yazid Ben Hounet revenait sur le succès littéraire de Kamel Daoud. Depuis, de nouvelles informations sont venues d'Algérie qui jettent une lumière nouvelle sur ce Goncourt.
Comme beaucoup d'Algériens, j'ai été touché par le témoignage de Saada Arbane et de son époux (télévision privée algérienne ONETV, vendredi 15 novembre 2024).
Originaire de la région d'Oran, j'y ai vu et entendu beaucoup de sincérité dans leur récit – notamment dans le langage utilisé, dans certaines références à la ville d'Oran (lycée Lotfi, cité Hasnaoui), dans certains détails.
Une collègue oranaise m'a par ailleurs confirmé certains éléments concernant l'épouse de Kamel Daoud.
J'ai aussi ressenti beaucoup de sympathie pour ce couple adorable qui détruit, à lui seul, tous les clichés que Kamel Daoud véhicule sur la femme et la société algérienne.
Et puis, j'ai essayé de recouper les informations. Jusqu'à tomber sur cet article :
Le 2 mars 2022, quelques mois avant son décès (12 juillet 2022), Zahia Mentouri-Chentouf, pédiatre, ancienne ministre de la santé et des affaires sociales (1992, gouvernement Ghozali), relatait brièvement dans un papier du journal des Verts d'Amsterdam, De Groene Amsterdam, une partie de sa tragique histoire familiale et celle de sa fille adoptive (source : Het verdriet van Algerije – De Groene Amsterdammer).
Zahia Mentouri (née en 1947) est une pédiatre à la retraite, ancienne rectrice de l'université d'Annaba. Elle a été brièvement ministre de la santé et des affaires sociales au début des années 1990. Elle vit à Oran mais est temporairement hébergée par une amie à Paris pour un traitement médical qui n'est pas possible chez elle.
(…)
Mentouri a été nommé ministre de la santé et des affaires sociales. « J'avais de grands espoirs pour le président Boudiaf. Il parlait la langue du peuple. Il mettrait fin au régime militaire et à la corruption, à l'origine des échecs de l'agriculture et de l'industrie, et après 30 ans d'indépendance, il y avait enfin l'espoir d'un État de droit ».Cependant, les attaques terroristes se multiplient et Boudiaf est abattu par un lieutenant des services de renseignement quatre mois après son entrée en fonction. Le gouvernement démissionne. « Mes ambitieux projets de soins de santé gratuits se trouvent dans des boîtes d'archives chez moi. Je ne peux toujours pas les consulter ». Lorsque Mentouri a refusé de créer une université islamique, elle a reçu des lettres de menaces de mort. « Après l'assassinat du recteur de l'université d'Alger, je me suis installée sous le nom de mon mari dans une ville de province, loin d'Alger. Là, j'ai repris mon travail dans un hôpital ». Elle se tait et bat des paupières. « Nos espoirs ont été anéantis ».
Au cours des années 1990, marquées par le sang noir, une jeune fille gravement blessée a été amenée un jour à l'unité de soins intensifs de Mentouri. « Toute sa famille, des bergers, avait été tuée par une milice du FIS. Ils l'avaient laissée, âgée de sept ans, la gorge tranchée. Pendant huit mois, elle est restée à l'unité de soins pour enfants. Mon mari et moi l'avons adoptée ». Saada, sa fille adoptive, ne peut encore que chuchoter et vit avec des respirateurs portables alimentés par des piles.
Cette histoire racontée par une journaliste néerlandaise, dans un journal d'Amsterdam, en 2022, corrobore le témoignage d'ONETV. Il précise le véritable prénom de l'héroïne de cette tragique et véridique histoire : Saada, plutôt qu'Aube. Il identifie également Oran comme la ville de Zahia (alias Khadija, cette femme puissante dans le roman Houris).
Mais le témoignage de Zahia Mentouri-Chentouf raconte également une autre histoire : le « qui sauve qui » plutôt que le « qui tue qui ». Et il dit également autre chose : une mise en contexte historique, que tait volontairement le dernier roman de Kamel Daoud.
J'introduis ici, au préalable, la remarque pertinente de Chistiane Chaulet-Achour.
Alors Houris, couronné pour dissidence ? De quelle dissidence s'agit-il ? De celle qui donne à lire un roman entièrement consacré aux islamistes, à leurs méfaits et à leur criminalité – que plus d'un roman algérien a dénoncé et qui n'est pas contestable –, en dehors de toute mise en contexte antérieure, nationale et internationale, et surtout en dehors de tout rappel de la période coloniale, lavant ainsi la France de 130 années de « gestion » algérienne ou y faisant allusion comme un épisode moindre que la guerre de la décennie noire ?
Et poursuivons le narratif de Zahia Mentouri-Chentouf, cette grande dame, l'une des sauveuses de notre Algérie, elle-même accueillie (« adoptée ») par son oncle et sa tante en 1952 :
Son enfance pendant la guerre d'indépendance algérienne (1954-1962) a été dominée par la peur. « Mon père était déjà détenu depuis des mois après le premier soulèvement écrasé dans le sang à Sétif le 8 mai 1945 et craignait pour sa vie. Nous étions constamment surveillés. Mes parents ont fui en France avec mon frère et ma sœur en 1952. J'étais la plus jeune et je suis restée à Constantine avec mon oncle et ma tante qui n'avaient pas d'enfants. J'avais peur, surtout quand les militaires frappaient à la porte la nuit et fouillaient la maison ».
« J'ai grandi avec la lutte pour la liberté de l'Algérie. Officiellement, nous étions un seul pays, mais les valeurs républicaines françaises de liberté, d'égalité et de fraternité ne s'appliquaient pas à nous. Ma famille était dans la résistance. Un de mes oncles a été enterré vivant dans un silo à grains, son fils a été tué et traîné à travers notre village au bout d'une corde derrière une Jeep française. Deux cousins qui ont étudié à Paris sont retournés rejoindre la résistance ; l'un a été tué, l'autre, étudiant en médecine, a pris en charge et soigné des blessés juste de l'autre côté de la frontière, en Tunisie. L'université de Constantine porte leur nom : Les frères Mentouri ».
Yazid Ben Hounet
18.11.2024 à 21:22
Mouvement zapatiste : Synthèse généalogique et références bibliographiques
dev
Texte intégral (13892 mots)
Ces deux dernières semaines et éditions, nous avons entamé une nouvelle série, depuis les montagnes du Sud-Est mexicain. Il s'agit d'explorer les inspirations philosophico-politiques du mouvement zapatiste. Après Autonomie Rebelle et Ontologie Rebelle, une petite pause ou bien un intermède. En l'occurrence, une synthèse généalogique qui permettra aux plus éloignés de prendre la mesure et l'ampleur de l'histoire du mouvement. La suite arrive...
« (...) chacun est libre de faire le ridicule, mais je vous recommanderais qu'avant de commencer avec vos niaiseries du type « le laboratoire de la Lacandone », « l'expérience zapatiste », et de cataloguer cela dans un sens ou dans un autre, vous y pensiez à deux fois. Parce que, en parlant de ridicules, vous le faites en grand depuis presque 30 ans à vouloir « expliquer » le zapatisme. Peut-être que vous ne vous en souvenez plus maintenant, mais ici, ce qui ne manque pas, à part la dignité et la boue, c'est la mémoire. C'est comme ça. »
El Capitan, « Vingtième et dernière partie : le commun et la non-propriété », 20 décembre 2023.
Au risque du ridicule, nous souhaitons proposer une synthèse généalogique du mouvement zapatiste, nous permettant de situer les apports philosophico-politiques que nous avons introduit dans la première série « Semences rebelles » [1] et que nous allons prolonger dans la seconde « Solidarités internationales ». Pour ce faire, nous allons ébaucher une mauvaise chronologie linéaire, laquelle nous permettra néanmoins de tisser le fil historique de l'expérience zapatiste, d'en apprécier ses cheminements, de son historicité et son actualité.
1. Période de la « clandestinité ». Formation politico-militaire et hybridation de l'EZLN (1983-1993)
17 novembre 1983. Création de l'EZLN depuis la Selva Lacandona, par « un petit groupe d'hommes et de femmes » composé de « trois indigènes et trois métis », « tous mexicains », dirigés par le Commandant Germán.
Il s'agit alors d'un classique foyer de guérilla : « avec toute la tradition des guérillas latino- américaines des années 1960, groupe d'avant-garde, idéologie marxiste-léniniste, qui lutte pour la transformation du monde, cherchant à prendre le pouvoir en une dictature du prolétariat » (Marcos, 30 juillet 1996).
Apprentissage idéologique et militaire dans les montagnes du Chiapas. Très faibles contacts avec les communautés indigènes chiapanèques.
1985-1986. L'effectif de l'EZLN passe de 6 à 12 membres. L'organisation zapatiste se fait connaitre des communautés indigènes en tant que « groupe armé » et sa popularité auprès des communautés indigènes du Chiapas croît.
Première auto-transformation de l'EZLN : « La conception de ce petit groupe, dans les années 1983-1984, était celle des mouvements de libération en Amérique latine : quelque illuminés prennent les armes contre le gouvernement (...) Cette vision fut défaite à l'heure de nous confronter aux communautés. Nous nous sommes alors rendu compte non seulement qu'ils ne nous comprenaient pas, mais que leur proposition était meilleure (...) » [2].
1988-1989. Le processus formatif de l'EZLN s'accélère, notamment à la suite de la fraude électorale qui institue Carlos Salinas de Gortari (PRI) à la présidence du Mexique. Les rangs de l'EZLN passent de 80 combattant.es armé.es à 1300.
1990. « Boom zapatiste », plusieurs milliers de combattant.es composent l'EZLN, réparti.es sur la majorité des communautés de la Selva et de Los Altos au Chiapas.
1992. Réforme de l'Article 27 de la Constitution mexicaine, base des acquis agraires de la Révolution mexicaine de 1910, notamment de la propriété communale de la terre (ejido), par le gouvernement de Carlos Salinas de Gortari. Les luttes indigènes et paysannes s'intensifient. En mars-avril 1992, la Marche Xi'Nich réunit des centaines d'indigènes, paysans de Palenque, d'Ocosingo et de Salto de Agua, lesquels parcoururent mille cent six kilomètres à pied pour se rendre à Mexico DF.
1993. Lors de la réunion du Prado, l'Armée zapatiste, en concertation avec les communautés indigènes, bases de soutien de l'EZLN, vote un « soulèvement armé ». L'EZLN créé le Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI), formé par « les représentants indigènes des comités locaux et régionaux », les dirigeants des principaux peuples zapatistes. Le CCRI, de composition exclusivement indigène, assume la direction politique du mouvement zapatiste. En décembre 1993, dans l'organe d'information de l'EZLN, le journal « LE REVEIL MEXICAIN », Le CCRI-CG de l'EZLN publie ses instructions aux chef.fes et officiers de l'Armée zapatiste, ainsi que les « Lois révolutionnaires » qui s'instaureront « avec le soutien des peuples en lutte », dans les territoires libérés.
2. Période du « feu ». De l'insurrection armée au cessez-le-feu bilatéral (1er janvier 1994 - 12 janvier 1994)
1er janvier 1994. Alors qu'entrait en vigueur le Traité de libre commerce (TLC) entre le Canada, les États-Unis d'Amérique et le Mexique, signé en décembre 1992 par le président Carlos Salinas de Gortari, le soulèvement armé de l'EZLN rompt les célébrations de l'entrée du Mexique dans l'ère néolibérale et oriente l'attention nationale et internationale vers les montagnes du Sud-Est mexicain. Publication du célèbre « Ya Basta » de la Première Déclaration de la Jungle Lacandone.
2-6 janvier 1994. Après la prise de plusieurs municipalités du Chiapas, dont San Cristobal de Las Casas, les troupes de l'EZLN commencent leur repli vers les montagnes.
6 janvier 1994. Alors que l'Armée zapatiste de libération nationale privilégie encore clairement la lutte armée, « la seule voie que nous ont laissée les autorités gouvernementales », le CCRI-CG de l'EZLN établit les « conditions d'un dialogue » avec le gouvernement mexicain et propose la création d'une « Commission nationale de médiation ».
12 janvier 1994. l'EZLN accepte le cessez-le-feu décrété par le président Carlos Salinas de Gortari à la suite d'importantes mobilisations de la société civile nationale et internationale.
La direction politique du mouvement, le CCRI, demande à l'EZLN de « parler avec les gens, pour voir comment nous devions poursuivre la lutte ». La rencontre avec le « zapatisme civil au Mexique et dans le monde, des gens qui pensent comme nous, qui luttent pour la même chose mais qui ne sont pas armés et n'ont pas de passe-montagne » (Marcos, 30 juillet 1996), est la seconde auto-transformation de l'EZLN : de la lutte armée à la lutte ontologico-politique.
3. Période de la « parole » et de la « pratique » (depuis le 12 janvier 1994)
« C'est pourquoi, depuis janvier 1994, l'EZLN n'a pas fait la guerre contre les forces gouvernementales. Nous avons mitraillé, c'est vrai (et c'est ce que le gouvernement déplore), des milliers de mots pour dire notre vérité. Notre vérité qui n'est pas pas - nous sommes les premiers à l'admettre - la vérité de tous. Les mots ne tuent pas mais ils peuvent être plus assassins que les bombes. Ce sont les mots des zapatistes et non leurs armes que craint le gouvernement »
Sous-commandant Marcos, Ya Basta, Tome II, p.362
(A) 1994-1995. Introduction des conceptions philosophico-politique, tentatives de dialogue et premières constructions de l'autonomie zapatiste.
21 février - 2 mars 1994. Dialogue de la Cathédrale, premières négociations entre l'EZLN et l'Etat mexicain, avec la médiation de l'évêque Samuel Ruiz Garcia.
10 juin 1994. Publication de la Deuxième Déclaration de la Jungle Lacandone. Malgré l'état de siège militaire des troupes zapatistes, le CCRI-CG de l'EZLN ordonne la « prolongation unilatérale du cessez-le-feu offensif ». Par ailleurs, il appelle à la création de la Convention Nationale Démocratique (CND) et à la rédaction d'une nouvelle Constitution mexicaine. La seconde Déclaration affirme que le « changement démocratique est la seule alternative à la guerre ».
6-9 aout 1994. La Convention Nationale Démocratique, seconde étape du dialogue entre l'EZLN et le Gouvernement, a lieu dans les territoires zapatistes, l'Aguascalientes de Guadalupe Tepeyac, Chiapas.
Septembre-décembre 1994. Reprise des tensions entre l'EZLN et le gouvernement mexicain en raison du déploiement militaire de l'Armée fédérale. Rupture du dialogue.
Il est notable que le premier Tome du Ya Basta, qui regroupe les 133 premiers communiqués du CCRI-CG de l'EZLN de décembre 1993 au 8 octobre 1994, se termine par le communiqué « Après un an, rien n'a changé ici ».
17 novembre 1994. Lors de la cérémonie du onzième anniversaire de l'EZLN, le Commandant Tacho, au nom du CCRI, fait du sous-commandant Marcos le seul chef militaire de l'EZLN. Le sous-commandant Marcos est aussi porte-parole de l'EZLN jusqu'à l'annonce de son auto- disparition le 25 mai 2014, date à laquelle nait le sous-commandant insurgé Galeano (ex-Marcos).
1 décembre 1994. Investiture d'Ernesto Zedillo Ponce de Leon à la présidence de la république. Le mouvement zapatiste invite le président mexicain a renoncer à sa fonction de chef du pouvoir exécutif fédéral : « Rien de personnel là-dedans, Monsieur Zedillo. Il se trouve simplement que nous nous sommes proposés de changer le monde, et que le système politique par vous représenté est le principal obstacle qui s'y oppose » [3]. Parallèlement, le mouvement zapatiste appelle les forces politiques d'opposition et la Convention Nationale Démocratique, représentants la possibilité d'un « changement démocratique pacifique », à s'unir et constituer un « grand front d'opposition ».
8 décembre 1994. Le soutien présidentiel à l'investiture du gouverneur priiste « élu », Eduardo Robledo Rincon, au poste de gouverneur du Chiapas, provoque l'indignation du CCRI-CG de l'EZLN. Le mouvement zapatiste déclare qu'il refuse de « reconnaitre le prochain chef priiste de l'Etat du Chiapas », élu frauduleusement et imposé malgré les contestations populaires, et qu'il reconnait le candidat de l'opposition, M. Amado Avendaño Figueroa.
Le sous-commandant Marcos déclare la « fin de la trêve », qui a été marquée par le siège militaire de l'EZLN dans la Jungle Lacandone, et le « déploiement » de plusieurs régiments zapatistes dans cinq communes de l'Etat du Chiapas. Parallèlement au déploiement militaire de l'Armée zapatiste et à l'offensive de « rupture du siège », le CCRI-CG de l'EZLN annonce la création de huit nouvelles communes en rébellion dans la « zone du conflit ».
19 décembre 1994. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce la création de vingt-quatre nouvelles communes en rébellion et la progression dans sept communes.
Le territoire zapatiste nouvellement constitué, les Municipalités autonomes rebelles zapatistes (MAREZ), n'est pas dirigé par l'EZLN qui, en tant qu'Armée, reste à l'écart de l'administration civile et démocratique de ses territoires rebelles - qu'elle défend militairement.
30 décembre 1994. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce une « trêve temporaire », première étape pour une « trêve stable » et la reprise des négociations et du dialogue. La veille de l'anniversaire de la première année du soulèvement zapatiste, le sous-commandant Marcos définit le triptyque principal des revendications zapatistes qui marqua durablement la vie nationale mexicaine de l'année 1994 : la justice, la liberté et la démocratie.
1 janvier 1995. Un an après le soulèvement armée de 1994 et le cri du « Ya Basta ! », le CCRI-CG de l'EZLN publie la Troisième Déclaration de la Jungle Lacandone. En rappelant les points fondamentaux de la Première Déclaration, centrée sur la « lutte armée », et de la Seconde Déclaration, centrée sur la « lutte politique », l'EZLN cherche à faire valoir les initiatives, militaires et pacifiques, mises en place au cours de l'année 1994, passant du « feu à la parole » pour la résolution du conflit et la satisfaction des revendications de la lutte zapatiste : « Nos armes se sont tues et se sont écartés, pour que la lutte légale démontre ses possibilités...et ses limites » [4] libération national » qui inclut les forces politiques mexicaines d'opposition.
12 janvier 1995. Un an après le cessez-le-feu bilatéral, alors que le trêve décidée le 1er janvier est à nouveau prolongée, le CCRI-CG de l'EZLN annonce qu'une rencontre est prévue entre des « représentants du Gouvernement suprême » et l'Armée zapatiste de libération nationale.
15 janvier 1995. La rencontre, portée sur les « mesures permettant de détendre le climat belliqueux et d'éloigner le danger de chocs armés entre les armées » a lieu dans la commune de San Pedro de Michoacan, Chiapas. La réunion entre l'EZLN et le Gouvernement suprême s'est conclu sur des mesures bilatérales de détente du conflit belliqueux et sur la nécessité de poursuivre le dialogue et les négociations pour une paix « digne, juste et véritable ».
9 février 1995. Le président Zedillo annonce que des mandats d'arrêts ont été lancés à l'encontre de treize membres de la direction de l'EZLN - lesquels ont été identifiés lors d'une allocution télévisée. L'Armée fédérale commence son avancée dans la zone zapatiste et mitraille le village de Guadalupe Tepeyac dans lequel le sous-commandant Marcos avait rendez- vous avec un émissaire du Ministère de l'intérieur, détruisant le navire de l'Aguascalientes - lieu de la rencontre de la Société civile pour la CND. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce que l'Armée zapatiste « prépare la résistance », l'offensive fédérale du mauvais gouvernement appelant « les armes à parler ».
11 février 1995. Dans un communiqué intitulé « Appel au monde », le CCRI-CG de l'EZLN appelle les « peuples du monde » à « faire quelque chose pour arrêter la guerre » [5]. La Troisième Déclaration introduit la proposition de l'EZLN d'un « Mouvement pour la]].
9 avril 1995. Par une Loi « pour le dialogue, la conciliation et et la paix digne au Chiapas », adoptée par le Congrès le 4 mars, et prévoyant la suspension des poursuites policières et judiciaires contre les dirigeants de l'EZLN, le dialogue entre l'EZLN et le Gouvernement suprême reprend. Celui-ci a lieu à l'ejido « San Miguel » de la commune Francisco Gomez, Chiapas.
Avril-Juin 1995. Nouvelle étape du dialogue au bourgs de San Andrès Sacamch'en de los Pobres : le 22 avril, le 12 mai et le 7 juin 1995. Sans résultats probants.
Alors que le dialogue a repris depuis quelques mois, le mouvement zapatiste appelle « tout le monde, légaux et clandestins, armés et pacifiques, civils et militaires, tous ceux qui luttent, sous toutes les formes, à tous les niveaux et en toutes parts pour la démocratie, la liberté et la justice dans le monde » pour une « consultation nationale et internationale », afin de définir, collectivement, « le cap à tenir en ce moment historique ». Celle-ci devra faire connaitre ses résultats au plus tard le 8 aout 1995, « premier anniversaire du début du dialogue national pour la transition démocratique ».
Juillet 1995. Des mesures « pour la détente » se mettent en place dans un climat politique néanmoins instable, notamment en raison de « l'assassinat massif d'indigènes du Guerrero » et de la militarisation « illégale » de la ville de Mexico [6].
25 aout 1995. Dans un communiqué intitulé « Des signes de glissement vers le fascisme », le CCRI-CG de l'EZLN annonce que la Consultation nationale « pour la paix et la démocratie », convoquée par l'EZLN décidera du « cheminement de l'EZLN ».
« Nous avons appris à parler et à écouter, à marcher sans exclusion, à respecter les différents niveaux et modes de pensée, à ne pas imposer nos idées et à ne pas intimer l'obéissance à l'Histoire, mais surtout à reconnaitre et à corriger nos errements. Et c'est de vous que nous avons appris tout cela. Vous nous avez montré que nous n'étions pas seuls, que notre vérité ne peut être imposée comme la vérité absolue. Que connaitre nos erreurs ne nous diminue pas et que parler de nos erreurs ne souille pas nos paroles. [...] En apprenant nous nous formons et nous renouvelons. Nous ne sommes plus les mêmes qu'en décembre 1993. [...] L'EZLN est, aujourd'hui et à jamais, un espoir. Et l'espoir, comme le coeur, se trouve à gauche dans la poitrine. [...] Il n'y a plus aujourd'hui le « vous » et le « nous ». Nous sommes les mêmes. Nous sommes » [7].
27 août 1995. Après le succès de la Consultation nationale et internationale initiée par l'EZLN et organisée par Alianza Civica - obtenant 1,2 millions de réponses, les négociations de San-Andrès sont en mesure de reprendre. Installation de six Ateliers de travail pour le dialogue de San Andres : I. Droits et culture indigènes ; 2. Démocratie et justice ; 3. Bien-être et développement ; IV. Conciliation au Chiapas ; V. Droits de la femme au Chiapas ; VI. Cessation des hostilités.
29 septembre 1995. Le CCRI-CG de l'EZLN propose l'organisation d'une lutte intercontinentale pour l'humanité et contre le néolibéralisme.
Le sous-commandant Marcos explicite les prémisses de l'autonomie rebelle, initiée par les MAREZ en décembre 1994 : « que nous y fassions un bon hôpital, qui ne dépende pas du gouvernement [...] des écoles et des ateliers de formation, des jeux pour les enfants, des ateliers et des écoles pour les femmes [...]. Mais sans rien du gouvernement. Ainsi, nous construirons ensemble un endroit où le peuple commande, où on voit que nous n'avons pas besoin de gouvernement [...] » [8].
20 octobre 1995. Deux ans après le début du soulèvement zapatiste, le CCRI-CG de l'EZLN annonce les « premiers accords » de San Andrès. Ceux-ci, portés sur l'Atelier I « Droits et culture indigènes », marquent une étape importante de l'histoire du mouvement zapatiste.
17 novembre 1995. Le CCRI-CG de l'EZLN fête les douze ans de la formation de l'Armée zapatiste de libération nationale dans les montagnes du Sud-Est mexicain. A cette occasion, il rappelle que le mouvement zapatiste a « commis beaucoup d'erreurs » - cette insistance répétée sur la reconnaissance zapatiste des erreurs et égarements du mouvement appuie le refus de la position d'avant-garde et du dogmatisme révolutionnaire, tout en spécifiant qu'il n'a jamais « renoncer à devenir meilleur » - l'objectif de l'amélioration continue du mouvement appuie le refus du téléologisme et de la position, auto-revendiquée, de la raison objective. Par ailleurs, le CCRI-CG réitère l'affirmation de la détermination zapatiste à « faire partie de la nation mexicaine », l'une des premières revendications historiques du mouvement, et propose une définition inclusive de l'identité zapatiste. Le mouvement zapatiste, longtemps cantonné à la géographie chiapanèque et à l'identité indigène, est désormais résolument « mexicain » : « Pour nous, tous ceux qui avec ou sans armes, avec ou sans visage, indigènes ou pas, partagent notre désir d'un pays meilleur, sont zapatistes » [9].
Les années 1994 et 1995, marquées par la marginalisation du feu zapatiste au profit de la parole, sont les années de l'institution durable d'un mouvement-de-lutte politique et d'initiatives régionales et nationales - telles que la constitution des Municipalités autonomes rebelles zapatistes (MAREZ), la CND et le Mouvement pour la libération nationale, puis internationales - telles que l'analyse-critique du système global « néolibéralisme » et la prochaine « réunion intercontinentale de toutes les forces qui luttent pour l'humanité, c'est-à-dire contre le néolibéralisme », pour l'émergence d'un autre monde.
(B) 1996-2003. De la Rencontre intergalactique à l'autonomie rebelle zapatiste.
1 janvier 1996. Le mouvement zapatiste concrétise son ouverture et ses initiatives internationales par la Première Déclaration de « La Realidad » contre le néolibéralisme et pour l'humanité, adressée aux « peuples du monde ». A cette occasion, le sous-commandant Marcos décrit le « nouveau partage du monde » que le système néolibéral impose au travers d'une « guerre mondiale » contre l'humanité. La Première Déclaration de « La Realidad » est donc une synthèse de l'analyse-critique du mouvement zapatiste de la situation systémique contemporaine. Elle articule trois dimensions centrales dans la construction du mouvement zapatiste et pour son cheminement historique, aux conséquences philosophico-politiques importantes : la dignité, l'espoir et la vie - « le souffle de la dignité » ; « la fleur de l'espoir » ; « le chant de la vie » : « La dignité est cette patrie sans nationalité, cet arc-en-ciel qui est aussi un pont, ce murmure du coeur quel que soit le sang qui le vit, cette irrévérence rebelle qui se moque des frontières, des douanes et des guerres. L'espoir est cette insubordination qui rejette le conformisme et la défaite. La vie, voilà ce qu'ils nous doivent : le droit de gouverner et de nous gouverner, de penser et d'agir avec une liberté qui ne s'exerce pas sur l'esclavage des autres, le droit de donner et de recevoir ce qui est juste » [10].
Désormais, aux cotés des Déclarations de la jungle lacandone (I, II, III), la Déclaration pour l'humanité et contre le néolibéralisme (I) situe le mouvement zapatiste dans le cadre planétaire d'une lutte pour le genre humain - l'élaboration conceptuelle de la « dignité » au cours des années 1994 et 1995 explicite la dimension « humaine » de la lutte zapatiste - et contre un système de domination planétaire - dont l'analyse-critique a été introduite par le personnage de Durito de la Lacandone depuis le 10 avril 1994 [11].
Le CCRI-CG de l'EZLN publie la quatrième Déclaration de la jungle lacandone (IV) qui prévoit, à l'issue de la signature des accords de paix et de la ratification des Accords de San Andrès, la transformation de l'EZLN en une « force politique civile » et la création du Front zapatiste de libération nationale (FZLN), « force politique civile non-électorale » [12].
4-8 janvier 1996. L'EZLN convoque un Forum national indigène - puis un second - qui réunit les représentants de 35 organisations et ethnies indigènes mexicaines. Les Forums se transforment en octobre 1996 en une structure permanente, le Congrès national indigène (CNI), qui accompagne encore aujourd'hui la lutte zapatiste.
16 février 1996. Le Gouvernement suprême et l'EZLN signent, à San Andrès, les Accords conclus en octobre 1995, sur l'Atelier 1. « Droits et culture indigènes ». La signature des « Accords de San Andrès » est une étape importante de la lutte nationale zapatiste, elle conclut deux années d'intenses négociations-dialogues et la résolution politique du conflit, en faveur d'une partie des revendications zapatistes.
30 juin - 6 juillet 1996. Un Forum pour la réforme de l'Etat est organisé à San Cristobal de Las Casas dans le cadre du second Atelier des « discussions de San Andrès », intitulé « Démocratie et justice ».
27 juillet - 3 aout 1996. « Rencontre internationale pour l'humanité et contre le néolibéralisme ». Celle-ci fut organisée autour de quatre principaux ateliers : 1. « Aspects économiques de la vie sous le néolibéralisme » ; 2. « Aspects politiques de la vie sous le néolibéralisme » ; 3. « Aspects sociaux de la vie sous le néolibéralisme » ; 4. « Aspects culturels de la vie sous le néolibéralisme ». Cette rencontre réunit entre 3000 et 5000 participants venus de quarante deux pays dans les cinq « Aguascalientes », territoires rebelles zapatistes.
Décembre 1996 - janvier 1997. Refus d'Ernesto Zedillo du « projet de réforme constitutionnel » - proposé par la COCOPA le 29 novembre 1996, base pour l'effectivité des « Accords » de San Andrès.
Cette période est marquée par l'institutionnalisation de la « guerre de basse intensité » : une stratégie gouvernementale qui consiste à isoler l'EZLN de ses soutiens civils, notamment par la combinaison de programmes sociaux « contre-insurrectionnels » et de groupes paramilitaires (qui sèment la terreur et provoquent des déplacements considérables de population). Cette stratégie est mise en place par Carlos Salinas de Gortari dès 1995, avec des groupes paramilitaires actifs dans le nord du Chiapas.
C'est dans le contexte de l'obstruction des avancées pour la résolution du conflit et la satisfaction des revendications de l'EZLN que le mouvement zapatiste s'engage dans une longue période, de 1996 à 2003, consacrée à l'exigence du « respect de la signature gouvernementale et l'application des Accords de San Andrès ».
Septembre 1997. 1111 délégués zapatistes se rendent à Mexico pour assister au second Congrès national indigène.
22 décembre 1997. Le massacre d'Actéal (commune de Chenalho) marque la guerre dite de « basse intensité ». Le massacre perpétré par des paramilitaires, « appuyés par les autorités », de quarante-cinq indigènes tzotzils de l'organisation Las Abejas qui priaient dans une chapelle, principalement des femmes et des enfants, est l'un des événements les plus violents de la période - qui suscitera notamment un « sursaut de solidarité » dans une période de « lent épuisement » du mouvement zapatiste.
Avril-juin 1998. Plusieurs opérations militaires démantèlent violemment - causant plusieurs morts - des communes autonomes zapatistes, notamment celles de « Ricardo Flores Magon », « Tierra y Liberdad » et « San Juan de la Liberdad ».
7 juin 1998. En réponse aux interventions armées de l'Armée fédérale, l'évêque Samuel Ruiz annonce la dissolution de la CONAI et « exige la fin de la stratégie de basse intensité [du gouvernement mexicain] » [13].
Mars 1999. Dans le contexte de l'isolement progressif de la lutte zapatiste, 2500 hommes et 2500 femmes, délégués zapatistes, traversent le Mexique pour « plaider en faveur de la reconnaissance des Accords de San Andrès et promouvoir la Consultation nationale pour la reconnaissance des peuples indigènes et la fin de la guerre d'extermination ». A cette occasion, les délégations zapatistes rencontrent une part importante de la société civile mexicaine, parcourant les 2500 communes du Mexique.
2 juillet 2000. Vicente Fox, candidat du Parti Action nationale (PAN) remporte les élections présidentielles mexicaines face au candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), au pouvoir depuis sept décennies.
Le changement politique des années 2000 revitalise l'espoir zapatiste d'une résolution politique et pacifique du conflit, notamment la perspective d'une officialisation des Accords de San Andrès - par la réforme constitutionnelle et la reconnaissance étatique des Accords. Le lendemain de l'investiture de Vicente Fox à la présidence de la république, le 2 décembre 2000, l'EZLN demande « trois signes pour reprendre le dialogue » : d'une part, l'approbation du projet de loi de la COCOPA permettant la réforme constitutionnelle préalable à l'effectivité des Accords signés en 1996, d'autre part, la libération de tous les prisonniers politiques zapatistes, et enfin, la fermeture de sept campements militaires (« sur les 259 installés dans la zone du conflit » [14]).
2 décembre 2000. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce la « marche sur Mexico » d'une délégation zapatiste, formée des principaux dirigeants de l'EZLN. L'annonce de la « marche sur Mexico » de vingt-trois commandants et commandantes indigènes et du sous-commandant Marcos met en évidence la disposition zapatiste à la pacification du conflit, engageant une part considérable du commandement zapatiste.
5 décembre 2000. Le président Vicente Fox annonce que le projet de loi de la COCOPA, bloqué par le gouvernement Zedillo, est envoyé au Congrès.
22 décembre 2000. Vicente Fox annonce, semaine après semaine, « le démantèlement de chacun des campements signalés par l'EZLN ».
24 février - 1 avril 2001. Le mouvement zapatiste entreprend la marche annoncée le 2 décembre, intitulée « Marche de la dignité indigène ». Celle-ci, renommée « Marche de la couleur de la Terre », est un évènement national particulièrement important pour le mouvement zapatiste. Le commandement zapatiste traverse douze Etats de la République mexicaine, « réalisant quatre- vingts actes publics », et participe au troisième Congrès national indigène à Nurio, lequel manifeste son soutien à la marche zapatiste.
11 mars 2001. La délégation zapatiste arrive sur la place centrale de Mexico, accueillie par des « multitudes enthousiastes ».
28 mars 2001. La délégation zapatiste - notamment la commandante Esther qui délivre « le message principal de l'EZLN » mais aussi les commandants David, Zebedo et Tacho - et les représentants du Congrès national indigène sont reçus à la tribune du Congrès de l'Union pour plaider en faveur de la réforme constitutionnelle. La réception de la délégation zapatiste au Palais Législatif de San Lázaro (Congrès) témoigne d'une ouverture particulièrement inédite dans l'histoire (récente) du mouvement zapatiste, alors confronté depuis plusieurs années à l'inertie des politiques gouvernementales pour la résolution du conflit. L'annonce d'une « mission de médiation avec le Parlement », confiée à Fernando Yanez, « ancien chef des FLN et l'un des fondateur de l'EZLN » connu sous le pseudonyme de « commandant German », appuie la disposition zapatiste à la « parole » et symbolise la fin du cycle « armée » de la lutte zapatiste ainsi que l'abandon de la clandestinité.
Avril 2001. Le Parlement fédéral vote une réforme constitutionnelle « radicalement distincte du texte de la COCOPA » et, a fortiori, des Accords de San Andrès. Approuvée par la majorité des Parlements locaux, la contre-réforme dénoncée par l'EZLN et le mouvement indigène, est finalement promulguée le 14 aout par le président Vicente Fox.
L'année 2001 marque une étape importante dans l'histoire politique du mouvement zapatiste, du succès populaire de la Marche de la couleur de la Terre à l'échec politique du dialogue entre l'EZLN et l'Etat mexicain - marqué par le double échec de la parole zapatiste : l'échec du dialogue avec le pouvoir exécutif (dans la période 1994-2001) puis, l'échec de la réforme constitutionnelle et de la relation avec le pouvoir législatif (à partir de mars 2001) [15].
Finalement, après sept ans de négociations-dialogues non-abouties, le mouvement zapatiste renonce à poursuivre la lutte « politique » en concertation avec les instances de l'Etat et s'engage, définitivement, dans une nouvelle phase politique : l'autonomie rebelle zapatiste.
(C) 2003-2009. Des Caracoles au Festival Mondial de la Digne Rage.
L'autonomie rebelle zapatiste, pré-construite en décembre 1994 par la promulgation des premières communes autonomes zapatistes (MAREZ), s'est développée - au gré de rythmes inégaux - au cours de la période « politique » de la parole zapatiste, de 1994 à 2003. L'impossibilité d'une résolution politique du conflit - malgré la persévérance zapatiste et la signature gouvernementale des Accords de San Andrès - résout les zapatistes à « mettre en pratique » l'autonomie indigène (zapatiste). Le mouvement zapatiste s'appuie notamment sur la légitimité des Accords de San Andrès - sur les « Droits et culture indigènes » - pour intensifier la construction de l'autonomie rebelle.
8 aout 2003. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce, à Oventik, la création de cinq Conseils de bon gouvernement (« Junta de buen gobierno »), « instances régionales destinées à coordonner l'action de communes autonomes zapatistes ». Les Conseils de bon gouvernement marquent le déploiement de l'autre politique, zapatiste, et l'intensification du développement de l'autonomie zapatiste, qui sera au « coeur de l'expérience zapatiste » [16].
A la suite de la création des Conseils de bon gouvernement (JBG), le CCRI-CG de l'EZLN annonce la « mort » des « Aguascalientes », centres rebelles zapatistes de 1994 à 2003, et la naissance des « Caracoles », nouveaux centres politico-culturels de l'autonomie zapatiste dans lesquels « siègent les Conseils de bon gouvernement » et ont lieu « les principales rencontres organisées par l'EZLN ».
La période qui s'ouvre en 2003, aujourd'hui encore ininterrompue malgré des modifications d'ampleur, concentre l'essentiel des apports philosophico-politiques et théorico-pratiques des expériences zapatistes au Chiapas - pour la plupart déjà ébauchés au cours des premières années du soulèvement. A partir de la création des communes autonomes zapatistes (1994) puis des Conseils de bon gouvernement et des Caracoles (2003), la lutte zapatiste s'est (auto)transformée en un mouvement d'expérimentation philosophico-politique des possibilités pratiques d'une existence rebelle, essentiellement non-étatique et non-capitaliste. Parallèlement à l'amplification de la construction territoriale de l'autonomie civile des communautés zapatistes au Chiapas, le mouvement zapatiste poursuit ses initiatives à l'échelle nationale et réaffirme la disposition du mouvement pour une rébellion mondiale.
30 juin 2005. Le CCRI-CG publie la Sixième Déclaration de la Jungle Lacandone. La Déclaration de 2005 invite à créer « un réseau d'organisations et de collectifs se reconnaissant dans leur diversité, tout en partageant deux principes communs ». D'une part, la Déclaration VI explicite le positionnement anticapitaliste du mouvement zapatiste et, d'autre part, elle « invite à penser l'action politique « en bas et à gauche ». La Sixième Déclaration invite à la formation de la « Zesta internazional » et propose l'organisation d'une nouvelle Rencontre intercontinentale - qui n'aura pas lieu sous cette forme. Le mouvement zapatiste démontre explicitement que l'autonomie rebelle, dont la construction s'intensifie à partir de 2003, n'est nullement un renoncement à une lutte « globale » [17].
Août 2005. Plusieurs réunions préparatoires de « l'Autre Campagne » ont lieu dans le Jungle Lacandone et réunissent des centaines d'organisations, de collectifs et d'individus adhérents à la Sixième Déclaration.
1er janvier 2006. Le sous-commandant Marcos, momentanément rebaptisé « Délégué Zéro », entreprend la première tournée nationale de « l'Autre Campagne », « hors de toute perspective électorale », cherchant à « tisser le réseau des adhérents de la Sixième Déclaration », en parallèle de la campagne présidentielle de 2006. Cette initiative, populaire et zapatiste, est perturbé par les externalités de la campagne électorale pour la présidence de la république - notamment de l'actuel président mexicain, Andrès Manuel Lopez Obrador (PRD) [18].
3-4 mai 2006. Lorsque le « Délégué Zéro » se rend à Atenco pour manifester son soutien au Front des peuples en défense de la terre - « qui avait mené une lutte victorieuse contre l'installation du nouvel aéroport de Mexico » - une violente intervention policière « dégénère » : elle se conclut par 2 morts, 200 arrestations et une vingtaine de viols commis par les policiers.Dans ce contexte, le « Délégué Zéro » interrompt sa tournée et annonce qu'il demeurera à Mexico « jusqu'à la libération de toutes les personnes arrêtées » [19].
2 juillet 2006. Les élections présidentielle et législative ont lieu au Mexique. Le candidat du Parti Action national (PAN), Felipe Calderon, est déclaré vainqueur dans un climat politique troublé par l'indétermination de l'Institut fédéral électoral.
16 septembre 2006. A Mexico, une Convention nationale démocratique proclame Lopez Obrador, favori durant la campagne électorale et vaincu au scrutin de juillet 2006, « président légitime ».
8 octobre - 30 novembre 2006. Le sous-commandant Marcos, « délégué zéro », et plusieurs commandants et commandantes qui l'ont rejoins en cours-de-route, parcourent « les onze Etats qui n'avaient pas été couverts » en raison de l'arrêt de la campagne dû à la répression policière d'Atenco.
1er décembre 2006. Felipe Calderon « prend possession de sa charge » présidentielle alors que le Mexique est particulièrement fragilisé par des opérations policières et militaires dans plusieurs Etats fédéraux.
30 décembre - 2 janvier 2007. Le mouvement zapatiste concrétise la première Rencontre prévue par la Sixième Déclaration qui, au lieu d'être « intercontinentale » et « contre le néolibéralisme et pour l'humanité » comme celle de 1996, est une « Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du mondes », réalisée dans le Caracol d'Oventik.
21-30 juillet 2007. Le mouvement zapatiste organise la Seconde Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du mondes, qui se déroule dans trois des cinq Caracoles zapatistes.
11-14 octobre 2007. Le mouvement zapatiste co-organise, avec le Congrès national indigène (CNI), une première Rencontre des Peuples autochtones d'Amérique, dans la communauté Yaqui de Vicam, en présence des « délégués représentants de 66 peuples de 12 pays » [20].
13-17 décembre 2007. Alors que le sous-commandant Marcos dénonce le risque d'une attaque militaire - une offensive gouvernementale a eut lieu le 24 septembre - l'EZLN organise le premier Colloque international, en hommage à l'anthropologue et historien français Andrés Aubry, dans les installation du Centre intégral de développement et de capacitation indigène-Université de la Terre (CIDECI-Unitierra), à la périphérie de San Cristobal de Las Casas. Autour du thème « Planète Terre : mouvements antisystémiques », qui situe remarquablement bien les enjeux du Colloque, 2000 participants venus de 34 pays ont participé, aux cotés de l'EZLN et de « personnalités engagées du monde universitaire », à l'exercice d'une « autre théorie ». En raison des tensions militaires, le Colloque international de 2007 met fin à « l'Autre Campagne », c'est-à-dire, « à un cycle de deux années de déplacements et de participations à des actes publics à travers le Mexique » du sous-commandant Marcos et de quelques commandantes et commandants zapatistes [21].
28 décembre 2007 - 2 janvier 2008. L'EZLN organise la troisième Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde consacrée à la « rencontre des femmes zapatistes avec les femmes des peuples du monde » dans le Caracol de La Garrucha [22].
Été 2008. Le mouvement zapatiste entreprend une « campagne pour la libération des prisonniers politiques d'Atenco », exigence posée par le sous-commandant Marcos dès 2006. Par ailleurs, inspiré par les réussites des initiatives précédentes, notamment le Colloque international de 2007 et les Rencontres de 2006-2007, le CCRI-CG de l'EZLN publie une convocation au Premier Festival Mondial de la Digne Rage.
26 décembre 2008 - 5 janvier 2009. Le mouvement zapatiste organise son Premier Festival, sous-titré « Un autre monde, un autre chemin », qui réunit plus de participants que les évènements précédents et de nombreuses personnalités nationales et internationales. La participation de la délégation zapatiste au Festival de la Digne Rage, composée notamment du sous-commandant Marcos, des commandants David, Tacho et Zebedeo, des commandantes Hortensia, Susana et Miriam, du lieutenant-colonel Moisés, démontre l'importance du Festival « aux yeux de l'EZLN » [23].
Le Festival Mondial de la Digne Rage conclut le cycle des initiatives-évènements- rencontres zapatistes pour le tissage du réseau national et international des luttes anticapitalistes et « d'en bas et à gauche » annoncé par la Sixième Déclaration (2005) et ouvert par « l'Autre Campagne » en 2006. Ainsi, parallèlement à la construction de l'autonomie rebelle, approfondie à partir de 2003, le mouvement zapatiste a été, au cours de la période 2006-2009, à l'initiative de plusieurs évènements-rencontres nationales, continentales et internationales qui marquent la créativité zapatiste, liant une analyse-critique singulière (« une autre théorie ») et des formes alternatives d'existence et de relationnalité au tissage d'un réseau planétaire de lutte pour « un autre monde ».
(D) 2009-2012. La stratégie du silence zapatiste.
Janvier 2009 - décembre 2012. Le mouvement zapatiste décide de substituer à la parole et à l'action publiques - l'analyse-critique, les évènement-rencontres et les suggestions zapatistes - qui furent au centre de la lutte, un « interminable » silence. (Cf. La rébellion zapatiste, p.48).
Durant la période caractérisée par le « silence zapatiste », les Conseils de bon gouvernement ont dénoncé à de nombreuses reprises les agressions menées par des groupes paramilitaires ou incités par les autorités contre les communautés. Par ailleurs, l'EZLN a participé au Mouvement pour la Paix avec Justice et Dignité convoqué par Javier Sicilia.
2011. Le sous-commandant Marcos a entretenu une correspondance publique avec le philosophe Luis Villoro - publiée sous le titre Ethique et politique aux éditions de l'Escargot en 2012.
Le silence zapatiste a provoqué de nombreuses rumeurs sur la « décomposition interne du zapatisme » ou sur la possible maladie ou mort du sous-commandant Marcos (Cf. La rébellion zapatiste, p.48).
Le « silence » appuie la capacité zapatiste, remarquable pour un mouvement-de-lutte aussi prolifique que le « zapatisme » - en théorie et en pratique - et pour une structure politico-militaire (EZLN), à articuler, successivement, plusieurs dimensions. De fait, l'histoire du mouvement zapatiste met en évidence l'articulation d'une diversité de dimensions, complémentaires, telles que la lutte « armée » et la lutte « politique », des initiatives régionales et nationales et des rencontres continentales et intercontinentales, une attention aux peuples autochtones et aux peuples du monde, la constitution d'un réseau planétaire de lutte et l'analyse-critique antisystémique, et tant d'autres choses.
Ainsi, les quatre années du « silence zapatiste » témoigne de la capacité du mouvement à décentraliser l'attention portée à la lutte rebelle et à concentrer ses efforts en interne. A cet égard, le mouvement zapatiste démontre une aisance particulière par sa capacité à diversifier les dimensions de sa lutte : alors caractérisé par « le feu et la parole », le mouvement zapatiste sait aussi être « silencieux » - comme il l'a longuement été, préalablement au soulèvement du 1er janvier 1994, pendant la période de la clandestinité.
21 décembre 2012. Le CCRI-CG de l'EZLN écrit : « Vous avez entendu ? C'est le bruit de leur monde qui s'effondre. C'est le son du nôtre qui ressurgit ». Le jour même, l'EZLN organise une Marche, silencieuse des rebelles zapatistes, composée de quarante-mille indigènes de racine maya, bases d'appui de l'EZLN. De fait, la rupture d'un silence maintenu pendant quatre années et l'organisation d'un déploiement silencieux, le jour de « la fin du monde » Maya, sont particulièrement symboliques.
La Marche (silencieuse) des rebelles zapatistes démontre que le « silence zapatiste » n'était pas dû à une fragilisation-décomposition du mouvement-de-lutte mais à la décision interne d'un retrait passager, favorisant une introspection et une préparation de l'à-venir zapatiste. Par ailleurs, le choix du jour de la fin du calendrier Maya appuie la revendication zapatiste des spécificités culturelle et civilisationnelle propres aux peuples zapatistes (de racine maya) et, plus largement, aux peuples originaires. A cette occasion, les rebelles zapatistes ont occupé les rues de cinq villes du Chiapas, dont San Cristobal de Las Casas. La surprise du déploiement zapatiste, après quatre année de « silence », fait écho à la surprise du soulèvement du 1er janvier 1994, au cri du célèbre « Ya Basta ! ». Les rebelles zapatistes défilèrent silencieusement et construisirent, pour l'occasion, des estrades sur lesquelles les 40 000 zapatistes, bases d'appui de l'EZLN, montèrent le poing levé. La construction des estrades, laissant supposer l'arrivée du commandement général et une prise de parole officielle de l'EZLN, appuie la non-personnification du mouvement zapatiste par le rejet d'une autorité zapatiste disjointe des bases d'appui. A cet égard, le sous- commandant Marcos précisera : « Comprenez, 40 000 chefs ! » [24].
Ainsi, après plusieurs années de silence, les zapatistes démontrent, par un déploiement stratégique et symbolique, qu'ils sont toujours en lutte et que le mouvement zapatiste, même silencieux, poursuit son auto-transformation. De fait, une « nouvelle étape » de la lutte zapatiste s'ouvre à l'aube de l'année 2013.
(E) 2013-2021. De la Petite école zapatiste au Voyage planétaire pour la vie.
Janvier - mars 2013. Le CCRI-CG de l'EZLN publie une série de communiqués, intitulée « Eux et Nous ». Ces communiqués introduisent une « nouvelle étape » qui commence en 2013, à la suite du silence zapatiste, et prolonge la Sixième Déclaration de la jungle lacandone, publiée huit ans auparavant. Les communiqués « Eux et Nous » annoncent la disparition de l'initiative nationale « l'Autre Campagne » et de l'initiative internationale « Zesta Internazional » - restée inaboutie - que la Sixième Déclaration avait introduite, au profit d'une seule entité, à la jonction des dimensions nationale et internationale de la lutte zapatiste, intitulée « Sexta ». La Sexta est une innovation politique de la lutte zapatiste qui réactualise l'articulation centrale des trois échelles de lutte du mouvement : les ancrages régional, national et international.
La nouvelle dimension que la Sexta introduit, ne s'inscrit pas simplement dans une modification successive des échelles-de-lutte, de l'importance centrale du régional-national des premières années du mouvement à une dimension proprement inter-nationale-continentale, développée davantage depuis 1996, puis « planétaire » à partir de 2013. Il s'agit d'une modification substantielle du déploiement de la rébellion : résolument anticapitaliste depuis la Sixième Déclaration de 2005, la lutte zapatiste prend en considération l'ampleur planétaire de la domination capitaliste et modifie le cadre de l'articulation de son action rebelle. A cet égard, les communiqués « Eux et Nous » initient un changement de perspective de la lutte zapatiste, son « seul terrain d'action et de lutte » est désormais la planète dénommée « Terre » [25].
Les communiqués « Eux et Nous », et la Sexta qu'ils introduisent, modifient la rébellion zapatiste : d'abord ancrée sur les « non » de la Sixième Déclaration, notamment les positions anti-capitaliste et anti-étatiste, la lutte zapatiste doit désormais aussi construire les « oui » des mondes rebelles que la perspective planétaire de la lutte déploie.
12-16 aout 2013. Première session de la Petite école zapatiste, convoquée par les communiqués « Eux et Nous ». Cette initiative, qui réunit plus de 5000 personnes, accueillis dans les familles zapatistes pour la durée de la « petite école », est un bilan d'étape de la rébellion zapatiste. A cet égard, la « Petite école zapatiste » partage l'expérience quotidienne et subjective de l'autonomie rebelle zapatiste et l'EZLN rédige quatre fascicules, les Cahiers de l'autonomie, intitulés « La Liberté selon les Zapatistes », forme de restitution interne - dressant les avancées et les limites de la construction de l'autonomie - de ce qu'est le « zapatisme » vingt ans après le soulèvement armé.
Décembre 2013 - janvier 2014. Deuxième session de la Petite école zapatiste.
2 mai 2014. Près du Caracol de La Realidad, l'organisation CIOAC- Historica, « manipulée par les autorités », détruit une école et une clinique autonomes et assassine le « maestro Galeano », « figure très appréciée », responsable régional de la « Petite école zapatiste » et membre temporaire du Conseil de bon gouvernement. La violence de l'assassinat du maestro Galeano conduit le Conseil de bon gouvernement, organe politique civil de l'autonomie rebelle, à faire appel à l'EZLN, organe politico-militaire du mouvement zapatiste distinct de l'autonomie rebelle. C'est la première fois, depuis l'intensification de la construction civile de l'autonomie en 2003, qu'un Conseil de bon gouvernement fait appel à l'Armée zapatiste de libération nationale pour la résolution d'un conflit interne. L'EZLN avait, depuis longtemps, mis en évidence la nécessité d'une séparation de l'autonomie civile et de l'organe politico-militaire du mouvement zapatiste.
25 mai 2014. Par le communiqué « Entre la lumière et l'ombre », le sous-commandant Marcos annonce son auto-mort et la naissance, simultanée, du sous-commandant Galeano (ex-Marcos). A cet égard, la « mort de Marcos » marque les changements structurels internes de l'EZLN. Le sous-commandant Marcos transmet son statut de « chef militaire et porte-parole de l'EZLN » (de 1994 à sa « mort ») au sous-commandant Moisés qui, aujourd'hui, assure toujours ces fonctions.
26 septembre 2014. A Ayotzinapa, trois étudiants de l'Ecole normale rurale « ont été abattus » et trois autres ont été « exécutés par erreur ». Par ailleurs, quarante-trois étudiants sont encore aujourd'hui « portés disparus ». La responsabilité de l'Etat, dans « l'affaire d'Ayotzinapa » est manifeste.
Décembre 2014 - Janvier 2015. Le mouvement zapatiste organise le Festival mondial des rébellions et des résistances, à Mexico, dans les territoires rebelles et les communautés affiliées au CNI.
2-9 mai 2015. A l'initiative de la Commission Sexta de l'EZLN, un séminaire intitulé « La pensée critique face à l'hydre capitaliste » s'est tenu au Chiapas. A cet égard, le mouvement zapatiste suggère ses « pistes » réflexives contre l'hydre capitaliste, système planétaire de dominations multiples, et pour le développement des semis rebelles. Les pistes zapatistes du séminaire de 2015 mettent en évidence l'importance de la combinaison du théorique - les outils conceptuels de l'analyse-critique - et du pratique - l'expérimentation rebelle, notamment analysée par le sous- commandant Marcos dans Saisons de la digne rage (2009), et appuient la conception zapatiste du « cheminer en se questionnant », réaffirmant la multiplicité des chemins rebelles et le refus zapatiste du dogmatisme.
Août-octobre 2015. Deuxième niveau de la Petite école zapatiste (par internet).
17 juillet-12 août 2016. Festival consacré aux arts « CompArte por la humanidad », convoqué au CIDECI- l'Université de la Terre (San Cristobal de Las Casas) et dans les cinq caracoles.
9-14 Octobre 2016. Dans le prolongement de « la revitalisation du CNI », dont le Festival mondial des résistances et des rébellions de 2014 fut un évènement important, et pour le vingtième anniversaire de sa fondation, le Congrès national indigène s'est réuni pour la cinquième fois. A cette occasion, les membres du CNI décidèrent de la création du Conseil indigène de gouvernement (CIG), « approuvée après consultation des communautés ».
25 décembre 2016 – 4 janvier 2017. Festival consacré aux sciences « L@s zapatistas y las conCiencias por la humanidad ».
29 décembre 2016 – 1er janvier 2017. Deuxième étape du Cinquième Congrès national indigène : résultat de la consultation et approbation de la formation d'un Conseil Indigène de Gouvernement au niveau national, dont la porte-parole présentera sa candidature à l'élection présidentielle de 2018.
Octobre 2017 - février 2018. Nommée en assemblée, la porte-parole Maria de Jesus Patricio Martinez, surnommée « Marichuy », a été mandatée pour se présenter comme candidate indépendante aux élections présidentielles de 2018. Dans le cadre de la « campagne » du CNI- CIG, la porte-parole « Marichuy » a parcouru le Mexique pour rassembler les signatures nécessaires à sa candidature - elle obtiendra 300 000 signatures sur les 900000 requises, populariser le Conseil indigène de gouvernement auprès de la population mexicaine et rencontrer « les luttes d'en bas ».
26-30 décembre 2017. Second Festival consacré aux sciences « ConCiencias por la Humanidad ».
8-10 mars 2018. Première Rencontre internationale des femmes qui luttent, dans le caracol de Morelia, événement organisé par les femmes zapatistes et qui réunit 7000 participantes de 38 pays. Cette Rencontre, qui s'est organisée et déroulée en non-mixité, appuie l'importance que porte le mouvement zapatiste à la lutte des femmes. Il est notable que le troisième « Cahier de l'autonomie » de la Petite école zapatiste, intitulé « Participation des femmes dans le Gouvernement Autonome » est consacrée à l'expérience autonome des femmes zapatistes. Par ailleurs, dans un texte intitulé « Le très long chemin des femmes zapatistes », le sous- commandant Marcos relate la situation des femmes zapatistes avant le soulèvement de 1994.
Août 2018. L'EZLN propose « d'amplifier l'expérience du Conseil indigène de gouvernement » et de « transformer ses réseaux d'appui en un réseau planétaire de rébellions et de résistances ». A cet égard, il est notable que le CNI-CIG s'inscrit désormais, avec l'EZLN et la Sexta, dans une perspective planétaire de lutte.
1-9 novembre 2018. Premier Festival de cinéma « Puy Ta Cuxlejaltic », dans le caracol d'Oventic.
31 décembre 2018 - 1er janvier 2019. La célébration des 25 ans du soulèvement zapatiste est marquée par un défilé des miliciens zapatistes et par un discours d'avertissement lancé au nouveau président Andrés Manuel López Obrador, tout juste entré en fonction. Les zapatistes ne permettront pas le déploiement des méga-projets lancés par celui-ci, en particulier le mal nommé « Train Maya » qui doit relier le Chiapas aux sites touristiques du Yucatán, le projet du corridor interocéanique de l'Isthme de Tehuantepec (État de Oaxaca, Mexique) ou encore le Projet intégral Morelos.
20 février 2019. Le CNI-CIG et l'EZLN publie une communication conjointe « suite à l'assassinat du compañero Samir Flores Soberanes », autorité autonome de la communauté d'Amilcingo (Morelos), délégué du CNI et opposant au « Projet intégral Morelos ».
10 avril 2019. Les journées de lutte « Zapata vive, Samir Vive, la lucha sigue » sont organisées par l'EZLN et le CNI, à la fois pour marquer le centenaire de la mort d'Emiliano Zapata et pour protester contre l'assassinat de Samir Flores.
17 août 2019. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce, dans le communiqué « Nous avons brisé l'encerclement », la formation de 4 nouvelles communes autonomes et de 7 nouveaux caracoles,
avec leurs conseils de bon gouvernement respectifs. A cet égard, l'amplification de l'autonomie zapatiste, 25 ans après le soulèvement armé, témoigne de la vitalité du mouvement et de ses capacités cheminantes.
Décembre 2019. De multiples activités, intitulées « Combo pour la vie », rassemblent un second Festival de cinéma « Puy Ta Cuxlejaltic » et un Festival CompArte de danse dans le nouveau caracol de Tulan Kaw, ainsi qu'un Forum en défense du territoire et de la Terre-mère, co-organisé avec le CNI (nouveau caracol Jacinto Canek).
27-29 décembre 2019. Seconde Rencontre internationale des femmes qui luttent, dans le caracol de Morelia.
16 mars 2020. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, l'EZLN se déclare en alerte rouge et annonce la fermeture de tous les Caracoles. Cette annonce contraste avec l'inaction et l'indolence du gouvernement mexicain. Les zapatistes appellent à prendre conscience de la gravité de l'épidémie, à organiser de manière autonome des mesures de prévention et de contention, sans pour autant abandonner les luttes en cours.
5 octobre 2020. Le communiqué intitulé « Une montagne en haute mer » annonce qu'une ample délégation zapatiste visitera les cinq continents, à commencer par l'Europe en 2021 - effectuant une « conquête inversée », a l'occasion des 500 ans de la colonisation espagnole du Mexique.
1er janvier 2021. La « Déclaration pour la vie », co-signée par l'EZLN et par des centaines d'organisations, collectifs et personnes, appelle à lutter pour la vie et à détruire le capitalisme. Cette déclaration marque un approfondissement de la perspective de lutte zapatiste. La Déclaration pour la vie, rédigée « depuis l'un des ponts de dignité qui unissent les cinq continents », est une synthèse de l'actualité théorico-pratique du mouvement zapatiste.
Les délégations zapatistes du Voyage pour la vie - Chapitre Europe, se décomposent en deux principaux groupes de voyage, une délégation maritime auto-dénommée « Escadron 421 » et plusieurs délégations aérotransportées dénommées « La Extemporánea » - dont la délégation du Comité National Indigène - Conseil Indigène de Gouvernement (CNI-CG), composées de plus de cent personnes, en grande majorité des femmes.
2 mai 2021. Le 'Voyage pour la vie' commence avec le départ de la délégation maritime, l'Escadron 421 (4 femmes, 2 hommes, 1 personne non-binaire), à bord du bateau « La Montaña ». Elle est arrivée au port de Vigo en Espagne le 22 juin 2021. Il a été convenu que Marijose, une fois descendu.e, prononce solennellement ceci : « Au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciens et, bien sûr, des zapatistes autres, je déclare que le nom de cette terre, que ses natifs appellent aujourd'hui ‘Europe', s'appellera désormais : SLUMIL K'AJXEMK'OP, ce qui signifie ‘Terre rebelle', ou ‘Terre qui ne se résigne pas, qui ne défaille pas'. Et c'est ainsi qu'elle sera connue des habitants et des étrangers tant qu'il y aura ici quelqu'un qui n'abandonnera pas, qui ne se vendra pas et qui ne capitulera pas. »
Juillet - octobre 2021. Voyage pour la vie - Chapitre Europe. Les délégations zapatistes visitent les personnes, collectifs et mouvements qui luttent dans les géographies européennes. Elles ont été accueillis dans de nombreux territoires européens, par exemple à Montreuil, aux Tanneries, quartier libre des Lentillères à Dijon, et dans une multitude de lieux occupés tels que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des lieux autogérés en Belgique, Hollande, Luxembourg, Royaume-Uni, Italie, Suisse, Chypre, Turquie et d'autres territoires.
Septembre 2021. Alors que le mouvement zapatiste est partiellement en « déplacement » dans le cadre du Voyage pour la vie, le CCRI-CG de l'EZLN publie un communiqué intitulé « Le Chiapas au bord de la guerre civile », dénonçant les violences paramilitaires (notamment de l'organisation ORCAO) et d'Etat contre les communautés indigènes et zapatistes au Chiapas.
Entre 2013 et 2021, le mouvement zapatiste a particulièrement cheminé, depuis l'analyse- critique de la première décennies de l'autonomie rebelle au Voyage planétaire pour la vie. Cette période a notamment été marquée par la série de communiqués Eux et Nous approfondissant la perspective de lutte zapatiste, les violences étatiques et paramilitaires dont Ayotzinapa est une terrible démonstration, mais aussi de nombreuses rencontres et festivités convoquées par le mouvement zapatiste. Le voyage planétaire pour la vie, dont le Chapitre Europe s'est déroulé au cours de l'année 2021, illustre la créativité et la vitalité philosophico-politique du mouvement zapatiste. Pour la première fois, des délégations zapatistes voyagent pour rencontrer les personnes, collectifs et mouvements qui luttent depuis d'autres géographies, et pour contribuer au tissage du réseau planétaire de luttes anticapitaliste et pour la vie.
(F) Depuis 2021. Du Voyage pour la Vie - Chapitre Europe aux Rencontres internationales des Rebellions et Résistances 2024-2025.
Mars 2022. Dans le contexte de la guerre qui oppose l'Ukraine à l'Armée russe, les zapatistes ont proposé une « Campagne mondiale contre les guerres du capital » et des mobilisations mondiales le dimanche 13 mars 2022.
16 octobre 2023. Le mouvement zapatiste commence une nouvelle série, étalée sur 20 communiqués. Cette série s'ouvre par de nombreux communiqués consacrés à l'eco-génocide de la population palestinienne et des territoires de Gaza. Il est notable que le mouvement zapatiste a esquissé plusieurs brides réflexives consacrées à la nécessité de la préservation de la vie, particulièrement menacée, et à l'analyse des conséquences de la guerre israélienne contre la Palestine.
29 octobre 2023. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce la « mort » du sous-commandant Galeano, et la « naissance » du Capitaine Marcos.
2 novembre 2023. Dans un communiqué intitulé « Déni », le sous-commandant Moisés introduit la « nouvelle perspective » de la lutte zapatiste, en introduisant une projection temporelle de sept générations (120 ans), une conception de la liberté liée à la responsabilité, et l'analyse-critique zapatiste de la situation des conflits politiques et armés au Chiapas, ainsi que de la configuration actuelle de l'hydre capitaliste et de la Tempête, concepts introduits au cours du séminaire de 2015.
5 novembre 2023. Annonce de la disparition des MAREZ (créés en 1994) et des JBG (créés en 2003) modifiant la structure de l'autonomie zapatiste en vigueur les vingt dernières années. A cet occasion, le CCRI-CG de l'EZLN annonce la prochaine célébration des 30 ans du soulèvement zapatiste, de « la guerre contre l'oubli », et convoque les signataires de la Déclaration pour la Vie de 2021 aux festivités du 1er janvier 2024. Il est important de noter que le mouvement zapatiste encourage celles et ceux, celleux, qu'il invite à ses 30 ans « à ne pas venir » en raison de la situation préoccupante du Chiapas.
12 novembre 2023. Le neuvième communiqué de la série d'octobre 2023 explicite la « nouvelle structure de l'autonomie zapatiste ». A cet égard, le sous-commandant Moises introduit les nouveaux auto-gouvernements zapatistes : Gouvernement autonome locale (GAL), Conseil de gouvernement autonome zapatiste (CGAZ) et l'Assemblée des Conseils de gouvernement autonome zapatiste (ACGAZ). Cette nouvelle structure tend à corriger les erreurs et les défauts de la structure précédente, en fonction depuis 20 ans. Il est notable que la nouvelle structure est considérée comme « nécessaire pour affronter le pire coté de l'hydre capitaliste ».
14 novembre 2023. Le sous-commandant Moisés introduit l'analyse-critique des MAREZ et des JBG, et les motivations de la restructuration de l'autonomie zapatiste : « traverser la Tempête ».
28 novembre 2023. Le quatorzième communiqué de la série, intitulé « L'(autre) règle du Tiers Exclu » explicite les nouvelles attributions du « Capitaine » (ex-Marcos-Galeano) : « prévoir l'échec zapatiste ». A cet égard, le Capitaine introduit la méthode zapatiste de la « règle du tiers exclu » permettant l'étude critique d'une hypothèse. Ce communiqué prolonge l'analyse-critique zapatiste de la Tempête, de la configuration actuelle du capitalisme, et esquisse des réflexions pour résoudre collectivement les crises éco-systémiques.
20 décembre 2023. Le vingtième communiqué, « et dernière partie » de la série initiée en octobre 2023 est particulièrement important. Il introduit les concepts zapatistes du « commun » et de la « non-propriété ». Une partie des terres récupérées par le soulèvement de 1994, constituant le territoire autonome zapatiste, est proposée « au commun » pour un travail agricole rotatif. Ce communiqué prolonge aussi les analyses zapatistes de la Tempête et ses stratégies pour « la traverser », et synthétise le chemin zapatiste parcouru depuis 30 ans. Il est important de noter que le « commun » s'ajoute à la base matérielle de l'autonomie zapatiste. A la suite du Voyage pour la vie - Chapitre Europe, le mouvement zapatiste annonce que quelques hectares de la « non- propriété » vont être proposés « aux peuples frères d'autres géographies du monde ». Cette annonce est historique, elle nous permet d'envisager la possibilité d'une participation active des non-zapatistes dans les territoires autonomes zapatistes du Chiapas.
1 janvier 2024. Le mouvement zapatiste célèbre les 30 ans du soulèvement armé, à la suite de l'anniversaire des 40 ans de l'EZLN, dans le Caracol « Resistencia y Rebeldía : Un Nuevo Horizonte ». A cet occasion, outre les festivités, une parade militaire des miliciens et miliciennes de l'EZLN est à l'honneur de la cérémonie.
15 août 2024. Le communiqué intitulé « Adage » poursuit la série d'octobre-décembre 2023, en approfondissant les analyses zapatistes de la configuration actuelle du capitalisme.
29 août 2024. Après la publication de quelques communiqués se référant à l'étape européenne du Voyage pour la vie, intitulés « Images de ponts impossibles », le Capitaine poursuit les réflexions zapatistes en dressant un « bilan préoccupant » de l'état planétaire de la Tempête, construit à partir des apprentissages du Voyage.
10 octobre 2024. Le CCRI-CG de l'EZLN annonce la Convocation aux Rencontres internationales des rebellions et des résistances 2024-2025 autour du thème : « la Tempête et le Jour d'Apres » [26].
16 octobre 2024. A la suite de la publication des six premiers communiqués introduisant les Rencontres convoquées entre décembre 2024 et décembre 2025, le CCRI-CG de l'EZLN annonce la suspension de ses communications publiques et la possible annulation desdites Rencontres, en raison des menaces, intimidations armées et attaques subies par la communauté GAL zapatiste « 6 de octubre », appartenant au CGAZ du Caracol IX Nuevo Jerusalen.
(...)
Bibliographie indicative
Pour approfondir l'analyse-critique, la synthèse et la généalogie que nous ébauchons au travers de cette série d'articles, il est possible de se référer directement aux communiqués de l'EZLN publiés et traduits sur la page : http://enlacezapatista.ezln.org.mx.
Par ailleurs, nous suggérons la lecture attentive de quelques ouvrages zapatistes :
• Voyage pour la vie. Communiqué (en six parties) des zapatistes en préparation de leur voyage en Europe, 2020 et 2021.
• Sous-commandant Marcos, Ya Basta ! Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas, Tome I, Editions Dagorno, Paris, 1994. Texte annoté par Maurice Lemoine ; traduit de l'espagnol par Anatole Muchnik, avec la collaboration de Marina Urquidi.
• Sous-commandant Marcos, Ya Basta ! Vers l'internationale zapatiste, Tome II, Editions Dagorno, Paris, 1996. Texte annoté par Tessa Brisac ; traduit de l'espagnol par Anatole Muchnick, avec la collaboration d'Alexandra et Eduardo Carrasco.
• Sous-commandant insurgé Marcos, Mexique, calendrier de la résistance. Suivi de Chiapas : la treizième stèle, Rue des Cascades, « Livres de la jungle », Paris, 2007. Traduit de l'espagnol par Angel Caido.
• Sous-commandant Marcos, commandante Hortensia et lieutenant-colonel Moisés, Saisons de la digne rage, Flammarion, « Climats », Paris, 2009. Traduction et notes par Joani Hocquenghem ; présentation, glossaire et chronologie par Jérôme Baschet.
• Sous-commandants insurgés Marcos & Moisés, Eux et Nous, Editions de l'Escargot, Paris, 2013. Traduit de l'espagnol par El Viejo ; préface de Jérôme Baschet.
• Commission Sexta de l'EZLN, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l'hydre capitaliste, Albache, Nada et Union syndicale Solidaires, 2018. Textes traduits par Karmen Diaz Aranda et Laura Leonetti.
Pour consulter, en français, les « Cahiers de l'Autonomie » (IV) élaborés en 2013 à l'occasion de La petite école zapatiste (Escuelita zapatista), il est possible de se référer à : http://ztrad.toile- libre.org.
Les sites internet de l'association Espoir Chiapas, du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL) et du média libre La voie du jaguar publient aussi de nombreux documents zapatistes : https:// espoirchiapas.blogspot.com/ ; http://cspcl.ouvaton.org/. ; http:// lavoiedujaguar.net.
Pour les lectrices et lecteurs francophones, il est aussi possible de se référer à :
• BASCHET Jérôme, La rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, « Champs histoire », Paris, 2019 (édition revue et augmentée d'une nouvelle postface).
• GOUTTE Guillaume, Tout pour tous. L'expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme, Libertalia, Paris, 2014.
• ROVIRA Guiomar, Femmes de maïs suivi de Compañeras sur le chemin de l'autonomie par Mariana Mora, Rue des cascades, Paris, 2014. Traduit de l'espagnol par Martine Gérardy.
(...)
[1] ttps ://lundi.am/Des-semences-rebelles-aux-solidarites-internationales ; https://lundi.am/Ontologie-rebelle-graine-zapatiste-pour- une-autre-philosophie
[2] Sous-commandant Marcos, La Jornada, novembre 2008
[3] Ya Basta, Tome II, p.77
[4] Ya Basta, Tome II, p.143
[5] Ya Basta, Tome II, p.186
[6] Ya Basta, Tome II, p.470
[7] Ya Basta, Tome II, p.516
[8] Ya Basta, Tome II
[9] Ya Basta, Tome II, p.623
[10] Ya Basta, Tome II, p.659-660
[11] Ya Basta, Tome I, p.233
[12] Saisons de la digne rage, p.259
[13] Saisons de la digne rage, p.260
[14] Saisons de la digne rage, p.261
[15] Saisons de la digne rage, p.14
[16] Saisons de la digne rage, p.26
[17] La rébellion zapatiste, p.46
[18] Ibid.
[19] Saisons de la digne rage, p.263
[20] Saisons de la digne rage, p.264
[21] Saisons de la digne rage, p.22
[22] Saisons de la digne rage, p.264
[23] Saisons de la digne rage, p.24
[24] Eux et Nous, p.6
[25] Eux et Nous, p.77.
[26] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2024/10/16/convocation-aux-rencontres-internationales-de-rebellions-et- resistances-2024-2025-theme-la-tempete-et-le-jour-dapres/
18.11.2024 à 17:03
L'araignée
dev
Texte intégral (1327 mots)
Je me présente nue
Nue, c'est-à-dire sans une vraie langue, sans préparation
Nue, sans avoir lu
Sans avoir réellement vu
Sans avoir été touchée
Nue de tout, et surtout des illusions
Elles explosent comme des pétales de jasmin déshydraté
Du jasmin qu'on a passé au four et qu'on présente sur les étals du marché informatique
Du jasmin dénaturé, qui a perdu son odeur
Mais je l'achète quand même. Je me console en me disant qu'il aura au moins
Le goût amer des breuvages qu'on sert en fin de repas
Dans les restaurants chinois.
J'aime la nourriture asiatique.
Le jasmin, si on l'avale, n'a pas de charge nostalgique, il provoque un petit vomissement
De couleur jaune si on n'a rien avalé auparavant
C'est de la bile
Je le sais, sans avoir consulté de manuel de toxicologie, car un jour en passant près de l'arbuste, dans le quartier où résidait grand-mère
J'en ai cueilli un et je l'ai avalé.
Il n'est pas possible d'incorporer un pays.
Il est possible d'envahir la cuisine des autres, d'un autre, avec ses épices.
Un juste retour des choses.
Le copain colonisateur.
Le coloniser avec les aromates du pays. Le thym. Les roses. Le laurier. La lavande. La menthe séchée, très bonne sur le fromage frais et dans les ragoûts.
L'origan. Le sumac. Le safran, le vrai. Le cumin, en poudre ou en grains. Et les mites qui vont avec, elles s'attaquent en premier au poivre rose.
Il me jurait que ce n'était pas possible, car le poivre est invincible.
Eh bien, il ne l'est pas !
Le poivre se donne des airs. Le poivre lui aussi plie devant la nature.
La nature maintenant, ce sont les mites, les poissons d'or et les araignées.
Il fut un temps où je tuais les araignées. Maintenant qu'une collègue (d'origine juive) m'a appris comment faire, je surmonte mon dégoût et je les emprisonne sous un récipient transparent. Je fais lentement glisser vers un couvert. Et j'emmène l'intruse vers sa liberté, le petit jardinet d'en bas. Puisse-t-elle y être heureuse.
Mais si je trouve des toiles en hauteur, je ne les enlève pas.
Je connais la valeur des maisons.
Comme les poissons d'or ont l'air un peu bête, je les laisse filer dans un petit trou qui s'est creusé sous la baignoire, dans le joint qui n'est plus très étanche. Ce sont de toutes petites fissures, invisibles à l'œil nu, qu'on n'aurait jamais remarquées si ce n'étaient les insectes.
Je m'interroge à leur sujet. Et s'ils étaient toxiques, s'ils libéraient des allergènes ? Je m'informe légèrement. J'ai l'impression que je ne dois pas trop m'attarder sur le sujet. Je sens qu'en l'absence de vrais motifs, il n'est pas nécessaire d'en arriver à une belligérance. Les poissons d'or vivent presque dans une autre dimension. Ils rasent les murs quand ils me voient. Ils s'enfuient. Ils se font encore plus petits. Ils sont d'un gris insignifiant. Ils ne sortent que la nuit, quand ils sont sûrs qu'on dort. Je ne sais pas vraiment où ils vont. Qu'est-ce qu'ils mangent. Et puis, je fantasme sur leur vie sous notre baignoire. Un domaine qui nous est complètement étranger. Une fois franchie la limite du joint, les poissons d'or mènent une vie totalement étrangère, qui ne nous nuit pas.
C'est une frontière acceptable.
Mais je sais qu'un jour, si on a plus d'argent, on la fermera. On renforcera le joint.
Ils ne pourront plus sortir.
Que feront-ils alors ?
Mourront-ils ?
Iront-ils ailleurs, chez le voisin, ou plus loin ?
Je ne sais pas à quoi réfère le mot « or ». Celui qui leur a attribué ce nom a probablement vu en eux quelque chose de précieux, que l'œil moyen ne remarque pas.
Je préfère ne pas me documenter, et que ces êtres gardent leur poésie intacte.
Je ne les vois pas casqués. Je ne les vois pas armés quand ils franchissent la frontière.
Ils ne la franchissent pas en avion de chasse.
Les poissons d'or ne sont pas des guerriers.
Ils cherchent autre chose que le conflit.
On peut donc raisonnablement exister ensemble dans cet écosystème.
Jamais je n'ai cherché à les écraser, jamais.
J'aurais trop peur de leur lymphe exsudée, de leur débris dispersés et humides.
Chez nous quand on écrase un insecte qui n'est pas vraiment horrible, l'adage dit qu'ils « prient sur nous », c'est-à-dire qu'ils nous maudissent.
Je ne veux pas être maudite par les poissons d'or. J'ai assez de soucis comme cela.
Mais les araignées, c'est tout autre chose.
Les araignées elles ne fléchissent pas. Elles ne courbent pas l'échine. Elles ne font pas le dos rond. Les araignées elles vous regardent en face, on dirait qu'elles vous toisent. Elles restent là, immobiles, tétanisées, ou tétanisantes. On ignore tout de leur prochain geste. Elles peuvent reculer tout à fait, ou alors avancer en prenant une posture d'attaque. Oui, c'est ridicule d'en avoir peur, car elles sont toutes petites. Mais le truc avec les araignées, c'est qu'elles savent voler, elles savent grimper, elles tendent leur fil invisible et s'élancent dans les airs. On les retrouve à hauteur d'yeux, on ne sait pas trop à quoi s'attendre avec elles.
Elles sont imprévisibles. Des hystériques. Des folles.
C'est pour cela qu'on sent la menace.
Parce qu'elles ont des armes.
C'est pour cela qu'elles ont moins de chance de rester en vie.
Il faut développer une grande sagesse et beaucoup de maîtrise de soi et des émotions pour résister à l'écœurement. En plus, comme elles se mettent à des lieux stratégiques, par exemple tout près du trou de la baignoire, on ne peut raisonnablement accomplir les gestes quotidiens totalement justifiables (comme prendre un bain) sans attenter à leur vie.
Quelque part, on entre en conflit pour le territoire et elles ne connaissent pas les codes. Pour qu'elles puissent s'en sortir, je dois alors soit renoncer à me laver, soit prendre activement part à leur sauvetage. Leur tendre un objet, les inviter à y monter. Les transporter ailleurs. Alors que je n'ai rien demandé. Alors qu'au fond, tout au fond de moi, je sais que je les déteste.
Je me retrouve à accomplir des gestes héroïques pour épargner ceux que je n'aime pas. Ceux qui me dégoûtent et que j'aurais volontiers écrasé. Ceux qui investissent de manière maladroite le territoire.
C'est un peu ce qui se passe chez moi en ce moment. Chez moi, c'est-à-dire là-bas. Au pays.
De l'autre côté de la frontière, une armée hyperpuissante ne parvient pas à se retenir. Elle écrase absolument tout sur son passage : les araignées, les mites et même les poissons d'or.
18.11.2024 à 16:29
La Palestine et la peine de l'après-vivre
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(Voyage à Gaza de Piero Usberti et No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor)
- 18 novembre / Terreur, Littérature, 2, Avec une grosse photo en hautTexte intégral (1715 mots)
« On n'a pas seulement honte devant les autres, on peut aussi avoir honte pour eux. »
(Walter Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort » [1934], Œuvres II, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2000, p. 439).
À découvert
La honte nous rive à nous-mêmes, nous n'y échappons pas. Plus rien d'autre que moi, tout seul et tout nu, ressaisi dans une passivité fondamentale. En exposant la nudité de notre intimité, elle nous rappelle alors à notre commune vulnérabilité. La honte est une passion sociale qui oblige à vivre à découvert. Toute communauté politique y trouve son origine morale quand la nudité de ses membres les engage dans une pauvreté essentielle – la condition de toute interdépendance même.
Emmanuel Levinas a consacré des pages décisives à la honte, en se souvenant que cet affect avait déjà été l'enjeu des premiers dialogues de la philosophie occidentale. Dans le Protagoras, la honte (aidôs) est ce don de Zeus qui s'allie avec la justice (dikè) pour faire la paix dans une cité dévastée par la passion des rivalités et le règne du ressentiment dont les démagogues sont les banquiers. Une cité injuste est celle où sans frein domine l'absence de vergogne, le défaut de tenue dans la retenue.
La honte préoccupe encore toute la littérature de Franz Kafka à qui l'on ne cesse de songer. La honte s'y impose comme ce dont on doit moins se libérer qu'il faut la libérer. Libérer la honte pour qu'enfin elle puisse changer de camp, qu'elle cesse d'être l'accablement des humiliés en s'abattant sur les oppresseurs. La honte fait la tradition des parias et des opprimés, cette tradition cachée que le cinéma poursuit dans la suite du monde qui ne pourra pas toujours s'abîmer dans la persécution.
Tenir à la Palestine
Notre époque est honteuse quand elle a pour miroir brisé tout ce qui arrive en Palestine. Et ce qui arrive à Gaza et en Cisjordanie occupée en embrasant avec le Liban tout le Proche-Orient arrive au cinéma si et seulement si le cinéma tient encore à son sens qui est le beau souci de faire vérité de la vie mutilée. Se préoccuper de ce qui là-bas nous colonise ici, c'est alors repenser à la honte en tant qu'elle est ce qui nous divise, entre ce qui se tient en se retenant et ce qui ne se retient plus.
Regarder Le Voyage à Gaza de Piero Usberti et No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor, et avoir honte. Dans les deux films, la vie y est documentée comme impossible et pourtant il faut vivre, que peut-on faire d'autre ? Honte d'une concentration humaine à ciel ouvert, soumise à la surveillance létale des drones dont rient les Gazaouis en les appelant « zanana » (les « gros moustiques »), à la canonnière pour les pécheurs qui s'aventureraient trop loin en mer, aux tirs des snipers pour les agriculteurs qui s'approcheraient de trop près des murs-frontières. Honte de la destruction systématique des maisons des villageois de Masafer Yatta, victimes de décrets d'une cour d'injustice illégaux en territoires occupés puisque leur application contrevient au droit international. La honte accable ; un rire, un sourire en sont les soulèvements.
Dans le premier film, un jeune réalisateur italien va à la rencontre des Gazaouis. Deux séjours au printemps 2018 pour mettre des images dans les pas de celles d'un jeune reporter assassiné, Yasser Mortaja. 45 heures de rushs pour documenter que les Gazaouis souffrent de tout, le siège israélien et la police du Hamas, et qu'ils sont beaux malgré tout, d'une beauté en requête élémentaire de dignité. Dans le second film, quatre activistes, deux Palestiniens et deux Israélien-ne-s, témoignent depuis 2019 des efforts de reconstruction de paysans expulsés de leurs villages par les bulldozers de l'armée israélienne suivie par des hordes de colons armés. Des efforts de souris face à des géants de fer qui les perçoivent comme des rats. Filmer y est périlleux, c'est un geste pour regarder et donner à voir. Une vie sans repos à tenir dans l'interminable succession des obstacles à surmonter (Pascal).
L'un ajointe à l'instruction des prises de position en voix off la douce effusion des amitiés, l'autre prend les risques de l'intervention. Les deux films sont d'interposition en montrant que la Palestine se vit à découvert, surexposée à la mort, sous-exposée dans ses trésors. Et ce qui s'y découvre est alors élémentaire : les humiliés ne sont jamais honteux, ils font preuve de dignité quand bien même ce qu'ils affrontent est indigne. Les vainqueurs sont sans honte aucune quand les vaincus maintiennent le cap de la vergogne, la pudeur de la tenue dans la retenue. La justice est de leur côté.
La honte qui nous partage départage aussi. La honte est un crible exposant à ce qui nous met en crise. La honte engage à la critique. Tenir à la Palestine face à ce qui sans retenue l'assassine. Tenir à cela, c'est tenir encore au cinéma, à ses puissances de documenter l'action des pouvoirs de faire et faire faire – le pire – comme à son impuissance ressaisie en puissance de ne pas – faire le mal.
Un regard pour fermer les yeux de l'oppression
D'un film l'autre, des paradoxes sautent aux yeux (vivre en Cisjordanie semblerait alors moins dur qu'à Gaza). Aussi, un jeune Gazaoui communiste qui vit seul au milieu de ses livres, une hérésie pour la police des mœurs, évoque La Peste d'Albert Camus, auteur non moins fameux du Mythe de Sisyphe qui s'impose en destin mythique des habitant-e-s de Cisjordanie. Mais Albert Camus, c'est aussi l'enfant déchiré d'Algérie, militant contre la peine de mort à l'exception des indépendantistes.
Le montage du Voyage à Gaza a été achevé une semaine avant le 7 octobre 2023, celui de No Other Land quelques semaines après. Depuis, c'est tous les jours un 7 octobre, tous les jours la preuve que le droit international ne s'applique pas au Proche-Orient, la plus grande zone de non-droit au monde. Dans l'intervalle, ces deux films ont été acclamés dans les festivals où ils ont été présentés, le Cinéma du Réel pour l'un et pour l'autre le Festival de Berlin. Évidemment, les « chiens du Sinaï » (Franco Fortini) auront crié à l'antisémitisme, ce qui n'a en rien entamé leur réel succès en salles.
Que sont-ils alors devenus, ces Palestinien-ne-s ? Les images de la survie palestinienne le sont également d'une sur-vie d'un autre genre, la survivance des images elles-mêmes : « Nachleben ». L'après-vivre des images dont a tant parlé l'historien de l'art Aby Warburg et sur quoi revient sans cesse aujourd'hui Georges Didi-Huberman, y reconnaissant la puissance oblique, migrante et fossile des images quand elles déplacent et diagonalisent, désorientent et « anachronisent » l'Histoire.
La Palestine, on n'y vit que dans la peine partagée de l'après-vivre. À l'image, ses survivants figurent déjà des fantômes pour demain, les survivances de la honte qui devra préparer à la justice.
La Palestine a de l'avenir. Comme la honte, le deuil s'y conjugue au futur antérieur. Nous qui sommes les fantômes d'un présent génocidaire, nous les cimetières ambulants de tant de crimes et d'injustices, de tant de forfaits et de défaites, savons reconnaître dans les regards doux et dignes de Basel et Sara la promesse qu'un jour – jour d'utopie –, enfin se fermeront les yeux de l'oppression.
« Ces yeux qui te regardent et la nuit et le jour
Et que l'on dit braqués sur les chiffres et la haine
Ces choses défendues vers lesquelles tu te traînes
Et qui seront à toi
Lorsque tu fermeras
Les yeux de l'oppression »(Léo Ferré, « L'oppression »)
Saad Chakali et Alexia Roux