URL du flux RSS
Journal en ligne gratuit paraissant chaque lundi matin.

LUNDI SOIR LUNDI MATIN VIDÉOS AUDIOS

▸ les 10 dernières parutions

23.04.2024 à 15:27

Le Soulèvement du ghetto de Gaza

dev

Texte intégral (14788 mots)

Ce texte est la retranscription d'une interview d'Adi Callai réalisée par Silver Lining sur WCBN 88.3 FM à Ann Arbor le 27 octobre 2023. Cette interview a été considérablement augmentée et mise à jour à la lumière des événements plus récents. Adi Callai, qui anime la chaîne youtube Rev & Reve, est une personne juive antisioniste engagée, née à Jérusalem, dont les recherches portent sur la philosophie militaire. [1]

Tout d'abord, pouvez-vous préciser le contexte de la situation à Gaza et la perception qu'en avaient les Israéliens avant le 7 octobre ?
Adi Callai (AC) : Oui. Gaza est une zone libre de tir (free kill zone) et un « camp de concentration » (je ne fais que reprendre les termes de Giora Eiland, directeur du Conseil national de sécurité israélien, en 2004) depuis bien longtemps, bien avant le 7 octobre.

Dans ces conditions, la position la plus radicale découle directement de la question la plus simple : les Palestiniens sont-ils des êtres humains ? Si vous répondez oui à cette question, sans ambiguïté et sans réserve, vous êtes une cause perdue pour le sionisme. Car si les Palestiniens sont des êtres humains, alors leur autodéfense est légitime et la défense de leur existence est, en permanence, nécessaire.

Gaza, cette boîte noire, ce parc à bestiaux où s'entassent les réfugiés du nettoyage ethnique de la Palestine de 1948. Peut-on penser à ses habitants comme l'on penserait à l'un des nôtres. Peut-on imaginer être enfermés, emprisonnés, dans une petite bande de terre pour toujours, sans autre raison valable que d'être nés au sein d'une ethnie spécifique ? Cet endroit a été coupé du monde à des degrés divers depuis 1948. C'est un endroit qui, depuis au moins 2003, a connu de multiples opérations militaires dévastatrices à grande échelle. Depuis 2003 et avant le 7 octobre, les habitant.e.s de Gaza avaient survécu à douze de ces opérations, avec un bilan de plus de 8000 morts. Depuis, ce nombre s'élève à plus de 40000. Et à chaque minute, on apprend qu'il y a de nouveaux morts à Gaza, victimes des tirs israéliens, mais aussi de la famine. Pas de carburant, pas de nourriture, pas d'eau, pas de médicaments. Tout ce qui arrive est comme « une goutte d'eau dans la mer », pour citer des responsables de l'ONU – un endroit que ces responsables avaient déjà déclaré « invivable », impropre à la vie humaine, en 2018, et qui, en 2006 déjà, a connu ce qu'Ilan Pappé avait alors appelé « un génocide progressif ».

Voilà le contexte auquel il faut se référer lorsqu'on pense aux attaques du 7 octobre. Puis, nous devons nous demander, que ferions nous en pareil cas ? Acquiescer et mourir ? Ou bien se battre ?

Et si vous vous battez, alors comment ? George Orwell a raconté l'histoire de Gandhi à qui l'on posa cette question, au sujet des Juifs d'Europe, en 1938, avant l'Holocauste. Gandhi déclara que les Juifs devraient organiser une sorte de suicide collectif massif pour montrer au monde la brutalité des nazis. Alors le monde serait obligé d'intervenir [2]. Orwell pensait qu'il s'agissait d'une proposition tordue. Mais les Palestiniens, en réalité, ont en quelque sorte fait cela en 2018-19, pendant la période de la Grande Marche du Retour, l'équivalent palestinien de la marche du sel en Inde. Le premier jour, environ trente mille Palestiniens ont marché en direction du mur, et des tireurs d'élite israéliens ont tiré et abattu des manifestants, non armés. Des milliers de personnes ont été blessées et plus de 60 personnes ont été tuées, rien que le premier jour. Le monde n'a rien fait. Les politiciens libéraux ont émis de vagues condamnations, souvent contre la violence survenue des deux côtés. Imaginez regarder cela et que la seule chose que vous fassiez soit de condamner la violence des deux côtés.

Donc que feriez vous ? L'ancien Premier ministre israélien Ehud Barak – l'architecte du siège de 2007, que l'on considère généralement comme un sioniste libéral – a répondu lui-même à cette question en 1998, en déclarant qu'il aurait rejoint la résistance palestinienne armée s'il était né de l'autre côté.

Nous, « israéliens », pensons à Gaza comme à un lieu qui regorge de violence, qui stocke la violence en quelque sorte. Elle retient les réfugiés, lesquels doivent nous haïr terriblement pour ce que nous leur avons fait. C'est également ainsi que les Américains considèrent les prisons, comme des lieux où la violence est stockée, où elle est contenue, retenue, pour que nous n'ayons pas à y penser. Mais en réalité, la prison produit de la violence, et celle-ci déborde de la prison pour s'infiltrer dans nos vies qui, à première vue, en étaient tenues éloignées. C'est pourquoi les questions morales sur la violence sont hors de propos.

Pouvez-vous nous raconter les événements du 7 octobre ?
AC : J'essaierai autant que possible de m'en tenir à des observations vérifiables. Il est très facile de verser dans l'analyse moralisatrice, et de toute évidence nous ne pouvons pas l'éviter, n'est-ce pas ? Mais nous devons essayer de comprendre ce qui s'est réellement passé. Et ce qui s'est passé, dans la mesure où nous sommes capables d'extraire certaines choses de cet océan de désinformation et des opérations psychologiques en cours... Ce qui s'est passé donc, je l'ai recueilli grâce à des GoPros, des images de surveillance, des témoignages, et j'ai lu de manière compulsive tout ce que j'ai pu trouver : spécialistes militaires, témoignages, médias des deux côtés du mur. Ce qui s'est passé, c'est que les factions de la résistance armée à Gaza – en premier lieu, Harakat al-Muqawama al-Islamiyah, le mouvement de résistance islamique, le Hamas, mais aussi le Jihad islamique palestinien (PIJ), le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), qui est une organisation marxiste-léniniste, et d'autres factions – ont lancé une opération de guérilla méticuleusement exécutée, qui s'est immédiatement transformée en insurrection populaire, contre les bases militaires et les colonies entourant la bande de Gaza, le 7 octobre 2023.

Vers 6 heures du matin, heure locale, la résistance [3] a déployé un large éventail de forces – totalisant environ 3000 combattants – sur mer, sur terre, dans les airs et dans des souterrains. Ils ont commencé par ce que les Israéliens appellent une « diversion », en lançant une attaque de missiles d'une ampleur inhabituelle, ciblant ce que l'on appelle l'enveloppe de Gaza et la côte, jusqu'à Gush Dan (la zone métropolitaine de Tel-Aviv). Simultanément, ils ont attaqué les systèmes de surveillance panoptique d'Israël et leurs caméras au-dessus et autour de Gaza, à l'aide de ce qui semble être des drones commerciaux relativement bon marché dotés de capacités explosives bricolées sur le tas. Puis ils se sont approchés de la clôture et l'ont franchie grâce à de multiples unités de l'armée de guérilla, faisant sauter les clôtures autour de Gaza en de nombreux points à l'aide d'explosifs spécialisés, et posant des rampes métalliques sur lesquelles des motocyclistes armés, par groupes de deux, pouvaient rouler rapidement. Par la suite, des engins de chantier, tels que des bulldozers et des pelleteuses, sont venus élargir les brèches de manière à ce que des camionnettes et des voitures puissent passer, transportant d'autres combattants armés. Certaines vidéos montrent que bien avant 8h du matin d'autres factions (dans cette vidéo on peut voir les Mujahideen Brigades) étaient prêtes à participer au soulèvement, déjà en uniforme et armées. Ces forces ont complètement submergé les défenses israéliennes dans de nombreux endroits, de façon coordonnée, prenant le contrôle du poste de frontière d'Erez – qui est le principal point de contrôle séparant Gaza du reste du monde (avec Rafah, qui sépare Gaza au sud, de l'Égypte) – capturant des soldats en sous-vêtements dans leurs bases, s'emparant de colonies entières, tuant des centaines de soldats et de civils israéliens – le nombre de morts s'élève actuellement à 1563 [4] – tuant et enlevant de hauts responsables de l'armée, tuant également un maire, le chef de l'autorité municipale de l'enveloppe de Gaza, et faisant entrer plus de 200 personnes dans la bande de Gaza.

Il faut tout de même garder ceci à l'esprit : ce sont principalement des sources qui proviennent du gouvernement israélien. Sans une enquête indépendante, nous ne saurons probablement jamais ce qui s'est réellement passé durant ces premières heures. Si l'on a certaines images et des preuves de Palestiniens tuant des Israéliens non armés et des résidents étrangers qui se cachaient ou tentaient de fuir, nous ne connaissons pas l'étendue du phénomène. Israël affirme que les centaines de civils tués le 7 octobre l'ont été « par le Hamas », mais des publications israéliennes ont également confirmé que des dizaines d'entre eux ont été tués par des tirs israéliens. Israël ayant refusé de manière agressive toute enquête indépendante, l'on continue d'ignorer le nombre exact de civils israéliens tués par leur propre armée. Il est évident, aussi, que de nombreux gazaouis non affiliés ont rejoint l'attaque et ont kidnappé des israéliens. Ce qui s'est passé une fois les murs transpercés, une fois que les portes se sont ouvertes, c'est que des milliers de personnes résidant à Gaza, ont rejoint l'assaut, lequel est donc devenu une évasion de prison et un soulèvement. L'on peut voir des vidéos où des gens de Gaza sortant de l'enceinte, embrassent le sol de l'autre côté, et retournant à l'intérieur. Puis l'on voit aussi des gens à bicyclette, d'autres sur des béquilles, ou par tous les moyens imaginables, continuer à avancer du côté israélien. Des bases militaires et des colonies ont été pillées – des véhicules militaires et des chevaux ont été expropriés –, certaines personnes ont aussi directement participé aux attaques, des gamins ont jeté des pierres sur les postes de défense de l'armée israélienne (Tsahal) aux côtés de combattants portant des armes légères.

Dans mes lectures boulimiques, j'ai trouvé l'article d'un journaliste israélien d'Haaretz où il raconte qu'il s'est rendu dans un des hôtels près de la mer Morte où les habitants de l'Enveloppe furent relogé, et demande aux habitants ce qu'ils ont vu. Une personne dit avoir vu des ados avec des pierres et des machettes aux côtés de combattants très équipés portant l'uniforme du Hamas. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, je n'ai jamais vu une machette en Palestine. Nous avons également vu des fake news provenant d'un peu partout à travers le monde, y compris d'Amérique latine. Je me rappelle en particulier d'une vidéo terrible datant de 2013 où l'on voit une femme brûlée. Il est donc possible que cette personne ait, là aussi, mélangé son récit avec des vidéos venues d'Amérique latine où l'on voit effectivement des machettes. Mais ce qui est certain c'est que l'on trouve les éléments d'un soulèvement populaire dans ces événements, une fois les portes enfoncées. Cela me rappelle d'autres rébellions, des révoltes d'esclaves, vraiment, où l'on voit une avant-garde organisée ou une clandestinité organisée mener l'attaque dans l'intention d'ouvrir les portes, s'emparer des armes, armer le peuple, et laisser s'exprimer la spontanéité des masses. Fanon parle de ça, dans le second chapitre des Damnés de la terre. Il y est question du déclenchement de la spontanéité des masses, laquelle est proprement incontrôlable [5]. Une fois que la rage des dépossédés se déchaîne, on ne sait jamais ce qui va se passer. Il se peut qu'une bonne partie soit atroce, n'est-ce pas ? C'est possible. C'est quelque chose que nous devons bien sûr examiner, qu'il faut affronter, sans verser dans une forme de panique viscérale qui justifie un génocide.

Par analogie, on peut faire le pont avec la révolte de Nat Turner, durant laquelle des dizaines de blancs de Virginie furent tués, y compris des femmes et des enfants. On peut penser à John Brown, où l'idée était de prendre l'arsenal de Harpers Ferry, puis de libérer les esclaves, tuer les propriétaires d'esclaves, armer les esclaves et enfin démarrer une révolte qui mettrait à bas l'esclavage dans le Sud. Certaines personnes y ont vu une sorte de répétition générale avant la Guerre civile américaine (dite Guerre de sécession en français). Mais cela a échoué, John Brown fut exécuté et de nombreux massacres terribles perpétrés. Reste qu'aujourd'hui, la manière dont on se souvient de cet épisode, n'a rien à voir avec la manière dont on en parlait à l'époque. Je veux juste que les lecteur.ice.s prennent la mesure de leurs propres réactions viscérales, qu'ils pensent à la manière dont ils ont pu voir les infos le 7 octobre, et qu'ils analysent ces réactions à la lumière de l'histoire.

Un autre cas très important pour moi en tant que personne Juive, qui a étudié l'histoire de nos persécutions et de nos révoltes, c'est le soulèvement de Sobibor. Le soulèvement du ghetto de Varsovie reste bien sûr le cas le plus célèbre d'une révolte Juive durant cette période, et de nombreuses personnes ont osé la comparaison, y compris Refaat Alareer, un poète gazaoui qui a créé la controverse en établissant ce lien en direct sur la BBC, et qui fut assassiné par Israël possiblement en conséquence de cette allusion. Le soulèvement de Sobibor, bien que moins connu, a tous les aspects d'une success story. Sobibor était un camp d'extermination où, en 1943, après avoir compris qu'ils allaient être assassinés, un petit groupe composé certainement d'une vingtaine de personnes, certains étant prisonniers de guerre, organisa en secret et conçut un plan sophistiqué pour tuer des dignitaires SS de haut rang, saboter le réseau électrique et de communication, prendre les armes des gardes, piller l'arsenal, armer les autres détenus, ouvrir les portes et laisser les gens s'évader et rejoindre les partisans. Lancé le 14 octobre 1943, le plan fonctionna dans une certaine mesure. La moitié des prisonniers environ parvint à s'échapper. Mais cinquante d'entre elles.eux, seulement, survécurent à la guerre. Le pourcentage de survivant.e.s reste largement supérieur à celui des camps. Il existe bien sûr des différences infinies entre ces cas, mais j'ai immédiatement pensé à cela lorsque j'ai eu des nouvelles de ma sœur, qui vivait dans l'une des colonies de l'enveloppe avant le 7 octobre, via le groupe Whatsapp de notre famille, où elle racontait comment le courant avait été coupé chez elle, qu'il y avait eu une sorte de sabotage du réseau électrique durant l'opération du 7 octobre.

Relevons aussi cet élément : le court-circuitage des capacités de surveillance israéliennes, la création d'un mirage, où l'on a essayé de faire croire que le Hamas ne chercherait pas à affronter Israël et qu'il n'avait pas l'intention d'attaquer. Selon des sources israéliennes et américaines, le Hamas a rassemblé plusieurs fois ses forces au cours de la période précédant l'attaque, en présentant la chose comme une suite d'exercices d'entraînement inoffensifs. Des conversations téléphoniques ont eu lieu entre des responsables du Hamas, où l'on entend dire – toujours selon des sources israéliennes – qu'ils ne sont pas intéressés par une confrontation avec les forces israéliennes. Apparemment, des renseignements égyptiens et américains ont été transmis aux Forces de Défense Israéliennes (FDI ou Tsahal), mais ils les ont ignorés, les considérant comme quelque chose de routinier et d'inoffensif. Ce court-circuitage de la surveillance remonte à plusieurs mois. Au cours des mois précédents, Israël a déplacé des divisions armées entières de Gaza vers la Cisjordanie, en supposant que le Hamas était contenu, misant sur la surveillance technologique et les systèmes d'enfermement : clôtures intelligentes et autres sentinelles robotisées, censées pacifier la bande de Gaza.

Pouvez-vous nous parler de la réponse d'Israël aux attaques du 7 octobre ?
AC : La réponse israélienne à tout cela n'a pris forme que plus tard dans la matinée. Il a fallu quelques longues heures aux FDI pour comprendre ce qui se passait. Et lorsqu'elles ont finalement réagi, elles ont grosso modo appliqué la directive Hannibal, comme en témoigne le colonel Nof Erez de l'armée de l'air israélienne qui a déclaré sur un podcast pour Haaretz le 9 novembre que le 7 octobre avait « été un Hannibal de masse ».

La directive Hannibal est une sorte de politique de la terre brûlée censée répondre aux tentatives d'enlèvement. Mondoweiss a publié très tôt un article important à ce sujet. Depuis plusieurs décennies, les enlèvements ont été un moyen extrêmement efficace pour les Palestiniens de mettre la pression sur Israël. Cette politique culmine avec l'accord Gilad Shalit de 2011, à la suite desquels Israël a accepté de rendre 1027 prisonniers politiques palestiniens, dont le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, en échange d'un seul soldat. La directive Hannibal est une procédure de l'armée qui consiste à empêcher ce genre de situation, et tous les moyens sont bons pour y parvenir, même s'il existe un risque de tuer le ou les soldats kidnappés, ce qui finit presque toujours par se produire. L'exemple du soldat israélien Hadar Goldin et d'autres cas qui datent de 2014, en attestent suffisamment bien.

C'est donc la logique que suit Israël depuis le 7 octobre. L'armée de l'air israélienne a bombardé des bases militaires et des colonies israéliennes, ainsi que des dizaines de voitures circulant dans l'enveloppe. Le principal journal israélien, Yediot, a déclaré que « 70 véhicules » avaient été bombardés, sans confirmer qui se trouvait à l'intérieur. Cet article de Ronen Bergman, qui est rédacteur au New York Times, n'a pas été publié, le journal décidant apparemment que cette histoire ne méritait pas d'être lue par un public anglophone. Un témoin raconte qu'un citoyen israélien de l'un des kibboutzim, enfermé dans une pièce sécurisée (safe room), dit avoir reçu un appel téléphonique d'un conducteur d'hélicoptère des FDI qui lui a demandé : « Y a-t-il des terroristes chez vous ? Si c'est le cas, je fais sauter la maison ». (Je crois d'ailleurs que c'est la première fois que ce récit est publié en anglais).

À Sderot, une ville ouvrière, et non un kibbutz fermé, clôturé, comme le sont la plupart des colonies, les combattants palestiniens se sont emparés du poste de police et se sont barricadés à l'intérieur avec des otages. Les FDI n'ont pas négocié avec eux ; elles ont méthodiquement détruit l'immeuble et tué toutes les personnes qui se trouvaient à l'intérieur.

Amos Harel, journaliste à Haaretz, considéré comme l'un des analystes militaires les plus modérés, les plus tranquilles, et ce bien qu'il ait aussi fait circulé des idées fausses concoctées par les porte-paroles des FDI au sujet des décapitations et de violences sexuelles, a rapporté très honnêtement la manière dont la division armée du district sud avait « été contrainte de demander une frappe aérienne contre le poste de police afin de repousser les terroristes. »

Dans une interview accordée à la radio israélienne, l'une des survivantes de l'attaque déclare avoir été traitée de manière parfaitement « humaine » par ses ravisseurs, et raconte comment plus de cinquante personnes ont été tuées « sous les tirs croisés, incessants », ainsi que par des obus, et non par des combattants gazaouis, tandis que le présentateur essaie coûte que coûte de lui faire dire autre chose.

Dans une vidéo publiée par Ynet (Yediot), le plus grand site d'informations israélien, ainsi que par Channel 12, une chaîne israélienne, on peut voir des pilotes d'hélicoptères ouvrir le feu sur ce qu'ils appellent « 300 cibles » ce jour là, y compris sur des personnes qui fuyaient du festival de musique, admettant qu'ils étaient incapables de faire la différence entre militants palestiniens et festivaliers, déclarant que les dirigeants du Hamas avait donné pour consigne aux combattants de « marcher, afin de brouiller les pistes », confondant ainsi l'Armée de l'air israélienne, et qu'ils avaient donc du « affronter un dilemme, ne sachant pas sur qui tirer, puisqu'ils étaient si nombreux ».

On a appliqué cette même logique à l'intérieur de la bande de Gaza : bombardements catastrophiques, une série infinie de crimes de guerre ordonnés sans vergogne, et un mépris total pour les vies humaines, otages israéliens compris.

La plupart des médias mainstream ont été les complices de cette effacement de la réalité, réduisant aussi au silence les otages israéliens. C'est le cas de Yocheved Lifshitz, cette femme de 85 ans, faite captive puis relâchée, et qui a insisté pour raconter son histoire lors d'une conférence de presse donnée dans un hôpital israélien, entourée d'une cohorte de journalistes et de représentants officiels. Elle a eu beau dire qu'elle avait été très bien traitée pendant sa captivité, CNN, la BBC, le New-York Times, tous, soi-disant des sources d'informations fiables, ont sciemment omis certaines de ses paroles ou l'ont cité en-dehors de tout contexte, insinuant littéralement des choses contraires à ce qu'elle avait pu dire.

Dès le début, Israël a été incapable d'atteindre ses objectifs militaires et a donc réagi en attaquant et en massacrant des civils, tuant plus de 13000 enfants. Les combattants palestiniens, pendant ce temps, se cachaient dans des sous-terrain lorsque les bombardements ont commencé, pour émerger le plus près possible de l'ennemi et l'attaquer une fois celui-ci entré dans Gaza. Cette tactique est similaire à celle utilisée par Tchouïkov dont on dit qu'il « étreignit l'ennemi » à Stalingrad. Israël sait très bien ces choses là : en cas de bombardement, les insurgés se cachent, comme au Vietnam et ailleurs au Moyen-Orient, dans un réseau très complexe de tunnels. Israël est conscient de ce phénomène, mais continue de bombarder la population civile, dans ce qu'il est convenu désormais d'appeler un véritable « cas d'école de génocide » [6], comme l'a affirmé très tôt l'historien israélien Raz Segal. L'intention génocidaire est on ne peut plus claire, et elle est assortie d'un meurtre rituel.

J'emprunte le terme « meurtre rituel », une fois de plus, à ma propre histoire ancestrale. Ce terme fait spécifiquement référence au mensonge génocidaire selon lequel les Juifs utilisaient le sang d'enfants chrétiens pour fabriquer leur matsa (le pain azyme) pour Pessa'h (la Pâque juive), afin de justifier les pogroms et les pires atrocités. De la même manière, nous voyons des mensonges sur la décapitation d'enfants, le jet de bébés dans des fours, la nécrophilie, des histoires inventées et répétées au sujet de violences sexuelles, la circulation d'horribles photos datées de combattantes kurdes violées comme s'il s'agissait de femmes israéliennes, et ainsi de suite. Tout cela est apparu dès le premier jour et a été progressivement démenti [7], mais continue de refaire surface périodiquement. La Maison Blanche a du se rétracter et est revenue sur le mensonge pur et simple de Biden selon lequel il aurait vu des preuves photographiques d'enfants décapités, le LA Times a retiré une citation non fondée sur les violences sexuelles, le New York Times a quant à lui connu de gros remous internes suite à la publication de propagande atroce, mais les médias mainstream continuent d'être totalement complices, en diffusant des affirmations non fondées provenant en grande partie des porte-paroles israéliens. C'est un peu comme si le porte-parole des FDI disposait d'un bouton sur lequel il peut appuyer pour obtenir un nouvel article bidon du New York Times chaque fois qu'il a besoin de légitimer un peu plus son génocide. Cette propagande effroyable a été le moteur narratif de ce génocide. Comme l'a montré Frank Luntz – qui a rédigé le manuel confidentiel de la Hasbara en 2009 – sondages détaillés à l'appui, le public réagit plus que tout aux rumeurs de « viols et massacres du Hamas ». Et ce, alors que les soldats israéliens affichent clairement non seulement leur intention génocidaire, mais aussi leur intention de commettre des viols à Gaza. À l'échelle internationale, du moins dans le monde anglophone, j'ai l'impression que le récit des atrocités commises par Israël s'effondre. Cependant, on ne saurait trop insister sur les dommages qu'il a causés, tant à la lutte contre les violences sexuelles en général, en occultant les cas réels de viols de femmes palestiniennes par les FDI, qu'en donnant à l'Occident une raison de donner son feu vert au génocide.

À ce stade, nous voyons encore des sionistes libéraux, des gens qui se considèrent comme des progressistes, rabâcher ces histoires. Pour moi, c'est particulièrement tragique, parce que c'est aussi ma famille, mais aussi des activistes israéliens ou des écrivains de gauche que j'admirais lorsque j'ai commencé à perdre mes illusions sur le sionisme, qui suivent. Sur les réseaux sociaux, si on commençait à demander des preuves, on risquait de se retrouver bannis (« cancel »). Des universitaires et des conseillers (les rape crisis counselors, travaillent notamment sur tous les viols et les agressions sexuelles au sein de l'université) ont perdu leur poste pour avoir refusé d'adhérer à la propagande israélienne. On s'est servi du mouvement #MeToo pour justifier le génocide [8]. Si cette militarisation du discours féministe justifiant le génocide à Gaza semble nouvelle, la mobilisation des forces coloniales qui s'affichent ostensiblement comme défenseurs des femmes contre des hordes « sauvages » a en revanche une longue histoire. On retrouve ce phénomène dans toute l'histoire coloniale, et c'est même un des premiers leviers de légitimation génocidaire, avant et après les faits. C'est ce que montre parfaitement, de façon analogue aux images diffusées après le 7 octobre, cette peinture de 1892, La Vuelta del Malón, qu'on a parfois traduit en « Le retour des pillards Indiens ». Cette peinture a servi a légitimer la « conquête du désert » génocidaire en Argentine [9] et aujourd'hui considéré comme l'une des pièces fondatrices de l'art argentin et de l'art colonial en général. On y voit des guerriers Mapuche fictifs capturer une femme blanche nue [10]. Souvenez-vous de cela lorsqu'une exposition artistique israélienne fera escale chez vous.

Le public anglophone devrait reconnaître tous ces motifs, vu l'histoire du lynchage aux États-Unis. Dans son travail doctoral, Jameson Austin Leopold a montré comment dans un essai paru en 1981, intitulé « Viol et racisme : le mythe du violeur noir », Angela Davis décrivait déjà « la fabrique idéologique raciste de la “propagande sur le viol” » comme étant la « principale justification politique et socioculturelle de l'institution extrajudiciaire du lynchage » [11]. Cette focale mise sur le violeur noir fantasmatique fonctionne et rend invisible le nombre incalculable de viols, non recensés, mais aussi comme le dit Leopold, tous les viols étatiques subis par les 13 millions de prisonniers américains lors de fouilles corporelles de façon quasi quotidienne. De même, cette fabrication répétée et obsessionnelle d'histoires de viols le 7 octobre occulte les abus sexuels routiniers, étatiques, de nombreux.ses palestinien.nes. Il ne fait aucun doute que les images de trophées, montrant des femmes dénudées et tenues dans des positions de torture, par des hommes palestiniens, sont des images de violence sexuelle. De même, il ne fait aucun doute que l'effacement du viol d'innombrables palestinien.nes, fouillées au corps par les FDI, et violé.e.s lors de maraudes par des soldats israéliens, est conduite par un racisme anti-palestinien.

La déshumanisation de l'ensemble de la population de Gaza continue. Le ministre de la défense, Yoav Galant, a déclaré, de manière tristement célèbre, qu'il s'agissait de bêtes, d'« animaux humains ». En hébreu, l'expression est hayot adam, ce qui revient à dire que ce sont des bêtes, des animaux, des monstres. C'est la traduction idiomatique. Ils ont donc créé ce jeu à somme nulle, comme si c'était nous ou eux, ce qui est une pensée génocidaire. Tout au long de l'histoire, dans des conflits très différents, nous assistons à la création de ce faux récit selon lequel des personnes d'identités différentes ne peuvent pas coexister. C'est nous ou eux, et ils doivent être anéantis.

Pouvez-vous parler des divisions politiques au sein de la société israélienne ?
AC : Haaretz, le journal sioniste libéral considéré comme « le journal israélien de référence », continue de répandre des calomnies sanglantes [référence au meurtre rituel, blood libel] ; pas de problème. Mais l'esprit d'État derrière lequel il se réfugie est différent de ce que pense la majorité du public israélien. Tareq Baconi parle de ça, et, soit dit en passant, tout le monde devrait lire Tareq Baconi. Il a écrit un excellent livre intitulé Hamas Contained. Ici, pas de romantisation du Hamas, le Hamas n'est glorifié d'aucune façon. Baconi le critique, mais au moins le voit pour ce qu'il est et en discute ouvertement [12]. Depuis le 7 octobre, il a été courtisé par les médias anglophones grand public, y compris le New Yorker, où il raconte comment Netanyahu n'avait dans le fond aucune stratégie. Je pense qu'il s'agissait d'une stratégie, mais qu'elle était vouée à l'échec dès lors que le statu quo était perturbé. Et elle a échoué au moment où l'opération Déluge d'Al Aqsa a été lancée avec succès le 7 octobre. J'ai parlé ailleurs de la hiérarchie de la guerre selon Sun Tzu : d'abord, il faut attaquer l'ennemi au niveau stratégique [13]. C'est ce que le Hamas a fait immédiatement. Ils ont attaqué l'approche dite du « conflit gérable » de Netanyahou, cette idée que tous les deux ans, on pouvait aller à Gaza et « tondre la pelouse » en ayant relativement peu de pertes du côté israélien. C'est une expression qu'ils ont utilisé, « tondre le gazon ». Toutes les capacités militaires que la résistance palestinienne a développées, il suffit de les écraser, de les raser périodiquement. On tue quelques centaines, peut-être des milliers de personnes – en 2014, c'était des milliers – et on continue à vivre comme ça indéfiniment tout en renforçant ses capacités technologiques. C'est ainsi que Netanyahou a cherché à créer « une paix durable », qui est le titre de son livre, que, selon ses collaborateurs, il feuillette encore pour ses discours [14].

Cette stratégie a échoué. Et qui sait ce qu'il adviendra de Netanyahou à présent ? Il est encore très
populaire. Mais avec l'échec spectaculaire de son approche, il y a des visions concurrentes qui s'affrontent pour influencer l'avenir d'Israël. L'une d'entre elles est celle d'un génocide total, véritable, sans même prétendre attaquer uniquement le Hamas : rayer tout simplement Gaza de la carte. Cette vision est également très populaire. Elle est partagée par les principaux chefs militaires et politiques actuellement en fonction. Smotrich, qui est le ministre des finances, est considéré comme l'une des figures clés de cette tendance, simplement parce qu'au cours de la dernière décennie, il a élaboré un plan plus ou moins exhaustif appelé « le plan décisif », qui est en gros une idée d'expulsion génocidaire. Face à cette vision génocidaire, il y a la solution dite à « deux États », qui n'est peut-être plus appelée « deux États » dans la société israélienne car elle n'a plus aucune base populaire, mais qui est issue de cette tradition. Ce point de vue est plus aligné sur la contre-insurrection, plus sophistiqué. C'est un point de vue qui est beaucoup moins populaire, mais qui est fortement encouragé par les États-Unis, qui sont extrêmement impliqués, bien plus qu'en Ukraine – je rappelle que les États-Unis ont envoyé des porte-avions et des dirigeants militaires et politiques de haut rang presque tous les jours au cours des premiers mois. Les États-Unis prônent une forme de contre-insurrection, tirant les leçons de leurs échecs militaires au Moyen-Orient au cours des deux dernières décennies. La contre-insurrection repose sur une division des populations, l'isolement des insurgés, un contrôle de l'espace et, peut-être la donnée majeure de l'équation, sur la nomination d'un gouvernement qui travaillerait pour les « intérêts du gouvernement américain ». Je cite ici le manuel de terrain de la contre-insurrection américaine, le FM 3-24 [15].

La contre-insurrection ne s'encombre pas du bien-être des palestiniens. Elle cherche une manière plus sophistiquée et plus efficace d'accomplir les objectifs de l'État car, à long terme, la manière forte, la méthode brutale, avance-t-elle, plutôt que d'écraser la résistance risque de démultiplier ses forces. La contre-insurrection est peut-être encore plus génocidaire, si l'on tient compte des pertes humaines, de son incapacité à résoudre le conflit ou ses capacités à répondre aux besoins des gens (comme si tout le monde était humain). Mais la contre-insurrection réfléchit en termes d'efficacité. Dans un premier temps, Israël a pu recruter un peu plus de 300000 soldats réservistes, en fermant divers secteurs de son économie pour compléter son armée de 150000 conscrits, tandis que le Hamas disposait d'environ 40000 combattants. Le PIJ en comptait lui au moins 10000. Des milliers d'autres se sont battus aussi en Cisjordanie. Le Hezbollah, qui bombarde constamment Israël depuis le nord du Liban depuis le 7 octobre, compte environ 100000 combattants. Les maigres effectifs d'Israël ont donc été mis à rude épreuve. À l'heure actuelle, tous les réservistes sont rentrés chez eux. Les Américains savent qu'Israël est loin de disposer de forces suffisantes pour gagner une guerre urbaine sur un terrain aussi complexe que celui de Gaza. Il faut établir un rapport d'un pour dix ou même d'un pour vingt entre ceux qui attaquent et ceux qui défendent, selon John Robb et son livre Brave New War, mais selon John Spencer aussi, qui reprend une maxime qui remonte à Clausewitz, à la guerre, la défense est toujours la plus forte [16]. Ils se demandent donc, okay, alors comment pouvez-vous faire cela de manière réaliste ? Quels sont les objectifs réalisables ? On ne peut pas agir intuitivement et essayer d'éliminer 2,3 millions de personnes en pensant que l'on va gagner alors que les adversaires se défendent et semblent savoir ce qu'ils font.

En conséquence, environ tous les deux jours depuis le début de l'invasion terrestre, la résistance palestinienne a diffusé d'incroyables vidéos de guérilla, ciblant les FDI avec des snipers, des mines, des EEI (Engins explosifs improvisés), des mortiers, des armes thermobariques et d'innombrables attaques au lance-roquette, utilisant souvent des Al-Yassin 105, qui est un missile à deux têtes fabriqué à Gaza et qui désactive le blindage défensif des chars (le profil Twitter de Jon Elmer est actuellement un bon site d'archive pour ces images).

Le nombre de victimes israéliennes a augmenté en conséquence, l'armée publiant les noms de deux à cinq soldats morts par jour en moyenne au cours des deux premiers mois et des dizaines de soldats blessés chaque jour. Gardons à l'esprit que ce sont leurs chiffres, et que l'armée israélienne ment de façon patentée. Les citoyens font état d'un flux constant d'hélicoptères de secours venant de Gaza en direction des hôpitaux. Selon les registres des hôpitaux israéliens, le nombre réel de soldats blessés est environ dix fois plus élevé que les chiffres communiqués par les FDI [17] ; des milliers de soldats reviennent handicapés, un fonctionnaire du ministère israélien de la défense, parle d'une vague « sans précédent, une situation que nous n'avons jamais connue » [18].

Incapable de soutenir militairement et économiquement l'invasion terrestre massive, Israël a maintenant (fin mars) libéré toutes ses brigades de réserve, refusant toujours un cessez-le-feu progressif et un accord d'échange d'otages, même au risque de violer une récente résolution du Conseil de sécurité de l'ONU.

En Israël, nous avons assisté à la montée en puissance d'un certain Yitzhak Brik. C'est un général de réserve de premier plan qui a prédit l'effondrement total des défenses israéliennes, après avoir étudié en profondeur des dizaines d'unités israéliennes en 2018. Il a rencontré Netanyahu et Gallant, le Premier ministre et le ministre de la Défense, à plusieurs reprises en octobre. C'est l'une des nombreuses personnes qui les conseille, c'est un homme qui a été plébiscité par les militaires et dont la popularité est très élevée. Il a également mis en garde contre une invasion terrestre, qu'il n'a pas hésité à la qualifier de « piège », et a recommandé des bombardements aériens, la poursuite d'un siège renforcé ainsi que des « raids chirurgicaux » venant de la mer, utilisant des unités d'élite telles que l'« Unité Fantôme . Cette unité, créée par Aviv Kohavi, n'a d'ailleurs pas encore été utilisée dans des combats à grande échelle ; son chef, le colonel Asaf Hamami, a été tué le 7 octobre.

Combien de temps Israël peut-il tenir avant de trouver un accord autour des otages ?
AC : A l'heure où j'écris ces lignes, les otages restent le joker palestinien. Israël s'est trouvé face à ce que j'appellerais un vide stratégique, réagissant par la rage et l'humiliation génocidaires et réduisant continuellement en cendres son propre contrat social en bombardant, en tirant et même en gazant ses propres citoyens retenus en otage à Gaza. Avec l'effondrement de ce paradigme, différentes approches stratégiques sont en lice pour combler le vide : la contre-insurrection, poussée par le principal complice génocidaire, les États-Unis, et le génocide messianique total, très populaire dans la société israélienne extrêmement fasciste et raciste. La vision contre-insurrectionnelle verrait essentiellement une Autorité palestinienne réorganisée tenter de prendre le contrôle de la bande de Gaza dans une sorte de processus menant à la création d'un État, mais le problème est que tout dirigeant israélien qui accepterait de suivre ce scénario a peu de chances de l'emporter parmi l'électorat israélien, qui a été conditionné pendant des années à considérer les Arabes comme des terroristes sous-humains auxquels on ne pourrait jamais faire confiance avec un État.

Le fait de prendre des soldats en otage a été une des manières pour la résistance palestinienne de forcer certaines négociations avec Israël depuis de nombreuses années. Le premier deal qui a mis fin au statu quo 1:1, un prisonnier pour un prisonnier, remonte, selon l'un des négociateurs israélien nommé Ariel Merari [19], à 1978 et l'accord avec le FPLP et General Command (un groupe de combat qui a scissionné avec le FPLP) pour l'échange de 76 prisonniers politiques palestiniens contre un soldat israélien. Depuis, la résistance est parvenu a faire monter le nombre de prisonniers échangé dans chaque transaction, l'Accord Jibril occupant une place particulièrement douloureuse dans la mémoire israélienne, le FPLP-GC parvenant à faire libérer 1151 prisonniers palestiniens en échange de trois soldats capturés durant la Guerre au Liban en 82, dont le militant japonais pro-palestinien Kōzō Okamoto issu des rangs de l'Armée rouge japonaise.

L'épisode autour de Gilad Shalit, enlevé en 2006, a marqué un autre tournant. Shalit a été capturé (tandis que deux autres soldats qui se trouvaient avec lui dans le même char étaient tués) sous le gouvernement d'Olmert, un Premier ministre israélien que l'on voit, dans un documentaire d'Al Jazeera, manquer de respect à l'égard de Shalit. Shalit, d'après Olmert, ne se serait pas défendu comme les autres qui ont été tués. Cet épisode n'a fait que révéler le fait que les dirigeants israéliens préfèrent des soldats morts que des soldats captifs.

La famille de Shalit, son père Noam en tête, a réussi à mobiliser un mouvement social pour faire pression en faveur de sa libération par le biais d'un échange de prisonniers – « quel que soit le prix ». Ce mouvement social a été repris et approuvé par les rivaux d'Olmert, transcendant les lignes politiques sionistes, de la droite aux sionistes libéraux.

Olmert était sur le point de trouver un accord – environ 350 prisonniers palestiniens en échange de Shalit – mais, selon lui, et c'est ce qu'il dit dans cette interview diffusée par Al Jazeera, son rival et ancien Premier ministre Ehud Barak a rendu visite à la famille de Shalit une nuit avant la signature de l'accord, signalant ainsi au Hamas qu'Israël était prêt à céder encore davantage.

Lorsque M. Netanyahou a pris le pouvoir en 2009, avec Ehud Barak comme ministre de la défense, il a promis à sa base de ramener Gilad Shalit à la maison. En 2011, un accord incroyable a été conclu (1027 Palestiniens en échange d'un soldat, dont Yahya Sinwar). Cet accord est perçu, de chaque côté, comme un énorme échec pour Israël et une incroyable victoire pour la résistance.

David Graeber, dans un article qu'il a écrit sur la Palestine après avoir passé du temps là-bas, a fait l'une de ces observations anthropologiques dont il a l'habitude, à la fois des plus simples et des plus profondes, en disant que l'hospitalité est « la raison majeure de la vie » (« l'hospitalité est tout ») dans la culture palestinienne. L'une des ironies tragiques de l'histoire selon lui est qu'Israël est le pire invité possible. Et c'est vrai, vous savez, quiconque a fait l'expérience de l'hospitalité palestinienne vous le dira : à bien des égards, le sens, le cœur de la vie sociale en Palestine est d'être généreux envers les invités et les étrangers. Et nous le voyons dans le traitement des otages, dans la façon dont ils racontent leur expérience les rares fois où ils sont autorisés à parler librement,
comme ce fut le cas pour Yocheved Lifshitz. Nous avons vu ça aussi avec Gilad Shalit – il n'a jamais raconté en détail, apparemment pas même à sa famille, l'expérience de ces cinq années passées en captivité –, le Hamas a diffusé des images qui le montrent en train de traîner avec ses ravisseurs, l'« Unité fantôme » du Hamas, discutant, buvant le thé, recevant des lettres de sa famille, faisant un barbecue à l'extérieur, et ainsi de suite. Je suis certain que la situation n'était pas agréable pour lui, mais comparez-la à celle des prisonniers palestiniens qui, depuis le 7 octobre, subissent des tortures punitives, sont battus, mis en position de stress psychologique, privés de sommeil par la diffusion de l'hymne national israélien dans leur cellule, et assassinés. Et dans les médias internationaux, nous voyons ce double traitement absolument raciste, aucun mot sur plus de 7500 prisonniers politiques palestiniens détenus sans procès équitable, dont beaucoup ne savent même pas quelles sont les raisons de leur détention administrative, sans parler des milliers d'autres, qui ont été enlevés depuis le 7 octobre. Jusqu'à présent, chaque accord sert de nouvel étalon dans les négociations d'otages entre Israël et la résistance. La question est de savoir si l'accord Shalit et le 7 octobre ont suffisamment ébranlé l'image qu'Israël a d'elle-même pour que cela change. Est-ce qu'Israël est capable, par ailleurs, de résister aux pressions exercées sur elle à l'internationale ? Le prix à payer pour ne pas céder pourrait être trop élevé, ouvrant la voie à une migration de masse.

Si, jusqu'à présent, Israël a échoué dans ses objectifs de guerre déclarés (détruire le Hamas et restituer les otages), le génocide en cours à Gaza n'est pas de bon augure pour la résistance. Pouvez-vous envisager une issue réaliste pour l'une ou l'autre des parties ?
AC : En évitant de m'aventurer dans des prédictions qui pourraient s'avérer fausses, je dirais que nous devrions attendre cinq ans avant de tirer des conclusions dans un sens ou dans l'autre. Historiquement, Israël met cinq ans à céder après une défaite militaire, et ce n'est que le pouvoir et la violence qui lui forcent la main. Cinq ans après la guerre du Kippour en 1973, Israël s'est finalement engagé à restituer la péninsule du Sinaï à l'Égypte. Cinq ans après le début de la première Intifada, elle a permis à des milliers d'anciens combattants et réfugiés palestiniens, dont Yasser Arafat, de rentrer en Palestine et d'entamer ce que l'on appelle le processus de paix. Cinq ans après le début de la deuxième Intifada, elle a retiré ses colonies de Gaza. Et cinq ans après la capture de Gilad Shalit, un accord de libération a finalement été conclu en 2011.

Les gains réels de l'actuel levier que les Palestiniens détiennent avec leurs otages depuis le 7 octobre ne se matérialiseront que lorsque le terrain politique fragile d'Israël s'effritera de l'intérieur, sous l'administration de Netanyahou. Comme dans le cas qui opposait Netanyahou à Olmert, les partis d'opposition – dirigés par le centriste sioniste génocidaire Yair Lapid – prétendent aujourd'hui être les sauveurs des otages. Tôt ou tard, ils pourraient se retrouver à négocier eux aussi certaines concessions faites par Israël.

Le joker israélien est l'Autorité palestinienne (AP). L'administration Netanyahou est politiquement incapable de reconnaître l'AP comme son atout militaire le plus vital, mais, là encore, un successeur pourrait être en mesure de le faire et essaiera peut-être de redorer le blason de l'AP, de la réorganiser et de la désigner à nouveau comme organe directeur en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. À moins qu'un événement inattendu se produise, ce qui est loin d'être impossible, M. Netanyahou restera en place au moins jusqu'aux élections d'octobre 2026. Pendant ce temps, l'AP continue de s'effondrer. Aujourd'hui, la résistance – des factions armées (y compris la branche armée du Fatah, la Brigade des martyrs d'Al-Aqsa) aux jeunes qui se révoltent dans les rues – voit dans l'AP un bras armé de l'État israélien, et il faudrait de véritables prouesses politiques pour qu'elle recouvre sa légitimité. Toutefois, le succès de la contre-insurrection israélo-américaine en dépend.

La première Intifada, qui a débuté en décembre 1987, a été un soulèvement populaire massif contre l'apartheid israélien. Ce soulèvement a fait usage à grande échelle des outils de la lutte de masse – grèves, désobéissance civile, rassemblements de masse, émeutes, résistance fiscale – qui ont tous fonctionné de concert. Et malgré le fait que le soulèvement ait été en grande partie non armé, les réponses furent d'une brutalité indescriptible : plusieurs centaines de manifestants ont été tués, des dizaines de milliers ont été arrêtés et plus de cent mille Palestiniens ont été blessés par des soldats israéliens qui avaient reçu l'ordre exprès du Premier ministre Yitzhak Rabin de leur « briser les os ». Pourtant, cette génération de rebelles se souvient encore de cette période avec une tendresse incroyable. Mais ça n'est pas en leur « brisant les os » que le mouvement fut pacifié, c'est en faisant venir l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui était en exil à Tunis, et en la désignant comme représentante légitime du peuple palestinien. Le Field Manual de l'armée américaine précise bien qu'une contre-insurrection réussie et durable « nécessite le développement d'institutions et de dirigeants locaux viables » [20]. S'il n'y a pas de dirigeants, si la résistance est décentralisée, la contre-insurrection a besoin de la création d'une direction centralisée. L'OLP, qui avait été créée par les États arabes en 1964 comme « outil pour contrôler les factions [palestiniennes] insurgées », selon les termes de Baconi [21], devait maintenant endosser le rôle attribué par les États-Unis et Israël et prendre la direction du soulèvement. Cela a permis à Israël et aux États-Unis de marginaliser et d'ignorer les comités populaires décentralisés qui, pour reprendre la terminologie de Fanon, guidaient l'insurrection en-dehors de toute « politique traditionnelle » récupérable [22]. Ensuite, par le biais des accords d'Oslo rédigés entre 1993 et 1995, l'OLP, Israël et les États-Unis ont formé l'AP qui deviendra bientôt le bras auxiliaire de l'occupation israélienne, fort d'un appareil de sécurité limité qui se consacrerait au maintien de l'ordre et à la répression des insurgés au sein des groupes de population palestiniens dans certaines zones de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Je ne saurais décrire l'ampleur du succès de cette initiative.

Des personnes bien intentionnées continuent de considérer les accords d'Oslo comme un véritable processus de paix plutôt que comme une opération sophistiquée de contre-insurrection qui a permis à Israël de poursuivre son projet de colonisation dans un calme relatif. Après l'effondrement du soi-disant « processus de paix » à l'issue des cinq années initialement prévues par l'accord, l'Autorité palestinienne est restée en place. La seconde Intifada a éclaté en octobre 2000 et, pendant un bref moment, le chef de l'OLP, Yasser Arafat, a fait un geste en libérant 350 prisonniers politiques, dont des membres du Hamas et du PIJ, mais les États-Unis et Israël l'ont ensuite renvoyé et un nouveau collaborateur en chef a été nommé, Mahmoud Abbas, alias Abou Mazen. L'AP a été évincée de Gaza en 2007 lorsque Abou Mazen a tenté ce que Baconi appelle un « coup d'État planifié par les États-Unis » [23], après la victoire du Hamas en Cisjordanie aux élections en 2006 [24]. Mais Abou Mazen a pu mener à bien le coup d'État en Cisjordanie et a grandement contribué à stabiliser le contrôle d'Israël sur la région [25].

L'AP donne l'apparence d'une autonomie palestinienne, mais en fait, tout comme les gouvernements des bantoustans en Afrique du Sud durant l'apartheid, elle n'est qu'une extension de l'État colonial, un outil de contre-insurrection très efficace pour la répression des rébellions locales, parce qu'elle oblige la population autochtone à s'auto-réguler. Le Fatah, qui était un mouvement révolutionnaire dans les premiers jours de la lutte armée, est aujourd'hui essentiellement contenu par l'AP. Les rebelles potentiels sont désormais des employés du gouvernement qui se battent pour conserver leur emploi de collaborateurs. Les chefs communautaires (community organizers) travaillent désormais pour des ONG, illustrant la catégorisation tristement célèbre de Colin Powell selon laquelle les organisations à but non lucratif « multiplient les forces » de l'Empire [26]. L'argent injecté par les pays de l'OTAN dans le secteur gouvernemental et à but non lucratif est la principale raison de la pacification relative de la Cisjordanie après la militarisation de la résistance palestinienne au cours de la seconde Intifada. Cela fait écho à la ligne directrice du général Petraeus qui consiste à utiliser « l'argent comme un système d'armes » à part entière [27]. Voici les principes éprouvés de la contre-insurrection : entrer avec une force écrasante pour contrôler l'espace, isoler les insurgés du reste de la population, nommer son propre gouvernement (mais, surtout, faire en sorte qu'il ait la même identité que la population générale) et fournir à la population des services afin qu'elle ne s'insurge pas pour satisfaire ses besoins fondamentaux (on retrouve ici le concept SWEAT-MSO
du général Peter Chiarelli [28] : réseaux d'égouts, d'eau, d'électricité et ramassage des ordures ; je recommande la courte vidéo de Greg Stoker sur la SWEAT-MSO). En résumé : « diviser pour mieux régner » + de l'argent – c'est ainsi que les empires gagnent les guerres.

Mais d'une manière ou d'une autre, bien que le monde ait fourni à l'Autorité palestinienne les institutions néolibérales qui l'ont conduit à la stabilité contre-insurrectionnelle étouffante d'un régime néocolonial, Israël continue de se tirer une balle dans le pied. Il est intéressant de noter que la littérature militaire israélienne ne reconnaît généralement pas l'efficacité de l'AP dans la poursuite de ses propres intérêts. Le terme de contre-insurrection n'a pas été traduit de manière exhaustive en hébreu, et lorsque les stratèges israéliens en parlent en anglais, ils confondent généralement la contre-insurrection avec l'« anti-terrorisme » [29]. On s'en rend compte en parcourant Insurgencies and Counterinsurgencies, une publication de Cambridge qui date de 2016 éditée par des auteurs israéliens : dans leur chronologie de la prétendue « expérience contre-insurrectionnelle » d'Israël, ils sautent tout simplement les années importantes qui ont suivi les Accords d'Oslo [30], révélant ainsi qu'ils ne conçoivent la contre-insurrection que comme application de la force, et non comme un ensemble d'« opérations de stabilisation » [31]. Comment peuvent-ils ne pas comprendre cela ? Peut-être que cela tient au fait qu'Israël soit une colonie de peuplement (settler-colony), et que l'idée fondamentale d'une telle colonie consiste à nettoyer et remplacer les populations autochtones plutôt que de les contenir et les contrôler. Mais la raison véritable tient, je pense, à l'incompétence de l'armée, et plus généralement, à sa cupidité. L'armée israélienne, comme l'a montré l'historien militaire Uri Milstein, est une institution profondément anti-intellectuelle. La dépendance accrue à l'armée et l'industrie militaire, générateurs de PIB, enfonce Israël dans des stratégies militaires suicidaires. Je suppose qu'on pourrait considérer cela comme des symptômes du système capitaliste en général, où la logique du marché peut être parfois auto-destructrice. La résistance palestinienne qui, par contraste, mise sur le sumud (la persévérance, la fermeté) et sur sa capacité à combattre à long terme, pourrait trouver tout cela encourageant.

Vous avez participé au mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis. Quel est votre sentiment actuel au sujet du mouvement ?
AC : Après six mois de guerre, la question demeure : quand le monde interviendra-t-il ? La résistance à Gaza continue d'infliger de lourdes pertes aux FDI, à un rythme soutenu, et entrave la machine génocidaire. La résistance continue aussi, de façon conséquente, au Liban, au Yémen et en Irak. Aux États-Unis, certaines entreprises israéliennes ont été prises pour cible, c'est le cas de la ZIM (transport maritime), du fabricant d'armes Elbit, et d'autres opérateurs logistiques ou armateurs. Malheureusement on constate que l'énergie populaire apparue durant les premières semaines après le 7 octobre est retombée, contenue principalement par les libéraux et les politiques identitaires (identity politics). Des anti-sionistes Arabes, Juifs et des organisations étudiantes ont pu canaliser la rage populaire durant certaines manifs et certains rassemblements, et continuent maintenant leurs opérations qui, de facto, sont contre-insurrectionnelles en planifiant leurs campagnes électorales. Dès lors que quelqu'un propose un genre d'action plus décisif, elles l'évincent en prétendant que ce serait trop dangereux pour les personnes marginalisées (people of a marginalized identity). Comme le dit Idris Robinson, leur faculté à organiser des manifs « repose sur le génocide palestinien ». Pendant ce temps, les tendances insurrectionnelles qui seraient capables d'appeler et de contourner la modalité contre-insurrectionnelle des organisations libérales et identitaires ne sont pas encore intervenues de manière significative pour la Palestine. Ces tendances ont participé au soulèvement de George Floyd en 2020 et sont visiblement réapparu sous la forme d'un réseau complètement décentralisé alimentant le mouvement Stop Cop City. Elles ont réussi à démanteler temporairement le site de construction de Cop City le 5 mars 2023 et ont fait pression sur de nombreuses entreprises de construction pour qu'elles abandonnent le projet, l'une d'elles a tenu bon avant de finalement abandonner après avoir été ciblée par des dizaines d'attaques et de sabotage clandestins dans tout le pays. Il est concevable qu'une campagne similaire puisse isoler, chasser les fabricants d'armes locaux, et les contraindre à arrêter de fournir Israël en armes. Il reste à voir si ces tendances auront envie ou seront capables de se relier matériellement et réellement aux forces populaires qui n'ont pas encore été entièrement cooptées par ce qu'Idris appelle « l'aile progressiste de la contre-insurrection ».

En février, l'anarchiste Aaron Bushnell a commis cet acte extraordinaire : il a tué un soldat de l'armée de l'air américaine en orchestrant sa propre auto-immolation diffusée en direct – un acte de solidarité qui a profondément ému divers groupes de résistance palestiniens. Bien que sa mort soit tragique et horrifiante, elle a donné un sens à ce qu'il avait à dire. Cela semble avoir donné un nouvel élan à la protestation aux États-Unis, en incitant les gens d'ici et d'ailleurs à avoir ne serait-ce qu'une fraction de son courage et à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre fin au génocide. Son sacrifice nous pousse tous à faire un pas de plus.

Je trouve aussi un certain espoir dans la popularité croissante des écrits de Basil Al-Aʿraj dans les discours de la résistance palestinienne. C'était un combattant, un martyr de la résistance, tué par des soldats israéliens lors d'une fusillade en 2017. Basil a été fortement influencé par Fanon et a adopté son point de vue radicalement inclusif et anti-identitaire. Dans ses « Huit règles et réflexions sur la nature de la guerre », Basil a déclaré : « chaque Palestinien (au sens large, c'est-à-dire toute personne qui considère la Palestine comme un élément de sa lutte, indépendamment de ses identités secondaires), chaque Palestinien est en première ligne de la bataille pour la Palestine ; veillez à ne pas échouer dans votre tâche. » [32] Dans un texte moins connu qui n'a pas encore été entièrement publié en anglais, il a écrit :

« Je ne considère plus qu'il s'agit d'un conflit entre Arabes et Juifs, entre Israéliens et Palestiniens. J'ai abandonné cette dualité, cette simplification naïve du conflit. Je suis convaincu par la division du monde que proposent Ali Shariati et Frantz Fanon [entre un camp colonial et un camp de la libération]. »

« Dans chacun des deux camps, on trouve des gens de toutes les religions, langues, races, ethnies, couleurs et classes. Dans ce conflit, par exemple, vous trouverez des gens de notre peuple [de notre peau] qui se tiennent grossièrement dans l'autre camp, et en même temps vous trouverez des Juifs qui se tiennent dans notre camp » [33].

Il poursuit en critiquant les éditos de la journaliste israélienne Amira Hass, autant d'exemples insidieux de « l'aile progressiste de la contre-insurrection », en lui opposant des Israéliens comme Yoav Bar et Jonathan Pollak, exemples de Juifs qui, comme dirait Fanon, « changent de camp, deviennent 'indigènes' et acceptent de subir la souffrance, la torture et la mort » en tant que membres du camp de la libération [34]. Si, selon Basil et Fanon, la résistance élargie est capable de distinguer les amis des ennemis eut égard aux « choix qu'ils font » [35], à leurs actions et à leurs engagements, plutôt que sur la base de leur identité et de leur « race », alors les opérations psychologiques contre-insurrectionnelles qui montent les gens les uns contre les autres et empêchent la diffusion de l'action collective pourraient être stoppées, permettant à une trajectoire plus redoutable du mouvement de se déployer au cœur de l'Empire.

class='faq'>

[1] Lundimatin n'a pas vocation à ne publier que des articles auxquels notre rédaction adhèrerait totalement et parfaitement. A vrai dire, si c'était le cas, nous ne serions pas un journal ou nous ne publirions qu'un ou deux articles par an. Notre travail, discret, consiste à agencer les écarts et articuler accords et désaccords, choisir de publier, d'amender, de ne pas publier. Le plus souvent ces décisions se prennent avec évidence et sans grande hésitation. Ce ne fut pas le cas concernant la publication de cette traduction d'abord parue chez nos collègues anglo-saxons de Endnotes. De nombreuses analyses contenues dans cet entretien nous paraissent lumineuses et finaudes : la critique de la solution à deux États en tant que dispositif contre-insurrectionnel, le décalage de l'analogie du soulèvement de Varsovie à l'évasion de Sobibor, l'historicisation de la violence du 7 octobre, etc. D'autres nous sont apparus comme une variation plus ou moins raffinée d'un campisme pénible qui s'affranchi du réel pour produire de l'idéologie, voire travesti les faits pour les redispatcher entre la pureté du bien et le mal absolu, les gentils et les méchants. C'est d'ailleurs sur ce point que le couplage sionisme/antisionisme trouve son divergeant accord. Il y aurait pourtant beaucoup à dire et penser de ce qu'un événement comme le 7 octobre appelle et enseigne. Non pas pour nuancer le massacre ou le génocide, au contraire, mais pour en complexifier l'analyse. Comprendre par exemple qu'un même événement peut contenir des gestes amis et d'autres purement hostiles. Ne pas confondre la joie de voir un mur effondré avec la terreur de familles abattues à l'arme automatique, l'audace d'un ULM qui traverse la frontière la plus sécurisée du monde et l'abjection d'un corps lynché par la foule, un soulèvement populaire et un attentat suicide de masse. C'est en tout cas ce que nous autorise et peut-être ce à quoi nous oblige notre distance avec l'évènement : « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer. »

[2] George Orwell, « Reflections on Gandhi », Partisan Review, 1949 [tr. fr. in Essais, articles, lettres t. 4 (1945-1950), Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2001].

[3] Lorsque je parle de « la résistance », je parle de la pluralité des factions et des individus non affiliés qui s'opposent au siège, à l'apartheid et à la colonisation israélienne en Palestine et ailleurs.

[4] Il fut difficile d'identifier de nombreux corps défigurés par les tirs indiscriminés des forces armées israéliennes dans l'enveloppe de Gaza ce jour-là. Les autorités israéliennes, qui parlaient au départ de 1400 morts, ont lentement revu leurs chiffres. Amos Harel, le journaliste militaire travaillant pour Haaretz, parle actuellement « de presque 1100 morts ». Voir Amos Harel, « Israel's Army Makes Headway in Gaza, but Hamas' Surrender Is Far from Imminent », Haaretz, 14 novembre 2023, sec. Israel News, https://www.haaretz.com/israel-news/2023-11-14/ty-article/.premium/israels-military-is-makingheadway-in-gaza-but-hamas-surrender-is-far-from-imminent/0000018b-ca6f-d8c7-a59b-df6f80560000.

[5] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.

[6] Raz Segal, « A Textbook Case of Genocide », Jewish Currents, 2023, https://jewishcurrents.org/a-textbook-case-of-genocide.

[8] « Inside the Campaign to Undermine DEI and Palestine Solidarity at the University of Minnesota : An Interview with Dr. Sima Shakhsari », Mondoweiss, January 31, 2024, https://mondoweiss.net/2024/01/inside-the-campaign-to-undermine-dei-and-palestine-solidarity-at-the-university-of-minnesota-an-interview-with-dr-sima-shakhsari/.

[9] Lauren Kaplan, « Topographical Violence and Imagining the Nation in Nineteenth-Century Argentina », Hemisphere, Visual Cultures of the Americas 10, no. 1, 1er janvier 2017, p. 32.

[10] Laura Malosetti Costa, « The Return of the Indian Raid (La Vuelta Del Malón) », Equipo de Desarrollo de la Dirección de Sistemas |Secretaría de Gobierno de Cultura, https://www.bellasartes.gob.ar/en/collection/work/6297/.

[11] Jameson Austin Leopold, « Critique of ‘Sexual' Violence », manuscrit non publié, 2024.

[12] Tareq Baconi, Hamas Contained : The Rise and Pacification of Palestinian Resistance, Stanford Studies in Middle Eastern and Islamic Societies and Cultures, Stanford, California : Stanford University Press, 2018.

[13] Sun Tzu,
L'Art de la guerre, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2000.

[14] Binyamin Netanyahu, A Durable Peace : Israel and Its Place among the Nations, New York, Warner Books, 2000.
_

[15] Joint Publication FM 3-24 : Counterinsurgency, 2018.

[16] Carl von Clausewitz, De la guerre, éditions de Minuit, 1955 ; John Robb, Brave New War : The Next Stage of Terrorism and the End of Globalization, Hoboken, NJ, John Wiley & Sons, Inc, 2008 ; John Spencer, « Mini-Manual for the Urban Defender », John Spencer Online, 2022, https://www.johnspenceronline.com/mini-manual-urbandefender.
_

[17] Yaniv Kubovich and Ido Efrati, « Discrepancies Arise between IDF and Hospital Reports on Numbers of Wounded
Soldiers », Haaretz, 10 décembre 2023, sec. Israel News, https://www.haaretz.com/israel-news/2023-12-10/ty-article/.premium/1-593-israeli-soldiers-wounded-since-october-7-idf-reveals/0000018c-5416-df2f-adac-fe3fbe6d0000.

[18] חן ארצי סרור, “יותר מ- 2,000נכי צה'ל חדשים מתחילת המלחמה : ‘לא עברנו משהו דומה לזה, Ynet, 7 décembre 2023, https://www.ynet.co.il/health/article/yokra13707397.
_

[19] Lior Kodner, « Professor Ariel Merari : Ein Li Safek », הארץ, Haaretz Podcast, 12 novembre 2023, https://www.haaretz.co.il/digital/podcast/weekly/2023-11-12/ty-article-podcast/0000018b-c36d-dc2b-a3fb-e7fd6
1560000
_

[20] Joint Publication FM 3-24 : Counterinsurgency, 2018, 1–22.

[21] Tareq Baconi, op. cit., p. 14.

[22] « Les dirigeants de l'insurrection, qui voient le peuple enthousiaste et ardent porter des coups décisifs à la machine
colonialiste, renforcent leur méfiance à l'égard de la politique traditionnelle ». Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte/Poche, 2016, p. 127.

[23] Baconi, op. cit., p. 331.

[24] David Rose, « The Gaza Bombshell », Vanity Fair, 3 mars, 2008, https://www.vanityfair.com/news/2008/04/gaza200804.

[25] Baconi, op. cit., p. 123.

[26] Sarah Kenyon Lischer, « Military Intervention and the Humanitarian 'Force Multiplier' » Global Governance 13, no. 1 (2007), pp. 99–118.

[27] David H. Petraeus, « Multi-National Force-Iraq Commander's COUNTERINSURGENCY GUIDANCE », Military Review, 2008, 211.
_

[28] Fred M. Kaplan, The Insurgents : David Petraeus and the Plot to Change the American Way of War, New York, Simon & Schuster, 2013, p. 185.

[29] Efraim Inbar and Eitan Shamir, « Israel's Counterinsurgency Experience », in Insurgencies and Counterinsurgencies, ed. Beatrice Heuser and Eitan Shamir, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, pp. 168–90.

[30] Ibid., p. 178.

[31] Joint Publication FM 3-24 : Counterinsurgency, 7-3 (89).

[32] Basil Al-Aʿraj, « Eight Rules and Insights on the Nature of War », Resistance News Network, 2017-2023, https://t.me/PalestineResist/25227.

[33] Basil Al-Aʿraj, Wajadtu Ajwibatī : Hākadhā Takallama al-Shahīd Bāsil al-Aʻraj, al-Ṭabʻah al-ūlá, Bayrūt, Bīsān lil-Nashr wa-al-Tawzīʻ, 2018, p. 146. Traduit par Adi Callai.

[34] Frantz Fanon, op. cit.

[35] James Yaki Sayles, Meditations on Frantz Fanon's Wretched of the Earth : New Afrikan Revolutionary Writings, Chicago, Ill, Spear and Shield, 2010, p. 181.

23.04.2024 à 13:55

RAP EN FUITE/ÉCLAT D'UN AILLEURS

dev

Texte intégral (2415 mots)

que mots glissent sur marbre froid des corps . que gravelet dérape n'accroche rien de l'acier-visages . que grain dérobé de matière crie victoire sous mains en sang qui s'échinent . que morts vénérés sourient des prières pleurées acides sur leurs tombes . que chants d'écorchés vifs ne déplacent pas montagnes, lambeaux de chair séchés aux flancs . que combat perdu perd encore sa perte . que le cru tant peine à manger le cuit .

que verbe s'écoule, s'hémorrage, s'épanche, se répand . qu'il se réfléchit, ne réfléchit, qu'il se sait de savoir nul . que logomachie bave commissures des lèvres épilepsie . que rage retournée dard de scorpion l'écume mord la mer . que sirène au loin se retire, infiniment, infinie beauté qui te quitte . que l'amour rafle la viande au tripot du sens . que les spectres rappelés dansent au Panthéon spectraculaire . que petits soldats et petits peuples encore bons pour charniers .

que gueules d'acier d'assassins repus écrasent gravats sur gueules de chiffon des pauvres . que paroles gémissent voix suraigues piquées en chambre . que piqûres de moustique sur cuir d'éléphant s'embaument . que n'écris pas tes cris, que ne chantes pas aux champs . que n'éclaires pas clairière, que ne mords pas tes morts . que nature reste muette devant tes outrages, que l'Étrangère se gausse de ton crime sacré . que ta pureté crache faux ton venin de colon . que l'Insoumise aux mille parfums se dérobe, qu'elle t'abandonne lâche odeur de cadavre . que ta rose cracheuse de feu, cultivée de plein désert, se flétrit à jamais . que te résistent les effluves de jasmin, de citronnier .

que rater constamment réel pavané, que balle n'atteint jamais l'horrible cible . que balle perdue défonce joue d'un poisson qui volait innocent au-dessus du clocher . que l'affreux spectracle convoque hystérie de corps blindés derrière vitres blindées . qu'écran total peut en cacher un autre, total . que peep show politique peine à jouir sous parades hypnotiques . que tristesse ruisselle, ruisselle et ruisseaux d'argent de boue obscure . que visage d'enfant collé à la vitre du dimanche après-midi voit ruisseler la pluie rouge .

que les mots s'échappent, lames quittent fourreaux, fleurs désertent jardins . que dandinent autour du vide du cratère flammèches essouffrées . que joie des phrases embrassent enfin Jeanine ou Aïsha la boulangère . et avec ceci ? un baiser encore .

qu'au Dehors l'oiseau rieur fiente sur mon.front.brûlé.au.fer.rouge.d'un.soleil.noir . ah qu'c'est biau ! qu'avoir 20 ans et mourir en crapule armée sur les chiottes . qu'avoir 10 ans et bouffer l'angoisse par la racine, la mort sous la rafale .

que chantez minets minettes dans la cour de l'école . que la ronde n'est plus ni les neiges d'antan . que chantez minets minettes dans la rue de révolte . que meurtriers face à nous chient bonne foi dans leurs frocs .

ni Débris ni Tesson
affreuse pureté des îles
belle impureté du ban
Noésie

***

À propos d'une île

Effet de vérité disruptive perçu, non d'abord réfléchi, mais senti comme débordement de soi, une grandeur, immense, bouleverse l'étroitesse du soi, sa prison, son mirador, sa dominante, petitesse du détenu et celle du maton, une seule et même, qui prend les murs de l'enceinte pour le panorama du monde libre, civilisé. Hélène Bessette, dans La Grande balade, rend compte d'une calme inflammation sous le choc de la découverte de la Nouvelle Calédonie.

Se taire d'abord.

« Le voyageur subjugué.
Obligé de se taire.
D'accepter
L'Éternelle Nature.
Mêmement la même.
Dans ses bruits ses clartés ses dessins.
Le voyageur anxieux.
Contraint de calmer l'angoisse. Comme un enfant.
Dominé par les tendresses vieilles des paysages infinis.
Langage non transcrit de l'eau régulière.
Enfin la Régularité.
Voix venue d'ailleurs. Clapos d'une seule note. Vague rassurante. Gamme unique des insectes. Mélopée courte des batraciens. Boléro. Jusqu'aux larmes. Jusqu'à la douleur. La douleur rouge des joies inespérées. »

L'écoute silencieuse donc, respectueuse, pas un mot, pas un mot autre que le mot-fleur de peau, là où règne la couleur, dense, suffocante parfois, rougissant la douleur au comble de la joie.

Se soumettre ensuite.

« Par le Continent-Élément. Le Continent-Paysage. Le Paysage-Force.
Supériorité non-discutée. Non détruite. Plus de discussion.
Plus de destruction.
Force reconnue.
Soumission et Paix.
Quelque chose de plus fort. Une seule ouverture à l'horizon de l'esprit. La brèche par laquelle s'aperçoit une Force.
Inébranlable.
Enfin le Repos.
Inutile d'aller plus loin. De chercher davantage.
Plus de lutte.
Faire au mieux face à la Force.
Se résigner à l'infériorité. »

Or cette soumission qui honore et compose n'a jamais connu la terreur d'un dieu. L'infériorité des kanaks (puisque nous sommes en Nouvelle Calédonie) est rapport à l'élément, non à d'autres hommes s'estimant supérieurs par la Religion, la Technique ou la Civilisation. Quand les blancs débarquent, ils doivent en rabattre devant cette Force. L'ignorer, y poursuivre la petite vie de leurs petits drames, c'est au risque d'en mourir, emportés ou suicidés. Ils ont débarqué pourtant depuis longtemps - James Cook en 1843, première mission catholique pour évangéliser l'île, puis appropriation sous Napoléon III. Mais en 1946, date de ce voyage, l'Élément explose encore en pleine figure du Blanc dont le masque se fissure sous le choc.

Le « roman » mêle d'ailleurs ces minuscules dramatiques blanches, anecdotes dérisoires et non seulement ridicules mais mortelles, au grand poème de la magnificence. La supériorité de l'Élément-Paysage-Force ne se capture pas, même sous l'œil malin de la caméra. Le personnage cinéaste, sur la ligne contrapunctique de la fiction, finit mal, pas même sous la menace d'indigènes réfractaires, non, ceux-ci restent indifférents, mais dans les piètres turbulences de son couple, gravement déboussolé.

Se soustraire enfin.

« Et l'Occident disparaît totalement des esprits. Totalement.
Dans la brousse humide et chaude.
La leur.
Elle est à eux. Les Blancs n'ont rien à faire ici.
Personne.
Ils sont chez eux.
La nuit.
Au long des pistes.
Où les étrangers ne s'aventurent pas.
Ils possèdent, encore un espace bien gardé.
Tout contre le paysage. Au cœur du paysage. Au coeur du vert du bleu du violet. »

Les Blancs n'ont rien à faire ici. Mais où donc ont-ils à faire ? Chez eux ? C'est justement de chez eux que la voyageuse, blanche, est partie, d'elle-même sans grande intention peut-être, bien qu'animée d'une pulsion sourde : ce chez soi-là est insupportable. C'est sur ce continent lointain de « l'Étrange » qu'elle a éprouvé comme jamais l'oubli salutaire, nécessaire, radical d'un chez soi maudit, de l'Occident (et d'abord lors de la traversée du bateau, comme sas et préalable presque initiatique). L'oubli de soi pour un impropre plus intense que tout propre.

Et pourtant. L'anecdote, dans la petite vie, raconte que lors de ce voyage Hélène Bessette accompagnait son mari pasteur, missionnaire protestant, celui-ci décidé à poursuivre l'évangélisation du peuple kanak. C'était entre 1946 et 1949. Sa vie d'épouse était donc loin de lui faire épouser intimement la mission de son mari. Un abîme les sépare. Le roman, La Grande balade, s'écrit entre 1950 et 1960, soit entre 10 et 15 ans plus tard.

« Sous l'empire du Souvenir.
Comme un parfum dense étouffant.
J'écris ces pages.
Bouleversement interne.
Le fond revient en surface.
Mouvement de l'âme vivante tourmentée qui se retourne.
Change de côté. Dans le sommeil douloureux. Ce qui était au fond enfoui revient réapparaît. Monte à la tête. Folie.
Hypnose.
Entraîne dans un rêve. Pour un temps. Opium. Dix ans. Quinze ans de vie supprimés. D'un trait.
Des villes d'Occident grises nauséabondes. Supprimées brusquement.
Et cet ardent parfum du souvenir.
Chaud. Vivant. Frais. Comme s'il était d'hier. D'un ardent paysage. D'une terre ardente. D'un bonheur certain.
Réapparu sur le miroir de la mémoire.
Un enchantement imaginaire.
En réponse à l'enchantement réel.
Une lumière intérieure.
En réponse à tant de lumière extérieure.
Abattue anéantie par la force la précision la douleur de la trop grande mémoire.
La mémoire-force d'un paysage-force.
Dessiné sur l'envers de la peau. Empreinte gravée. Toujours aussi brillante aussi sensible aussi éloquente.
Voyageuse maintenant égarée au royaume des ombres.
Chargée du souvenir des paysages inoubliables. Jour par jour. Nuit par nuit. Dans les songes. Douceur de Hienghène.
Des galeries de bois fraîches retrouvées.
Des plages de sable fin. Non foulées.
Contre faux. Contre calcul. Contre fabrication. Contre volonté. Contre mensonge. Contre laideur.
Visage au repos loin du lourd visage simiesque de l'Occident frauduleux âpre acharné. »

Bien que revenue donc, un jour, en Occident, en France, dans un lieu-dit Le Mans, l'écart absolu entre les deux mondes ne s'est jamais résorbé. Un écart préservé par l'impossible oubli, en même temps que le refus de tout penchant colonial, de tout désir d'appropriation, de « Lebensraum » et d'un retour à la Nature, romantique et idéalisé mais sur fond de conquête et de spoliation. Voilà, au passage, comment Jonathan Glazer fait mouche avec son film « La zone d'intérêt ». Puisque d'une part en Pologne des villages entiers furent évacués au printemps 1941, après l'ordre donné par Himmler de créer un gigantesque domaine agricole appelé Interessengebiet – au voisinage immédiat du camp d'Auschwitz, pour y installer les familles des SS. D'autre part le projet sioniste en Palestine intégra dès l'origine comme une valeur forte le retour à la terre garant d'une renaissance : « Cette renaissance est basée, entre autres, sur une association signifiante entre la terre, le paysage, la nature et la résurgence de la nation ainsi que sur la notion de pionnier conçue comme un ensemble de dispositions envers le paysage. La nature, travaillée pour qu'elle corresponde à l'idéologie sioniste, est donc un paramètre clé de la construction de l'identité » (Christine Pirinoli, https://journals.openedition.org/etudesrurales/8132). Ce à l'appui d'une expropriation que le gouvernement israélien n'a cessé de poursuivre, annonçant encore, le vendredi 22 mars 2024, la saisie de 800 hectares de terres dans la vallée du Jourdain, en Cisjordanie occupée. « Occident frauduleux âpre acharné ».

Chez Hélène Bessette, malgré la pleine attirance pour ce plein monde de l'ailleurs, « les Blancs n'ont rien à faire ici ». Peut-on faire oublier aux Occidentaux leur Occident conquérant ? Vain espoir, nulle intention en vérité, Hélène Bessette n'est pas missionnaire. Elle continuera toutefois, dans son écriture, à enfoncer le clou, à creuser l'écart, l'irréconciliable. L'autre douleur : comment vivre avec l'irréconciliable ? Car l'écriture tient en effet les deux rives en présence l'une de l'autre, et ne tient qu'à cela, au risque d'être engloutie par l'océan qui les sépare, alors que la séparation était le mouvement nécessaire au re-commencement, à ce fond plus profond peut-être que le fond du souvenir, qui revient à la surface.

A-t-on besoin de dire que cette île du lointain densément peuplée de couleurs et de sensations fortes, d'humains et de non-humains, qui fait un trou dans la Seconde nature de l'Occident, n'a absolument rien de l'exotisme, ni du mythe du bon sauvage, ni de l'imaginaire des récits de voyage fondant une insularité bétonnée, singularité purifiée de toute souillure de l'étranger appartenant à une autre île, ni même, bien que ce ne fut pas une île déserte, de cette « terre sans peuple pour un peuple sans terre ».

Hélène Bessette aura emporté avec elle un « enchantement imaginaire, en réponse à l'enchantement réel », qui fait place, au côté de la ferveur ressentie pour ce dehors absolu, à une blessure que le refus de la colonialité constitutive de « son » monde européen, de sa hiérarchie de classe (la chose Ida) et de race, de son consumérisme (La tour), empêcha de se refermer. Ce qui fait la beauté de son chant, et l'écriture au scalpel de son regard implacable, l'un et l'autre façonnant, bon gré mal gré, la forme d'un exil intérieur, y compris dans le monde littéraire de son temps qui, après un début remarqué, finit par l'ignorer. Ce qui semble l'avoir menée au bord de la folie.

Patrick Condé

23.04.2024 à 13:25

Quand la BRI et l'antiterrorisme s'intéressent à l'écologie

dev

Retour d'expérience après 60 heures de garde à vue

- 22 avril / , ,
Texte intégral (1825 mots)

Le 10 décembre 2023, dans le cadre des journées d'action contre le béton une centaine de personnes menait une action sur le site de l'usine Lafarge de Val-de-Reuil. Après leur passage, des tags et quelques actes de désarmement sont constatés sur les lieux. Quelques heures plus tard, la presse locale rapporte que le procureur d'Evreux a décidé de saisir la Sous-Direction Anti-Terroriste (SDAT). Le prétexte et la justification légale sont tous trouvés : un vigile présent sur place aurait été sequestré par les activistes (il s'avèrera après enquête, que de la mousse expansive a été étalée sur la porte de sa guérite et qu'il était parfaitement libre d'en sortir).

Lundi 8 avril, comme nous le rapportions dans cet article, c'est donc la SDAT qui est venue interpeller à l'aube 17 personnes soupçonnées d'avoir participé à cette action devenue entre-temps une association de malfaiteurs. Après des perquisitions et des arrestations plus ou moins violentes, plus ou moins ratées (la BRI s'est trompée à deux reprises de porte à enfoncer), plus ou moins humiliantes, neuf personnes sont emmenées au commissariat local (Rouen ou Évreux) et les huit autres au siège de la SDAT de Levallois-Perret. Au bout d'une soixantaine d'heures de garde à vue, huit personnes sont libérées sans aucune poursuite, neuf autres seront déférées après 75 heures de privation de liberté. Ces dernières passeront en procès devant le tribunal d'Evreux le 27 juin prochain. Nous publions ici le témoignage de l'une des personnes mise en garde à vue puis relâchée dans la nature, elle raconte les différences de traitements d'un commissariat puant de province aux cellules aseptisées de la SDAT, les menaces et les petites favers, les violences et les accès de politesse hypocrites.

Tu as lu des témoignages, tu as imaginé à quoi ça ressemblait et puis, voilà, tu y es. Le quatrième sous-sol de la DGSI est conforme à ce que tu avais imaginé. C'est comme voir la tour de Pise pour la première fois : ben en fait tu l'avais déjà vue.

Tu n'en vois qu'un couloir avec une série de cellules à droite (portes vitrées, stores vénitiens baissés, passe-plat à 50 cm du sol) et d'autres portes à gauche (fouille, salle d'entretien avec les avocats, poste de contrôle). Ce n'est pas crade et ça ne pue pas. C'est conforme. Les murs de la cellule sont couleur hôpital clair, 8 m2, néon aveuglant, un chiotte derrière un muret, un lavabo qui en fout partout, une couverture propre sur un matelas lavable sur un banc en béton. Les flics – que ce soit les OPJ ou les uniformes, les tu-ne-sais-même-pas-comment-ils-s'appellent, les matons – te disent que c'est propre, très propre, que tu pourras prendre une douche ce soir. Et ils veulent que tu sois contente. Ils ne te laisseront pas attendre une serviette hygiénique plus de quatre secondes parce que, voilà, pour le respect de ta dignité. Ils sont fiers de leurs cellules sans flaque de pisse et de te fournir de la dignité comme ça. Tu penses : « Ils sont fiers de ne pas être des flics de base dans un petit commissariat de province ».

Les BRI qui t'ont interpelée étaient excités et cherchaient des prétextes pour te gueuler dessus : classiques, conformes. Tu es arrivée dans les locaux de la SDAT avec un bandeau sur les yeux : conforme. Le néant que renferme ta cellule est conforme, tel qu'il doit être : il ne s'y passe rien, les bruits extérieurs sont étouffés, tes bruits à toi amplifiés – ton souffle, l'ongle qui se casse entre tes dents, les frôlements des jambes de ton pantalon quand tu marches – envahissants. Le temps est le chewing-gum auquel tu t'attendais. Il s'étire à l'infini, il t'échappe, il te colle et t'obsède. Tu t'endors, tu t'ennuies, tu angoisses, tu guettes les bruits, tu entends la VMC, tu deviens la VMC, tu zieutes dans les interstices, tu fais du gainage, tu lis les étiquettes de tes vêtements, tu somnoles, tu chantonnes, tu te répètes les questions des auditions : tu deviens conforme.

Tout est conforme et tout est neutre. Dès que ça cesse d'être neutre, ça devient laid. Ta cellule ne sent rien, sauf à midi quand elle sent le riz aux légumes immondes. Rien ne se passe pendant une éternité puis une policière en uniforme entre dans ta cellule pour te palper les bras, les seins, le ventre, les fesses, les jambes. Quand elle a fini, elle dit merci.

La seule chose qui est belle, c'est quand la solitude est repoussée : voir ton avocate, entendre tes codétenus, rêver de tes amis, imaginer ta sortie.

Les OPJ sont conformes, on se croirait dans une brochure sur la police. Ils te font des moves de good cop, des moves de bad cop, des coups de pression bizarres et des petites faveurs, des pièges étranges. Ils laissent échapper un nom, une réf, il y a du off qui n'est peut-être pas off. Comme on peut s'y attendre. Ils voudraient que tu les trouves sympas, que tu dises : « Waouh mais qu'est-ce que c'est propre, et putain ce que vous êtes sympas ! » Tu sens que ça aussi c'est conforme. Comme si en reprenant le modèle relationnel du collègue de travail ou du voisin de comptoir ils pourraient te faire oublier qu'ils t'ont sortie du lit, menottée et enfermée là, qu'ils ont épluché tes relevés bancaire et téléphonique, lu ton journal intime, fouillé ta chambre, retourné ta bibliothèque, volé ta brosse à cheveux pour faire des recherches ADN afin, idéalement, de te faire condamner pour le grand n'importe quoi qu'ils te reprochent.

Il te faut du temps avant de cerner ce grand n'importe quoi. Dans les auditions au cours desquelles tu gardes le silence, on te demande si tu as participé à cette action mais surtout si tu fais partie d'une association qui a un rapport lointain avec quelqu'un qui a un rapport avec quelqu'un qui a un rapport avec autre chose. Sur les réseaux sociaux, cette association est suivie par Unetelle qui est une figure publique des Soulèvements de la terre. Comment l'expliquez-vous ? Tu gardes le silence. Il te semble qu'ils meublent en attendant le résultat de l'analyse ADN : Telle vidéo est intitulée La Forêt de Bord se soulève. Son titre ne vous rappelle-t-il pas les Soulèvements de la terre ?

A un moment, tu réalises qu'en plus d'être conforme à sa réputation, la SDAT est conforme à autre chose. Elle s'admire dans le miroir de son propre petit mythe (un service de haut vol, des moyens impressionnants et des cellules bien propres) mais elle ne peut pas s'empêcher de ressembler à un commissariat normal. On est dans un bâtiment classé secret défense mais ça fuit au plafond. Au milieu de toute cette dignité qu'on t'apporte sur un plateau, un policier impertinent trouve pertinent de te demander, pendant qu'il te menotte, si tu en as déjà mis, des menottes, « pour t'amuser ». Pendant les auditions, des questions franchement stupides se succèdent, comiques à force de logique policière (Combien a coûté cette action et qui l'a financée ?) ; c'est la même chose que dans tous les récits de garde à vue que tu as lus et entendus, la même façon d'échouer lamentablement à comprendre ce qu'ils ont scruté avec tant d'attention, la même incapacité à sonder l'épaisseur des agencements humains (Que pouvez-vous nous dire sur les désaccords au sein du mouvement écologiste entre les groupes qui prônent les actions directes et les autres ?) Dans les coins de ta cellule si propre, tu repères des poils de cul et des grains de boulghour séchés et tu sais que ce ne sont pas les tiens. Bref, ça sent le comico de base.

D'ailleurs, bien que tu sois emprisonnée dans le bunker de l'antiterrorisme, avec les enquêteurs et la mythologie qui vont avec, tu n'es pas là pour une affaire de terrorisme. Tu es au régime normal, arrêtée sous les ordres du procureur d'Evreux (un proc de province, super méga normal et donc évidemment un peu présomptueux sur ses propres résultats).

Et pour finir, comme dans le plus normal des comicos normaux, toi et 7 de tes co-interpelés sortez sans rien, classement sans suite, le dossier était vide depuis le début. Pour presque la moitié d'entre vous, c'est fini et comme le procureur n'a rien pour vous poursuivre, on retiendra que ça va, que ce n'était rien. Les guerriers hystériques qui fracassent des portes, les 16 autres arrestations, le quotidien qui s'interrompt, l'employeur à qui il te faudra expliquer, l'enfermement, la torture soft, les questions pathétiques, le vol de ton ADN et de ton téléphone : pour rien. C'était juste un coup de pression, un coup de bluff et de privation sensorielle. Un dossier monté un peu au pif pour faire chier une poignée de personnes, faire peur dans les milieux qui s'organisent et envoyer un signal politique à ceux qui seraient tentés de les rejoindre dans les actions. C'était gratos. Ou plutôt, c'était la com à gros budget que le procureur et le ministère de l'Intérieur se sont payée sur votre dos.

Heureusement, ce qui était beau dans le bunker prend toute la place à ta sortie : tes amis (des héros), ton avocate (indestructible), tes proches et tous ceux qui te témoignent que vous appartenez au même camp (merci), et les autres interpelés que tu ne connaissais pas, qui ont l'air méga cool et avec qui il y a tant de choses à faire.

Les neuf personnes déférées sont convoquées au tribunal d'Evreux le 27 juin prochain pour séquestration, association de malfaiteurs et dégradations. Soutenons-les totalement et de toutes les manières possibles.

23.04.2024 à 12:19

Lettre à Rima Hassan : l'autre sionisme

dev

« Elle inaugure ainsi la sortie de l'ère des nationalismes. »
Olivier Tonneau

- 22 avril / ,
Texte intégral (5084 mots)

Rima Hassan concentrera toutes les attaques dans les semaines qui viennent. Alors que la conscience de l'abomination en cours à Gaza s'étend chaque jour, je crois pour ma part qu'elle offre à Israël, avec une grande générosité, sa dernière chance.

Rima Hassan est née dans un camp de réfugiés, de parents expulsés de Palestine en 1948. Disons-le tout net : d'une telle personne, Israël n'a droit de rien exiger. Rien ne peut mitiger la justesse de sa lutte contre la violence qui lui fut faite, et c'est à Israël seul de réparer ses torts. Pour beaucoup, l'idée même qu'Israël puisse le faire n'a pas de sens : Israël ne serait qu'un Etat colonial comme un autre, criminel par essence, dont l'existence même serait incompatible avec la justice. On mesure alors la générosité des paroles de Rima Hissan, récemment interviewée par Regards. Au journaliste qui lui demande si elle se pose « la question de l'existence de l'Etat d'Israël, elle répond « Non » :

« Je n'en veux à personne d'avoir pensé la création d'un foyer national Juif en Palestine mandataire, j'en veux à tous ceux qui ont pensé ce destin au détriment du peuple palestinien. Je ne peux pas arrêter d'être critique à l'égard de la façon dont l'Etat d'Israël a été créé, à la fois sur le plan de la doctrine en elle-même, comment on a théorisé tout un pan du sionisme politique que Théodore Herzl définissait lui-même comme étant un projet colonial, ensuite pour ce qui s'est passé sur le terrain, à savoir la Nakba ; c'est-à-dire que la création de l'Etat d'Israël, c'est la Nakba aussi, c'est 800 000 Palestiniens chassés de leur terre et c'est la destruction de plus de 532 villages qui sont complètement rasés. La question n'est pas de remettre en question la nécessité d'avoir un foyer national Juif, qui plus est, historiquement, en Palestine mandataire, puisqu'il n'y a pas à contester le lien de ces terres avec la communauté juive, c'est plutôt le fait que ce destin a été pensé au détriment du peuple palestinien, et qu'il est encore pensé, défendu, au détriment du peuple palestinien. »

Rima Hassan n'hésite pas à le dire : Israël est, depuis 1948, un Etat d'apartheid, et se rend coupable en ce moment même de génocide à Gaza. Et pourtant elle ne remet pas en question la nécessité d'un foyer national Juif en Palestine, mais seulement le fait que ce foyer ait été fondé au détriment du peuple palestinien. C'est une parole qui m'a stupéfait et ravi ; c'est la parole que j'attendais et n'osais plus, alors que l'Etat d'Israël montre le plus horrible des visages, espérer.

La généreuse audace de Rima Hassan consiste en ce qu'elle ne se contente pas d'aspirer à un seul Etat dont tous les habitants seraient égaux en droit. En distinguant la nécessité du foyer national Juif du sionisme politique et colonial de Herzl, elle ouvre un espace de pensée : elle permet de penser la légitimité de la présence juive en d'autres termes. C'est en cela qu'elle offre à Israël sa dernière chance de sauver son âme. Alors que le "sionisme politique” sombre dans l'horreur, je voudrais saisir cette chance en puisant aux sources d'un autre sionisme, le sionisme culturel.

1. Histoire du sionisme culturel

Le sionisme politique est né en réaction à l'antisémitisme moderne. Theodor Herzl, Juif totalement acculturé, entend la foule crier « Mort aux Juifs » à Paris pendant l'affaire Dreyfus et comprend que l'antisémitisme ne disparaîtra pas progressivement avec l'intégration des Juifs dans la société bourgeoise. Si l'antisémitisme chrétien reprochait aux Juifs leur fidélité à leur religion, sa forme moderne refuse au contraire leur intégration : Le Juif n'est plus le déicide mais le financier manipulateur coupable de la misère des masses ou, inversement, le bolchevik déterminé à renverser l'ordre social. Pour Herzl, la conclusion s'impose : les Juifs doivent quitter les sociétés qui les rejettent et vivre sur leur propre terre. Convaincu de la nécessité d'un Etat des Juifs, il se moque bien de la Palestine et pense à l'Argentine, à l'Ouganda, voire aux Etats-Unis d'Amérique.

L'origine du sionisme culturel est tout autre. Il s'enracine dans la critique de la modernité qui s'exprime chez Baudelaire, Nietzsche, et plus tard chez Walter Benjamin et Franz Kafka. L'échec du Printemps des peuples de 1848 semble marquer l'épuisement de la dynamique émancipatrice initiée par la Révolution française : le républicanisme des Lumières n'ayant pas su arrêter le rouleau compresseur de la société capitaliste et bourgeoise, on veut lui opposer des ressources spirituelles puisées dans l'histoire, les traditions, les religions des peuples. Or Martin Buber, le plus prestigieux des sionistes culturels, constate que les Juifs sont dans une situation particulière. Leur dispersion les condamne à se perdre de deux façons opposées : soit ils se figent en petites communautés conservatrices sous l'autorité des rabbins, soit ils se dissolvent dans la société bourgeoise. Pour restaurer un rapport vivant à la culture juive, il faut donc créer un foyer spirituel dans lequel un grand nombre de Juifs convergeraient. Ce foyer ne peut être que la Palestine, objet des prières du peuple Juif depuis deux millénaires. Nul chauvinisme dans ce projet car les sionistes culturels pensent que tous les peuples possèdent des ressources propres dont ils ne peuvent se priver sans s'étioler. Ainsi Martin Buber se passionne-t-il pour le Bouddhisme, le Confucianisme et l'Islam.

Les objectifs du sionisme culturel sont très différents de ceux du sionisme politique, avec lequel il bataille âprement. Les premiers veulent renouveler le judaïsme ; les seconds veulent sauver les Juifs. Les premiers veulent fonder en Palestine un foyer culturel ; les seconds veulent un Etat moderne. Tandis que le sionisme politique est un nationalisme, le sionisme culturel est beaucoup plus compatible avec doctrines anarchistes et socialistes. C'est ce que comprend Martin Buber, brièvement gagné par la fièvre belliciste de 1914, sous l'influence de l'anarchiste Gustav Landauer, qui deviendra son mentor et ami jusqu'à son assassinat en 1918, durant la révolution avortée de Bavière. Sous l'influence de Landauer, Buber interprète l'histoire et la pensée juives comme fondamentalement opposées à la domination par l'Etat et à la guerre entre les peuples.

Une autre figure du sionisme culturel, Judah Magnes, se rallie au socialisme durant la première guerre. Ce jeune rabbin américain a d'abord envisagé le peuple Juif comme une totalité transcendant les clivages de classe. Ces clivages sont pourtant profonds dans la communauté juive américaine, et recoupent des clivages culturels : les Juifs bourgeois, généralement réformés, méprisent les Juifs prolétaires nouvellement arrivés d'Europe de l'Est chez qui domine l'orthodoxie. Les premiers efforts de Magnes visent à convaincre les bourgeois d'assumer la direction de la communauté juive dans son ensemble. Mais lorsque la guerre advient, Juifs bourgeois et orthodoxes ont des réactions opposées : les bourgeois, soucieux de donner des gages de leur intégration, expriment un patriotisme exacerbé tandis que les prolétaires orthodoxes sont pacifistes. Pour Magnes, pacifiste convaincu lui-même, l'attitude des prolétaires est l'expression authentique de l' « esprit Juif » que les bourgeois trahissent.

« La ‘mission' spirituelle des Juifs auprès des nations, telle qu'elle a été formulée par les érudits et les enseignants juifs réformés du début du 19e siècle, est une doctrine révolutionnaire : Israël, le peuple international, conserve son identité afin d'aider le monde à réaliser la justice et la paix. (…) Quelle dérision de la ‘mission' qu'en temps de crise, en temps de guerre et de mort, ses prédicateurs se taisent ou deviennent les grands prêtres du culte patriotique ! Quel sentiment de désespoir face à l'avenir, s'il n'y avait pas eu de Juifs pour donner une voix aux impératifs de l'esprit juif ! »

Ainsi se fait l'articulation entre judaïsme et socialisme. Pour Magnes comme pour Buber, le sionisme ne peut avoir pour finalité de faire des Juifs un peuple nationaliste et belliciste comme les autres, mais au contraire de préserver leur capacité particulière à contribuer aux luttes pour la paix, la justice et la liberté. Dans un texte qui n'a rien perdu de sa pertinence, Magnes distingue trois relations entre le « national » et « l'universel ». On peut lutter pour l'universel (c'est-à-dire le socialisme) en rejetant, comme Trotski, tout lien à son peuple d'origine ou, au contraire, en cultivant pleinement ses ressources culturelles ; mais les Juifs intégrés liquident spirituellement le judaïsme en embrassant l'universalisme factice des impérialistes. C'est particulièrement vrai des sionistes politiques dont le projet nationaliste est calqué sur celui des Etats européens.

L'idée que Magnes et Buber se font du peuple Juif détermine leur engagement politique tout au long du processus menant à la proclamation de l'Etat d'Israël en 1948. A chaque étape, ils s'opposent aux sionistes politiques. Dès 1915, ces derniers, anticipant l'effondrement de l'Empire Ottoman et le passage de la Palestine sous mandat britannique, tentent de rallier les Anglais à leur projet. Magnes affirme au contraire que « le sionisme doit signifier (…) la construction d'un centre culturel juif en Palestine grâce à la force culturelle intérieure du peuple juif libre en Palestine, une province ottomane, » objectif qui ne peut être atteint que par « le développement organique de la vie juive en Palestine ».

Ce développement organique est le contraire de la suprématie obtenue par la guerre. Magnes veut croire que « l'air de la Palestine rend sage » et que « les valeurs culturelles juives, la religion juive, la conception juive de la vie, connaîtront en Terre Sainte une croissance naturelle qui pourra fructifier la vie juive dans le monde entier. » Si cela n'advient pas, il conclura que « notre foi dans les pouvoirs créatifs du peuple juif nous aura déçus. Le peuple juif aura alors montré que les centaines d'années d'errance et de persécution l'ont privé de son esprit créatif. » On comprend que la Déclaration Balfour, triomphe des sionistes politiques, est un désastre pour Magnes. Il s'en explique à un ami :

« L'état actuel du monde, la domination de l'impérialisme économique, la situation précaire des Juifs d'Europe centrale et orientale, les problèmes déconcertants des mondes oriental et mahométan - tout cela me fait craindre que le mandat n'ait aucune réalité, que la Palestine et les Juifs soient une sorte de jouet entre les mains de forces obscures et sans scrupules, et il est plutôt pathétique de voir les Juifs - ces grands souffrants et pleureurs depuis des siècles - se réjouir et parader devant le cadeau de la Conférence de San Remo. Un télégramme de félicitations en provenance de Jérusalem était daté : ‘La première année de la Rédemption'. (…) S'agit-il vraiment de la délivrance de l'exil pour laquelle les Juifs ont prié et lutté au cours des siècles passés ? Est-ce ainsi que vient la Délivrance ? »

Pour Judah Magnes, le sionisme politique est un leurre car « l'exil d'un peuple ne se termine pas par un fiat politique et la rédemption ne commence pas par un favoritisme politique. Seul le peuple exilé lui-même peut mettre fin à son exil par sa liberté intérieure et sa volonté inexorable, et c'est seulement par son dur labeur quotidien et sa foi inébranlable qu'un peuple peut être racheté. » Par la suite, Magnes lutte pied à pied contre le chef de file du sionisme politique, Chaïm Weizmann, qui souhaite arrimer l'Etat Juif au monde occidental. Magnes soutient au contraire les aspirations du nationalisme Arabe et préconise la formation d'une fédération Arabe comprenant la Syrie, la Jordanie, le Liban et la Palestine. Un moment révélateur de leur affrontement est l'inauguration de l'Université Hébraïque de Jérusalem en 1925, dont Magnes fut l'un des fondateurs et le premier directeur.

L'Université devait être la quintessence du sionisme tel que le comprenait Magnes : un lieu d'études et de savoir ouvert sur le monde, à commencer bien sûr par le monde Arabe. D'emblée, l'université fut cependant convoitée par l'Organisation Sioniste qui voulut nommer Weizmann parmi ses directeurs. Magnes refusa absolument cette mise sous tutelle, mais il ne put empêcher l'Organisation Sioniste d'inviter Lord Balfour à l'inauguration de l'institution. Tout le sens de l'événement était perverti. Lord Balfour, allié des sionistes politiques, incarnait la domination impériale, dont l'université devenait une extension. Balfour était haï des Arabes et l'inauguration, qui aurait dû être un moment d'ouverture à l'autre, se fit sous la protection des baïonnettes. Magnes, au désespoir, compris qu'il faudrait des décennies pour réparer le mal.

La Déclaration Balfour fit naître les tensions entre Juifs et Arabes. En 1929, ces derniers se soulèvent contre l'occupant britannique et l'immigration sioniste. Pour l'aile politique du mouvement, la révolte est la preuve qu'il est impossible de s'entendre avec les Arabes et qu'il faut se résoudre au conflit. Judah Magnes, dans une lettre sévère adressée à Weizmann, affirme au contraire que la révolte Arabe est le produit du sionisme politique :

« Que nous l'ayons voulu consciemment ou non, nous freinons bon nombre des aspirations politiques justifiées des Arabes, au lieu de prendre l'initiative, en tant que libéraux, d'élaborer des formes et des institutions politiques qui devraient tenter d'être justes pour les deux parties. En l'état actuel des choses, nous sommes détestés et craints, peut-être même méprisés, non seulement en Palestine mais dans tout l'Orient. (…) Nous avons tout fait pour encourager les extrémistes parmi les Arabes, et rien pour encourager ou collaborer avec les modérés, qui sont nombreux. Nous semblons déterminés à user de notre influence à la cour pour freiner toutes les aspirations arabes, rendant ainsi la révolution arabe, dont les événements du mois d'août n'étaient qu'un présage, d'autant plus inévitable et, pour nous, tragique. »

Face à la révolte, le sionisme doit choisir entre « deux politiques possibles. Soit la politique logique décrite par Jabotinsky (…) qui fonde notre vie juive en Palestine sur le militarisme et l'impérialisme ; soit une politique pacifique qui considère comme tout à fait secondaires des choses telles qu'un ‘État juif', une majorité juive, ou même le ‘Foyer national juif', et comme primordial le développement d'un centre spirituel, éducatif, moral et religieux juif en Palestine. » L'opposition entre les deux politiques est totale :

« La politique impérialiste, militaire et politique est basée sur l'immigration massive de Juifs et la création (par la force si nécessaire) d'une majorité juive, peu importe à quel point cela opprime les Arabes entre-temps, ou les prive de leurs droits. Dans ce type de politique, la fin justifie toujours les moyens. La politique, par contre, de développement d'un Centre spirituel juif ne dépend pas d'une immigration massive, d'une majorité juive, d'un Etat juif, ou de la privation des Arabes (ou des Juifs) de leurs droits politiques pour une génération ou un jour ; mais au contraire, elle désire que la Palestine devienne un pays de deux nations et de trois religions, toutes ayant des droits égaux et aucune n'ayant de privilèges spéciaux ; un pays où le nationalisme n'est que la base de l'internationalisme, où la population est pacifiste et désarmée - en un mot, la Terre Sainte. »

Ainsi Magnes oppose-t-il au « sionisme militariste, impérialiste et politique » un « sionisme pacifique, international et spirituel ». Cet autre sionisme suppose une « politique de coopération » qui est « certainement plus possible et plus prometteuse que l'édification d'un foyer juif (national ou autre) fondé sur les baïonnettes et l'oppression. » Plutôt que de voir se réaliser le sionisme des baïonnettes, écrit Magnes, « je préférerais voir ce peuple éternel sans ‘foyer national', le bâton du vagabond à la main, former de nouveaux ghettos parmi les peuples du monde. » La révolte Arabe, en effet, ne met pas seulement en question la faisabilité du sionisme, mais son sens même :

« Quelle est la nature et l'essence du nationalisme juif ? Est-il semblable au nationalisme de toutes les nations ? La réponse est donnée par notre attitude à l'égard des Arabes, de sorte que la question arabe n'est pas seulement de la plus haute importance pratique ; elle est aussi la pierre de touche et l'épreuve de notre judaïsme. »

Parce que le sionisme n'a de sens que dans la coexistence pacifique avec les Arabes, Judah Magnes et Martin Buber s'opposent de toutes leurs forces au partage de la Palestine, dont ils sont convaincus qu'il provoquerait « une guerre de cent ans ». Ils défendent l'option d'un Etat plurinational, pour lequel Magnes imagine une structure bicamérale : une chambre basse, élue au suffrage universel, légiférerait sur les affaires courantes, ainsi qu'une chambre haute, où toutes les peuples (Chrétiens, Musulmans, Juifs, Druzes…) siégeraient à égalité de voix pour débattre des questions liées aux lieux saints. L'égalité des représentations dans cette deuxième chambre devait lever le risque des changements démographiques et d'abord assurer aux Musulmans que l'immigration juive ne menacerait pas leurs droits. Jusqu'au dernier moment, Magnes implore les Nations-Unies de renoncer au partage, de déclarer que la Palestine ne sera jamais Juive ni Arabe, et de mettre en place des structures binationales au sein desquelles les peuples pourraient apprendre à se gouverner ensemble.

Après la proclamation de l'Etat d'Israël, Buber et Magnes n'ont jamais cédé devant le fait accompli. Magnes meurt en 1948, après avoir violemment dénoncé les massacres de la Nakba et exigé le droit au retour des réfugiés. Buber prend à parti Ben Gourion qui regarde les intellectuels comme de doux rêveurs et croit faire preuve de réalisme ; il affirme que c'est lui, Buber, qui parle au nom d'un réalisme supérieur car la Nakba empoisonnera Israël pour des décennies. Jusqu'à sa mort, il ne faiblit jamais dans sa dénonciation des crimes de l'Etat, exigeant encore justice pour les victimes de 1956. En 1958, il revient sur la fondation de l'Etat d'Israël, qui fut déterminée par « le plus pernicieux des faux enseignements, celui qui prétend que le cours de l'histoire n'est déterminé que par la force, » et avertit :

« Celui qui veut vraiment servir l'esprit doit chercher à réparer tout ce qui a été manqué : il doit chercher à libérer à nouveau la voie bloquée vers une entente avec les peuples arabes. Aujourd'hui, il paraît absurde à beaucoup - surtout dans la situation intra-arabe actuelle - de penser à la participation d'Israël à une fédération du Proche-Orient. Demain, avec une modification de certaines situations politiques mondiales indépendantes de nous, cette possibilité pourrait se présenter dans un sens très positif. Dans la mesure où elle dépend de nous, nous devons nous y préparer. Il ne peut y avoir de paix entre Juifs et Arabes qui ne soit qu'une cessation de la guerre ; il ne peut y avoir qu'une paix de véritable coopération. Aujourd'hui, dans ces circonstances multiples et aggravées, le commandement de l'esprit est encore de préparer la coopération des peuples. »

Les événements de ces derniers mois soulignent cruellement la pertinence de cet avertissement. Est-il encore temps de l'entendre ?

2. Actualité du sionisme culturel

A quoi bon déterrer le sionisme culturel ? A quoi peuvent servir des idées marginales hier, aujourd'hui résiduelles ? Elles ont d'abord une utilité analytique, car le sionisme culturel est une composante irréductible de l'identité d'Israël ou, pour mieux dire, du paradoxe d'Israël.

Il est aujourd'hui banal de réduire Israël à un colonialisme de peuplement similaire à celui de l'Algérie. Or cette réduction masque la spécificité du projet sioniste. Les sionistes ne sont pas venus en Palestine pour en exploiter les matières premières ou pour enrichir une métropole. Au contraire : ils ont tout abandonné, se sont souvent appauvris, ont beaucoup sacrifié pour s'y installer. L'aspiration sioniste possède donc une noblesse qui la situe aux antipodes des entreprises coloniales et, si la violence de l'Etat d'Israël n'outrageait pas toutes les consciences, on pourrait même en voir la beauté. Mais le paradoxe d'Israël est justement que cette beauté est défigurée par une violence supérieure à celle de bien des entreprises coloniales, le nettoyage ethnique de 1948 préludant à une oppression continue et qui va s'aggravant. Israël est donc à la fois plus beau et plus violent qu'une colonie ordinaire.

Ce paradoxe est né de la confusion entre les sionismes culturels et politiques. En réalité, il faut admettre que les deux camps n'ont jamais été parfaitement hétérogènes. Les sionistes politiques, qui peinaient à séduire les Juifs acculturés plus attirés par l'intégration ou la révolution, cherchèrent très tôt leurs troupes parmi les masses traditionalistes d'Europe de l'Est, dont les aspirations étaient viscéralement culturelles. Elles ne s'intéressent qu'à la Palestine et perçoivent comme une trahison le projet Ougandais soumis par Herzl au congrès sioniste de 1903. Au grand dam de Herzl, Jabotinsky et même, plus tard, Albert Memmi, l'aspiration sioniste a donc toujours été tendue vers Jerusalem. Cependant elle aurait pu s'accomplir - bien plus lentement, plus modestement – selon les modalités rêvées par Judah Magnes et Martin Buber. Ce qui a donné la main aux projets politiques des sionistes, je l'ai écrit dans un texte précédent, c'est la Shoah.

C'est un autre paradoxe que la Shoah, dont Israël prétend tirer sa légitimité, ait perverti le sionisme en en précipitant l'avènement. Plusieurs processus ont lieu en même temps : d'une part, les Etats occidentaux décident d'envoyer les survivants du génocide, dont ils ne veulent pas, en Palestine. D'autre part, parmi les sionistes eux-mêmes, l'inimaginable violence du génocide nourrit le sentiment d'un droit absolu à jouir à tout prix de leur Etat. Il faut oser dire des choses qui brûlent : le malheur ne rend pas sage, la violence subie rend plus souvent féroce que compatissant. C'est un peuple abîmé, c'est-à-dire à peine sorti de l'abîme, qui prend possession de la Palestine en 1948. La Nakba, je l'ai écrit ailleurs, s'inscrit dans la même séquence historique que la Shoah : l'une ne peut être comprise sans l'autre.

Dans la conscience Israélienne, l'aspiration initiale est donc intimement mêlée à la violence fondatrice, de sorte que les Israéliens eux-mêmes ne savent plus que rarement penser le sionisme hors le colonialisme. Une minorité cherche pourtant à défaire les noeuds noués par l'Histoire en puisant aux ressources du sionisme culturel. Les Israéliens ne sont pas des pieds-noirs, ils ne partiront pas ; leur attachement à la terre de Palestine est d'une rare profondeur. La seule façon pour eux de sortir de l'engrenage infernal de la violence est de parvenir à donner un autre sens à cet attachement – de comprendre que l'égalité des droits et l'ouverture à l'autre, loin de constituer un abandon de l'aspiration sioniste, la restaure au contraire, la guérit de la perversion.

Conclusion

La logique du sionisme politique a toujours été que la nécessité d'Israël justifiait le malheur palestinien. Vladimir Jabotinsky, qui n'avait pas coutume d'avancer masqué, le déclarait tout net à la Commission Peel, alors que les nazis venaient d'arriver au pouvoir en Allemagne :

“J'éprouve les sentiments les plus profonds pour le cas arabe, dans la mesure où ce cas n'est pas exagéré. (...) Ainsi, lorsque nous entendons la revendication arabe confrontée à la revendication juive, je comprends parfaitement que toute minorité préfère être majoritaire : il est tout à fait compréhensible que les Arabes de Palestine préfèrent que la Palestine soit l'État arabe n° 4, n° 5 ou n° 6, mais lorsque la revendication arabe est confrontée à notre demande juive d'être sauvés, c'est comme la revendication de l'appétit par rapport à la revendication de la famine.”

Pendant des décennies, les Israéliens ont pensé qu'un jour, les Etats Arabes se résoudraient à l'existence d'Israël, absorberaient les réfugiés Palestiniens et que ceux-ci finiraient par s'enraciner où ils vivaient et cesseraient de penser au retour. La Nakba a eu l'effet inverse de renforcer l'identité nationale palestinienne, de sorte que loin de déboucher sur une progressive normalisation, la violence fondatrice s'est avérée être le premier pas d'un engrenage infernal que nous voyons aujourd'hui culminer dans l'horreur génocidaire. Israël est aujourd'hui arrivé au bout de la logique initiée en 1948.

Quand bien même cesserait le feu à Gaza, le retour au statu-quo ne suffirait plus à atténuer l'infamie du massacre accompli. De cette horreur, Israël ne reviendra jamais sans une remise en question allant jusqu'en ses fondements. Cette remise en question serait pour elle, et pour le peuple Juif, une entreprise merveilleuse. Si la Shoah a précipité la création d'Israël, qui ne voit en effet aujourd'hui que le peuple Israélien, loin d'avoir surmonté la violence de ses origines, est aujourd'hui collé au trauma ? Qui n'entend, dans les discours justificatifs israéliens, la tentative désespérée de raviver ce trauma chez tous les Juifs, excitant le sentiment d'étrangeté, la menace de l'extermination ? Quel bonheur peut-on trouver à se vivre ainsi, condamné à la peur et au crime ? La situation est évidemment aggravée par les haines suscitées par les violences accumulées, de sorte que la tentation est forte, en Israël, de dire comme MacBeth :

“Je me suis avancé si loin dans le sang que, même si je décidais de n'y plus patauger, retourner serait aussi pénible que poursuivre. J'ai d'étranges choses en tête que ma main veut exécuter ; Elles doivent être faites avant d'être scrutées.”

Il faut pourtant résister à cette tentation. C'est à quoi aide la parole si généreuse de Rima Hassan, car elle ouvre l'espace où puisse simultanément se dire l'attachement à la Palestine, le renoncement à la domination, et la contrition pour une violence surgie de l'un des pires crimes de l'histoire. Rima Hassan affirme que les Palestiniens ont droit à la liberté, les Israéliens à la sécurité. Je crois pour ma part que la libération des Palestiniens constituerait un pas fondamental vers la libération des Israéliens eux-mêmes.

Le conflit Israélo-Palestinien a pris depuis longtemps un tournant ethniciste marqué. On sait que la première ministre Golda Mair déclarait dès 1969 que “les palestiniens n'ont jamais existé”, par quoi elle entendait qu'ils n'étaient que des Arabes et ne formaient pas un peuple. La même année, l'Organisation de Libération Palestinienne (OLP) écrivait dans sa Charte nationale, au nom du “peuple palestinien”, que “les juifs ne constituent pas un peuple avec une personnalité propre. Ils sont bien plutôt les citoyens des Etats auxquels ils appartiennent”. La beauté de la parole de Rima Hassan est qu'elle interrompt ce jeu du double déni et permet ainsi le face-à-face entre deux peuples. Elle inaugure ainsi la sortie de l'ère des nationalismes. Le nationalisme n'a pas seulement été une doctrine occidentale, il a également été la forme de tous les mouvements de libération nationale, parmi lesquels Albert Memmi comptait le sionisme lui-même. Cette doctrine ne pouvait convenir à la Palestine : si le conflit qui la déchire pouvait se résoudre par son dépassement, l'événement diffuserait une lumière précieuse : non seulement la fin de l'insoutenable martyr du peuple Palestinien, mais également l'ouverture d'une époque où la personnalité des peuples ne coïnciderait plus avec la souveraineté. Rien ne laisse augurer, certes, la venue d'un tel événement. Cependant s'il est vrai que toute lutte a besoin, au-delà des combats urgents, d'une ligne de fuite, cet événement est le mien et je remercie Rima Hassan de me permettre d'y rêver, peut-être, avec elle.

Références :

  • Toutes les citations de Judah Magnes sont tirées de Dissenter in Zion, Edited with an Introduction by Arthur A. Goren, Harvard University Press 1982, et traduites par moi.
  • Sur Martin Buber, voir A Land Of Two Peoples, Edited with a commentary by Paul R. Mendes-Flohr, Oxford University Press, 1983.
  • La déposition de Vladimir Jabotinsky devant la Commission Peel est accessible ici :

https://www.scribd.com/document/287215998/Jabotinsky-Testimony-to-Peel-Commission

Olivier Tonneau

23.04.2024 à 08:55

Portugal : une révolution, cinquante ans d'Etat démocratique et, au final, le retour des monstres d'hier…

dev

Texte intégral (4572 mots)

Il était une fois un petit pays isolé au sud-ouest de l'Europe avec des grandes colonies où un régime dictatorial d'inspiration fasciste, vieux de plus de cinquante ans s'était écroulé, pourri de l'intérieur, secoué par le sang versé pendant treize ans dans une guerre coloniale, vidé de sa jeunesse et de ses travailleurs fatigués ou enragés de subir, poussés à l'émigration et à l'exil. La révolution sociale n'était pas prévue dans les plans d'une minorité de soldats révoltés. Mais tout arrive dès lors que les vannes de la colère s'ouvrent. Deux ans d'agitation sociale intense s'en suivirent.

Avec l'inquiétude croissante de la bourgeoisie locale et des pays voisins, des grandes puissances de ce monde. Le retour à la « normale » se fit, non sans difficultés. Puis, l'avenir radieux de la liberté du marché s'est imposé. Le petit pays a été acheté, coupé en tranches par les seigneurs du capitalisme occidental ; on a bâti des autoroutes, ouvert des supermarchés, installé la modernité partout, couvert les côtes et les campagnes de golfs et de resorts de luxe. Le règne de la marchandise a enivré le peuple qui s'est cru libéré. Cela a duré un certain temps…Ensuite, la nouvelle pauvreté, libre s'entend, a pris la place de l'ancienne et a priée de se cacher derrière les startups, les bars branchés et les quartiers des retraités européens et américains qui ne voient rien, ou ne veulent rien voir. Le pays regorge de soleil, d'affairistes, de belles plages, de spéculateurs immobiliers et touristiques, d'êtres monstrueux qui vivent pour l'argent. La classe politique, qui se dit démocratique, dégoûte le peuple ; les affaires de corruption se succèdent et s'accumulent. Le pays est lumineux mais triste et le malaise s'installe, s'accroît. On continue à émigrer en masse et l'immigration massive remplace ceux qui partent. On fait subir aux immigrés le même sort terrible que les émigrés portugais ont subi en Europe. De temps en temps, on fait voter le peuple. Alors, les symptômes du malaise prennent forme dans le cadre du système, puis s'imposent. Cinquante ans après la révolution des œillets, une formation politique offre une échappatoire aux vieilles rancunes et frustrations, au désarroi du présent, à la confusion des esprits des perdants, des laissés pour compte. 2024 est l'année de la commémoration, officielle bien sûr, des cinquante ans de la dite démocratie. Et c'est alors qu'un parti devient la troisième force électorale, ramassis de personnages sinistres qui revendiquent le suprématisme blanc, la mission civilisatrice et chrétienne du regretté colonialisme, couvrent les actes de terrorisme perpétrés pendant la révolution contre des militants d'extrême-gauche, incitent à la haine raciale. Tout un symbole d'un échec ! La révolution de 1974 avait porté d'autres espoirs, des désirs d'une autre vie, d'une autre société, d'une vie humaine. Nous en sommes loin. Mais ce sont des valeurs qui sont toujours là, pour peu qu'on les cherche, pour le moment enfouis sous l'agitation touristique, brouillées par le bruit des affaires juteuses et l'insignifiance des parvenus et de la vie branchée. La terre de la fraternité, avec des amis à chaque coin de rue, est bien secouée par ces jours de commémorations, mais est toujours là. Il faut juste quitter Lonely Planet et le Guide du Routard et les chercher.

Une publication hebdomadaire de Berlin, Jungle World, posa quelques questions pour chercher à comprendre les dessous cette saga historique agitée et non achevée. J'ai tenté d'y apporter quelques réponses. Que l'on trouve ici, légèrement modifiées.

***
Pour toi les événements qui ont suivi les révoltes de 1974 sont aujourd'hui mal compris. Qu'est-ce que tu veux dire ?
La version qui réduit de plus en plus la révolution portugaise à ses formes politiques institutionnelles devient, chaque jour qui passe, la version la plus diffusée. On parle de la fin du régime salazariste, de l'instauration d'une démocratie parlementaire qui, avec les autoroutes et les centres commerciaux, serait assimilée à la « Liberté ». Les diverses facettes du mouvement social, commencé avec la révolte d'une minorité de l'armée, sont ignorées. Le caractère minoritaire de la révolte militaire elle-même, l'importance de la participation des soldats, la mutinerie des soldats des unités restées fidèles au régime, tout cela est passé sous silence. La révolution portugaise fut un mouvement massif de désobéissance sociale. La dynamique même de la journée du 25 avril, qui a transformé une révolte militaire dans une insurrection de rue à Lisbonne, avec la participation populaire inattendue et spontanée, est un aspect peu souligné [1]. Ce que s'est passé après le 25 avril n'était pas prévu dans les plans des militaires révoltés. Les possibles élargis furent le fruit de l'intervention populaire. De même, la deuxième intervention militaire, le 25 novembre 1975, qui a mis fin à la période révolutionnaire, signifie la fin des possibles qui étaient considérés impossibles avant le 25 avril. C'est le retour aux possibles « normaux », le retour à une société d'obéissance.

La phrase de Orwell, je crois, est bien connue : l'histoire officielle est écrite par les vainqueurs. Mais il y a une histoire des vaincus. Walter Benjamin lui donna toute son importance. Nous devons, c'est notre tâche si nous nous considérons comme des ennemis de ce monde et de son organisation barbare, nous en approprier. Notre histoire est celle des vaincus. C'est le sens de notre vie de la faire vivre.

Qu'est-ce qui rend les souvenirs omis si inconfortables pour le présent, ou leur occultation a-t-elle eu son moment historique précis ?
Les commémorations ont justement pour fonction de commémorer le retour à la normalité comme le seul dénouement possible. Les commémorations effacent la mémoire des possibles qui ont été vaincus, mais qui ont existé. Je pense que c'est cet élan, ces possibles, vaincus, qui reste vivace dans la mémoire populaire encore aujourd'hui. Ses contours sont dans la chanson de José Afonso, Grandola vila morena. Qui est, pour ainsi dire, le programme poétique de la révolution portugaise et l'affirmation de ses contenus les plus radicaux. On n'y trouvera pas une seule mention au parlementarisme ou à l'Etat démocratique, mais le désir d'une société libre, égalitaire et fraternelle. Et c'est ce contenu qui est toujours chéri par celles et ceux qui ont vécu et soutenu les événements du « Pouvoir populaire », les entreprises occupées et mises en autogestion, les terres occupées et mises en coopérative, les logements expropriés, les nouveaux quartiers construits en collectivité [2]. Qui sait aujourd'hui que, fin 1976 et selon les chiffres officiels, plus de 200 entreprises étaient encore en autogestion ? Qui parle encore de la collectivisation agraire dans la moitié sud du pays ? Qui sait que les soldats commençaient à exiger l'élection de leurs gradés ? Qui insiste dans le fait que la décolonisation fut le fruit de la pression des soldats et du peuple fatigué de la guerre ? Quand on fête le 25 avril, on ne se réfère pas à la politique, aux politiciens, au parlement, qui ont perdu, en 50 ans, tout contenu positif aux yeux du citoyen moyen. Ou, si on s'y réfère, c'est pour exprimer sa frustration en votant pour des ignobles personnages qui revendiquent le passé salazariste et colonial. Quand on dit : « 25 abril sempre ! » (« 25 avril, toujours ! »), expression devenue désormais un « Salut camarade », on ne souhaite pas l'existence d'un parlement ou des politiciens, on affirme le rejet de l'autoritarisme et le désir d'un monde nouveau. C'est notre 25 avril à nous !
Si la Révolution des œillets et les événements qui ont suivi n'ont été ni une transition 'naturelle' de la dictature fasciste à la démocratie parlementaire, ni une 'transition pacifique de rupture', qu'a-t-elle été ? La révolution des œillets était-elle une révolution (réussie) ? Si oui, dans quelle mesure ?

Prenons la question par sa fin. La révolution a été réussie pour la classe dirigeante. Qui a réussi à transformer les institutions, à régler (mal) la question coloniale, ouvrir le pays au capital international, et, surtout, à garder le pouvoir et le même système social et économique ! Le pays s'est transformé dans un centre de vacances pour les classes moyennes européennes, le peuple qui travaille a plongé dans une pauvreté différente de celle du passé, mais pauvreté quand même. Le salaire minimum est de 820 € et le coût de la vie explose. Alors « transition naturelle » ou « transition de rupture », je ne pense pas que cela puisse avoir une différence du point de vue de cette réussite. Ceci étant, peut-on parler de « transition naturelle » ? Il fallait passer par la décolonisation et ce passage ne fut pas « naturel », il fut imposé par la révolte populaire et la révolte des soldats. Et dans l'expression « transition de rupture » il y a, me semble-t-il, contradiction. La rupture fut l'intervention populaire et l'affrontement avec la classe bourgeoise, sur la question de la propriété privée avant tout. Mais cette rupture ne cherchait pas la transition, elle cherchait une autre vie, une autre société. Le possible qui paraissait impossible avant et qu'on a rendu impossible après.

Quels étaient les motifs de la désobéissance des soldats professionnels ?
Les seuls soldats professionnels étaient les officiers, ceux du MFA, et ceux fidèles au régime. Comme on le sait, à l'origine le MFA fut une organisation corporatiste de jeunes officiers de métier qui voulaient défendre leur statut face aux officiers issus du rang et promus à la va vite. Car le manque de « vocations » militaires était manifeste ! Déjà un signe de la crise du régime. Les soldats étaient tous issus du contingent et ils en avaient assez de 5 ans de service, les missions en Afrique, les copains morts ou blessés, le dégoût d'un régime corrompu et colonialiste. Il faut comprendre que beaucoup de jeunes ne découvraient la barbarie du colonialisme qu'une fois engagés dans l'armée en Afrique ! L'augmentation des désertions et des réfractaires était connue de tous, beaucoup restaient seulement parce qu'ils ne pouvaient pas partir : raisons de famille et autres… La situation sociale, la pauvreté, les bas salaires, la répression pesaient sur le quotidien. Les grèves et les manifestations se succédaient. Il y avait un malaise social général et les soldats étaient majoritairement issus des classes populaires. Le nationalisme et le patriotisme étaient des valeurs dévalorisées. Un esprit de contestation des hiérarchies et de désobéissance s'étendait parmi la jeunesse.
Quel rôle a joué le Parti communiste portugais dans l'opposition à la dictature ?
Le Parti communiste était, depuis les années 1930, la principale organisation d'opposition au régime, regroupant les militants les plus actifs et généreux. Les organisations anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, majoritaires au début du XXe siècle, avaient été détruites ; leur fonctionnement démocratique ne pouvant pas résister à la répression de l'Etat fasciste qui se mit en place après 1926. Il est clair que seule une structure verticale très rigide était en mesure de résister et de se maintenir face à la répression d'un Etat tout aussi autoritaire. Le Parti communiste, lui-même crée en 1921 par des militants anarchistes sympathisants de la révolution russe, prit la relève. Organisation clandestine très structurée, dirigée par une élite de révolutionnaires professionnels formés à l'école de la rigidité stalinienne, le parti traversa les années du fascisme et maintint une image très forte dans la population. Malgré une forte répression, il conserva, tant bien que mal, une presse clandestine et un lien entre ses militants et le peuple. Son intervention se faisait surtout sentir lors des périodes où le régime organisait un simulacre d'électoralisme, lors des manifs de rue et des grèves de plus en plus fréquentes depuis le début des années 1960. Les militants communistes étaient aussi très actifs dans les structures syndicales fascistes, dans lesquelles ils faisaient de l'entrisme… parfois avec un succès vite neutralisé par la police politique. A partir du début des années 1960, les premières dissensions apparurent au sein du Parti communiste. La constitution d'un courant pro-maoïste en dehors du parti, fut la première grande fissure. Les grèves et les mouvements étudiants de la fin des années 1960 furent en partie animés par ce nouveau courant. L'influence des idées de mai 68, critiques du communisme bureaucratique fut aussi importante, à travers les liens avec l'émigration et la grande masse des jeunes exilés en France. Mais ce fut surtout la position timorée du parti sur les actions directes contre l'Etat fasciste, souhaitées par la base, et l'opposition à la guerre coloniale qui ouvrirent une crise plus profonde. Alors que le refus de la guerre ne cessait de grandir dans la société, que les désertions et le refus d'aller dans l'armée prenaient de l'ampleur, le Parti conseillait à ses militants de rester dans l'armée, de faire de la propagande contre la guerre dans son sein, et de ne déserter que collectivement. On voit l'absurdité de telles consignes ! Surtout dès que l'on se trouvait posté dans la brousse, face à la guérilla nationaliste… Une position politique indéfendable. Au moment du 25 Avril, la popularité du Parti communiste était déjà bien entamée chez les jeunes urbains, étudiants et ouvriers. Mais son appareil restait solide et put, tout de suite après le coup militaire, prendre une place dans l'agitation sociale, dans la restructuration de l'Etat et la formation d'un syndicat unique.
La révolution des œillets a eu lieu dans le cadre d'un conflit plus large entre les blocs. Cette dimension a-t-elle réduit le projet révolutionnaire au Portugal, dans quelle mesure ?
Les circonstances historiques du 25 Avril furent celles d'une période tardive de la “guerre froide” où le rapport de forces entre le bloc du capitalisme privé occidental et le capitalisme d'État basculait en faveur du premier. Bien sûr, ce n'était pas clair sur le moment, même si on a vite senti que la bureaucratie soviétique faisait pression pour modérer les positions du Parti communiste portugais et pour peser sur la négociation concernant la fin de la colonisation. Les organisations nationalistes africaines les plus importantes étaient liées à la sphère soviétique et l'enjeu était important en Afrique aussi. Les Etats Unis se montrèrent très rapidement préoccupés par une possible déstabilisation des Etats européens. Dans l'Europe du sud, de la Grèce au Portugal, l'influence des forces communistes pro-Moscou était forte, même si avec des nuances, en Italie en particulier. L'effondrement des dictatures laissait un espace non maîtrisé pour les intérêts occidentaux et l'équilibre des forces. Très vite, l'ambassade américaine joua un rôle dans les luttes politiques au Portugal. L'Allemagne aussi. Le SPD avait des liens très forts avec le Parti socialiste portugais, qui avait été créé et financé par le SPD. Mario Soares fut un homme du SPD tout autant qu'un homme des américains.

Ce qu'il y avait de « projet révolutionnaire » dans la révolution portugaise, correspond à ce qu'on a appelé à l'époque le courant du « Pouvoir populaire », un élan d'organisations de base qui commençaient à se structurer et à poser les jalons d'une réorganisation de la production et de la société par le bas, une forme d'« autogestion ». Ce courant s'est trouvé limité aussi bien par les organisations qui représentaient la logique d'un capitalisme d'État que par celles qui défendaient une « démocratie de marché » à l'occidentale, dont le Parti socialiste était le représentant le plus combatif. Le courant du « Pouvoir populaire » échappait largement aux intérêts des deux blocs, il inquiétait les forces qui les représentaient. Au-delà du conflit entre ces deux courants, il y eut une alliance, implicite, pour bloquer sa dynamique, pour renfermer le champ du possible. Le but premier du 25 novembre fut d'étouffer le courant du « Pouvoir populaire ». Dans la négociation entre les forces politiques et les militaires, le Parti communiste obtint la garantie d'un espace dans le fonctionnement de la démocratie parlementaire et locale, municipale. A long terme, il signa sa mort lente, comme on peut le constater électoralement aujourd'hui. Le Portugal fut avalé par le grand capitalisme européen et l'espace d'action du Parti communiste, resté figé dans des positions rigides, fut submergé par l'aliénation marchande, nommée « la modernisation » de la société. Ce fut aussi la fin du monde politique du passé.

Que veux-tu dire quand tu dis que la question coloniale a été mal résolue ?
La question coloniale portugaise ne pouvait se terminer que dans les plus mauvaises conditions. C'était trop tard. Le Portugal a été le dernier pays européen à décoloniser, l'élite nationaliste était très faible et les effets d'une guerre coloniale de 13 ans étaient énormes sur les populations africaines.

Même après la révolution, la majorité des militaires putschistes étaient encore à la traîne d'une solution illusoire de néocolonialisme. Le Général Spinola en était le théoricien, si l'on peut dire… Un projet délirant, irréalisable au milieu des années 1970 !

Ce qu'il faut souligner, c'est que, devant toutes ces illusions et hésitations, c'est le pouvoir populaire, la révolte des soldats, au Portugal et en Afrique, qui ont imposé la fin de la guerre et donc, nécessairement une décolonisation à vitesse accélérée. Il s'en est suivi de terribles affrontements et la guerre civile entre les nationalistes, en Angola et au Mozambique. Avec l'intervention des puissances occidentales (l'armée de l'Afrique du Sud) et du bloc de l'Est (le corps expéditionnaire cubain). Le peuple a payé un prix fort jusqu'à aujourd'hui.

Il ne faut pas oublier que, même après le 25 avril, les militaires qui avaient pris le pouvoir d'Etat, ont voulu continuer à envoyer des troupes en Afrique. Il y eut des refus d'embarquer à Lisbonne, des mutineries. Et, en Afrique, des soldats ont posé les armes face aux nationalistes. Ils ont arrêté de se battre. Ils étaient fatigués, ils en avaient assez. Tout cela est très peu connu et passé largement sous le silence.

Quelles en étaient les raisons et quelle est l'importance de la France comme pays d'exil pour les Portugais ?
Je fais partie de la grande vague des jeunes déserteurs et réfractaires des années 1960 qui s'opposèrent à la guerre coloniale, au colonialisme et au régime [3]. Nous avons été plusieurs centaines de milliers, les chiffres exacts ne seront jamais connus car ce sont les services de l'armée portugaise qui les connaissent et ils ne les donneront jamais. Ce fut, sans doute, un des plus grands mouvements de refus d'une guerre dans l'Europe contemporaine. Pour des raisons évidentes, c'est en France que la plupart des exilés se fixaient. Il y avait un tissu d'émigration important, des réseaux, des liens, des solidarités avec les camarades français, dans une société qui sortait elle-même d'une terrible guerre coloniale en Algérie. Il y avait un besoin de main d'œuvre et on pouvait s'intégrer dans le flot de l'émigration dite économique, ne pas se faire repérer tout de suite comme « exilé politique ».

La majorité des exilés s'est rapprochés des organisations françaises qui correspondaient à celles dont ils étaient proches au Portugal. Ce fut surtout le cas des communistes, des socialistes (une poignée dans les milieux universitaires) ou encore des maoïstes, un groupe très important. Puis, avec l'augmentation des départs, de plus en plus de jeunes arrivaient sans filiation idéologique particulière et cherchaient leur voie eux-mêmes. Ce fut aussi mon cas. Après mai 68, l'importance des idées nouvelles d'un communisme non-bureaucratique et libertaire attiraient de plus en plus de monde. Moi, par exemple, je me suis trouvé dans un petit groupe qui publiait à Paris une revue qui défendait des positions marxistes luxemburgistes et anti-autoritaires. Ceux qui évoluaient hors d'un cadre politique furent « formés » en mai 68 dans le temps de quelques semaines. Ce fut passionnant. Et le lien se faisait immédiatement avec l'opposition à la société portugaise. Pour beaucoup d'entre nous, le sort du régime et de sa guerre paraissait désormais dicté par le développement de la subversion en Europe, dans le monde. Nous étions devenus internationalistes et on ne voyait plus le cas portugais comme séparé du sort du reste des sociétés européennes, y compris la libération des sociétés de la zone soviétique. La révolte de Prague en 1968 nous a autant marqué que mai 68. Bien entendu, dans tout ce processus, les recettes stalinistes des cadres du Parti communiste ou même des maoïstes nous intéressaient peu. Les aspects autonomes et indépendants de la révolution portugaise nous parlent tout de suite, comme une continuité de mai 68.

Quelle est la relation des exilés portugais avec le gouvernement actuel ? Y a-t-il eu un moment à partir duquel il y a eu un grand mouvement de retour ou la plupart sont-ils restés définitivement absents ?
Le gouvernement portugais ne s'intéresse pas à cette question. Et pourquoi il s'y intéresserait ? On en parle médiatiquement, de temps en temps, mais sans plus…Dans la société c'est une question encore présente, on sait qu'il y a eu un grand mouvement d'exilés. Une fois de plus, les commémorations officielles sont centrées sur la question de la « transition démocratique ». Revenir sur l'opposition à la guerre coloniale, implique de revenir aussi sur la question de la guerre et inévitablement sur la question coloniale, qui fut l'axe du nationalisme portugais pendant des siècles. Et là, on ouvre la boîte de Pandore.

Pour le reste, c'est l'histoire classique de l'exil. Une majorité d'exilés politiques sont revenus au Portugal après le 25 avril. D'autres ont vécu la révolution portugaise en restant dans la société où ils avaient grandi politiquement. Tout en rétablissant leurs forts liens avec la société portugaise. C'est mon cas. Et ce n'est pas toujours facile car la société portugaise a beaucoup changé… tout en restant en partie la même. Parmi ceux qui sont revenus au Portugal, certains se sont installés dans leurs vies d'auparavant, ont rejoint leur classe et milieux d'origine. Parfois avec difficultés, reniements, refoulements. D'autres, plus ambitieux, furent avalés, intégrés, par la modernisation de la vie politique, sont devenus cadres des nouveaux partis démocratiques de gauche et de droite. Ce n'est pas si étonnant, car ils venaient d'organisations autoritaires qui étaient déjà des mini Etats, ils s'étaient toujours perçus comme des chefs. Ils ont vendu le meilleur d'eux-mêmes pour servir le pouvoir démocratique. Plus honorable, certains se sont fondus dans la vie privée, sont disparus de la vie politique. Mais ont gardé leur dignité. Une poignée est restée fidèle à ses idées et à son parcours et continue à se battre au quotidien, ils écrivent, se positionnent, manifestent, revendiquent leur passé. C'est important, car la question coloniale n'est toujours pas réglée dans la mentalité portugaise, comme on vient de le voir avec l'éruption électorale du parti d'extrême droite, Chega. Une force politique raciste qui défend les bienfaits du colonialisme, honore la barbarie de la guerre coloniale, défend les actes terroristes perpétrés contre des révolutionnaires du 25 avril.

Charles Reeve


[1] Charles Reeve, « Une révolution ne s'arrête pas aux feux rouges » revue Brasero 3, Editions l'Echappée, Paris, 2023.

[2] Quelques livres pour mieux connaître la révolution portugaise.

Une description subjective et libertaire du mouvement, par un participant direct, Phil Mailer, Portugal 1974-75, révolution manquée ?, Paris, Les Nuits rouges, 2019. La totalité des numéros du journal Combate, qui a soutenu les actions autonomes du mouvement social, publiée par Vosstanie éditions, Paris, 2020 [https://vosstanie-editions.blogspot.com/2020/01/todos-os-editoriais-do-jornal-combate.html]. Une approche trotskiste très documentée, Raquel Varela, Un peuple en révolution : Portugal 1974-1975, Marseille, Agone, 2018. Une vision d'ensemble de la période et de ses aspects politiques, Victor Pereira, C'est le peuple qui commande, Paris, Les éditions de la lenteur, 2023. Aussi, Yves Léonard, Sous les œillets la révolution, Paris, Chandeigne, 2023. Enfin, un choix de textes sur le mouvement des organisations de base et les expériences d'autogestion, la critique des conceptions militaristes de la révolution, Portugal, La Révolution des Œillets, Paris, Syllepse,2024.

[3] Exils. Témoignages d'exilés et de déserteurs portugais, Editions Chandeigne, 2022.

5 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplomatique
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Goodtech.info
Quadrature du Net
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  Pas des sites de confiance
Brut
Contre-Attaque
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌞