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24.04.2025 à 14:53

Journée de la visibilité lesbienne : nos recommandations

La Déferlante
👭Bravo les lesbiennes ! Aujourd’hui 26 avril, c’est la journée internationale de la visibilité lesbienne : un rendez-vous annuel pour mettre en lumière l’histoire, les identités et la culture lesbiennes mais aussi […]
Texte intégral (2762 mots)

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Bravo les lesbiennes !

Aujourd’hui 26 avril, c’est la journée internationale de la visibilité lesbienne : un rendez-vous annuel pour mettre en lumière l’histoire, les identités et la culture lesbiennes mais aussi lutter contre la lesbophobie.

Par le biais d’articles, de portfolios, d’essais, d’ouvrages photographiques, ou de newsletters, La Déferlante s’applique depuis ses débuts à faire connaître la pensée, les luttes et les vécus de cette communauté.

Retrouvez ci-dessous une sélection d’ouvrages et une revue de presse pour, une fois de plus, célébrer les lesbiennes !

👉🏼 → Commandez nos livres sur les lesbiennes

🗞
Revue de presse

Les temps changent

Dans un entretien donné au Monde, Élodie Font, autrice de À nos désirs (La Déferlante Éditions, 2024) se réjouit que les jeunes lesbiennes de 19 à 28 ans soient désormais 68 % à vivre leur premier rapport sexuel avec une femme : « Je suis impressionnée par la liberté qu’elles s’accordent dans un monde qui connaît, par ailleurs, un retour conservateur. »

🌋 → à lire dans la rubrique Campus du Monde

La Hongrie riposte

La nouvelle de l’interdiction de la Marche des fiertés prévue le 28 juin 2025 à Budapest a fait l’effet d’un électrochoc. Mardi 1er avril plus de 10 000 personnes ont manifesté dans les rues de la capitale hongroise pour s’opposer à une nouvelle loi poussée par une coalition pro-Orbán. Le projet de loi ouvre la possibilité d’utiliser un logiciel de reconnaissance faciale pour identifier les personnes qui assisteraient à l’événement, afin de les sanctionner.

🏳️‍🌈 → Lire l’article sur le site de Mediapart

Le problème hétéro

Et si on soumettait l’hétérosexualité, considérée comme la norme, aux mêmes analyses critiques que les identités LGBTQIA+ ? C’est ce que propose Jane Ward, professeure et titulaire de la chaire d’études féministes à l’université de Californie à Santa Barbara, avec un cours consacré aux straight studies. Dans un article sur son travail, le magazine The Cut pose LA question à 1 000 euros : pourquoi, malgré la violence masculine et les inégalités, les femmes s’entêtent-elles à rester hétérosexuelles ?

🎓 → Lire l’article sur le site de The Cut (en anglais)

Lutte joyeuse

Elle avait eu cette idée géniale de déposer une gerbe au pied de l’Arc de triomphe, le 26 août 1970, adressée à une personne « plus inconnue que le Soldat inconnu : sa femme » – première action médiatique du MLF. Écrivaine, pionnière du Mouvement de libération des femmes, cofondatrice des Gouines rouges, Cathy Bernheim est morte mardi 8 avril à Paris à l’âge de 78 ans.

🔥 → Lire l’article sur le site de Libération

📖
On lit

Où sont les lesbiennes ?

Les lesbiennes sont peu visibles, et quand elles le sont, elles s’expriment rarement en tant que telles, constatent Sarah Jean-Jacques et Sophie Pointurier, cofondatrices de l’Observatoire de la lesbophobie et autrices de cet essai paru à l’automne 2024. Après avoir tant bien que mal identifié 50 personnalités ouvertement out, elles n’ont réussi à convaincre que 20 d’entre elles de témoigner dans leur livre, parmi lesquelles : Alice Coffin, Fatima Daas, Aloïse Sauvage ou encore Mélanie Vogel. C’est cette difficulté à se dire lesbienne que les deux autrices analysent brillamment dans Le Déni lesbien. Chiffres, concepts, et témoignages à l’appui, elles décryptent dans une plume limpide les mécanismes propres à cette invisibilité, et nous convainquent que « nous avons tout à gagner à nous dire lesbiennes ensemble ».

🌈 → Sophie Pointurier et Sarah Jean-Jacques, Le Déni lesbien. Celles que la société met à la marge, Harpers Collins, 2024. 198 pages, 20,90 euros.

La force des images

Où sont les représentations lesbiennes dans la société ? Dans ce court essai à la première personne, la photographe Marie Docher (également autrice de Et l’amour aussi, La Déferlante Éditions 2023) propose, une réflexion sur l’invisibilisation des lesbiennes dans le domaine de l’art et de la photographie. En s’appuyant sur l’exemple de plusieurs artistes (la peintre Rosa Bonheur, la photographe Berenice Abbott ou encore la danseuse Loïe Fuller), elle explique comment des relations lesbiennes ont été ni plus ni moins effacées de notre matrimoine. Le livre s’interroge également sur le lesbian gaze dans l’art et offre à ses lecteur·ices un texte inédit de la photographe états-unienne Joan E. Biren, pour qui « la création d’images […] est un moyen pour les lesbiennes de se donner du pouvoir ». Amen.

📷 → Marie Docher, Pourquoi les lesbiennes sont invisibles, Seuil, collection « Libelle », 2025. 63 pages, 4,90 euros.

Gouines

« Nous sommes gouines, parce que nous voulons le respect, nous voulons l’égalité des droits, mais sans avoir à nous fondre dans le moule hétéropatriarcal. » Se réappropriant ce qui est, au départ, une insulte lesbophobe, les autrices de cet ouvrage collectif – Marie Kirschen, Maëlle Le Corre, Amandine Agić, Meryem Alqamar, No Anger, Marcia Burnier, Noémie Grunenwald, Erika Nomeni – proposent de penser les identités lesbiennes contemporaines et disent en creux la complexité des vécus.

👭 → Marie Kirschen et Maëlle Le Corre (dir.), Gouines, Points, 2024. 208 pages, 9,90 euros.

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Un glossaire pour tout comprendre

Alors que l’actualité montre à quel point la guerre culturelle qui fait rage est aussi une bataille sémantique, il nous a paru important que La Déferlante propose à ses lecteur·ices des définitions de concepts clés pour appréhender l’époque dans une perspective féministe intersectionnelle. Queer, panique morale, théorie du genre : toutes les définitions sont en accès libre sur notre site internet, qui sera alimenté au fil des numéros pour faciliter la compréhension des concepts mobilisés dans chaque dossier.

🔏 → Retrouvez toutes nos définitions en libre accès

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On soutient

Pour l’interdiction des thérapies de conversion

Une initiative citoyenne propose de faire pression sur l’Union européenne pour interdire les thérapies de conversion pour les personnes LGBTQIA+. La pétition est en ligne jusqu’au 17 mai.

🖋 → Je signe

📍
On y sera

💥 Cinéclub féministe

Sam 25 Avril 2025, 20h
Cinéma l’Arlequin, Paris

Tonnerre, le ciné-club d’Elvire Duvelle-Charles dont La Déferlante est partenaire, vous invite à une séance hors les murs pour découvrir en avant-première le film Ghostlight. La projection sera suivie d’une rencontre avec les réalisateur·ices Kelly O’Sullivan, Alex Thompson et l’auteur et réalisateur Sikou Niakate.

🎟 → Informations pratiques et réservations

📖 En librairie à Besançon

Mer 30 Avril 2025, 19h
Librairie L’Interstice, Besançon

Emmanuelle Josse, corédactrice en chef de La Déferlante, présentera le dernier numéro de la revue aux lectrices et lecteurs bisontin·es. Elle échangera avec elles et eux autour des sujets traités dans ses pages : valorisation du travail domestique, grève féministe, traitement médiatique du procès « des viols de Mazan », situation des minorités en temps de guerre…

👉🏼 → Informations pratiques

🌊 La Déferlante au FLIP !

Sam 17 et Dim 18 mai 2025, dès 10h
57 cours Julien, Marseille

La Déferlante tiendra un stand lors de la première édition du FLIP !, le Festival du livre indépendant et politique ! 
Événement gratuit, ouvert à toutes et à tous, le festival propose des tables rondes, un concert et des rencontres avec des éditeurs et éditrices. Notre stand, animé par des membres de notre équipe, proposera revues, livres et goodies.

🐟 → Plus d’informations

🎉 Soirée de lancement du numéro 18 « Éduquer »

Jeu 22 Mai 2025
Maison des Métallos, Paris 11e

L’équipe de la Déferlante vous accueillera à partir de 18h pour une rencontre entre l’ancienne ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem et Cybèle David, enseignante en Seine-Saint-Denis, sur le thème : « L’éducation au cœur de nos luttes ». Cette discussion sera interprétée en langue des signes française. Elle sera suivie d’un DJ set enflammé animé par Eloi.
Vous trouverez également des stands de nos partenaires associatifs, ainsi que toutes les revues, livres et goodies de La Déferlante.

❤️‍🔥 → Informations à venir par ici

10.04.2025 à 17:48

Kimberlé W. Crenshaw : « Nous ne sommes pas préparé·es à basculer dans un régime autoritaire »

Pauline Baron
Professeure de droit à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) et à Columbia (New York), Kimberlé W. Crenshaw est à l’origine d’une réflexion critique qui envisage comme structurelles les inégalités […]
Texte intégral (1518 mots)

Professeure de droit à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) et à Columbia (New York), Kimberlé W. Crenshaw est à l’origine d’une réflexion critique qui envisage comme structurelles les inégalités raciales dans le système politique et juridique aux États-Unis.

À la fin des années 1980, pour mieux appréhender les angles morts des politiques publiques à l’égard des femmes noires, elle a développé et popularisé le terme d’« intersectionnalité ». Il caractérise une notion déjà mise en lumière par les sciences sociales : l’entrecroisement des dominations liées à la classe sociale, au genre et à la race – comprise ici comme une construction sociale.

Depuis le 20 janvier, l’administration Trump multiplie les attaques contre les universités : baisse des budgets, restriction des libertés académiques, censure des sujets de recherche liés au genre ou à la race. Quelle ambiance règne actuellement sur les campus ?

Nous sommes sous le choc. Les conseils d’administration sont prêts à se plier aux exigences de Donald Trump pour ne pas se voir retirer leurs financements fédéraux. Du coup, si nous continuons à enseigner les questions féministes ou la théorie critique de la race malgré les interdictions, nous risquons de ne pas être défendu·es par nos directions. Déjà dans les années 1950, à l’époque du maccarthysme, les universités avaient dû supprimer leurs départements d’études raciales. En limitant la transmission des savoirs qui entretiennent l’esprit critique, on renforce le discours conservateur, ce qui permet à l’extrême droite de se placer au centre du jeu et, désormais, au centre du pouvoir.  

Grâce au dynamisme de ses universités et des recherches sur le genre et la race, les États-Unis sont mondialement considérés comme le berceau de la théorie intersectionnelle. Comment expliquez-vous que ce même pays ait pu élire deux fois Donald Trump ?

L’idée selon laquelle les États-Unis sont une nation blanche où les femmes ont pour mission de procréer reste très enracinée dans notre culture. Et elle se réactive facilement dès que ressurgit la peur ancienne de la fin de la dominance blanche.

L’attaque du Capitole par les soutiens de Donald Trump, en janvier 2020, avait pour objectif affiché de « reprendre le pays ». Mais à qui, si ce n’est aux électeur·ices racisé·es qui avaient voté pour Joe Biden ? En 2024, la possibilité que Kamala Harris, une femme noire, soit élue à la Maison Blanche a réactivé cette peur chez les partisan·es de Trump, qui n’ont eu de cesse, pendant toute la campagne, de la réduire à sa race et à son genre pour la disqualifier.  

En se présentant comme le seul capable de sauver le pays, Donald Trump a obtenu le vote des femmes [blanches], des hommes latinos et des hommes africains-américains, qui ont cru à l’idée que leur pays était pris d’assaut par « l’autre », c’est-à-dire n’importe qui n’étant pas eux. Beaucoup d’entre elles et eux ont pensé que les politiques de discrimination que Trump ne manquerait pas de mettre en place ne les concernaient pas.

Les attaques contre les idées et les politiques discriminatoires ne sont pas une nouveauté aux États-Unis…

Toutes les études et les initiatives pouvant apporter plus d’égalité entre les citoyen·nes, qu’il s’agisse des travaux critiques de la race, de ceux portant sur l’intersectionnalité ou du « Projet 1619 » lancé en 2019 par le New York Times Magazine pour réévaluer les conséquences politiques de l’esclavage, ont été férocement attaquées par les mouvements conservateurs. La loi « Don’t say gay » [Ne prononcez pas le mot « gay »], interdisant tout enseignement en lien avec l’orientation sexuelle et le genre à l’école, qui a été votée en 2022 par plusieurs États, a fragilisé les droits des personnes LGBTQIA+ dans le secteur de l’éducation.

Les États-Unien·nes n’ont pas compris que, en s’en prenant à ces enseignements, on cible les idées mêmes d’égalité et d’inclusion, mais aussi les politiques qui les favorisent. Progressivement, toutes les actions et toutes les institutions qui conscientisent l’opinion et assurent plus d’inclusion ont été démantelées. Désormais, les attaques contre nos droits se propagent dans toute la société, jusqu’aux entreprises françaises commerçant avec l’État fédéral états-unien, dont les politiques de diversité sont menacées.


« C’est parce que la théorie intersectionnelle est très efficace pour identifier les inégalités qu’elle est aujourd’hui menacée »


En quoi l’intersectionnalité et la théorie critique de la race peuvent-elles nous venir en aide pour élaborer une réponse à ces attaques ?

Les mouvements des droits civiques dans les années 1960, puis féministes dans les années 1980, ont permis aux femmes et aux personnes noires d’obtenir davantage de droits. Sauf que rien ne concernait spécifiquement les femmes noires. Par exemple, dans l’affaire DeGraffenreid vs General Motors, en 1976, cinq ouvrières noires ont porté plainte contre le constructeur automobile pour discrimination à l’embauche en raison de leur genre et de leur race. Mais la cour a refusé de reconnaître leur préjudice au motif que des femmes – blanches – et des Noirs – uniquement des hommes – étaient par ailleurs embauché·es dans l’entreprise.

La théorie intersectionnelle permet aujourd’hui d’identifier les dysfonctionnements d’institutions qui discriminent spécifiquement les femmes racisées parce qu’elles appliquent encore un logiciel combinant racisme et sexisme.

Penser à travers ce prisme permet de questionner de vieux réflexes, comme le fait de croire que Kamala Harris, parce qu’elle est une femme noire, serait incompétente, alors qu’elle a été la procureure générale de l’État le plus peuplé des États-Unis, la Californie.

C’est parce que ces théories sont très efficaces qu’elles sont aujourd’hui menacées. Imaginez un bâtiment rempli d’amiante dont des promoteurs prétendent qu’il est sain : pour perpétuer ce mensonge, ils vont prohiber l’emploi du mot « amiante », empêcher le recours à des expert·es et à toutes les méthodes permettant d’évaluer l’état du bâtiment pour ensuite l’assainir. C’est ce que fait Donald Trump quand il interdit l’enseignement et la recherche sur la théorie critique de la race ou l’intersectionnalité.

Peut-on encore combattre la politique de Trump sur le plan légal ?

Historiquement, la loi a toujours été du côté des oppresseur·euses, mais les opprimé·es n’ont pas d’autre choix que de s’y référer également, car c’est elle qui fixe les règles communes. Depuis des années, les conservateur·ices œuvrent pour contrôler le système judiciaire – le droit en général – et pour stopper l’avancée des droits civiques. Par exemple, quand, juste avant la fin de son premier mandat, Donald Trump est passé en force pour faire nommer Amy Coney Barret – une juge très conservatrice, soutenue par la droite religieuse – à la Cour suprême, les États-unien·nes ne se sont pas indigné·es, car elles et eux ne comprennent pas suffisamment le fonctionnement du droit et des institutions – c’est ce sur quoi a échoué la gauche.

L’État de droit, même s’il est affaibli, reste la seule digue qui se dresse face à Donald Trump : des recours contre sa politique vont bientôt passer devant les juges, et très probablement l’emporter, à l’instar de celui s’opposant au démantèlement de l’Agence américaine pour le développement international, jugé anticonstitutionnel par un tribunal du Maryland en mars 2025.

Mais qu’adviendra-t-il s’il passe outre ? Nous ne sommes pas préparé·es à basculer dans un régime autoritaire où le président se fiche de nos institutions. Les dommages causés par sa politique ne pourront peut-être pas être réparés de notre vivant. L’horizon qu’il nous faut viser, c’est le siècle prochain. Mais si on ne lutte pas dès maintenant, on laissera aux générations futures un monde bien pire encore. Rien ne garantit que nous gagnerons, mais ce qui est sûr, c’est que nous perdrons si on ne se bat pas.

03.04.2025 à 17:07

Maltraitances au Bon Pasteur : un silence religieux

Sarah Boucault
Dans nos pages Histoire : une enquête sur les maltraitances subies par les jeunes filles pensionnaires de la congrégation religieuse du Bon Pasteur jusque dans les années 1970.
Texte intégral (2827 mots)

Elles sont deux. Éveline Le Bris et Marie-Christine Vennat portent fièrement leurs revendications. La présidente et la trésorière de l’association Les Filles du Bon Pasteur apparaissent régulièrement dans les médias pour raconter leur parcours d’adolescentes cassées.

Les autres se risquent à des témoignages timides, ne parlent pas, répondent partiellement, se rétractent. Ont peur. Peur des répercussions sociales du stigmate de la « mauvaise fille », encore fortement ancré dans leur chair et dans l’imaginaire collectif. Peur de soulever la chape de plomb sous laquelle elles ont enfoui ces années noires.

Après deux heures de confidences à cœur ouvert, Nicole , 72 ans, nous a envoyé ce message : « Je suis désolée, mais ma fille ne veut pas que je parle de ce passé sinon elle se fâche. Mon fils est de son avis. Donc c’est avec regret que je vous demande de stopper, car je ne veux pas me fâcher avec mes enfants. » Nicole a un parcours « classique » : doublement violée, elle tombe enceinte à 14 ans avant d’être placée au Bon Pasteur. Elle y connaîtra le viol médical et les insultes des religieuses. Les femmes passées au Bon Pasteur jusque dans les années 1970 cumulent les injonctions au silence. Elles sont écrasées par la honte, envahies par la culpabilité et parfois victimes d’amnésie traumatique. Au plus fort de son activité, le forum des anciennes (créé en 2009) a regroupé 800 membres (aujourd’hui, elles sont environ 500). L’historien David Niget, spécialiste de la justice des mineur·es, estime entre 35 000 et 40 000 le nombre d’adolescentes françaises placées dans ces institutions entre 1940 et 1980. Environ 80 % y auraient subi des violences. Nombre d’entre elles sont décédées depuis, mais elles sont encore des milliers, meurtries et humiliées, susceptibles de demander réparation. « Nous n’avons reçu ni éducation, ni salaire pour le travail effectué, ni soins de santé », plaide Éveline Le Bris, enfermée au Bon Pasteur du Mans et coupée de sa famille entre 1963 et 1966, après avoir été violée par un voisin à l’âge de 11 ans. La présidente de l’association elle-même s’est tue pendant des décennies, avant de pouvoir raconter son histoire à voix haute.

Paternalisme judiciaire et « redressement genré »

Fondée en 1835 à Angers (Maine-et-Loire), la congrégation du Bon Pasteur se donne pour mission de « sauver » les jeunes filles de la « déchéance ». Autour des années 1940, au pic de son activité, 10 000 religieuses et 50 000 jeunes filles vivent dans 350 congrégations du Bon Pasteur réparties dans 40 pays. En France, des milliers d’adolescentes défavorisées y sont placées dans les années 1950 et 1960 par des juges pour enfants, consécutivement à l’ordonnance de 1945, qui leur donne le droit de décider de leur enfermement, jusque-là réservé au père de famille, avec l’argument de la protection (lire la chronologie). Contrairement aux filles des classes aisées, cloîtrées dans la sphère domestique, les filles des classes populaires grandissent dans un environnement plus libre, une menace dont il faudrait les « sauver ».

À l’époque, les défaillances morales des adolescentes inquiètent plus que les actes illégaux. Dans un ouvrage . consacré à la criminalisation des adolescentes dans les années 1950 et 1960, l’historienne Véronique Blanchard pointe ce « paternalisme judiciaire […] : des femmes peuvent être enfermées pour des faits non criminalisés, qui n’entraînent dans le cas des garçons aucune sanction. Ainsi, 64 % des filles sont placées pour des faits non pénaux, contre 5 % des garçons. » Si certaines ont fugué, commis des petits larcins, sont suspectées d’avoir de mauvaises fréquentations ou une sexualité précoce, beaucoup de ces jeunes filles placées ont aussi été victimes d’inceste ou d’agressions sexuelles et sont considérées comme fautives.

À l’intérieur de la congrégation, la vie est monacale, comme si les jeunes femmes avaient fait vœu de célibat et de chasteté. À l’entrée, le viol gynécologique, destiné à connaître leur statut virginal, est la norme. En cas de fugue, les cheveux sont rasés ; les corvées de ménage se font à genoux ; on leur met les draps sur la tête lorsqu’elles urinent au lit.

La discipline religieuse est très forte : messe obligatoire, culture de la mortification, silence toute la journée. Interdiction de parler du passé et de sa vie privée sous peine de punition. « La culpabilisation est permanente. Elles sont effacées en tant que sujets », explique David Niget. Cet effacement peut être très concret : certaines pensionnaires sont rebaptisées à leur entrée et ne retrouvent leur vrai prénom que des années plus tard. À la violence physique et psychologique s’ajoute l’incompréhension. Elles ne savent pas ce dont on les accuse. « Quand j’ai été enfermée, je n’ai rien compris, le ciel s’est abattu sur ma tête. En psychiatrie, on appelle ça la sidération, raconte Marie-Christine Vennat. Je n’étais pas une adolescente facile, je tirais les cordons de sonnette, je chipais des pommes. Mais pas de quoi fouetter un chat. »


« Elles se sont murées dans le silence pour pouvoir se marier, fonder une famille. Pour être crédible, il faut oublier, sinon, c’est insupportable. »

David Niget, historien

Quand elles sortent, le manque à gagner social est considérable : sous-qualifiées et marquées au fer rouge par la honte associée à l’institution, elles font table rase du passé. Aujourd’hui encore, beaucoup n’en ont jamais parlé à leur mari, leurs enfants, leur famille. « Elles craignent d’être rejetées par leurs proches et d’être renvoyées aux stigmates qui marquent les expériences carcérales ou assimilées », éclaire Hanan Sfalti, anthropologue, autrice du mémoire « Réformées au Bon Pasteur : comportements, morale et sentiments de femmes déviantes des classes populaires ». « Elles se sont murées dans le silence pour cacher leurs origines, pouvoir se marier, fonder une famille, renchérit David Niget. Elles ont dû mentir et se mentir à elles-mêmes. Pour être crédible, il faut oublier, sinon c’est insupportable. »

C’est parce qu’elle connaît le prix de la parole que Marie-Christine Vennat a été choquée de voir des photos de femmes non anonymisées lors de l’exposition « Mauvaises filles » en 2016, au théâtre du Quai à Angers : « C’est une honte, une fille peut reconnaître sa mère, sa tante, sa grand-mère. Elle peut être en colère de ne pas savoir ou de penser que sa mère était une mauvaise fille. Pour moi, cette exposition montre qu’on est toujours pointées du doigt. » Beaucoup d’entre elles ne voient pas l’intérêt de parler, à l’image de Patricia, cloîtrée à Pau de 1969 à 1973 : « Je n’ai jamais compris pourquoi on veut se souvenir de ça, les générations futures n’ont pas besoin de savoir, ça remue la merde et ça sent mauvais. Parler ne me soulage pas. » De même, la chanteuse Nicoletta, ancienne pensionnaire, n’a quasiment plus parlé du sujet après la sortie de son livre, La Maison d’en face (éditions Florent Massot, 2008), où elle raconte ses années au Bon Pasteur.

Le lourd retard français

Si les maltraitances dans les couvents du Bon Pasteur ont eu lieu dans les 40 pays où la congrégation était présente, les excuses, elles, ne sont pas aussi homogènes. Certains pays ont entamé des démarches de dédommagement depuis plusieurs décennies. En Australie, une dizaine d’enquêtes parlementaires ont été menées pour faire la lumière sur les maltraitances des sœurs, et le site de la congrégation nationale affiche ce message : « Des années 1860 aux années 1970, de jeunes personnes ont été négligées ou abusées. Nous reconnaissons la douleur […] et nous nous excusons. »

Le Canada a engagé des moyens considérables pour faire reconnaître les violences institutionnelles à l’égard des enfants ; tout comme en Irlande, où le scandale de la congrégation des Magdalene Sisters, voisine du Bon Pasteur, a été fortement médiatisé. En 2018, des Irlandaises victimes de violences ont obtenu jusqu’à 20 000 euros chacune. Aux Pays-Bas, un rapport universitaire, commandé par le gouvernement, a conclu au travail forcé et à la responsabilité de l’État, qui s’est excusé. Fin 2020, 140 femmes ont été dédommagées à hauteur de 5 000 euros chacune, au terme de trois ans de combat.

En France, ni enquêtes ni excuses officielles. « La France, comme la Belgique ou l’Espagne, n’a jamais cherché à enquêter, contrairement aux pays de droit britannique où le Parlement a plus de capacité à s’autosaisir, constate l’historien David Niget. La France, grande puissance colonisatrice, a tellement de casseroles historiques dans la longue liste des dossiers à rouvrir, que le Bon Pasteur arrive loin. » 

Déni de la congrégation malgré de timides excuses

Quand elles consentent à se souvenir, les anciennes pensionnaires en disent d’abord très peu. Entre allusions et sous-entendus, les maltraitances mineures refont surface. Puis, celles qui se livrent (re)découvrent leur histoire avec stupeur – et horreur parfois – en discutant avec des chercheur·ses et des journalistes. « Récemment, une fille nous a raconté qu’on l’avait mise à quatre pattes et qu’on lui avait introduit des objets dans le vagin, raconte Marie-Christine Vennat. C’est très courageux de nous l’avoir raconté. Moi j’ai pris conscience que j’avais été violée par le médecin du Bon Pasteur il y a quelques années seulement. »

L’attitude actuelle de la congrégation française contribue à renforcer l’invisibilisation et la chape de plomb. Malgré de timides excuses  de la supérieure provinciale Patricia Diet, dans le quotidien régional Le Courrier de l’Ouest en 2019, « les sœurs continuent, collectivement et politiquement, d’être convaincues que ce qu’elles ont fait était pour le bien des jeunes filles, “pour les sauver” », affirme David Niget. Or, s’il y a bien des exceptions, la maltraitance règne dans presque toutes les congrégations jusqu’aux années 1970.

Cette réalité est totalement rejetée par l’équipe de la congrégation. Plusieurs semaines après que nous l’avons sollicitée pour une interview, sœur Marie-Paule Richard, l’une des cinq membres de la direction du Bon Pasteur de la Province (France, Pays-Bas, Belgique et Hongrie), a bien voulu répondre à nos questions. « Dans des maisons où il y avait cent filles révoltées, avec deux ou trois religieuses, ces dernières ont été dépassées et certaines ont dépassé les bornes, reconnaît-elle lors d’un entretien téléphonique. Mais ce n’est pas juste de dire que toutes les filles ont été maltraitées. Il n’y a jamais eu de système de répression ou d’exploitation voulu. Je suis ferme là-dessus, je ne supporte pas qu’on dise que c’est général. »

Si sœur Marie-Paule Richard assure qu’une « cellule d’écoute pour recueillir la parole et tendre la main aux femmes qui auraient envie de parler » va être mise en place, elle rejette en revanche toute idée d’indemnisation : « Nous pensons que leur donner une somme d’argent ne va pas les guérir. Toutes les sœurs n’ont pas été comme ça, alors demander pardon pour la congrégation tout entière, ce n’est pas cohérent. » 


« Moi j’ai pris conscience que j’avais été violée par le médecin du Bon Pasteur il y a quelques années seulement. »

Marie-Christine Vennat

Dans d’autres pays, comme l’Australie, la congrégation a pourtant fait le choix de s’excuser. Et des enquêtes parlementaires ont été menées en Australie, au Canada, aux Pays-Bas, qui ont abouti à des excuses et des indemnisations de victimes. « En France, c’est de la responsabilité de l’État de conduire une enquête », estime David Niget.

Après des décennies de sourdine, la parole se libère lentement. Certaines sont parvenues à récupérer leur dossier et ont pu mieux comprendre les raisons de leur placement. Souvent, elles ont cru que leur famille les avait abandonnées et elles s’aperçoivent que les sœurs leur ont sciemment caché les lettres de leurs parents. Et le soulagement fait place à la colère quand, sans y être préparées, elles découvrent les commentaires malveillants, voire haineux, des religieuses à leur propos. « Les termes employés ne pourraient plus s’employer aujourd’hui, admet sœur Marie-Paule Richard. Quand on disait qu’une fille était un peu débile, paresseuse, c’était à proprement parler du jugement. Mais il faut remettre dans le contexte, il y a soixante ans, on ne considérait pas du tout les enfants comme on les considère aujourd’hui. Dans n’importe quelle institution, des choses répréhensibles ont été faites, on n’est pas les seules. »

La gestion des archives de la congrégation laisse penser qu’elles ne sont pas si sûres de leur bon droit. Dans les années 1990 et 2000, 8 000 dossiers ont été partiellement détruits. Incompétence ou intention malveillante ? « Je pense que, à un moment ou un autre, ces archives ont été considérées comme problématiques, estime l’historien David Niget. Mais je ne suis pas capable d’établir la preuve de leur destruction. »

Les religieuses exercent un contrôle drastique sur ces archives. Alors que la loi les oblige à les rendre accessibles, elles ont pratiqué la rétention jusqu’en 2020, freinant la remise de dossiers à d’anciennes pensionnaires et refusant l’accès à la plupart des chercheur·euses et des journalistes. Il existe une quantité énorme d’archives, rigoureusement tenues par les sœurs. Les archives départementales sont censées garantir leur ouverture mais n’ont pas la place de les accueillir et ferme les yeux sur cette politique de rétention. Les Filles du Bon Pasteur ne comptent pas en rester là.

« Nous voulons une réhabilitation morale pour l’ensemble des filles, un pardon franc et honnête et un dédommagement pour le travail et la maltraitance », revendique Éveline Le Bris. « Nous allons faire pression via notre avocat et la presse, renchérit Marie-Christine Vennat. Tout le monde saura ce que les sœurs ont fait dans les années 1960 et bien avant. » •

Filles « incorrigibles » : plus d’un siècle
de « correction » patriarcale et religieuse

1835

Sœur Marie-Euphrasie Pelletier crée la congrégation des sœurs de Notre-Dame-de-Charité-du-Bon-Pasteur, à Angers, pour éduquer les jeunes filles des classes populaires jugées « incorrigibles ».

1945

Réforme de la justice des mineur·es. Le Code civil de 1804 permettait au père de famille de placer ses enfants indiscipliné·es dans des maisons de correction (dont le Bon Pasteur). Cette prérogative est transférée au juge pour enfants qui décide seul de l’enfermement sans besoin de prouver qu’il y a eu délit.

1958

Ordonnance sur « l’enfance en danger » : le magistrat peut dorénavant prendre des mesures de protection des mineur·es qu’il juge vulnérables. Les placements des filles, considérées comme plus fragiles que les garçons, explosent.

2019

Premières excuses de la congrégation française dans Le Courrier de l’Ouest. 

03.04.2025 à 16:20

On aime, on partage : les recos de la semaine de La Déferlante

La Déferlante
🗞️Revue de presse Le Pen condamnée, les juges mis·es en cause Ancien procureur général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Robert Gelli revient sur les attaques contre les juges provenant de […]
Texte intégral (1281 mots)

🗞
Revue de presse

Le Pen condamnée, les juges mis·es en cause

Ancien procureur général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Robert Gelli revient sur les attaques contre les juges provenant de personnalités politiques françaises et étrangères après la condamnation de Marine Le Pen, lundi, dans l’affaire des assistant·es parlementaires. Dans un contexte où l’État de droit, « fondement de la démocratie », est attaqué partout dans le monde, il s’inquiète notamment qu’« une décision rendue par des juges français à l’égard d’un citoyen français [soit] ouvertement critiquée par les dirigeants de la Russie et des États-Unis ».

👩‍🎓 → Lire l’interview sur le site de L’Humanité

Procès Depardieu

L’avocate Anne Bouillon, spécialiste des affaires de violence de genre, déplore la stratégie de défense du duo formé par Gérard Depardieu et son avocat, Jérémie Assous, lors du procès de l’acteur la semaine dernière. Non-reconnaissance des faits, invectives, propos sexistes et mépris de classe :
« Une autre défense était possible », écrit-elle.

⚖ → Lire la tribune sur le site de Libération

Salons de beauté

Salaires minuscules, cadences infernales, positions douloureuses ou clientes exigeant une attention personnalisée : plusieurs esthéticiennes se confient sur la face cachée de leur métier. Un métier qu’elles ont souvent choisi et mais qu’elles n’imaginent pas supporter toute une vie.

💅🏼 → Lire l’article sur le site du Monde

Sexe : trop ou pas assez ?

Les jeunes de 2025 adoptent des scripts sexuels différents de ceux de leurs parents : première fois plus tardive, augmentation du nombre de partenaires, brouillage de la frontière entre amitié et amour. « Longtemps, on s’est inquiété que les jeunes aient une sexualité trop précoce […]. Aujourd’hui c’est l’inverse »,s’amuse la sociologue Marie Bergtsröm, qui voit dans les discours médiatiques sur la sexualité des jeunes, de nouvelles « paniques morales ».

💦 → À lire sur le site de Télérama

📖
On lit

Je me regarderai dans les yeux

Artiste et poétesse franco-marocaine, Rim Battal publie en ce début d’année son premier récit sous la forme d’une autofiction. À 17 ans, elle s’est enfuie de chez elle après avoir été battue au sang par sa mère, qui l’a surprise une cigarette à la bouche et en a immédiatement déduit que sa fille couchait avec tous les garçons du quartier. Seule possibilité pour rentrer au domicile familial : obtenir un certificat de virginité. Au rythme galopant de sa fuite, à pied puis en train, la jeune femme prend violemment conscience que la tradition observée par sa famille a réduit les femmes et leurs corps au rang d’objets sous surveillance. Et dans le même mouvement, d’entre ses dents serrées de rage, alors qu’elle est contrainte d’obtempérer, s’échappent bientôt des mots insolents et drôles : un magnifique roman.

👁Je me regarderai dans les yeux, de Rim Battal.Bayard, 2025, 16,50 euros.

📍
On y sera

📕 Festival Le Livre à Metz

Dim 6 Avril 2025
Place de la République, Metz

Emmanuelle Josse, corédactrice en chef de La Déferlante, est invitée au festival Le Livre à Metz. Elle participera à une rencontre avec l’illustratrice Juliette Mancini, intitulée « Elles ne lâchent rien ».

📖 → Informations à venir par ici

🗣 Rencontre à Besançon

Mer 30 Avril 2025
Librairie l’Interstice, Besançon

À partir de 19 heures, Emmanuelle Josse présentera aux lectrices et aux lecteurs le dernier numéro sur le thème « Travailler » et échangera avec elles et eux sur les coulisses de La Déferlante.

ℹ → Informations à venir par ici

03.04.2025 à 12:37

Le consentement doit-il figurer dans la loi ?

Marie Kirschen
Louise Delavier est directrice des programmes de l’association En avant toute(s), qui, depuis 2013, a pour objet la prévention contre les violences sexistes et sexuelles à destination des jeunes, notamment […]
Texte intégral (5244 mots)

Louise Delavier est directrice des programmes de l’association En avant toute(s), qui, depuis 2013, a pour objet la prévention contre les violences sexistes et sexuelles à destination des jeunes, notamment à travers un tchat et le site internet CommentOnSAime.fr.

Manon Garcia est philosophe et professeure juniore à la Freie Universität de Berlin. Elle est l’autrice d’On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018) puis de La Conversation des sexes. Philosophie du consentement (Flammarion, 2021), dans lequel elle s’interroge sur la notion de consentement dans
la définition du viol.

Élodie Tuaillon-Hibon est avocate au barreau de Paris, spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles. Entre autres dossiers, elle a assisté une partie civile dans l’affaire Georges Tron et elle représente notamment Sophie Patterson-Spatz, qui a porté plainte pour viol contre Gérald Darmanin.

« Qui ne dit mot consent » : dans une société traversée par des dominations systémiques et entrecroisées, le proverbe sert encore souvent à dédouaner ou à protéger les individus qui commettent des agressions. Étymologiquement, le mot « consentir » vient du latin cum et sentire, « sentir avec ». Il implique donc les sensations, l’émotion, l’implicite, dans des circonstances qui relèvent souvent de l’intime ou de la santé. Dès 2002, la loi Kouchner stipule que le consentement éclairé des patient·es doit être recueilli pour tout acte médical. Mais comment le définir pénalement ? Une absence de non, un oui vigoureux ? Et que faire de la prétendue « zone grise », cet « entre-deux » où l’on ne sait pas si ce qui s’est passé était voulu : parce qu’on est sous l’emprise de drogue, d’alcool ou en état de sidération, parce que l’on est très jeune, confronté·e à une personne plus âgée, détentrice d’autorité ?

Avec le livre Le Consentement, publié en 2020 et adapté au cinéma en 2023 par Vanessa Filho, l’autrice et éditrice Vanessa Springora a exploré les ombres de ce concept en racontant la relation qu’elle a vécue adolescente avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de trente-cinq ans son aîné, à la fin des années 1980. Plus récemment, les révélations de la comédienne et réalisatrice Judith Godrèche (lire l’entretien publié dans La Déferlante), conduite à la même époque à vivre en couple avec le cinéaste de 39 ans Benoît Jacquot alors qu’elle n’avait elle-même que 14 ans, sont venues éclairer à leur tour les violences sexuelles vécues dans le cadre de ces relations, aujourd’hui requalifiées d’agressions par les victimes.

Si dans sa directive sur les violences faites aux femmes adoptée en février 2024, l’Union européenne a finalement renoncé à définir pénalement le viol comme une « absence de consentement », c’est bien cette question qui reste au cœur du débat féministe : à quelles conditions sommes-nous réellement libres de nos choix en matière sexuelle ?

 

Depuis quelques années, et encore davantage depuis l’explosion médiatique du mouvement #MeToo, en 2017, le terme « consentement » s’est imposé dans le débat sur les violences sexuelles. Comment expliquez-vous l’engouement pour ce concept ?

LOUISE DELAVIER Cette notion a le grand avantage de remettre l’expérience des filles et des femmes au centre. Avec l’association pour laquelle je travaille, En avant toute(s), nous discutons avec des adolescent·es et nous voyons qu’elles et ils continuent de se regarder à l’aune de ce que pensent les autres. La norme sociale est très forte. Il n’y a pas la place pour leur choix, leurs propres désirs… Mais, avec la notion de consentement, et toute la discussion qu’il y a autour de la sexualité ces dernières années, on a commencé à mettre un petit coup de pied dans la fourmilière. Évoquer le consentement équivaut à parler de sexe, mais aussi d’empouvoirement (1) et de la capacité des femmes à avoir un rôle dans la sexualité. Cela revient à explorer son désir : qu’est-ce que je veux, moi ? Ce n’est pas toujours facile de répondre à cette question, notamment pour les jeunes femmes. Mais ce questionnement est hyper puissant.

MANON GARCIA Historiquement, pour les femmes, le sexe a toujours eu pour fonction de rendre service ou de montrer son amour. C’est complètement révolutionnaire de se demander ce qu’elles veulent, elles. Le nouveau modèle de la sexualité depuis #MeToo, c’est, dans les rapports hétérosexuels, de ne pas concevoir la sexualité comme un cadeau de la femme à l’homme, mais comme une subjectivité sexuelle propre à la femme.
J’ai une anecdote sur le potentiel émancipateur du concept de consentement. En novembre 2017, donc au tout début de #MeToo, je suis à Paris et je me retrouve à traverser la place de la République toute seule, à 4 heures du matin. Évidemment, un homme vient m’importuner. Mais, empouvoirée par #MeToo, j’ose lui dire qu’il m’ennuie et que je voudrais qu’il me laisse tranquille. Et là, il me répond : « Ah, t’es une de ces connasses qui parlent du consentement ? » Que cet homme évoque le consentement m’a fait me rendre compte qu’il était vraiment en train de se passer quelque chose. Lui-même, désormais, connaît cette notion et sait que, socialement, il est censé me laisser tranquille quand je lui ai dit non. C’est une belle victoire intellectuelle !

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Je crois que l’engouement pour le concept vient aussi du fait que la question du consentement a beaucoup été mobilisée par ceux qui voulaient s’en prévaloir pour ne pas être tenus responsables de leurs actes. Je pense à tous ces hommes accusés de viol qui se défendent en arguant que la victime était « consentante ». « Vous voyez bien, elle ne m’a pas frappé, elle ne m’a pas repoussé, elle n’a pas dit non. » Alors que, nous, on sait que cela ne fonctionne pas ainsi. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’écrits sur le phénomène de la sidération, sur l’impact traumatique qui peut paralyser la personne victime d’une agression. #MeToo, finalement, c’est le grand renversement : on en a ras le bol de cette mobilisation du consentement à nos corps défendants. Donc on va s’emparer de cette notion pour en faire une arme, afin de casser la culture du viol et les stéréotypes sexistes. Et ça, c’est quelque chose que je trouve vraiment important et admirable.

 

Le concept a beaucoup de force et, pourtant, il a aussi ses détractrices, y compris chez les féministes. Que lui reproche-t-on ?

LOUISE DELAVIER Sur le terrain, on voit que cette notion est de mieux en mieux connue par les jeunes, mais qu’elle n’est pas forcément facile à faire exister dans les relations. On peut connaître le concept, mais cela ne veut pas dire qu’on est capable de poser son désir, de mettre des limites dans ses relations. La sexualité est très chargée émotionnellement. Par exemple, lors d’un premier rapport sexuel : comment savoir si je suis d’accord ou pas ? Qu’est-ce que ça questionne en moi ? C’est pour ça que, dans les mouvements féministes, on parle aussi beaucoup du désir, en plus du consentement. Je trouve qu’il faudrait davantage encore parler de cette question du désir, y compris chez les garçons, car on voit qu’ils mesurent leur sexualité à l’aune des questions de pénétration, de performance. En général, la tendresse chez eux n’est pas du tout valorisée, c’est vraiment quelque chose qu’on leur dénie. Au-delà du consentement, il faut donc interroger ce que la société nous renvoie comme représentations de nos sexualités. Pour consentir, encore faut-il comprendre ce dont il est question. C’est ce qui se joue dans des relations asymétriques, notamment du point de vue de l’âge ou du pouvoir, qu’il soit symbolique ou réel. Dans le cas d’une jeune fille de 13 ans avec un majeur de 18 ans, parler de consentement n’est pas adapté. Dans nos milieux militants, on insiste alors sur la notion de discernement, plutôt que sur le consentement. Parce que si jamais je n’ai pas compris ce que ça voulait dire que tu mettes ta main dans ma culotte, ce n’est pas la peine de savoir si je suis d’accord ou pas…

MANON GARCIA « Consentement » est un terme ambigu, car il peut vouloir dire « le choix » ou « l’acceptation » – ce qui n’est pas la même chose. On peut utiliser les termes « désir » ou « plaisir », mais eux aussi sont ambigus. C’est ce qu’on découvre sous le patriarcat : quel que soit le terme trouvé, il va être utilisé contre nous ! On peut le voir lors des procès pour viol : l’accusé (2) va prétendre que la victime avait du désir, ou qu’elle a pris du plaisir… et que donc elle était « consentante ». Il me semble important de rappeler qu’on peut avoir du désir sans consentir, et qu’on peut consentir sans avoir du désir. Par exemple, si vous êtes dans une relation monogame, mais que vous voyez dans la rue un homme qui fait naître votre désir, celui-ci ne peut pas vous imposer un rapport sous ce prétexte, car vous pouvez ne pas du tout vouloir coucher avec lui. Inversement, quand vous essayez d’avoir un enfant avec votre partenaire, vous pouvez ne pas avoir réellement de désir, mais consentir à un rapport sexuel parce que vous voulez tomber enceinte.
Enfin, s’il peut être empouvoirant de dire que les femmes peuvent choisir tel ou tel acte, le consentement est aussi une notion qui, historiquement, est extrêmement sexiste. Le consentement vient souvent avec l’idée que c’est quelque chose qui concerne les femmes. C’est le modèle du chasseur et de la proie : l’homme propose, la femme dispose. Les hommes sont toujours vus comme force de proposition sexuelle, pas les femmes. Et c’est aussi un stéréotype sexiste de présumer qu’ils veulent toujours du sexe. Cela contribue à mettre un voile sur toutes les questions de violences entre gays, ou même au sein des couples hétéros, où des hommes peuvent s’entendre dire : « Pourquoi tu n’as pas envie de coucher ce soir ? C’est quoi ton problème, t’es pas un vrai mec ? »

 

Le consentement est souvent intuitivement perçu comme le critère de démarcation entre une relation sexuelle et un viol. Cependant, notre Code pénal définit le viol comme une pénétration sexuelle ou un acte bucco-génital commis sur une personne avec « violence, contrainte, menace ou surprise ». Le terme « consentement » ne figure donc pas dans cette définition…

ÉLODIE TUAILLON-HIBON En matière pénale, le droit français est construit sur une présomption de consentement à l’acte sexuel, puisque les seules situations qui y sont visées sont en effet celles où il y a violence, contrainte, menace ou surprise. Ce qui veut dire que si vous êtes en dehors de ces cas, vous êtes automatiquement présumé·e consentir. Et c’est ce qui permet finalement aux agresseurs sexuels de se défendre en prétendant que la victime était consentante. Cette défense repose sur la construction intellectuelle de ce qui est supposé être la sexualité juste d’une femme, aux yeux du Code pénal : une disponibilité permanente pour les rapports sexuels avec des hommes.

MANON GARCIA Je ne comprends pas bien l’intérêt de cet argument. Vous dites qu’il y a une présomption de consentement comme si c’était très grave. Mais dans tout le droit pénal, il y a la présomption qu’il n’y a pas de crime jusqu’à ce qu’on prouve qu’il y en a un. Par exemple, il n’y a pas meurtre jusqu’à ce qu’on prouve qu’il y a meurtre. Cela me paraît donc inévitable que le droit présume le consentement.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Je trouve qu’on ne peut pas comparer le vol, par exemple, et le viol. Cette présomption en matière de rapports sexuels, impliquant l’irruption dans la génitalité d’autrui, touche quand même à des aspects fondamentaux de la personne. Et donc cette présomption me dérange. Sur une échelle de valeurs, la possession d’une voiture, par exemple, a moins d’importance que le maintien de notre intégrité physique.

MANON GARCIA Et le kidnapping, par exemple ? Là, ce n’est pas un bien. Si vous partez en vacances avec quelqu’un, on va présumer que vous êtes en voyage, même si vous êtes mineur·e, jusqu’à ce qu’on prouve qu’il s’agit d’un enlèvement.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Bien sûr. Mais il y a une dimension que vous éludez complètement : c’est le fait que nous vivons encore dans des systèmes patriarcaux, avec une domination masculine. Historiquement, les femmes ont été pensées comme étant à disposition des hommes, avec le devoir conjugal qui équivaut à un droit de viol conjugal, ou encore le droit de cuissage. Il se joue, dans la question des rapports sexuels, quelque chose qui n’est pas comparable. Cela mérite qu’on s’y arrête. Comment est-il possible, par exemple, de ne pas avoir de textes pour répondre aux arguments des accusés concernant l’intentionnalité ? Ils peuvent se contenter de dire qu’ils n’avaient pas l’intention de violer. « Ah, je ne me suis pas rendu compte, je ne pouvais pas comprendre qu’elle n’était pas consentante parce que [par exemple] elle est sortie du bar à mon bras. » Aujourd’hui, on a énormément de dossiers comme ça, et les agresseurs s’en tirent. Et la question n’est pas seulement d’obtenir des condamnations. Le problème pour nous, les avocat·es, avant même cela, ce sont les poursuites : nous avons du mal à faire arriver nos dossiers devant une cour d’assises [qui juge les crimes]. Sur ce point, il y a un énorme problème.

 

Dans les débats sur le consentement, on entend souvent parler d’une « zone grise » pour évoquer des relations qui ne sont pas vraiment consenties, mais qu’on ne qualifie tout de même pas de viols. Que pensez-vous de ce concept ? 

MANON GARCIA Ce qui me semble intéressant dans l’idée de « zone grise », c’est qu’on reconnaît qu’il y a des rapports sexuels qui ne sont pas illégaux, mais qui sont quand même mauvais. Il y a plein de cas pour lesquels il n’y a pas viol, mais où, moralement, ça ne tient pas la route. Cela peut venir du fait qu’on se connaît mal, mais aussi de l’internalisation de normes de genre, tel le sexe « par politesse », quand des femmes ont l’impression qu’elles « doivent » du sexe aux hommes.

LOUISE DELAVIER En fait, la « zone grise » est un concept un peu embarrassant, qui peut avoir pour effet de minimiser les comportements des agresseurs. C’est le symptôme de ce dont on parlait plus tôt, quand le consentement n’est pas clair. Par exemple, si dans un couple hétérosexuel la femme dit non à un rapport sexuel, mais que son compagnon fait la gueule ou insiste jusqu’à ce qu’elle cède, le viol conjugal ne sera pas facile à prouver devant la justice. On a souvent des victimes qui nous parlent de ça, qui nous disent : « Est-ce que ça s’appelle un viol, ce que je viens de vivre ? Ou est-ce la “zone grise” ? » On se rend bien compte que la situation qu’elles décrivent risque de ne pas passer au tribunal. Alors qu’on peut considérer que c’est quand même un viol.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON La définition de la « zone grise » n’est pas du tout évidente, donc le risque est qu’on y mette des tas de situations qui sont clairement des viols – que ce soit au sens juridique ou dans un autre sens. Je dis « ou dans un autre sens », car il y a quelque chose qui est extrêmement important dans ce débat, c’est que le viol ne doit pas devenir la chose du droit. Je pense que, même si vous n’avez pas le papier estampillé « viol » à la sortie du tribunal, vous devez absolument avoir le droit de dire que vous avez été victime de viol. Le viol existe depuis la nuit des temps, avant même que sa répression criminelle n’existe, et ce qui est un viol selon la loi sous certains cieux ne l’est pas sous d’autres, et inversement. Je ne vois donc pas de quel droit on dirait aux victimes : « Vous ne pouvez pas employer le terme de viol parce que ça n’entre pas dans la case du Code pénal à tel ou tel endroit », comme s’il y avait une espèce de copyright juridique. Il y a énormément de choses à changer en droit sur le viol, mais on ne peut pas non plus faire reposer sur la justice tout son traitement sociétal, culturel, moral et philosophique.


« On fait comme si l’agression sexuelle relevait du comportement de la victime. Or, l’agression sexuelle, c’est quelque chose que fait l’agresseur. Le viol doit être défini uniquement par les actions du violeur. »

Manon Garcia


 

Certains pays ont modifié leur définition légale du viol pour y inclure explicitement la notion de consentement : le Canada dès 2012, et plus récemment la Suède (2018), la Suisse et l’Espagne (2022) ou encore les Pays-Bas (2024). La France devrait-elle changer sa définition du viol pour inclure également ce terme ? Manon Garcia, vous avez publié une tribune dans Le Monde, en décembre dernier, où vous vous prononcez contre ce changement de définition.  

MANON GARCIA Ce qui me pose le plus problème avec l’utilisation du concept de consentement dans un contexte légal, c’est que j’ai peur que ça renforce cette tendance – qui existe déjà dans les tribunaux – qui fait qu’on évoque le comportement de la victime, alors qu’on ne devrait pas en parler. Si on demande à l’accusé : « Avait-elle consenti ? Qu’a‑t-elle fait qui montre qu’elle avait, ou non, consenti ? », on fait comme si l’agression sexuelle relevait du comportement de la victime. Donc on fait comme si le viol, c’était du sexe normal moins du consentement. Or, l’agression sexuelle, c’est quelque chose que fait l’agresseur. Je pense qu’il faut que le viol soit défini uniquement par les actions du violeur.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Mais le comportement de la victime est déjà, de fait, depuis toujours au cœur des débats, y compris en France, où le terme « consentement » ne figure pas dans le Code pénal. Pour moi, au contraire, il est temps de prendre les choses à bras-le-corps et de sortir de cette situation où rien n’est écrit sur le consentement ni sur le comportement de la victime, mais où tout, en fait, nous y ramène. Mettre la question clairement sur la table aurait le mérite de mieux encadrer les choses et de mettre un terme à certaines pratiques et à certains biais insupportables qui continuent d’influer sur la justice. Lors des procès, si on a du mal à caractériser la « violence, menace, contrainte ou surprise », il suffit que l’agresseur allègue qu’il a pu croire au consentement pour que la machine se remette en route et on retombe dans les stéréotypes de la culture du viol. Je n’ai pas un dossier d’instruction où ce ne sont pas le comportement, l’habillement, la situation de la victime qui sont au cœur des débats.

MANON GARCIA Élodie Tuaillon-Hibon et moi avons des points de vue opposés. En tant que praticienne du droit, elle affirme : « La question du consentement est là tout le temps, donc autant le définir et avoir quelque chose sur quoi travailler. » Moi, je pense en théoricienne : le consentement ne devrait pas être abordé du tout, donc réfléchissons pour nous assurer qu’il ne soit pas abordé. Par exemple, en Australie, il est interdit de faire référence à la vie sexuelle passée d’une victime dans un procès pour viol. Au contraire, aux États-Unis, les victimes sont traînées dans la boue au nom de la procédure pénale, et on peut leur demander : « Pourquoi tu étais habillée comme ça si tu ne voulais pas te faire violer ? » C’est pour ça que je suis très réticente à l’idée de définir le viol par le comportement de la victime et non par celui de l’agresseur. Selon moi, il faudrait plutôt un changement de jurisprudence sur la manière dont est définie la contrainte. La Cour de cassation pourrait dire qu’il y a contrainte dès lors que l’accusé ne s’est pas assuré du consentement de la victime. Je pense aussi qu’il pourrait y avoir la création d’un autre délit, un peu sur le modèle de ce qu’a fait la Suède avec le « viol par négligence ». Je n’aime pas le nom, je pense que c’est une erreur d’appeler ça un viol, car on sait que c’est extrêmement difficile d’obtenir un procès aux assises. Mais l’idée est de considérer comme un délit [et non pas comme un crime] le fait d’obtenir du sexe sans s’être assuré du consentement de l’autre alors qu’il pouvait y avoir un doute.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Moi aussi, j’aimerais bien que les juges de notre pays soient plus novateurs et novatrices et, par exemple, qu’elles et ils se servent du droit international et du droit européen pour s’octroyer plus de liberté sur la manière dont on entend la contrainte. Mais elles et ils ne le font pas. En réalité, il y a déjà des instruments qui obligent – en théorie – le ou la juge française. Par exemple, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a rendu à ce jour plus d’une vingtaine de décisions concernant le viol. Les juges français·es ne sont pas censé·es pouvoir s’en abstraire ou les ignorer. Pourtant elles et ils s’en moquent totalement. Manon Garcia faisait référence au droit australien, qui interdit de prendre en compte la vie sexuelle passée de la victime pour apprécier si le viol est caractérisé ou non. En Europe, on a déjà cette obligation. Les juges ne sont pas censé·es décortiquer la vie sexuelle de la victime ou porter atteinte à son intimité. Mais ce n’est pas respecté. Vous n’imaginez pas le combat que c’est, de faire valoir ces jurisprudences…

 

Élodie Tuaillon-Hibon, vous avez également publié une tribune dans Le Monde, coécrite avec huit autres spécialistes du droit, dans laquelle vous appelez, à l’inverse de Manon Garcia, à redéfinir pénalement le viol pour y intégrer la notion de consentement…

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Oui, inclure la notion de consentement dans nos textes de loi changerait beaucoup de choses. Mais il faut s’entendre sur ce qu’on appelle « modifier la loi », parce qu’il y a plusieurs propositions sur la table, qui ne sont pas équivalentes. Je fais partie d’un groupe de travail constitué d’avocat·es, de professeur·es, de magistrat·es. Ce que nous demandons, c’est qu’on ouvre la définition du viol. C’est-à-dire qu’on garderait les notions de « contrainte, violence, menaces, surprise », notamment pour ne pas se retrouver dans une situation où on abroge totalement un texte pénal et où on met en carafe les dossiers qui étaient en cours au moment du changement de la loi. Mais on y ajouterait, plus généralement, le fait de ne pas avoir consenti, en définissant le consentement en droit pénal, ce qui n’est actuellement pas le cas. Pour cela, on peut s’appuyer sur la convention d’Istanbul, signée par la France en 2011 et ratifiée en 2014, qui devrait conduire à une modification du droit français. Elle définit le consentement sexuel comme le résultat libre d’une volonté propre, exprimée volontairement, en fonction des circonstances et du contexte. Je suis très attachée à cet instrument parce qu’il nous permet aussi de remettre le moment où se commet le viol dans son contexte, pour dire : « Attendez, un viol, ça n’arrive pas comme un orage dans un ciel serein. » En fait, si vous êtes déjà dans une situation de soumission, de nécessité ou de vulnérabilité, c’est cette situation qu’il faut commencer à regarder pour évaluer s’il y a ou non consentement.

MANON GARCIA C’est bien qu’Élodie Tuaillon-Hibon clarifie le fait qu’il y a plusieurs propositions. S’il s’agit effectivement de garder le texte français tel qu’il est et de rajouter le non-
consentement, avec une définition du consentement comme affirmatif, c’est-à-dire le fait d’avoir clairement manifesté sa volonté, y compris de manière non verbale, alors là, oui, c’est une piste intéressante.

 


« Pour consentir, encore faut-il comprendre ce dont il est question. C’est ce qui se joue dans des relations asymétriques, notamment de pouvoir, qu’il soit symbolique ou réel. »

Louise Delavier


 

On estime que moins de 1 % des accusations de viols débouchent sur une condamnation. Outre l’éventuel changement de définition que nous avons évoqué, comment faire pour que les viols soient mieux sanctionnés par la justice ? 
LOUISE DELAVIER Beaucoup de victimes ne vont même pas porter plainte pour viol, parce qu’elles craignent d’être mal reçues au commissariat. Les formations sont donc capitales, dans la police, dans la magistrature et pour toutes les personnes qui contribuent à la justice. Et ces formations doivent être approfondies. J’en dispense souvent, je vois bien comment cela se passe : si la formation ne dure que deux jours, c’est trop court. Il ne faut pas se contenter de notions sur les conséquences du traumatisme psychique ou sur le fait de recueillir la parole des victimes. Il faut vraiment s’attaquer aux stéréotypes sexistes, car si les policier·es sont formé·es aux mécanismes des violences, mais qu’elles et ils continuent de penser que les femmes mentent et sont instables, les comportements ne changeront pas ! Et cela vaut pour toute la société : on voit bien que la couverture médiatique et la mobilisation des féministes, ça fait bouger les choses, et ça influe sur le traitement judiciaire. Il faut aussi investir la question de la réparation des victimes. La justice peut aider, mais c’est important de penser à d’autres mécanismes pour prendre soin de celles qui vivent cela. Enfin, il y a la question des agresseurs. Maintenant qu’on a commencé à les voir, qu’en fait-on ? Il y a une vraie réflexion à mener.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Outre les formations évoquées par Louise Delavier, qui sont très importantes, il faudrait une véritable politique pénale, avec des circulaires, qui prenne en compte les avancées de la médecine, de la neuropsychiatrie, de la psychotraumatologie… Et il faudrait aussi donner beaucoup plus de fonds publics aux associations comme En avant toute(s), qui s’occupent des victimes. C’est un travail essentiel.

MANON GARCIA Pour conclure, je voudrais répéter qu’il n’y a pas que les pauvres et les Arabes qui violent les femmes. Il existe un certain nombre d’hommes [issus de milieux privilégiés] qui se sentent intouchables devant les tribunaux. Certes, avec les affaires Gérard Depardieu ou Jacques Doillon (3), cela commence à bouger, mais globalement l’opinion a du mal à penser que des hommes riches et célèbres puissent violer. •

Entretien réalisé en visioconférence le 21 février 2024 par Marie Kirschen.
Article édité par Élise Thiébaut.

 


(1) Traduction littérale du mot anglais « empowerment », ce terme désigne le processus consistant à prendre ou reprendre le pouvoir sur sa propre vie en s’émancipant des oppressions qui la contraignent ou la restreignent.

(2) Selon la dernière enquête « Sécurité et société » de l’Insee (2021), 96,5 % des infractions à caractère sexuel, en France, sont commises par des hommes. Pour cette raison, nous utilisons ici un masculin générique.

(3) Cinq plaintes pour viol ou agression sexuelle ont été déposées contre Gérard Depardieu depuis 2018. Jacques Doillon est, pour sa part, accusé de violences sexuelles par plusieurs femmes, dont la comédienne Judith Godrèche, qui a porté plainte (lire aussi page 12). Les deux hommes nient les faits. Jacques Doillon a annoncé, à la fin de février 2024, attaquer Judith Godrèche en diffamation.

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