URL du flux RSS

ACCÈS LIBRE

▸ les 10 dernières parutions

30.10.2025 à 15:37

🎃 Monstres et sorcières, allié·es féministes

La Déferlante
En plus des personnages de sorcières qui peuplent depuis quelques années les imaginaires féministes, les monstres et les vampires hantent désormais essais et fictions, comme autant de manières de questionner […]
Texte intégral (2877 mots)

En plus des personnages de sorcières qui peuplent depuis quelques années les imaginaires féministes, les monstres et les vampires hantent désormais essais et fictions, comme autant de manières de questionner les normes de genre et de révéler des chemins d’émancipation.

« Tout dans l’horreur reflète les problématiques de la marginalité, du regard qu’on porte sur l’autre », écrit ainsi l’autrice Taous Merakchi au sujet de son dernier essai, Monstrueuse (éd. la ville brûle, 2025).

📺
On regarde

Häxan

Häxan. La sorcellerie à travers les âges est un documentaire muet réalisé en 1922. Il est depuis peu visible sur les plateformes de VOD. Détonnant par sa forme comme par son propos, il raconte comment, à toutes les époques, les hommes ont utilisé la torture pour soumettre les femmes. Entremêlant méticuleusement archives et saynètes de fiction, utilisant des effets spéciaux encore confidentiels à l’époque, son réalisateur, le Danois Benjamin Christensen, reconstitue d’abord toute la violence des chasses aux sorcières du Moyen Âge. Puis, dans un audacieux glissement vers un propos qu’on est bien obligées de qualifier de « féministe », il laisse la parole à des femmes de son époque internées en hôpital psychiatrique. Elles dénoncent les traitements qui leur sont infligés, et mettent en lumière la permanence de la violence patriarcale.

🧹Häxan. La sorcellerie à travers les âges, de Benjamin Christensen, 87 minutes. Disponible sur les plateformes de VOD.

Sinners

Dans les États-Unis des années 1930 et de la prohibition, Elijah et Elias, deux frères jumeaux, reviennent s’installer dans leur ville natale du Mississippi. Ils décident d’ouvrir un club de blues réservé à la communauté noire, dans un État où la ségrégation raciale fait loi. Mais, le soir de l’ouverture, l’arrivée de trois musicien·nes – blanc·hes – perturbe les festivités, et la soirée prend une tournure surnaturelle. Véritable hommage à la culture noire des États-Unis – sa musique, ses rituels vaudous – le film explore, à travers la métaphore du vampire, les dynamiques d’oppressions qui traversent la société à l’époque. Rythmé par une bande originale empruntant au blues et au rap, Sinners prend rapidement les allures d’une comédie musicale. C’est, selon nous, un des films les plus étonnants de l’année 2025 !

🧛🏾‍♀️Sinners, de Ryan Coogler, 137 minutes. Disponible sur les plateformes de VOD.

📖
On lit

Monstrueuse

Passionnée de films d’horreur depuis l’enfance, l’autrice et podcasteuse Taous Merakchi convie ses lecteur·ices à un voyage peuplé des monstres et des loups-garous qui ont fait son éducation. Enfant solitaire puis adolescente en marge, elle a puisé dans les films de genre les matériaux pour se construire en tant qu’adulte, mère et femme dans une société misogyne : « J’ai toujours rêvé d’inverser les rôles et de devenir la menace, la silhouette inquiétante dans la ruelle sombre, le monstre du placard. Mon rêve absolu est de faire peur aux hommes, de les déranger, de les dégoûter », écrit-elle dans ce qui sonne comme un plaidoyer pour le cinéma d’épouvante.

👹 → Taous Merakchi, Monstrueuse, éd. la ville brûle, 2025.

Ancolie

Ancolie est une sorcière de 27 ans qui trompe une existence terriblement ennuyeuse en picolant dès le petit déjeuner et en couchant avec son ex toxique. Pour éviter l’excommunication du Haut Conseil des sorcières, elle se lance dans un défi « un peu hippie-neuneu » : fabriquer un sortilège d’empathie pour enrayer la montée du fascisme, la fracture sociale, les superprofits et la pollution des nappes phréatiques.

Après La vie est une corvée (Exemplaire, 2023), Ernestine (Même Pas Mal, 2024) et Peur de mourir mais flemme de vivre (Exemplaire, 2025), Salomé Lahoche ressuscite son double maléfique sous les traits d’un personnage de fiction qui nous embarque dans un univers trash et baroque, au pouvoir hautement hilarant.

🍷 → Salomé Lahoche, Ancolie, Glénat, 2025.

Le Temps des sorcières

En 1893, alors que le combat pour le droit de vote des femmes aux États-Unis fait rage, trois sœurs – Bella, Agnès et Genièvre – racontent leur lutte quotidienne contre la misogynie et la précarité sociale, dans la ville de New Salem (Massachusetts). Quelques siècles auparavant, les sorcières ont été bannies de la région, mais, à l’instar des trois narratrices, les femmes de New Salem résistent en se reconnectant aux savoirs oubliés. Mi-politique, mi-fantastique, ce roman décortique les grands enjeux sociaux, raciaux et de genre qui secouent les États-Unis à la fin du XIXe siècle. Il est aussi un magnifique hommage à la lutte politique et à la solidarité entre femmes.

🧙🏼‍♀️ → Alix E. Harrow, Le Temps des sorcières, traduit par Thibaud Eliroff, Hachette, 2022.

💻
On s’abonne

Demoiselles d’horreur

Pourquoi, au cinéma, les femmes incarnent-elles des fantômes, et les hommes des serial killers ? Pourquoi le body horror est-il féministe ? Ou encore, comment le cinéma d’horreur traite-t-il les personnages queers ? Sur sa chaîne YouTube, la journaliste Judith Beauvallet interroge les représentations véhiculées par le cinéma fantastique, un sous-genre très investi par les réalisatrices et les femmes critiques.

💡
Un glossaire pour tout comprendre

Alors que l’actualité montre à quel point la guerre culturelle qui fait rage est aussi une bataille sémantique, il nous a paru important que La Déferlante propose à ses lecteur·ices des définitions de concepts clés pour appréhender l’époque dans une perspective féministe intersectionnelle. Toutes sont en accès libre sur notre site internet, qui sera alimenté au fil des numéros pour faciliter la compréhension des concepts mobilisés dans chaque dossier.

🔏 → Retrouvez toutes nos définitions en libre accès

📍
On y sera

🐤 Grandir sans tabou à Rennes

Ven 7 novembre 2025, à 18 heures
Librairie La Nuit des temps, Rennes

Claire Marcadé Hinge et Marianne Marty-Stéphan, autrices de Grandir sans tabou, rencontreront les lecteur·ices rennais·es. La discussion sera animée par Lucie Louapre, de l’association Parents et féministes, et sera suivie d’une séance de dédicaces.

👉🏼 → Informations pratiques par ici.

🐣 Grandir sans tabou à Rennes

Ven 14 novembre 2025, à 18 h 30
Librairie Les Bien aimé·es, Nantes

Les deux autrices de Grandir sans tabou répondront aux questions des lecteur·ices nantais·es et animeront un atelier destiné aux enfants, en partenariat avec l’association DisQUtons.

👉🏼 → Informations pratiques par ici.

💥 Une expo, un débat

Mer 19 novembre 2025, à 19 heures
Galerie Kadist, Paris 18e

Christelle Murhula, journaliste indépendante et membre du comité éditorial de La Déferlante, animera un échange entre la styliste Jeanne Friot et l’autrice Kiyémis, en marge d’une exposition sur les féminismes non occidentaux. Entrée gratuite sans réservation (attention, le nombre de places est limité !).

💁🏽Informations ici

🌟 Festival Les Créatives

Jeu 20 novembre 2025, à 12 h 30
Festival Les Créatives, Genève

Marie Barbier, corédactrice en chef de La Déferlante, participera à une table ronde intitulée « Investiguer et médiatiser les violences sexistes et sexuelles » aux côtés de sa consœur de Mediapart Marine Turchi et de la comédienne Anna Mouglalis.

👉🏼 → Informations et billetterie

🩺 Soirée de lancement du numéro « Soigner »

Jeu 27 novembre 2025 à 19 heures
Maison des Métallos, Paris 11e

À l’occasion du lancement du numéro 20 de La Déferlante, « Soigner dans un monde qui va mal », une table ronde rassemblera l’autrice féministe Valérie Rey-Robert, la psychiatre Loriane Bellahssen et la psychologue Salima Boutebal. La discussion sera suivie d’un concert de Louisadonna. Comme à chaque édition, des associations seront présentes et un stand proposera les revues, livres et goodies de La Déferlante.

💊 → Je prends mes places

29.10.2025 à 15:18

L’assassinat des sœurs Mirabal : à l’origine de la Journée contre les violences faites aux femmes

Laurène Daycard
En France, la date du 25 novembre revêt, depuis plusieurs décennies, une signification particulière pour le mouvement social. En 1995 déjà, 140 organisations – dont beaucoup d’associations féministes, mais aussi la CGT et […]
Texte intégral (4158 mots)

En France, la date du 25 novembre revêt, depuis plusieurs décennies, une signification particulière pour le mouvement social. En 1995 déjà, 140 organisations – dont beaucoup d’associations féministes, mais aussi la CGT et le Parti communiste – mobilisées pour défendre les droits reproductifs, menacés par le retour de la droite au gouvernement, faisaient défiler 40 000 personnes dans les rues de Paris.

En 2018, c’est au tour de Nous toutes de rassembler 30 000 manifestant·es dans la capitale, 100 000 l’année suivante. Un an après l’explosion médiatique de #MeToo, le collectif « est né autour de cette idée de créer une mobilisation de masse, dans la rue, sur les violences », explique Maëlle Noir, une membre du comité national. Mais elle admet : « L’origine [du 25 novembre] reste méconnue, y compris dans nos cercles militants. » En 2024, lors de la rédaction de l’appel à manifester de Nous toutes, il a été question d’évoquer l’assassinat de ces trois militantes contre la dictature dominicaine, le 25 novembre 1960, mais l’idée n’a pas été retenue, même si plusieurs posts Instagram et documents du collectif l’ont abordé à plusieurs reprises.

C’est en 1999 que le 25 novembre a été choisi par les Nations unies comme « Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ». Mais dans la résolution 54/134, indiquant que « la violence est l’un des principaux mécanismes sociaux par lesquels les femmes sont maintenues en situation d’infériorité par rapport aux hommes », aucune mention n’est faite de l’assassinat de Patria, Minerva et María Teresa Mirabal. Alors même qu’en Amérique latine, notamment caribéenne, le jour de la mort des trois sœurs est célébré depuis deux décennies déjà, en mémoire des victimes de violences et de féminicide.

Photo d'une manifestation en commémoration de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre 2014 en République Dominicaine.
Marche de commémoration de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre 2014 à Saint-Domingue, en République dominicaine, lors de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Crédit : ERIKA SANTELICES / AFP

À Paris, la seule référence aux sœurs Mirabal se trouve dans un recoin de la place de la République-Dominicaine, dans le XVIIe arrondissement, où l’ambassade a fait apposer en 2021 une plaque de marbre à la mémoire des trois victimes de féminicide. « Mes sœurs ont fait partie de cette jeunesse qui s’est sacrifiée pour que le peuple dominicain puisse se libérer de la dictature », affirme dans ses mémoires Dedé MirabalBélgica Adela Mirabal (dite Dedé), Vivas en su jardín, Aguilar 2012 (non traduit). Le titre « Vivantes en leur jardin », fait référence au parc qui entoure la maison familiale de Salcedo, aujourd’hui transformée en musée., deuxième fille d’une sororie de quatre dont elle est l’unique survivante, et qui, comme telle a élevé ses nièces et neveux orphelin·es.

Les sœurs Mirabal ont été tuées alors qu’elles se rendaient en voiture à la prison de Puerto Plata où leurs époux étaient incarcérés pour atteinte à la sécurité de l’État. Une embuscade commanditée par Rafael Trujillo, dictateur sanguinaire arrivé au pouvoir en 1930, après avoir reçu une formation des Marines pendant l’occu­pation du pays par les États-Unis (1916–1924).

Patria, Minerva et María Teresa Mirabal, âgées respectivement de 36, 34 et 25 ans, savaient le risque qu’elles couraient en prenant la route ce jour-là, dans un pays où les opposant·es étaient souvent victimes de mystérieux accidents de voiture. Les deux plus jeunes avaient elles-mêmes été détenues quelques mois auparavant, sous le même chef d’accusation que leurs maris, et vivaient depuis assignées à résidence. La Jeep, conduite par leur chauffeur Rufino de la Cruz, est mitraillée sur le trajet retour par des agents de la police secrète du Servicio de inteligencia militar (SIM). Les passagères et le chauffeur sont battu·es à mort avant d’être précipité·es dans leur Jeep au fond d’un ravin pour maquiller le crime en accident.

La presse dominicaine, sous la coupe du régime, reprend cette version. Mais le peuple n’est pas dupe. Loin d’étouffer la contestation, l’assassinat de ces résistantes suscite une grande vague d’indignation et de colère entraînant la chute du dictateur. Trujillo, alors également dans la ligne de mire de Washington, est à son tour victime d’une embuscade mortelle six mois plus tard, le 30 mai 1961. Il faut cependant attendre la fin des années 1970 pour que la République dominicaine s’engage dans une transition vers un régime démocratique.

« Vivantes en leur jardin »

Entre 1930 et 1961, dans un pays qui comptait alors 3 millions d’habitant·es, Trujillo et son bras armé, le SIM, auraient provoqué jusqu’à 50 000 exécutions, incluant le massacre raciste de milliers de Haïtien·nes noir·es travaillant dans les plantations dominicaines. Le despote, autoproclamé « bienfaiteur de la patrie », avait érigé un véritable culte autour de sa personne, tout en accaparant une grande partie des richesses du pays. « Ce furent des années de terreur et de carnage, de trahisons, de délation et de destructions, mais ce fut aussi l’époque où l’héroïsme des gens s’est manifesté avec le plus de force », écrit encore Dedé Mirabal.

Les Mirabal sont une famille d’opposant·es politiques de haut vol, emmenée notamment par Minerva. En janvier 1959, inspirée par la chute du dictateur cubain Fulgencio Batista, elle a créé le principal réseau de résistance de gauche dominicain. C’est le point de départ du Mouvement du 14 juin – référence à la date d’une tentative avortée de débarquement révolutionnaire en juin 1959, depuis Cuba –, dont Manuel Aurelio Tavárez, l’époux de Minerva, devient président. Leur programme ? Éradiquer la tyrannie, élire une assemblée constituante, organiser des élections libres tous les quatre ans, engager une réforme agraire. Et en attendant… réunir des armes pour faire tomber le dictateur.

Durant sa clandestinité, Minerva Mirabal se fait appeler Mariposa, « papillon » en espagnol. Un clin d’œil à ceux qui volaient un peu partout dans le jardin de la maison familiale à Salcedo, dans le nord du pays, et un symbole de transformation qui devient le surnom des trois sœurs, Las Mariposas. Ce surnom renvoie aussi à la métaphore de l’effet papillon, théorisé dans les années 1970 par le météorologue étasunien Edward Lorenz, selon lequel le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait théoriquement provoquer une tornade au Texas.


« La violence est l’un des principaux mécanismes sociaux par lesquels les femmes sont maintenues en situation d’infériorité par rapport aux hommes. »

Résolution 54/134 des Nations unies, 1999

L’assassinat de trois femmes en République dominicaine peut-il pousser des centaines de milliers de femmes à travers le monde à défiler dans les rues pour dénoncer les violences de genre ? La réponse est oui. Car ce n’est pas uniquement en raison de leur engagement politique que les sœurs Mirabal ont été assassinées, mais aussi parce qu’elles étaient des femmes vivant sous un régime dictatorial d’impunité sexuelle.

L’histoire telle qu’elle est racontée par Dedé Mirabal en témoigne : le dictateur Trujillo avait, un jour de 1949, invité la famille Mirabal à une fête, avec l’intention de mettre Minerva dans son lit. Impossible de refuser l’invitation, au risque de subir des représailles. Les Mirabal viennent en nombre autour de la jeune femme dans l’espoir de servir de rempart. « Nous étions également inquiets qu’elle puisse boire dans un verre » contenant « une sorte de drogue qui faisait tomber les femmes dans [l]es bras [de Trujillo] », écrit encore Dedé. Minerva, âgée de 22 ans, est contrainte d’échanger quelques pas de danse avec le tyran.

Maintes fois répétée, l’histoire de cette rencontre se raconte désormais à la manière d’une légende nationale. Dans l’une des versions, la plus populaire, Minerva aurait giflé le dictateur. Mais, d’après Dedé, elle lui a surtout tenu tête, en lui disant qu’elle s’opposait à sa politique.

À la suite de cette soirée, Trujillo fait arrêter et emprisonner le père Mirabal, qui décédera en 1952, affaibli par sa détention. Minerva est aussi interpellée à plusieurs reprises, interrogée sur ses liens avec les dirigeants socialistes et communistes, puis assignée à résidence jusqu’à ce qu’elle puisse enfin s’inscrire à la faculté de droit, sans savoir qu’elle ne pourra jamais prêter serment.

« Une construction collective »

Pour la philosophe et sociologue française Jules Falquet, dont le travail contribue depuis plusieurs décennies à faire connaître les luttes et les penseuses d’Amérique latine, « en dehors de ce continent, les mouvements féministes n’ont pas assez fait le rapprochement entre la date du 25 novembre et l’histoire des sœurs Mirabal, encore moins avec le travail des féministes dominicaines qui ont proposé cette date ». Un constat que partage la militante dominicaine pour les droits des femmes, Sergia Galván Ortega : « Il y a une méconnaissance de notre rôle dans la commémoration de ce jour. Mais nous, les Dominicaines, n’avons pas non plus voulu nous approprier cet événement, car il s’agit d’une construction collective du mouvement féministe latino-américain. »

Des affiches de différent·es révolutionnaires martyr·es dominicain·es sont plantées dans un jardin.
Près de Salcedo en République dominicaine, la Casa Museo Hermanas Mirabal rend hommage aux révolutionnaires martyr·es dominicain·es dans le jardin de l’ancienne maison des sœurs Mirabal transformée en musée.
Crédit : PETER HOHENHAUS OF DARK-TOURISM.COM

C’est en effet lors de la première Rencontre féministe de l’Amérique latine et des Caraïbes, organisée en juillet 1981 à Bogotá (Colombie) que la date du 25 novembre a été une première fois choisie pour alerter sur les violences faites aux femmes. Près de 200 militantes venues du Mexique, de Porto Rico, d’Équateur, du Vénézuéla et de six autres pays du continent se sont réunies durant quatre jours. Quelques autres font le voyage depuis l’Europe, le Canada et les États-Unis. « Nous étions heureuses de nous rencontrer. On a discuté de la santé des femmes, de sexualité, de mortalité maternelle, d’avortement, et de très nombreux thèmes », se remémore Sergia Galván Ortega. Enseignante et activiste, elle fait alors partie de la délégation dominicaine. Composée d’une vingtaine de femmes, emmenée par la sociologue Magaly Pineda – figure incontournable du féminisme dominicain, décédée en 2016 –, elle est la délégation la plus fournie juste après la délégation colombienne. Cela a probablement pesé dans la balance quand, le dernier jour, il fut question de fixer « une journée d’actions contre la violence pour interpeller les autorités sur le sort réservé aux femmes », reconnaît-elle.

Les dates de naissance ou de mort de Flora TristanFemme de lettres franco-péruvienne, Flora Tristan (1803–1844) a subi des violences conjugales qui ont failli lui coûter la vie. Féministe et socialiste, elle a, parmi d’autres droits, milité pour celui des femmes à divorcer. sont proposées, mais c’est finalement le jour de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre donc, qui remporte l’adhésion. « Nous avons rappelé que leur assassinat symbolisait la violence politique, institutionnelle et sexuelle », se souvient Sergia Galván Ortega. Politique, car le meurtre a été orchestré par le dictateur. Institutionnelle, parce que Minerva Mirabal, qui était l’une des premières femmes à mener des études de droit dans son pays, avait été interdite d’exercer. Sexuelle, enfin, parce que Trujillo avait systématisé les violences sexuelles contre les femmes en kidnappant celles « qui lui plaisaient, après les avoir repérées dans des fêtes ».

Quand elles racontent cette histoire, à Bogotá en 1981, les Dominicaines font l’unanimité. À partir de là, des marches sont organisées dans plusieurs pays à cette date. À Saint-Domingue, le premier défilé a lieu le 25 novembre 1982 sur le parvis de l’université autonome et, là encore, c’est un choix symbolique. « Nous étions plusieurs centaines, de tous les secteurs, des travailleuses, des paysannes, des jeunes de classe moyenne. On a chanté des poèmes pour les sœurs Mirabal », se rappelle Sergia Galván Ortega, qui explique que l’anniversaire de la mort des sœurs Mirabal fédère aujourd’hui chaque année jusqu’à 8 000 manifestantes en République dominicaine. « Cette mobilisation a conduit à l’adoption de lois, notamment celle de 1997, la première à punir les violences intrafamiliales », précise encore l’enseignante.

Mais la mobilisation ne faiblit pas car il reste du chemin à parcourir. L’avortement reste un crime, y compris en cas de viol, ce qui fait de la République dominicaine l’un des pays les plus restrictifs en matière de droits reproductifs. Par ailleurs, selon l’ONG Human Rights Watch, les violences perpétrées à l’encontre des personnes LGBTQIA+ ne sont pas légalement reconnues comme des discriminations.

Le féminicide : une « non-idée politique »

Jules Falquet se souvient du « choc » qu’elle éprouve en atterrissant en 1989 au Mexique quand elle découvre qu’il existe, dans certains pays d’Amérique latine, des défilés féministes le 25 novembre : « C’était tellement impressionnant de voir des milliers de femmes dans les rues contre les violences, alors que ça n’existait pas en Europe. » La chercheuse effectue sur place des recherches pour son mémoire de master sur la scolarisation des femmes autochtones au Chiapas. Elle traduit notamment certains textes de l’anthropologue afro-dominicaine lesbienne Ochy Curiel qui propose une approche décoloniale du féminisme. « C’est important de souligner l’agentivité des femmes latinas en général, et dominicaines en particulier, car leur apport, pourtant conséquent, est souvent négligé », insiste-t-elle.

Dans Pax neoliberalia. Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence (éditions iXe, 2016), Jules Falquet étudie aussi le concept de féminicide. Largement répandu dans la sphère hispanophone, il se diffuse en France à partir des années 2010, à la faveur de la campagne de Jean-Michel Bouvier pour que le meurtre de sa fille Cassandre et de son amie Houria Moumni, survenu à Salta (Argentine) en 2011, soit reconnu comme spécifiquement lié à leur genreLes deux touristes françaises ont été violées et tuées le 15 juillet 2011 alors qu’elles randonnaient dans le nord de l’Argentine. Un seul des trois suspects a été reconnu coupable de viol et de meurtre ; il a été condamné à trente ans en juin 2014.. En 2014, l’association Osez le féminisme demande la reconnaissance officielle de ces « meurtres misogynes », avant que le mot entre dans le Petit Robert en 2015.

L’une des particularités du triple assassinat des sœurs Mirabal, c’est qu’il s’agit d’un féminicide, perpétré à une époque où ce concept n’avait pas encore été formulé. Il est alors au stade d’une « non-idée politique », au sens où l’entend la docteure en sciences politiques Margot Giacinti dans son livre Le Commun des mortelles. Faire face au féminicide (Divergences, 2025) : « Une idée qui, quoique présente dans les théorisations (des) subalternes depuis le XIXe siècle, ne sera conceptualisée sous le terme féminicide et ne fera événement qu’à l’approche du XXIe siècle. »

Le mot « féminicide » est utilisé une première fois en public, en mars 1976 à Bruxelles, à l’occasion du Tribunal international des crimes contre les femmes, un forum féministe important de cette décennie (lire notre article dans La Déferlante n° 12). Diana Russell, l’une des organisatrices venues des États-Unis, l’utilise pour qualifier les meurtres conjugaux dans un discours précurseur, dont il ne reste aucune trace dans les archives. La vraie théorisation de ce terme date de 1992, quand paraît l’ouvrage collectif Femicide: The Politics of Woman Killing (Twayne Publishers, non traduit en français), codirigé par Diana Russell et la criminologue britannique Jill Radford.

Sa définition dépasse le cadre conjugal pour recouvrir tous les pans de la vie d’une femme. Dans un chapitre intitulé « Le terrorisme sexiste contre les femmes » rédigé avec Jane Caputi, le mot est défini en ces termes : « Le féminicide se situe à l’extrême d’un continuum de terreur antiféminine incluant une grande variété de violences sexuelles et physiques, telles que le viol, la torture, l’esclavage sexuel […] l’hétérosexualité forcée, la stérilisation forcée, la maternité forcée (en criminalisant la contraception et l’avortement), la psychochirurgie, la sous-nutrition des femmes dans certaines cultures… » 

La diffusion d’un concept

L’ouvrage de Diana Russell et Jill Radford, pierre angulaire de la lutte contre les féminicides, va voyager en Amérique latine où des chercheuses s’en emparent pour inspirer des enquêtes de terrain. Celle de Ciudad Juárez, à la frontière nord du Mexique, est probablement la plus connue, car la découverte de fosses communes dans les années 1990 et le phénomène massif des disparitions forcées de femmes ont été médiatisés par la presse internationale.

Des chercheuses, elles-mêmes médiatiques, ont aussi travaillé sur ce terrain, dont l’Argentino-Brésilienne Rita Laura Segato (lire son portrait dans le numéro 14 de La Déferlante). Dans les articles de référence, le travail de Montserrat Sagot et Ana Carcedo au Costa Rica est aussi souvent mentionnéLire à ce sujet la thèse de Mariana Rojas Mora : « “Vivas en la memoria” : tensions pour la reconnaissance et luttes pour la justice autour des fémicides au Costa Rica », université Paris Cité, 2022.. On sait moins, en revanche, que les Dominicaines ont été parmi les pionnières de la recherche sur le féminicide, avec par exemple, le travail d’enquête de Susi Pola sur les féminicides perpétrés de 2000 à 2006 en République dominicaine.


« Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus difficiles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté. »

Minou Tavárez Mirabal, fille de Minerva Mirabal

En France, les universitaires ne s’emparent véritablement du concept qu’à partir de 2016, grâce notamment à la petite-fille d’une des trois Mariposas, Camila Minerva Rodríguez Tavárez, venue étudier dans les années 2010 à Sciences Po Paris, sur le campus de Poitiers spécialisé dans le monde latino-américain. C’est elle qui fait découvrir les détails de l’histoire de ses aïeules à ses professeur·es. Sa mère, Minou Tavárez Mirabal, est invitée à participer à un colloque en 2016. Fille de Minerva et Manolo, elle est devenue femme politique en République dominicaine et préside le conseil de direction du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale. « On connaissait l’histoire de l’assassinat des sœurs Mirabal, qui rentrait pour nous dans un cadre de violences politiques. Rencontrer sa fille nous a fait prendre conscience que c’était aussi une violence de genre », estime l’historien Frédéric Chauvaud. Sa collègue Lydie Bodiou, coorganisatrice du colloque, relève : « C’est la première fois qu’on s’emparait de ce terme et de ce concept pour en faire un objet de recherches scientifiques. »

Ce colloque a donné naissance à l’ouvrage On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités (Hermann, 2019), auquel a également contribué Jules Falquet, qui sert de relais à la diffusion académique du concept de féminicide en France. Minou Tavárez Mirabal en signe l’épilogue : « Minerva Mirabal et ses sœurs ne reposent pas en paix. […] Parce que, aujourd’hui encore, les défis et les préoccupations politiques et sociales qu’elles ressentaient pour la démocratie, pour la justice, pour les droits de l’homme et ceux des femmes restent des défis pour notre société. »

Deux pancartes en hommage aux sœurs Mirabal et à la militante kurde Nagihan Akarsel lors d'une manifestation.
Le 25 novembre 2022 à Marseille, des manifestantes féministes brandissent des pancartes en hommage aux soeurs Mirabal et à la militante kurde Nagihan Akarsel.
Crédit : PHOTO12 / ALAMY / SOPA IMAGES, SOPA IMAGES LIMITED

Le 25 novembre 2024, vingt-cinq ans après que l’ONU a décrété que cette date aurait une portée internationale, Minou Tavárez Mirabal a été invitée à la tribune des Nations unies à New York pour parler du rôle politique de sa mère et de ses tantes en République dominicaine. « Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus difficiles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté », dit-elle encore. Pour leur fille et nièce, cet héritage est un défi – conserver l’espoir, briser la peur dans ces temps obscurs – autant qu’un horizon utopique : il s’agit de se projeter « vers cet avenir meilleur que l’humanité mérite ».

Sergia Galván Ortega, qui a travaillé pour le ministère dominicain des droits des femmes, retient l’essentiel : « Je me sens fière d’avoir fait partie de cette histoire, qui prouve ce dont le mouvement féministe est capable. »

29.10.2025 à 15:17

Les patient·es prennent du pouvoir

Anne-Laure Pineau
La scène se passe en 1999, dans une salle d’attente de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Catherine Kapusta-Palmer a rendez-vous avec son médecin. La jeune femme a appris sa séropositivité douze […]
Texte intégral (2831 mots)

La scène se passe en 1999, dans une salle d’attente de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Catherine Kapusta-Palmer a rendez-vous avec son médecin. La jeune femme a appris sa séropositivité douze ans plus tôt, à l’époque où la France découvre l’existence du sida et regarde, impuissante, tomber les victimes de ce qu’on considère alors comme « une maladie d’homosexuels ».

Entre 1983 et 1995, environ 30 000 personnes sont mortes du VIH/sida en France, selon l’Inserm. La trentenaire a alors déjà perdu des amis et son compagnon, qu’elle a soigné et accompagné jusqu’au bout. Pour autant, les effets secondaires de la trithérapie qu’elle subit à présent, elle ne les a jamais observés chez ses proches. Association de trois médicaments antirétroviraux, ces traitements apparus en 1995 dans les pays riches ont, par leur efficacité, marqué un tournant décisif dans la lutte contre le sida. Ils affectent toutefois grandement le quotidien des malades. La jeune femme souffre, très rapidement après le début du traitement, d’effets secondaires qui ne figurent pas dans la notice. Son corps gonfle, des problèmes gynécologiques apparaissent et elle ressent de fortes douleurs dans la poitrine. Des symptômes qui n’intéressent pas vraiment les médecins. « Nos vécus de femmes étaient balayés. On me disait que c’était des crises d’angoisse… jusqu’à ce que je fasse un infarctus, à 40 ans », se souvient-elle aujourd’hui. À la Salpêtrière, ce jour-là, son regard balaie la petite pièce qu’elle ne connaît que trop bien. Sur la table basse, une brochure de l’association Act Up-Paris présente sa commission « Femmes ». La semaine suivante, elle se rend à sa première réunion et adhère à l’association, dont elle deviendra une membre active, particulièrement investie dans la commission « Traitements et recherche ».

Dès le début de l’épidémie de sida, les malades et leurs allié·es sont organisé·es en associations militantes. En France, Aides voit le jour en 1984, et l’antenne française d’Act Up est créée en 1989. Leurs militant·es expérimentent des formes de mobilisation dans la grande tradition de l’action directe, héritée des suffragettes. Ils et elles transforment des funérailles de victimes en manifestations politiques et organisent des die-in pour rendre visible l’hécatombe. En 1993, Act Up recouvre l’obélisque de la Concorde d’un préservatif géant pour alerter l’opinion publique et met en place des systèmes parallèles de réappropriation et de diffusion du savoir médical. C’est un soutien thérapeutique « par des malades pour des malades » qui dépasse la simple lutte contre le virus. Des permanences d’accès au soin (entre autres pour l’accès aux traitements des travailleur·euses du sexe, des migrant·es, des précaires) puis aux « droits sociaux des pairs » (en 1998) permettent d’apporter aux bénéficiaires des allocations adultes handicapé·es un accompagnement juridique, un logement social.

L’engagement de Catherine Kapusta-Palmer au sein d’Act Up est à la hauteur de ce que le rétrovirus a changé dans la vie des malades, en particulier dans celle des femmes. « Nous étions à l’époque à peine 12 % dans les programmes de recherche, alors que nous formons désormais dans le monde la majorité des contaminé·esEn 2022, on estimait que les femmes étaient environ 20,2 millions à vivre avec le VIH dans le monde, soit un peu plus de 53 % de l’ensemble des adultes atteint·es par la maladie.. Les laboratoires nous disaient que c’était compliqué de nous faire entrer dans les essais thérapeutiques, car on risquait de tomber enceintes ! »

Une révolution sociale

Par sa brutalité et son ampleur, l’épidémie de VIH/sida a bouleversé le rapport entre soignant·e et soigné·e, fondé sur une hiérarchisation du savoir. Pour la première fois, les patient·es ont pris une place dans le parcours de soin. Un mouvement qui préfigure ce que deviendront plus tard les « patient·es expert·es » : des personnes atteintes de maladies chroniques ou de pathologies invalidantes dont l’expérience personnelle étayée par des formations est validée par une université ou une association. Leur expertise est ensuite mise à profit dans la recherche, la formation des soignant·es ou les prises en charge des patient·es ; leur présence apporte aux malades la sensation d’être entendu·es, compris·es et accompagné·es de façon globale.

Lucile Sergent a 30 ans quand, dans les années 2000, on lui diagnostique un syndrome génétique rare – le syndrome d’Ehlers-Danlos – qui cause des luxations et génère des plaies et des hématomes. Après une longue errance médicale, elle doit s’entourer de nombre de spécialistes pour apprivoiser son nouveau quotidien. Pour aider d’autres patient·es, elle commence à militer au sein d’associations en faveur de la démocratie sanitaireLa démocratie sanitaire est une démarche associant l’ensemble des acteur·ices du système de santé dans l’élaboration et la mise en oeuvre de la politique de santé, dans un esprit de dialogue et de concertation.. En 2019, elle publie Petit Guide de survie des patients face à la blouse blanche (éd. First) et crée un compte Instagram, @viedepatient. Son expérience a fait d’elle une patiente experte, qui met ses observations à disposition de ses frères et sœurs de galères. Juriste, elle s’est lancée dans une thèse de sociologie sur l’auto-organisation et la participation au soin des malades.

La résistance à la toute-puissance médicale peut également s’appuyer sur les armes de l’adversaire. En finançant et en produisant des données scientifiques qui remettent en cause les savoirs établis, les associations de malades démontrent que certaines pathologies (des maladies orphelines à l’intolérance au gluten) méritent d’être étudiées. Elles dénoncent également les effets à long terme d’erreurs médicales, comme les prescriptions de Distilbène, ce médicament prescrit aux femmes pour prévenir les fausses couches jusque dans les années 1970, aujourd’hui reconnu comme responsable de cancers et de malformations de l’appareil génital chez des femmes exposées pendant la grossesse de leur mère.

À Lyon, derrière la façade grise et moderne du centre bipol-AIR – un hôpital de jour qui, comme son nom l’indique, s’est spécialisé dans les troubles bipolaires – se cache l’une des meilleures prises en charge, en France, des troubles neurologiques fonctionnels (TNF), une pathologie complexe reconnue comme handicap en 2013. Résultant souvent d’un grave traumatisme, les TNF provoquent des symptômes divers : douleurs chroniques, engourdissement des membres, pertes d’équilibre ou des capacités neurologiques, troubles du langage. Des symptômes proches de ceux de maladies dégénératives comme Parkinson.

Dans cette unité, l’association Cap TNF rassemble des patient·es du centre bipol-AIR, accompagné·es par deux infirmières et soutenu·es par les autres professionnel·les. Cap TNF a mené un travail de sensibilisation auprès des soignant·es et travaillé sur les pratiques de soin en coopération avec des médecins. Le but : instaurer une alliance thérapeutique inédite. Grâce à l’association, les patient·es intégrant le parcours suivent des ateliers de psychoéducation et d’appropriation du diagnostic (pour comprendre les mécanismes physiopathologiques sous-jacents), des ateliers de gestion des crises fonctionnelles dissociatives ou encore participent à des groupes de parole. Les soignant·es sont très peu formé·es sur cette maladie qui, selon les spécialistes, touche pourtant 30 % des personnes suivies en neurologie.

Linda Moreau, 49 ans, initiatrice du collectif, a été diagnostiquée comme atteinte de TNF en 2021, après trente ans d’errance médicale. « Il y a un vrai refus du corps médical à écouter. J’ai été diagnostiquée à tort pour une épilepsie, une polyarthrite rhumatoïde, un lupus… », égrène-t-elle. Quand elle est enfin prise en charge dans le centre bipol-AIR, elle rencontre des personnes aux vécus similaires, et fonde en 2022 cette association, composée principalement de femmes à qui l’on a prescrit à tort des traitements anti-épileptiques, du tramadol, des antidépresseurs. « Les symptômes complexes s’enracinent sur des traumatismes, des vies souvent compliquées. Nous avons souvent l’impression que cela encourage les soignant·es à décharger leur stress sur nous », souligne la militante, heureuse de faire désormais partie d’une communauté de près de 900 membres, qui partagent leurs expériences, des conseils, se recommandent des soignant·es.

Le collectif a permis d’améliorer significativement la prise en charge, témoigne Axelle Gharib, psychiatre et médecin coordinatrice au centre. « Quand on a ouvert, en 2020, on ne travaillait qu’avec la littérature disponible. J’étais très interventionniste et j’avais tendance à m’agacer quand ce que je proposais ne convenait pas aux patient·es. » C’est grâce à elles et eux qu’un groupe sur la parentalité et un autre sur les aides familiales ont été créés, comblant des angles morts de parcours de soins pilotés par les non-concerné·es.

Valider l’expertise des patient·es

Dans le cadre de cette enquête, nous avons interrogé une dizaine de patientes qui, une fois leur maladie identifiée et maîtrisée, sont devenues médiatrices de santé-pairesLes médiateur·ices de santé-pair·es sont des patient·es expert·es qui travaillent auprès des patient·es (et non des soignant·es) en leur faisant bénéficier de leur expérience.. Certaines sont passées par un diplôme d’université (DU), d’autres par une association qui les a formées. Depuis 2010, l’université Sorbonne-Paris Nord, pionnière en la matière, délivre deux DU en médiation de santé-paire, dont un en rétablissement en cancérologie. Tous et toutes nous ont parlé de cette étape comme d’une reconnaissance importante de leur expertise.

Olivia Gross est titulaire de la chaire de recherche sur l’engagement des patient·es à l’université Sorbonne-Paris Nord, qui délivre une licence de sciences sanitaires et sociales – parcours médiateur de santé-paire. Selon elle, ce type de formation permet non seulement à davantage de patient·es d’être accompagné·es par une personne concernée, mais aussi aux personnes en voie de guérison de trouver un emploi dans une société validiste. Quatorze ans après le début d’une prise en charge psychiatrique particulièrement difficile, CaroleLes personnes n’ont pas souhaité donner leur nom de famille., 46 ans, a passé un diplôme universitaire en 2018 pour devenir médiatrice de santé-paire. Dans l’incapacité de travailler malgré de longues années d’études, elle exerce aujourd’hui dans un hôpital de jour et en équipe mobile à Paris : cet emploi est sa première expérience professionnelle. « C’est un choix par défaut mais j’y trouve mon compte. Je me dois d’être bien pour les patient·es, pour mes collègues, et puis, en ayant un travail, j’ai l’impression d’être intégrée dans la société et cela me fait beaucoup de bien », explique-t-elle.

Vers des relations de soin plus horizontales

Du côté associatif, la Ligue contre le cancer a mis sur pied un dispositif appelé « patients ressources » qui forme, depuis 2015, des bénévoles – malades ou ancien·nes malades du cancer – à intervenir auprès des soignant·es comme auprès des patient·es. Atteinte d’un cancer digestif alors qu’elle était mère célibataire, AnneLes personnes n’ont pas souhaité donner leur nom de famille. a rencontré de nombreux obstacles et s’est heurtée à beaucoup d’incompréhension au cours de sa prise en charge. « Comme la plupart des femmes en situation monoparentale, j’ai négligé ma santé parce que j’étais prise dans la roue du hamster. Certain·es soignant·es m’ont jugée très sévèrement quand j’ai dû retarder une opération parce que je n’avais pas de solution de garde pour les deux semaines d’hospitalisation. » C’est précisément pour agir auprès des soignant·es qu’elle a décidé de s’engager dans la pair-aidance en devenant « patiente ressource témoin » à la Ligue contre le cancer.

Selon les derniers chiffres de l’association, du fait de l’action des patient·es expert·es, 80 % des membres du personnel de santé ont modifié leurs pratiques, et 81 % des personnes malades affirment que leur qualité de vie s’est améliorée ; elles éprouvent notamment moins de stress.

Aujourd’hui, les patient·es agissent même auprès des futur·es soignant·es. Olivia Gross, de l’université Sorbonne Paris-Nord, est particulièrement fière de la mise en place, dès les premières années d’études d’infirmier·es, de kinésithérapeutes, de médecins généralistes ou de pharmacien·nes, d’un enseignement dispensé par des patient·es rémunéré·es pour leur expertise – sous le statut d’enseignant·es vacataires : « On a trop longtemps enseigné le partenariat de soin avec les patient·es sans patient·es dans l’enseignement ! Les médecins ont l’impression d’avoir toujours appris auprès d’elles et eux, mais c’était hors sol, dans un rapport où la personne était considérée comme un objet. » En plus de développer l’empathie, ces heures d’enseignements engagent depuis 2014 les futur·es soignant·es sur l’individualisation des soins ou la lutte contre les biais et les stéréotypes.


En finançant et en produisant des données scientifiques qui remettent en cause les savoirs établis, les associations de malades démontrent que certaines pathologies méritent d’être étudiées.


Pourtant, malgré toutes ces initiatives, la sociologue et patiente experte Lucie Sergent n’est pas très optimiste sur l’horizontalisation du soin en France. « La tendance participative fait beaucoup de bien, et des projets de recherche conçus par les patient·es avec des méthodologies féministes sont désormais financés par l’Agence nationale de la recherche. Mais, malheureusement, dans nombre de cas, les patient·es sont consulté·es, mais ne sont pas impliqué·es dans la coréalisation des prises en charge. »

De son côté, dans un rapport publié en décembre 2023, l’Ordre national des médecins regrette que ses membres ne soient pas encore suffisamment informé·es sur les bénéfices de l’action des patient·es expert·es. Que ce soit dans l’enseignement médical, dans l’éducation thérapeutique de la patientèle, dans la recherche ou dans le soin des maladies chroniques.

Malgré cela, Catherine Kapusta-Palmer en est convaincue : depuis les années sida, de l’eau a coulé sous les ponts, et la démocratie sanitaire a gagné du terrain. Mais elle décèle toujours dans les luttes actuelles le reflet des batailles politiques des années 1990. « À l’époque, nous étions 200 à nous battre pour faire reconnaître les lipodystrophies [des déformations causées par une mauvaise répartition des tissus graisseux] comme des effets secondaires de la trithérapie. Depuis, d’autres se battent de la même façon pour que les diagnostics de l’endométriose soient facilités, ou pour se dresser contre le scandale des implants EssurePrésentés comme l’avenir de la contraception définitive, des implants Essure ont été posés à 200 000 femmes en France entre 2002 et 2017, avant d’être retirés en raison d’effets désastreux sur la santé de certaines d’entre elles.… » Forte d’années d’activisme, de centaines de colloques organisés avec patient·es et soignant·es, la militante voit dans la puissance des patient·es récemment éclose une raison d’espérer des relations de soin plus horizontales.

29.10.2025 à 15:00

Basket en hidjab : occuper le terrain

Su Cassiano
*Le hidjab est un foulard couvrant la tête et le cou.
Texte intégral (2825 mots)
↑ Diaba, 24 ans, enceinte, se rend régulièrement à la salle de sport de son quartier, aux Ulis (Essonne). Depuis 2024 et son retour des États-Unis, où une bourse lui a permis d’étudier et de jouer au basket, elle se sent isolée. Pour passer professionnelle, il lui faudrait s’expatrier ; cela l’oblige à choisir entre sa famille et sa carrière. Elle dit ne s’être jamais sentie, outre-Atlantique, discriminée à cause de son foulard.
Diaba, 24 ans, enceinte, se rend régulièrement à la salle de sport de son quartier, aux Ulis (Essonne). Depuis 2024 et son retour des États-Unis, où une bourse lui a permis d’étudier et de jouer au basket, elle se sent isolée. Pour passer professionnelle, il lui faudrait s’expatrier ; cela l’oblige à choisir entre sa famille et sa carrière. Elle dit ne s’être jamais sentie, outre-Atlantique, discriminée à cause de son foulard.

Diaba ne pourra plus porter son maillot de l’équipe de France. Elle a pourtant reçu récemment la médaille de la Ville de Paris. « C’est un sentiment étrange que d’être à la fois célébrée et rejetée, souffle-t-elle. Finalement, je n’ai pas d’autre choix que de lutter contre cette interdiction. Ça m’impacte moi, mais aussi les générations futures. Dans notre communauté, on a peu de représentations. Or, je pense que c’est crucial : il y a du talent chez nous. Le problème, c’est qu’on ne peut pas montrer ce talent-là et porter le voile.
Diaba ne pourra plus porter son maillot de l’équipe de France. Elle a pourtant reçu récemment la médaille de la Ville de Paris. « C’est un sentiment étrange que d’être à la fois célébrée et rejetée, souffle-t-elle. Finalement, je n’ai pas d’autre choix que de lutter contre cette interdiction. Ça m’impacte moi, mais aussi les générations futures. Dans notre communauté, on a peu de représentations. Or, je pense que c’est crucial : il y a du talent chez nous. Le problème, c’est qu’on ne peut pas montrer ce talent-là et porter le voile. »

Diaba et Assia jouent sur un terrain de basketball public à Paris. C’est l’un des seuls endroits où elles peuvent librement pratiquer leur sport en gardant leur hidjab. Musulmanes visibles, elles subissent une ostracisation grandissante dans tous les domaines de leur vie. Elles racontent devoir constamment, dans le travail, le sport ou même dans le cas d’une simple sortie, vérifier si elles ont « le droit d’être là ». 
Diaba et Assia jouent sur un terrain de basketball public à Paris. C’est l’un des seuls endroits où elles peuvent librement pratiquer leur sport en gardant leur hidjab. Musulmanes visibles, elles subissent une ostracisation grandissante dans tous les domaines de leur vie. Elles racontent devoir constamment, dans le travail, le sport ou même dans le cas d’une simple sortie, vérifier si elles ont « le droit d’être là ».

Assia, ci-dessus lors d’un match à Vincennes, en septembre 2024 et ci-contre avec Diaba, à Paris. Coache à l’Union sportive Ivry Basketball (Val-de-Marne), Assia n’a plus le droit d’exercer ce rôle depuis le banc 
du fait de l’article 9.3 du règlement de la FFBB. Ayant décidé de porter une capuche par-dessus son voile, elle a été sanctionnée par le comité départemental de la fédération pour « dissimulation de couvre-chef à connotation religieuse », et elle s’est résignée à diriger son équipe depuis les tribunes. Elle affirme que, même à cette place où elle ne commet aucune infraction en gardant son voile, un membre du comité lui a demandé de s’asseoir, de se taire et qu’elle a été bousculée et intimidée verbalement.
Assia, lors d’un match à Vincennes, en septembre 2024 et ci-dessous avec Diaba, à Paris. Coache à l’Union sportive Ivry Basketball (Val-de-Marne), Assia n’a plus le droit d’exercer ce rôle depuis le banc du fait de l’article 9.3 du règlement de la FFBB. Ayant décidé de porter une capuche par-dessus son voile, elle a été sanctionnée par le comité départemental de la fédération pour « dissimulation de couvre-chef à connotation religieuse », et elle s’est résignée à diriger son équipe depuis les tribunes. Elle affirme que, même à cette place où elle ne commet aucune infraction en gardant son voile, un membre du comité lui a demandé de s’asseoir, de se taire et qu’elle a été bousculée et intimidée verbalement.
« Pourquoi on décide de se battre ? C’est simple : on voit nos droits sucrés petit à petit ! », dénonce Assia, 25 ans. Celle qui s’amuse de « casser les stéréotypes de la femme voilée casanière, mère au foyer » – parce qu’elle fait de la moto, travaille et porte des tenues sportives – souligne ce paradoxe : « D’une part, on nous reproche notre communautarisme, notre manque d’intégration, et, de l’autre, quand on veut s’émanciper, faire du sport, de la compétition, on nous exclut, juste parce que notre apparence déplaît. »
« Pourquoi on décide de se battre ? C’est simple : on voit nos droits sucrés petit à petit ! », dénonce Assia ( ci-dessus), 25 ans. Celle qui s’amuse de « casser les stéréotypes de la femme voilée casanière, mère au foyer » – parce qu’elle fait de la moto, travaille et porte des tenues sportives – souligne ce paradoxe : « D’une part, on nous reproche notre communautarisme, notre manque d’intégration, et, de l’autre, quand on veut s’émanciper, faire du sport, de la compétition, on nous exclut, juste parce que notre apparence déplaît. »

Hélène (à gauche) pose avec Léna – qui ne porte pas le hidjab mais a intégré le collectif par solidarité – sur un terrain de basket public du 13e arrondissement de Paris. Après avoir étudié le droit et les sciences politiques à Paris, Hélène, 24 ans, n’a pas continué ses études pour devenir avocate, une profession incompatible avec le port du voile en France. « Je trouve ça dommage de se battre contre sa propre fédération, regrette celle qui a cofondé le collectif Basket pour toutes. La FFBB devrait gérer bien d’autres problèmes, notamment les violences sexuelles et sexistes. »
Hélène (à gauche) pose avec Léna – qui ne porte pas le hidjab mais a intégré le collectif par solidarité – sur un terrain de basket public du 13e arrondissement de Paris. Après avoir étudié le droit et les sciences politiques à Paris, Hélène, 24 ans, n’a pas continué ses études pour devenir avocate, une profession incompatible avec le port du voile en France. « Je trouve ça dommage de se battre contre sa propre fédération, regrette celle qui a cofondé le collectif Basket pour toutes. La FFBB devrait gérer bien d’autres problèmes, notamment les violences sexuelles et sexistes. »
Hélène a été invitée à participer à une table ronde sur l’islamophobie organisée par le député de La France insoumise-Nouveau Front populaire Raphaël Arnault à l’Assemblée nationale le 12 mars 2025. La députée Hanane Mansouri (Union des droites pour la République) a fait irruption dans la salle pour demander l’arrêt de cette rencontre. Pour Haïfa Tlili, sociologue et cofondatrice du collectif Basket pour toutes, « il faut que les personnes concernées aient la parole. Le problème du hidjab en France, c’est que les décisionnaires dans 
les institutions ne vont jamais parler avec ces femmes. »
Hélène a été invitée à participer à une table ronde sur l’islamophobie organisée par le député de La France insoumise-Nouveau Front populaire Raphaël Arnault à l’Assemblée nationale le 12 mars 2025. La députée Hanane Mansouri (Union des droites pour la République) a fait irruption dans la salle pour demander l’arrêt de cette rencontre. Pour Haïfa Tlili, sociologue et cofondatrice du collectif Basket pour toutes, « il faut que les personnes concernées aient la parole. Le problème du hidjab en France, c’est que les décisionnaires dans les institutions ne vont jamais parler avec ces femmes. »
Hélène a été invitée à participer à une table ronde sur l’islamophobie organisée par le député de La France insoumise-Nouveau Front populaire Raphaël Arnault à l’Assemblée nationale le 12 mars 2025. La députée Hanane Mansouri (Union des droites pour la République) a fait irruption dans la salle pour demander l’arrêt de cette rencontre. Pour Haïfa Tlili, sociologue et cofondatrice du collectif Basket pour toutes, « il faut que les personnes concernées aient la parole. Le problème du hidjab en France, c’est que les décisionnaires dans 
« Il est plus facile pour moi de remporter un prix à l’étranger que de jouer au basketball dans mon propre pays », a déclaré Hélène à la soirée de cérémonie des TRT World Citizen Awards le 17 janvier 2025, à Istanbul, en Turquie. Cette manifestation organisée par la radiotélévision turque vise à récompenser des personnes ou des organisations qui apportent un « changement positif ». La jeune femme y a reçu le prix Jeunesse pour son engagement contre l’islamophobie dans le basketball en France au travers du collectif BPT.
« Il est plus facile pour moi de remporter un prix à l’étranger que de jouer au basketball dans mon propre pays », a déclaré Hélène à la soirée de cérémonie des TRT World Citizen Awards le 17 janvier 2025, à Istanbul, en Turquie. Cette manifestation organisée par la radiotélévision turque vise à récompenser des personnes ou des organisations qui apportent un « changement positif ». La jeune femme y a reçu le prix Jeunesse pour son engagement contre l’islamophobie dans le basketball en France au travers du collectif BPT.

« La discrimination et l’exclusion, ça crée des militantes acharnées », estime Hélène. Ici (à droite), elle s’entraîne avec Léna sur un terrain public de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), le 8 mars 2025, lors de la Journée internationale des droits des femmes. Amnesty International, mais aussi des expert·es de l’Organisation des Nations unies mandaté·es par le Conseil des droits de l’homme, s’est élevée contre les décisions des fédérations françaises de football et de basketball d’écarter des compétitions les joueuses portant le hidjab. « Quand la société oblige une femme à faire ou ne pas faire une chose, on entre dans une violence basée sur le genre », dénonce Johanna Wagman, d’Amnesty France.
« La discrimination et l’exclusion, ça crée des militantes acharnées », estime Hélène. Ici (à droite), elle s’entraîne avec Léna sur un terrain public de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), le 8 mars 2025, lors de la Journée internationale des droits des femmes. Amnesty International, mais aussi des expert·es de l’Organisation des Nations unies mandaté·es par le Conseil des droits de l’homme, s’est élevée contre les décisions des fédérations françaises de football et de basketball d’écarter des compétitions les joueuses portant le hidjab. « Quand la société oblige une femme à faire ou ne pas faire une chose, on entre dans une violence basée sur le genre », dénonce Johanna Wagman, d’Amnesty France.

*Le hidjab est un foulard couvrant la tête et le cou.

29.10.2025 à 11:37

Aller bien dans un monde qui va mal

Marie Barbier
Comme souvent depuis qu’Emmanuel Macron est installé à l’Élysée, plane dans l’air un « brouillard de mots et d’injonctions paradoxalesMarc Joly, La pensée perverse au pouvoir, Anamosa, 2024. » qui nie nos […]
Texte intégral (726 mots)

Comme souvent depuis qu’Emmanuel Macron est installé à l’Élysée, plane dans l’air un « brouillard de mots et d’injonctions paradoxalesMarc Joly, La pensée perverse au pouvoir, Anamosa, 2024.» qui nie nos réalités et nous plonge dans la confusion.

D’un côté, la casse de tout le système de protection sociale (réforme des retraites, de l’assurance chômage), l’annonce de l’austérité à venir (5 milliards à économiser sur les dépenses de santé), la loi qui réintroduit des pesticides cancérogènes, à quoi s’ajoute la passivité de nos dirigeant·es dans un monde en feu (guerre au Congo, génocide à Gaza, violences policières, violences racistes, féminicides…). De l’autre, une injonction répétée par ces mêmes dirigeant·es à aller bien : « La santé mentale, grande cause nationale en 2025 », un « plan psychiatrie » pour le « repérage précoce » des troubles psychiques chez l’enfant ou une « charte d’engagement pour la santé mentale » proposée aux entreprises. Sans que jamais ne soient interrogées les causes de nos maladies et de nos souffrances.

Dans ce numéro 20 de La Déferlante, dont le dossier s’intitule « Soigner dans un monde qui va mal », nous nous sommes demandé comment nous pouvions aller bien dans un monde aussi mal en point et qui maltraite les plus fragiles d’entre nous : les personnes étrangères avec ou sans titre de séjour, les classes populaires, les femmes, les personnes trans ou racisées… L’injonction à la bonne santé mentale – au départ un concept progressiste issu du champ de la psychiatrie – est un piège qui s’est refermé sur nous tous et toutes. Elle est devenue un outil de contrôle social au service du système capitaliste. Jusque dans les textes officiels émis par l’Organisation mondiale de la santé, la santé mentale est décrite comme une condition de la productivité des individus, « un état de bien-être qui permet à chacun […] d’apporter une contribution à la communauté ».

Et gare à celles et ceux qui protesteraient un peu trop fort ou dérogeraient aux attendus de leur condition. Comme l’ont démontré les travaux de terrain de la sociologue Isabelle CoutantIsabelle Coutant, Troubles en psychiatrie. Enquête dans une unité pour adolescents, La Dispute, 2012., il n’est pas rare que des adolescents racisés vivant dans des quartiers populaires soient admis dans des unités psychiatriques pour des comportements qui relèvent en réalité de la transgression sociale. Déjà, dans les années 1960, aux États-Unis, nombre de militant·es noir·es pour les droits civiques ont été interné·es. Et dans beaucoup de pays occidentaux, des femmes diagnostiquées comme dépressives ou hystériques ont été envoyées à l’asile, voire lobotomisées.

En 2025, l’injonction faite aux citoyen·nes à être en bonne santé, mentale et physique, sans être placé·es dans des conditions qui le permettent, relève toujours d’une stratégie politique de normalisation et de contrôle des corps minoritaires ; les luttes menées depuis les années 1970 nous ont appris que le soin pouvait être le terreau d’une révolution. Dans ce numéro, nous mettons en lumière des tentatives, collectives ou individuelles, pour repenser le lien entre soignant·es et soigné·es, pour rendre leur agentivité à celles et ceux qui souffrent.

On parle ici des approches communautaires de santé, adoptées par des soignant·es engagé·es dans des quartiers populaires. On parle aussi de ces malades chroniques qui parviennent à faire reconnaître leur vécu de la maladie comme une expertise par le corps médical. On parle enfin de ces soignantes maltraitées, parfois maltraitantes malgré elles, qui se battent pour que de meilleures conditions de travail leur permettent de mieux prendre soin des autres. Parce que, comme l’affirme une aide-soignante interviewée dans ce numéro : « Quand on soigne bien quelqu’un·e, on se sent bien. » On aimerait que, à l’heure de faire passer des lois, nos dirigeant·es s’en souviennent. •

5 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Gigawatts.fr
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
🌞