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21.07.2025 à 10:35

Un débat biaisé et dépassé

F.G.

« Si [Castoriadis] quitte le marxisme, ce n'est pas parce que le marxisme est une pensée révolutionnaire, mais parce qu'il ne l'est pas assez : “Partis du marxisme révolutionnaire, écrit-il, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires” » L'importance de Castoriadis réside, selon moi, ici : il est possible, et aujourd'hui même nécessaire, de constater que c'est la théorie de Marx qui devient un obstacle à l'actualisation de la (…)

- En lisière
Texte intégral (5562 mots)


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« Si [Castoriadis] quitte le marxisme, ce n'est pas parce que le marxisme est une pensée révolutionnaire, mais parce qu'il ne l'est pas assez : “Partis du marxisme révolutionnaire, écrit-il, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires” » [1]

L'importance de Castoriadis réside, selon moi, ici : il est possible, et aujourd'hui même nécessaire, de constater que c'est la théorie de Marx qui devient un obstacle à l'actualisation de la théorisation du processus révolutionnaire. Jusqu'encore dans les années 1980, il était plus ou moins entendu que le problème venait, d'une manière ou d'une autre, d'une trahison de la pensée de Marx par certains acteurs sociaux, mais que le fond de sa théorisation du fait capitaliste restait globalement pertinent, l'essentiel étant de rétablir une certaine pureté théorique et critique.

On peut d'ailleurs mettre en relation avec ce constat, celui d'une perte de crédibilité de l'approche marxienne, un regain certain de l'approche libertaire de la contestation sociale. Plus globalement, ce constat remet sur le tapis le vieux débat entre « réforme » et « révolution » : si l'approche révolutionnaire – du moins telle qu'elle avait toujours été conceptualisée ! – a aujourd'hui du plomb dans l'aile, est-ce que cela valide après coup l'approche social-démocrate de règlement de la question sociale par la réforme, c'est-à-dire l'amélioration négociée des conditions d'existence ? Je ne le pense pas du tout : la question reste bien celle de remettre sur les rails une approche radicale de la contestation sociale, doublée d'une contestation sociétale [2], et ce dans une perspective révolutionnaire. Mais cela suppose de redéfinir la question révolutionnaire, de cesser de considérer cette question de la révolution comme une problématique de stratégie, voire plus basiquement de tactique politique, comme si ce qui était en jeu était parfaitement clair et prédéterminé. En effet, à partir du moment où l'on pose la question de la « réforme » ou de la « révolution », c'est que l'on en est arrivé à imaginer que des mesures particulières qui pourraient améliorer les conditions d'existences finiraient par se retourner contre des perspectives révolutionnaires plus larges : c'est finalement réduire cette question de la révolution à une pure et stricte question de bien-être matériel, bien-être qui serait refusé à la population, et que l'on pourrait donc « acheter » frauduleusement avec quelques mesures coercitives d'apaisement. Or, si une question révolutionnaire se pose, c'est parce qu'il y a bien autre chose que, justement, de simples questions matérielles, des questions qui touchent aux sens et aux principes qui gouvernent la société. Se focaliser sur la question du bien-être matériel et de la misère, c'est nécessairement se placer dans le champ de la « réforme », quand bien même elle passerait par des phases violentes voire insurrectionnelles. Les stratégies réformistes ne sont en rien incompatibles avec des approches violentes.

Je rappelle que l'approche de Marx était tout à fait pertinente en son temps, mais qu'elle se révèle, aujourd'hui, pratiquement inapte à rendre compte de la réalité présente, inaptitude pratique qui recèle et traduit nécessairement une inadéquation théorique : c'est sur ce décalage, ce déphasage, qu'il faut construire une démarche critique. A contrario que des tribuns puissent par exemple reprendre, en ce moment et telles quelles, les diatribes barrésiennes [3] sans en changer une virgule est révélateur, en mode inversé, du même vertigineux passage du temps… Pour en revenir à Marx, il y a trois manières de traiter la problématique posée : soit l'approche marxienne était cohérente en son temps, et continue de l'être ; soit cette approche était déjà fausse au départ ; soit, et c'est ma position, elle était correcte à l'origine et est devenue inadaptée aujourd'hui. Et c'est dans ce déphasage lui-même que je situe, que j'essaie de comprendre, la perspective révolutionnaire, la dialectique révolutionnaire (tautologie).

Nous sommes face à une contrainte très particulière : la rationalité de ce monde est en cause et c'est bien de rationalité qu'il nous faut changer, ce qui est en contradiction avec la vision « classique » de l'histoire qui nous emmenait, nous emportait, d'une situation d'ignorance vers un monde de la maîtrise rationnelle de l'existence – processus que la modernité associait au « progrès », et qui, malheureusement, ne fonctionne plus qu'en se manifestant sous la forme d'une perte généralisée de sens.

Or, ce qui pose une urgence révolutionnaire, ce n'est plus une question de « tactique », mais l'incapacité de toutes les options politiques, voire philosophiques, existantes à apporter une solution viable à la question sociale ; ce qui pose cette urgence, c'est la nécessité (subjective) de trouver des solutions (objectives) qui n'existent pas à l'heure actuelle ; ce qui pose cette urgence, c'est le besoin de connecter besoins subjectifs et contraintes matérielles dans une nouvelle configuration historique qui n'a pas d'antécédents dans le passé.

Cela pourrait à première vue ressembler à l'ancienne maxime « du passé faisons table rase », mais il ne s'agit pas vraiment de cela : il ne s'agit pas de trop simplement vouloir organiser le même monde autrement – supprimer les privilèges, les inégalités, les injustices, etc. – en considérant ces préalables de justice et d'égalité comme des invariants historiques dont les contenus auraient été pervertis, instrumentalisés et détournés par les diverses expressions de pouvoirs, pouvoirs n'ayant pour seule ambition que celle de maintenir par tous les moyens une distance intéressée avec les populations et les territoires qu'ils contrôlent.

S'il s'agit, bien entendu, aussi de supprimer ces privilèges, inégalités et injustices, la question révolutionnaire se pose non pas à cause de forces coercitives qui, dans une certaine mesure – et dans une certaine mesure seulement –, les garantissent, mais parce que c'est le sens même de ce qui est juste et de ce qui fonde l'égalité qui est aujourd'hui en pleine déliquescence. Nul ne peut dire que, dans tel endroit du monde, cette redéfinition du socle sociétal se fera de manière plus ou moins violente et, dans tel autre, de manière plus ou moins pacifique : le cycle révolutionnaire de la modernité tel qu'il s'est exprimé au XVIIIe siècle a partout pris des formes diverses, et idem pour d'autres cycles révolutionnaires. Le point important est que ce n'est pas le caractère violent, le degré de violence physique, qui confère nécessairement un caractère révolutionnaire. On pourrait même considérer que la violence est d'abord la marque du conservatisme, l'argument dernier des forces du statu quo.

Ce qui pose l'urgence révolutionnaire, ce n'est pas à proprement parler tel degré de misère, tel degré d'humiliation, tel degré d'exclusion, etc., qui, par elles-mêmes, aussi extrêmes et inqualifiables qu'elles aient pu être, n'ont jamais produit de révolutions. Ce qui la pose, c'est l'impossibilité de continuer à décrire, à expliquer, à justifier la cohésion de l'ordre existant au nom de l'ensemble des référentiels idéologiques qui ont pignon sur rue et sur cour. Ce qui pose l'urgence révolutionnaire, c'est la volonté de rompre avec l'ensemble de ces référentiels, en l'absence d'alternative claire, en l'absence d'un système de rationalisation explicite et de solutions toutes faites et déjà prêtes qui permettraient de refonder le réel.

Il faut décorréler le concept de révolution de la seule notion politique de mise à bas d'un pouvoir établi : déboulonner ces pouvoirs est incontestablement nécessaire, mais absolument pas, absolument plus suffisant, et c'est cette différence qu'il nous faut aussi apprendre à cerner, à circonscrire. La question n'est pas de négocier des changements ou bien de les imposer, mais bien de définir les fractures qui redonneront du sens – sans savoir si les processus concernés passeront nécessairement par une phase de violence ; en tout cas, la violence n'est pas un critère premier de qualification et de détermination du fait révolutionnaire.

Un engagement révolutionnaire est avant tout un saut conscient dans l'inconnu – oxymore dont je suis parfaitement conscient –, un engagement dans et pour une autre organisation de la vie, sans aucun filet de sécurité sur la consistance future de l'ordre social, avec pour seul savoir le refus de l'existant et le refus des justifications de l'existant. D'ailleurs, la crise climatique et écologique globale à laquelle nous sommes confrontés dès à présent pose déjà un tel impératif de saut dans l'inconnu qui invalide pour l'essentiel tout ce que nous savions – ou pensions savoir historiquement – de l'existence.

Derrière cet engagement révolutionnaire, il y a la certitude que le passé n'est qu'une carrière de matières premières instables, un champ de ruines à reconstruire sans aucun plan préexistant et sans aide extérieure, un terreau en friche qu'il faudra dompter et ordonner collectivement, sur le tas. Il ne s'agit donc pas de partir de rien, mais bien de tout ce que ce monde aura été, mais en le réinventant à partir de là. Le problème, dramatique à bien des égards, est que les hommes ne détestent rien tant que… le changement. Ils ne sont capables d'inventer du neuf qu'à la condition de pouvoir réinventer une continuité avec le passé : d'où, d'ailleurs, cette perversité de l'histoire, du moins de certaines limites de la subjectivité humaine, qui, pour invisibiliser l'urgence des redéfinitions du présent, la maquille en impératif catégorique de l'invariabilité d'autant plus absolue du passé que le présent devient plus insaisissable. On assiste de nos jours, et de façon presque caricaturale, à un tel phénomène d'aveuglement historique [4], à travers la prolifération virale des « fondamentalismes » néo-religieux et néo-politiques qui concernent, bien au-delà de l'islam, toutes les aires religieuses – judaïsme, catholicisme, protestantisme, hindouisme, bouddhisme, etc. [5] – et toutes les aires politiques où prolifèrent diverses tentatives de réaffirmation frauduleuse de l'intangibilité absolue et mystique des nations, ces deux phénomènes se croisant et s'imbriquant facilement.

S'il est aujourd'hui possible de dessiner maladroitement une ligne de fracture dans la société, elle ne recouvre qu'imparfaitement, sans les ignorer pour autant, les problématiques « classiques » de misère, d'humiliation, d'exclusion, de justice, d'égalité ou de liberté. La ligne de fracture concerne en premier chef un rapport à l'histoire, un rapport à la temporalité de l'existence, temporalité qui ne se réduit absolument pas aux quelques années ou décennies que tout un chacun passe sur cette terre, mais bien à la façon dont tout un chacun s'inscrit dans toute l'histoire de l'humanité, passé et futur compris. La crise révolutionnaire à laquelle nous sommes confrontés est une crise de ce temps long, une crise de la cohérence vécue de ce temps long, crise aggravée et concomitante avec la crise climatique et écologique, qui se renforcent l'une l'autre.

Cette crise révolutionnaire peut donc se lire comme un cisaillement entre, au moins, deux histoires, dont, à l'une des extrémités, on trouve ceux qui veulent renoncer à l'histoire au nom de sa fixité, de son immuabilité, de son intangibilité supposées – extrémistes néo-religieux et néo-politiques –, mais aussi ceux qui veulent renoncer, non pas tant au temps historique, mais à l'espace historique – néo-humanistes et mystiques de l'exil spatial ou de l'exil océanique – et, à l'autre extrémité, on rencontrera tous ceux pour qui il n'est possible de changer le monde et le présent qu'en s'inscrivant en faux contre toute l'histoire de l'humanité, non pour la nier, mais en la réordonnant nécessairement pour s'ouvrir collectivement et planétairement un autre présent-futur. Bien entendu, cette autre extrémité ne peut exister que comme tension vers une réalité nécessaire mais simultanément indéfinie – et c'est pourquoi il n'est au pouvoir de personne de l'incarner. Précisons tout de suite que cette « nécessité » est une nécessité subjectivement vécue, qui mesure seulement la défection et la distance vis-à-vis de l'existant, et non pas une nécessité objective qui devrait impérativement réaliser quelque chose de prédéfini.

Dans le champ marqué par ces extrémités, même si la balance penche apparemment en ce moment clairement d'un côté, on peut trouver place pour toutes les nuances et toutes les contradictions. Ce sur quoi je voudrais insister, c'est que jusqu'à présent, la question de la révolution a généralement été posée comme une solution rationnelle à un ensemble de problèmes pratiques – inégalités, injustices, misères, etc. –, en supposant, en partie à raison, que les forces qui structurent la société ne renonceront à leurs avantages spécifiques que dans un rapport de forces que l'activité révolutionnaire avait précisément comme objectif de renverser à travers une activité organisationnelle et théorique de dévoilement du réel. Mais une telle approche a, malheureusement, depuis longtemps fait faillite : non pas parce que la social-démocratie aurait contribué à affaiblir le camp révolutionnaire, mais parce que la construction de ce rapport de forces – l'organisation du champ du travail – permettait de peser immédiatement sur l'ordre économique, même si, d'une part, cette organisation n'était pas suffisante pour le renverser et parce que, d'autre part, ce champ du travail finira par apparaître et se réaliser comme une dimension intégrée du capitalisme. Comment serait-il possible de renoncer socialement à agir sur la réalité lorsque cela est immédiatement possible, d'acquérir des avantages limités au nom d'une maximisation future mais différée et hypothétique ? Fallait-il renoncer aux augmentations de salaire sous prétexte de ne pas relativiser la conflictualité sociale ?

Ce que nous avons été depuis forcé d'apprendre, c'est qu'il n'y a aucun réel tapi derrière des rideaux de fumée idéologiques qu'il suffirait de dissiper pour en laisser apparaître la juste et pleine signification, condition centrale de sa maîtrise rationnelle. La science et la rationalité étaient les outils centraux du dévoilement et de la dissipation des brumes de l'ignorance, mais cette trop belle et angélique romance ne tient plus. Il n'y a plus que la réalité telle qu'elle est effectivement construite, justifiée et organisée, et le rejet, d'abord sans mots, sans phrases, sans récits, de cette même réalité : c'est ce rejet qui, simultanément, déconstruit et reconstruit, en un même mouvement, l'exigence d'une réalité alternative, d'une réalité autre, non pas en agençant d'une manière différente les mêmes pièces d'un « mécano » social, mais d'une réalité dont il convient d'accoucher une autre cohérence intime, intrinsèque, organique, etc.

Ce monde n'a pas seulement des tares effectivement condamnables, parfaitement listées, qu'il n'est pas utile de détailler tant elles sont parfaitement identifiables hic et nunc : le problème de ces tares, c'est qu'elles sont également, aussi, en même temps et toujours, des constructions qui n'existent socialement que dans une durée, dans une épaisseur temporelle. Le tort de l'approche révolutionnaire classique est bien évidemment d'avoir réduit ces tares à des problématiques ponctuelles, centrées dans le temps court et l'instantané, et appelant automatiquement des réponses de type mécanique et organisationnel : forces et contre-forces, action-réaction, soumission-révolte, etc. L'« avantage » de cette approche, si l'on peut dire, c'est qu'elle permet, en apparence, d'expliquer pourquoi ces tares sociales continuent d'étendre leurs nuisances et maléfices : le rapport de forces n'est toujours pas favorable pour en tarir la source. Mais depuis le temps que dure le problème – une éternité à échelle de vie humaine –, il faudrait sans doute essayer de considérer que le blocage est en partie ailleurs, dans l'incapacité de lire et de décrypter ces tares comme des phénomènes étendus dans le temps long, comme des phénomènes qui doivent être combattus dans la durée, à partir de leurs racines qui plongent dans une épaisseur mémorielle.

Ce que je veux dire par-là, c'est que notre présent est en (grande) partie un héritage, construit couche générationnelle après couche générationnelle, chacune cultivant sa propre épaisseur temporelle : contester radicalement le présent, c'est contester cette sédimentation, en identifier les failles et les tiraillements, les fractures et les rafistolages, les tensions et les affaissements, les discordances et les étaiements. Selon moi, une contestation révolutionnaire du présent ne consiste pas seulement à remettre en cause un ordre immédiat, mais aussi à inscrire, simultanément, cette contestation dans la mise en question de la sédimentation historique et du récit singulier qui a permis, un temps, à cette histoire de faire sens : les tares sociales du présent ne peuvent être remises en question qu'avec le refus d'une certaine construction mentale qui aura permis de les faire naître et prospérer [6]. La force de tous les pouvoirs ne réside que dans la cohésion qu'ils peuvent construire entre les armes dont ils ont l'usage et les justifications qu'ils sont capables de faire admettre : ces deux dimensions sont indissociables. Pourtant, s'il arrive parfois que des pouvoirs s'effondrent à la suite d'un mauvais usage de leur armement matériel, il n'arrive jamais que des pouvoirs survivent (longtemps) à leur incapacité à maintenir vivant le récit qui les légitimait.

Cette question du sens des choses, du monde et de l'existence ne peut se poser que dans le temps long, dans la mutation, la métamorphose, la dérive qui lient et affectent les diverses et toujours provisoires et instables cohésions sociétales – cohésions sociétales qui doivent s'apprécier simultanément sur les plans rationnel, subjectif, émotionnel, symbolique et matériel (liste non exhaustive). C'est à ce niveau seulement que se pose la question révolutionnaire, et c'est à ce niveau seulement que l'on sort des mirages et des impasses léninistes.

Comment penser que des siècles de façonnage de la société autour de réalités vécues – Dieu, l'État, la guerre, l'esclavage, le patriarcat, la faim, les épidémies, etc. – n'aient pas de répercussions dans la structuration intime même de l'humanité ? Ces réalités vécues sont perçues comme s'étirant dans le temps, non seulement parce qu'elles auraient une antériorité chronologique, mais parce que cette antériorité a une épaisseur subjective constitutive du vécu immédiat.

Ce qui caractérise la fragmentation du vécu présent, c'est la fragmentation de cette épaisseur temporelle, pas seulement une désorganisation, un effilochement des forces qui tiennent ensemble le vécu immédiat, mais aussi une désorganisation, une usure irréversible de la trame historique qui avait permis de tisser une réalité aujourd'hui dans l'impasse. Pour continuer à filer la métaphore des couches mémorielles, c'est un peu comme si on les comparaît à des couches neigeuses en montagne, couches qui risquent à tout moment de se désolidariser en provoquant une avalanche suite à un événement imprévu. Une telle impasse explique une sorte de mouvement général de panique, qui pousse, dans toutes les aires historiques, de larges pans de sociétés en décomposition à s'accrocher maladivement et désespérément à des bouées mémorielles. Et toutes les sociétés existantes sont concernées à des titres divers. Il ne semble plus aujourd'hui exister nulle part sur terre de refuge contre ce tsunami inversé, qui, prenant acte de la dissolution de la cohésion historique du présent, en tant que phénomène culturel global majeur de ce présent, entraîne en cascade, par un jeu de domino, un délitement de l'ensemble des constructions mémorielles passées.

L'ancienne approche révolutionnaire reposait sur une structure linéaire et cumulative du temps et de l'histoire, son déroulement, quasi mécanique, devant conduire, par un affinement dialectique de la conscience et de l'intelligence du réel et du vécu, vers la possibilité d'une maîtrise rationnelle aussi bien du monde matériel que du monde social : c'est cette lecture-là qui ne tient plus. Si cela est devenu tristement banal, mais pertinent, de constater que le mouvement ouvrier a disparu ainsi que la conscience de classe qui était censée l'habiter, ce fait me semble pourtant mal analysé, en particulier parce qu'il continue d'être jugé au nom du processus révolutionnaire particulier qui assignait à ce mouvement ouvrier une fonction eschatologique. D'où, au nom de la volonté de sauvegarder ce même processus révolutionnaire, la nécessité de conclure à l'embourgeoisement du prolétariat, à la trahison de sa mission en ayant cédé aux sirènes du consumérisme, etc., et la tentative désespérée de trouver une autre définition du prolétariat, un autre agent de cette révolution intemporelle qui aura perdu ses troupes. Comment ne pas voir qu'il y a une erreur de raisonnement ? Ce n'est pas parce que le processus révolutionnaire imaginé et attaché au mouvement ouvrier s'est liquéfié que cela invalide la possibilité d'une autre révolution, d'une autre dynamique révolutionnaire. L'histoire peut très bien rester fondamentalement révolutionnaire, ce que je pense, mais il faut pour cela changer… l'angle d'approche et la focale. Je suis fermement convaincu que c'est l'ancienne approche « prolétarienne » du processus révolutionnaire qui est l'un des principaux obstacles à la reconnaissance d'un autre processus révolutionnaire – qui est déjà à l'œuvre en tant que négatif de l'immense perte de sens du réel qui travaille horizontalement la société, voire l'ensemble des sociétés terrestres.

Le fait majeur de la réalité présente est de reposer sur une perte généralisée du sens de l'existence, perte face à laquelle une partie, et une partie seulement, des différents corps sociaux qui peuplent la planète, même avec des variantes et des nuances, s'accrochent, avec des degrés variables de violence, à des bouées mémorielles en espérant ne pas se faire emporter par un processus qu'ils qualifient d'effondrement – puisque toutes leurs valeurs sont remises en cause –, mais que l'on pourrait peut-être plus justement qualifier de métamorphose du réel – puisque ces mêmes valeurs nous sommes nombreux à n'en plus vouloir, à les rejeter et à les combattre.

C'est ce vide, cette inadéquation – tout à fait nouvelle, originale, et même « originelle » – de toutes les intelligences et de tous les ressentis passés du monde et de l'existence, qui est la force de transformation de la réalité, simultanément sous une forme négative et sous une forme positive. Pour prendre un exemple, on pourrait considérer que l'émergence, certes significative, des fondamentalismes religieux – qui ne sont que très superficiellement des réminiscences du passé, et qui doivent être compris comme des réponses actuelles à une problématique qui les dépasse –, et leur capacité à saturer l'espace médiatique – puisque, de fait, il est au quotidien le gardien patenté du « sens » conventionnel – traduit réellement une régression par rapport à l'idéal de progrès, de tolérance, de démocratie, etc., qui structurait jusque-là positivement la société. Si on met ces deux données face à face, force est de conclure « mécaniquement » à une régression, sauf que la réalité, ce n'est pas seulement ce face-à-face caricatural, mais un maelström beaucoup plus ambigu de contradictions multiples, où ce qui domine c'est le fait d'être perdu, sans repères, sans répondant, avec un refus plus ou moins net de l'existant, une défiance majeure envers les institutions et les divers agents qui en gèrent ou en réclament les gouvernails.

Les affirmations plus ou moins tapageuses qui rythment les théâtralisations binaires et manichéennes de ce que l'on nous vend comme la vie publique, généralement d'autant plus sonores qu'elles sont pauvres, ne doivent pas être prises au premier degré, mais être relativisées en regard de l'océan de défiance silencieuse et de rejet qu'elles suscitent. On en a encore l'exemple au niveau politique : si on écoutait les tribuns, nous serions face à une guerre civile entre des opposants à la puissance démesurée, alors que nous devons surtout opposer à la puissance égotiste de ces démiurges autoproclamés, qui ne trompent réellement que peu de monde, un corps social qu'ils désespèrent et qui se réfugie dans une abstention de plus en plus politique. Si ces tribuns représentent un danger, et un danger parfois existentiel dans certaines parties du monde, ce n'est pas parce qu'ils représenteraient une quelconque alternative, mais bien parce qu'ils sont des pauvres monstres blessés, blessés dans leurs certitudes, leur orgueil, dans leurs fantasmes patriarcaux, dans leur relation à un monde qui leur échappe comme jamais.

Par-delà le dramatique mur écologique qui se dresse devant nous, ce n'est pas tant le monde qui s'effondre que l'ensemble des anciennes certitudes qui lui donnait un semblant de consistance, et probablement que cette rupture dans la conscience et la perception du monde est un effet de ce même mur. Ce qui a changé le plus radicalement d'avec l'ancienne approche révolutionnaire, c'est que cette dernière pouvait nous apparaître, il y a peu encore, comme un horizon armé de la pleine conscience de l'histoire, alors que notre tâche présente est de la construire sur la dissolution de cette ancienne histoire qui a perdu sa boussole et ses repères. Cette dissolution n'est pas une condamnation d'une capacité à agir, elle en devient la condition. Ce n'est pas notre monde, notre représentation du monde, qui est en train de se dissoudre, c'est bien le monde de nos tourmenteurs, et la représentation qu'ils s'en font. Bien entendu, notre responsabilité est engagée sur ce que nous voulons faire de notre monde, il ne se fera pas tout seul – même si cela ne dit toujours rien sur la méthode à suivre. Mais c'est peut-être aussi une condition pour que personne ne puisse l'incarner…

Toutes les sociétés anciennes se sont effondrées lorsque leur cosmogonie a fait faillite, quelle qu'ait pu être leur puissance matérielle. Elles se sont effondrées lorsque l'ordre pensé du monde s'est finalement trouvé en contradiction avec son ordre matériel. L'ambition de toute approche révolutionnaire est donc de s'attacher à rebâtir simultanément les deux sur de nouvelles bases, dans l'espoir de leur donner une unité qui nécessairement ne pouvait pas exister auparavant. L'approche révolutionnaire est de creuser, d'approfondir la dissonance entre l'ordre sensible et l'ordre raisonné du monde, dissonance – dissociation –, qui ne tient que par la violence de l'ordre social institué, mais aussi violence qui est la mesure négative et sensible d'un autre possible.

LOUIS
Colmar, 2021.
[Texte repris du blog « En finir avec ce monde » ]
Illustration : Philip Guston


[1] Bernard Quiriny, « Révolutionnaires et réformistes face au marxisme », in : « Socialisme ou Barbarie » aujourd'hui.

[2] Une précision s'impose : pour moi, le « sociétal » englobe le « social ». Le « social » définit des rapports économiques et politiques sociologiquement structurés et normalisés, alors que le « sociétal » surajoute à ces rapports, évidement conflictuels, des conflits de représentations historiques et symboliques. Deux slogans fleurissent parfois sur les murs de nos villes : « Le féminisme sans la lutte des classes, c'est du développement personnel » et « L'écologie sans la lutte des classes, c'est du jardinage ». Il faut bien reconnaître que l'on peut facilement avoir une vision caricaturale du « sociétal » à la sauce médiatique, qui précisément réduit le féminisme à du développement personnel et l'écologie à du jardinage. Mais il existe également une dimension du féminisme et de l'écologie non prise en compte et qui s'inscrivait dans ce que l'on entendait jusque récemment comme « lutte des classes ». D'où, pour partie son inactualité. C'est dans cette dimension manquante que je situe le « sociétal ».

[3] Maurice Barrès, Étude pour la protection des ouvriers français : contre les étrangers (source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k814588.image). La question que je pose est la suivante : pourquoi assiste-t-on à une sorte de réminiscence barrésienne, et pas du tout de la critique prolétarienne ? Je considère qu'une partie de la réponse se trouve négativement dans l'œuvre de Marx, négativité non pas originelle, mais historiquement élaborée.

[4] José Saramago, L'Effondrement, Seuil, 1997.

[5] Pierre Conesa, Avec Dieu on ne discute pas !, Robert Laffont, 2020. L'intérêt de ce livre est surtout de signaler que les fondamentalismes islamistes doivent être corrélés avec l'ensemble des autres fondamentalismes, car le phénomène est global et touche toutes les religions. Son panorama mondial des violences religieuses reste, cela dit, prisonnier du temps court.

[6] Dans Humeur noire – Actes Sud, 2021 –, Anne-Marie Garat tente, sous une forme littéraire, de mettre des mots sur le refus bordelais de faire face à son passé esclavagiste et pétainiste…

30.06.2025 à 08:48

1903 : guerre sociale à Hennebont

F.G.

Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des (…)

- Sous les pavés la grève
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Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des « Eudistes » de Kerlois à la recherche de navets et de pommes de terre. Pour éviter le spectacle d'une « émeute du pain » qui rappellerait fâcheusement l'Ancien Régime – le jour anniversaire de son décès –, la municipalité républicaine (modérée) va faire distribuer au domicile des nécessiteux, et non à la mairie, des bons de pain et de viande.

Sous la tutelle des Forges

En invitant ses concitoyens à pavoiser malgré tout « en signe d'attachement inébranlable à la République », le maire d'Hennebont, J. Giband (ex-directeur des Forges), nourrit beaucoup d'illusions sur la popularité du régime en milieu ouvrier. À Hennebont, à Lochrist, à lnzinzac, à Languidic, on ne pavoise pas pour une République qui, au nom du libéralisme, tolère que le peuple soit réduit à la famine. Car c'est de cela qu'il s'agit : 34 sous par jour pour nourrir, ou plutôt assurer la survie d'une famille de 5 ou 6 enfants, tels sont les salaires des manœuvres des Forges ; dix-huit heures par jour d'un labeur sans répit pour le seul profit des actionnaires du puissant groupe des « Cirages français », qui possède trois usines en France – Hennebont, Lyon, Saint-Ouen –, deux en Russie et une en Espagne.

Ayant le monopole de l'emploi dans une campagne surchargée de bras, catholique et respectueuse de l'ordre établi, les Forges exercent alors une tutelle sans partage sur la région ; le fauteuil du maire d'Hennebont est et sera encore longtemps le fief du tout-puissant directeur de l'entreprise : Émile Trottier, le fondateur en 1858, J. Giband de 1896 à 1919, C. Herwegh entre les deux guerres cumuleront ainsi les deux fonctions pour le plus grand bien des intérêts de la Compagnie.

Lorsqu'il a été nommé directeur en 1880, Giband s'est juré de faire de l'usine l'une des premières entreprises nationales de fabrication de fer-blanc. Ingénieur métallurgiste ambitieux (il fut l'un des premiers en France à fabriquer de l'acier Martin sur sol basique), gros actionnaire intéressé de très près aux profits de l'entreprise, Giband donne une impulsion très forte aux Forges qui, de 400 employés en 1880, passent à plus de 1 500 au début du siècle. L'usine tourne alors à plein rendement, approvisionnée en charbon par les vapeurs anglais qui remontent le Blavet jusqu'au barrage des « Trois-Sapins » (en aval d'Hennebont) où les chalands prennent le relais jusqu'à Lochrist. C'est ici, dans un coude de la rivière, que sont installées les Forges : longs bâtiments aveugles de brique terne, hautes cheminées crachant leurs fumées noires, tristes rangées de maisons ouvrières, va-et-vient incessant des débardeurs et des bateliers, mugissement des sirènes, sortie des équipes de jour, relève des équipes de nuit, usinières de l'atelier d'étamage se hâtant vers les travaux du ménage, usiniers « défoncés » par la tâche et les « assommoirs » du bord des quais, gamins de douze ans dont le « salaire » arrondit un peu celui du père, adolescents vieux avant l'âge, ici c'est l'enfer : jamais moins de douze heures de travail par jour pour un salaire qui dépasse rarement quarante sous, des cadences infernales en période de pointe, particulièrement aux fours où les « gaziers » – ou « dégouyetteurs » – tisonnent le charbon sans répit pour que la production ne se ralentisse pas, au laminoir à froid où les enfants poussent les feuilles d'acier entre les rouleaux qui martyrisent les doigts, au laminoir à chaud où de jeunes ouvriers, brûlés par le feu du métal, font parfois, quand la production l'exige, 60 heures d'affilée à l'usine.

Écrasée, inorganisée, la première génération d'ouvriers-paysans des Forges a dû supporter ces conditions de travail dignes du bagne ; leurs fils tireront la leçon du passé en créant face au patronat une « caisse de secours mutuel » alimentée par les cotisations ouvrières [1], un syndicat révolutionnaire partisan de la grève et de l'action directe – la Chambre syndicale des ouvriers métallurgistes et similaires d'Hennebont et, enfin, dans le cadre de la Bourse du travail de Lorient, une université populaire, la « Fraternelle », centre d'éducation ouvrière et foyer de la vie syndicale.

Ainsi armés, les usiniers multiplieront les grèves au début du siècle ; grèves partielles, spontanées ou organisées par le syndicat, plus ou moins heureuses mais renforçant la solidarité et la conscience de classe, préparant la grande grève de l'été 1903 qui vit s'affirmer l'émancipation du prolétariat des Forges.

Grève sur le tas

À l'origine du conflit, la suppression de la maigre gratification qui était accordée aux « gaziers » pour le nettoyage dominical des fours et, a fortiori, le refus d'augmenter les salaires (les « gaziers » demandaient 30 centimes de plus par jour). Motif invoqué par le directeur Égré, la mauvaise conjoncture économique : « Si je ne vous laisse pas chômer depuis deux ans que je suis à la tête de l'entreprise, c'est parce que je traite nombre d'affaires à coups de rabais. C'est tout au plus si la société parvient, pour ses Forges de Lochrist et de Kerglaw, à nouer les deux bouts. » Chantage éculé auquel les « gaziers » (une dizaine d'ouvriers) n'ont pas l'intention de céder. Le 29 juin, l'équipe de nuit fait la grève sur le tas ; le 30, « l'escouade du fer-blanc » cesse le travail par solidarité. Au soir du 1er juillet, plus de 400 syndiqués, usiniers et usinières, votent la grève ; le lendemain, la quasi-totalité du personnel, à l'exception des contremaîtres, se joint au mouvement. Un à un, les fours s'éteignent, l'entreprise est paralysée. Le directeur consent à recevoir une délégation syndicale mais maintient son refus d'augmenter les « gaziers » et les manœuvres ; la porte est désormais fermée aux négociations, la direction a choisi délibérément l'épreuve de force.

Le 3 juillet, les grévistes font la première grande démonstration de leur détermination et de leur unité : bannière syndicale en tête, ils sont plus de 2 000 hommes, femmes, enfants, qui défilent dans les rues d'Hennebont en chantant L'Internationale jusqu'à la gare pour accueillir Bourcet, le représentant parisien de la CGT. Un grand meeting se tient ensuite dans « la prairie Giband » [2], le terrain syndical, en haut de la rue Neuve. Le délégué prêche le calme mais la direction des Forges refusera de lui accorder une entrevue. Trois jours plus tard, des grévistes s'en prennent à la propriété du directeur dont ils descellent les grilles tandis qu'un cortège de plusieurs milliers de personnes marche sur les Forges en chantant La Carmagnole derrière des drapeaux tricolores. Des bobards sont répandus tendant à faire croire que les grévistes s'apprêtent à détruire l'usine ; c'en est assez pour que la bourgeoisie et le pouvoir organisent la répression. De Lorient, d'Auray, de Baud, sont dépêchés des gendarmes à cheval, bientôt renforcés par deux compagnies du 62e d'infanterie de Lorient.

Les manifestations n'en continuent pas moins. Certains jours, on compte plus de mille femmes et enfants dans la foule de ceux qui se battent pour un peu plus de pain, le pain qui se fait rare et dont on organise la distribution ; 1 275 francs de pommes de terre, de graisse et de pain seront ainsi acquis et répartis par la Caisse de secours mutuel. L'Union caudanaise de panification apportera elle aussi sa fraternelle contribution.

Au douzième jour de grève, les usiniers sont avisés par la Compagnie qu'ayant « quitté brusquement leur travail et rompu de ce fait le contrat qui les liait à la Société générale des cirages français, les usines de Kerglaw et de Lochrist sont fermées. La reprise se fera, s'il y a lieu, après nouvel embauchage du personnel nécessaire ». C'est le lock-out assorti d'une menace de fermeture définitive. Ulcérés, les grévistes diffusent le soir même une mise au point : « C'est du fond de la Bretagne que 1 200 familles vous crient à l'aide et font appel à votre solidarité. Dans ce pays où le prix de la journée semble avoir atteint son minimum excessif, puisque certains camarades gagnent la somme “fabuleuse” de 34 sous par jour, les travailleurs ont été réduits à déserter l'usine pour éviter de nouvelles réductions. Tous solidaires, les 1 200 grévistes s'adressent à vous, travailleurs conscients, ils vous demandent, à travers les conflits multiples qui attirent l'attention du prolétariat, de réserver un peu de solidarité pour ceux qui, dans cette Bretagne tant exploitée, ont eu l'audace de se dresser en face de l'exploitation capitaliste et de lever le drapeau de l'émancipation sociale. »

La lutte contre les jaunes

Quelques jours plus tard, lorsque la direction ouvrira un registre d'inscription pour le réembauchage (sur présentation d'un livret militaire ou d'un acte de l'état civil pour les hommes, du livret de la mairie pour les enfants), le syndicat dénoncera « l'appel à la trahison », cette direction qui « se moque de nos misères », qui « attend que la famine lui livre une partie des nôtres », qui « cherche à affamer toute une population… » Les « briseurs de grève », les « jaunes », les renégats », les « vendus au patronat » sont alors violemment pris à partie tandis que le blocus des Forges s'organise. Pour interdire tout travail sur le Blavet, un chaland rempli de poteaux de mines est coulé dans le chenal ; des piquets de grève s'opposent au déchargement de deux bateaux chargés de ferraille pour l'usine où la direction, assistée des contremaîtres, tente de maintenir un semblant d'activité. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les « jaunes » chargent clandestinement du fer-blanc sur un chaland qui doit le livrer à l'usine Delory de Lorient ; alertés, les piquets de grève en place sur la rive gauche du Blavet arrivent pour interrompre le chargement. Au même moment, on entend le son du cor de chasse aux abords de la propriété directoriale ; ce sont les officiers de la troupe chargée du maintien de l'ordre qui se « distraient » après un repas bien arrosé. Les grévistes serrent les poings : « Ceux-là s'amusent tandis que nous crevons de faim ». Ramassant tout ce qui leur tombe sous la main, les grévistes entreprennent alors un bombardement en règle des « jaunes » du chaland. Les cris et le vacarme attirent une patrouille de chasseurs qui arrête sur-le-champ seize manifestants.

Les incidents de ce genre sont désormais journaliers et les affrontements se multiplient : charges de gendarmes et de chasseurs à cheval pour libérer un charretier voulant forcer le passage vers l'usine, bagarres aux portes de l'entreprise pour empêcher les contremaîtres d'y entrer. Dans la nuit du 21 au 22 juillet, bravant l'interdiction préfectorale de manifester, les grévistes élèvent des barricades aux deux extrémités du pont à l'aide de mâts de bateaux et de poteaux de mine ; d'énormes blocs de pierre sont chargés sur les parapets pour interdire le passage des chevaux sur le chemin de halage et couler les chalands se dirigeant vers l'usine. À l'aube, les soldats chargent et procèdent à de nombreuses arrestations pour délit d'attroupement, ce qui ne décourage pas les grévistes. Bientôt, l'agitation vire à l'émeute : dans la nuit du 23 au 24, les manifestants dépavent les rues et brisent les devantures des commerçants, épiciers, bouchers qui ne font plus crédit ; fait significatif de la détresse physique des familles ouvrières, l'acharnement des émeutiers contre la pharmacie (attaquée à trois reprises) et contre la demeure du médecin. Arrivés dans la nuit, le préfet et le sous-préfet sont accueillis par une grêle de pierres ; gendarmes et soldats chargent baïonnette au canon, attaques et contre-attaques se succèdent jusqu'au matin. La ville est alors en état de siège : 600 hommes du 116e d'Infanterie de Vannes bouclent les rues ; plusieurs centaines de soldats campent à Lochrist et les garnisons de Quimper et de Dinan sont mises en état d'alerte. Dans la journée, le maire Giband instaure un couvre-feu après 21 heures et appelle les « citoyens paisibles » à ne pas se mêler aux « bandes nombreuses » qui parcourent la ville.

Guerre sociale et guerre religieuse à Lorient

À Lorient, le grand port tout proche, les événements, abondamment commentés par la presse locale, sensibilisent l'opinion déjà divisée par la « guerre religieuse ». On sait que le ministère Combes, réactionnaire sur le plan social, se montrait très offensif sur le plan religieux. Ancien séminariste devenu anticlérical actif, Combes avait déclaré la guerre aux congrégations, aux « moines ligueurs et aux moines d'affaires », coupables d'avoir accumulé trop de biens et, par leur enseignement, d'avoir instruit trop de futurs ennemis du régime. Appliquant de manière restrictive la loi Waldeck-Rousseau sur les associations, Combes fit fermer les écoles congréganistes et expulser les religieux ; ces expulsions donnèrent lieu en Bretagne à des scènes de violence, notamment à Hennebont où, refusant de se soumettre à la loi, les « Eudistes » de Kerlois se barricadèrent dans le monastère. Il fallut plusieurs heures à la troupe pour enfoncer les 150 portes cloutées, débarrasser les escaliers obstrués de gravats tandis que les religieux faisaient sonner le glas et reprenaient en chœur, avec leurs partisans accourus sur les lieux, La Marseillaise et les cris de « Liberté, nous voulons Dieu ».

Condamnés à passer en correctionnelle le 20 juillet, les « Eudistes » arrivèrent à 11 heures au pont Saint-Christophe dans une voiture du comte de Polignac, escortés par les gros bataillons du « parti blanc » local. Un millier de personnes scandant « Vivent les pères, vive la liberté, vive l'armée ! » les accompagnèrent jusqu'au tribunal archicomble (du « beau monde » en majorité : M. de Polignac, M. de Perrien, maire de Kervignac, M. de Beaumont, maire de Moëlan, etc.) ; jusqu'alors, très peu de contre-manifestants, mais lors de la suspension d'audience, à 13 heures, le flot sortant du tribunal se heurta à plusieurs centaines de jeunes internationalistes et d'ouvriers de l'arsenal. Une énorme clameur : « À bas les frocards ! Vive la sociale ! ». Ce fut la mêlée générale, de la rue Saint-Pierre jusqu'à la place Bisson, en passant par la rue Paul-Bert et la rue des Fontaines, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de bâtons. L'affrontement dura trois quarts d'heure, la police n'intervenant que très mollement. Le gouvernement espérait bien ainsi détourner le mécontentement des travailleurs et enterrer la question sociale. Mais les syndicalistes n'étaient pas plus disposés que les socialistes à jouer ce jeu. Dans la soirée, le meeting de soutien des travailleurs d'Hennebont organisé salle Larnicol par le syndicat des travailleurs du port fait le plein. Le délégué de la Fédération du travail, Bourchet, prend la parole : « Tandis que les budgets de la guerre et des cultes se chiffrent par millions, qu'à Hennebont les officiers ne cherchent qu'une saignée de la classe ouvrière, celle-ci n'obtient que des salaires dérisoires. » Et il conclut par une profession de foi : « La patrie, la famille, la religion et la propriété sont des idées vermoulues, des fétiches bons à remiser chez un brocanteur. »

Trois semaines se sont écoulées depuis le début du conflit ; les Cirages français ont refusé l'arbitrage du juge de paix pour discuter des revendications des travailleurs : « La situation de nos affaires ne nous permet pas de nouveaux sacrifices ; le dernier exercice s'est soldé par un déficit de 200 000 francs » (de bénéfice, et non de déficit, répond le syndicat). Les grévistes doivent désormais se contenter de pain sec et de pommes de terre ; nombreux sont ceux qui battent la campagne à la recherche d'un travail pour du pain, car, malgré le magnifique élan de solidarité, les réunions de soutien, les dons, les collectes, les souscriptions, les secours diminuent. Tandis que les arrestations redoublent et que tombent des peines de prison ferme, la misère a déjà eu raison de 400 usiniers qui se sont fait inscrire pour reprendre le travail ; la grève cherche son second souffle. Elle le trouvera le dimanche 26 juillet sur le terrain syndical, lors d'une manifestation « monstre » ; vers 14 heures, les clairons et les tambours battent le rappel ; de nombreux ouvriers lorientais sont venus à pied ou en tramway ; le champ syndical est bientôt noir de monde, au moins 5 000 personnes : une multitude de coiffes, de casquettes, quelques ombrelles, des grappes d'enfants grimpés dans les arbres, un temps merveilleux. S'il n'y avait les ventres creux et la fatigue qui se lit sur tous les visages, on croirait une fête populaire comme il y en a tant en Bretagne. L'arrivée des délégués parisiens Lévy et Bourchet distribuant L'Avant-garde est saluée par des vivats ; on décide de continuer la grève, de ne pas céder, les délégués promettent des secours des syndicats français et, s'il le faut, des fédérations internationales, puis c'est l'imposant défilé en ville, derrière les drapeaux rouges et tricolores, les chants révolutionnaires, la « Marseillaise » des travailleurs, les chants bretons. On dansera tard dans la nuit, une nuit chaude comme le mardi suivant où des matelots en uniforme se joindront aux manifestants qui réclament la démission du maire, comme tous les jours jusqu'au 3 août où le conflit va prendre une nouvelle dimension avec les événements survenus à Lorient.

À l'origine, la manifestation tenue la veille à Hennebont pour l'arrivée du nouveau délégué syndical parisien, Latapie. Au moment où les grévistes quittent le terrain syndical, les gendarmes et les chasseurs à cheval chargent pour les disperser ; à l'issue d'une courte échauffourée, 26 manifestants sont appréhendés, parmi lesquels le délégué Latapie et Louis Gaudin, le président du syndicat, arrestations on ne peut plus maladroites car le lendemain, lundi, doit avoir lieu le jugement d'un gréviste (Le Boley) arrêté lors des incidents du 23 juillet.

Dans la matinée, de nombreux grévistes se rendent à Lorient pour assister à l'audience ; vers 13 heures, à la suite de « mouvements divers », le président du tribunal fait évacuer la salle. Les ouvriers restent en dehors, rejoints par des groupes de jeunes internationalistes. À 17 h 30, Le Boley sort du tribunal. Il est condamné à deux mois de prison sans sursis ; aussitôt les cris fusent : « À bas les juges ! », et on lapide la façade du tribunal avant de donner l'assaut. Le premier adjoint au maire arrivant pour ramener le calme est traité de « vendu » tandis que, dans les casernes, on bat le rappel ; un peu avant 21 heures, déboule le 62e d'Infanterie, les cris redoublent : « À bas l'armée ! ». Les soldats chargent la foule qui est repoussée vers la rue Saint-Pierre et la rue du Lycée où les manifestants s'approvisionnent en pavés. Place Alsace-Lorraine, les commerçants baissent les rideaux à la hâte ; des mâts de fête plantés pour l'ouverture de l'exposition sont arrachés, des barricades s'élèvent au coin de la rue de l'Hôpital et de la rue Sully, rue Clisson, etc. Un peu avant 23 heures, la porte de la prison est enfoncée, mais les manifestants n'iront pas loin : revolver au poing, les gardiens menacent de tirer. Des renforts arrivent de la caserne Bisson toute proche, puis la « Coloniale », les troupes du quartier « Frébault », mais la foule se reforme sans arrêt et l'émeute durera jusqu'à 2 heures du matin. Cinq arrestations sont opérées (des marins et des ouvriers du port) et, des deux côtés, on compte de nombreux blessés. Le lendemain, tous les édifices publics sont gardés militairement et les troupes sont consignées dans les casernes.

Après un mardi calme, l'effervescence renaît le mercredi ; on attend le jugement de Latapie ; de nombreux sympathisants stationnent face au tribunal ; des renforts de troupes ont été acheminés depuis Pontivy et Hennebont et des patrouilles sillonnent les rues. On annonce que le délégué Lévy tiendra une conférence à Merville avant de conduire une manifestation destinée à obtenir l'élargissement de Latapie et des grévistes emprisonnés. Dans la soirée, des groupes de badauds se rendent place Alsace-Lorraine où l'on donne un concert. On commente les affiches placardées par la municipalité invitant la population au calme ; on a appris également que le préfet du Morbihan était intervenu auprès de la direction des Forges pour qu'elle consente à négocier. Vers 20 heures, des groupes d'ouvriers reviennent de Merville où la conférence attendue n'a pas eu lieu ; on chante L'Internationale, on scande « Latapie, liberté ! », « À bas l'armée ! » en passant devant la caserne. Rien de bien méchant donc, mais cette fois les autorités ont, semble-t-il, choisi de frapper vite et fort. Les grilles de la caserne s'ouvrent soudainement et laissent passer un peloton de chasseurs qui, sans sommation, chargent immédiatement sabre au clair ; de toutes les rues aboutissant place Alsace-Lorraine débouchent des soldats à cheval, l'infanterie au pas de gymnastique, les batteries montées de l'artillerie coloniale. Il est alors plus de 21 heures et la place est pleine de monde : jeunes, femmes, enfants, badauds que les chevaux jettent à terre, piétinent ; les charges se succèdent jusqu'au fond des impasses avec une extrême brutalité, les sabres tournoient et frappent à coups redoublés, les vitres du « Grand Café », du « Jean-Bart » et du « Petit Parisien » volent en éclats. D'abord surpris, les manifestants réagissent en se servant des bancs qui entourent la place pour freiner les chevaux en dressant des barricades (rue de la Patrie, rue de Turenne, rue Saint-Pierre) à l'aide de clôtures, de poteaux de mine, de voitures renversées. Les affrontements se prolongent jusqu'à une heure avancée de la nuit ; il y a des dizaines de blessés dont beaucoup se feront soigner chez eux de crainte d'être dénoncés. On compte 56 arrestations. Alerté, le ministre de la Guerre dépêche un régiment entier de Dragons (le 3e).

Ces événements tragiques sont largement commentés dans la presse locale et parisienne, mais aussi dans les milieux gouvernementaux. La presse de droite et du centre prend feu contre « les professionnels du désordre venus spécialement de Paris ». Le Nouvelliste, dans une édition spéciale intitulée « L'émeute à Lorient » stigmatise « l'état d'anarchie actuellement déchaîné en ce coin d'un département de France ». La Liberté dénonce « ces troupes qui n'osent intervenir (sic), ces matelots qui passent à l'insurrection, ces magistrats qui se sauvent ». La Patrie rend les grévistes responsables « des désordres qui inquiètent la contrée et qui ont malheureusement entraîné l'effusion du sang ». Le Petit Parisien, journal le plus lu de l'époque, joue la même partition. Quant au vieux Journal des débats, il accuse le gouvernement de « paralyser l'action de la police et de la justice » en capitulant devant « les artisans du désordre ».

En fait, le gouvernement est très mal à l'aise ; si la « guerre religieuse » était, sinon voulue, du moins délibérément acceptée, la « guerre sociale » menace de lui faire perdre, à gauche, les appuis que lui valait précisément sa politique religieuse. Une délégation de la Bourse du Travail de Paris (Yvetot, Griffuelhes – secrétaire général de la CGT – et Bourchet – secrétaire général de l'Union des ouvriers métallurgistes) est donc reçue au ministère de l'Intérieur. Les délégués protestent contre les arrestations et exigent le retrait des troupes ; un souhait identique est formulé par le conseil municipal de Lorient qui condamne les « arrestations arbitraires », la brutalité de la répression et émet des réserves sur la complaisance de l'adjoint au maire vis-à-vis des autorités militaires.

Le surlendemain, la reculade du pouvoir s'accélère ; les magistrats en feront les frais : une heure après avoir condamné les manifestants du 2 août à des peines de prison, les magistrats sont contraints (sur intervention du préfet) de se désavouer et de remettre les prévenus en liberté provisoire. Le même jour, une partie des troupes évacue Lorient.

C'est la détente, et bientôt l'explosion de joie quand on apprend que, cédant aux insistances gouvernementales et abandonnée par la quasi-totalité de l'opinion publique, la Société des cirages français capitule enfin : les manœuvres et les « gaziers » obtiennent une augmentation de 25 centimes et tous les grévistes sont réintégrés.

Le dimanche à Lorient, salle Fénelon, en présence des délégués syndicaux brestois, les ouvriers du port et les internationalistes écouteront l'orateur Lévy dénoncer « les trois calottes : l'armée, la cléricaille, la magistrature » et, porté par sa fougue, terminer par ces mots : « La victoire que nous venons de remporter marque une superbe étape vers la Révolution sociale. »

Mais c'est à Hennebont que l'enthousiasme fut le plus grand : après 41 jours de grève et malgré tous les témoignages de solidarité, les familles ouvrières en étaient arrivées à la plus noire des misères. L'issue heureuse de la grève ouvre l'espoir d'un avenir meilleur. Sur le terrain syndical, en liesse, les délégués Lévy et Bourchet encouragent les usiniers à se grouper toujours plus nombreux au sein du syndicat, à occuper leurs loisirs à l'étude plutôt qu'à boire dans les cafés, à se pénétrer de l'importance des questions sociales. Pour l'heure, on ne songe qu'à célébrer la « victoire ». Une manifestation grandiose se déroule d'un bout à l'autre de la ville, drapeaux tricolores et rouges claquant au vent léger de cette belle journée d'août aux côtés des drapeaux bretons qui ont été offerts aux délégués parisiens. Le lundi, les charretiers des Forges reprennent la route de Lorient et, pour une fois, leurs attelages sont fleuris.


Passés les premiers moments d'exaltation, il fallut pourtant se rendre à l'évidence, l'avenir demeurait sombre. Certes, la grève avait atteint son but, mais à quel prix ? Combien de mois seraient nécessaires pour rattraper les sommes perdues ? De surcroît, la Compagnie entendait bien obtenir sa revanche. Égré « démissionné », Giband redevint directeur avec mission de reprendre l'usine en main et de ne rien céder. En 1906, au plus fort de la guerre sociale, la lutte reprendra, très dure, avec Clemenceau comme ministre de l'Intérieur, celui-là même qui n'hésitera pas à faire tirer la troupe sur les travailleurs. Commencée le 23 avril, la grève durera jusqu'au 12 août. Cent dix-huit jours durant, les usiniers manifesteront sans désemparer face aux Dragons pour que les « gaziers » obtiennent 5 sous par jour d'augmentation. Cent-dix-huit jours pour rien, car les privations auront raison de la résistance ouvrière. La rage au cœur, les plus irréductibles d'entre eux finiront par reprendre le travail : les dix gaziers retourneront aux fours pour 40 sous par jour.

La lutte des classes continuait.

Roger-Henri LE PAGE
[Sources : archives municipales d'Hennebont et divers journaux de l'époque]
Le Peuple français, n° 21, janvier-mars 1976, pp. 7-11.


[1] Tout sociétaire malade ainsi que sa famille a droit au médecin et aux soins gratuitement, un tiers de sa journée lui est payé. S'il meurt, les funérailles sont à la charge de la caisse ; s'il vit, au bout de vingt-cinq ans de cotisation, il a droit à une retraite.

[2] Lorsqu'il était directeur, Giband, espérant sans doute se concilier les ouvriers, avait mis à leur disposition un champ où se tenaient les réunions syndicales.

23.06.2025 à 08:57

Hommage d'un fils

F.G.

■ Bruno LE DANTEC ET MON PÈRE UN OISEAU ? Hors d'atteinte, 2024, 272 p. Les larmes, c'était pas prévu, même si le dispositif s'y prêtait : c'était un matin de courte nuit, sur la table basse le café fumait, sur la platine l'adagio du concerto en sol de Ravel revisité par un trio jazz où la voix de David Linx tentait de rayer la carène d'un ciel plombé. Entre mes mains, les dernières pages de Et mon père un oiseau ? L'auteur, Bruno Le Dantec, racontait la mort de sa mère. Il avait déjà (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2585 mots)


■ Bruno LE DANTEC
ET MON PÈRE UN OISEAU ?
Hors d'atteinte, 2024, 272 p.


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Les larmes, c'était pas prévu, même si le dispositif s'y prêtait : c'était un matin de courte nuit, sur la table basse le café fumait, sur la platine l'adagio du concerto en sol de Ravel revisité par un trio jazz où la voix de David Linx tentait de rayer la carène d'un ciel plombé. Entre mes mains, les dernières pages de Et mon père un oiseau ? L'auteur, Bruno Le Dantec, racontait la mort de sa mère. Il avait déjà perdu son père, ça commençait à faire. J'ai frotté mes yeux, fait une pause et quelques pas dans le salon. L'épilogue s'égrenait sur une vingtaine de pages ; entre les fulgurances du poète martiniquais Monchoachi et un extrait de La Némésis médicale d'Ivan Illich, l'auteur élargissait grand angle sa focale : pour résister aux ravages de la guerre sociale, la solidarité entre les vivants resterait insuffisante si elle ne puisait pas à la source des défunts : « Pour sortir de l'impasse, il faudra tisser des alliances avec nos morts contre cette existence économisée qui ne cesse de nous appauvrir », théorisait l'auteur.

Larmes matinales, donc. Livre refermé, émotion ravalée, je m'ébroue pour chasser la voix de l'ami car quand on lit le texte d'un ami c'est sa voix qui s'invite dans votre tête. Celle de Bruno Le Dantec porte une musique inimitable : loin des clichés provençaux, elle charrie Marseille à la manière d'un ru discret ses eaux filantes – un chant auquel je suis sensible, moi qui ai sacrifié mon accent sétois à force de remarques vexatoires. Quand Bruno cause, c'est tout un baume qui vous mollit le dedans. Le copain dirait la messe, on verrait le Christ fissa se déclouer, se coucher languide sur l'autel et lâcher tout ému : « Ah ouais quand même, les plaisirs terrestres… ». Ami lecteur, tu l'auras compris, cette recension aura la docte distance d'une arapède collée à son rocher. L'objectivité d'un abrazo de fin du monde. Bruno Le Dantec et moi nous nous connaissons depuis mes premiers pas, au mitan des années 2000, dans l'aventure du mensuel marseillais de critique sociale CQFD.

Marseille… Si un type incarne à ce point cette ville et sa myriade de métissages c'est bien Le Dantec. Sa ville dans la peau comme un paysan sa terre sous les ongles. Marseille, ce ventre affamé de cultures ; Marseille, sa plèbe en guerre contre les aménageurs ; Marseille, son ingérable carnaval de La Plaine. Marseille, tout un monde. La preuve : c'est sous le blase de « Nicolas Arraitz » que le pionnier Le Dantec fit connaître aux ébaubis de l'Hexagone le grand frisson du « territoire rebelle » zapatiste. En 1995, le soulèvement indigène entre dans sa seconde année de lutte et les éphémères éditions du Phéromone publient Tendre venin, sous-titré « de quelques rencontres dans les montagnes indiennes du Chiapas et du Guerrero ». La dédicace trahit à elle seule la généreuse poétique de l'écrivain : « À tous les amis mexicains, dont l'esprit guerrier nous fait la vie belle. »

Chemins de traverse et embardées

Quelques trois décennies plus tard, le baroudeur est revenu dans le giron de la matrice phocéenne. Après les diagonales mexicaines, une implantation sévillane et un épisode londonien, le bercail portuaire l'attendait. Bruno Le Dantec a vu du pays et des envers du décor, touché l'os d'une humanité capable du pire et de jaillissantes solidarités, enquillé une liste à la Prévert de petits boulots : aide géomètre, manœuvre, chasseur-cueilleur, réparateur de friteuse à Guatemala City, commis de cuisine sur la Tamise, DJ, traducteur, chapardeur occasionnel, journaliste, berger d'estive dans le Queyras – liste complète pages 204 et 205. CV foutraque, non monnayable aux comptoirs de notre ère néolibéralisée mais qui vous campe une personnalité hors norme, toujours encline à partager des chemins de traverse et de galère, non pas par masochiste inclinaison mais parce que c'est là, dans les ornières sombres du Grand Marché planétaire, que se dénichent les humains les plus vrais. On sent venir la critique : l'analyse, grossière, pècherait par excès de romantisme. On assume. Sur le chemin du vagabond Le Dantec, des humbles au dos cassé par le joug de l'Histoire ont renoué avec la dignité des postures verticales, ça suffit à nourrir des embardées romanesques. La fatalité en prend un coup. D'ailleurs, quelle fatalité ? Puisque lui-même, viré à dix-sept ans de son bahut pour « appel à la révolution » et grandi sous les gueulantes rageuses d'un punk acculé, persuadé qu'il ne ferait pas de vieux os, a survécu. « Je me fabriquais une philosophie des rues, un truc que, seul dans ma tête, j'appelais le zen-punk […]. Se dépouiller du carcan des obligations sociales pour être le plus libre possible et, finalement, se retrouver nu face à la mort », confie l'auteur de Et mon père un oiseau ? Came, alcool, sida, sous leurs strass et paillettes, les années 1980 ont été cette morgue pleine dans laquelle s'est échouée une partie de la jeunesse orpheline des poussées utopistes des décennies passées. Bruno a vu du monde partir.

Quelques temps avant l'explosion de Mai-68, un Debord visionnaire expliquait combien notre situation avait été unifiée par le règne spectaculaire du Capital : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l'économie les a totalement soumis (…) » (thèse 16) [1]. Sous-entendu : c'est de cette expérience commune et partagée par tous que peut naître une révolte capable d'embarquer un maximum d'acteurs vers un ébranlement du socle du pouvoir. On connaît la suite : comment l'inflorescence postmoderne est venue désagréger la puissance rassembleuse d'un tel récit émancipateur. Si les Gilets jaunes ont tenté de réactiver le rêve jamais tu de la colère plébéienne, un autre événement aurait pu servir de ferment à une énième prise de conscience de notre destin collectif : la « guerre » contre le virus du Covid-19 et sa succession de grands enfermements. Une séquence à tout le moins exceptionnelle, aujourd'hui refoulée des mémoires aussi brutalement qu'elle les avait colonisées comme un bad trip sans queue ni tête. Cinq ans après, il semble toujours difficile de dresser un bilan de la charge antisociale portée par cet hygiénisme policier, et ce, alors qu'un consensus de plus en plus large penche pour une fuite de labo à l'origine de la pandémie – hypothèse jugée scandaleusement « complotiste » il y a encore peu. De son origine à son hasardeuse et implacable gestion, la pandémie aura été, aussi, l'aubaine grâce à laquelle une caste techno-sécuritaire a pu tester en grandeur nature des dispositifs de contrôle – imposés ou auto-administrés – inimaginables en temps normal.

Depuis, l'OMS actualise son macabre bilan. Aujourd'hui, il avoisine les 7 millions de morts. Un chiffre sous-évalué, on le sait, notamment parce qu'il ne tient pas compte des morts « collatérales », dont certaines dues à des interventions chirurgicales déprogrammées pour anticiper des afflux de malades. Parmi ces morts collatérales, le père de Bruno : Jean Le Dantec, décédé seul, coupé des siens, le 7 avril 2020, dans une piaule aseptisée de la clinique Korian Valdonne (Bouches-du-Rhône) en milieu de premier confinement.

« Monsieur le pandore, je t'emmerde… »

« Au péage de Pont-de-l'Étoile, un gendarme en embuscade me fait signe de m'arrêter à la sortie du portique. D'un œil blasé, il toise mon attestation auto-délivrée à travers le pare-brise. Je rumine Monsieur le pandore, je t'emmerde. Mon père est en train de mourir tout seul – mais mon corps reste aussi impassible qu'un mannequin dans sa vitrine », raconte Bruno Le Dantec avec rage et impuissance.

Et mon père un oiseau ? relève du récit intime. Il entend « raconter une histoire particulière qui concerne tout le monde ». Intime ne veut pas dire nombriliste. Intime signifie que l'auteur part de sa propre sensibilité pour cerner un mal susceptible d'affecter chacun de nous. Intime s'apparente à « kafkaïen » quand, à coup de mails ou de téléphone, on suit ce fils navigant dans les arcanes d'un système de santé saturé, au bord de l'implosion, pour avoir des nouvelles de son père mourant. Ou pour récupérer ses quelques effets personnels après son décès. Cette intimité nous force à saisir cette étrange équation dans laquelle la pandémie nous a plongés : pour sauver des humains, notre mode d'organisation sociale a dû gagner en inhumanité. La barbarie étatique – ce grand machin qui gère nos existences du berceau jusqu'à la tombe – a toujours eu l'art des oxymores. La prophylaxie, c'est cette politique qui a permis de trier les malades et de laisser crever les vieux. Dans l'intérêt de tous – et notamment des forces productives de la nation. « Foutus technocrates à l'âme froide », accuse l'écrivain.

Dans ce récit, tout s'imbrique et se mélange. La vie vagabondée de l'auteur, celle plus posée de son père. Sans oublier Andrée, sa mère, et Marie, sa fille, guerrières dont les nerfs sont soumis à rude épreuve. Autant de personnages, autant de situations qui progressent en taches de léopard, strates passées et présentes s'empilant dans un désordre chronologique assumé où l'on se perd et se retrouve. Dans cette généalogie aux ramifications capricieuses, la voix du narrateur sert de fil d'Ariane et les anecdotes font diversion. Des personnages secondaires incarnent des solidarités inattendues. Comme cette secrétaire de mairie qui n'hésite pas à batailler avec la machine pour dénicher l'acte de naissance, prétendument introuvable, de Jean Le Dantec. Dans la jungle administrative, jamais l'auteur ne perd sa visée : contourner, autant que faire se peut, les infernales interfaces numériques et chercher l'humain comme un orpailleur son filon.

Et puis il y a cet art de décrire les clichés du passé. Une photo est reproduite en début d'ouvrage : un grand noir et blanc étalé sur deux pages, croquant les futurs parents au faîte de leur jeunesse : « Il existe, écrit-il, une photo de Jean et Andrée jeunes, je suis sûr que c'est la toute première où on les voit ensemble. L'instant capturé est celui où ils tombent amoureux, ça crève les yeux. Ils sont assis par terre, le dos contre un mur. C'est l'été, ils sont moniteurs de colonies de vacances [...]. Andrée regarde fixement l'objectif, la bouche entrouverte, sans sourire mais dans un paisible abandon, comme si elle reprenait son souffle après une course à travers champs. Tout contre elle, Jean sourit. Sa belle tête est penchée sur le côté, le nez en l'air, comme s'il observait la trajectoire d'un avion ou d'un oiseau dans le ciel ; mais peut-être veut-il simplement éviter de fixer l'objectif. »

La pudeur, sûrement. Bruno Le Dantec se perd en conjectures. Il doit son existence à cet amour qu'il essaie de reconstituer a posteriori. De quoi filer le vertige. De quoi permettre à l'ancien enfant terrible de rendre un hommage apaisé à ses parents. De quoi aussi saluer, par effet de ricochet, cet adolescent fougueux qu'il fut, minot qui connut sa première manif à quatorze ans, en soutien à Puig Antich, manif au cours de laquelle « un nervi au cheveu filasse » lui fila un grand coup de bambou sur le crâne. Première bosse pour celui qui allait apprendre à la rouler en dehors d'un Hexagone étriqué.

La blessure algérienne

Dans Et mon père un oiseau ?, Bruno Le Dantec s'adresse à son père, ce professeur de sciences « resté ce fils d'ouvrier qui doute encore de sa légitimité dans le domaine intellectuel ». Un homme curieux de tout ce qui l'entoure – faune, flore, géologie –, mais aussi de l'« histoire sociale et industrieuse des habitants alentours ». Un homme cerné de livres, insatiable chineur, animateur de balades contées. Un homme silencieux, aussi, tourmenté par ses six mois passés de l'autre côté de la Méditerranée durant la guerre d'Algérie. En 1956, Jean perdit son copain Antoine, buté par erreur par un appelé français. Pour venger la bévue, un sous-off' d'active flingua un gosse algérien juché sur son âne. Tutoyant son père, Bruno Le Dantec poursuit : « Un carton gratuit, pour l'exemple : “Voilà comment on patrouille. C'est sur eux qu'on tire, pas sur les copains !”, t'aurait lancé la brute en uniforme après que tu as lâché un “Non !” viscéral, horrifié – en tant que lettré, tu avais été bombardé caporal sans qu'on te demande ton avis. Soixante-treize ans plus tard, les larmes aux yeux, tu m'as avoué : “J'ai encore dans la tête le cri de la mère du petit.” »

Les deuils se croisent et les douleurs se mêlent. Dans un « paysage saccagé par le progrès », Bruno Le Dantec cherche le vieux Marseille de ses parents. Ce temps d'avant les balafres d'asphalte et les boucans motorisés. Quand l'errance géographique s'épuise dans une artère raide et relookée, reste le ciel et les échelles pour y grimper. La voix d'un fils qui rêve à des slogans hors normes, du genre « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers, aux oisifs et aux oiseaux ».

Sébastien NAVARRO

Signalons que Bruno Le Dantec tient un blog sur « Mediapart » et que sa dernière production –« Gaza et l'épidémie des couteaux »– mérite lecture.


[1] Guy Debord, La Société du spectacle, Folio, 1992, p. 22.

16.06.2025 à 08:14

Digression sur l'innommable

F.G.

Longtemps les mots ont hésité ; désormais, ils manquent. Chaque jour qui passe dans cette guerre d'extermination sans limites que mène le gouvernement fasciste israélien contre Gaza, atteste qu'aucun mot n'est plus apte à dire une réalité échappant à toute raison, à toute rationalité, même guerrière. D'où cette mutité qui saisit nos consciences ravagées par la polymorphie du malheur infini qu'éprouve toute une population civile martyrisée, et désormais affamée. Oui, les mots manquent. Et (…)

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Longtemps les mots ont hésité ; désormais, ils manquent. Chaque jour qui passe dans cette guerre d'extermination sans limites que mène le gouvernement fasciste israélien contre Gaza, atteste qu'aucun mot n'est plus apte à dire une réalité échappant à toute raison, à toute rationalité, même guerrière. D'où cette mutité qui saisit nos consciences ravagées par la polymorphie du malheur infini qu'éprouve toute une population civile martyrisée, et désormais affamée. Oui, les mots manquent. Et pourtant il faut exprimer, ne pas taire faute de mots adéquats l'horreur infiniment réitérée que, depuis plus de six cents jours, nous éprouvons chaque matin en apprenant qu'un nouveau palier dans la volonté exterminatrice de Netanyahu et de ses tueurs a été franchi. Et que demain sera pire et après-demain pire encore si rien n'arrête le bras surarmé par l'Occident des criminels de guerre, ces maniaques d'une loi du talion augmentée qu'aucun interdit moral ou religieux ne semble être capable de contenir. C'est dans ce cercle infernal de la déraison exterminatrice que crèvent un par un les Gazaouis et que les habitants de Cisjordanie résistent, tant que faire se peut encore et avec le peu qu'ils ont, à la volonté colonisatrice de fous de dieu qui, s'ils étaient tenants de l'islam, se verraient irrémédiablement voués aux gémonies des défenseurs des « valeurs » de l'Occident.


Après plus de six cents jours, donc, ce qui nous taraude, ce qui exaspère nos impuissances, c'est de constater que, jour après jour et sans que personne ne le contrarie, l'État d'Israël verse, pour sauver la clique qui a capté le pays, dans une logique d'extermination d'un peuple déjà pour partie chassé de sa terre en 1948 [1], et qui vit désormais sa seconde Nakba. Ce qui nous fait mal, un mal de chien, c'est de devoir éprouver, jour après jour, un sentiment d'écœurement à l'idée que, malgré quelques courageuses voix dissidentes, le peuple israélien, né lui-même d'un génocide (et quel génocide !), semble couvrir passivement un processus de nettoyage ethnique de grande ampleur et les crimes contre l'humanité que sa clique dirigeante commet en son nom, sans que personne, malgré ce qui remonte des états d'âme d'une fraction du Mossad et de l'armée, ne songe à déposer la bande d'assassins qui les gouverne – ce qui ne semble pas impossible au vu du pouvoir réel dont ils disposent. Car le pire à vivre pour les Israéliens, ce sera ce sentiment de honte qui, un jour, fatalement, les saisira – et, du même coup les juifs de la diaspora, dont beaucoup pourtant sont engagés dans la résistance à cette cynique entreprise – à l'idée d'avoir acquiescé, directement ou indirectement, à un génocide pensé, acté et accompli par une clique de nervis osant tout, même attiser sciemment, partout dans le monde, une nouvelle vague d'antisémitisme. La bêtise crasse a fait le reste, notamment en France, où, vautrée dans son soutien inconditionnel à Israël après le massacre du 7 octobre 2023 commis par l'autre clique d'allumés – celle du Hamas –, la caste médiatico-politique dominante, cornaquée par des « anti-antisémites » aussi crédibles que ceux qui se revendiquent du Rassemblement national, s'est déshonorée à un point tel qu'aucun mea culpa postérieur ne parviendra à laver la faute originelle que constitua leur inconditionnalité à Tsahal et à ses porte-parole fanatisés.


« L'État d'Israël – déclare l'historienne Sophie Bessis dans un récent entretien accordé à Mediapart – a commis et continue de commettre des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité. D'héritier des victimes du génocide, il est en train de passer dans le camp des bourreaux aux yeux d'une grande partie de l'opinion mondiale. Tout cela est documenté, mais cela reste nié, tu ou occulté par les dirigeants occidentaux. On n'a pas encore pris la mesure de ce séisme [2]. » Cet ébranlement, les Palestiniens le vivent dans leurs chairs ; les Israéliens, eux, ceux qui, du moins, n'ont pas perdu la raison – le vivent dans leurs têtes, au même titre que bien des juifs de la diaspora. Comme un drame infini porté à sa plus haute expression par un suprémacisme colonial débridé, éradicateur et pathologique où rien ne subsiste de la moindre empathie humaine pour l'altérité. Au bout de cela, tout est néant. La mort est la seule perspective. Une mort sans sommation ouvrant sur un champ de ruines d'où sera définitivement effacée toute espérance, même minime, de cohabitation possible. On pourra toujours dire que le Hamas est à l'origine de ce séisme puisque, le 7 octobre 2023, il a ouvert les hostilités, mais cette vision à courte vue de l'histoire ne convaincra que les croisés de l'ordre suprémaciste israélien, qui n'ignorent pas, s'ils lisent Haaretz même distraitement, que cet assaut barbare n'aurait jamais pu avoir lieu sans complicités – objectives ou subjectives – avec le Hamas de la part des services secrets israéliens dont la légendaire efficacité est attestée depuis longtemps. Bien des pistes semblent attester que ce 7-Octobre fut pensé et favorisé en haut lieu, pour donner prétexte et justification à la clique fasciste au pouvoir – Netanyahu-Smotrich-Ben Gvir – et régler une fois pour toutes la question de Gaza et, au-delà, dans la fureur guerrière que déchaîna cet atroce événement, celle de la Cisjordanie, appelée, dans l'imaginaire sioniste conquérant, à redevenir la Judée-Samarie, une « terre juive » enfin éradiquée des autochtones palestiniens [3].

C'est dans cette même perspective nihiliste que doit s'inscrire cette information – confirmée le 7 juin par Avigdor Lieberman, ancien ministre de la Défense –, selon laquelle l'État israélien fournirait, dans la bande de Gaza, des armes à des milices rivales du Hamas, liées à des activités mafieuses et en affaires avec Daesh, pour piller, sous protection de Tsahal, les rares réserves alimentaires qui devraient parvenir à une population affamée. L'innommable, c'est cela. Une parfaite auto-complaisance dans l'ignominie. « Israël travaille à vaincre le Hamas par divers moyens », a récemment déclaré Netanyahu dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux. Et tous les moyens sont bons pour ce criminel de guerre. Ce disant, il s'inscrit, à sa manière de fasciste décomplexé, dans les traces de ses prédécesseurs qui, depuis plusieurs décennies, ont régulièrement parié sur le pire : faire émerger le Hamas pour contrer le Fatah, instrumentaliser les divisions internes à l'OLP pour l'affaiblir, sous-traiter la traque du Hamas en recourant à des bandes mercenaires soudoyées. Toutes pratiques qui définissent un État-voyou en marche vers le pire quand le pire est la condition de l'écrasement de toute espérance, même minime : obtenir un sac de farine pour nourrir sa famille. Toutes les bornes de l'infamie ont dès lors été franchies.


Qu'importe après tout à cette clique de suprémacistes fous, de racistes congénitaux, de fous de dieu et de massacreurs sans limites dirigeant l'État israélien que, sous l'exercice de leur pouvoir, l'image de leur pays se dégrade chaque jour un peu plus aux yeux du monde. Que lui importe que son armée, autoproclamée la « plus morale » du monde, soit devenue, sous ses ordres, l'incarnation même de la barbarie en actes. Que lui importe de piétiner les règles du droit international de la guerre, les principes moraux les plus élémentaires, les décisions de l'ONU. Le cynisme de la clique est tel que rien n'y fera, hors les sanctions, la mise en place d'un embargo militaire et la reconnaissance internationale immédiate d'un État palestinien.

C'est peu de dire, plus six cents jours après le début de cette offensive meurtrière, qu'il y a urgence à arrêter, par tous les moyens, l'incroyable massacre qu'a déjà provoqué cette guerre d'anéantissement mené par l'État israélien. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : sur 2 millions d'habitants, 54 000 dépouilles palestiniennes ont été dûment enregistrées à Gaza – le chiffre le plus vraisemblable devant avoisiner les 100 000 victimes, soit 5% de la population gazaouie. Il parle de lui-même, ce bilan atroce, et ce d'autant qu'il concerne exclusivement une population civile directement visée par des snipers ou des drones tueurs pilotés par l'intelligence sacrificielle de Tsahal. Quant aux chiffres des disparus, blessés, estropiés, handicapés à vie, ils sont à un tel étiage que les statistiques ne suivent plus.


Comment en est-on arrivé là, à un tel degré de déshumanisation et d'inculture politique, chez les gouvernants du monde et leur porte-parolat médiatique, pour oblitérer à ce point, au nom d'impératifs purement marchands ou d'intérêts stratégiques, la seule question qu'il faille se poser : comment arrêter la main du crime et isoler, du même coup, le clan des criminels. Il n'en est pas d'autre qui vaille, qui soit plus urgente. Or, cette question n'est toujours pas à l'ordre du jour alors que Gaza brûle et que la situation empire chaque jour un peu plus en Cisjordanie occupée avec l'utilisation d'armes lourdes par l'armée et de méthodes de guerre par les colons, les déplacements forcés de populations, les enlèvements, les démolitions d'habitations. Tout cela est d'une noirceur confondante. La ligne est tracée par la clique fasciste israélienne au pouvoir. Ce sera jusqu'au bout. Pire qu'en 1948. Car il s'agit, cette fois, d'en finir avec les Palestiniens. Et pour ce faire tous les moyens seront bons. Le Hamas, lui, qui prospère sur la martyrologie, se fout qu'il y ait 50 000, 100 000 ou 200 000 victimes. Au contraire, plus il en a, des martyrs, plus ses affaires marchent, plus il recrute. C'est une autre donnée de ce drame à effet dédoublé. Favorisé, voire manipulé, par le pouvoir israélien, le Hamas ne peut prospérer qu'en état de guerre. C'est l'autre face de la terreur qui s'abat sur les Palestiniens, son bras armé et sa police. Quand eux – les Palestiniens – ne demandent qu'à vivre, simplement vivre, sur leur terre.

Ce qu'on sait, de manière sûre, c'est que, livré à des criminels de guerre aussi dingues que Netanyahu, Smotrich et Ben Gvir, Israël a franchi toutes les limites de l'abjection. En passant du statut de peuple génocidé à celui de puissance génocidaire, l' « État des juifs » aura porté un coup probablement fatal au judaïsme et à son histoire de résistance aux répressions qu'il a subies au long des siècles. Ce qu'on a compris également, depuis maintenant plus de six cents jours, c'est que ceux qui, politiciens de petite envergure et éditocrates appointés, ont joué de manière si déguelasse la partition d'antisémitisme contre celles et ceux qui s'opposaient, en pacifistes, aux criminels de guerre israéliens, ont banalisé pour longtemps son exceptionnalité. Et c'est grave. Ils en portent la pleine et entière responsabilité. Elle est si lourde qu'elle leur reviendra tôt ou tard, en boomerang, dans la gueule.

Enfin, un peu perdus dans cet innommable qui nous accable, ravagés par la passivité des pouvoirs qui, de par le monde, continuent d'alimenter un crime de masse en armant les tueurs, il n'est pas inutile, pour finir, de saluer le puissant mouvement de solidarité avec la Palestine qui se développe dans la société civile mondiale, principalement dans la jeunesse. Et d'honorer, du même coup, les initiatives de blocage de containers de composants militaires à destination d'Israël – comme celles des dockers de Fos-sur-Mer ou de Gênes – et l'affrètement de flottilles humanitaires, comme celle du Madleen, cherchant à briser le blocus israélien de Gaza.

Quand le crime est sans nom, la résistance à l'indignité reste le plus sacré des devoirs. Pour que vive dans nos cœurs l'espérance d'un monde simplement vivable, c'est-à-dire débarrassé de tous ses porteurs de haine. L'enjeu est considérable. Pour l'existence même de la Palestine, pour que le judaïsme cesse d'être assimilé aux bourreaux qui le pervertissent et pour nous-mêmes.

Freddy GOMEZ


[1] Entre 1947 et 1949, environ 800 000 Palestiniens ont été chassés de leurs terres par les forces israéliennes au lendemain de la proclamation de l'Etat d'Israël, le 14 mai 1948. « La Nakba – qui se traduit par « catastrophe » ou « désastre » en arabe [NdÉ] – est le nom qu'ont donné les Palestiniens au fait d'avoir été expulsés en très grand nombre de leurs foyers, durant la guerre qui commence avec le plan de partage, le 29 novembre 1947, et qui finit à l'été 1949 avec les armistices israélo-arabes » (Dominique Vidal).

[2] « Les Palestiniens n'ont jamais été autant en danger », entretien entre Rachida El Azzouzi et Sophie Bessis, Mediapart, 31 mai 2025. Sophie Bessis est, par ailleurs, l'auteure d'un remarquable ouvrage – La Civilisation judéo-chrétienne : anatomie d'une imposture –, récemment paru aux Liens qui libèrent.

[3] Comme Gaza et le Golan, la Cisjordanie – Judée-Samarie pour les sionistes – a été conquise par l'État israélien lors de la Guerre des Six Jours de 1967.

09.06.2025 à 08:55

Procès d'un salaud ordinaire

F.G.

■ Jean-Jacques GANDINI LE PROCÈS PAPON Histoire d'une ignominie ordinaire au service de l'État Préface : Johann Chapoutot Postface : Arié Alimi Le passager clandestin, 2025, 244 p. Initialement publié en 1999 chez Librio, Le Procès Papon, de Jean-Jacques Gandini, avocat et militant anarchiste, méritait cette réédition notablement augmentée que nous offre, dans une édition de bonne facture, Le Passager clandestin. Précédé d'un exergue extrait de Primo Levi – « C'est arrivé. Cela peut (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2780 mots)


■ Jean-Jacques GANDINI
LE PROCÈS PAPON
Histoire d'une ignominie ordinaire au service de l'État

Préface : Johann Chapoutot
Postface : Arié Alimi
Le passager clandestin, 2025, 244 p.


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Initialement publié en 1999 chez Librio, Le Procès Papon, de Jean-Jacques Gandini, avocat et militant anarchiste, méritait cette réédition notablement augmentée que nous offre, dans une édition de bonne facture, Le Passager clandestin. Précédé d'un exergue extrait de Primo Levi – « C'est arrivé. Cela peut arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire. Cela peut se passer et partout ! » –, son entrée en matière est confiée à Johann Chapoutot qui, dans une préface intitulée « Une carrière française », confirme son sûr talent de portraitiste et d'analyste. Il l'exerce, cette fois, à l'encontre de ce commis du pouvoir par excellence que fut Maurice Papon (1910-2007), haut fonctionnaire de tous les régimes et exécuteur administratif, en tant que secrétaire général de la préfecture de Gironde, entre 1942 et 1944, de la déportation des juifs de la région bordelaise vers Drancy – d'où les forces d'occupation nazies les envoyèrent, pour extermination, vers Auschwitz –, puis, en tant, que préfet de police, de la terrible répression anti-algérienne de la manifestation du 17 octobre 1961 [1] et de celle du 8 février 1962 contre l'OAS qui se solda par la mort de neuf personnes à la station de métro Charonne. La « vie exemplaire » de Papon, nous dit le préfacier de ce livre, recela une vérité d'évidence : « Le pouvoir que l'on exerce avec hauteur […] a sa fin en lui-même (la jouissance sordide du tampon), mais aussi une fin extérieure, au fond tellement intime : l'ordre public à maintenir, l'ordre social à préserver. »

« Le cas Maurice Papon, note Chapoutot, est une coupe géologique dans les structures de pouvoir françaises et de leurs infamies. » Passé de la république radsoc d'avant-guerre à Vichy, puis de Vichy à De Gaulle, il tient, pour sûr, de l'archétype. Comme René Bousquet (1909-1993), lui-même radsoc, qui devint, sous Vichy, secrétaire général de la police, faisant fonction de directeur général de la Police nationale, structure créée le 23 avril 1941 et, de ce fait, principal organisateur de la rafle du Vel d'Hiv des 16 et 17 juillet 1942, de celles d'août 1942 en zone Sud et, aux côtés des forces occupantes, de celle de Marseille en janvier 1943. Au total, 60 000 juifs furent arrêtés, sous ses ordres et par ses services, pour être livrés aux autorités d'occupation et déportés vers les camps d'extermination nazis. Comment expliquer cela ? Simple, en somme : chez ces gens-là, la bascule est naturelle. Elle tient à une boussole intérieure dont l'aiguille pointe toujours vers le pouvoir. Pour le reste, il faut chercher du côté des « origines républicaines de Vichy » [2] : les décrets lois, le grignotage des conquêtes du Front populaire, les camps de rétention pour les réfugiés républicains espagnols et les antinazis allemands et autrichiens. Et y ajouter, le prestige d'une vieille baderne maréchalisée, les places à prendre et l'exaltante perspective d'un Ordre nouveau à maintenir. Tout est là pour comprendre, en fait. Notre passé, mais aussi notre présent. Les « criminels de bureaux » – comme on a dit d'Eichmann ou de Papon –, arpentent toujours les mêmes arcanes du pouvoir et, bien serré dans leurs pognes, le fil qui l'y les a conduits. Et ça n'a pas changé. Essayez pour voir. Puisez à l'actualité. Vous verrez que ça marche très bien.


Après les procès du SS Klaus Barbie en 1987 et du milicien Paul Touvier en 1994, celui de Papon [3] – « l'homme normal », comme dit Gandini, ce « haut fonctionnaire au-dessus de tout soupçon », comme l'assuraient les plus hautes autorités de l'État et leur commis – ferma le triangle de l'infamie. Ce procès, Gandini le suivit de bout en bout, six mois durant, à la Cour d'assises de Gironde, en tant qu'observateur de la Ligue des droits de l'homme, dont il est membre depuis 1977.

C'est Le Canard enchaîné du 6 mai 1981, époque à laquelle le volatile servait encore à quelque chose, qui sortit, dans l'entre-deux tours de l'élection présidentielle de 1981, qui opposait le sortant Giscard à Mitterrand, deux documents accusateurs sur le rôle personnel de Papon dans la déportation des juifs de Bordeaux [4]. La première pièce – datée du 1er février 1943 – atteste d'un ordre de réquisition de la gendarmerie pour escorte, du camp de Mérignac à Drancy, d'un convoi de juifs ; la seconde pièce, émanant du Service aux questions juives, révèle que, « sous influence prépondérante juive au sens de l'ordonnance allemande du 18 septembre 1940 », un appartement d'un Français juif doit être réquisitionné. À l'époque, Papon ministre du Budget dans le gouvernement Barre, déclare que « tout cela ne l'émeut pas beaucoup », ce qui ne l'empêche pas, sans contester l'accusation, de dénoncer un « truquage honteux » et une « manœuvre électorale de dernière minute ». Disposé à porter plainte contre Le Canard enchaîné, il y renoncera, après l'élection de Mitterrand, quand Serge Klarsfeld produira des documents allemands confirmant ceux du Canard.

On sait que le gaullisme eut sa part, bonne part, dans le blanchiment des crimes des hauts fonctionnaires vichystes. De Gaulle lui-même le signifia, dès l'été 1944, au nom des intérêts supérieurs de l'État : « La République était à Londres ; Vichy était nul et non avenu. » Un comble. Les rafles de juifs n'avaient jamais existé, donc. Et le rôle actif qu'y jouèrent les fonctionnaires non plus. Il s'agissait pour le gaullisme de privilégier la répression contre les Allemands et les « collaborateurs notoires » pour des crimes commis contre des « résistants ». Fondé sur la construction d'un récit, évidemment mensonger, visant à attester que la France aurait été uniment dressée contre l'Occupant et ses citoyens forcément résistants au nazisme, le gaullisme lava plus blanc que blanc. Il fallut attendre que ça bouge ailleurs dans la société pour que ce mensonge d'État commence, dans la décennie 1970, à s'effriter. Nul doute que la sortie, en 1969, du film documentaire Le Chagrin et la Pitié, du regretté Marcel Ophuls, y fut pour beaucoup, mais aussi la publication, en 1973, du livre-somme de Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944. Il n'empêche que la perspective d'un procès Papon mit, de facto, en branle certains notables du gaullisme, comme Philippe Séguin, qui dénonça, relayé par le socialiste Jean-Pierre Chevènement, le « climat d'expiation collective et d'autoflagellation permanente », « morbide et délétère », qui l'aurait permis.


Il aura fallu seize ans de procédure d'instruction – 1981-1997 – pour que, le 8 octobre, s'ouvre enfin le procès de « Maurice Papon, retraité ». Seize ans : comme si l'État attendait que le prévenu passe l'arme à gauche – c'est une façon de parler – pour que son décès éteigne la procédure. Mais le vieux Papon est là, entouré de ses conseils – Maîtres Varaut, Vuillemin et Rouxel qui, immédiatement, demande la mise en liberté de leur client. Le vieillard est malin et retors. Des témoins de « moralité », il en a à la pelle. Parmi les ex-Premiers ministres Messmer et Barre, des ministres, des anciens préfets et d'éminents résistants qui attestent de « l'humanisme » et du « sens du devoir » de Papon.

Il faudra encore 94 audiences, 6 354 documents examinés, un dossier en contenant 50 000, 95 témoins entendus et six mois de procès, « le plus long de notre histoire », précise Gandini, pour que la cour se retire pour délibérer. Elle condamnera Maurice Papon, pour « complicité de crimes contre l'humanité », à la peine de dix ans de réclusion criminelle et, pour la même durée, de suspension de ses droits civils, civiques et de famille. « L'accusé a à peine cillé à l'énoncé du verdict – note Gandini – et il a aussitôt signé un pouvoir à ses avocats pour qu'ils déposent le jour même un pourvoi en cassation qui, étant suspensif, le maintient en liberté. » Autrement dit, Papon est condamné, mais libre. « Étrange spectacle du seul condamné français pour crime contre l'humanité, mis en liberté au début des débats et retourné chez lui, tout aussi libre à leur issue, comme s'il n'avait fait qu'assister à un colloque un peu solennel, désagréable sans doute, mais entièrement consacré à sa personne », notera Nicolas Weill dans Le Débat [5].

Le livre de Gandini – et c'est important de le noter – ne tient pas de la chronique de procès, qui est un genre en lui-même, mais de l'histoire. Il ne raconte pas, en témoin, les péripéties des audiences, mais situe les débats judiciaires et leurs enjeux dans un cadre plus large : « la complicité de crimes contre l'humanité », « le parcours de Papon comme figure emblématique de la continuité de l'État », « Vichy comme coauteur de l'exclusion et complice de l'extermination », « l'histoire des rafles et convois à destination d'Auschwitz via Drancy », « la solution finale », « Papon et sa résistance de la vingt-troisième heure », et enfin, comme corollaire logique de son infamie organisatrice : « le 17 octobre 1961 comme Nuit de cristal de la police parisienne ». Au bout du bout et pièce après pièce, l'auteur dresse un portrait fouillé, précis, contextualisé et accablant de cette basse époque de notre histoire dont la plus sombre page – nous laissait entendre jusqu'à il y a peu la voix sûre de la raison – était désormais tournée.


« Si, vingt-cinq ans après sa première publication, j'ai ressenti l'envie, pour ne pas dire la nécessité, écrit Gandini, d'en proposer une version actualisée, c'est “pour ne pas oublier” devant la montée en puissance et la banalisation des idées d'extrême droite qui n'ont de cesse de réécrire l'histoire. » C'est dans le même registre que se situe la postface de l'avocat Arié Alimi. « Jean-Jacques Gandini, y écrit-il, nous livre des clés de compréhension ô combien nécessaires pour engager [la] réflexion. Mais aurons-nous suffisamment de temps pour y répondre ? À l'heure où l'extrême droite reprend peu à peu la tête des plus grandes démocraties par le jeu même de l'élection, et à peine en place n'hésite pas à détruire peu à peu les structures de l'État de droit, comment nos contemporains pourront-ils réagir face à une Histoire qui semble bégayer ? Certains ont pu penser que la démocratie serait une fin de l'histoire, que la justice internationale nous protégerait durablement. Nous pensions que l'expérience de l'annihilation empêcherait l'individu et la société de replonger dans ses affres passées. Ni le droit ni l'Histoire ne semblent suffire à endiguer une propension qui fait désormais partie intégrante de la condition humaine et sociale. » Le propos est sans doute trop pessimiste pour laisser la moindre place à une alternative, mais il dit l'inquiétude d'un homme qui sait de quoi le post-fascisme est porteur en terme de destruction généralisée des droits et des cohésions humaines.

Comme le prouve cet ouvrage, de lecture indispensable, préface et postface comprises, l'histoire et sa connaissance sont nécessaires pour faire barrage au retour de l'ignoble. Mais la tâche exigera davantage : traquer et dénoncer le plus vivement possible tous les signes de fascisation des possédants-dominants ; ramener la question sociale au cœur de nos perspectives militantes en unifiant, autour d'elle, nos résistances ; les élargir au-delà de nos propres préférences, sensibilités ou adhésions politiques ou syndicales ; organiser dès maintenant des foyers de lutte unitaires contre le retour de l'ignoble et des cordons de solidarité active avec celles et ceux qui, dès aujourd'hui, sont le plus directement menacés par le post-fascisme.

Car les salauds ordinaires à la Papon sont toujours là !

Freddy GOMEZ


[1] Le décompte des victimes oscille, selon les estimations, entre 48 et 200.

[2] Gérard Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy, Hachette, 1999.

[3] Voir Le Procès de Maurice Papon, de Gabriel Le Bomin, film documentaire, en accès libre sur « france.tv. » Signalons, par ailleurs, l'entretien que le documentariste a accordé – en compagnie de l'historien Laurent Joly – à David Dufresne sur le site « Au poste »

[4] L'article de Nicolas Brimo qui accompagnait la publication des deux pièces était titré « Quand un ministre de Giscard faisait déporter les juifs : Papon, aide de camps ».

[5] « Penser le procès Papon », Le Débat, n° 103, 1999, pp. 100-111.

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