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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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22.04.2024 à 14:38

Nous, rouages de la mégamachine

F.G.

■ Fabian SCHEIDLER LA FIN DE LA MÉGAMACHINE Sur les traces d'une civilisation en voie d'effondrement Première édition : Seuil, 2020, 624 p. Seconde édition : Points-Seuil, 2023, 528 p. Traduit de l'allemand par Aurélien Berlan Je me souviens, tournant les pages de mes mains moites, de l'effroi, de l'impossibilité de prendre la réelle mesure de ce que je lis. Quel âge j'ai ? La vingtaine peut-être. Il est tard pour s'ouvrir à la politique mais je viens d'un milieu où très peu m'a été (...)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2902 mots)

■ Fabian SCHEIDLER
LA FIN DE LA MÉGAMACHINE Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement
Première édition : Seuil, 2020, 624 p. Seconde édition : Points-Seuil, 2023, 528 p. Traduit de l’allemand par Aurélien Berlan

Je me souviens, tournant les pages de mes mains moites, de l’effroi, de l’impossibilité de prendre la réelle mesure de ce que je lis. Quel âge j’ai ? La vingtaine peut-être. Il est tard pour s’ouvrir à la politique mais je viens d’un milieu où très peu m’a été transmis. Ma « conscientisation » se fait alors que je suis jeune adulte. J’avale des kilomètres de lecture espérant rattraper un retard que je ne comblerai jamais. Je lis Les Veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano (1940-2015) et je ne sais plus par quel hasard ce bouquin a atterri entre mes mains. Ce que je sais par contre c’est que sa lecture me suffoque. L’ampleur des massacres et du pillage du continent sud-américain est d’une telle ampleur qu’il me sidère. « L’histoire est un prophète au regard tourné vers l’arrière : à partir de ce qui a été et en opposition à ce qui a été, il annonce ce qui arrivera », écrit Galeano. Quelques paragraphes plus loin, l’Uruguayen résume un long continuum historique : « Les conquistadores sur leurs caravelles voisinent avec les technocrates en jets, Hernán Cortés avec les Marines nord-américains, les corregidores [1] du royaume avec les missions du Fonds monétaire international, les dividendes des trafiquants d’esclaves avec les gains de la General Motors. » Galeano écrit ces lignes à la fin des années 1960. Un demi-siècle plus tard, le dramaturge et essayiste allemand Fabian Scheidler note ceci dans son introduction de La Fin de la mégamachine : « Le processus d’expansion qui a commencé en Europe il y a cinq siècles se révèle être une histoire qui, pour la plus grande part de l’humanité, fut d’emblée synonyme de déportation, de paupérisation, de violence massive – allant jusqu’au génocide – et de saccage des territoires. Cette violence n’est pas révolue. Il ne s’agit pas d’une maladie infantile du système mais de l’une de ses composantes structurelles et durables. Ce qui se profile à l’horizon, la destruction des conditions de vie de centaines de millions d’êtres humains par l’aggravation du changement climatique, nous le rappelle aujourd’hui. »

La Fin de la mégamachine est une somme dont on émerge à la fois ragaillardi et sonné. Avec un véritable sens du récit, Scheidler est allé gratter jusqu’à l’Âge de fer les racines les plus anciennes de notre actuelle condition, soit celle d’un homo œconomicus prêt à toutes les terres brûlées pour avoir le loisir de remettre indéfiniment une pièce dans le juke-box de sa propre extermination. Un constat aussi fascinant que terrifiant qui n’étonne pas mais prend un sens tout particulier pour qui se donne la peine d’aller chercher, dans les lointains plis de la psyché et de l’histoire humaine, la genèse de nos traumas collectifs. La Fin de la mégamachine compacte ainsi cinq millénaires au cours desquels s’initie et se déploie une civilisation appelée à devenir hégémonique : la stratification et perpétuelle extension d’un bloc militaro-marchand par essence impitoyablement inégalitaire. Contrairement aux idées reçues suggérant que la sédentarisation néolithique serait la cause de tous nos malheurs, Scheidler insiste sur le fait que la véritable césure préhistorique intervient au début de l’âge du cuivre et du bronze, soit aux alentours de – 3000 avant le Grand Crucifié. Jusqu’alors, autant les nomades chasseurs-cueilleurs que les récentes communautés agricoles fonctionnaient selon des schémas à peu près égalitaires. Avec la découverte et la maîtrise des métaux et la nouvelle puissance guerrière qu’ils confèrent, la donne change brutalement. Les sociétés d’alors se trouvent soudain sous la coupe d’un « complexe métallurgique », divisées « entre la minorité qui était en mesure de se procurer et de travailler le bronze, et les autres qui n’y avaient pas accès ».

Qamis traditionnel ou costard-cravate

Désir de puissance, désir d’exploitation, les affects dominateurs s’agrègent dans les rangs d’une caste évolutive capable alors de mettre la plèbe au travail et de lever l’impôt. En cas de révolte, des armées de mercenaires feront rentrer les récalcitrants dans le rang ou, plus communément, les enverront ad patres. Ainsi des premières cités-États sumériennes. Le despote inscrit sa domination et sa lignée sur le temps long : sa légitimité ne vient pas des basses fanges mais de divinités créées pour légitimer de nouveaux crédos sacrificiels. Qui veut la paix prépare la guerre et les masses seront bien gardées. « Le Temple redistributeur et la dictature militaire ont fusionné pour donner lieu au premier État autoritaire », insiste Scheidler qui manie l’art de la redondance car, de la même manière qu’un zèbre est forcément zébré, un État est forcément autoritaire. Une libre association d’humains ne créé pas un État dont la principale caractéristique est « d’exercer un pouvoir de contrainte sur ses ressortissants ». Voilà qui est anarchiquement clair, voilà qui constitue cet invariant que l’on retrouve sous les lambris de n’importe quelle Macronie disruptive.

Ce qui intéresse Scheidler est une question aussi vieille que la Lune : non pas le pourquoi de tant de haine et de domination, mais le pourquoi de tant de soumission. Page 27, l’essayiste y va franco et droit dans les yeux du lecteur : « Pourquoi la plupart des humains ont-ils accepté que se constituent des élites qui règnent sur eux et s’emparent d’une partie de leurs revenus, sous forme d’impôts, pour financer des armées et construire des palais colossaux ? Pourquoi les humains ont-ils admis que ces élites puissent réglementer leurs rapports et même disposer de leur vie ? Comment et pourquoi, pour le dire en un mot, les humains ont-ils appris à obéir ? » La question est cash, elle annonce l’ossature de la formidable leçon que s’apprête à administrer Scheidler. On dit « leçon » avec un brin de provoc mais aussi parce que tout le génie de La Fin de la mégamachine tient dans le fait que cet essai est d’une clarté et d’une pédagogie admirables. C’est-à-dire que, le lisant, on se voit le fourguer d’autorité dans les mains de quelque jeunesse perdue dans les méandres postmodernes avec ce conseil de vieux con : « Si tu veux comprendre le merdier dans lequel on est tous – et on insiste bien sur tous, histoire de manifester notre allergie profonde aux épidémies communautaires  et bien lis-ça, et médite. »

Quézaco cette « mégamachine » ? demanderont bigleux et autres pinailleurs de seconde zone. N’est-on pas en droit de renifler dans cette obscure expression quelque ferment antisystème propre aux complotistes ? Scheidler s’explique : il use là d’un concept métaphorique emprunté à l’historien et penseur de la technique Lewis Mumford (1895-1990). « La “machine” ne désigne pas ici un appareil technique, mais une forme d’organisation sociale qui semble fonctionner comme une machine. » Avec cette subtilité de taille : les rouages de la mégamachine, c’est nous. Dévoreuse de vies et de terres, la mégamachine n’a cessé au fil des siècles de rationnaliser et étendre son art de la déprédation et de l’accumulation au profit de quelques-uns. Mais toutes les bonnes choses ont une fin : considérant la diminution des humains bénéficiaires du susdit système et surtout les limites géologiques sur lesquelles il vient buter, Scheidler se fait l’apôtre d’une nouvelle qui, de prime abord, ne pourrait que nous réjouir : la mégamachine approche de son point de rupture. À ceci près que, dans sa chute, elle risque d’emporter des pans colossaux de nos écosystèmes, de tout ce qui fait de la Terre une planète encore vivable. Un brusque déclin civilisationnel, donc, qui n’a rien à voir avec celui agité par quelque cocardier cacardeur qui voit dans la sphère arabo-musulmane la principale force menaçant l’équilibre ronronnant de nos démocraties libérales. Puisque le Capital a réussi le pari de sa funeste mondialisation, alors les tentacules de la mégamachine enserrent l’entièreté de la planète – et peu importe l’allure de ses lieutenants, qu’ils portent un qamis traditionnel ou un costard-cravate. Gaz de schiste amerloque, pétrole saoudien, fission atomique franco-russe : la mégamachine est une routine extractive qui tourne à plein régime et se fout des préciosités diplomatiques. Soyons certains que ses ayatollahs de la démesure feront cramer jusqu’à la dernière forêt juste pour le plaisir d’avoir la vue dégagée sur leur propre néant.

Férocité de cost-killer

Bien avant l’Union européenne et l’OTAN, l’Empire romain fut ce premier espace où « les tyrannies du marché et de la violence militaire ont atteint leur premier acmé ». Scheidler nous apprend que la République romaine consacrait « près des trois quarts de son budget aux dépenses militaires ». La majorité de l’argent nécessaire pour payer la solde des milliers de bidasses était fournie par les masses d’esclaves trimant dans les mines. C’est à cette période que naissent les premières sociétés publicaines, prototype anticipant de manière frappante les sociétés par actions. Soit une délégation de gestion des sociétés minières à des entrepreneurs privés qui, en échange d’un forfait reversé à l’Empire, exploitaient avec une férocité de cost-killer la force de travail de pauvres hères asservis. « Les sociétés publicaines sont un bon exemple de synergie entre violence physique et pouvoir économique », écrit Scheidler, avant de préciser de quelle manière elles portent les germes de nos philanthropiques multinationales : contrairement aux entrepreneurs individuels limités par leur vie d’homme, les « sociétés publicaines étaient, en principe, immortelles et insatiables. Comme les sociétés par actions modernes, leur but unique était de tirer de toute activité économique, aussi vite que possible, le maximum de bénéfices monétaires, et ce sans restriction temporelle, indépendant de la durée de vie et des besoins concrets des propriétaires de parts ». L’auteur de La Fin de la mégamachine pourrait s’arrêter là mais non, puisque son travail consiste à expliquer que notre actuelle situation désastreuse n’est en rien le fruit de quelconques dérapages ou fourvoiements économico-politiques mais bien le résultat prévisible d’une logique comptable et guerrière métastasée à l’ensemble du globe, il insiste : « Aux deux époques [l’Antiquité et la nôtre], l’expansion de la logique marchande et le déploiement du pouvoir d’État sont allés main dans la main. Opposer, comme on aime tant le faire, "le marché libre" aux "bureaucraties d’État" est de ce fait purement illusoire. Aussi bien dans l’Antiquité que dans les Temps modernes, la création des marchés est indissociablement liée à la dynamique belliqueuse des États. »

Partant d’un tel postulat, il n’est pas étonnant que la chute de l’Empire romain et l’entrée dans les « ténèbres » moyenâgeuses représentèrent un « soulagement » pour les populations. Car, même loin d’avoir été paradisiaque, cette époque, relève Scheidler, fut capable de réduire « le pouvoir de disposition de l’homme sur l’homme – et aussi de l’homme sur la nature ». Les jacqueries paysannes – dont certaines seront mues par un « idéal de communauté égalitaire » – et la terrible épidémie de peste noire du XIVe siècle viennent soudain ébranler l’équilibre des pouvoirs médiévaux. Dans un court chapitre intitulé « La naissance du monstre », Scheidler aborde dans le détail ce moment charnière où l’ancien temps doit peu à peu s’effacer pour que naisse le « système-monde moderne ». Avec pour condition expresse que les élites conservent leurs prébendes et la société son socle inégalitaire. Bref, guépardisant à outrance, on pourrait dire qu’il fallait que tout change pour que rien ne change. Citons Scheidler dans ce développement décisif : « Contrairement à ce que prétend le mythe de la modernité, ce système ne s’est pas développé à partir de l’innocente soif de connaissance et d’aventure qui aurait animée les “inventeurs” et les “pionniers” qui ont secoué l’étroitesse d’esprit du Moyen Âge. Il est né des efforts que les élites de l’époque ont faits pour étouffer les aspirations égalitaires qui montaient. Dans ce processus, elles n’ont pas choisi de processus planifié. Personne, ni les banquiers, ni l’Église, ni les seigneurs ou les princes, n’étaient capables d’imaginer le système qui, après trois siècles de luttes sociales, allait finalement se mettre en place en Europe avant de se lancer triomphalement à la conquête du monde. Ce qui s’est passé, c’est plutôt que d’innombrables démarches des différents acteurs ont fini par se nouer en un système qui a engendré les monstres de la modernité. »

Système et sous-système

La suite, malheureusement, nous est plus familière. Assumant une visée anarchiste, Scheidler récuse catégoriquement la fable hobbesienne d’un « contrat social » comme base de l’État. « Les États modernes ne sont apparus ni pour le bien des populations, ni avec leur assentiment, affirme l’essayiste, mais en tant qu’organisations fondées sur la violence physique ». Il est tout autant jubilatoire de lire ce trait acide et lucide sur les fondements de l’école moderne « née de la rencontre entre l’ascèse chrétienne et le dressage militaire ». Urbanisme, psychologie, économie, technique, religions, le tison de Scheidler fourgonne avec étourdissement un vaste champ interdisciplinaire. Ses intuitions, souvent redoutables, cristallisent un chaos social qui perd soudain son opacité. Tout fait alors sens.

Logicien imparable et inquiet pour nos futures miches, Scheidler nous livre cette évidence que n’importe quel minot du cours élémentaire doit être à même de comprendre : « Toute société humaine, y compris son économie, est un sous-système de la planète Terre. Elle vit des flux de matières dans ce système d’ordre supérieur, de sa capacité à mettre à disposition de l’eau, de l’air respirable, de la nourriture, des minéraux et des conditions météorologiques relativement stables. La Terre peut très bien se débrouiller sans sociétés ni économies humaines, mais ces sociétés et ces économies ne peuvent pas un instant exister sans le système vivant ultracomplexe qu’est la Terre. Si le système d’ordre supérieur s’effondre, le sous-système périt aussi. Pour cette simple raison, l’idée que l’économie et la technique humaines puissent dominer la nature est aberrante. Un sous-système ne peut jamais prendre le contrôle du système d’ordre supérieur dont il dépend ».

Sept ans après avoir rédigé Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Galeano proposait une postface inédite pour l’édition de poche de son livre. Il terminait ainsi, sur une note d’optimisme : « (…) dans l’histoire des hommes, chaque acte de destruction trouve tôt ou tard sa réponse dans un acte créatif ». Vu l’ampleur des ravages auxquels nous assistons, autant dire qu’un champ des possibles s’offre à nous pour espérer voiler, définitivement, la vieille roue de l’Histoire.

Sébastien NAVARRO

16.04.2024 à 18:21

Juin 1869 : tuerie à La Ricamarie

F.G.

1869. Le Second Empire est déclinant. En juin, une grève commence dans le bassin houiller de Saint-Etienne ; elle se termine par une sanglante fusillade. La grève débute à Firminy, puis s'étend dès le lendemain aux autres agglomérations minières : La Ricamarie, Rive-de-Gier, Villars, etc. Elle s'est déclenchée spontanément, sans mot d'ordre venu de l'extérieur quoique certains journaux aient accusé rétrospectivement I'lnternationale. Une seule organisation ouvrière a joué un rôle (...)

- Sous les pavés la grève
Texte intégral (889 mots)


1869. Le Second Empire est déclinant. En juin, une grève commence dans le bassin houiller de Saint-Etienne ; elle se termine par une sanglante fusillade.

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La grève débute à Firminy, puis s'étend dès le lendemain aux autres agglomérations minières : La Ricamarie, Rive-de-Gier, Villars, etc. Elle s'est déclenchée spontanément, sans mot d'ordre venu de l'extérieur quoique certains journaux aient accusé rétrospectivement I'lnternationale. Une seule organisation ouvrière a joué un rôle d'encadrement : la « Caisse fraternelle des ouvriers mineurs », société de secours mutuel qui, en I 'absence de syndicats (interdits), était devenue de fait le syndicat des mineurs.

Les principales revendications sont :

– une centralisation de l'administration des caisses de secours pour en permettre le contrôle et éviter des variations locales de tarifs ;
– une augmentation et une uniformisation des salaires dans tout le bassin ;
– la journée de huit heures, ou au moins une réduction sensible des heures de travail : la durée de présence à la mine était alors de onze à treize heures. Les mineurs, surtout I'hiver, descendaient et remontaient à la nuit.

Rapidement, des incidents éclatent avec la troupe qui garde les installations lorsque les grévistes veulent arrêter entièrement la production et le transport du charbon. Malgré des charges à la baïonnette, des piquets de grève sont installés et les « jaunes » ne peuvent travailler.

L'atmosphère est de plus en plus tendue et, le 13 juin, une manifestation aux mines de La Béraudière, à La Ricamarie, faillit se terminer tragiquement. Une centaine de manifestants sont chassés par la troupe vers 21 h, mais plus de 1 000 grévistes reviennent plus tard. La troupe ne peut plus contenir la foule et les sommations d'usage sont faites. La fusillade n'est évitée qu'au dernier moment par l'arrivée de renforts.

Le 16 juin la situation s'aggrave encore. Les usines Holtzer d'Unieux envoient une équipe pour charger un stock de charbon au puits de I'Ondaine, à Montrambert. Les grévistes empêchent le chargement et, au moment de la relève des trois compagnies de la 4e d'infanterie par trois compagnies de la 17e, les manifestants sont pris entre les deux détachements. Une quarantaine d'entre eux sont capturés. Le capitaine Gausseraud prend alors sur lui de les emmener à pied à Saint-Etienne, mais sans passer par La Ricamarie pour éviter des incidents.

La colonne est formée de 40 prisonniers gardés par 200 soldats et d'un groupe de manifestants. Le cortège arrive au hameau du Bois-Brûlé par un chemin creux. La passerelle qui I'enjambe est couverte d'une foule de gens de La Ricamarie qui avaient appris la nouvelle. Que se passa-t-il ? Le capitaine Gausseraud déclara par la suite que des grévistes descendirent le talus pour arrêter la colonne, que d'autres délivrèrent quelques prisonniers et que, sur la passerelle, certains menacèrent les soldats avec de grosses pierres. La fusillade eut lieu, sans aucune sommation, et I'enquête ne put déterminer qui en avait donné I'ordre. Profitant du trouble qui suivit, le capitaine pressa la troupe et continua sa route sans s'occuper des morts et des blessés.

Par terre restaient allongés treize morts et de nombreux blessés graves dont un mourra par la suite. Parmi les morts, une femme et une fillette de onze mois tuée dans les bras de sa mère blessée.

L'impératrice Eugénie qui un peu plus tard demandait au comte de Palikao son avis au sujet d'une campagne de presse visant à faire attribuer une dot à Eugénie Petit, sept ans, grièvement blessée de deux balles et d'un coup de baïonnette, reçut cette réponse : « Venir en aide à des familles qui n'ont pas craint d'employer I'outrage et la calomnie contre de braves soldats qui n'ont fait que leur devoir, serait le plus fâcheux exemple aux yeux de cette mauvaise population de Saint-Étienne ; ce serait un blâme jeté sur l'armée et ce serait dangereux pour I'avenir. »

Napoléon III, soucieux de calmer les esprits, amnistia les 90 personnes arrêtées lors de la répression qui avait suivi la fusillade. Mais, par ailleurs, il fit nommer Gausseraud chevalier de la Légion d'honneur.

Brigitte LAURENÇON
Le Peuple français, n° 2, avril-juin 1971, pp. 10-11*.

09.04.2024 à 11:31

Luce Fabbri : fascisme et totalitarisme

F.G.

■ Luce FABBRI LEÇONS SUR LA DÉFINITION ET L'HISTOIRE DU FASCISME suivi de LE TOTALITARISME ENTRE LES DEUX GUERRES Éditions Noir & Rouge, 2023, 104 p. Née le 25 juillet 1908 à Rome, Luce Fabbri est la fille de l'anarchiste italien Luigi Fabbri (1877-1935), maître d'école et théoricien libertaire à qui l'on doit en 1922 une analyse du fascisme italien comme contre-révolution préventive . Baignant dans ce milieu, il n'est donc pas étonnant que la jeune Luce écrive son premier article – (...)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (1942 mots)

■ Luce FABBRI
LEÇONS SUR LA DÉFINITION ET L’HISTOIRE DU FASCISME
suivi de LE TOTALITARISME ENTRE LES DEUX GUERRES Éditions Noir & Rouge, 2023, 104 p.

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Née le 25 juillet 1908 à Rome, Luce Fabbri est la fille de l’anarchiste italien Luigi Fabbri (1877-1935), maître d’école et théoricien libertaire à qui l’on doit en 1922 une analyse du fascisme italien comme contre-révolution préventive [1]. Baignant dans ce milieu, il n’est donc pas étonnant que la jeune Luce écrive son premier article – « Science, philosophie et anarchisme » – à l’âge de dix-sept ans à la suite d’une polémique avec Errico Malatesta [2]. Il faut souligner que son père avait, dès 1920, mis en garde ceux qui s’illusionnaient sur les événements russes et le fait que le bolchevisme puisse mener au socialisme. Il écrivait ainsi à propos du régime de Lénine : « La dictature qui est la forme de gouvernement absolu et centralisé, même quand elle prend le nom de dictature prolétarienne ou révolutionnaire, est donc la négation en puissance de la révolution. Après avoir abattu les anciennes dominations, c’est encore l’État-tyran qui renaît de ses cendres [3]. » Luigi Fabbri est en effet l’un des premiers anarchistes à avoir critiqué d’un même mouvement le fascisme naissant et le léninisme au pouvoir, dès ses débuts : Luce s’appuiera sur ce socle pour aller plus loin. En 1926, Luigi Fabbri est contraint à l’exil par le fascisme et se réfugie successivement en France, puis en Belgique, avant de s’établir définitivement à Montevideo, en Uruguay, où il s’éteint le 24 juin 1935.

Restée en Italie, Luce Fabbri, quant à elle, termine une thèse sur le géographe et anarchiste français Élisée Reclus qu’elle soutient à la fin de 1928 à l’université de Bologne. Quelques mois plus tard, grâce à l’aide de l’anarchiste italo-suisse Luigi Bertoni, elle traverse clandestinement la frontière suisse pour rejoindre ses parents à Paris où elle arrive en juin 1929. Durant les mois passés dans la capitale française, elle prend contact avec de nombreux militants ou exilés politiques comme Camillo Berneri, Jean Grave, Jacques Mesnil, Nestor Makhno et Mollie Steimer. Luce et ses parents s’exilent ensuite outre-Atlantique. À Montevideo, Luigi Fabbri fonde la revue Studi Sociali qu’il animera jusqu’à son décès. Luce prend alors sa succession et la dirigera jusqu’en 1946. Entre 1933 et 1970, elle sera professeur d’histoire dans des établissements secondaires et occupera la chaire de littérature italienne à la Faculté des sciences humaines et pédagogiques (Universidad de la República) de 1949 à 1991, avec une interruption de dix ans, de 1975 à 1985, durant la dictature qui écarte de l’enseignement les professeurs de gauche. Parallèlement, elle milite activement dans le mouvement anarchiste latino-américain et international. En 1956, elle figure parmi les fondateurs de la Federación Anarquista Uruguaya (FAU), dont elle s’éloignera dans les années 1960. Nous y reviendrons. Dans les années 1980, elle participe à la création du Grupo de Estudios y Acción Libertaria (GEAL), qui publie la revue Opción Libertaria. Elle collabore à de nombreuses revues et publie plusieurs livres, de Camisas Negras : estudio crítico histórico del origen y evolución del fascismo, sus hechos y sus ideas (1934) à Una strada concreta verso l’utopia : Itinerario anarchico di fine millennio (1998), et des centaines d’articles, sans oublier des recueils de poésie et des études sur Dante, Leopardi et Machiavel. Elle est donc considérée dans son pays d’adoption comme « l’un des penseurs les plus lucides de l’anarchisme contemporain [4] ».

Pourtant, fort curieusement, c’est le premier livre de Luce Fabbri à être publié en français, presque un quart de siècle après sa mort, survenue à Montevideo le 19 août 2000 [5]. Il faut, bien sûr rendre hommage aux artisans de cette découverte et se féliciter de cette publication, sans négliger toutefois de s’interroger sur les raisons possibles de cet inintérêt au long cours, mais c’est une autre histoire...

Le présent livre est composé de deux textes : le premier, sur la définition et l’histoire du fascisme, a été publié en 1963 par les presses de l’université d’État de Montevideo. Il reprenait et synthétisait les analyses formulées par Luce Fabbri dans son gros livre Camisas Negras paru à Buenos Aires au milieu des années 1930. Le second, plus ancien, est tiré du numéro du 20 mars 1945 de la revue Studi Sociali : il est consacré à la question du totalitarisme entre les deux guerres mondiales. L’ouvrage est complété par un avant-propos du traducteur et annotateur des textes, Miguel Chueca, et par un article de Gianpiero Landi sur Luce Fabbri paru en octobre 2000 dans le mensuel italien A -Rivista anarchica.

En ce qui concerne le premier texte, Luce Fabbri suit l’évolution du fascisme depuis sa naissance et dans ses développements jusqu’à sa phase de pouvoir absolu ; elle revient sur sa quête d’une idéologie, sa comparaison avec le nazisme, son rôle de contre-révolution préventive. Elle l’analyse enfin comme un « phénomène de pathologie sociale » : « un désir désespéré de conserver le pouvoir et, en même temps, un sentiment d’infériorité qui mène à situer la lutte sur le terrain de la violence physique, en visant chez les adversaires, qui sont les “autres”, ce qui constitue leur dignité d’hommes, rabaissant en eux les qualités dont on croit manquer soi-même ». Dans cet exposé, il faut retenir que, selon Gioacchino Volpe, « le programme fasciste est si indéterminé qu’il n’est pas un programme ». Il est donc inutile de disserter sur sa nature (républicain ou monarchiste ; incroyant ou catholique) et ses références idéologiques mais, avant tout, de saisir ce que « les ouvriers et les paysans captèrent immédiatement », à savoir qu’il était « un mouvement conservateur au service des organisations patronales, et fondamentalement antisocialiste ». Les Chemises noires étaient « les ennemis des coopératives, des syndicats, des autonomies municipales et, plus généralement, du socialisme », étant entendu que, pour elle, l’anarchisme est « la tendance la plus avancée et la plus cohérente du mouvement socialiste ». Luce Fabbri résume ainsi sa définition du phénomène : « le fascisme est le produit d’un effort désespéré visant à conserver le pouvoir contre toute tendance au changement. »

Le second texte est encore plus intéressant car il abordait, quelques mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question du totalitarisme, six ans avant que Hannah Arendt publie The Origins of Totalitarianism, tandis qu’il faudra attendre les années 1970 pour que les trois volumes de cette trilogie soient édités en français, et dans le désordre, chez trois éditeurs différents. Miguel Chueca rappelle utilement que ce concept est apparu dès les années 1930, avant de rencontrer un certain succès dans nombre de pays, en particulier anglo-saxons, durant la guerre froide. Il faudra attendre les années 1970 pour que les « nouveaux philosophes » en fassent la promotion pour faire oublier leurs errements maoïstes de jeunesse, le discréditant à bon compte durablement. Plus sérieusement, Luce Fabbri l’utilise dès février 1941 dans un article de Studi Sociali – « Il Cadavere e il Mostro » (Le cadavre et le monstre) où elle parle des totalitarismes fasciste, nazi ou soviétique comme de « trois noms » avec « une seule substance ». Quelques mois plus tard, en octobre 1941, dans un autre article de la même revue, elle se réfère au « régime russe, père et maître des autres régimes totalitaires ». Dans le présent article, Fabbri commence par souligner que l’événement le plus important de l’entre-deux guerres n’est pas la Révolution russe, « mais la dégénérescence totalitaire de cette même révolution, et la formation progressive, lente et confuse […] des régimes totalitaires occidentaux ». Et elle précise : « Le totalitarisme est la contre-révolution, a posteriori en Russie, préventive dans les autres pays. » Elle revient ensuite sur les caractéristiques évoquées ci-dessus du fascisme en Italie dans sa première et dans sa seconde époque, sur la situation en Russie, puis en Allemagne avant de poser le dilemme suivant : « Ou cette minorité dirigeante disparaît pour laisser la place à diverses formes de socialisme libertaire ou la minorité dirigeante se transforme en capitalisme d’État fondé sur l’esclavage, et nous avons le totalitarisme. » Elle aborde ensuite l’attitude des « démocraties » capitalistes, puis la situation espagnole où, dans un premier temps, la révolution vainc le totalitarisme intérieur et s’apprête à édifier le socialisme dans la liberté, puis est étranglée de l’extérieur. Celle-ci vaincue, la guerre était inévitable…

En définitive, Luce Fabbri fait appel à la raison et à la responsabilité de chacun pour combattre les dangers multiples qui nous guettent, reprochant en particulier au nazisme – mais cela pourrait s’appliquer à toutes les formes de totalitarisme – « d’avoir réveillé la bête qui existe en puissance en chaque être humain ».

Mais, comme chacun sait, la question du totalitarisme ne s’est pas close avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il faut rappeler ici que Luce Fabbri rompt avec la Fédération anarchiste uruguayenne car elle ne partage pas l’enthousiasme et les espoirs d’une partie des militants anarchistes, en particulier les plus jeunes, envers le castrisme et la lutte armée. Ceci expliquerait-il, tout du moins en partie, l’oubli où son œuvre a été laissée ? De toute façon, sa culture, son humanisme, son rationalisme, sa préoccupation du sort des classes laborieuses et de la lutte des classes n’étaient, hier comme aujourd’hui, guère dans l’air du temps, sans parler de la fascination morbide pour la violence de l’intelligentsia radicale-chic. Raison de plus pour la lire, espérant de nouvelles traductions de son œuvre.

Charles JACQUIER

01.04.2024 à 10:29

Poésie contre l'État

F.G.

■ Nous profitons de la parution des Essais d'hérésie, de Luis Andrés Bredlow, aux éditions Crise & Critique, pour publier la traduction que nous avons reçue d'un entretien inédit, datant de 1995, avec cet auteur et le présenter brièvement. Pour une plus ample présentation, nous renvoyons le lecteur au portrait « Souvenir de Luis Bredlow » qu'en avait fait son ami Anselm Jappe au moment de son décès. Luis Andrés Bredlow (1958-2017) a enseigné l'histoire de la philosophie à (...)

- Odradek
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■ Nous profitons de la parution des Essais d’hérésie, de Luis Andrés Bredlow, aux éditions Crise & Critique, pour publier la traduction que nous avons reçue d’un entretien inédit, datant de 1995, avec cet auteur et le présenter brièvement. Pour une plus ample présentation, nous renvoyons le lecteur au portrait « Souvenir de Luis Bredlow » qu’en avait fait son ami Anselm Jappe au moment de son décès.
Luis Andrés Bredlow (1958-2017) a enseigné l’histoire de la philosophie à l’université de Barcelone. Poète, traducteur, essayiste, philosophe, spécialiste de Parménide, après avoir contribué à la diffusion des idées situationnistes en Allemagne dès la fin des années 1970 par le biais de la revue Ausschreitungen qu’il cofonda avec l’éditeur Klaus Bittermann, il a participé aux revues barcelonaises Archipiélago, Mania et Etcétera, dans lesquelles il a publié de nombreux articles de critique sociale ainsi que des traductions de textes de la critique de la valeur. On lui doit, entre autres travaux, une traduction du passage sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » du Capital de Marx (introduite par Anselm Jappe), une édition des Écrits mineurs de Max Stirner, des traductions commentées des œuvres de Gorgias et de Diogène Laërce, une introduction à la philosophie de Platon et à celle de Kant, ainsi qu’une édition critique du Poème de Parménide en collaboration avec Agustín García Calvo. Outre les Essais d’hérésie, le lecteur pourra lire en français son article « La contradiction et le sacré » publié dans le n° 6 de la revue Jaggernaut, ainsi que les présentations qu’il a faites des ouvrages traduits en français d’Agustín García Calvo (La société du bien-être, Le pas de côté, 2014 ; Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire, La Tempête, 2020 ; Qu’est-ce que l’État ?, Atelier de création libertaire, 2021 et Apophtegmes sur le marxisme, Crise & Critique, 2022).
Cet entretien avec Luis Andrés Bredlow, poète barcelonais aux lointaines origines slaves, sociologue de profession – qu’il déclare n’avoir jamais exercée –, connu comme traducteur de littérature anglaise, italienne et allemande et chercheur en questions philosophiques et sociales, a eu lieu en 1995, à l’occasion de la publication de son livre de poèmes, Limbario de aturdimientos (Ediciones Ribera, Barcelone1995), qui fut un prétexte pour parler de l’art, de la vie, de l’utopie et de l’état des choses.

À contretemps


Dans un entretien que j’ai écouté récemment à la radio tu définissais la poésie comme une forme de résistance contre le pouvoir. Pourrais-tu expliquer cela un peu plus ?

La poésie peut être une force subversive, pas tant pour ce qu’elle dit ou ne dit pas, ni pour les contenus que l’auteur tente d’exprimer, mais pour la manière de les dire, pour la capacité qu’elle a de nous faire voir et sentir les choses d’une façon nouvelle, imprévue, inconnue, d’une façon qui se heurte à l’organisation dominante de la perception, à la domestication et à l’atrophie de la sensibilité que le pouvoir tente de nous imposer par tous les moyens, depuis l’école jusqu’aux médias en passant par l’urbanisme, et qui conditionne en retour notre façon d’agir : d’une manière prévue, contrôlée, programmée d’avance.

Là est l’essence du pouvoir, de l’État : que rien ne se passe qui ne soit prévu ; et cela commence dès que nous croyons savoir ce que sont les choses et à quoi sert chacune d’elles. Quand tu marches dans la rue, si tu sais que ce qu’il y a là, c’est une rue, qui sert à arriver quelque part, alors rien ne s’y passe : de ce qu’il y a là, tu ne vois ni n’entends plus rien, enfin pas plus que le strict nécessaire pour ne pas être renversé et, surtout, pour savoir où tu es ; autrement dit, tu es en train de traverser un espace vide, un temps mort, qui est pure formalité pour arriver à autre chose. Et tu peux passer ta vie entière ainsi : le travail, les transports, les études, tout n’est que simple moyen ou formalité pour parvenir à autre chose. Tu n’es plus là où tu es, mais ailleurs, dans un futur, dans la pure idée, et tout ce qui peut se passer au milieu, si ce n’est pas ce que tu attendais, ne peut être qu’un obstacle pour arriver là où tu voulais arriver, obstacle qu’il faut éliminer, bien entendu : c’est de là que viennent toute la cruauté et le manque d’affection avec lesquels on traite les choses et les gens, de croire que nous savons ce que sont les choses et où nous allons, ce en quoi le pouvoir veut que les gens croient par-dessus tout. En revanche, si tu tentes d’oublier que ceci est une rue, ou quoi que ce soit d’autre, et que tu t’arrêtes pour simplement voir ce qui se passe, alors il est possible que quelque chose arrive, ou peut-être pas : c’est cette ouverture à l’imprévu, à ce qui n’est pas contrôlé, que vise la poésie, l’art, avec ses modestes moyens – la métaphore, l’image, le rythme –, c’est-à-dire à mettre en crise cette foi que l’on nous impose et selon laquelle nous savons ce que sont les choses.

Mais il s’est écrit aussi beaucoup de poésie réactionnaire, faisant l’apologie des pouvoirs établis et des idéologies les plus abominables, et puisque tu parles de l’art en général, c’est aussi le cas pour la peinture, la musique…

Oui, mais non : quand la poésie – ou n’importe quelle œuvre d’art – se réduit à une simple propagande, à un simple moyen de transmission d’une idéologie, quel qu’en soit le bord, elle n’est déjà plus ni art ni poésie, elle est simplement propagande. Mais quand une œuvre, un poème, ou quoi que ce soit d’autre, parvient malgré tout à avoir un certain charme ou une certaine grâce, alors c’est qu’il y a quelque chose de plus, quelque chose qui s’est glissé, très souvent en dépit des intentions conscientes de l’auteur et de l’idéologie derrière, quelque chose qui est peut-être vraiment voix du peuple et nostalgie de ce qu’il n’y a pas, du bonheur ou de la vie bonne ; ou du moins dénonciation de la souffrance des gens d’en bas, bien qu’elle soit dissimulée sous des prétextes idéologiques, religieux ou autres. Virgile, par exemple, écrivit les Bucoliques sur commande, comme une œuvre de propagande de la politique agraire d’Auguste, propagande qui plus est mensongère, puisqu’il y dépeint une vie pastorale qui n’a jamais existé, de bergers qui passent leurs journées à composer des vers, à jouer de la flûte et à batifoler avec les jeunes filles dans les bois et les prés : si, en le lisant aujourd’hui, il nous remplit encore de pure joie et que l’on se fiche éperdument d’Auguste et du fait qu’il n’y ait jamais eu de tels bergers, c’est que, par en-dessous de l’auteur et de ses intentions plus ou moins idéologiques et vénales, nous entrevoyons là ce qu’est vraiment vivre.

… ce qui était, en fait, la vie bonne de quelques-uns, la vie oisive de la classe dominante, qui vivait aux dépens des autres…

Bien entendu. Mais cette vie bonne des messieurs d’antan, qui s’achetait alors au prix de la misère et de l’esclavage de la majorité, pourrait de nos jours être à la portée de tout le monde, sans exploiter ni esclavagiser personne : si l’on profitait des possibilités techniques qui sont déjà là, il suffirait de travailler quelques heures par semaine ou par mois pour que tous puissent disposer, non seulement du nécessaire, mais de tout ce qui est utile et agréable pour vivre. Qui empêche cela ? On le sait bien : l’ordre dominant, le Capital, l’État, l’argent, la propriété…

On s’achemine donc vers la société du loisir ?

Il y aurait là de nombreux malentendus à dissiper. Pour commencer, il doit être bien clair que l’ordre en vigueur ne pourra jamais se passer d’une forme de travail ou d’une autre, comme moyen de garder occupée la masse de la population, même s’il s’agit de travaux complètement inutiles et absurdes, qui ne produisent rien qui soit un minimum utile ou nécessaire aux gens, comme l’immense majorité des travaux qui sont exercés aujourd’hui dans la banque, la bureaucratie, la surveillance, la publicité, la vente et la production d’armement, d’automobiles privées, de toutes sortes de babioles et de gadgets que personne n’a réclamés, ou de produits qui sont fabriqués sciemment de façon à ce qu’ils s’abîment le plus vite possible pour pouvoir en vendre davantage. À quoi tout cela sert-il ? Précisément à ça : à garder les gens occupés, à ce que le système continue de fonctionner, à ce que l’ordre ne s’écroule pas, car cet ordre a besoin que les gens vivent dominés par la peur, par la nécessité permanente de s’assurer le futur. Il ne faut donc pas se faire d’illusions sur le fait qu’une vie sans travail, c’est-à-dire sans cette constante agitation pour qu’ils te concèdent le droit de survivre, soit compatible avec l’argent, la propriété, le marché, dont la grâce maudite consiste précisément à établir une différence entre celui qui a et celui qui n’a pas ; et c’est bien pour ça qu’ils sont là.

Certes, mais il faut bien travailler un peu, quelle que soit la société dans laquelle tu vis, non ? Il y a aussi des travaux utiles et même nécessaires, comme prendre soin des vieux, des malades, éduquer les enfants, etc., activités sans doute trop peu exercées aujourd’hui. Plutôt que le travail en tant que tel, il faut combattre le travail aliéné, le travail salarié.

C’est qu’il n’y en a pas d’autre. Bien sûr qu’il y a des choses utiles à faire : prendre soin des démunis, enseigner et bien d’autres choses que l’on faisait auparavant, dans des formes d’État moins avancées, par habitude, par affection ou simplement parce que l’on n’avait rien d’autre à faire. C’est l’ordre dominant qui transforme cela en travail, en quelque chose que l’on fait pour de l’argent, c’est-à-dire par obligation, parce que, si tu ne le fais pas, tu ne manges pas, avec l’indifférence totale qui en résulte vis-à-vis du contenu de ce que tu es en train de faire ; et l’on empêche ainsi que les gens fassent autre chose qui ne soit ni travail ni consommation de biens qui s’achètent et se vendent, consommation de travail ou de produits du travail. Même coudre et chanter s’est converti en travail professionnel ! En somme, il faut lutter le plus possible pour que les choses utiles que l’on peut faire dans la vie cessent d’être un travail…

Il semble, d’après ce que tu dis et écris, que tu es de ceux qui ne renoncent pas à l’utopie…

Je n’aime pas en parler ainsi. D’utopie, en vérité, il n’y en a qu’une, la leur, l’« utopie capital », comme disait le poète Cesarano : l’aspiration à un ordre parfait, toujours futur, pour lequel il faut sacrifier le présent. Remarque bien que les idées aujourd’hui dominantes – le libre marché, la démocratie, l’État de droit – représentent quelque chose qui n’a jamais existé nulle part, si ce n’est de façon approximative et défectueuse et, du moins en ce qui concerne le libre marché, avec des résultats franchement désastreux. Ainsi, cet acharnement à imposer cette forme de société comme unique voie possible exprime un utopisme non moins fanatique et sanguinaire que celui du supposé communisme des Soviétiques. En revanche, le fait, par exemple, de simplement reconnaître que la nourriture peut et doit servir à être mangée et non pas jetée ou brûlée quand d’autres meurent de faim, et qu’un ordre social incapable de satisfaire les nécessités les plus élémentaires de la majeure partie de l’humanité, malgré l’immense abondance des moyens, est un ordre intolérable et sans aucune justi-fication, cela n’est pas une utopie, mais relève du sens commun le plus élémentaire, bien que l’on te dise le contraire.

Que penses-tu de l’anarchisme ?

Pour le dire brièvement, j’ai confiance en l’anarchie, pas en l’anarchisme. Car l’anarchie est une chose, la pure et simple négation de l’État, le refus du fait que le monde aille comme il va, le « non » des gens d’en bas à tout ce que l’on prétend leur imposer d’en haut, un « non » qui laisserait affleurer l’inconnu et permettre peut-être que quelque chose qui n’était pas planifié puisse éclore ; l’anarchisme, c’est autre chose, une manière de faire, à son tour, de cette négation une idée positive et définie – un « isme » de plus, en somme – que l’on pourrait ranger, à côté du nationalisme ou du catholicisme, comme une idéologie parmi d’autres, ayant bien entendu la même fonction de te conférer une identité te permettant de croire que tu sais qui tu es et où tu vas, illusion fondamentale sur laquelle est basée la domination.

Mais tu as été en lien, ou peut-être même l’es-tu encore, avec le mouvement libertaire ?

Très jeune, j’ai participé, de façon plus ou moins active, à quelques petits groupes anarchistes plutôt informels et éphémères dont personne ne se souvient aujourd’hui, ou plus simplement à des groupes de gens qui se réunissaient pour protester contre ceci ou cela ; par la suite, vers la fin des années 1970, j’étais impliqué dans des cercles de gens qui avaient été touchés par l’influence diffuse des situationnistes, mais je ne me suis jamais affilié à aucune organisation politique, ni anarchiste ni quoi qu’elle fût d’autre. En général, j’ai plutôt fui tous ces milieux militants qui tendent toujours à se renfermer sur eux-mêmes en établissant une séparation rigide entre ceux du « dedans » et ceux du « dehors », et qui ensuite passent leur vie à discuter pour savoir comment « atteindre les masses ». Je préfère quant à moi me passer de ce détour et rester directement avec la « masse », discuter avec les gens présents ; bien que finalement, qu’on le veuille ou non, on se lie davantage aux gens avec qui on ressent des affinités, même si je ne pense pas qu’il faille faire de cela une vertu.

Tu es donc contre tout militantisme organisé ?

Le problème de l’organisation relève d’un autre malentendu. Il est évident que, quoi que l’on fasse – des grèves, des journaux, des débats publics… –, on organise ce que l’on fait, avec le degré d’organisation ou de structure que chaque chose requiert. Mais c’est autre chose quand la nécessité supposée d’organiser, non plus ceci ou cela, mais l’organisation elle-même devient la tâche la plus urgente. Dès lors, il arrive la même chose qu’avec les autres institutions : le moyen finit toujours par ronger les fins, et l’organisation ne sert plus qu’à s’organiser elle-même.

Quel est le sens, selon toi, de l’expérience du mouvement ouvrier et, en particulier, du mouvement libertaire espagnol ?

L’expérience du mouvement libertaire, particulièrement ici en Espagne, où cela a été un mouvement, disons, beaucoup moins idéologique que dans d’autres pays et plus d’expression directe de la vie et de la résistance des gens d’en bas, continue de représenter une leçon de dignité et d’insoumission qui peut nous apprendre, aujourd’hui encore, beaucoup de choses. En particulier, l’expérience des collectivités catalanes et aragonaises durant la première phase de la guerre civile – décrite de façon si splendide par mon ami Abel Paz dans son livre le plus récent, Viaje al pasado – a donné l’exemple le plus lucide de ce dont est capable le peuple sans un gouvernement qui l’ordonne ni une bureaucratie qui le planifie ; de ce que peut être, en somme, une société qui ne soit pas fondée sur l’argent ni sur l’entreprise privée, malgré toutes les contraintes imposées par les circonstances.

Mais l’on se doit de faire remarquer que, depuis lors, la situation a changé au moins sur un aspect fondamental. Ces mouvements – de la guerre civile et d’avant – étaient des mouvements d’ouvriers qui, au fond, défendaient leur fonction de producteurs de choses utiles contre une classe d’exploiteurs qui dominait ce procès de production plutôt du dehors, pour en extraire des bénéfices, mais cela n’empêchait pas que ces travaux aient, au moins en puissance, une certaine utilité pour les gens en général, y compris quand la jouissance effective de la richesse était réservée à quelques-uns. C’étaient des procès de travail qui auraient pu fonctionner pareil ou mieux sans les propriétaires capitalistes, et c’est à cela qu’aspiraient les vieux mouvements ouvriers : à ce que le même travail qui se faisait déjà soit géré par les producteurs eux-mêmes.

Mais cela est radicalement différent dès lors que l’immense majorité des travaux n’a d’autre utilité que d’assurer le maintien de l’ordre en vigueur : changer la société pour autogérer les supermarchés, les usines de voitures, les banques, toute la production et l’achat-vente de déchets que l’on appelle aujourd’hui travail, reviendrait à ne rien changer. Dans ce sens, on ne peut plus attaquer le Capital sans attaquer en même temps, et dans le même acte, le travail lui-même.

[Entretien traduit de l’espagnol par Manuel MARTINEZ, avec la collaboration de Marjolaine FRANÇOIS.]

25.03.2024 à 08:41

Repenser Landauer au présent

F.G.

« J'accepte le complexe que je suis,
et j'espère être une unité
encore plus diverse que je ne le suis. » Gustav Landauer
■ Anatole LUCET Communauté et révolution chez Gustav Landauer Klincksieck, « Critique de la politique », 2024, 416 p. Dire que Gustav Landauer (1870-1919) fait partie de ce que nous pourrions appeler notre panthéon personnel n'étonnera aucun des lecteurs qui nous suivent, depuis qu'À contretemps existe, comme revue d'abord, comme site ensuite, soit depuis plus (...)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (4671 mots)


« J’accepte le complexe que je suis, et j’espère être une unité encore plus diverse que je ne le suis. »

Gustav Landauer

■ Anatole LUCET
Communauté et révolution chez Gustav Landauer
Klincksieck, « Critique de la politique », 2024, 416 p.

Dire que Gustav Landauer (1870-1919) fait partie de ce que nous pourrions appeler notre panthéon personnel n’étonnera aucun des lecteurs qui nous suivent, depuis qu’À contretemps existe, comme revue d’abord, comme site ensuite, soit depuis plus de vingt ans. Nous lui avons consacré un numéro spécial – le 48, en date de mai 2014 –, repris en livre en 2018

dans une version augmentée, par les amis des Éditions de l’éclat, ainsi que divers études et articles [1].

Cette entrée en matière indique assez que cet essai conséquent d’Anatole Lucet sur Landauer, publié de surcroît dans la prestigieuse collection « Critique de la politique », inaugurée en 1974 chez Payot [2] par l’inoubliable Miguel Abensour [3], suscitait par avance notre intérêt et notre curiosité, même si, pourquoi le taire, la crainte était bien que l’auteur, docteur en philosophie politique de l’École normale supérieure de Lyon, écrasât de sa science ce qui avait toujours fait pour nous l’indicible charme de ce personnage hors norme, à savoir sa méfiance du savoir scientifique codifié et de ses épigones.

Lecture faite, il faut admettre qu’Anatole Lucet nous a surpris en bien. D’abord parce qu’il sait écrire sans jargonner, qu’il maîtrise parfaitement son sujet et qu’il s’essaye à resituer la pensée et l’action de Landauer dans un présent assez globalement privé de tous repères efficients pour résister aux calamités qui, de partout, s’annoncent et nous accablent. Autrement dit, le docteur Lucet évite, et c’est heureux, de s’en tenir à sa seule science pour tenter de percer ce secret que Landauer énonça dans une lettre du 5 octobre 1907 à Fritz Mauthner en ces termes très énigmatiques : « La révolution n’est pas ce qu’en pensent les révolutionnaires. »

Il existe, sans doute, des traits communs entre nos deux époques, celle qui préluda au conflit mondial de 1914, infiniment meurtrier sur le continent européen – et dont les conséquences reconfigureront la géopolitique internationale – et celle qui pourrait se nouer, dans l’effondrement constatable d’un monde hyper-capitaliste privé d’avenir, à la suite par exemple d’un conflit local qui emporterait le tout. Mais ce qui intéresse d’abord Anatole Lucet tient plutôt aux « impasses et aux interrogations » que suscite notre époque en matière de « replis communautaires » autour d’ « identités » multiples, variées et toutes reliées à des « micro-récits » rendant caduque toute narrativité transversale. Dès lors, quels traits communs, se demande-t-il, pourrait-il y avoir entre l’esprit des « communautés par le retrait », si cher à Landauer, faisant « société de sociétés » et les appels contemporains à la désertion ou à la sécession, plus souvent dans l’entre-soi que dans l’entre-monde. Bien sûr, il y a bien des ZAD nées des luttes, des squats nés de la nécessité et d’autres expériences de vie collective non aliénée – ou le moins possible – nées du désir de liberté, mais on n’est pas sûr que Landauer y aurait retrouvé ses petits. En aurait-il cherché, d’ailleurs, ce révolutionnaire de l’ici et maintenant, celui que les services de police désignèrent un temps (en 1893) comme « l’agitateur le plus important du mouvement révolutionnaire radical […] dans l’Allemagne tout entière » ? C’est peu probable. Il n’était que de son temps. Un temps somme toute court puisqu’il est mort à quarante-neuf ans, lors de la révolution des conseils de Bavière [4], qu’il savait perdue d’avance.

Table rase de la social-démocratie … et du marxisme vulgaire

C’est lors de cette révolution que, s’adressant à la foule du haut d’une tribune improvisée, l’orateur Landauer eut cette phrase définitive : « De toute l’histoire naturelle, je ne connais pas de créature plus répugnante que le Parti social-démocrate. » Deux mois plus tard, le 2 mai 1919, les tueurs des Corps francs l’exécutaient dans la cour de la prison centrale de Stadelheim. Comme un chien. Il n’est pas sûr que la social-démocratie le regrettât. Plutôt le contraire.

Ce n’est pas tant l’œuvre de Marx que Landauer critique, encore moins celle du jeune Marx, mais le marxisme mécaniste de la puissance social-démocrate allemande qui conforta longtemps, à quelques exceptions près, ses théoriciens, ses exégètes, mais aussi ses militants, dans la croyance supposément scientifique, car rationnelle (ou vice versa), que le système capitaliste, dont il avait saisi le fonctionnement, serait en proie à de telles contradictions internes qu’il ne pouvait conduire qu’au socialisme. Les illusions que charria ce marxisme partidaire vulgaire et la pratique attentiste qu’il favorisa, fondèrent un prolétariat si discipliné, si encarté, si syndiqué et si votard qu’il ne faisait plus « esprit » ni ferment révolutionnaire, aux yeux de Landauer, mais masse informe, suiviste, soumise. Penchant qui, quoi qu’on dise, est toujours funeste à l’heure où, l’histoire s’emballant, sa logique devenue folle renvoie la théorie à son néant. Ce fut le cas en Allemagne face à la montée, pourtant répressible, du nazisme : son prolétariat discipliné – sous bannières « socialiste » ou « communiste » – se révéla incapable de puiser en lui-même cette part de résistance sauvage et spontanée que la situation exigeait. L’exact contraire, en somme, de ce qui se passa, en Espagne, en juillet 1936, quand le putsch franquiste embrasa, dans une dialectique défensive-offensive, le vieux rêve révolutionnaire qui animait la classe ouvrière combattante depuis la Première Internationale, la seule qui postula que l’émancipation des travailleurs ne pouvait être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes.

Avant de se tourner vers l’anarchisme – le sien, clairement hétérodoxe, sur lequel nous reviendrons –, Landauer côtoya des « socialistes indépendants » et, de plus près encore, un groupe de militants radicaux – les Jeunes –, exclus du Parti social-démocrate pour déviationnisme. C’est là que, mêlé à ce débat d’idées qui les animait, il comprit que le marxisme engelsisé de la social-démocratie allemande – autoritaire, centraliste, scientiste et caricaturalement progressiste – tenait de la chape de plomb et de la domestication de l’esprit révolutionnaire. Et c’est à partir de ce constat qu’il décida d’explorer l’en-dehors, l’envers de ce marxisme scolastique pour y trouver, en ses diverses constellations et marges, des raisons de remettre en cause, théoriquement déjà, son hégémonie.

De l’anarchie comme socialisme et du socialisme comme communauté humaine

Le culte de l’Individu comme Unique, à la manière de Stirner et de quelques-uns de ses apologues, eut, à n’en pas douter, quelque influence sur nombre d’anarchistes lestés de toute préoccupation sociale. S’il apparaît que Landauer fut un temps philosophiquement proche de Stirner, comme le pointe justement Anatole Lucet, dans un commencement d’élucidation de ce qui sera au fondement de son anarchisme existentiel, ce n’est pas sans souligner la confusion qu’il notait entre « individu » et « individualité » dans les écrits de l’ex-jeune hégélien. Le premier terme, signala Landauer, désigne souvent « une créature petite, basse et odieuse » qui ne mérite en rien d’être préférée à d’autres. La condition de cette préférence tient pour lui au fait que l’ « individu » fasse « individualité », c’est-à-dire être particulier, singulier, qui se serait extrait de sa gangue de médiocrité pour devenir « représentant de l’espèce humaine en progrès ». Et de préciser : « Même minuscule, même en germe, chaque être humain porte en lui une telle individualité ; il s’agit d’en prendre soin et de l’amener à se développer – par la lutte contre ses propres pulsions vulgaires et basses, par la lutte contre les hommes et les institutions qui oppressent et qui limitent, par le rassemblement solidaire avec ceux qui partagent les mêmes idées et avec les compagnons de souffrance et de lutte [5]. » Un individu, en somme, que son individualité porterait à faire communauté humaine. L’intérêt de cette lecture landauérienne de Stirner, c’est qu’elle le déborde et que, ce faisant, elle lui restitue sa part manquante. C’est d’ailleurs là l’une des caractéristiques majeures de l’interprétation des textes anarchistes par Landauer : les ramener à leur essence en les descellant de leur part d’à-peu-près idéologique. Il en ira ainsi de Proudhon et de Kropotkine.

Il n’en demeure pas moins que, pour Landauer, et c’est sans doute ce qui a le plus contribué à sa réputation d’élitisme, une simple masse ne saurait échapper, du fait d’être masse, au philistinisme – qualifiant qui, chez lui, représente sans doute le pire opprobre. Car si le philistin lambda, fût-il « éduqué », représente, à ses yeux, l’incarnation de l’être détestable, incapable, par esprit court, de toute aspiration à la transcendance, aveugle à tout ce qui se trame derrière le réel, rétif à toute perspective utopique, résistant par nature à l’imaginaire, la masse qui n’a pas « conscience de son malheur », comme disait Pelloutier, cette masse apathique qui suit la social-démocratie, ne mérite pas plus d’égards. D’où son aspiration constante, pour sortir du cercle infiniment clos de la domination-servitude, d’ « élever la constitution d’âme et d’esprit des masses » [6].

Face à cela, deux voies s’ouvraient à ses yeux : celle de la poésie, du rêve et de l’utopie – la prescience sensible, en quelque sorte – et celle, non contradictoire, de « l’éducation de l’esprit », une éducation visant à « extraire des masses le culte de l’autorité », celui-là même auquel par paresse adhèrent les philistins. Le but, c’est que la masse se dissolve en individualités agissantes. Pour cela, il faut s’adresser à elle comme si elle était déjà, potentiellement et dans une démarche non passive, en voie d’individualisation et de prise de conscience. Pour Landauer, écrit Anatole Lucet, « cette conscientisation […] doit venir de ceux qui ont déjà conscience de cet état et ne font donc plus, par définition, partie de cette masse ». Plutôt les poètes que les « socialistes scientifiques », précise-t-il. Quoi qu’il en soit, même si la porte est trouvée, l’issue demeure toujours étroite qui pousse la masse, dans certaines circonstances historiques rares, à devenir « masse critique », c’est-à-dire capable de déprise de ses instincts d’obéissance pour laisser libre cours à sa « frénésie révolutionnaire » et faire communauté humaine, ou la rejoindre. Dans l’esprit de Landauer, cette communauté, c’est sûr, ne peut exister – et prospérer – qu’à travers les êtres d’exception qui la fondent et font modèle. D’où l’accusation d’aristocratisme de l’esprit dont on l’a aussi affublé et qu’on peut admettre. À condition, cela dit, de ne pas omettre de préciser, comme le fait Anatole Lucet, que cette aspiration à la communauté s’inscrit dans une claire perspective anarchiste qui n’octroie pas aux minorités conscientes de rôle dirigeant, mais fonction d’éveil. Elles ne sont, en effet dans l’esprit de Landauer, que des porteuses de flamme regroupées autour de foyers possibles d’émancipation susceptibles de faire « alliance socialiste ».

À « anarchie », concept qu’il jugeait sémantiquement vague, politiquement confus et relevant par trop de la bravade, Landauer – rappelle Anatole Lucet – préféra, en effet, le temps venu, celui de « socialisme » sans qualificatif, nettement plus positif à ses yeux. Certains anarchistes de son temps le lui reprochèrent en privé. Et sans doute n’en tint-il aucun compte. Car Landauer était comme ça. De son temps mais à contretemps, dans un ailleurs de la pensée chevauchant l’épistémé et ses manies – passagères, comme toutes les manies d’époque. « Être socialiste, écrivit-il, signifie peut-être être un prédicateur dans le désert, être un prophète, un agitateur parmi les peuples. » Du prophète au martyr, il y a comme une logique existentielle dans son parcours d’anarchiste résolument, radicalement atypique.

Faire liens, formes et alliances

On ne pariera pas sur l’hypothèse que la revalorisation de la pensée de Landauer à laquelle se livre l’auteur de cette somme puisse être de quelque effet pour mettre en péril l’ordonnancement de la très faible critique sociale de cette basse époque. À vrai dire, on en doute plutôt, tant le non-conformisme de la pensée landauérienne paraît à contre-courant de toutes les doxas et contre-doxas qui font tronc commun de la « radicalité » contemporaine. Il est vrai que c’était déjà le cas de son vivant, comme en attestent les vives polémiques qui l’opposèrent, en son temps, à ses congénères et camarades de révolution. Ces débats, Anatole Lucet les examine de près, notamment celui qui fâcha Landauer, autour de 1910, avec la bohème anarchiste munichoise du groupe de Schwabing [7] – et, plus particulièrement, avec Erich Mühsam et le psychanalyste Otto Gross – sur la famille, le mariage, le patriarcat et l’homosexualité, débat qui lui valut condamnation sans nuances des modernes même si, comme l’estime Anatole Lucet [8], cette controverse ne portait pas, pour Landauer, sur une « question de mœurs ou de moralité », mais sur « un désaccord sur la question même de la communauté et de la manière de générer ou de régénérer les liens » dans le cadre d’une « conception essentiellement sociale du monde et de l’individu ». Autrement dit, le ramener, par facilité, à la catégorie de « réactionnaire » – aujourd’hui courante quand de critique de l’impensée postmoderne il s’agit – prouverait surtout qu’on n’a rien compris au fondement du positionnement révolutionnaire-restaurateur de Landauer, celui-là même qui se définissait, sans crainte de l’oxymore, comme un partisan des « liens qui libèrent », un « athée mystique », un homme du « passé vivant », un « défenseur de l’échec » et un partisan des « petits commencements » qui font « rupture dans la continuité du monde ».

On peut donc penser que l’époque, la nôtre, fait d’autant plus écho aux thématiques landauériennes de la « communauté par le retrait » que, à son stade actuel de dévastation, le monde capitaliste tel qu’il nous menace comme partie du vivant est en train de choisir pour nous l’alternative qu’il nous reste : construire, ici et maintenant, sans attendre et comme autre monde possible, dans les plis et les replis du désastre dont il nous menace, une communauté humaine en voie de refondation.

Si l’État est toujours extérieur à l’individu, disait Landauer, c’est d’abord dans l’individu qu’il se réalise, de gré ou de force. D’où cette conviction qui était la sienne que, comme le dit Anatole Lucet, « ce sont avant tout les personnes accoutumées à agir dans le cadre de la contrainte et de l’autorité qu’il s’agit de “désétatiser”, de manière qu’elles commencent, au sein même de l’État, à mettre en place des rapports sociaux qui échappent à ces logiques ». On ne dira pas que la chose est simple, mais comment pourrait-on nier, sauf à être éditorialiste du pouvoir, que, partout, dans la discrétion ou le tumulte, à petite ou grand échelle, des craquements sont perceptibles dans l’adhésion à l’autorité de l’État du capital, que des désaffiliations apparaissent, que des résistances s’organisent, que des autonomies prolifèrent, que des reconfigurations opèrent et coopèrent. « L’État, continuait Landauer, n’est en aucun cas un nombre déterminé d’êtres humains qui gouvernent, [mais] un fantôme, une singulière disposition de l’âme dans l’intériorité des êtres humains. […] Il n’existe pas d’État dans lequel vivent des êtres humains, ce qui existe c’est l’idée d’État, qui loge dans les êtres humains et y cause des ravages ; il n’y a pas de capital qui serait nécessaire au travail entre les êtres humains qui rendent possibles pour eux le travail et l’échange, tandis que l’absence de relations rend possibles le parasitisme, l’exploitation et le monopole [9]. » Il y a là de quoi penser en dehors des clous des orthodoxies « sachantes » et des directions dirigeantes. Penser des possibles qui ne seraient pas des absolus, mais autant de tentatives multiples et conjuguées d’émancipation de l’État et du capital. Dans le prolongement de La Boétie, écrit Anatole Lucet, penser non pas une « société contre l’État », mais une « société malgré l’État ». Bien sûr, on les sent venir les reproches d’utopisme, d’idéalisme, de prophétisme. Depuis Landauer, ils ont d’ailleurs la même fonction disqualifiante et le même effet épurateur : réserver aux avant-gardes autoproclamées d’un prolétariat imaginaire la gestion de l’émancipation. Avec le résultat qu’on connaît, pour qui veut le connaître : l’épuisement de l’idée de socialisme, et a fortiori de communisme, par détournement et corruption étatiste de ses aspirations (utopistes) premières.

« Rien ne commence de rien »

« Contre le dogme téléologique du progrès et son avatar le plus récent, celui du progrès technique, écrit Anatole Lucet, Landauer propose d’inscrire l’histoire des peuples dans une continuité plus large : celle d’un temps fait de révolutions et de déclins, de périodes de stagnation et de moments cruciaux. » Développée dans La Révolution [10], son ouvrage fondamental, apparaît pour la première fois cette distinction landauérienne fondamentale entre l’ « utopie », aspiration révolutionnaire du commencement, et la « topie », sa réalisation « dans un moment de crise », ce moment où, confrontée aux « exigences pratiques de la vie partagée », l’utopie se perd dans cette mise en acte. Dès lors, pour Landauer, « la révolution – nous dit Anatole Lucet – désigne la période d’instabilité entre deux topies : elle est le chemin qui mène de l’une à l’autre et le moteur de la communauté ». Dans l’esprit de Landauer, la « topie » n’est pas la contre-révolution – puisqu’elle intègre, tant bien que mal, des « éléments victorieux de l’utopie qui l’a précédée » – mais ce « vaste conglomérat de vie sociale en état de stabilité relative » que travaille déjà, encore et toujours, dans une perspective de dépassement, l’utopie renaissante. « En ce sens, précise Landauer, la révolution n’est pas un laps de temps ou une frontière, mais un principe qui ne cesse de progresser par-delà de vastes périodes (les topies) [11]. » Souterrainement et dans le souvenir perdurent la volonté et le sentiment du retour d’utopie. Car « le passé n’est pas quelque chose de terminé, mais qui au contraire devient » ; il est trajet, il est futur, ce « passé toujours vivant » que la révolution trimballe comme une mémoire secrète et qui est l’exact contraire du « passé devenu image », ce passé antiquaire ou muséal.

Dans une lettre à Fritz Mauthner, philosophe du langage qui exerça une grande influence sur Landauer, mais aussi sur Wittgenstein, l’auteur de La Révolution avouera, comme le rappelle Anatole Lucet, que ce fut « à moitié pour rire [qu’il forma] le terme topie par opposition à utopie ». On peut donc y voir une preuve que le rire est sauveur, car ce concept de topie agit comme une pièce indispensable dans le mécanisme explicatif de l’histoire tel que la conçoit Landauer. On a dit que cette alternance infinie de moments utopiques et de topies avait quelque chose de désespérant. Il est vrai que, chez Landauer, l’idée du Grand Soir ne fait pas recette – même si les petits matins qui généralement lui succèdent tiennent bien de la topie. Pour lui, l’idée d’un socialisme achevé qui s’inscrirait, un jour, dans la nuit des temps, comme évidence est irrecevable. Et il le dit, de manière on ne peut plus claire dans l’un des trois tracts de l’Alliance socialiste : « La réalité est dans le mouvement et le véritable socialisme est toujours un socialisme commençant, un socialisme qui toujours se trouve en chemin [12] » Autrement dit, il chemine, hésite, se délite, se reprend, comme l’histoire qui le porte, comme l’idée de révolution qui l’anime et qui « opère d’abord en profondeur, sur un mode non événementiel » (Lucet), de commencement en commencement.

L’être anarchiste

L’être anarchiste de Landauer se distingue, par bien des côtés, d’une certaine idée de ce que, par nature, il devrait être. C’est ainsi que, dans son esprit, il se doit de résister aux élans de violence auxquels, là encore naturellement, la révolte contre l’injustice porte nécessairement. Et il n’y parvient qu’en choisissant la route de la séparation ou du retrait, qu’en définissant sa voie, son agir, la direction qu’il doit prendre en fonction de l’idée du socialisme libertaire qu’il se fait et dans la plus totale corrélation qu’elle exige entre les moyens et les fins. « La fleur ne sort pas de la crasse », dit-il. Si l’État est violent, et il l’est toujours, la contre-violence anarchiste implique nécessairement qu’on se situe sur son terrain, et que toujours on perde. De la même façon, pour Landauer, les guerres interétatiques ne peuvent jamais être, même dans une perspective de moindre mal, l’occasion de s’engager dans l’un des deux camps en conflit. Fameuses restèrent, sur ce thème, ses condamnations de Kropotkine au moment de son ralliement à l’Union sacrée ou du « Buber-va-t-en-guerre » emporté par une curieuse frénésie militariste. Choisir un camp, c’est choisir la guerre, dira Landauer.

Cela dit, comme le rapporte justement Anatole Lucet, il est arrivé que le subtil Landauer assumât le fait que certaines nécessités du moment révolutionnaire justifient de nuancer le point de vue. Il en alla ainsi, aux dires de son ami Mühsam, au moment de la révolution des conseils de Bavière, ce qu’atteste une lettre de Landauer à Ludwig Berndl envoyée trois semaines après l’assassinat de Kurt Eisner : « La question de la violence ne me pose pas tellement de problème : si elle est sanguinaire, je n’y ai pas recours ; dans l’autre cas elle n’est que légitime violence face à la violence. » Ce qui pourrait être une manière de clore, au moins provisoirement, cet éternel débat entre violence et non-violence qui agita – et continue d’agiter – l’anarchisme militant.

Comme le note, en conclusion d’ouvrage, son auteur, Landauer n’a pas fait école. Il est sans descendance directe dans l’anarchisme contemporain – ce qui est peut-être une chance car, non figées en « landauérisme », les intuitions de cet anarchiste de l’envers demeurent autant de pistes ouvertes pour revivifier un anarchisme de notre temps aspirant, dans son esprit – et loin des parcellaires réappropriations d’un postanarchisme en quête de prédécesseurs – à faire communauté humaine. « Le monde dans lequel nous vivons, conclut l’auteur de ce livre, s’est largement transformé par rapport à celui dans lequel naquit son diagnostic historique. Pourtant, les analogies avec le diagnostic que formulent nos contemporains sont telles qu’il semble bien possible de prendre l’œuvre de Landauer comme source d’inspiration – et non comme modèle – pour des constructions actuelles. »

Pour ce qui nous concerne, on veut bien le croire ; on a même quelques raisons d’y croire en une époque où nombreux sont les signes qui indiquent que, dans les consciences inquiètes d’une jeunesse privée de repères, ce qui naturellement domine et travaille, c’est l’idée, parfaitement landauérienne, qu’il n’est d’autre perspective possible que d’organiser, à tout échelon de la société, « l’entraide solidaire des hommes pour tout ce qui leur est commun ».

Freddy GOMEZ

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