Le titre d'un article publié ce mercredi par l'une des plus importantes agences de presse russes, Ria Novosti, semble relancer une rhétorique maximaliste aux relents génocidaires, quelques jours après les déclarations de Vladimir Poutine, affirmant que « toute l'Ukraine nous appartient ».
Nous le traduisons en intégralité et le situons dans un contexte marqué par les tergiversations nucléaires de Donald Trump et son ultimatum lancé à Vladimir Poutine.
Ce mercredi 30 juillet, l’agence de presse russe RiaNovosti a publié un article au titre explosif : « Il n’y a pas d’autre solution : personne ne doit rester en vie en Ukraine », accompagné d’une iconographie laissant présager une catastrophe nucléaire.
Aussitôt, les réseaux sociaux se sont enflammés, criant à l’« appel au génocide ».
Le paratexte de l’article semble en effet donner corps aux visions les plus radicales véhiculées par certains comptes sur les réseaux sociaux et émissions de télévision russes. La représentation d’une faucheuse survolant des chars aux drapeaux ukrainiens en lambeaux, dans un paysage en feu, évoque non pas une guerre conventionnelle, mais une volonté d’extermination totale.
Son auteur, Kirill Strelnikov, est une figure peu connue. On lui doit une série de publications provocatrices sur les plateformes de propagande russes, à commencer par les déclinaisons régionales de Sputnik en Biélorussie, Abkhazie, Ossétie, Lituanie et Lettonie. Il s’agit d’un publicitaire de profession, « copywriter » et « marketeur » selon le site internet où il propose ses services. Il organise des séminaires et tient une chaîne Telegram sur les campagnes de communication et le « marketing créatif », promettant de stimuler la visibilité et les commandes des auteurs de chaînes YouTube.
L’argument de l’article repose sur une logique d’inversion propagandiste : loin de formuler un appel au massacre de l’ensemble de la population ukrainienne, Kirill Strelnikov accuse au contraire les pays occidentaux de pratiquer un jusqu’au-boutisme militariste sans se préoccuper des pertes humaines considérables subies par l’Ukraine. Cet imaginaire de mort totale, diffusé par une agence proche du pouvoir, n’est donc pas seulement une provocation ou un signal d’alarme qui devrait nous alerter sur l’évolution du discours russe vers une rhétorique d’anéantissement ; il vise surtout à rendre l’Europe et l’Occident responsables de toute escalade, alors que l’on observe des signaux nucléaires à la suite de l’ultimatum lancé par le président Trump.
L’un des motifs de cette obstination belliciste résiderait dans une véritable illusion d’optique, voire un mensonge organisé. L’Occident ferait planer l’idée que l’armée ukrainienne serait la « meilleure du monde » face à une armée russe impuissante et chaotique.
À ses yeux, il s’agit surtout d’une flatterie cynique grâce à laquelle les Occidentaux persuadent les Ukrainiens de lutter jusqu’au dernier, dans le seul but de continuer à utiliser l’Ukraine comme une sorte de polygone militaire permettant de tester, dans des conditions d’attrition bien réelle, l’efficacité de leur matériel et les stratégies de la guerre future. On ne niera pas que des responsables politiques, commandants militaires, experts et fabricants d’armes européens se soient à plusieurs reprises montrés satisfaits, en public ou en privé, de disposer d’un terrain d’expérimentation militaire grandeur nature en Ukraine — car on en apprend davantage sur un canon Caesar et un système HIMARS près de Pokrovsk face à des Russes que dans un exercice de l’OTAN près de Rovaniemi, face à des arbres.
Comme il est de coutume dans ce type de production propagandiste, le texte accumule les citations douteuses ou tronquées, tout en multipliant les marques de mépris à l’égard des Ukrainiens, faisant fi des aspirations d’un peuple à ne pas vivre sous le joug d’un régime sanguinaire.
Cette publication pourrait du même coup signaler un infléchissement de la position russe face à l’ultimatum lancé par Donald Trump à Vladimir Poutine réduisant de 50 jours à seulement 10-12 jours le délai pour conclure un accord de paix avec l’Ukraine, sous peine de graves sanctions économiques et de tarifs douaniers supplémentaires — la Russie ayant été pour le moment épargnée par la guerre commerciale du président, qui a toutefois ciblé l’Ukraine. La récente décision du gouvernement indien, qui a choisi cette semaine d’interrompre les achats de pétrole russe, pourrait effectivement conduire la Fédération de Russie à prendre davantage au sérieux les menaces du président états-unien, dont les tergiversations et rétractations des mois passés avaient entamé la crédibilité.
Les réactions typiquement agressives de l’ancien président russe, Dmitri Medvedev, qui a qualifié l’ultimatum de nouveau « pas vers la guerre… non pas avec l’Ukraine, mais avec l’Amérique elle-même », s’inscrivent, dans un autre registre, dans le même discours anti-occidental d’inspiration karaganovïenne.
Conformément au topos invariable de la propagande russe, les Ukrainiens apparaissent ici comme des pions manipulables et manipulés, menacés d’anéantissement par un Occident indifférent aux crimes de guerre et agressions qui frappent quotidiennement les populations civiles, et dont le seul but consisterait à ôter toute forme d’autonomie et de souveraineté à un pays aux portes de la Russie.
L’un des grands paradoxes de la couverture médiatique du conflit en Ukraine, surtout à l’heure actuelle, est sans doute la manière dont les médias occidentaux s’obstinent, en dépit de toutes les réalités concrètes du front, à répéter que l’armée ukrainienne est very very strong et s’apprête à lancer une offensive foudroyante.
L’expression « very, very strong », en anglais dans le texte, reprend volontairement le style oratoire basique et répétitif de Donald Trump. Il convient toutefois de noter que le président états-unien n’a jamais utilisé cette formule emphatique pour parler de l’armée ukrainienne ou du président Zelensky, à propos duquel il s’est, bien au contraire, montré particulièrement critique et dur depuis son retour à la Maison-Blanche.
Dans le même temps, ces mêmes médias rapportent sans ciller l’enfoncement de telle ou telle ligne de défense des Forces armées ukrainiennes, les menaces d’encerclement de tel ou tel nœud défensif, l’implosion des chaînes logistiques et d’approvisionnement, la dégradation du moral et de la discipline, l’explosion du nombre de déserteurs, la déliquescence d’une armée dont les soldats meurent deux fois plus vite qu’on ne les mobilise, la fonte générale de tous les effectifs militaires — et même la disgrâce annoncée du si génial « commandant suprême » Zelensky.
On ne saurait rendre en français la manière dont l’auteur déforme, pour la tourner en dérision, la désignation ukrainienne du « commandant suprême » (de verkhovnyj golovnokomanduvač, il fait un mix russo-ukrainien verkhovnyj glavnokomanduvač), mais soulignons que l’ensemble du texte est parsemé de piques de ce type, assez puériles et sans grand intérêt de fond, autre que celui de manifester un profond mépris pour l’Ukraine, sa population et sa langue. On ne sera donc pas surpris de voir que l’auteur écrit « en Ukraine » na Ukraine et non v Ukraine, na suggérant que l’Ukraine est une région ou une périphérie, tandis que v est généralement réservé aux États reconnus. Cette pratique linguistique dépréciative et impérialiste, s’est imposée à la fin du XIXe siècle et généralisée sous l’Union soviétique, à une époque donc où l’Ukraine n’était qu’une région de l’Empire russe ou de l’URSS, et non un État indépendant.
Dans ce contexte, il y a quelque chose de profondément absurde à voir le think tank américain Atlantic Council publier, il y a quelques jours, un article aux allures de parade militaire, sous le titre : « L’Ukraine est désormais un partenaire indispensable pour la sécurité des États-Unis et de l’Europe ».
Chaque phrase de cet article est une véritable perle d’analyse militaire : « En onze ans de résistance à l’agression russe, l’Ukraine est devenue l’une des principales puissances militaires européennes. L’armée ukrainienne est aujourd’hui forte d’un demi-million d’hommes et de femmes aguerris, ce qui surpasse de très loin les effectifs de ses voisins européens. […] Son expérience de terrain sans précédent en a fait un acteur clef du futur système de sécurité européen ».
Le texte intitulé « Ukraine is now an indispensable security partner for the US and Europe » a été publié ce 24 juillet 2025 sur le site du think tank Atlantic Council par Oleksiy Goncharenko, un député ukrainien, et non un « expert… enfermé dans une cellule coupée du monde », comme l’affirme l’article.
Si ce n’est pas du trolling de niveau 1 000, alors qu’est-ce que c’est ? C’est à croire que ces experts vivent enfermés depuis des années dans une cellule coupée du monde, avec une simple fente pour passer les plateaux-repas. Et surtout, ils sont bien loin d’être les seuls à cultiver ces illusions.
Il y a quelque temps, le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) américain a affirmé que l’armée ukrainienne était « meilleure que l’armée russe ». Le directeur de l’École des relations internationales de l’Université de St Andrews, Phillips O’Brien, a déclaré que « l’armée ukrainienne paraissait bien plus forte, et l’armée russe bien plus faible, qu’on l’avait généralement anticipé ».
Le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) a consacré plusieurs publications aux innovations tactiques et stratégiques dans le cadre de la guerre en Ukraine. Il semble toutefois que Kirill Strelnikov fasse référence à une étude parue en 2023, Ukrainian Innovation in a War of Attrition, en opérant ici encore une inversion : c’est face à une « armée russe beaucoup plus importante et initialement mieux équipée » que les auteurs considèrent que l’armée ukrainienne s’est « mieux comportée ».
L’ancien commandant des forces armées américaines en Irak et en Afghanistan, David Petraeus, a ajouté qu’il restait littéralement abasourdi par « tout ce que les Ukrainiens ont accompli, innovant, s’adaptant et apprenant constamment ». Dans un même ordre d’idées, l’ancien commandant des forces terrestres américaines en Europe, Ben Hodges, est allé jusqu’à proclamer que « la majorité des armées de l’OTAN n’étaient désormais plus en mesure de rivaliser avec l’efficacité au combat des troupes ukrainiennes ». Enfin, le général australien en retraite Mick Ryan n’y est pas allé par quatre chemins : à ses yeux, l’armée ukrainienne est tout simplement « la meilleure du monde ». Fanfares, confettis et babillements de joie !
La capacité d’innovation de l’armée ukrainienne, sa connaissance du terrain et son intelligence opérationnelle ont été saluées par plusieurs personnalités de premier plan et ne semblent pas pouvoir faire l’objet de contestations sérieuses. Mais les déclarations du général australien Mick Ryan paraissent bien moins gratuites quand on les lit in extenso : « À mon avis, les Ukrainiens constituent probablement la meilleure armée au monde à l’heure actuelle. Ce n’est même pas une probabilité, c’est une certitude. Ils sont les plus expérimentés en matière de guerre moderne, ils l’ont démontré au cours des derniers mois. Nous avons tous beaucoup à apprendre d’eux. »
Si on devait vraiment se projeter dans cette réalité alternative et prendre chacune de ces déclarations au sérieux, une conclusion s’imposerait d’elle-même : toutes les académies et écoles militaires d’Occident devraient déjà proposer des cours intensifs dans une toute nouvelle discipline intitulée : « Le génie militaire ukrainien et son triomphe éclatant ». Or, jusqu’à nouvel ordre, on n’observe rien de tel.
Les leçons tirées de la guerre en Ukraine sont en réalité intégrées dans plusieurs programmes de formation militaire. L’OTAN, en partenariat avec l’Université de défense nationale d’Ukraine, a par exemple développé un cours de 25 leçons (RUSSIAN WAR AGAINST UKRAINE LESSONS LEARNED), fondé sur l’expérience de terrain ukrainienne, pour être utilisé dans l’enseignement militaire professionnel (PME).
Et même, on observe plutôt l’inverse : il y a quelques jours, le ForeignComment combat la Russie. Dès l’avant-propos, ses auteurs annoncent : « Les pages qui suivent décrivent en détail les importantes leçons que les militaires américains tirent des opérations de la Russie, au moment où son invasion massive en Ukraine approche de sa quatrième année. »
C’est bien à partir de notre expérience acquise sur le champ de bataille que ce manuel enseigne aux officiers américains, sur plusieurs centaines de pages, comment on mène efficacement une guerre moderne. L’expérience de terrain de l’armée russe y est effectivement analysée en profondeur : on y décrit entre autres la tactique redoutable du « triple étranglement » pour l’assaut des villes fortifiées, l’organisation de « réseaux de feu » combinant missiles balistiques, bombes guidées, artillerie et drones, le passage d’une défense anti-aérienne multi-couches à un modèle « matriciel », la tactique « frappe-conquête » qui permet d’isoler rapidement des quartiers entiers, l’introduction de la « logistique hybride », la réduction au minimum de l’intervalle « détection-frappe », ou encore l’organisation d’une « zone de reconnaissance absolue » s’étendant jusqu’à 120 kilomètres en profondeur. La conclusion est sans appel : « L’armée russe est une structure qui réfléchit et apprend, dont les points faibles sont compensés par une adaptation rapide ».
Si les conclusions de ce rapport How Russia Fights : A Compendium of Troika Observations on Russia’s Special Military Operations soulignent effectivement la capacité d’adaptation de l’armée russe, elles n’ignorent en aucune manière ses graves difficultés au niveau de la discipline, de la préparation militaire, de la coordination et de la chaîne de commandement, de la prévision tactique ou encore de l’entretien des véhicules. Elles insistent surtout sur la corruption généralisée qui affecte gravement toutes les dimensions des opérations russes en Ukraine.
Il est difficile d’imaginer que les principaux stratèges de l’armée américaine s’adonneraient à une forme de sabotage délibéré en formant les futurs cadres des Forces armées des États-Unis d’après le modèle de « la pire armée », alors qu’ils pourraient s’inspirer de « la meilleure ».
Il va de soi que les forces américaines étudient l’armée russe comme un adversaire potentiel, contrairement à l’armée ukrainienne, et qu’elles consacrent des formations spécifiques à cette fin.
Le fait est que tous ces panégyriques béats adressés aux Forces armées ukrainiennes ne sont qu’un os rongé, jeté à des indigènes reconnaissants par leurs maîtres blancs. La chose est à peine croyable, mais le stratagème fonctionne : de nombreux Ukrainiens sont prêts à mourir simplement parce que les Américains et les Européens les ont qualifiés de « meilleure armée du monde ». Dans les faits, leur seule utilité est de faire office de rats de laboratoire, envoyés à la mort les uns après les autres dans une logique purement expérimentale.
Dès 2023, le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, déclarait avec une poker face impeccable : « L’Ukraine est devenue un laboratoire militaire. » Il ajoutait aussitôt : « Il serait parfaitement stupide d’ignorer cette expérience de terrain et de ne pas intégrer ses acquis dans nos propres forces armées. »
Ici, l’article écourte la citation originale de manière malveillante, en supprimant l’adverbe « tragiquement » (tragically).
Dans une interview, la rédactrice en chef de The Economist, Zanny Minton-Beddoes s’est montrée plus explicite encore : « Aider l’Ukraine, la soutenir financièrement, est pour les États-Unis le moyen le moins coûteux de renforcer leur sécurité. Ce sont les Ukrainiens qui se battent ; ce sont eux qui meurent ».
La rédactrice en chef de The Economist l’a en effet affirmé en février 2024 sur The Daily Show. Il ne s’agit pas d’une négation de la souffrance ukrainienne, mais d’une justification rationnelle de l’aide occidentale, compatible avec un soutien sincère.
Le sénateur américain Roger Wicker — considéré comme l’un des républicains les plus vocaux contre la menace russe — a confirmé que « les Ukrainiens étaient prêts à se battre pour nous jusqu’au dernier, tant que l’Occident les approvisionne. C’est un deal très avantageux ».
Il est vrai que le sénateur Wicker a souligné à l’AP le 14 février 2023 que les Ukrainiens étaient prêts à se battre tant que l’Occident continuait de les armer. Cependant, il n’a jamais parlé d’un « deal » cynique qui irait « jusqu’au dernier » Ukrainien, l’auteur déformant de nouveau la citation qui visait à montrer l’intérêt pour les États-Unis du soutien ukrainien : « Il s’agit d’une contribution relativement modeste que nous apportons sans qu’on nous demande de risquer notre vie… Les Ukrainiens sont prêts à se battre pour nous si l’Occident leur fournit les moyens nécessaires. C’est une très bonne affaire. Ce que nous avons fait, c’est mettre en évidence le point faible de la Russie, qui est très vulnérable, et nous avons réduit le risque que l’un de nos alliés de l’OTAN soit attaqué. »
Quant à son collègue, le sénateur russophobe Lindsey Graham a eu l’honnêteté de dire tout haut ce que les meilleurs amis des Ukrainiens pensent d’eux : « J’apprécie la formule que nous avons choisie. Tant que nous fournissons à l’Ukraine les armes et le soutien économique nécessaires, ils se battront jusqu’au dernier ».
À propos de Lindsey Graham, l’article original indique en note : « inscrit sur la liste des terroristes et extrémistes », registre tenu par les autorités russes.
Paradoxalement, les Ukrainiens eux-mêmes semblent se réjouir du rôle qu’on leur fait jouer. L’ancien ministre ukrainien de la Défense Oleksii Reznikov, tout comme l’actuel ministre Denys Chmyhal, ont indiqué à plusieurs reprises que « l’industrie mondiale de l’armement ne pouvait rêver meilleur terrain d’essai », ouvert à tous les fabricants occidentaux.
Tout le monde a eu amplement le temps d’ouvrir les yeux. Il n’est plus question pour nous de convaincre ou d’exhorter qui que ce soit. Si certains sont prêts à mourir délibérément, et même avec enthousiasme, au seul profit de leurs maîtres, c’est leur choix. Le seul problème, c’est que les cadavres n’ont que faire des culottes en dentelle.
Cette conclusion énigmatique fait référence à une pancarte brandie pendant Maïdan par une jeune fille de Kyïv, où on lisait : « Je suis une fille ! Je ne veux pas entrer dans l’Union douanière ! Je veux des culottes en dentelle et l’UE ! ». En 2013, une rumeur avait en effet affirmé que les normes commerciales de l’Union douanière dirigée par la Russie (alors considérée comme une alternative sérieuse à l’Union européenne par une partie significative de la population ukrainienne) priveraient les femmes de cet espace douanier de sous-vêtements en dentelle. Ce slogan à vocation humoristique est resté, dans les médias pro-Kremlin, un symbole durable de l’esprit matérialiste et superficiel qui aurait supposément animé la population ukrainienne au moment de Maïdan.
Si l’industrie russe est en mesure de produire chaque année plus d’obus d’artillerie, de missiles et de drones que les membres de l’OTAN, l’Alliance atlantique dispose de capacités de production supérieures à celles de Moscou dans plusieurs domaines, notamment en matière d’artillerie et d’avions de chasse.
En près de trois ans et demi de guerre à haute intensité, la Russie a perdu en Ukraine la moitié de ses chars d’assaut, de ses véhicules de combat d’infanterie, de ses véhicules blindés de transport de troupes ainsi que de son artillerie. Malgré ces pertes élevées, l’armée russe continue de progresser grâce à une industrie désormais quasi-exclusivement tournée vers la défense et les besoins de l’armée.
La Russie est largement assistée par la Corée du Nord, qui a fourni l’an dernier à Moscou plus de la moitié (52 %) des explosifs importés de l’étranger puis transportés vers ses arsenaux.
La Chine joue également un rôle clef dans les chaînes d’approvisionnement de l’industrie russe, notamment en fournissant des composants essentiels à l’assemblage de drones 1.
Malgré des dépenses de défense 2,5 fois plus élevées pour les pays européens que la Russie — 370 milliards de dollars l’an dernier contre moins de 150 pour Moscou —, le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte a déclaré lors d’un entretien début juillet que la Russie « produit désormais trois fois plus de munitions en trois mois que l’ensemble de l’OTAN en un an » 2.
Si Moscou reconstitue ses forces de manière à pouvoir potentiellement ouvrir un nouveau front contre l’OTAN d’ici la fin de la décennie, selon les services de renseignement occidentaux, l’Alliance atlantique dispose de capacités de production supérieures à celles de Moscou dans certains domaines.
Selon un rapport de Conflict Intelligence Team réalisé avec Radio Free Europe/Radio Liberty, l’industrie russe serait en mesure de produire deux fois plus d’obus d’artillerie par an que les pays de l’OTAN — environ 4 millions contre 2 3.
Avec une production annuelle d’artillerie estimée à près de 300 systèmes par an, dont près de la moitié en France avec les canons Caesar, les capacités de l’OTAN seraient trois fois supérieures à celles de l’industrie russe.
Si l’OTAN produit plus d’avions de chasse que la Russie (de 230 à 320 par an contre une cinquantaine pour Moscou), ses capacités en matière de drones, de missiles et de chars d’assaut sont néanmoins inférieures.
La plupart des équipements utilisés par l’armée russe en Ukraine ont été produits à l’époque de l’Union soviétique.
Ainsi, une part importante de ces systèmes sont réparés, remis à neuf ou sortis d’entrepôts. Seulement une faible part, notamment des missiles, drones et d’autres équipements spécifiques, sont de conception récente.
Comme le soulignaient Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff dans une étude parue dans nos pages en mars, une fois ces stocks épuisés, la production russe se poursuivra, quoique à un rythme réduit.
En portant leurs dépenses de défense à 5 % du PIB d’ici 2035, les alliés de l’OTAN devraient considérablement accroître leurs capacités de production au cours de la prochaine décennie. Si la Russie dédie une part toujours plus importante de son budget à sa défense, ses capacités à financer son armée sont également contraintes par une marge de manœuvre fiscale toujours plus réduite.
Selon l’Institute for Emerging Economies (BOFIT) de la Banque de Finlande, au moins 40 % de la croissance économique russe en 2024 était directement lié à la production d’armes et d’équipements militaires.
En juin, le Parlement russe a adopté une révision à la baisse du budget fédéral pour l’année 2025 en raison de l’anticipation d’une diminution de 24 % des ventes d’hydrocarbures — qui représentaient près d’un tiers (30 %) des recettes fédérales russes en janvier-février.
Que s'est-il vraiment joué la semaine dernière à Turnberry entre Ursula von der Leyen et Donald Trump ?
Selon Pascal Lamy, la soumission européenne pourrait avoir des effets profonds, différents des considérations tactiques et économiques mises en avant jusqu'à présent.
« La principale menace pour le monde — et donc pour nous — est de nature politique.
Disons clairement les choses : pour nous, Européens, Trump pourrait représenter une menace d'une gravité comparable à celle de la guerre déclenchée par Poutine en 2022. »
Pour accompagner le lancement de la nouvelle édition de l’Observatoire de la guerre commerciale, nous publions cette analyse de Pascal Lamy de l’accord annoncé le 27 juillet par la présidente de la Commission européenne et Donald Trump. Pour soutenir le travail d’une rédaction indépendante et recevoir l’intégralité de nos publications sur votre adresse mail, vous pouvez vous abonner
Le cœur de la critique porte sur l’asymétrie d’un « deal » qui semble bien peu transactionnel : 15 % de droits de douane sur les biens européens, contre 0 % sur les biens américains, avec quelques exceptions de part et d’autre, le tout agrémenté d’engagements européens d’achats et d’investissements aux États-Unis. On reproche à l’Union d’avoir cédé, par faiblesse et sans combattre, au rapport de force établi par la menace américaine de tarifs bien plus élevés.
À ce stade, le cœur de l’argumentation de la Commission repose sur deux points essentiels. D’une part, la négociation a permis d’éviter une guerre commerciale transatlantique aux conséquences économiques fortement perturbatrices, que personne ne souhaitait, ni les États membres, divisés sur les contre-mesures à adopter, ni les milieux d’affaires dans leur ensemble.
Ensuite, dans le contexte géostratégique incertain de la guerre en Ukraine, la priorité de l’Union doit rester d’éviter un désengagement américain dont les conséquences seraient plus catastrophiques qu’une perte de marchés aux États-Unis ou une moindre croissance en Europe.
Les failles d’une négociation
Au vu des éléments actuellement disponibles concernant le contenu de l’accord, porter une appréciation revient donc non pas à revenir sur les raisons d’éviter l’escalade, ce qui peut se comprendre, même si d’autres choix tactiques étaient également envisageables, mais à répondre à la question de savoir si le prix à payer pour cette reculade est justifié sur les plans économique et politique.
On peut en douter pour plusieurs raisons.
Premièrement, il est difficile d’estimer ce prix, qui pourrait se révéler plus élevé que prévu, car plusieurs chapitres ainsi que la plupart des rabais mentionnés restent à négocier. Il n’existe d’ailleurs pas de texte de l’accord, mais des présentations de chaque côté dont les différences commencent à apparaître. Dans ces conditions, parler d’accord est aller bien vite en besogne. Il reste encore beaucoup à négocier.
L’incertitude porte également sur le flou juridique entourant la forme que prendra l’accord, quand et s’il y en a un, pour entrer en application du côté européen. Quelles seront les bases juridiques utilisées pour prendre les décisions nécessaires ? Qu’en est-il de l’implication formelle, ou non, du Conseil et du Parlement ?
C’est une question substantielle. Il en va de la démocratie européenne, de la nécessité pour chacun de prendre position ouvertement, de sortir des postures hypocrites favorisées par l’obscurité du processus de négociation ou par les critiques faciles adressées à la Commission, alors qu’il s’agit d’une responsabilité collective.
Ensuite, les engagements européens d’achats américains paraissent disproportionnés par rapport à la réalité de l’offre et de la demande en matière d’énergie et qui plus est, difficilement compatibles avec la décarbonation européenne.
Dans tous les cas, y compris pour les investissements promis par l’Europe, les décisions ne relèvent pas de la compétence de la Commission. D’où de probables difficultés d’interprétation ou de mise en œuvre pour lesquelles les États-Unis garderont la main, face à un partenaire dont la position tactique est pour le moment affaiblie.
Les autres contentieux transatlantiques, actuels ou à venir, ne sont aucunement « stabilisés », pour reprendre l’expression de la Commission. Ils risquent d’interférer rapidement avec les questions commerciales, comme dans le cas de la régulation des secteurs financier ou numérique, voire de l’ajustement carbone à la frontière.
« It’s not the economy, stupid »
Ces considérations ne doivent toutefois pas nous faire perdre de vue un point encore plus important. Le prix à payer est davantage politique qu’économique.
Les forces politiques eurosceptiques n’ont pas manqué l’occasion de railler ce résultat, présenté comme le contraire de la maxime selon laquelle l’union des Européens fait leur force. Elles feront également valoir que le Royaume-Uni a été mieux traité, même si cet argument n’est pas très convaincant, ce pays étant en déficit commercial avec les États-Unis.
Il est vrai que l’Union non seulement accepte sa position de faiblesse, mais qu’elle avalise également, par la même occasion, le retour du protectionnisme, ainsi que l’usage de la coercition par les États-Unis, ce qui est plus grave encore pour l’avenir. Elle entérine également le raisonnement trumpien selon lequel le déséquilibre commercial transatlantique sur les biens — sans mentionner le surplus américain sur les services — serait une question douanière qui pourrait être corrigée par la violation des règles de l’OMC par les deux parties.
Or, si les flux d’échanges s’adapteront à ce qui peut s’assimiler à des changements de prix relatifs provoqués par des tarifs ou des mouvements de change, il n’en va pas de même pour les effets négatifs qui risquent de peser longtemps sur la réputation et la crédibilité de l’Union, déjà mises à mal par le renoncement de la Commission à bâtir une coalition internationale suffisamment puissante pour dissuader Donald Trump et sortir du face-à-face bilatéral. La Chine et la Russie seront tentés d’en tirer leurs propres conclusions.
Comprendre la vraie nature de la menace trumpiste
Ce renoncement pourrait avoir un effet encore plus profond.
Disons clairement les choses : pour nous, Européens, Trump pourrait représenter une menace d’une gravité comparable à celle de la guerre déclenchée par Poutine en 2022.
Cela peut sembler impensable, mais avec Trump, ce sont la démocratie et les libertés politiques en Amérique et dans le monde qui sont menacées. Pour l’Europe, la première ligne de front se trouve évidemment là, comme en Ukraine — et c’est là sa véritable raison d’être.
La principale menace pour le monde — et donc pour nous — est de nature politique.
Si Trump et ses alliés parvenaient à corrompre la démocratie américaine, combien de véritables démocraties subsisteraient encore dans le monde ? Que resterait-il des principes de liberté et d’égalité hérités des Lumières si l’illibéralisme venait à prévaloir en Europe avec le soutien américain ? Nous n’en sommes certes pas encore là, mais la vigilance est de mise.
Pour embrasser, enfin, toute la mesure de ce qui est vraiment en cause, il faut prendre le grand-angle, et rapprocher les 15 % de tarifs de Turnberry de l’engagement pris par les Européens lors du dernier sommet de l’OTAN à La Haye, fin juin, de consacrer 5 % de leur PIB à la défense. Ces deux épisodes auront consisté, pour l’Union, à céder aux injonctions du président américain, au prix de concessions majeures, d’ambiguïtés et d’imprécisions imposées par son style et sa précipitation, et qui seront donc lourdes de différends à venir.
Au nom de la préservation d’une coopération transatlantique dont l’Union ne saurait se passer sans exposer ses populations à des dangers systémiques, elle attend en contrepartie un soutien stratégique durable de la part des États-Unis. Or, ce soutien n’est en aucune manière garanti, ni par les paroles ni par les actes de l’administration Trump. C’est là que réside l’asymétrie la plus préoccupante.
On pourra répondre que telle est la réalité géopolitique, et plus précisément géostratégique, de nos jours, et que l’Union n’a d’autre choix que de faire le dos rond face aux assauts de Trump.
Pour sortir de cette impasse et prendre le chemin tant espéré de l’autonomie stratégique, c’est-à-dire de la souveraineté, il faut accélérer fortement l’intégration économique et politique des Européens.
La feuille de route est désormais claire : il faut remédier à notre faiblesse économique et retrouver notre compétitivité, comme le proposent Mario Draghi et Enrico Letta ; augmenter nos capacités de défense ; consolider l’État de droit et interdire les retours en arrière ; reconquérir notre place à la frontière des technologies de demain ; diversifier nos relations commerciales avec les pays émergents.
L’épisode de Turnberry peut-il encore convaincre les Européens qu’il nous faut davantage d’ambition collective, de volonté politique et de cohésion pour y parvenir, et que le moment est venu de presser le pas, y compris face aux rebondissements à venir dans nos relations avec les États-Unis ?
« La survie ou le déclin », disait Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, dont nous venons de célébrer le centième anniversaire de la naissance. Cette formule avait été jugée pessimiste à l’époque.
Nous y sommes.
Crédits
Ce texte est une version augmentée d’un document publié par les Instituts Delors de Paris, Berlin et Bruxelles.
Hier, jeudi 31 juillet, le Parlement du Salvador a adopté une réforme constitutionnelle abolissant la limite du nombre de mandats présidentiels, permettant ainsi à Nayib Bukele, élu pour la première fois en 2019 et autoproclamé « le dictateur le plus cool du monde », de se représenter indéfiniment.
Le régime salvadorien, savamment orchestré par Nayib Bukele depuis 2019, s’est davantage renforcé hier, jeudi 31 juillet.
Avec l’approbation par le Parlement — contrôlé par le parti du président, Nuevas Ideas —, de l’abolition de la limitation du nombre de mandats présidentiels, et de l’extension du mandat présidentiel de cinq à six ans, le Salvador entre ainsi dans une nouvelle ère autoritaire, rappelant ses heures les plus sombres. Bukele rejoint le club des autocrates à vie, aux côtés de personnalités telles que Daniel Ortega, Nicolás Maduro, Vladimir Poutine ou le plus jeune représentant de la dynastie Kim.
Cette transition vers une monarchie sans couronne n’aura nécessité que quelques heures : le temps pour un député loyaliste de faire inscrire une réforme constitutionnelle en urgence à l’ordre du jour, puis de la faire adopter par l’Assemblée dans un enthousiasme feint, sous des applaudissements cyniques.
Ce basculement autoritaire est le fruit d’un long processus marqué par une érosion progressive de l’État de droit, une mainmise sur les institutions, une réduction des libertés fondamentales et une remise en cause systématique de l’indépendance des pouvoirs.
En 1983, alors que le pays était en proie à une guerre civile, le Salvador s’était doté d’une Constitution consacrant la séparation des pouvoirs.
L’espoir démocratique avait été renforcé par les accords de paix de 1992 qui avaient mis fin au conflit armé.
L’armée avait alors été cantonnée dans ses casernes, une police civile avait été mise en place et l’arène politique devait désormais trancher les différends non plus par la répression, l’exil ou l’assassinat politique, mais par le débat.
Ces promesses ne se sont jamais réalisées.
Corruption endémique, inégalités persistantes, criminalité, impuissance des élites politiques : le désenchantement a poussé une grande partie de l’électorat à se tourner vers des solutions « simples », quitte à accorder tous les pouvoirs à un seul homme, dans l’espoir, presque religieux, qu’il ne les détournera pas.
Telle est la mission que Nayib Bukele estime avoir reçue : concentrer tous les leviers de pouvoir pour remodeler le pays à son image.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2019, forte d’un appareil de propagande sans égal et d’un soutien populaire massif, sa majorité parlementaire a rapidement démantelé les contre-pouvoirs.
Le 1er mai 2021, premier jour de la nouvelle législature, à la suite des élections qui ont vu le parti de Bukele remporter 56 sièges sur 84, ce qui lui confère un contrôle absolu au sein du parlement et le pouvoir, par exemple, de choisir le prochain président de la Cour suprême de justice et d’approuver unilatéralement les trois prochains budgets du pays.
Ce résultat réaffirme la fin du bipartisme dans le pays. Dans la foulée, les députés ont destitué les magistrats de la Cour constitutionnelle qui s’étaient opposés au président, ainsi que le procureur général chargé d’enquêter sur la corruption au sein du gouvernement.
Quelques mois plus tard, en septembre 2021, ces juges nommés par le pouvoir valident la réélection présidentielle — pourtant explicitement interdite à six reprises dans le texte même de la Constitution.
Celle-ci prévoit même des sanctions contre quiconque la proposerait (article 75), et appelle à l’insurrection si un président venait à se faire réélire (article 88).
Avec l’armée et la police à son service, plus personne n’a osé s’opposer à l’inscription de Nayib Bukele comme candidat.
Le 4 février 2024, il annonce sa victoire peu de temps après la fin du scrutin.
Le 1er juin 2024, lors de la cérémonie d’investiture, depuis le balcon présidentiel, il demande au cours de son allocution aux Salvadoriens de faire allégeance à son nouveau mandat présidentiel.
Le vote d’hier ne fait que consolider son pouvoir : le Salvador n’a pas changé le 31 juillet, mais Bukele a ôté le masque.
« Aller à Venise, c'est cultiver une sorte de mélancolie, qui est associée intimement à l’histoire que l’on a devant soi, face à ce bouleversement complet qui ne peut pas faire machine arrière — mais même cette mélancolie n'est pas nouvelle. »
Depuis leur arrivée sur la lagune, les historiens Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan n'en sont jamais vraiment partis. Elle a intégré leurs vies, leurs réflexions, leurs travaux.
Mais la ville, avec le temps, a changé.
Ils nous racontent comment la fragile Venise reste, même aujourd'hui — hésitant entre sa mélancolie et sa « marque » — fidèle à son histoire.
Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.
Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.
À quand remonte votre première rencontre avec Venise ?
Élisabeth Crouzet-Pavan
J’avais, je crois, 13 ou 14 ans.
Il me semble que ma première rencontre avec la ville a été avant tout un premier rapport à l’eau, ce qui a été déterminant pour la suite de mon rapport à la lagune et, plus généralement, à l’espace vénitien.
Un lieu où l’on arrive par l’eau, donc.
Oui. Des cousins éloignés, que je connaissais à peine, étaient venus me chercher à l’aéroport de Venise, dans une barque traditionnelle vénitienne, une sanpierota — ce qui serait très difficile aujourd’hui vu le trafic tumultueux de taxis dans le canal qui mène à l’aéroport — et m’avaient conduite jusqu’à la place Saint-Marc.
Ma première rencontre avec Venise a donc été aquatique, au ras de l’eau, dans une barque vénitienne.
Il me semble alors avoir immédiatement pris conscience du lien fondamental entre la ville et les eaux qui l’entourent.
Pour moi, dans mes travaux comme dans mes itinéraires, la lagune compte autant que la ville. Cette première expérience a été d’autant plus marquante qu’elle a été ensuite prolongée par bien d’autres parcours.
L’espace lagunaire est devenu très rapidement un territoire familier — ce qui est loin d’être donné à la plupart de ceux qui voient Venise pour la première fois.
Cette première rencontre est donc davantage marquée par la dimension lagunaire de la ville que par son paysage urbain ?
Mon arrivée à Venise s’est fait selon ce que les textes vénitiens de la fin du Moyen Âge recommandaient au bénéfice de la mise en scène de leur ville : par la place Saint-Marc, et en voyant cet espace, depuis l’eau, à travers les deux colonnes dressées pour délimiter, à la frontière de la terre et du canal, un seuil symbolique.
Élisabeth m’avait guidé — mal réveillé — à travers une multitude de calli, jusqu’à une pension qui incarne, dans mon souvenir, la Venise aujourd’hui disparue : une pension très modeste, où les chambres étaient faites de grands lits avec d’énormes oreillers
Denis Crouzet
Denis Crouzet, votre découverte de Venise est plus tardive, n’est-ce pas ?
Denis Crouzet
Je devais avoir 27 ou 28 ans.
Auparavant, nous étions souvent partis — ma famille et moi — en Italie à bord de notre Peugeot 403 ou 404. Toutefois, mais ma mère avait décidé que Venise était un lieu où il ne fallait pas aller en famille.
Pourquoi ?
Il fallait y aller mariés comme elle et mon père jadis…
Nous y allâmes donc avant notre mariage.
Je me souviens avoir débarqué du Simplon Express, le train de nuit qui reliait alors Paris à Belgrade et qui permettait, quand il était à l’heure, d’arriver à Venise un peu avant 8 heures.
Élisabeth m’avait guidé — mal réveillé — à travers une multitude de calli, jusqu’à une pension qui incarne, dans mon souvenir, la Venise aujourd’hui disparue : une pension très modeste, où les chambres étaient faites de grands lits avec d’énormes oreillers qu’on n’aurait plus l’idée de proposer à des touristes…
Élisabeth Crouzet-Pavan
…et beaucoup de poussière.
Denis Crouzet
En effet. Il ne fallait pas trop regarder sous les lits. D’ailleurs, je ne me souviens pas s’il y avait la douche dans la chambre ou si elle était à l’étage.
C’est un monde qui n’existe plus maintenant, un lieu où aucun touriste n’irait : même les AirBnB de basse catégorie prétendent à plus. Mais c’était très sympathique.
Élisabeth Crouzet-Pavan
C’était surtout très près de l’Archivio di Stato et beaucoup de chercheurs habitués à y travailler y logeaient, pendant des semaines. Évidemment, il fallait que les tarifs soient très bas pour que des jeunes docenti puissent y séjourner pendant de longues durées. Aujourd’hui, on chercherait en vain l’équivalent.
Venise est une ville où l’on se perd et où il faut se perdre.
Denis Crouzet
Quel était le nom de ce lieu ?
Denis Crouzet
Il s’agissait de la pension De Stefani, près de San Barnabà, calle del Traghetto, qui est aujourd’hui devenue un hôtel « tre stelle ».
Je crois qu’une partie de ma nostalgie de Venise — depuis, monstruosisée, par l’hyper-tourisme — vient aussi de ce que j’ai tout de suite connu près de là une trattoria populaire, la Trattoria Dona Onesta où l’on servait d’énormes plats de fegato alla veneziana et autres choses délicieuses.
Élisabeth Crouzet-Pavan
Elle existe toujours. Sur le Ponte de la Dona Onesta ; mais le style a changé.
Aujourd’hui, comment se perdre avec un téléphone ? On en vient à manquer le decorum urbain et l’on ne voit rien des scènes bibliques sculptées sur les porches.
Denis Crouzet
Vous avez l’air nostalgiques.
Denis Crouzet
Je me rends compte que j’ai tout de suite connu et apprécié Venise pour ce qu’elle n’est plus et ne sera jamais plus.
Est-ce que la Venise que vous découvriez à 27 ou 28 ans correspondait à l’idée que vous vous en étiez faite ?
Je ne m’attendais à rien. Dans cette perspective, j’ai toujours déambulé dans Venise dans le flou, et je ne m’y oriente toujours pas.
Venise est une ville où l’on se perd et où il faut se perdre.
Aujourd’hui, comment se perdre avec un téléphone que l’on regarde en permanence et qui vous dicte où aller pour arriver au plus vite et au plus sûr là où on souhaite se rendre ? On en vient à manquer le decorum urbain et l’on ne voit rien des scènes bibliques sculptées sur les porches.
La vision de la ville qui demeure en moi est celle d’une Venise encore enchantée dans laquelle on allait en devant repartir en arrière pour tenter de retrouver son chemin.
Élisabeth Crouzet-Pavan
À mon sens, les téléphones sont l’un des problèmes principaux de la Venise d’aujourd’hui. Pendant longtemps — comme un certain nombre d’habitués de Venise continuent à le répéter— certains quartiers de la ville demeuraient relativement épargnés du tourisme.
Il n’y en a plus aucun depuis que les applications permettent à tout le monde de circuler partout.
Ces applications le permettent d’autant plus qu’elles sont indispensables : il suffit de voir la carte des AirBnB, pour mesurer à quel point elle coïncide avec celle de la ville. Il n’y a pas un endroit dans Venise — même dans les périphéries les plus excentrées — où il n’y ait pas un certain nombre de ces logements touristiques, identifiables grâce aux boîtes à clefs.
Bien que la circulation se concentre toujours dans les lieux centraux, les touristes ont envahi l’ensemble du périmètre urbain, sans pour autant chercher à « apprendre » la ville.
Où iriez-vous faire une passeggiata ?
Il y a, autour de San Francesco della Vigna, une sorte de micro quartier relativement protégé, mais qui change aussi rapidement.
Il faut aller de plus en plus loin pour trouver des lieux où habitent encore les vénitiens : via Garibaldi, Sant’Alvise ou San Pietro di Castello. Ce sont toutefois des lieux qui se situent à la périphérie de Venise et qui — dans le cas de via Garibaldi —, n’appartenaient d’ailleurs pas à la Venise historique. Ces zones, tout comme l’extrémité nord-occidentale de Venise, autour du rio di Cannaregio, étaient encore il y a 20 ou 30 ans des « lieux incommodes et extrêmes », pour reprendre un terme qu’employaient les vénitiens au XVe siècle pour nommer ces marges urbaines.
Aujourd’hui, le rio di Cannareggio est jalonné de bars, de trattorie, de terrasses où l’on boit et l’on mange jour et nuit.
Les lieux encore préservés du tourisme me paraissent de moins en moins nombreux et toujours plus excentrés.
Dans vos livres sur l’histoire de la ville, vous écrivez que Venise est une invention, une construction permanente, inlassable, presque absurde. Vous semblez pourtant décrire actuellement une dynamique irréversible.
La muséification a aujourd’hui rejoint un point extrême. Je ne suis d’ailleurs même pas sûre qu’il soit pertinent de parler de muséification, dans la mesure où la plus grande partie des touristes qui visitent Venise ne voient pas la ville et en ignorent les monuments et les musées : ils s’y promènent comme on se promène dans un parc d’attractions.
La ville est devenue un décor dans lequel les touristes évoluent ; elle est une scène qui leur permet de jouer leur rôle de touristes.
Il suffit pour le comprendre d’observer — mais pas trop longtemps car le spectacle est finalement provocateur — les touristes qui envahissent Venise pour le carnaval.
Beaucoup des habitants préfèrent ignorer le carnaval, ou plutôt ce qu’il est devenu. Certains filent à la montagne durant ce qui est certainement, pour eux, une des semaines les plus éprouvantes de l’année. Des jours durant, déambulent en effet des non-Vénitiens, déguisés en faux XVIIIe siècle, pour certains portant des masques faits en Chine. Ils s’admirent les uns les autres, ils se prennent en photo, ils ne regardent qu’eux-mêmes, sans jamais contempler la beauté de Venise. Il s’opère à cette occasion une appropriation de la ville, encouragée depuis des années par le pouvoir politique local.
Venise, c’est un tourisme-éclair, un Blitz-tourisme !
Denis Crouzet
Denis Crouzet
Cette perte d’identité de Venise, dans laquelle les touristes, multipliant les selfies, se voient sans voir la ville, se traduit par une marginalisation des hauts-lieux : si vous passez devant le musée de l’Académie, qui est l’un des plus beaux musées du monde, vous constaterez que la fréquentation y est faible.
Élisabeth Crouzet-Pavan
Pendant le mariage Bezos, les journaux italiens ont présenté comme une nouvelle absolument extraordinaire le fait qu’un ou deux invités du mariage se soient rendus à l’Académie, mais uniquement pour voir l’Homme de Vitruve — pas les Carpaccio.
Denis Crouzet
L’une de mes grandes distractions — que j’ai cultivée avec Élisabeth — est de partir au hasard, jusqu’à me retrouver devant une église que j’ai déjà visitée, d’y pénétrer et d’y voir trois ou quatre tableaux extraordinaires de toutes les époques.
Si vous faites comme moi, vous serez surpris de constater qu’il n’y a personne pour vous accompagner. Vous jouissez d’une paix royale. Et, d’une église à l’autre, vous ferez la même observation.
Je lisais hier dans IlGazzettino — qui est un des deux journaux vénitiens — un article sur la durée moyenne du séjour des touristes à Venise. Et j’ai été navré de voir que les chinois — qui sont de plus en plus nombreux — ne restent en moyenne pas plus d’un jour et demi — en ce compris une excursion à Burano et une promenade obligée en gondole.
Ils ne restent donc pas à Venise plus de quelques heures.
C’est un tourisme-éclair, un Blitz-tourisme !
Élisabeth Crouzet-Pavan
La Mairie de Venise publie régulièrement des statistiques sur le tourisme qui sont une mine de renseignements tout à fait désolante. On y apprend par exemple qu’il y a 10 à 12 millions de touristes dans l’année. Quelques centaines de milliers vont au Palais Ducal ; beaucoup moins dans les différents musées. Ce sont des chiffres absolument ridicules si on les confronte la masse de touristes présents chaque jour quelques heures au moins dans la ville : autour de 100 000 soit le double de la population locale.
Paradoxalement, les traces d’un passé parfois très lointain sont pourtant bien présentes dans Venise, et ne sont pas atteintes par le sur-tourisme.
Comme souvent en Italie, les traces d’histoire sont visibles et facilement déchiffrables, mais le cas vénitien est particulièrement éclatant. Il faut aller jusqu’aux îlots urbains conquis et urbanisés au XXe siècle pour ne pas y voir un habitat datant du XVIe ou XVIIe siècle au moins. Il n’y a pratiquement rien de moderne dans Venise. L’essentiel du patrimoine architectural est celui que les visiteurs pouvaient découvrir à la fin du XVIIIe siècle.
On entre, marchant à travers les calli, très facilement en communication avec le passé : quand on marche dans Venise, on est dans le passé.
Quel rapport entretenez-vous avec les habitants ? Êtes-vous intégrés à la vie universitaire de Cà Foscari par exemple ?
Élisabeth Crouzet-Pavan
Aujourd’hui, la Cà Foscari est devenue une très grande université, bien qu’historiquement, durant la République de Venise, et depuis le XVe siècle et la conquête de la Terre Ferme, la seule université était celle de Padoue.
Pour autant, la greffe de la Cà Foscari sur la ville n’a pas si bien pris, notamment à cause des conséquences de l’hyper-tourisme. Il est pratiquement impossible pour les étudiants de trouver à se loger à un prix raisonnable et beaucoup doivent venir tous les jours de la Terre Ferme, où ils habitent. Venise, de ce fait, n’est pas une ville étudiante, contrairement à Padoue. L’université aurait pourtant pu représenter une voie alternative à la monoculture touristique…
En ce qui nous concerne, nous ne fréquentons que des Vénitiens et nous n’entendons, ou presque, que parler vénitien. Notre fille, Guillemette, du fait de vacances d’été vénitiennes, est capable de parler avec l’accent vénitien et connaît toutes les expressions « pesanti » du dialecte.
Je suis moi-même en partie vénitienne de par mon père. Pour nous, la seule façon de rester à Venise est de vivre avec les Vénitiens qui subsistent.
Denis Crouzet
J’ai quant à moi découvert Venise par ses habitants.
Racontez-nous.
Denis Crouzet
Lors de ma première visite à Venise, la famille vénitienne d’Élisabeth m’avait permis de prendre part à la fête du Rédempteur…
Élisabeth Crouzet-Pavan
Jusque dans les années 1970-1980, la fête avait encore un déroulé traditionnel : tout se passait sur l’eau. Depuis le canal de la Giudecca et le bassin de Saint-Marc, les barques allaient au Lido ou, dans une île plus ou moins proche, attendre l’aube dans la lagune. Le soleil levant était le signe de la résurrection de la ville après la peste. Ces rituels ont quasi disparu aujourd’hui et les Vénitiens sont peu à peu remplacés par les touristes venus assister à la fête sur l’eau.
Denis Crouzet
Je me souviens avoir pris place dans une grande barque dans laquelle nous étions sept ou huit. Dans une autre barque se trouvaient autant de personnes. À part moi, tout le monde parlait vénitien : c’était l’occasion pour eux de se retrouver ensemble et de préserver leur identité.
Les costauds ramaient.
Après avoir vu le feu d’artifice dans le bacino nous sommes allés jusqu’aux Vignole, une île de la lagune, pour attendre le lever de soleil en mangeant des plats traditionnels qui avaient été embarqués et en buvant des quantités astronomiques de vin — je n’étais pas encore formé à la capacité vénitienne d’absorption.
Je me souviens en particulier d’un grand rameur, nommé Bobo, qui avait apporté un gros radio-cassette et qui mettait de la musique à toute force au milieu de la nuit.
Quelqu’un lui avait fait une réflexion et la situation avait tourné à la semi-bagarre. Finalement le radiocassette a fini dans l’eau : Bobo avait déclaré que, puisqu’on ne voulait pas l’écouter, il ne voyait pas la peine de le garder.
Il l’avait lancé — et le soleil était arrivé synchroniquement. Il était 5 heures du matin et il nous fallut encore deux heures à coups de rames pour revenir à Venise. Aujourd’hui, ce serait évidemment impossible — à cause des bateaux à moteurs surpuissants qui causent des remous tels qu’il en devient impossible de circuler.
Une autre fois, toujours durant le petit matin, alors que nous abordions au Lido — où nous étions logés — sautant sur le ponton pour amarrer la sanpierota du cousin, un énorme zodiac passa et les vagues me firent tomber dans la lagune — particulièrement poisseuse en cet endroit.
En revenant, je me souviens qu’Élisabeth et sa cousine avaient dû me suivre à distance tant je sentais la vase. L’odeur était forte au point qu’on m’avait fait presqu’entièrement déshabiller !
Vous avez évoqué des plats typiques. Quel rapport entretenez-vous avec la gastronomie vénitienne ?
Élisabeth Crouzet-Pavan
Elle reste l’une des plus pauvres d’Italie. Elle peut parfois être intéressante, notamment par ces influences orientales et ses goûts doux-amers, qui sont présents dès la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance. Mais la ville s’appauvrissant, la cuisine s’est également appauvrie.
Erasme, au début du XVIe siècle, se plaint déjà amèrement de la cuisine vénitienne et parle de crabes qui lui étaient proposés et que l’on aurait pu pêcher dans des latrines, de fromages extrêmement durs…
Quand on marche dans Venise, on est dans le passé.
Élisabeth Crouzet-Pavan
Il reste tout de même quelques spécialités, comme les sardein saor, une préparation de sardines frites avec du vinaigre, des raisins secs et des oignons qui peut se conserver longtemps. L’on préparait aussi, le jour de la fête du Rédempteur, le canard de la lagune. Mais les canards ont disparu.
Denis Crouzet
Il y avait aussi les spaghetti alle vongole…
Élisabeth Crouzet-Pavan
…mais il n’y a plus — ou presque plus — de vongole parce que les crabes bleus les mangent ! Les bateaux spécialisés dans la pêche aux vongole sont désormais à l’arrêt à Chioggia…
Denis Crouzet
Quand on se lève tôt à Venise, on peut voir des livreurs apportant aux trattorie des grands cartons de poissons congelés qui viennent de Thaïlande ou d’Indonésie.
La pâtisserie reste locale, notamment le petit four, une sorte de long gâteau à la pâte d’amande — qui n’a rien de français malgré son nom.
Les touristes mangent des menus types dont les ingrédients viennent de très, très loin, bien souvent.
Il reste bien, quand même, l’habitude des cicchetti et du verre de vin sec à l’apéritif, non ?
Élisabeth Crouzet-Pavan
Oui, mais j’observe toutefois une certaine dérive des cicchetti, qui se « tapassisent ».
Les plus traditionnels disparaissent parce que les matières premières, comme les petits poulpes, les moscardini, se font rares.
Vous logez habituellement au Lido. Êtes-vous plus en contact avec une réalité moins marquée par l’hyper-tourisme que vous déplorez ?
Oui parce que le Lido est la plage de Venise — mais c’est une plage où il n’y a quasiment que des Vénitiens. Quelques touristes viennent parfois y prendre un bain ou s’y aventurent pour une promenade mais « l’île », comme l’appelle les locaux, reste un endroit préservé.
Le temps s’y est arrêté dans les années 1960 à peu près. Et c’est très agréable.
Denis Crouzet
L’hiver, c’est un monde congelé. Il n’y a personne ou presque dans les rues à partir de 6 heures du soir.
Élisabeth Crouzet Pavan
Oui, l’hiver, un petit monde enveloppé d’humidité, de brouillard… Rien à voir avec l’île de Burano, qui a été intégrée aux circuits touristiques à un certain moment, ce qui a entraîné sa transformation profonde : cette île de pêcheurs, comme d’autres micro-îles, connaît aujourd’hui une véritable submersion touristique avec un nombre toujours croissant de trattorie , alors qu’en face, à Torcello, il n’y a que très peu de monde.
Denis Crouzet
Torcello reste une isola préservée parce qu’il faut changer de vaporetto. Il n’y a pas obligatoirement de synchronisation entre les lignes, donc on rate souvent la correspondance.
Torcello reste le secret le mieux gardé de la lagune ?
Élisabeth Crouzet Pavan
Un secret tout de même un peu éventé !
Denis Crouzet
La Locanda Cipriani étant trop petite pour Jeff Bezos, il n’a pas pu venir à Torcello et aura certainement été regretté !
L’hiver, c’est un monde congelé. Il n’y a personne ou presque dans les rues à partir de 6 heures du soir.
Denis Crouzet
Au-delà de la lagune, avez-vous voyagé en Vénétie ?
Élisabeth Crouzet Pavan
Nous connaissons bien l’État de Terre Ferme — à la fois ses villes et ses villas.
Denis Crouzet
En voiture, c’est très agréable : on peut s’y perdre et arriver jusqu’à une église méconnue où personne ne va.
Élisabeth Crouzet Pavan
Soyons honnêtes : nos expéditions les plus fréquentes nous y conduisent surtout pour acheter du vin, vers les collines du prosecco, à Conegliano ou Valdobbiadene, ou vers le Frioul.
Denis Crouzet
Il est intéressant de constater là-bas comment la destruction de la Venise Ancienne est pilotée en réalité par les Vénitiens, non seulement de Venise, mais aussi de la Terre Ferme : il y a 30 ans, le prosecco était très peu diffusé en Vénétie même. Depuis, il a connu un succès mondial : la vigne est désormais plantée non plus seulement sur les collines sub-alpines mais dans un territoire toujours plus vaste…
Élisabeth Crouzet Pavan
…jusqu’à la mer.
Denis Crouzet
Oui, ce qui fait qu’en même temps la qualité a fortement baissé. Il vaut mieux éviter parfois les bouteilles de prosecco, voire les verres remplis souvent dans les bars avec une tireuse.
Élisabeth Crouzet Pavan
La mondialisation du spritz est en quelque sorte l’image la plus forte de ce qu’est aujourd’hui Venise.
Un article paru, toujours dans la presse locale, après le fameux mariage Bezos, nous a beaucoup marqués.
Malgré une série de protestations, l’opinion s’était plutôt ralliée à l’événement, grâce à la pluie d’argent tombée sur les hôtels, les restaurants et les taxis. La semaine suivant le mariage, un professeur d’économie en a vanté les mérites dans un des journaux locaux en expliquant que ce type de manifestations faisait monter en qualité la « marque Venise ». La marque Venise. Tout était dit : Venise est devenue une « marque ».
Comment fait-on pour voir Venise sans la marque ?
Denis Crouzet
Il faut se lever tôt.
Aux aurores, les touristes les plus aventureux sont encore à Piazzale Roma, occupés à chercher leur chemin.
À ce moment-là, Venise vous appartient, seule, silencieuse.
Élisabeth Crouzet Pavan
Paul Morand raconte dans Venises des histoires de brouillard où les gens tombaient dans les canaux tous les jours faute d’y voir clair… Mais il y en a de moins en moins de brouillard. Et puis, c’est Paul Morand…
Le matin, on n’entend que les livreurs qui crient « occhio », c’est-à-dire « œil, attention », parce qu’ils poussent leurs diables sur les ponts. C’est un moment particulier où le paysage vénitien est là, bien visible ; quant au paysage sonore, lui aussi, en quelque sorte, reste vénitien.
Venise est prise dans une forme de contradiction profonde. Tous ou presque se plaignent des excès du tourisme alors que les revenus de la ville proviennent du tourisme sans que des alternatives économiques ne soient vraiment cherchées.
Élisabeth Crouzet Pavan
Faut-il parfois sortir de Venise pour retrouver ces paysages ?
Denis Crouzet
En effet. Au Lido, il y a ce petit bourg — ce n’est même pas une vraie ville — qui s’appelle Malamocco. Il possède une église magnifique et garde encore quelque chose de ce moment où il n’y avait presque personne.
Ou bien Murano : là aussi, il y a quelques églises qui sont de véritables trésors. Mais les touristes, eux, sont accrochés aux vitrines, à regarder de la verrerie chinoise : des petits chiens ou des petits canards en verre, ou n’importe quelle babiole.
Il ne s’agit pas de dire que le tourisme est une catastrophe. Le pouvoir politique local, en réalité, est un pouvoir qui considère Venise comme une sorte de parc dans lequel les touristes doivent déambuler.
Élisabeth Crouzet Pavan
Venise est une ville fondamentalement schizophrène, aussi bien du côté des responsables politiques que des habitants eux-mêmes. D’un côté, on entend sans cesse un lamento collectif sur la déchéance de la ville. La faute en est imputée aux touristes : les touristes ne respectent pas la ville qui se vide de ses habitants, qui perd son âme, c’est la « povera Venezia », pauvre victime d’une modernité coupable.
Depuis la fin du XVIIIe siècle au moins, Venise est vécue comme une ville triste.
Élisabeth Crouzet Pavan
Mais, dans le même temps, les autorités politiques, et pas seulement la municipalité actuelle car le phénomène est plus ancien, ne cessent de multiplier les initiatives pour attirer toujours plus de visiteurs : on crée des événements, des festivals, tout pour faire venir toujours et sans répit plus de monde.
Et les habitants eux-mêmes ne sont pas en dehors de cette logique : beaucoup s’accommodent ou profitent du système. Dès qu’un appartement est disponible, on le met sur AirBnb, on cherche à rentrer dans le circuit de la rentabilité qui fait que la « venetianità » est toujours plus à vendre.
Venise est donc prise dans une forme de contradiction profonde. Tous ou presque se plaignent des excès du tourisme alors que les revenus de la ville proviennent du tourisme sans que des alternatives économiques ne soient vraiment cherchées.
L’UNESCO menace répétitivement de sanctionner Venise mais les menaces restent des menaces…
À vous entendre, on a l’impression qu’on recherche toujours à Venise quelque chose d’une beauté perdue…
Denis Crouzet
C’est vrai. Aller à Venise, c’est cultiver une sorte de mélancolie, qui est associée intimement à l’histoire que l’on a devant soi, face à ce bouleversement complet qui ne peut pas faire machine arrière.
Mais la mélancolie n’est pas nouvelle, elle faisait déjà partie de ceux qui venaient à Venise dans les années 1890-1900.
L’imaginaire de la mort est indissociable de l’image même de la vie à Venise.
Élisabeth Crouzet Pavan
Élisabeth Crouzet Pavan
Depuis la fin du XVIIIe siècle au moins, Venise est vécue comme une ville triste.
Venise renvoie-t-elle donc constamment à l’idée ou la représentation de sa propre finitude ?
Cette ville a toujours été hantée par le péril de sa mort, parce qu’elle était construite dans un site impropre à la vie et qui ne pouvait être maintenu que par des travaux incessants. Ce péril de mort hante vraiment, je crois, les consciences vénitiennes.
Même à l’époque de l’apogée économique de Venise, cette peur était présente.
On le voit très bien dans les registres du Sénat ou du Grand Conseil : sur un même folio, on trouve à la fois une décision sur le départ de galères vers Beyrouth ou Constantinople, témoignage de la richesse et de l’ampleur du commerce vénitien et, plus loin, un vote sur la nécessité d’engager immédiatement des travaux de recreusement sur le Grand Canal, parce que la ville était en péril de demeurer à sec et donc de périr car le commerce deviendrait impossible.
Denis Crouzet
Il y a une sorte de métamorphose de la figure de la mort.
Élisabeth Crouzet Pavan
La mort menace toujours Venise. Mais ce qui m’étonne et me fascine, c’est que Venise, condamnée à disparaître selon certaines projections concernant l’élévation du niveau des océans, ne serait certainement pas la seule ville en danger. Pourtant, c’est encore et toujours Venise qui cristallise l’angoisse.
L’imaginaire de la mort est indissociable de l’image même de la vie à Venise.
Elle en serait presque une fonction ?
Denis Crouzet
Voilà : on pourrait dire qu’on a besoin de Venise comme on a besoin de la fin du monde.
Mais aujourd’hui la mort de Venise — à la différence de ce qu’elle put être au temps de Thomas Mann — ne serait pas loin d’une mort collective volontaire…