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18.05.2025 à 11:37
Les chercheurs et leur évaluation : une histoire passionnelle
Texte intégral (2018 mots)

Si l'évaluation est au fondement du métier de chercheur, son institutionnalisation sous la forme d’une instance indépendante a transformé les pratiques de travail et soulevé nombre de critiques sur une tendance à la bureaucratisation de la recherche et un renforcement de la compétition entre laboratoires et universitaires. Quelques éclairages, alors que l’Assemblée nationale a voté, en avril dernier, la suppression du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCéres).
Depuis une vingtaine d’années, le monde scientifique a connu une série de réformes de ses modes de financement et d'évaluation. Ces transformations successives du pilotage de la recherche ont modifié les pratiques de travail des chercheurs, finissant par accroître la compétition qui existe entre eux et les inégalités entre universités et centres de recherche.
Le vote de l’Assemblée nationale, le 10 avril 2025 – visant à supprimer le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCéres), l’instance qui évalue l’ensemble des universités et des laboratoires de recherche en France – montre que les controverses sur les « bonnes pratiques » en matière de gouvernement de la recherche ne sont pas closes.
Voilà qui nous invite à questionner le modèle d’évaluation de la recherche instauré depuis le milieu des années 2000. Comment fonctionne-t-il, pourquoi a-t-il été mis en place et pourquoi est-il contesté ? Quels sont les effets de ces réformes sur les dynamiques scientifiques et, in fine, la production des savoirs dans notre société ?
L'évaluation de la recherche : une histoire ancienne, trois bouleversements
Rappelons que l’évaluation n’est pas une activité nouvelle dans le quotidien des chercheurs : elle est au contraire un pilier de la profession, garantissant la validité des connaissances produites et diffusées. En France par exemple, le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) qui évalue les individus et les équipes de recherche du CNRS.
Comme dans la majorité des pays, l’évaluation de la recherche est pratiquée « par les pairs », c’est-à-dire par d’autres membres de la profession scientifique qui fondent leurs avis sur leur compétence et leur expertise. Seuls les directeurs de laboratoires concernés avaient alors accès aux résultats de ces évaluations.
Un important tournant a lieu en 2007 : le gouvernement de Nicolas Sarkozy met en place l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (l'Aéres, remplacée en 2014 par le HCéres). Méconnue du grand public, cette agence a pourtant rapidement acquis une place centrale dans la vie des institutions de recherche en France. Elle est créée dans un contexte de défiance entre l’État et les professions intellectuelles, avec l’objectif explicite de révolutionner les pratiques d’expertise pour détecter les « meilleurs » centres de recherche… et sanctionner les autres.
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Les intentions réformatrices de l’Aéres, encensées par les uns, ont autant de revers pour les autres. Elle acte trois bouleversements centraux dans les pratiques de jugement.
Tout d’abord, les avis rédigés, mais aussi les notes obtenues à l’issue de l’évaluation, sont rendus publics et consultables en ligne. Ces pratiques d’évaluations quantifiées ne sont pas nouvelles : certains organismes et le ministère de la recherche attribuaient des notes aux laboratoires (de A+ pour la meilleure à C pour la plus basse), et calculaient un taux identifiant le pourcentage de chercheurs considérés comme ayant un volume de publications scientifiques satisfaisant. Mais jusqu’à la mise en place de l’Aéres, ils restaient confidentiels.
L’objectif d’une telle publicisation est de donner aux citoyens des gages concernant l’utilisation des crédits publics et de fournir aux autorités concernées des outils de pilotage de leur offre scientifique, en objectivant des hiérarchies académiques.
Le revers est l’important stigmate réputationnel qui touche les laboratoires mal notés et leurs membres, à l’issue d’une évaluation mettant en œuvre des critères qui ne font pas toujours l’objet d’un consensus dans la profession. Il est critiqué y compris par des chercheurs travaillant au sein de cette agence.
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La seconde transformation majeure réside dans l’important travail de mise en règle de l’évaluation. Une profusion de tableurs Excel et de « guidelines » calibre l’intégralité du processus évaluatif. Les promoteurs d’une telle régulation du jugement insistent sur sa fonction d’évitement des conflits et des proximités d’intérêt, assurant alors la probité du jugement rendu.
C’est alors la bureaucratisation accrue des pratiques professionnelles qui fait l’objet de critiques : la montée en puissance de ces procédures engendre, en plus de leur caractère chronophage, un sentiment de perte de sens du travail, en ce qu’elles éloignent la pratique évaluative d’un art de juger au profit d’une opération de remplissage d’indicateurs.
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Le dernier changement central réside, enfin, dans la standardisation du jugement. En centralisant l’évaluation de la recherche, cette agence et son successeur le HCéres harmonisent le processus d’évaluation tout comme les critères de jugement. Pour ses défenseurs, cette standardisation est, comme pour les bureaucraties du XIXᵉ siècle, le gage d’une équité dans le jugement. Ainsi, depuis la création de cette agence, tous les laboratoires de recherche sont expertisés selon le même protocole, incluant une visite sur site, permettant d’approfondir la connaissance des centres de recherche.
Les critères sont aussi identiques quel que soit le domaine disciplinaire, de sorte que l’ensemble du dispositif de recherche est évalué à la même aune. La critique porte alors sur le désajustement de certains critères d’évaluation vis-à-vis des conditions et des pratiques de travail dans certaines disciplines et sur certains territoires.
L’Aéres puis le HCéres n’actent pas la fin de l'évaluation par les pairs, mais marquent un tournant vers une évaluation collégiale sous surveillance, dont le contenu et la forme sont fortement encadrés. Ils entérinent la domination de certaines conceptions de la science sur d’autres, aboutissant à redéfinir ce qu’est la qualité scientifique et les pratiques de travail légitimes en recherche.
Des effets pluriels sur la définition de l’ « excellence » scientifique
La définition des critères et des processus d’évaluation n’est pas une simple opération technique : elle est aussi un geste normatif et politique établissant ce en quoi consiste la qualité académique.
Les critères affichés par l’agence, conçus initialement par des physiciens et des biologistes, sont adossés aux pratiques de publications les plus légitimes dans leur domaine, à savoir les publications d’articles dans des revues internationales à comité de lecture, au détriment par exemple des ouvrages collectifs. Si ces normes de qualité peuvent faire l’objet de résistances et d’appropriations distinctes, il n’en est pas moins qu’elles diffusent un modèle de production scientifique dominant.
Cependant, l’effet le plus original et inattendu de cette évaluation réside dans la diffusion d’une « culture de laboratoire » dans des disciplines où cet espace institutionnel n’était pas le plus structurant – comme en sciences humaines où les pratiques de recherche sont plus individuelles. Cet effet est lié à une singularité française : alors que dans d’autres pays, ce sont des départements d’enseignement et de recherche qui sont évalués, le fait que l’évaluation de la recherche s’adosse en France aux laboratoires a abouti à les ériger en véritables espaces de travail collectif, d’échanges et de collaborations scientifiques.
Les injonctions à « faire laboratoire », c’est-à-dire à réfléchir à la cohérence thématique et à l’identité collective du laboratoire, à l’intégration des différents personnels en son sein (personnels administratifs, doctorants et postdoctorants, etc.), ont contribué à structurer les centres de recherche sur tout le territoire français. Le modèle de l’enseignant-chercheur conduisant ses travaux de façon isolée, entièrement hors du laboratoire, semble révolu.
La refondation continue de l’évaluation : une nécessité
Depuis 2007, l’instance nationale d’évaluation de la recherche ne cesse d’être critiquée, destituée, puis de renaître de ses cendres. C’est aussi le signe que les critiques sont parfois entendues. Face aux controverses liées à la publication de notes et des taux de chercheurs « publiant », ces pratiques ont été abandonnées en 2013. L’injonction à déposer des brevets a été rendue caduque dans les disciplines les plus éloignées du marché.
Les critiques contre le HCéres invitent moins les chercheurs à rejeter en bloc toute forme d’évaluation qu’à participer activement à sa refondation: l’initiative « Agora Sciences Université Recherche », lancée en mai 2025, vise à construire des propositions de réformes sur la base d’une très large consultation de la communauté académique.
Au-delà de la question de la réappropriation par les professionnels de leurs dispositifs de gouvernement, il importe de penser les évaluations à partir de leurs conséquences. Dans le système français, des évaluations négatives ne donnent pas automatiquement lieu à des sanctions financières, ou à un alourdissement des charges pédagogiques des chercheurs, comme c’est le cas en Grande-Bretagne. Mais dans un contexte d’austérité budgétaire et d’attaques envers la science, le sort d’équipes mal jugées risque d’être préoccupant et d’entraver la dynamique globale de recherche.

Clémentine Gozlan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.05.2025 à 20:48
États-Unis : les bibliothèques dans la tourmente
Texte intégral (3127 mots)
Depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, les bibliothèques, partout aux États-Unis, sont directement prises pour cibles et bon nombre d’entre elles voient leurs budgets mis en péril par la suppression des subventions fédérales. Une attaque en règle conduite à la fois dans le cadre des coupes budgétaires massives, mises en œuvre par le DOGE d’Elon Musk, et au nom de la lutte contre les idées progressistes dont les bibliothèques et leurs responsables sont soupçonnés d’être les porteurs.
On connaît la transformation que traversent depuis plus de quinze ans les bibliothèques publiques britanniques qui n’ont de cesse de réinventer un modèle plus urbain, plus connecté, plus innovant, destiné aux « classes créatives » décrites par Richard Florida habitant les centres-villes (comme à Birmingham, par exemple, où une immense bibliothèque de 31 000 m2 a été inaugurée en 2013), au détriment des bibliothèques rurales ou périphériques et de leurs publics. Celles-ci sont peu à peu délaissées, externalisées ou fermées, car jugées obsolètes au XXIe siècle qu’on fantasme « tout numérique », supposément pour le bien de tous.
Depuis peu, c’est au tour du prestigieux réseau des bibliothèques publiques états-uniennes d’être mis à mal voire en danger. Deux menaces s’abattent sur ce fleuron de la lecture publique occidentale.
Une lame de fond amplifiée par l’action de l’administration Trump 2
Depuis cinq ans environ, les fondamentalistes religieux inspirent de nombreux groupes de parents ou de citoyens qui exercent de plus en plus de pressions sur les bibliothèques locales, scolaires principalement, pour décider des ouvrages que l’on pourra proposer aux (jeunes) publics, comme en témoignent les nombreuses poursuites entamées par le Pen America.
D’année en année, le nombre d’ouvrages interdits (ou bannis puisqu’on parle de « banned books ») augmente. Les sujets interdits s’élargissent. Les professionnels des bibliothèques sont même contestés dans leurs compétences à acquérir et à développer une collection. Certains sont licenciés.
La prestigieuse association professionnelle américaine des bibliothèques, American Library Association (ALA), qui compte près de 50 000 membres, en a fait le sujet principal de son dernier rapport d’activité pour l’année 2024, fournissant une infographie édifiante des ouvrages les plus fréquemment interdits, retirés et bannis dont la palme revient à cet ouvrage de George M. Johnson All Boys Aren’t Blue qui raconte l’itinéraire d’un jeune homme, doublement marginalisé car noir et queer, et son combat pour trouver sa voie et faire porter sa voix.
Ces dernières semaines, un nouvel événement s’est superposé à cette lame de fond. Le Department of Government Efficiency (DOGE, « département de l’efficacité gouvernementale ») dirigé par Elon Musk, instauré par Donald Trump à son retour à la Maison Blanche, n’a eu de cesse de démanteler les agences fédérales. On pourrait établir une chronologie des faits consternants qui s’abattent jour après jour sur la communauté des 9 000 réseaux de bibliothèques des États-Unis, mais en réalité chaque jour amène son lot de gel de subventions, de menaces et de licenciements.
Tout récemment, on vient d’apprendre le licenciement brutal de Carla D. Hayden, la directrice de la bibliothèque du Congrès, qui avait été nommée par le président Obama en 2016. La sidération de la profession est générale, au-delà des seules frontières états-uniennes – et cela, d’autant plus que Trump a nommé à la place de Hayden l’un de ses affidés, son ancien avocat Todd Blanche, qu’il avait déjà nommé procureur général adjoint en mars dernier.
Un article de l’Associated Press, publié sur le site de National Public Radio (NPR), reproduit le texte hallucinant du courriel lapidaire annonçant son licenciement à Carla D. Hayden et évoque les manœuvres de l’American Accountability Foundation, groupe de droite qui, comme le souligne le Guardian, a publié une « liste de surveillance DEI (Diversity, Equity, and Inclusion) », identifiant les agents fédéraux qui « mènent des initiatives radicales en matière de diversité, d’équité et d’inclusion ».
Il n’est pas attesté que le licenciement de Carla D. Hayden soit la conséquence directe de la présence de son nom sur cette liste, mais il est indéniable que ces groupes fondamentalistes de droite instaurent dans le pays une ambiance de chasse aux sorcières qui rappelle l’époque du maccarthysme : les fonctionnaires suspectés de défendre les politiques dites DEI font l’objet de mesures que connaissaient les communistes (ou prétendus tels) des années 1950. D’autres sources, comme The Verge, site web d’actualités technologiques, avancent que ces licenciements seraient liés à la question de l’usage abusif de contenus sous droits par les géants de l’IA : ceux qui s’y opposent sont tout simplement été évincés ! Comme c’est le cas pour la directrice du United States Copyright Office, Shira Perlmutter, licenciée le 10 mai dernier d’après le Washington Post et le Monde.
Un démantèlement brutal
Le 14 mars dernier, la Maison Blanche publie un décret visant « des composantes de l’administration fédérale jugées inutiles par le président ». Parmi les sept agences qui y sont listées se trouve l’Institute of Museum and Library Services (IMLS), créé en 1996, dont la mission affichée sur son site est de « promouvoir, soutenir et donner les moyens d’agir aux musées, bibliothèques et organisations connexes des États-Unis par le biais de subventions, de recherches et de l’élaboration de politiques ».
Le budget que l’IMLS consacrait en 2024 aux seules bibliothèques était de 211 millions de dollars, dont 180 millions consistaient en subventions versées aux États. D’après un article du New York Times, ces subventions pouvaient couvrir d’un tiers à la moitié du budget de fonctionnement des bibliothèques. On peut visualiser dans une carte en ligne les montants alloués à chacun des États, ainsi que la nature des subventions.
Depuis cette annonce de suppression de l’agence (non encore effective) et du licenciement à effet immédiat de ses 70 salariés, on ne compte plus les articles de la presse nationale ou professionnelle qui relaient les ripostes orchestrées par l’ALA. La mobilisation est générale. L’association organise la résistance, qui consiste principalement au dépôt d’une plainte fédérale et d’une motion pour une injonction préliminaire en avril dernier visant à empêcher le démantèlement de l’IMLS, réitéré par Donald Trump dans son projet de budget pour l’exercice 2026 déposé début mai. Le site de l’ALA est mis à jour quotidiennement, ainsi qu’une FAQ qui résume les actions entreprises et l’aide que chacun peut apporter.
Mais au-delà de cette chronologie désastreuse qui apporte chaque jour son lot de mauvaises nouvelles, que cherche à faire cette administration ?
Détruire le quotidien des plus précaires
On ne peut traverser une ville des États-Unis sans apercevoir à un moment donné le long de la route principale un grand bâtiment implanté sur un gazon où est lisible en évidence le nom de la bibliothèque en question et le slogan qui la caractérise, tel que « Franklin Public Library : The First Public Library in the United States » ou « Pulaski Public Library : Serving the Community Since 1925 ».
Les bibliothèques « publiques », que l’on qualifie de « municipales » en France, font partie du décor banal des villes états-uniennes, à côté des Post Offices (bureaux de poste). Elles comptent aussi parmi les bâtiments publics les plus fréquentés.
Leur fréquentation a fluctué ces dernières années, mais un peu moins de la moitié des personnes âgées de 16 ans et plus (48 %) déclaraient avoir visité une bibliothèque publique ou un bibliobus au cours de l’année écoulée, en 2016 (derniers chiffres disponibles). On ne peut ouvrir un roman de Philipp Roth ou de Paul Auster sans y découvrir une visite à la bibliothèque du coin…

À partir des données collectées depuis 1988 auprès d’environ 9 000 réseaux de bibliothèques publiques, l’IMLS estimait qu’en 2019, « il y a(vait) eu 392,88 visites physiques dans les bibliothèques publiques pour 100 habitants. La même année, environ 686,39 documents ont été empruntés pour 100 habitants ». Pourquoi s’acharner à détruire des équipements publics qui coûtent si peu dans l’équilibre général des finances publiques et qui sont implantés depuis si longtemps dans le quotidien des habitants des villes petites et moyennes ?
Dans un article du 30 avril du Los Angeles Times intitulé « Trump is slashing library funds. California is a target » (« Trump taille dans les subventions aux bibliothèques, la Californie ciblée »), la chroniqueuse Anita Chabria souligne que
« la Californie, ainsi que deux autres États qui ont osé mentionner la diversité et l’équité dans leurs demandes de subventions, seront particulièrement touchés ».
C’est donc clairement un positionnement idéologique qui pousse l’administration Trump à s’acharner contre les bibliothèques, pour justement ce qu’elles représentent pour une grande partie du public qu’elles desservent et abritent : les plus précaires, ceux qui ne maîtrisent pas le numérique, ceux qui n’ont pas de lieux pour se reposer et se distraire gratuitement, ceux qui ne peuvent se chauffer en hiver ou se rafraîchir en été, ceux qui ont besoin d’aide pour remplir leur déclaration d’impôts, ceux qui n’ont pas d’accès au wi-fi, ceux qui n’ont pas de lieu pour réviser leurs examens, ceux qui ne peuvent acheter leurs livres, ceux qui cherchent un travail, les enfants qui ne savent pas quoi faire de leur été, et tant d’autres !

En s’en prenant aux bibliothèques, c’est tout un écosystème d’accès à la connaissance, de diversité des contenus, d’inclusion sociale et de solidarité, que cette politique cherche à démanteler. Dans une société fragilisée par les coups de boutoir d’une administration brutale qui risque de renforcer les fractures sociales, numériques et culturelles, les bibliothèques apparaissent comme des infrastructures vitales du bien commun, des havres de paix, des refuges qui accueillent tous les publics sans distinction de sexe, de race, ou de revenu.
Au-delà de l’attaque contre les bibliothèques, il apparaît probable que cette politique ait pour finalité cachée d’offrir aux géants de la tech toute latitude pour avoir accès sans contrainte et gratuitement à des contenus dont les bibliothèques sont des réservoirs convoités.
Le combat que mènent les professionnels pour défendre ces missions fondamentales, loin de se limiter aux États-Unis, peut trouver des échos en Europe et questionne en profondeur nos propres choix de société : quel avenir voulons-nous pour nos institutions publiques et pour les publics qu’elles accueillent, soutiennent, accompagnent ?
La mobilisation exemplaire des usagers et des professionnels aux États-Unis montre que les bibliothèques ne se laisseront pas réduire au silence sans résistance. Souhaitons qu’elle puisse freiner le rouleau compresseur d’une vision autoritaire, monolithique et régressive de l’accès au savoir, cyniquement soumise aux géants de la tech – et qu’elle nous inspire à défendre ces lieux où la pluralité des voix est encore possible, et précieuse, et où les auteurs et leurs textes sont respectés dans leurs droits.
On pense à cette dernière scène du merveilleux Fahrenheit 451 (1966), de François Truffaut : la neige tombe sur la forêt où sont réfugiés des « hommes-livres ». Tous récitent le texte d’une œuvre littéraire qu’ils ont choisi d’apprendre dans ce monde futuriste où les livres sont interdits et brûlés, et où il n’y a plus de bibliothèque…

Cécile Touitou est membre de la Commission pilotage et évaluation de l'ADBU, et présidente de la commission Afnor Qualité, statistiques et évaluation des résultats, AFNOR/CN 46-8
17.05.2025 à 13:20
Quand les fromages arrivent en ville
Texte intégral (1730 mots)

Oh lait lait à Bordeaux, Les Frox à Annecy, Marengo à Bayonne… à l’instar des micro-brasseries, les laiteries urbaines font (ou refont) leur apparition dans les villes. L’image d’Épinal de la laiterie localisée en pleine campagne et liée à une ferme s’estompe. La production de fromages au lait cru a désormais sa place en zone urbaine.
Le locavorisme et les circuits courts ont la cote. En 2020, 63 % des Français étaient prêts à consommer le plus de produits locaux possible pour soutenir l’économie. La pandémie de Covid-19 a modifié le comportement des consommateurs, entraînant de nouveaux modes ou lieu de production et de nouvelles vocations.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Au XIXe siècle déjà, des laiteries à Paris, Londres et Copenhague existaient, comme le souligne l’historien Fabien Knittel. Elles répondaient à l’essor croissant de l’urbanisation et la nécessité de fournir du lait frais aux populations. Ces derniers s’approvisionnaient auprès de fermes en périphérie des villes ou développaient des systèmes d’élevage urbain posant des problèmes sanitaires. Leur essor s’établira à partir des années 1860-1880 avec les techniques de pasteurisation et l’industrialisation du lait.
Alors pourquoi son retour au XXIe siècle ?
Boom partout en France
Les laiteries urbaines actuelles transforment le lait issu de circuits courts – fermes périurbaines ou rurales proches –, pour en faire des fromages, du beurre, de la crème. Le phénomène reprend vigueur dans les années 1970 à la suite de la dynamique des circuits courts, d’agriculture urbaine et de relocalisation de la production alimentaire. Ces initiatives répondent à une demande croissante des consommateurs pour les produits locaux, frais et traçables, tout en sensibilisant le public aux enjeux de l’élevage et de la production laitière. Et les Français sont de grands consommateurs de fromage : 27 kg par personne et par an en 2022.
En France, la Laiterie de Paris en 2013 est l’une des premières à transformer du lait local en yaourts et fromages directement en ville. En Europe la Stadtkäserei ouvre à Zurich en Suisse et en Amérique du Nord, le même phénomène se répand. Depuis 2020 l’accélération du phénomène est sensible en France, Belgique et Londres.
L’ouverture des laiteries urbaines n’est pas l’apanage d’une région ou d’une ville. Elles fleurissent sur tout le territoire, souvent dans les moyennes ou grandes villes : Annecy, Bordeaux, Pau et Bayonne, Marseille, Metz et Nancy, Limoges, Brest, Toulouse, Rennes, Avignon, Paris, Saint-Ouen. Et bien sûr la liste est loin d’être close.
Proximité relationnelle
Ces fromagers souhaitent recréer du lien entre consommateurs et producteurs, que la grande distribution a distendu. Face à la main mise sur le secteur des géants du lait, en soutien à l’agriculture en crise et aux commerces de proximité, les consommateurs découvrent ces nouveaux lieux de production, en ville. Cette proximité se fait à un triple niveau :
Le lait provient de producteurs locaux, en général de moins de 50 km.
La proximité du lieu de vente invite les consommateurs urbains à redécouvrir les productions artisanales au cœur de leur ville.
La proximité relationnelle du producteur et du consommateur qui veulent partager des valeurs identiques, des valeurs du terroir.
À lire aussi : Le lait de foin arrive dans nos magasins et ce n’est sans doute pas ce que vous pensez
Le lait de foin, provenant d’animaux nourris exclusivement d’herbe fraîche ou de foin, est par exemple un des produits emblématiques de ces laiteries urbaines. Il renforce le caractère authentique, rural et sain de la production fromagère dans l’imaginaire des consommateurs et qui se fait réalité.
Quête de sens
Ces crémiers de temps modernes recherchent du sens. Ces fromagers urbains sont souvent issus de reconversion, délaissant leur ancien métier au profit d’un engagement. Ce changement radical dans leur vie correspond à leurs valeurs tournées vers le local, l’artisanal et aussi à un engagement plus profond envers la société et ce qu’ils ont envie de vivre. « En 2021, j’ai quitté mon emploi pour me recentrer sur un métier qui a du sens ». Délaisser un travail intellectuel au profit d’un travail manuel pour trouver une satisfaction dans la réalisation concrète des produits.
« Notre boutique située rive droite offre une vue directe sur le laboratoire pour vous dévoiler les différentes étapes de transformation », lit-on sur le site de la Laiterie brestoise.
Cette quête de sens se manifeste aussi par la transparence : de la traçabilité du lait, de la fabrication pour le partage avec les clients. Les opérations de production, d’affinage donnent à voir aux clients sous diverses formes : espaces aménagés, ateliers, fromagers ouverts au public ou encore ateliers de formations professionnelles dans un souci de partage.
Éthique et zéro déchet
Le prix du lait est souvent affiché dans un souci éthique vis-à-vis du producteur comme à la Laiterie de Lyon ou à Paris. Les mots clés « bio, urbain, local et artisanal » sont souvent écrits sur les bouteilles du précieux breuvage.
« C’est simple, on double le prix du lait. On achète leur lait environ 8O centimes d’euros le litre alors que Lactalis est à 35 centimes », rappelle Pierre Coulon, le fondateur de la Laiterie de Paris.
Certaines laiteries urbaines vont encore plus loin dans leur engagement écologique. Elles proposent des consignes pour les bouteilles de lait ou de yaourts comme à Marseille ou valorisent le zéro déchet comme à Limoges.
Innovations gustatives
Si la France est le pays du fromage, la liste des produits n’a pas fini de s’enrichir… Ces laiteries-fromageries urbaines développent leurs propres créations alliant savoir-faire traditionnel et innovation. La transformation en ville permet d’expérimenter de nouveaux profils sensoriels et des méthodes d’affinage atypiques : croûtes atypiques, textures particulières ou arômes qui évoluent différemment de ceux produits en milieu rural traditionnel.
À Marseille, la laiterie urbaine revendique une identité voir un terroir lié à cette production avec saveurs méditerranéennes : zaatar, épices, coagulation à la figue et au citron. La laiterie de Paris propose un « sakura », un chèvre affiné à la fleur de cerises.
Au-delà du simple produit, ces initiatives visent souvent à éduquer le public aux enjeux de la production locale durable. Ces lieux deviennent des lieux de rencontres et d’échanges où la démarche artisanale et écologique est mise en avant. Ces laiteries urbaines reposent souvent sur une vision éthique et écologique où l’humain est aussi au centre tant côté producteur de lait que consommateur. La laiterie de La Chapelle accueille des classes pour former les jeunes enfants. De futurs amateurs de lait, de beurre et de fromage ?

Anne Parizot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.05.2025 à 16:23
Trump face au dérèglement climatique : du climatoscepticisme au radicalisme Dark MAGA
Texte intégral (3015 mots)

Le rejet par l’administration Trump de toute politique visant à freiner le changement climatique n’est dû ni au climatoscepticisme ni à l’irrationalité. Pour la Maison Blanche, et pour les idéologues qui l’entourent et l’influencent, la cause est entendue : le changement climatique est inéluctable, et il convient de tout faire pour que les États-Unis demeurent la première puissance mondiale sur une planète en proie au dérèglement climatique.
« Libérés de leurs fonctions » : c’est ainsi que les contributeurs du rapport de la Sixième évaluation nationale du climat (NCA6) ont été « remerciés » par Donald Trump le 28 avril. Ce dernier invoque la nécessité de « réévaluer » la « portée » de ce rapport qui est utilisé comme référence depuis 25 ans par le législateur américain.
Cette décision s’inscrit dans le sillage de nombreuses autres, qui visent à démanteler les institutions scientifiques qui étudient les questions climatiques et à abolir toutes les régulations susceptibles d’entraver les activités économiques. Citons la sortie de l’accord de Paris (qui vise à limiter l’élévation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2 °C, idéalement à 1,5 °C, par rapport aux niveaux préindustriels) ; la signature d’un décret destiné à permettre l’extraction à grande échelle de minerais dans les grands fonds océaniques, y compris en eaux internationales ; des mesures visant à augmenter l’exploitation des énergies fossiles et à annuler l’interdiction, édictée par Joe Biden, sur le forage en mer ; ainsi que l’arrêt de nombreux programmes d’énergie propre conduits par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).
À lire aussi : Comment le gel de l’USAID menace la surveillance sanitaire mondiale
Cette politique pourrait être considérée comme la simple continuation du climatoscepticisme affiché par Trump lors de son premier mandat. Mais plusieurs experts affirment que ce deuxième mandat de Trump est beaucoup mieux préparé que le premier et repose sur un socle idéologique cohérent. Il est donc nécessaire de s’interroger sur ses objectifs réels et leurs conséquences pour l’Europe.
Les accords de Paris sont aujourd’hui intenables
En 2023, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avait souligné l’absolue nécessité de réduire les émissions de CO2 dès 2025 et d’aboutir en 2050 à des émissions nettes négatives pour limiter le réchauffement climatique à +1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Ceci afin d’éviter de franchir des points de bascule pouvant entraîner irréversiblement notre système climatique sur une trajectoire dite de « Hothouse Earth » (terre étuve).
Mais dès 2023, une évaluation du Carbon Global Project jugeait déjà cet objectif de +1,5° inatteignable. En 2024, une autre étude avait conclu à une sous-estimation de la vitesse du dérèglement climatique et à une accélération de celui-ci. Avec raison, car l’année 2024 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée, avec une température moyenne mondiale d’environ 1,55 °C plus élevée que le niveau préindustriel.
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Ce constat alarmant a mené plusieurs personnalités bien informées, comme Éric Schmidt, l’ex-PDG de Google, à conclure en 2024 que « nous n’atteindrons pas les objectifs climatiques parce que nous ne sommes pas organisés pour le faire ». Un message repris en 2025 par le Tony Blair Institute for Global Change, qui conclut que « toute stratégie basée soit sur l’élimination progressive des combustibles fossiles à court terme, soit sur la limitation de la consommation est une stratégie vouée à l’échec ». En effet, force est de constater que si l’ensemble des engagements climatiques nationaux étaient intégralement mis en œuvre avec succès et dans les temps, la hausse des températures moyennes mondiales atteindrait quand même les +2 °C.
Le franchissement des points de bascule semble donc à la fois proche et inéluctable, avec des conséquences potentiellement catastrophiques. Plusieurs régions densément peuplées, comme l’Inde, l’Afrique de l’Ouest et le bassin amazonien, mais aussi les États-Unis, pourraient connaître des sécheresses extrêmes et des pics de température dépassant les capacités de thermorégulation humaine. Ainsi, dans les 50 prochaines années, un tiers de la population mondiale pourrait sortir de la niche climatique, comprise entre 11 et 15 degrés, favorable aux activités humaines, notamment en termes de PIB, comme le montre l’étude de Burke et ses collègues, ce qui pourrait donner lieu à des migrations de masse.
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Des modèles mettent aussi en garde contre un possible effondrement de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC) suite au réchauffement des océans. L’arrêt de l’AMOC entraînerait un climat plus froid et plus sec en Europe, ce qui réduirait sévèrement sa productivité agricole. Il provoquerait également des sécheresses en Afrique et en Asie.
L’ensemble de ces phénomènes augmenterait les risques de conflits au sein des États ainsi qu’entre les États et pourrait aboutir à un effondrement mondial, un scénario qualifié de « endgame » et qui est pris de plus en plus au sérieux par les scientifiques.
Une stratégie impérialiste d’adaptation à une « Hothouse Earth »
Plutôt que chercher à s’aligner sur des politiques climatiques aux résultats plus qu’incertains, Trump et ses soutiens semblent avoir décidé de tout faire pour assurer le leadership des États-Unis dans un monde à +2 °C.
Or cette tâche est complexe. Du fait de la faiblesse de leurs réserves en minerais critiques nécessaires à la transition énergétique, à la défense et l’armement (tels que le lithium, le cobalt, le nickel et le cuivre) et de leur forte dépendance aux hydrocarbures, les États-Unis risquent de faire partie des grands perdants de la transition énergétique. Dans cette perspective, ils n’ont d’autre choix, pour conserver leur statut de première puissance, que de s’emparer des ressources nécessaires à la transition énergétique et au maintien de leur hégémonie numérique.
Ainsi, on peut relier chacune des récentes déclarations du président Trump à propos du Canada, du Groenland et de l’Ukraine à une volonté de contrôler les ressources qui seront vitales aux États-Unis dans un monde à +2 degrés.
Son projet d’annexer le Canada peut se comprendre à la fois par les réserves d’eau douce dont dispose ce pays, cruciales pour l’industrie des semi-conducteurs et le développement de l’IA, mais également par sa productivité agricole qui pourrait s’accroître avec l’augmentation des températures.
Le Groenland regorge également d’eau douce mais aussi de matières premières critiques et occupe une position stratégique vis-à-vis de la Russie et de la Chine.
Quant à l’Ukraine, elle possède des minerais critiques (lithium, nickel, uranium) nécessaires à la fois au développement de l’IA, mais aussi à la transition énergétique.
Les idéologies MAGA et Dark Enlightenment légitimisent une politique impérialiste
Cette stratégie impérialiste d’adaptation au dérèglement climatique s’inscrit dans la logique de l’idéologie MAGA ainsi que dans celle du Dark Enlightenment.
Le mouvement populiste conservateur MAGA (Make America Great Again), centré sur la personnalité de Trump, promeut la défense des intérêts des États-Unis. Cette défense peut être comprise par ses partisans les plus radicaux comme un appel à réaliser la Manifest Destiny (Destinée manifeste) des États-Unis, c’est-à-dire la croyance selon laquelle ceux-ci ont pour mission divine et historique d’étendre leur hégémonie sur l’ensemble du continent nord-américain.
Ce concept de Manifest Destiny s’inspire de la doctrine Monroe (l’interdiction adressée par le président James Monroe en 1823 à tous les pays du monde de s’ingérer dans les affaires du continent nord-américain). Il s’appuie sur un mélange de messianisme religieux, de nationalisme expansionniste et de suprémacisme blanc. Il a servi de justification à l’annexion du Texas en 1845, à la guerre contre le Mexique (1846–1848), et à l’acquisition de la Californie en 1848.
« The Dark Enlightenment » (Les Lumières sombres) est le titre d’un essai critiquant les principes des Lumières et du progressisme moderne publié en 2012 par le philosophe britannique Nick Land, qui y développe l’idée que la démocratie libérale est une illusion aussi inefficace qu’autodestructrice, et que seule une approche radicale fondée sur la sélection naturelle par la technologie et le capitalisme accéléré pourrait permettre à l’humanité de se dépasser et de survivre aux crises à venir.
Du point de vue du mouvement Dark Enlightenment, aussi qualifié de néoréaction (et abrégé NRx), le dérèglement climatique n’est pas une menace. Il peut même représenter une occasion d’en finir avec la démocratie et l’ordre international. Car le chaos engendré par les pénuries, les migrations et les conflits permettrait aux plus forts de s’imposer.
L’informaticien et blogueur Curtis Yarvin, aujourd’hui connu comme le gourou de la néoréaction, a accédé à la notoriété en popularisant les thèses du Dark Enlightenment. Il a été accueilli comme un prophète par certains oligarques de la tech tels que les cofondateurs de PayPal, David Sacks et Peter Thiel, et le fondateur de Mosaic, Marc Andreessen, mais aussi par des figures clés de la nouvelle administration Trump comme le vice-président J. D. Vance, un protégé de Thiel, et l’entrepreneur Elon Musk, propriétaire de Tesla, SpaceX et du réseau social X. Et pour cause : Yarvin propose de remplacer la démocratie par un gouvernement centralisé dirigé par un CEO (Chief Executive Officer), sur le modèle d’une entreprise privée.
À lire aussi : Curtis Yarvin, idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie
Durant les élections, lors d’un rassemblement de soutien à Trump, Musk, qui arborait une casquette noire avec le slogan MAGA « Make America Great Again », a déclaré « Comme vous pouvez le voir, je ne suis pas seulement MAGA, je suis Dark Gothic MAGA ». Une référence à l’alliance entre l’idéologie conservatrice MAGA et le Dark Enlightenment du mouvement NRx.
La politique de Trump exacerbe la compétition internationale
Ainsi, interpréter sous l’angle du climatoscepticisme ou de l’irrationalité le projet porté par l’administration Trump serait une erreur. Celui-ci comporte indéniablement une dimension pragmatique et est dicté par la volonté d’assurer le leadership des USA dans un monde à +2 °C.
Il est urgent que l’Europe sorte de sa sidération et prenne la mesure du changement de stratégie et d’idéologie de son « allié » américain. Alors que la Commission européenne tente encore de développer des partenariats économiques via des traités comme le Mercosur, les États-Unis de Trump, eux, abandonnent la mondialisation et le libre-échange et visent, quel qu’en soit le prix, leur autonomie en matières premières critiques.
Cette nouvelle politique états-unienne, faite de menaces et de chantage à l’encontre de pays alliés, qui banalise la stratégie du « gros bâton » du président Theodore Roosevelt, place les autres pays dans une situation inconfortable.
Soit ils adoptent une posture attentiste, et le risque est grand pour eux de subir les conséquences de l’accélération du dérèglement climatique généré par la politique américaine tout en étant privés d’une partie des ressources nécessaires à leur adaptation et à la protection de leur population.
Soit ils s’engagent eux aussi dans une politique impérialiste de prédation, fort éloignée de l’impératif de coordination et de coopération qu’impose la lutte contre les menaces globales comme le dérèglement climatique. Dans ce dernier cas, la dynamique compétitive entre les grandes puissances sera exacerbée, à la fois au niveau économique et militaire, ce qui accélérera encore le dépassement des limites planétaires, la dégradation des écosystèmes et les risques pour les générations futures.

Eric Muraille a reçu des financements de FRS-FNRS (Belgium)
Philippe Naccache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.05.2025 à 16:21
Pourquoi le « recyclage bashing » est une erreur
Texte intégral (1888 mots)
De plus en plus critiqué, le recyclage, en particulier celui des déchets plastiques, souffre d’une image parfois injuste. S’il ne doit pas se substituer à la sobriété pour préserver les ressources, il n’est pas réaliste d’envisager la transition écologique sans lui. Plutôt que d’opposer le recyclage au réemploi ou à la réparation, utilisons-le comme un marchepied pour faire évoluer l’industrie et les consommateurs vers des méthodes de production et des habitudes au moindre impact environnemental. De quoi renforcer par la même occasion notre souveraineté économique.
Le recyclage fait régulièrement l’objet de critiques, en particulier dans la presse grand public. Parmi les reproches adressés, citons le faible taux de recyclage des plastiques, la focalisation sur l’insuffisance des efforts individuels, ou encore, le risque de greenwashing associé. Si tout peut être recyclé, à quoi bon consommer moins ? Le risque serait d’omettre le cœur du problème, à savoir nos modèles économiques : le fait que la production et la consommation de plastique continuent d’augmenter.
Ces critiques sont audibles et comportent une part de vérité. Les technologies de recyclage demeurent imparfaites et compliquées. D’abord parce qu’il faut traiter un large panel de matériaux dotés de qualités différentes, souvent difficiles à séparer, voire utilisés en mélange. Cela est vrai pour les résines plastiques et leurs nombreux « grades » (c’est-à-dire, formulations pour répondre à des besoins de qualité différents), souvent dans le viseur. Cela vaut aussi pour les alliages métalliques, les textiles, etc.
De fait, le recyclage ne doit pas être le premier levier de la transition écologique. La priorité principale reste la réduction de nos déchets à la source, d’abord en produisant et en consommant moins en amont, puis en généralisant des pratiques comme l’écoconception des produits, le réemploi, la réparation, le reconditionnement et la remanufacture (remise à neuf industrielle).
Des solutions que les pouvoirs publics, notamment via l’Agence de la transition écologique (Ademe), encouragent par des dispositifs d’aide et d’informations aux entreprises et aux citoyens, comme Longue Vie aux objets ou l’indice de réparabilité. Mais ils requièrent une volonté politique forte et un plan de développement de longue haleine, que ce soit à l’échelle de l’Europe ou de la France.
Faut-il pour autant rejeter en bloc le principe du recyclage au motif de ses insuffisances ? Dénigrer massivement cette pratique paraît, malgré ses limites, contre-productif, voire dangereux.
Une industrie imparfaite mais indispensable
Sur les 3,7 millions de tonnes de déchets plastiques liés à la consommation qui étaient générés annuellement en 2021 (dont près de 2/3 d’emballages ménagers, industriels et commerciaux), 930 000 tonnes ont été collectées en vue du recyclage. Ce flux est complété par les déchets de fabrication de l’industrie manufacturière afin d’alimenter les usines de recyclage françaises et européennes. Les plasturgistes français réincorporaient ainsi 715 000 tonnes de matières recyclées dans leurs produits en 2020.
Comme tout procédé industriel, le recyclage est imparfait. Les rendements associés sont forcément inférieurs à 100 %, le procédé consomme de l’énergie (essentiellement électrique et décarbonée en France, pour le recyclage mécanique de plastique) et de l’eau.
Il induit également un risque de pollutions autour des sites : dans le cas des plastique, le risque de fuites microplastiques est réglementé. Il reste toutefois largement moins significatif, en termes d’ordre de grandeur, que les 4,8 à 12,7 millions de tonnes de plastique non traité qui s’accumulent dans les océans chaque année.
Enfin, ces impacts sont moins importants que si l’on utilisait, à usage équivalent, des ressources naturelles vierges. Le recyclage mécanique d’une tonne de plastique permet ainsi d’économiser 2,7 tonnes de CO₂ eq par tonne de plastique recyclé, tout en évitant les effets négatifs de la production de plastique vierge et de l’incinération ou de l’enfouissement du déchet final.
Se passer du recyclage des biens de consommation en fin de vie est impossible. Et cela, y compris quand tous les autres leviers évoqués plus haut (réemploi, reconditionnement, réparation…) seront activés à leur maximum. En bout de chaîne, il vaudra toujours mieux les recycler que les enfouir ou les incinérer. Le traitement de ces déchets se déroulera toujours dans de meilleures conditions dans une usine française ou européenne qu’ailleurs, grâce à des réglementations plus protectrices de l’environnement.
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Le recyclage permet ainsi de diminuer la production de plastique vierge à partir de pétrole pour fabriquer les mêmes objets et la pollution associée (extraction des ressources fossiles, émissions de GES…). Au-delà des plastiques, ce raisonnement est valable pour tout type de matériaux.
Même dans une économie qui sera, à terme, fondée sur la sobriété, il restera toujours des objets indispensables à produire. Certains peuvent l’être avec du plastique recyclé dès aujourd’hui. D’autres, de conception plus complexe ou à plus haute valeur ajoutée, exigent d’améliorer les technologies de recyclage actuelles. En amont, cela impose aussi d’améliorer la recyclabilité des produits fabriqués.
Favoriser la démarche d’écoconception
Par recyclabilité, on entend la capacité d’un bien à être collecté, trié et retransformé en matière de qualité dans les infrastructures opérationnelles de la chaîne du recyclage.
Il doit pour cela être écoconçu. Pour recycler davantage et mieux les déchets de demain, il faut dès aujourd’hui fabriquer les objets en privilégiant des matériaux facilement recyclables au vu des techniques actuelles et des circuits de collectes existants, en créant des pièces détachables et remplaçables, en proscrivant des matériaux non séparables ou en mélange ou le recours à des substances additives et couleurs perturbatrices de recyclage, voire contaminantes ou préoccupantes.
Ainsi, l’exigence de recyclabilité d’un produit favorise l’action sur d’autres leviers. Une démarche visant à produire un bien recyclable mène souvent les industriels à élargir leur démarche pour concevoir en un produit réparable, réemployable, reconditionnable, et plus respectueux de la santé du consommateur et de l’environnement.
Les différents leviers pour réduire notre production de déchets sont donc compatibles avec le fait d’améliorer la recyclabilité de ces déchets. De fait, opposer les approches peut s’avérer contre-productif.
Inciter à des changements de comportements
De la même façon, encourager le tri même si le procédé de recyclage est encore imparfait peut favoriser des changements de comportements individuels plus profonds à terme. Or certains messages tronqués peuvent aujourd’hui décourager le citoyen de trier. Qui n’a pas entendu que moins de 5 % des pots de yaourt étaient recyclés ?
En réalité, il devrait plutôt être dit qu’environ (et seulement) 5 % des pots de yaourt consommés sont collectés dans les poubelles dédiées aux emballages. Mais que la bonne nouvelle est que la très grande majorité de ce petit volume collecté est trié puis recyclé dans une filière dédiée.
Mal contextualisés, ces chiffres peuvent donner au consommateur le sentiment que trier est inutile, voire l’en dissuader.
Pourtant, le tri est sans doute le changement de comportement en faveur de l’environnement le plus immédiatement accessible à toutes et tous. Et ceci sans distinction de revenus, de temps disponible ou d’horaires de travail, d’âge, de localisation géographique ou de mobilité. Ce n’est pas encore le cas de la consommation bio, locale ou en vrac, par exemple. Avec la bonne information, tout citoyen a à sa disposition les outils pour trier ses déchets. Il peut en cela être une première marche vers une réflexion sur sa consommation.
Cette désincitation à trier peut aussi avoir des effets négatifs sur la chaîne du recyclage. En effet, la pérennité économique de ces filières est un équilibre entre offre et demande. Plus l’industrie aura de matière à recycler grâce au tri des citoyens, plus elle investira dans des projets innovants pour mieux recycler ces déchets. Inversement, sans tri, les gisements ne seront pas suffisants pour investir dans le recyclage, profitant ainsi à l’extraction de matières vierges et au gaspillage de ressources…
Bien sûr, des progrès organisationnels, logistiques et technologiques sont encore nécessaires. Ils permettront de déployer le tri à la source, améliorer la qualité du surtri après collecte, innover en matière de décontamination et de recyclage mécanique ou encore de fabriquer à partir de matière recyclée des produits à haute valeur ajoutée.
Les possibilités sont nombreuses : incitations au tri auprès des citoyens avec la tarification incitative, centres de tri plus performants, recyclage chimique (solution de la dernière chance pour les produits les moins recyclables et les débouchés les plus exigeants), etc. Les efforts de sensibilisation du consommateur, d’aide à la R&D et à l’investissement pour soutenir cette dynamique de progrès en cours doivent être poursuivis. Cela n’est en rien incompatible avec une politique de déploiement massif de tous les autres leviers de réduction de consommation de matières.
À l’heure où se négocie le traité mondial contre la pollution plastique, et où la France paye à l’Europe 5 milliards d’euros par an au titre de ses emballages plastiques non recyclés, toutes les solutions doivent être intensifiées en parallèle.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.