18.05.2025 à 08:00
“Vertiges. Penser avec Borges” : regarder l'abîme avec Jean-Pierre Dupuy
Peut-on empêcher ce qui doit nécessairement arriver – la catastrophe nucléaire et écologique, par exemple ? Pourquoi les ingénieurs du progrès, qui veulent le bien de l’humanité, sont les êtres les plus dangereux qui soient ? Ces questions vertigineuses naissent du calcul rationnel, explique le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son nouvel essai Vertiges. Penser avec Borges, inspiré, entre autres, par le grand conteur argentin. Dans notre nouveau numéro, Michel Eltchaninoff vous présente ce livre.

17.05.2025 à 15:00
Pourquoi aimons-nous faire des barbecues ?
Faire un barbecue : un retour à notre nature première de voleurs de feu, ou un loisir des beaux jours réservé aux hommes ? Quatre philosophes soufflent sur les braises et ravivent la flamme.
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Parce que le feu est l’origine de l’humanité
➤ Platon (v.428-348 av. J.-C.)
Oubliez charbons, allume-feu, plaques de cuisson, planchas et barbecues des cuisines d’été : faire un feu, à l’origine, relève d’un art ! C’est ce que raconte le mythe des origines de l’humanité dans le Protagoras, l’un des dialogues de Platon. D’abord « nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes », l’homme conquiert pourtant le feu. Il s’agit d’un « lot divin », d’un savoir technique dérobé aux dieux par Prométhée, d’après la mythologie. Ainsi, chaque fois que nous faisons un barbecue, nous revenons à un état primitif où le feu est censé assurer la survie de notre espèce en nous permettant de nous défendre face aux autres du monde vivant. Nous renouons également avec la ruse constitutive de notre espèce, qui nous a conduit à outrepasser les limites de notre nature de mortels en accédant à une technique d’origine divine. Enfin, le feu de notre barbecue nous rappelle le rôle essentiel qu’il a joué dans la création des premiers outils, sous le haut patronage d’Héphaïstos, dieu du feu et des arts de la forge.
Parce que c’est un geste de civilisation
➤ Claude Lévi-Strauss (1908-2009)
Qui n’a pas déjà eu le sentiment de domestiquer la nature en retournant méticuleusement ses saucisses ? Dans Le Cru et le Cuit (le premier tome des Mythologiques, 1964), l’anthropologue Claude Lévi-Strauss fait du feu de cuisine le symbole du passage décisif de la nature à la culture chez l’homme. Dans les mythes des peuples autochtones du Brésil, qu’il analyse, il observe que la culture trouve son origine dans le fait de cuire la viande. Le barbecue est un élément de distinction anthropologique, séparant l’homme des animaux, qui ne connaissent pas le plaisir du barbecue et autres cuissons savoureuses de viande. Nous aimons donc le barbecue parce que ce geste nous définit comme civilisation. Rien que ça ! Et pour les amateurs de légumes grillés, nous respectons bien évidemment vos choix gustatifs ; cependant, sachez que votre barbecue végétarien n’exprime pas, « pour la pensée indigène », « l’articulation essentielle de la nature et de la culture ». En effet, vos légumes, parce que cultivés, ont déjà subi une médiation d’origine humaine entre la nature et la culture. Au moment de leur cuisson, ils reçoivent certes un second geste civilisationnel. Mais celui-ci ne possède pas la charge symbolique du barbecue carné, qui opère, pour sa part, une médiation totale entre la nature (la viande) et la culture (le feu). S’il est vrai qu’aujourd’hui, beaucoup d’entre nous ne vont pas à la chasse et qu’il existe une série de médiations avant que nos saucisses n’atterrissent sur nos grills, il n’empêche pas que le barbecue de viande continue de symboliser un geste civilisationnel.
Parce que nous ne voulons pas voir la souffrance animale
➤ Martin Gibert (1974- )
Nous aimons les animaux, et pourtant, nous faisons des barbecues. De nombreux chercheurs ont observé une dissonance cognitive dans notre rapport à la viande. Elle consiste à se soucier des animaux et à ne pas vouloir les voir souffrir… tout en continuant à en manger. La stratégie d’évitement la plus répandue consiste à séparer le steak de son origine animale, d’après le philosophe en éthique animale Martin Gibert dans Voir son steak comme un animal mort (Lux Éditeur, 2015). Nous rivalisons d’imagination pour dissimuler la souffrance animale. Nous persistons dans un déni de cette souffrance qui nous met mal à l’aise. En effet, depuis la Déclaration de Cambridge sur la conscience animale de 2012, nous ne pouvons plus ignorer le consensus neuroscientifique sur l’existence d’une conscience chez les animaux non humains et, par suite, d’une capacité à ressentir le plaisir… de même que la souffrance. Dès lors, le véganisme, soit le fait de ne pas consommer de produits d’origine animale, se présente comme une option éthique pour résoudre cette dissonance cognitive. Le philosophe se prend lui-même en exemple, confessant qu’il aimait tant les grillades estivales : « J’aime la viande. L’été venu, lorsque l’odeur des barbecues envahit les ruelles de Montréal, je ravale ma salive. » Il en est pourtant revenu depuis qu’il a pris conscience que ces grillades relèvent d’un « carnisme ordinaire » qui vise à normaliser la consommation de viande et à masquer la souffrance que sa production génère. Vous penserez à nos amies les vaches la prochaine fois que vous dégusterez votre bifteck grillé…
Parce que nous sommes prisonniers de nos prérogatives de genre
➤ Carol J. Adams (1951- )
Nous aimons le barbecue parce que nous prenons plaisir à la mise en scène de nos rôles genrés : Monsieur au barbecue, et Madame… sur le grill ? Dans La Politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végane (deux traductions, celle du Passager clandestin et celle des Éditions du remue-ménage, 2025), Carol J. Adams affirme que le barbecue est le lieu d’une célébration de la violence masculine, sur les femmes et les animaux, présentée comme sexy et… goûteuse. Les publicités pour le barbecue aux États-Unis, qu’elle analyse, regorgent d’images misogynes et sexistes qui relèvent selon elle d’une « anthropornographie ». Elle a créé ce néologisme en 2003 dans The Pornography of Meat (Bloomsbury, non traduit, réédité en 2020). Il désigne la sexualisation et la féminisation des animaux fermiers qui s’intriquent avec l’animalisation des femmes. D’après la philosophe, le barbecue est l’exemple le plus frappant de l’anthropornographie. Elle identifie trois étapes à cette tendance. D’abord, l’objectivation consiste à réduire femmes et animaux à des objets dont la volonté et l’identité sont annihilés. Ensuite, la fragmentation est le démembrement des corps des femmes et des animaux, par la pornographie pour les premières et par le travail de boucherie pour les seconds. Enfin, consommations sexuelle et culinaire finissent par se confondre dans l’imaginaire patriarcal du viol et dans la consommation littérale de viande, atteignant un paroxysme d’oppression à l’encontre de ces corps objectivés de femmes animales et d’animaux féminisés. Elle pense donc l’intrication du spécisme, soit le fait de penser la supériorité de l’espèce humaine sur les autres, et du sexisme, soit le fait de penser la supériorité de l’homme sur la femme. Et s’il était temps de réinventer l’imaginaire du barbecue ?

17.05.2025 à 08:00
Entretien avec Jean Echenoz : “Je ne crois guère au salut”
Jean Echenoz se tient à l’écart des modes intellectuelles. Mais il est capable d’enquêter plusieurs jours pour consacrer une page aux halles de Rungis ou à la tortue-luth. Alors que son nouveau roman Bristol connaît le succès, l’écrivain nous explique concevoir son art de romancier comme une vaste enquête sur ce qui, au sein du réel, nous permet d’échapper à l’ennui. Un entretien à retrouver dans notre nouveau numéro, à retrouver également chez votre marchand de journaux.

16.05.2025 à 17:00
Angoisse, sidération, trouille… 10 nuances de la peur
La peur est partout, surtout par les temps qui courent : peur de la guerre, de la pauvreté, du réchauffement. Mais comment nommer ses diverses manifestations ? Qu’est-ce que qui distingue la crainte et la terreur, l’angoisse et l’anxiété, le stress et la trouille ? Les philosophes, d’Aristote à Paul Ricœur, nous aident à y voir plus clair.
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1) La crainte
Du latin trĕmĕre, qui signifie trembler, la crainte est un trouble mêlé d’inquiétude et d’appréhension devant quelque chose de menaçant et dont on ne perçoit pas bien les contours. « Si nous jugeons que la chose qui peut arriver est mauvaise, alors pénètre dans notre âme la forme que nous nommons crainte », explique Spinoza dans le Court Traité (1660). Pour le philosophe, qui analyse cet affect dans l’Éthique (1677), la crainte s’oppose à l’espoir, tous deux nés « de l’image d’une chose future ou passée dont l’issue est tenue pour douteuse ». Selon lui, la crainte est une « tristesse inconstante » car, si on lui ôte le doute, elle se transformerait en désespoir. Comme avec la crainte, on ne voit pas clairement ce qu’on deviendra. Spinoza la considère alors comme une ennemie de la raison. Elle nous pousse même au vice, qui vient illusoirement pallier notre inquiétude. La compréhension lucide du réel, au contraire, élimine à la fois l’ignorance et le vice.
2) La sidération
Lorsque notre corps se fige et que nos membres se raidissent, nous sommes en état de sidération. Ce mot, qui vient du latin sideratio, signifie être frappé d’insolation et subir l’action funeste des astres – sans que l’on n’y puisse quoi que ce soit. En psychopathologie il désigne également « un arrêt brusque et complet d’une ou de plusieurs fonctions physiologiques ou psychiques ». La sidération peut découler d’une action qui s’impose à nous avec fracas. C’est notamment le cas d’une décision politique, qui peut provoquer un effet de sidération bloquant toute capacité de réaction, comme l’explique Naomi Klein dans La Stratégie du choc (2007). Cette stratégie consiste à « intervenir immédiatement pour imposer des changements rapides et irréversibles à la société éprouvée par le désastre ». Pour l’essayiste canadienne, les partisans de la stratégie du choc « croient fermement que seule une fracture radicale [...] peut produire le genre de vastes pages blanches dont ils rêvent ». Ces moments de « grande malléabilité » ouvrent une brèche, dans laquelle les décisions politiques transgressives s’engouffrent. « Psychologiquement sans amarres et physiquement déplacé », l’individu est sidéré, proprement incapable. « Le désastre déclencheur – le coup d’État, l’attentat terroriste, l’effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l’ouragan – plonge la population dans un état de choc collectif », appuie Klein. Ces « échos de la terreur » rendent les sociétés passives. Souvent à dessein.
3) L’angoisse
L’angoisse exprime un resserrement, une gêne. Le terme dérive d’angustus, toujours en latin, qui signifie étroit ou serré. Cette angoisse, Jean-Paul Sartre la décrit avec acuité dans son roman La Nausée (1938). « Devant le passage Gillet, je ne sais plus que faire. Est-ce qu’on ne m’attend pas au fond du passage ? Mais il y a aussi, place Ducoton, au bout de la rue Tournebride, une certaine chose qui a besoin de moi pour naître. Je suis plein d’angoisse : le moindre geste m’engage », s’alarme le protagoniste, Roquentin. L’angoisse a un sens directement philosophique pour l’existentialisme. Selon Sartre, elle vient de la prise de conscience de la liberté individuelle. Et elle est vertigineuse. Roquentin découvre sa liberté dans un monde absurde, si bien qu’il perd pied. « Je tournai dans les rues désertes du quartier Beauvoisis : les maisons me regardaient fuir, de leurs yeux mornes. Je me répétais avec angoisse : où aller ? où aller ? Tout peut arriver. » Sartre l’explique dans L’Être et le Néant (1943) : « C’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté ou, si l’on préfère, l’angoisse est le mode d’être de la liberté comme conscience d’être. » Il s’inscrit dans la continuité de Kierkegaard, pour qui « l’angoisse est le vertige de la liberté ». Face à ce vertige, Roquentin est pris de nausée. Ce qui l’amène à cette prise de conscience aiguë : « C’est donc ça, la Nausée : cette aveuglante évidence ? Me suis-je creusé la tête ! En ai-je écrit ! Maintenant je sais : J’existe – le monde existe – et je sais que le monde existe. C’est tout. » Quand vous éprouvez de l’angoisse, dites-vous que précisément, vous êtes à l’orée de ce qu’il y a de plus précieux en vous : la liberté !
4) La panique
Paniquer, c’est autre chose. Le terme fait référence au dieu des bergers, des pâturages et des bois, Pan. Il est dit que Pan serait à l’origine de bruits étranges et inquiétants entendus dans les montagnes et les vallées. Ces bruits provoquaient une peur… panique. Ce sentiment se matérialise également à travers les phénomènes de la foule, comme en parle Elias Canetti. Dans Masse et Puissance (1960), le philosophe d’origine bulgare considère qu’il « n’est rien que l’homme redoute davantage que le contact de l’inconnu ». Selon Canetti, « l’homme esquive le contact insolite. La nuit, et dans l’obscurité en général, l’effroi d’un contact inattendu peut s’intensifier en panique ». Cette « phobie » nous « dicte notre manière d’évoluer dans la rue, parmi les passants, dans les restaurants, les trains et les autobus ». C’est ici qu’intervient la masse. Pour Canetti, c’est grâce à elle « que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact. C’est la seule situation dans laquelle cette phobie s’inverse en son contraire ». Mais cette libération n’est pas absolue. Même si l’individu « s’abandonne à la masse », la peur panique n’est pas dissoute. Prenant appui sur divers mouvements de foules, Canetti affirme que « la panique est une désintégration de la masse dans la masse ». « L’individu se détache d’elle et veut lui échapper parce qu’elle est menacée en tant que tout. Mais comme il en est encore captif physiquement, il est obligé de s’attaquer à elle », note-t-il. Face au danger, la panique envahit un à un les membres de la foule. L’irrationalité de la panique explose la masse et ses membres se bousculent, se piétinent et se déchirent.
5) L’anxiété
L’anxiété, du latin anxietas, est une inquiétude constante. Pire que l’angoisse, qui apparaît puis disparaît, elle caractérise un état quotidien dans lequel l’individu est plongé et qui le met mal à l’aise physiquement et psychiquement. L’anxiété peut se transformer en maladie psychique – les troubles anxieux – et peser sur le quotidien : peur des transports, peur de la foule, peur des interactions sociales. Elle est là aussi mobilisée par les philosophes. Sénèque en donne une définition tranchante, toute stoïcienne, dans les Lettres à Lucilius. Pour lui, l’anxiété serait une paresse d’agir : « Toute agitation de la peur, toute anxiété, toute paresse d’agir est contraire à l’honnête. » Nous sommes surtout anxieux face à l’avenir : « Quelle plus grande extravagance que d’être en anxiété de l’avenir, et, au lieu de se réserver pour les douleurs futures, d’aller au-devant de ses misères et de rapprocher des crises que pour bien faire on doit reculer, si les dissiper est impossible », affirme-t-il. Pour s’en sortir, il ne faut alors rien remettre à plus tard, et agir au jour le jour contre les tourments de la vie qui nous assaillent. « Aussi faut-il disposer notre âme comme si nous y touchions déjà : ne remettons rien au futur, réglons journellement nos comptes avec la vie », intime-t-il. Le philosophe stoïcien préfère, aux tribulations existentielles, le contrôle et la maîtrise de soi.
6) La terreur
Depuis Robespierre et les totalitarismes du XXe siècle, la Terreur s’impose dans l’imaginaire comme un mode de gouvernement des hommes. La notion de terreur emprunte encore une fois au latin terror, qui signifie effroi et épouvante. Elle est provoquée, dit le Dictionnaire de l’Académie française, par la « présence, l’annonce ou la représentation d’un grand mal, d’un grand péril ». On retrouve cette notion sous la plume de Thomas Hobbes dans le Léviathan (1651). Selon lui, « sans la terreur de quelque pouvoir qui les fasse observer », les lois de la nature telles que l’équité, la justice et la modestie sont « contraires à nos pulsions naturelles » qui poussent à la partialité, à l’orgueil et à la vengeance. Un monarque doit alors imposer son pouvoir à l’individu pour contenir ses instincts. Pour le philosophe anglais, un État souverain a le droit d’user d’une forme de terreur contre les passions du peuple. Le souverain est un démiurge, père consolateur d’hommes qui se déchirent entre eux. « C’est là la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt […] de ce dieu mortel à qui nous devons notre paix et notre protection », indique-t-il. « Par cette autorité qui lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l’usage d’un si grand pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l’intérieur, et l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur », poursuit-il. La terreur est pour Hobbes ce mal nécessaire qui structure et consolide le corps social.
7) L’effroi
Avez-vous déjà été saisi devant un paysage impressionnant, par exemple une montagne aux pics acérés, ou face à une tempête ? Si c’est le cas, vous avez ressenti ce que le philosophe écossais Edmund Burke nomme l’effroi face au sublime, ce qui est à la fois magnifique et effrayant. L’effroi est une frayeur intense pleine d’épouvante. Dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), Burke estime que le sublime s’accompagne toujours d’une forme d’effroi. « Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger ; c’est-à-dire, tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime », dit-il. Selon lui, et il en est convaincu, « les idées de la douleur sont plus puissantes que celles qui viennent du plaisir ». Si un paysage suscite juste en nous un sentiment d’apaisement ou de surprise, mais aucun effroi, alors le sublime s’évapore. Selon Burke, « dans tout ce qui est subi et inattendu, nous sommes naturellement portés à reculer de peur et d’effroi ». Dans cette réaction physiologique presque mystique, le sublime apparaît à notre regard plein d’effroi.
8) La hantise
Il n’y a pas que les spectres ou les monstres des films d’épouvante qui nous hantent. Paul Ricœur mobilise cette notion pour expliquer la mémoire collective et l’oubli. Dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000), le philosophe français lie la mémoire collective et individuelle à la hantise. « De façon plus générale, la hantise de l’oubli passé, présent, à venir, double la lumière de la mémoire heureuse, de l’ombre portée sur elle par une mémoire malheureuse », explique-t-il. Selon lui, la hantise est une « modalité pathologique » de « la mémoire collective », une « incrustation du passé au cœur du présent ». Elle est d’abord historique et se rapporte notamment aux traumatismes subis pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans cette situation, le devoir de mémoire « fonctionne comme tentative d’exorcisme. C’est dans la mesure où la proclamation du devoir de mémoire demeure captive du symptôme de hantise qu’il ne cesse d’hésiter entre us et abus », appuie-t-il. Le spectre du passé revient constamment hanter la mémoire et montre l’impossibilité de l’oubli. Cela se manifeste également dans notre histoire individuelle. Notre passé, souvent, nous hante.
9) Le stress
Le stress est un état de tension provoqué par une situation difficile et dont on ne peut s’extirper. Il vient du latin stringere, qui signifie « raidir » ou « serrer » et « presser ». Il est l’un des sentiments les plus éprouvés au quotidien, surtout dans la vie professionnelle. Le stress en milieu ouvrier, par exemple, est décrit avec acuité par Simone Weil dans La Condition ouvrière (1951). La philosophe raconte son expérience à l’usine et les exigences du contremaître qui font peser le poids de toute l’usine sur les épaules des ouvriers. Le travailleur se trouve dans un état de stress permanent car il est soumis à un impératif de production à l’heure, qu’il doit respecter sous peine de se voir remplacer. « Hier, j’ai fait le même boulot toute la journée. Jusqu’à 4 heures, j’ai travaillé au rythme de 400 pièces à l’heure […] avec le sentiment que je travaillais dur. À 4 heures, le contremaître est venu me dire que si je n’en faisais pas 800, il me renverrait », explique-t-elle. Et elle ajoute avec amertume : « Vous comprenez, on nous fait une grâce en nous permettant de nous crever, et il faut dire merci. J’ai tendu toutes mes forces, et suis arrivée à 600 à l’heure. On m’a quand même laissée revenir ce matin. » Dans son carnet, elle note scrupuleusement ce qu’elle voit. « Pendant 9 heures par jour, les ouvrières travaillent ainsi, littéralement sans une minute de répit », relève-t-elle. Pour la philosophe, le travail en usine catalyse toutes les angoisses, et pas seulement le stress. Il assomme l’individu, l’aliène et lui enlève toute capacité de discernement.
10) La trouille
Nous avons tous connu des moments de trouille, de frousse, de lâcheté. Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote estime que la lâcheté est un vice au même titre que la débauche et la déraison. « Tous ces excès de vices, de déraison, de lâcheté, de débauche, de difficulté de caractère, sont tantôt les effets d’une nature bestiale, et tantôt les effets d’une véritable maladie », explique-t-il. Pour lui, un homme qui a « peur de tout » – même du bruit d’une souris – est « lâche d’une lâcheté vraiment faite pour une brute ». Comment déterminer notre degré de poltronnerie ? Selon Aristote, c’est par notre « conduite dans les circonstances périlleuses et en y contractant les habitudes de la fermeté, que nous devenons les uns braves, les autres lâches ». L’homme qui craint tout, qui fuit tout et qui ne supporte rien est un lâche ; celui qui affronte tous les dangers est courageux – mais celui qui n’a jamais peur est téméraire et imprudent.
Vous vous êtes reconnu(e) dans plusieurs nuances de peur ? Pas de panique (ni de stress, ni d’angoisse…) ! Poser des mots sur ses peurs est sans doute le meilleur moyen de les mettre à distance et de commencer à travailler pour les rendre moins nocives.

16.05.2025 à 12:00
Repenser le jardin à l'ère du réchauffement climatique : entretien avec Arnaud Maurières
L’aridité croissante de la planète force à repenser le jardin, dont on sait aujourd’hui qu’il doit être adapté à son environnement... et donc à notre nature profonde. Car « le jardin, plus encore que l’église ou le temple, est un lieu qui nous rapproche de l’universel », rappelle le jardinier-paysagiste Arnaud Maurières (à droite sur la photo) dans l’entretien qu’il nous a accordé dans notre nouveau hors-série « Cultiver son jardin », à retrouver également chez votre marchand de journaux.
