02.10.2025 à 18:00
“Les gens n’ont de charme que par leur fantaisie”
« À Philosophie magazine, nous avons récemment fêté le pot de départ d’Athénaïs Gagey, une consœur et une amie qui possède une qualité très précieuse, car elle est selon moi à la racine même de toute amitié : la fantaisie.
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Je suggérerais cette hypothèse : ce qui nous charme d’emblée chez nos amis, et ce qui explique ensuite le maintien de nos liens amicaux, tient dans ce petit mot de fantaisie. Une qualité qui se manifeste par ce que Roland Barthes appelle “le punctum”, dans La Chambre claire (1980) : c’est-à-dire “le point sensible”, “le détail” qui interpelle. Lors de la première rencontre, cela peut être une certaine manière de dire une phrase, de marcher ou de rire. La personne entière est alors contenue dans cette formule, cette démarche saugrenue ou cette hilarité contagieuse. Le coup de foudre amical naît du ravissement naïf, enfantin, d’accéder au monde d’autrui à travers l’un de ses aspects perceptibles.
La fantaisie est en ce sens l’exact inverse du “tue-l’amour” ou du “hic”, qui désigne ce détail écœurant révélant soudain la face la moins reluisante d’une personne. Là où la fantaisie déclenche l’affection, le tue-l’amour la réduit en cendres. La fantaisie s’oppose aussi à l’ennui, à la platitude, au snobisme, à la prévisibilité des phrases convenues. Celui ou celle dont on perçoit la fantaisie ne joue pas. Il ne cherche pas à être charmant. Son charme vient précisément de la façon dont il a laissé échapper de manière fortuite une infime dimension de lui-même, une partie inattendue de ce qui fait sa singularité.
La fantaisie n’est jamais vraiment maîtrisée. C’est pourquoi la naissance d’une amitié provient parfois de la maladresse de quelqu’un, ou du moins de son incapacité momentanée à se comporter de manière lisse et attendue. Dans son Abécédaire, à la lettre “F” comme “fidélité”, Gilles Deleuze affirme : “Les gens n’ont de charme que par leur folie. […] Le vrai charme des gens, c’est le côté où ils perdent un peu les pédales, où ils ne savent plus très bien où ils en sont. […] Si tu ne saisis pas la petite racine, ou le petit point de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer.” L’ami est celui qui part un peu en vrille de temps à autre, qui ne tourne pas toujours tout à fait rond. Et l’amitié provient de ce léger vertige par lequel on se prend d’affection pour la folie de quelqu’un. Loin d’être un “il était une fois” tout tracé, la rencontre amicale procède à ce titre d’une petite sortie de piste. Le caillou à l’origine de cet heureux déraillement, Deleuze l’appelle “le point de démence”.
Tout le monde est-il capable de fantaisie ? Sans doute que oui, mais nous ne pouvons pas toujours la percevoir. “L’amitié est une histoire de signes. Quelqu’un émet des signes. On les reçoit ou on ne les reçoit pas”, nous dit Deleuze. Quand je suis sensible à certaines fréquences, “des phrases insignifiantes ont un tel charme, témoignent d’une telle délicatesse qu’on se dit immédiatement ‘celui-là est à moi’”, poursuit le philosophe – précisant qu’il ne s’agit pas ici d’une volonté d’appropriation mais bien d’un désir sincère de nouer une amitié. Quand je perçois la fantaisie de quelqu’un, son “point de démence”, je remarque donc aussi sa grâce et son élégance. L’amitié, la vraie, anticonformiste et dénuée de toute velléité mondaine, creuse son sillon dans la fragilité des détails saugrenus. Bref, nos amitiés sont toutes un peu fêlées du bocal, un peu démentes à leur manière – et c’est justement pour ça qu’elles ont la classe ! »

02.10.2025 à 17:00
Trisomie 21 : “corriger” l’anomalie ou faire place à la différence ?
Une étude japonaise menée sur des cellules souches in vitro a permis la suppression partielle du chromosome 21, responsable d’une forme de trisomie. L’annonce de la nouvelle a suscité de vives réactions : n’est-ce pas une manière de condamner l’existence même des personnes trisomiques ?
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La nouvelle était passée relativement inaperçue. En février, une équipe japonaise dirigée par Ryotaro Hashizume à l’université de Mie (Japon) a publié une étude montrant qu’il est possible, in vitro, d’éliminer la copie supplémentaire du chromosome 21 responsable de la trisomie 21, aussi connue sous le nom de « syndrome de Down ». L’opération se fait au niveau des cellules souches pluripotentes induites et des fibroblastes (cellules peu différenciées) cultivées en laboratoire, en utilisant la technologie CRISPR-Cas9 (dite du « ciseau génétique »).
Réduction des symptômes
Les résultats paraissent probants. Dans les cellules « corrigées », on observe un rétablissement d’un comportement cellulaire plus proche de la normale. Le procédé reste toutefois limité : le taux de suppression du chromosome excédentaire atteint 37,5%. Et, pour l’heure, il ne fonctionne que sur des lignées cellulaires spécifiques cultivées in vitro. On est encore loin d’envisager d’appliquer le procédé à un organisme entier, pleinement constitué, pour faire disparaître la trisomie en son sein. En l’état, l’avancée est présentée comme une piste pour atténuer les symptômes de la trisomie 21, comme les troubles cognitifs ou cardiaques.
En découvrant cette information, il y a quelques semaines, de nombreuses personnes se sont indignées sur les réseaux sociaux. « L’éradication de la différence, la haine jusqu’à l’eugénisme, c’est effrayant. N’oublions pas que les nazis ont commencé par éliminer les handicapés considérés comme "inutiles" », écrit une internaute. Un autre complète : « Ce n’est pas juste la suppression d’une maladie. C’est la suppression d’une personnalité. » Les répliquent fusent, certaines accueillant la nouvelle de manière plus positive. « Allez parler aux parents d’enfants handicapés. Nous vous expliquerons notre quotidien fait d’humiliation, de peur, de menace de l’école, etc. Si des solutions sont apportées aux trisomiques, tant mieux pour eux. » Un autre internaute écrit : « C’est systématique. Ils confondent volontairement éradication du handicap et éradication de la population porteuse du handicap. » Un autre encore souligne que l’enjeu n’est pas de supprimer les trisomiques mais de leur permettre de « vivre correctement (sans risques cardiaques/leucémie/problèmes moteurs/etc.) ».
Paradoxes de la loi
Un argument fréquemment mobilisé est étroitement lié à la législation sur l’avortement. Alors même que, dans le cadre des diagnostics préimplantatoires pour une fécondation in vitro (FIV), le dépistage systématique de la trisomie 21 n’est pas autorisé. Il l’est seulement si les parents présentent un risque élevé. L’interruption de grossesse (sous forme d’IMG, « intervention médicale de grossesse ») est autorisée jusqu’au terme de la grossesse quand un cas de trisomie est repéré par dépistage prénatal. Lorsque ce diagnostic confirme une trisomie 21 fœtale, la majorité des grossesses sont interrompues, sur volonté des parents. En comparaison, l’atténuation des effets « pathologiques » de la trisomie que laissent entrevoir les travaux de l’équipe de Ryotaro Hashizume n’apparaît-elle pas comme une avancée, y compris du point de vue des individus trisomiques, pour éviter ce type d’opération ?
“On ne peut minorer les effets imprévisibles de cette intervention, tant sur l’organisme que sur le psychisme et la personnalité”
La possibilité d’atténuer certains effets de la trisomie pourrait sans doute amener certains parents à reconsidérer le choix de l’IMG, en cas d’un diagnostic prénatal de trisomie 21. Difficile pour autant de ne pas entendre le sentiment inquiet qu’expriment certaines personnes elles-mêmes trisomiques face à ce genre d’avancées. S’il n’est pas question (en l’état actuel des technologies) d’éradication de la trisomie, il s’agit bien de toucher, pour en atténuer certaines dimensions dont on peut reconnaître le caractère néfaste, à ce qui constitue une composante génétique décisive d’une identité singulière : le chromosome supplémentaire. C’est une chose d’envisager une procédure d’édition génétique qui, pour éviter une maladie congénitale, entreprendrait de modifier un gène ; c’en est une autre d’envisager la suppression (partielle) d’un chromosome (une série de gènes).
L’opération est d’une toute autre ampleur. On ne peut minorer ses effets imprévisibles, tant sur l’organisme que sur le psychisme et la personnalité. Aussi, derrière la volonté de « corriger » partiellement certains caractères dérivés en se débarrassant – dans certaines cellules – de l’« essentiel », on comprend aisément que d’aucuns croient discerner une volonté de « guérir la trisomie » elle-même – au motif que la vie des personnes trisomiques ne serait pas pleine et entière, qu’il lui manquerait quelque chose, qu’elle serait lésée, infirme, incomplète… car génétiquement excédentaire. Bref : difficile de ne pas suspecter que la trisomie soit un peu plus considérée comme une anomalie, une erreur (de la nature, du processus reproductif), une maladie, voire une forme de « monstruosité ».
“D’autres normes de vie possibles”
Le philosophe des sciences Georges Canguilhem a souligné, dans Le Normal et le Pathologique (1966) notamment, l’ambiguïté de cette constellation de termes, et la précaution qu’il faut pour les utiliser. Quel mot convient à la trisomie ? Assurément pas la « maladie ». « Le propre de la maladie, c’est de venir interrompre un cours […] On est donc malade non seulement par référence aux autres, mais par rapport à soi », à ses états antérieurs. La trisomie, quant à elle, est « constitutionnelle, congénitale » ; elle n’est pas un événement qu’il s’agit, pour l’organisme, de surmonter en se reconfigurant. « Le porteur […] ne peut donc être comparé à lui-même » dans la succession temporelle. La trisomie est à tout le moins une « anomalie », au sens littéral : un écart par rapport à la moyenne, à la norme statistique de l’espèce humaine. Cependant, l’anomalie – c’est bien tout l’enjeu qui sous-tend la volonté de traitement – n’est pas nécessairement pathologique.
“L’anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles peuvent simplement exprimer d’autres normes de vie possibles”
Georges Canguilhem
L’état pathologique désigne d’abord l’effet d’une maladie qui amoindrit, sans l’abolir, l’organisme. « Il traduit la réduction des normes de vie tolérées par le vivant, la précarité du normal établi par la maladie. » Cet état peut, à l’extrême, pousser l’organisme jusqu’à l’épuisement morbide. Mais ce dépérissement ne caractérise pas, loin s’en faut, la vie de tous les « anormaux ». Un anormal du point de vue de la norme dominante peut être, en un autre sens, normal « parce qu’il se maintient et se reproduit ». Il conserve sa puissance de normativité, sa capacité à surmonter des obstacles, des épreuves déstabilisatrices, à déployer des possibilités différentes des « normaux ». Il existe d’innombrables modalités d’existence viables, entre elles incommensurables : « Tout état de l’organisme […] finit, tant qu’il est compatible avec la vie, par être au fond normal. »
“Pourquoi une anomalie, qui n’est pas en elle-même pathologique, est-elle vue comme une maladie ?”
Si l’on cherche en général à identifier la pathologie d’un point de vue objectif, c’est d’abord comme donnée subjective que la maladie se présente. « De l’aveu même d’un savant, l’anomalie n’est connue de la science que si elle a d’abord été sentie dans la conscience, sous forme d’obstacle à l’exercice des fonctions, sous forme de gêne ou de nocivité », note Canguilhem. Les rares études sur le vécu des personnes trisomiques ne vont pas dans ce sens. L’enquête « Self-perceptions from people with Down syndrome » (« La perception de soi chez des individus trisomiques », 2011), menée sur 284 trisomiques de plus de 12 ans, indique que la majorité d’entre eux est satisfaite de sa vie et ne perçoit pas la trisomie comme une source de mal-être. Beaucoup, quand les conditions le permettent, travaillent, entretiennent des relations amicales ou amoureuses, voire ont des enfants.
Jugement des autres et inadaptation de la société
En somme, par beaucoup de concernés, la trisomie 21 n’est pas vécue comme un problème. Cette tendance n’exclut pas certaines souffrances. Car le fait que « l’anormal » ne juge pas d’emblée sa condition comme plus difficile n’empêche évidemment pas les autres de la juger telle. Ce jugement est aisément intériorisé par les personnes qui s’écartent de la norme. La capacité réflexive de se comparer à autrui, l’observation des restrictions à l’activité imposée par l’anormalité, cela peut induire une forme de détresse : la dissymétrie externe devient un souci. Canguilhem le relève bien :
“Celui qui ne peut courir se sent lésé, c’est-à-dire qu’il convertit sa lésion en frustration, et bien que son entourage évite de lui renvoyer l’image de son incapacité, comme lorsque des enfants affectueux se gardent de courir en compagnie d’un petit boiteux, l’infirme sent bien par quelle retenue et quelles abstentions de la part de ses semblables toute différence est apparemment annulée entre eux et lui”
Georges Canguilhem
L’inadaptation des sociétés aux besoins spécifiques des individus trisomiques est donc un autre facteur décisif. « Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi », mais seulement dans un contexte donné qui rend certains traits fonctionnels et d’autres néfastes, voire mortifères. La question du milieu porte cela dit au-delà de la seule viabilité : il s’agit encore de savoir dans quelle mesure le milieu où est insérée une forme de vie lui permet non seulement de survivre, mais de déployer ses possibilités d’existence singulières plus ou moins facilement par rapport à d’autres formes de vie. En la matière, il est bien évident que le monde humain tel qu’il est structuré, même s’il ménage une place croissante à des formes d’existence différentes, n’en reste pas moins construit à l’aune d’une norme de vie dominante.
“99% des individus trisomiques interrogés se déclarent heureux dans la vie. 97% s’aiment comme ils sont, et 96% aiment leur apparence physique”
Le sentiment de rejet, de relégation dans les limbes de la « monstruosité », alimente l’autoperception négative d’une condition qui, pour elle-même, n’est pas initialement vécue comme telle. Car le « normal » sait qu’il aurait pu ne pas l’être, et il conjure cette hantise en rejetant l’anormal. Il ne voudrait pour rien au monde être anormal : non parce que cette vie serait nécessairement dysfonctionnelle, mais parce qu’il sait, pour en être le complice, combien l’organisation du monde, qui est construit pour la figure normale de l’être humain, laisse peu de place – quels que soient les progrès – au déploiement de ces possibilités. Et parce qu’il sait, pour le projeter lui-même, combien le regard pathologisant pèse sur les vies anormales et les entrave, les réduisant au rang de « charge » pour la société.
Milieu naturel et milieu humain
Du point de vue de l’évolution, le caractère non nécessairement pathologique de l’anomalie est en réalité essentiel. L’anormalité est bien « normale » : sans cela, l’évolution serait privée de son moteur mutatif fondamental, d’où émergent de nouvelles formes vivantes susceptibles de devenir, dans un environnement donné, la nouvelle norme de vie dominante, laquelle tendra à effacer la forme antérieure. C’est en général ce qui se passe dans les conditions naturelles, selon le principe de survie des plus aptes. Le milieu est ici décisif. Canguilhem le souligne en mobilisant l’exemple des mouches aux ailes atrophiées :
“La drosophile à ailes vestigiales est éliminée par la drosophile à ailes normales, dans un milieu abrité et clos. Mais en milieu ventilé, les drosophiles vestigiales, ne prenant pas le vol, restent constamment sur la nourriture – et en trois générations, on observe 60% de drosophiles vestigiales dans une population mêlée”
Georges Canguilhem
Ce « modèle » ne peut certes pas s’appliquer tel quel à l’anomalie humaine. En premier lieu car l’existence humaine, immature à la naissance, n’est pas simplement une affaire de compétition mais se voit d’emblée insérée dans un tissu social d’entraide. Ensuite, parce que là où le milieu naturel s’impose à l’animal, l’homme est au contraire créateur, configurateur de son propre milieu. « Le problème du pathologique chez l’homme ne peut pas rester strictement biologique, puisque l’activité humaine, le travail et la culture, ont pour effet immédiat d’altérer constamment le milieu de vie des hommes. […] En un sens, il n’y a pas de sélection dans l’espèce humaine, dans la mesure où l’homme peut créer de nouveaux milieux au lieu de supporter passivement les changements de l’ancien. » En troisième lieu, le modèle de la compétition naturelle rend mal compte de la spécificité de l’existence humaine, qui pour être satisfaisante ne se réduit jamais à la survie, mais réclame une forme d’épanouissement dans des activités et des relations signifiantes.
Coexistence des manières de vivre
La capacité de l’espèce humaine à moduler son milieu permet assurément à la forme « normale » de l’homme de maintenir les conditions dans lesquelles celle-ci a pu s’imposer et s’épanouir. Chez d’autres espèces, à l’inverse, les transformations du milieu naturel auraient certainement impulsé des processus d’évolution nouveaux. Mais on peut aussi voir, dans cette maîtrise, l’ouverture de la possibilité d’accueillir une pluralité de formes « anormales » de vies – non seulement d’assurer leur survie, mais de leur permettre de se déployer à leur manière propre. Le destin de l’anomalie ne se réduit pas, ici, à l’alternative concurrentielle entre remplacer la forme de vie dominante ou l’éliminer. C’est, en un sens, le propre de la civilisation humaine que de rendre possible la coexistence de différentes formes de vie. Et d’ailleurs, la prise en charge collective de la différence congénitale est un phénomène millénaire, dont atteste le cas de Tina, néandertalienne atteinte de trisomie 21.
“C’est, en un sens, le propre de la civilisation humaine que de rendre possible la coexistence de différentes formes de vie”
Nos lointains cousins préhistoriques ne disposaient pas des moyens qui sont les nôtres aujourd’hui pour créer un environnement où l’anomalie serait durablement viable. Mais leur tentative est éclairante. Notre capacité à modifier notre environnement, par rapport à la leur, est sans commune mesure. Elle confère une toute autre portée à nos politiques du handicap qui, sans être parfaites, s’efforcent de construire un monde où peuvent se déployer différentes formes de vie, en agissant sur les points du milieu où la différence tend à devenir dysfonctionnement nocif ou problématique afin que l’individu recouvre une autonomie d’action. Il s’agit tout autant de permettre à chaque individu d’accéder aux activités signifiantes de la communauté humaine que de ménager des espaces où peut se déployer la singularité du différent. Plutôt que d’exiger, de la personne autre, qu’elle se débrouille pour s’adapter, la communauté peut s’organiser pour l’accueillir en son sein.

02.10.2025 à 15:00
La “volonté générale” chez Rousseau, c’est quoi ?
Cette expression entrée dans le vocabulaire courant joue un rôle décisif dans la pensée politique de Rousseau. Distincte de la somme des volontés particulières, elle incarne la volonté du peuple et conditionne la quête du bien commun. Mais correspond-elle à une réalité, ou n’est-elle qu’une fiction inventée pour justifier un contrat social lui-même fictif ? Suivez le guide.
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En matière de politique, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) adopte une attitude cartésienne. Il s’agit pour lui de trouver un fondement ferme et assuré à ce qui peut légitimer, de manière rationnelle, la base du corps social. Or le problème originel du politique est celui de l’harmonisation de deux grands genres métaphysiques contradictoires : l’un et le multiple. Comment assurer une vue commune à des individus dont les intérêts privés sont distincts et souvent opposés ?
“Renoncer à une partie de ses intérêts est une aptitude proprement humaine”
Autrement dit : comment un groupe hétérogène devient-il un peuple ? Rousseau répond en distinguant la simple agrégation (qui comme le suggère l’étymologie du mot ne formerait qu’un troupeau – grex en latin –, rassemblement dans un même espace d’individus sans que leur volonté soit engagée, car le berger ne demande pas au mouton son avis) de l’association, qui est « l’acte du monde le plus volontaire » (Du contrat social, 1762), celui par lequel « un peuple est un peuple ». Mais la volonté de s’associer pose deux problèmes : pourquoi se lier, et surtout comment ?
Parce que c’est notre projet !
S’agissant du motif, Rousseau rejette ceux fondés sur la contrainte : celui du besoin économique que Platon avait mis en avant au début de la genèse de sa cité idéale ; celui de la sécurité, argument privilégié par Hobbes pour sortir de l’état de nature où règne la guerre de tous contre tous. Il ne veut retenir que celui de la liberté. Mais pourquoi la liberté civile qui implique de se soumettre à une loi serait-elle préférable à la liberté naturelle dont jouit l’homme solitaire ? Parce que les hommes ne vivent plus isolés comme à l’état de nature. Obligés de partager un même espace, il faut qu’ils s’organisent et se moralisent. Mais, objectera-t-on, la morale ne présuppose-t-elle pas déjà l’existence de lois, d’instances éducatives ? Comment le pacte social pourra-t-il émerger d’êtres sans éducation ?
“La volonté générale est la capacité d’élever son point de vue pour vouloir le bien commun”
C’est là qu’intervient la volonté générale. Celle-ci n’est pas la somme des volontés particulières mais leur intégrale (au sens mathématique du terme), c’est-à-dire leur liaison possible, soustraction faite de leurs différences incompatibles. Or cette capacité à respecter la singularité de chacun tout en sachant « ôter les plus et les moins », c’est-à-dire les désirs individuels trop concurrentiels entre eux, nous est naturelle. Renoncer à une partie de ses intérêts est une aptitude proprement humaine.
C’est dans l’article « Droit » (section : droit naturel), que Rousseau écrit dès 1756 pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, que le philosophe le formule le mieux : la volonté générale est « dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ». La volonté générale n’est donc ni la majorité des volonté particulières, ni a fortiori celle de tous (l’unanimité), toutes deux obtenues par sommation : présente en chacun, elle est la capacité d’élever son point de vue à l’intérêt du tout et conséquemment de vouloir le bien commun : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé. »
La volonté générale, c’est la liberté… même dans ses contraintes
Comment actualiser une telle volonté ? C’est là tout l’enjeu du contrat social, qui repose sur la conviction que la volonté générale se manifeste dans l’instant même où, par confiance réciproque, chaque contractant prend le risque d’abandonner sa liberté naturelle pour acquérir sa liberté civile. D’où la célèbre formule du contrat :
“Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout”
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762), I, 6
Dans cet échange, le citoyen gagne l’égalité et donc la sécurité dans la liberté ; la force de l’union. La volonté générale définit ainsi la souveraineté du peuple. Si elle est contraignante, c’est pour le bien de chaque citoyen : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifiera pas autre chose sinon qu’on le forcera à être libre » car « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Inaliénable, indivisible, la souveraineté du peuple qui définit la volonté générale fait qu’elle « est toujours droite ». Seule condition : qu’elle soit éclairée, car « jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe ». Méfiant à l’égard des factions qui se forment lors des délibérations, Rousseau ne croyait guère au parlementarisme.
Relire ces lignes écrites il y a plus de 250 ans est plus que recommandable dans notre démocratie en crise. Elles nous rappellent que c’est d’abord au citoyen de prendre conscience de l’intérêt de la collectivité en cherchant en lui-même la voix de la volonté générale.

02.10.2025 à 12:00
Grève du 2 octobre : mouvements sociaux, une question d'image ?
Selon le philosophe Georges Sorel, les mouvements sociaux tirent leur pouvoir des « images motrices » qu’ils produisent dans les esprits davantage que de leurs revendications concrètes. Illustration avec le mouvement « Bloquons tout ! » du 10 septembre dernier, alors que la France connaît ce 2 octobre une journée de mobilisation sociale.

02.10.2025 à 09:00
“Mourir, le temps que ça aille mieux. Dire et penser la dépression”, de Julien De Sanctis : lisez un extrait de notre dernière parution
La dépression touche 1 personne sur 5 en France. Elle est considérée aujourd’hui par l’OMS comme « la première cause de morbidité et d’incapacité dans le monde ». Dans son premier ouvrage, Mourir, le temps que ça aille mieux, qui paraît chez Philosophie magazine Éditeur, Julien de Sanctis a fait le choix puissant d’analyser, à partir de son expérience intime de la dépression, cette maladie comme un objet philosophique à part entière.
Découvrez-en ci-dessous un extrait exclusif. L’ouvrage est disponible en librairie dès le vendredi 3 octobre.
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À l’occasion de la sortie du livre, Julien De Sanctis sera présent à la librairie « Le Delta », dans le VIe arrondissement de Paris, le jeudi 16 octobre à 19h. L’événement est gratuit et ouvert à tous : inscrivez-vous ici pour assister à cette rencontre.
« Quelques jours après mon retour du Japon, je réalisais que le monde avait cessé de me nourrir. J’avais affaire aux mêmes personnes, aux mêmes objets, aux mêmes activités, bref, j’avais retrouvé ma vie “d’avant”, mais tout dans cette mêmeté paraissait différent. Tout était plus lourd et moins accueillant. D’ordinaire, il existe toujours un refuge – un endroit, un moment, une occupation – pour s’abriter avant de refaire face à nos difficultés d’être ; mais là, soudainement, il n’y avait plus de retraite possible. Rien de ce que j’aimais ne m’apportait un quelconque soulagement. En fait, je n’aimais plus rien. Rupture d’hédonisme. Ma vitalité avait tout bonnement disparu, emportée par l’extinction des saveurs et de leurs promesses d’appétit. L’existence débordait d’un malheur aux proportions insensées. Il n’y avait plus de place pour rien d’autre. Ça suintait de partout sans se situer nulle part. La souffrance sursaturait l’être.
“L’existence débordait d’un malheur aux proportions insensées. Il n’y avait plus de place pour rien d’autre”
La dépression est un exil, une expulsion dans une arène sans gladiateurs. Aucun ennemi à l’horizon, aucun adversaire. Il n’y a que vous et votre solitude, vous et cette souffrance d’une violence absurde. En dépression, vous n’êtes plus vraiment de ce monde, car une fois installée, elle transcende les vicissitudes concrètes qui l’ont peu à peu fait émerger et vous plonge dans un au-delà sans autre horizon que le désespoir, un im-monde. Cet autre plan d’existence, je le nomme “subsistance”. Le subsistant n’existe que comme conatus anémié : il “continue à ne pas mourir” (Emmanuel Carrère citant une lettre d’un enfant de 8 ans, envoyée à sa grand-mère durant les purges de 1936 en Union soviétique, dans Yoga). C’est ce qui le distingue du survivant qui, lui, continue à essayer de vivre. Le subsistant ne survit pas, il sous-vit. Plongée dans la subsistance, l’existence est sans vie, elle est non-mort. Tout y est inhospitalier. Peut-on, d’ailleurs, toujours parler d’ex-sistence, de “tenue hors de soi”, tant cette modalité d’être nous enchaîne à l’incessante agonie de nous-mêmes ? La subsistance est le régime existentiel de la déréliction dont parle Robert Redeker pour définir la dépression. Elle est un ostracisme dans l’agonie, une agonie devenue milieu. La déréliction dépressive est une assignation à subsistance. Dès lors, pourquoi s’acharner ? Pourquoi ne pas en finir ? En proie aux vertiges d’une tentation mortifère, je subsistais en funambule, cherchant l’équilibre sans autre balancier que le souvenir du temps où ça allait mieux.
“Quelques secondes. C’est le temps qu’il fallait chaque matin au supplice pour recommencer”
Chaque jour se jouait la même scène, le même scénario. Alors que j’aspirais à la dissolution dans le sommeil, le matin sonnait la fin de la trêve nocturne et le retour à la conscience meurtrie. À chaque dépressif son éternel retour. Personnellement, la chose s’affolait dès l’éveil pour culminer en milieu de matinée au travers d’éreintantes crises d’angoisse. Chaque matin, je me réveillais avec l’espoir incrédule que le mal se fût dissipé pendant la nuit. Au moment d’ouvrir les yeux, encore à moitié endormi, j’avais ce réflexe étonnant de “chercher” la souffrance, non pour la trouver, mais pour enfin constater sa disparition. Cela durait quelques secondes, tout au plus, le temps d’émerger.
Car le monstre devait lui aussi sortir du sommeil. Rien à faire, il était toujours là, tortionnaire aussi zélé qu’impitoyable. Quelques secondes, donc. C’est le temps qu’il fallait au supplice pour recommencer et croître jusqu’à son éclatement en crise d’angoisse. »
Mourir, le temps que ça aille mieux. Dire et penser la dépression, de Julien De Sanctis, paraît le 3 octobre 2025 chez Philosophie magazine Éditeur. 204 p., 19,50€, disponible ici.
