02.08.2025 à 00:04
L'amour ne meurt jamais
Dans La montagne entre nous, Marcel Shorjian et Jeanne Sterkers racontent les retrouvailles de deux femmes queers dans un village de montagne. Une BD pudique et sensible sur l'exil, les silences et l'amour qui persiste malgré les années. Tout commence dans un train. Le paysage de montagne défile par la fenêtre. Marcia rentre au village, après quarante ans d'absence. Elle revient pour un enterrement et s'occuper de sa mère malade – ou peut-être pour autre chose. C'est un retour au pays, au (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / BouquinTexte intégral (658 mots)
Dans La montagne entre nous, Marcel Shorjian et Jeanne Sterkers racontent les retrouvailles de deux femmes queers dans un village de montagne. Une BD pudique et sensible sur l'exil, les silences et l'amour qui persiste malgré les années.
Tout commence dans un train. Le paysage de montagne défile par la fenêtre. Marcia rentre au village, après quarante ans d'absence. Elle revient pour un enterrement et s'occuper de sa mère malade – ou peut-être pour autre chose. C'est un retour au pays, au silence, aux souvenirs, aux fantômes. Et à Florence aussi. Dans La montagne entre nous (Sarbacane, 2025), Marcel Shorjian et Jeanne Sterkers racontent les retrouvailles de deux femmes. Marcia, partie mener sa vie à la capitale a pu vivre sa sexualité avec une certaine liberté. Florence, elle, est restée au village, s'est mariée. Entre elles, une histoire d'amour de jeunesse jamais vraiment dite, jamais vraiment oubliée.
À travers ces deux trajectoires, l'exode urbain et la vie au village, la BD interroge : que veut dire aimer quand on est lesbienne à la cambrousse ? Pourquoi est-ce que la ville paraît si souvent être le seul refuge possible ? Et les départs ? Ne sont-ils pas une forme de survie ? « Comment les gens naissent et meurent au même endroit ? » se demande Marcia. On sent l'exil forcé, le poids des regards. « Passer son enfance dans l'austérité, ça donne des envies de fête », confie-t-elle à Florence. Tout est dit. Le dessin, en aquarelles pastel, aux traits fins presque tremblants, épouse cette atmosphère d'intimité et de non-dits. Les planches varient le rythme, six cases, trois, parfois une pleine page, pour laisser respirer les émotions, les paysages, les silences. Parfois plusieurs pages se tournent sans un mot. Les images parlent d'elles-mêmes. Le traitement des temporalités est subtil : chaque époque a sa palette, mais toutes sont baignées d'une même douceur mélancolique. Cette pudeur graphique contraste parfois avec la dureté de ce qui est évoqué : les souvenirs de violences familiales et sociales, le jugement d'une aide-soignante, les tensions gelées dans les rues désertes du village. L'un des moments les plus forts de l'album est aussi l'un des plus rares en bande dessinée (et en fiction en général) : une scène d'amour entre deux femmes de plus de cinquante ans. Leurs corps nus, marqués par le passage du temps, sont montrés sans fard, avec délicatesse et vérité. Dans un paysage éditorial saturé d'amours jeunes et minces, cette représentation a la force d'un manifeste doux. Oui, le désir et la tendresse n'ont pas d'âge. Après quarante ans à se cacher, à se conformer à un moule, à des normes, Florence prouve qu'il est toujours possible de vivre ses rêves. Et l'amour.
En filigrane, une autre histoire se dessine. Celle de la mère de Marcia, qui porte également ses secrets : une guerre, un amour, une tonte. « Des choses dont plus personne ne parle. » Le silence, encore. Sur les ondes d'une radio, les débats sur le mariage pour tous, les manifs de droite, viennent rappeler que ces histoires interdites ne font pas uniquement partie du passé. Dans ces paysages de montagne, ces ciels étoilés, les deux auteur·ices livrent une bande dessinée qui célèbre la vie et l'amour.
02.08.2025 à 00:03
Les Beaux Mets : obéir et servir
La prison des Baumettes à Marseille se distingue par son nombre record de suicides en détention mais aussi, depuis 2022, par le fait d'accueillir le premier restaurant ouvert au public. Aux Beaux Mets, une poignée de détenus servent des plats gastronomiques aux cols blancs dans un décorum qui fait oublier les rats et les cafards. Pas un papier par terre, pas une voiture gênante, pas un yoyo dans les airs : place nette a été faite autour du centre pénitencier des Baumettes ce 8 novembre (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / Caroline Sury, Le dossierTexte intégral (1183 mots)

La prison des Baumettes à Marseille se distingue par son nombre record de suicides en détention mais aussi, depuis 2022, par le fait d'accueillir le premier restaurant ouvert au public. Aux Beaux Mets, une poignée de détenus servent des plats gastronomiques aux cols blancs dans un décorum qui fait oublier les rats et les cafards.
Pas un papier par terre, pas une voiture gênante, pas un yoyo dans les airs : place nette a été faite autour du centre pénitencier des Baumettes ce 8 novembre 2024. Un mois plus tôt, un jeune homme en détention provisoire y a été égorgé par son codétenu, ses demandes de transfert ayant été ignorées par l'administration. Pourtant, c'est la lutte contre le narcotrafic qui amène aujourd'hui le garde des Sceaux en visite officielle à Marseille. Il fait une pause gastronomique aux Beaux Mets. Dans ce restaurant, situé à l'intérieur du mur d'enceinte, ce sont les détenus qui cuisinent et servent à manger aux clients extérieurs. En deux ans d'existence, le chantier d'insertion est une réussite d'après les chiffres : près de 80 % des personnes incarcérées qui y sont passées ont trouvé du travail ou une formation à l'issue de leur peine, dans un pays où le taux de récidive à un an atteint les 50 %. Une vitrine où l'on met les petits plats dans les grands pour accueillir le public dans la troisième prison française, réputée pour ses conditions de détention inhumaines.
Les heureux élus gagnent un peu plus de 5 euros de l'heure, contre 5 à 3 euros pour les boulots classiques de maintenance proposés en prison
« Vous vous rendez compte, des détenus manipulant des couteaux à proximité de civils ! On nous a ri au nez quand on a proposé d'ouvrir ce restaurant. » La surveillante qui nous accueille insiste sur le caractère unique et courageux du lieu. Dans le préfabriqué réservé à l'attente des clients, l'ambiance est protocolaire : casier judiciaire vérifié lors de la réservation sur internet, contrôle des papiers d'identité, portable et tout autre objet proscrit mis sous clef, passage par des portiques de sécurité. Affables dans leurs uniformes, talkies-walkies à la main, ce sont les matonnes qui sont chargées de faire passer le « message social » : il ne s'agit pas d'une visite au zoo. Les places de commis en salle ou en cuisine sont chères – une petite quinzaine – pour rejoindre la brigade d'une cheffe sortie d'un restaurant multi étoilé. Les heureux élus gagnent un peu plus de 5 euros de l'heure, contre 5 à 3 euros pour les boulots classiques de maintenance proposés en prison. 45 % du Smic : c'est le meilleur revenu auquel puisse prétendre un détenu en France et le travail carcéral le mieux payé des Baumettes. « Ça leur apprend un métier qui recrute et la discipline. Même s'il y a des ratés hein, c'est pas des anges non plus, commente la surveillante. Mais les détenus vous le diront eux-mêmes, c'est mieux que de rester à rien faire en cellule. » La dignité par le travail, de préférence sans droits, plutôt que des activités socioculturelles. Amen.
D'élégants rideaux beiges calfeutrent les fenêtres du restaurant, une salle de 45 couverts rénovée par un cabinet d'architectes d'intérieur dans le dernier bâtiment historique de la prison. Pas de panorama sur les nouveaux baraquements qui ressemblent à s'y méprendre à des abattoirs. Une équipe de Télématin fait un reportage pour promouvoir le projet mais elle n'ira pas faire l'état des lieux des cellules toujours surpeuplées, infestées de rats et de cafards dans lesquelles vivent les employés. Un jeune détenu, K., veston, chemise blanche et pantalon noir de rigueur, nous tend un menu digne des meilleures tables : produits bios et locaux certifiés. Le maître d'hôtel règne en parfait animateur : « Il ne faut pas hésiter à poser toutes les questions que vous voulez, nous sommes-là pour ça, n'est-ce pas K. ? » Un ange passe. Le serveur, occupé à prendre la commande, s'excuse : ça n'est que son troisième service. « C'est pas facile, mais les gens sont gentils en général », abrège-t-il dans un sourire plein de trac. Pour les détenus, il ne s'agit pas seulement de savoir cuisiner et servir, mais aussi d'être les acteurs d'une publicité pour la réinsertion made in Beaux Mets. Dans le va-et-vient des assiettes et des cameramen, le cliquetis des trousseaux des matonnes rappelle à intervalles réguliers ce que cette mise en scène vise à faire oublier.
Ministres, magistrats, préfet, agents d'insertion et de probation, avocats… Ce sont tous les cols blancs du système judiciaire qui s'attablent
Le repas terminé – 50 euros par tête –, le maître d'hôtel nous invite à écrire un mot dans le livre d'or et à parler de l'expérience autour de nous : venir manger ici, c'est accomplir une œuvre sociale. « Certains viennent fêter leur anniversaire ou la Saint-Valentin. Récemment, on a privatisé pour un comité de cadres d'une grande banque française. » L'après-midi touche à sa fin, c'est l'heure de rentrer en cellule. « Vous savez, les gens ont peur des voyous, mais eux, ils ont encore plus peur du regard que les gens portent sur eux. Ils stressent comme des gamins à l'idée de leur servir à manger », confie une surveillante. Ministres, magistrats, préfet, agents d'insertion et de probation, avocats… Ce sont tous les cols blancs du système judiciaire qui s'attablent. Pour l'inauguration des Beaux Mets, les riverains du collectif Les voisins des Baumettes avaient même été invités. Ceux-là mêmes qui ont fait installer des pare-vues et des fenêtres antibruit sur tout ce qui dépasse du mur d'enceinte ou appellent la directrice pour dénoncer un yoyo entre deux cellules. Un savoureux mélange de violences systémique et symbolique.
02.08.2025 à 00:02
Qu'ils mangent de la brioche du pain-pizza
Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? « Monsieur, vous venez manger pain-pizza ce midi ? » Interloqué je demande : « C 'est pas déjà du pain, la pizza ? » – « Non monsieur, c'est pas juste une pizza ! C'est un sandwich (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / Le dossier, Mona LobertTexte intégral (683 mots)

Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
« Monsieur, vous venez manger pain-pizza ce midi ? » Interloqué je demande : « C 'est pas déjà du pain, la pizza ? » – « Non monsieur, c'est pas juste une pizza ! C'est un sandwich avec une part de pizza fromage à l'intérieur ! C'est trop bon ! » « C'est seulement 2 euros monsieur, on a pas beaucoup d'argent, et le pain-pizza ça remplit » rétorque un autre, moins convaincu par la prouesse culinaire. Le manque de thunes des élèves apparaît fort lorsqu'il s'agit de grailler. Lors du traditionnel goûter de pré-vacances certain·es élèves n'ont pas les moyens de ramener à manger ou à boire. « Monsieur, Akim, il va apporter l'eau ! » se moquent ses camarades, pas beaucoup plus riches que lui. À la cafèt', certains ne se permettent qu'une part de pizza et un soda pour le repas. En même temps, l'offre se limite à des sandwichs peu garnis, des salades industrielles, quelques viennoiseries et, depuis peu, des fruits ! « Ils les avaient enlevés il y a quelques années, sous prétexte que ça ne rapportait pas. Mais une banane ou une pomme ne coûtent que 15 centimes, raconte une collègue syndicaliste. J'ai dû batailler pour les réintroduire ! La cafèt' ne doit pas être une entreprise privée ! »
Et manger à la cantine, qu'on vante souvent pour ses repas équilibrés, ne serait-ce pas une meilleure option ? Dans leur bouquin Les Cuisines de la Nation (WildProject, 2025), les sociologues Geneviève Zoïa et Laurent Visier en décortiquent le fonctionnement. Ils décrivent une organisation calquée sur le modèle industriel où la production est rationalisée autour des Unités de production culinaire (UPC) : sortes de cuisines-usines (publiques ou privées) qui produisent à la chaîne des repas livrés ensuite aux écoles. Sur place, les élèves peuvent se délecter de plats réchauffés mais « traditionnels » de la cuisine française, soi-disant gages d'une alimentation saine. La diversité culinaire est limitée et le végé ou le hallal sont combattus au nom de l'unité de la nation dans l'assiette. Autant de raisons qui poussent les élèves hors des cantines, comme le raconte un élève :« J'y vais pas, on peut pas manger de viandes hallal et l'omelette qu'ils mettent à la place, c'est du plastique ! »
Sur le site de l'Éducation nationale, on apprend que l'école serait l'espace où les « enfants acquièrent leurs premières habitudes alimentaires », reniant comme à son habitude la place des parents dans l'éducation. Car ce sont bien les plats familiaux qui réveillent l'appétit des élèves lorsqu'on parle de popotte : le pilao comorien, le borëk turc ou les gâteaux marocains des mamans que l'on déguste pour échapper quelques instants à l'univers aseptisé de la salle de classe. « Monsieur, il faudrait vraiment que vous veniez manger chez nous, vous verrez ce que c'est la vraie cuisine ! »